LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES DROITS DE LA PERSONNE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le lundi 3 juin 2024
Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd’hui, à 16 h 1 (HE), avec vidéoconférence, afin d’examiner les questions qui pourraient survenir concernant les droits de la personne en général; et, à huis clos, concernant l’étude d’un projet d’ordre du jour (travaux futurs).
La sénatrice Salma Ataullahjan (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Bonjour, honorables sénateurs et sénatrices. Je suis Salma Ataullahjan, sénatrice de Toronto et présidente du comité. Aujourd’hui, nous tenons une audience publique du Comité sénatorial permanent des droits de la personne.
Avant de commencer, j’aimerais demander à tous les sénateurs et aux autres participants en personne de consulter les cartes sur la table pour obtenir des directives afin d’empêcher les incidents de rétroaction acoustique. Veuillez noter les mesures de prévention suivantes en place pour protéger la santé et la sécurité de tous les participants, y compris les interprètes. Si possible, assurez-vous d’être assis de manière à augmenter la distance entre les microphones. Veuillez n’utiliser que l’oreillette noire approuvée, car les anciennes oreillettes grises ne doivent plus être utilisées. Tenez votre oreillette loin de tous les microphones en tout temps. Lorsque vous n’utilisez pas votre oreillette, placez-la face contre le bas sur l’autocollant placé sur la table à cette fin. Merci de votre coopération.
J’invite maintenant mes collègues à se présenter.
[Français]
La sénatrice Gerba : Amina Gerba, du Québec.
[Traduction]
La sénatrice Omidvar : Ratna Omidvar, je viens de l’Ontario.
La sénatrice Pate : Kim Pate, de l’Ontario, et je vis ici sur le territoire non cédé et non abandonné du peuple algonquin anishinabe.
Le sénateur Arnot : David Arnot, sénateur de la Saskatchewan.
[Français]
La sénatrice Mégie : Marie-Françoise Mégie, du Québec.
[Traduction]
La sénatrice Burey : Sharon Burey, je viens de l’Ontario.
La sénatrice Jaffer : Mobina Jaffer, sénatrice de la Colombie-Britannique.
La présidente : Merci. Bienvenue, sénateurs et sénatrices, et bienvenue à tous ceux qui suivent nos délibérations.
Aujourd’hui, notre comité poursuit son étude sur les déplacements forcés dans le monde dans le cadre de son ordre de renvoi général. Cet après-midi, nous recevrons trois groupes de témoins. Dans chaque groupe, nous entendrons les témoins, puis les sénateurs autour de la table auront une période de questions et de réponses.
Veuillez accueillir aujourd’hui par vidéoconférence l’honorable Robert Rae, c.p., ambassadeur et représentant permanent du Canada auprès des Nations unies à New York d’Affaires mondiales Canada. Il est accompagné de Matthew Kimmell, directeur, Politique humanitaire. J’invite maintenant l’ambassadeur Rae à présenter son exposé.
L’honorable Robert Rae, c.p., ambassadeur et représentant permanent du Canada auprès des Nations unies à New York, Affaires mondiales Canada : Honorables sénateurs et sénatrices, merci beaucoup de me donner l’occasion de me joindre à vous aujourd’hui. Si je peux le dire, il s’agit d’un sujet extrêmement important, qui prend de plus en plus d’importance à mesure que les crises s’amplifient, que de nouveaux conflits éclatent et que de nouveaux défis apparaissent, y compris le changement climatique et les catastrophes naturelles, qui s’aggravent.
On débat toujours au sujet des statistiques, mais en gros, nous pensons qu’il y a maintenant plus de 110 millions de personnes déplacées, dont 35 millions de réfugiés, le reste étant des gens déplacés à l’intérieur de leur propre pays. Il y a aussi un certain nombre de personnes déplacées de force, et ce chiffre augmente à cause des conflits.
Le Soudan est probablement le lieu qui connaît la plus grande crise des déplacements à l’heure actuelle et la plus grande crise de protection dans le monde, et il pourrait aussi probablement être le lieu où sévit la plus grande famine, où l’on prédit de manière généralisée une famine grave à compter de la fin de l’été ou du début de l’automne. Au 18 mai, près de 9 millions de personnes avaient été déplacées de force.
À Gaza, nous savons que 1,7 million de personnes ont été déplacées. De ce nombre, environ 812 000 ont été déplacées de la seule ville de Rafah, et plus de 100 000 dans le Nord de Gaza, ce qui est, soit dit en passant, la raison pour laquelle le gouvernement est si favorable à un cessez-le-feu et à l’obtention d’aide humanitaire dans cette région le plus rapidement possible. Comme vous le savez, des négociations et des discussions ont cours actuellement à Doha, afin que l’on puisse parvenir à un cessez-le-feu, et le Canada appuie fortement ces efforts, y compris la libération des otages. Avec l’élargissement du conflit à Rafah, par exemple, les gens n’ont nulle part où aller. Il n’y a aucun lieu sûr en ce moment, et c’est ce qui crée la crise.
En Ukraine, 3,5 millions de personnes ont été déplacées dans leur pays, et plus de 6 millions de réfugiés ont quitté l’Ukraine. Vu les récentes incursions et attaques brutales commises contre des civils à Kharkiv, nous nous attendons à ce que ce chiffre augmente.
Ce sont des événements récents, mais ils s’ajoutent à certains déplacements internes de longue date. Au Myanmar, par exemple, nous estimons que 3 millions de personnes ont été déplacées, 2,7 millions ayant été déplacées de force depuis le coup d’État de février 2021. Le Myanmar est aux prises avec une guerre civile brutale, notamment dans l’État de Rakhine, où 1 million de Rohingyas ont fui par vagues successives vers le Bangladesh voisin, dont en 2012 et en 2017. Nous assistons maintenant à des niveaux accrus de lutte, de destruction des biens et de domiciles à Rakhine et au déplacement actif des Rohingyas.
Nous sommes très reconnaissants envers les gens qui ont accueilli des voisins, et dans les pays qui l’ont fait, on compte littéralement des dizaines de millions de personnes. Malgré les défis auxquels tous les pays sont confrontés, le principal lieu où les personnes sont déplacées est à l’intérieur de leur pays ou dans le pays voisin. Il est important, en tant que Canadiens, de nous le rappeler.
[Français]
En tant qu’envoyé spécial du Canada pour les enjeux humanitaires et relatifs aux réfugiés, j’ai plaidé pour que le Canada utilise sa voix pour être un leader mondial dans la lutte contre les déplacements forcés. Comme je l’ai indiqué dans mon rapport, la pandémie de COVID-19 a donné l’occasion au leadership canadien de s’attaquer à un problème mondial.
[Traduction]
La présidente : Ambassadeur Rae, nous avons un problème avec l’interprétation. Veuillez nous donner une minute.
M. Rae : Je peux juste traduire ce que je viens de dire, si vous le voulez.
Lorsque j’ai été nommé envoyé spécial pour les enjeux humanitaires et relatifs aux réfugiés, j’ai dit que la crise de la COVID-19 était pour nous une occasion de commencer à nous concentrer sur cette question du déplacement. Malheureusement, le problème n’a cessé de s’aggraver au fil du temps.
En 2022 jusqu’en 2023, nous avons rétabli le plus grand nombre de réfugiés au monde. Le Canada a établi un objectif de réinstallation des réfugiés de 136 000 personnes entre 2024 et 2026, ce qui comprend à la fois les réfugiés rétablis à l’aide des voies gouvernementales, et 83 000 personnes par des voies de parrainage privé. Nous sommes très fiers du travail que nous avons réussi à faire et de la manière dont nous avons établi un modèle de réinstallation permanent, que nous encourageons d’autres pays à adopter. Nous avons vu un grand intérêt de la part des pays dans les approches adoptées par le Canada. J’ai rencontré la semaine dernière M. Grandi, qui est le directeur du HCR, et nous continuons de parler de la mesure dans laquelle le Canada prend cette question au sérieux. Il a exprimé sa profonde gratitude pour nos efforts.
Nous devons également reconnaître la crise de plus en plus grave concernant les déplacements internes et les systèmes de protection interne requis. Nous devons aussi comprendre qu’il y a maintenant un écart entre les personnes forcées de déménager en raison du changement climatique, des catastrophes naturelles et des conflits, ce qui constitue de loin le plus grand groupe de personnes dans le besoin, mais ce ne sont pas techniquement des réfugiés. Dans de nombreux cas, elles ne quittent pas le pays et ne correspondent pas à la définition traditionnelle de 1951. C’est un problème de plus en plus important. J’ai rencontré ce matin la CARICOM. Nous avons discuté du fait que 22 millions de personnes dans les Caraïbes vivent à moins de six mètres au-dessus du niveau de la mer. Nous savons que le niveau de la mer augmente et que les tempêtes deviennent plus graves, ce qui nous amène à la question suivante : où pourra donc aller cette population?
Nous appuyons fermement nos partenaires multilatéraux. Nous avons travaillé fort pour bâtir de très bonnes relations avec le HCR et l’OIM, tant ici à New York qu’à Genève et, bien sûr, sur le terrain. Nous essayons d’intégrer l’aide aux réfugiés et l’aide vitale aux populations vulnérables, ce qui comprend également les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays. Nous fournissons des fonds au HCR et à l’OIM. L’an dernier, nous avons fourni au HCR plus de 80 millions de dollars, et l’OIM a reçu plus de 20 millions de dollars. Je peux vous assurer que, dans mes rencontres avec M. Grandi et Amy Pope, la question qui revient toujours est de savoir ce que nous pouvons faire de plus, car les problèmes vont grandissant, et nous travaillons fort pour essayer d’y réagir.
Nous jouons également un rôle dans cette question des déplacements internes en travaillant avec le Bureau du conseiller spécial et avons obtenu un succès considérable en trouvant des solutions qui réunissent les gens déplacés, les pays d’origine, les pays d’accueil et les communautés de donateurs pour voir ce que nous pouvons faire de plus ensemble avec les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays. La question de la voix et du pouvoir d’action des réfugiés est extrêmement importante. Il est très important pour nous de reconnaître que toutes les personnes déplacées et en déplacement ont des droits, des opinions, des points de vue et des expériences, et nous devons apprendre à en tirer parti.
Ce n’est pas un problème réservé à une seule région du monde. Nous avons vu comment, dans les Amériques, la question du déplacement et du mouvement est devenue extrêmement importante. J’ai été en mesure de visiter le bouchon du Darién au Panama il y a environ six mois, et je peux vous dire que le sort de ces personnes qui traversent cette région très dangereuse entre la Colombie et le Panama est extraordinaire. Le rythme des déplacements est d’environ 5 000 personnes par jour.
Nous allons également présider le Conseil économique et social au cours de l’année prochaine. Nous sommes très fiers que le Canada ait été en mesure d’assumer ce rôle. Je m’assoirai dans ce siège et serai impatient d’examiner cette question des déplacements internes de ce point de vue particulier. Nous continuerons de travailler sur le Forum mondial sur les réfugiés, le Pacte mondial, en envisageant une approche axée sur l’ensemble de la société.
Nous devons également reconnaître que le problème et les besoins sont croissants et que nous ne pouvons pas faire fi d’une crise parce qu’une autre est arrivée. Il est très difficile de le faire en répondant aux besoins des gens. Le nombre de crises est sans précédent. Depuis 1945, nous n’avons rien vu de la sorte.
Le gouvernement a annoncé dans son dernier budget une augmentation supplémentaire de 350 millions de dollars au cours des deux prochaines années pour renforcer notre capacité de répondre au nombre croissant de crises. Je suis également ravi, évidemment, que notre mission à New York ait vu ses fonds officiellement consolidés, de sorte que nous pourrons continuer le travail que nous avons pu faire jusqu’ici, et, bien sûr, j’exprime ma reconnaissance au gouvernement pour ce soutien.
Nous vivons à une époque que de nombreuses personnes ont décrite comme une sorte de polycrise, et d’autres, une crise de la sécurité internationale. Peu importe les mots que nous utilisons, je pense que nous comprenons le phénomène. Il n’y a, honnêtement, pas de répit. C’est l’inégalité sous-jacente, les conditions extrêmement difficiles du développement et des questions humanitaires dans de nombreux pays, un nombre croissant et incroyable de conflits à l’intérieur des pays et entre ceux-ci, le changement climatique et la croissance continue du nombre de conflits, qui eux-mêmes s’étendent. Vient ensuite le rôle des perturbations technologiques, des médias sociaux et de la désinformation, tous ces éléments se déroulant dans un contexte très difficile.
Je peux seulement dire, sénateurs et sénatrices, que ces questions ne disparaîtront pas. Il n’y aura pas de réponse rapide et facile. Cela nécessite une attention constante et un leadership de la part du Canada, ainsi que des investissements financiers qui encourageront la coopération internationale par l’intermédiaire de ce que nous appelons l’approche de convergence. Qu’est-ce que l’approche de convergence? C’est très simple : la paix et le développement, la paix et la sécurité, le développement et les droits de la personne. Nous ne pouvons rien régler sans un portrait d’ensemble qui réunit toutes ces choses. Ce qui les rapproche et les unit, c’est notre engagement commun à nous assurer de prêter attention aux personnes les plus vulnérables du monde.
Sénateurs et sénatrices, je suis heureux d’être ici avec vous. Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de présenter mes observations et serai heureux de répondre à vos questions. Si je ne peux pas y répondre, je sais que mon ami M. Kimmell fera de son mieux pour m’aider. Merci beaucoup.
La présidente : Merci, ambassadeur Rae, de votre exposé.
Nous allons maintenant passer aux questions. Sénateurs et sénatrices, vous aurez cinq minutes pour la question et la réponse. Nous essaierons d’accorder une minute de plus, mais pas davantage, car nous avons une longue liste.
La sénatrice Jaffer : Merci à vous deux d’être ici. Je sais que vous avez des horaires très chargés.
J’aimerais commencer par vous, ambassadeur Rae. J’ai souvent travaillé avec vous dans le passé, mais nous savons tous que vous avez rendu un service incroyable aux gens dans le monde entier et aux Canadiens. Je vous remercie de votre très long service. Comme la présidente l’a dit, vous avez l’air jeune, mais vous avez travaillé très fort tout au long de votre vie. Merci de votre service.
Ambassadeur Rae, ma première question pour vous est la suivante : dans la deuxième recommandation de votre rapport sur la crise mondiale et sur la réponse mondiale à la crise des Rohingyas, intitulé « Dites-leur que nous sommes humains », vous avez insisté sur l’importance d’atténuer les répercussions de l’expulsion violente des Rohingyas, surtout sur les femmes et les filles. Quelles mesures précises le Canada emploie-t-il dans le cadre de sa réponse humanitaire pour garantir la protection et le soutien de ce groupe vulnérable? De plus, que peut faire le Canada pour accueillir certaines de ces personnes?
M. Rae : Merci de vos bons mots, sénatrice Jaffer. Vous savez vous-même très bien les types de défis auxquels nous sommes confrontés, et votre travail au Soudan et sur les Rohingyas le reflète.
Je dirais deux ou trois choses à propos de la crise des Rohingyas. Tout d’abord, la situation est pire que lorsque je suis allé là-bas en 2017, en 2018 et en 2019, et ce, pour trois raisons. La première est que la situation critique au Myanmar est bien pire à cause du niveau de conflit. Après le coup d’État, de grandes luttes ont pris forme à chaque niveau partout au pays, et la destruction est majeure et spectaculaire dans de nombreux domaines différents. La deuxième, c’est que la crise à Rakhine s’est intensifiée récemment. Au cours des trois dernières semaines, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont été déplacées, et leurs maisons ont été incendiées. Cette situation reçoit très peu d’attention dans les médias, et elle doit en recevoir parce qu’il s’agit réellement d’une crise terrible. La troisième, c’est que les conditions dans le camp ne s’améliorent pas. Les conditions de millions de personnes ne se sont pas améliorées. Elles ne sont pas autorisées à travailler. Il y a une limite au revenu qu’elles peuvent gagner, et la question de l’éducation demeure extrêmement importante. Pour ces raisons, nous ne pouvons pas perdre de vue la crise des Rohingyas. Nous devons accorder une attention spéciale aux besoins des enfants et des femmes dans le camp et à la nécessité d’y répondre en temps opportun, et je continue, à ma manière, de presser le gouvernement canadien et les autres gouvernements de répondre efficacement à cette crise.
Par rapport à la réinstallation, j’ai discuté la semaine dernière avec le ministre des Affaires étrangères du Bangladesh, et je dois dire que, à mon avis, le pays n’a toujours pas suffisamment adopté la possibilité de rétablir des gens pour des raisons humanitaires et d’autres raisons dans des tiers pays comme le Canada. Les États-Unis ont élaboré un programme réduit, le Royaume-Uni dispose d’un petit programme, et nous en avons un également. Nous devons continuer de le considérer non pas comme une solution magique à la crise, mais de reconnaître que la solution à long terme, que les gens puissent rentrer chez eux, est de plus en plus difficile, parce que la situation dans l’État de Rakhine n’est pas propice à un retour et qu’il y a l’obligation de ne pas renvoyer des gens dans le danger. Nous devons trouver des solutions fonctionnelles et pratiques à mesure que nous allons de l’avant. Je crois que c’est une mesure essentielle à prendre.
La sénatrice Jaffer : Ambassadeur Rae, vous êtes allé au Soudan. J’ai passé une bonne partie de ma vie en tant que sénatrice au Soudan. À l’époque, on avait l’impression que le monde s’était réuni pour aider le Soudan. Maintenant, de nombreux Soudanais du Nord et du Sud ont l’impression d’avoir été abandonnés. Nous avons oublié le Soudan. Est-ce une impression juste? Que fait le Canada? Je sais que le Canada fait beaucoup de choses au Soudan du Sud. Il compte également une ambassade au Soudan du Sud, mais il a retiré son ambassade au Soudan lui-même. J’ai l’impression qu’il ne fait pas grand-chose au Soudan à proprement parler. Ai-je raison, ou est-ce que les personnes qui me disent cela ont raison?
M. Rae : Le défi au Soudan, c’est que le conflit armé est miné par plusieurs facteurs. Certains des groupes armés au Soudan sont armés et approvisionnés par des acteurs étrangers. Ces acteurs étrangers aggravent la situation.
À ce sujet, au Sahel, la région plus vaste qui va du Sénégal à la Somalie, la situation de sécurité n’est pas bonne. La situation en matière de changement climatique est grave. Les conditions de sécheresse sont graves. Tous ces éléments sont susceptibles d’aggraver le conflit. Encore une fois, il y a de mauvais acteurs dans la région qui essaient de profiter de la situation. Ils alimentent le conflit au lieu de l’apaiser.
Le Canada n’a pas du tout reculé. Nous continuons de fournir de l’aide humanitaire aux agences des Nations unies et à d’autres ONG qui s’efforcent de réagir au niveau de crise. Le problème au Soudan, en toute honnêteté — comme c’est le cas à Gaza — c’est que, tant et aussi longtemps que les nombreux combats se poursuivront, il sera difficile d’acheminer les fournitures humanitaires. Il est difficile de faire face au niveau de conflit auquel nous assistons et qui blesse les gens.
J’en ai parlé un peu dans mes commentaires, mais j’aimerais sonner l’alarme ici, comme je l’ai fait pour le Myanmar. Je veux tirer une grande sonnette d’alarme pour le Soudan. La menace d’un effondrement majeur provoquant la famine est très réelle. Cela signifie que nous ne pouvons pas faire preuve de laxisme dans nos efforts. Nous devons continuer d’en faire encore plus, en travaillant avec d’autres pays — des pays aux vues similaires et d’autres qui n’ont pas les mêmes vues — pour essayer de trouver une manière d’éviter une catastrophe humanitaire.
Cela me peine de le dire, mais il y a en ce moment dans le monde trop de conflits alimentés par des agences et des pays qui n’ont pas d’objectifs humanitaires en tête, qui fournissent plus de fusils et d’armes, d’armements et de fournitures, et encouragent les acteurs locaux à continuer de se battre. C’est ce qui crée le problème. Nous devons commencer à régler cette question de manière directe.
Plusieurs bons rapports ont été publiés. Le Centre Raoul Wallenberg a produit un excellent rapport récemment sur la situation au Darfour qui, comme vous le savez, se trouve dans le Nord-Ouest du Soudan. Nous devons continuer de concentrer notre attention sur cette région.
Le sénateur Arnot : Merci, ambassadeur Rae.
J’ai deux ou trois questions pour vous. J’aimerais que vous décriviez, selon votre expérience, les principales difficultés liées à la mise en œuvre du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières.
Ensuite, j’aimerais entendre vos conseils précis sur votre vision pour le rôle d’avenir du Canada dans la gouvernance mondiale de ces questions humanitaires ainsi que vos recommandations au gouvernement du Canada pour concrétiser cette vision.
M. Rae : C’est une grande question, sénateur Arnot. Je vous en suis très reconnaissant. Je dois dire quelques mots à ce sujet.
Premièrement, les deux pactes mondiaux — celui sur la migration et celui sur les réfugiés — qui ont été négociés sous la direction de Louise Arbour et adoptés dans une série de réunions à Genève il y a quelques années, qui sont maintenant renouvelés et qui étudient maintenant cette question, sont un effort pour réunir des pays afin de gérer ces questions. Le problème, c’est que pour toutes les raisons que j’ai évoquées, les choses s’aggravent. Elles ne s’améliorent pas.
Le problème des migrations ordonnées est la clé. Si nous ne fournissons pas des moyens de répondre aux besoins des pays d’accueil qui accueillent des gens de façon temporaire, si nous n’aidons pas les pays qui font face aux déplacements internes à trouver des solutions à ces déplacements internes, qui favoriseront ensuite des approches plus raisonnables à l’égard de cette situation, nous finirons par voir de plus en plus de gens simplement se déplacer, en déplacement, pour aller là où ils peuvent. Bon nombre des routes qu’ils empruntent sont extrêmement risquées et dangereuses. Il y a des trafiquants de personnes, des gangs, ce que j’appelle librement de mauvais acteurs — ce qui comprend quelques acteurs étatiques et non étatiques — qui exploitent les gens. Ils exploitent les femmes et les enfants. Ils font des choses terribles.
Mon approche, c’est de dire que nous n’avons pas qu’une seule chose à faire. Nous devons comprendre que cette question des déplacements et du mouvement, sans ordre, de manière chaotique, constitue une menace profonde à la sécurité du monde. C’est une menace à la sécurité de nombreux gouvernements. Elle contribue à la chute des gouvernements s’ils n’arrivent pas à fournir des services ou à convaincre la population locale qu’ils répondent à ses besoins et aux besoins des personnes nouvellement arrivées. Cela crée de nombreuses tensions.
Lorsque j’ai visité le camp au Bangladesh, j’ai eu le souffle coupé. Vous avez un million de personnes qui sont soudainement arrivées sur le pas de la porte. Le scénario se répète à maintes et maintes reprises dans de nombreuses situations différentes. J’ai lu ces chiffres importants. Mettez-les dans le contexte des gens qui vivent à Regina, à Saskatoon ou dans n’importe quelle ville du Canada. Ce serait le chaos si, soudainement, vous disiez qu’un million de personnes arrivaient à votre porte. Que sommes-nous censés faire? Cela donnerait lieu à d’incroyables bouleversements sociaux.
Au lieu de simplement dire non, ou de dire que nous allons bloquer la frontière pour tous, vous devez trouver un moyen d’établir les gens et vous assurer que les endroits où ils s’établissent sont le plus logiques, en leur fournissant le plus d’occasions possible de travailler et d’obtenir une éducation là où ils sont parce que, sans travail ni éducation, vous n’avez pas la possibilité de créer un ordre social ou de protéger les droits de la personne. Ce serait le fondement.
La mauvaise nouvelle, sénateur Arnot — parmi d’autres mauvaises nouvelles —, c’est que cela va coûter de l’argent. De façon générale, cela signifie que, dans notre réponse à ces crises, nous devons examiner nos budgets et répondre de manière réfléchie et efficace. L’autre possibilité est une flambée dangereuse et une augmentation de l’insécurité mondiale alors que nous essayons de trouver les solutions à long terme qui fonctionneront.
Le sénateur Arnot : Avez-vous eu l’occasion de répondre à la deuxième question, qui porte sur votre vision du rôle du Canada dans l’avenir et de ce que nous devons faire, ainsi que sur vos recommandations pour nous préparer à affronter cette situation, qui sera continue, comme vous le signalez?
M. Rae : L’une des choses que nous devons faire, c’est d’associer ce que nous faisons à la maison à ce que nous faisons à l’étranger. C’est quelque chose que le gouvernement s’engage à faire, je le sais. J’ai été un premier ministre provincial dans une autre vie, comme vous vous en souvenez peut-être. Nos villes sont en difficulté. Nos maires sont en difficulté. Nous devons amener Équipe Canada à travailler ensemble à l’intérieur du pays pour regarder comment nous répondons aux besoins de base en matière de logement de la population, aux besoins de base en matière d’emplois, de formation et d’éducation, et comprendre que, presque sans égard à ce qui se passe ailleurs, le Canada continuera d’être un pays qui reçoit et accepte un grand nombre de personnes chaque année en raison de son économie. Notre économie a besoin de ce niveau d’engagement avec le monde. Nous devons comprendre qu’il doit s’agir d’un effort conjoint de tous nos gouvernements pour que rien n’arrive par surprise et que nous soyons prêts à réagir au niveau d’insécurité que nous observons dans le monde.
Le sénateur Arnot : Merci beaucoup.
[Français]
La sénatrice Gerba : Je remercie les témoins d’être présents aujourd’hui. Monsieur l’ambassadeur Rae, c’est toujours un plaisir de vous revoir.
Ma question concerne le financement du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. En novembre 2023, nous avons reçu ici la représentante du Canada, qui nous a expliqué que seulement 36 % des besoins de financement du HCR ont été comblés l’année dernière, alors que le nombre de personnes déplacées dans le monde atteint des sommets de plus de 114 millions de personnes. Des témoins ont indiqué au comité qu’il faudrait que les cotisations deviennent obligatoires, comme c’est le cas pour les opérations de maintien de la paix. Que pensez-vous de cette proposition?
M. Rae : Généralement, le Canada examine la question des budgets de l’ONU avec une approche qui est toujours positive, en déterminant ce qu’il peut faire pour assurer que la réponse du monde est en mesure remédier au problème. Comme vous le savez très bien, le budget de l’ONU est reconnu et accepté. Nous payons toujours nos cotisations au mois de janvier — nous sommes l’un des cinq premiers pays du monde à payer ses obligations. Il y a de plus en plus de demandes et des exigences difficiles, non seulement pour le HCR, mais pour toutes les agences. Le commentaire du haut-commissaire serait le même dans le cas du haut-commissaire aux droits de l’homme, de l’UNICEF, du Programme des Nations unies pour le développement : tout le monde indique clairement qu’il n’y a pas suffisamment d’argent.
Cependant, il y a des pays dans le monde, comme nos collègues des États-Unis, qui ont de la difficulté à payer leur cotisation, ce qui veut dire qu’actuellement, il y a un problème de liquidités dans le budget de l’ONU. Il faut prendre la question au sérieux, mais puisqu’il y a des pays qui ne paient pas leur cotisation ou qui paient très tard dans l’année, il y aura toujours des problèmes. Généralement, le Canada n’est pas contre un budget responsable qui répond à la situation. Pendant ce temps, nous faisons des contributions volontaires. Le budget de l’ONU, c’est un budget où l’argent est recueilli par l’ONU, mais il y a également des contributions volontaires de la part des États. Le Canada est toujours parmi les 10 grands payeurs de l’ONU, et je continue de croire que c’est un acte de leadership de notre part qui est absolument essentiel.
La sénatrice Gerba : Faudrait-il que le Canada soit un peu plus actif dans la défense de cette position afin que le financement devienne obligatoire, et pas seulement volontaire? On est allé à New York récemment et on a vu à quel point les compressions font mal à toute la structure.
Vous avez également parlé des autres organismes des Nations unies. Auriez-vous des recommandations spécifiques à faire pour remédier à ces déficits structurels dans le financement des Nations unies?
M. Rae : Nous jouons un rôle important, surtout avec nos collègues de la Nouvelle-Zélande et de l’Australie — le Groupe des cinq. Nous faisons un effort pour travailler de près avec le secrétariat. Dès mon arrivée, il y a presque quatre ans, j’ai eu une rencontre très positive avec le secrétaire général pour parler des problèmes structurels dans le budget. Le problème pour nous en tant que Canadiens, c’est que nous ne sommes pas seuls dans le monde et que les autres pays doivent être d’accord : le Japon, le Royaume-Uni, la Chine, l’Inde, etc. On doit faire un effort pour trouver des solutions où tout le monde est d’accord sur la façon d’agir.
Généralement, le Canada a été plus en faveur des budgets qui reflètent le problème. Cependant, il faut être responsable et avoir des budgets. Au Canada, il faut que les gens comprennent que les questions du développement et du budget humanitaire ne sont pas des choses que l’on peut éviter. Il y a des coûts quand on vit dans un monde où la sécurité n’existe pas.
Naturellement, on exige que les gouvernements eux-mêmes formulent une réponse claire à ce problème. Au-delà de cela, on doit trouver des moyens de répondre à un budget. Je peux vous assurer que les questions relatives au budget et les besoins des organisations humanitaires sont parmi les premières choses dont le Canada fait la promotion, afin d’encourager les autres pays à se joindre aux efforts pour que ceux-ci soient plus efficaces.
[Traduction]
La sénatrice Omidvar : Merci, ambassadeur Rae, d’être parmi nous aujourd’hui.
Nous sommes à la fin de notre étude et nous avons entendu de nombreux témoins experts. J’aimerais évaluer certaines des recommandations avec lesquelles je suis aux prises dans ma tête. La première concerne la migration climatique. Vous avez tout à fait raison, cela n’est pas couvert par la Convention des Nations unies, mais selon le professeur Hathaway, la Convention des Nations unies sur l’apatridie pourrait être l’occasion de placer la migration climatique et les réfugiés climatiques au sein de cette convention. Je me demande ce que vous pensez de cette proposition et du fait que le Canada prend l’initiative de placer la migration climatique et les réfugiés climatiques dans la Convention sur l’apatridie.
M. Rae : Je pense que cela vaut la peine d’être exploré et d’y réfléchir. Nous devons tous comprendre — comme vous, madame la sénatrice — que dans le monde d’aujourd’hui, être apatride, c’est être sans abri. C’est ne pas avoir de lieu qui vous soit propre, ne pas avoir de lieu où pouvoir vous exprimer pleinement en tant que citoyen. Nous devons réfléchir attentivement à tous les moyens que nous pouvons trouver pour répondre à la question de savoir quels sont les effets des changements climatiques et les pressions qui en résultent.
Je pense qu’il est également important de comprendre qu’il ne s’agit pas uniquement des changements climatiques. Quand quelqu’un quitte un village du Darfour, est-ce à cause des changements climatiques? Est-ce un conflit? Franchement, est-il important de savoir si c’est l’un ou l’autre? Nous devons comprendre que diverses choses créent cette situation.
Je ne voudrais pas que quiconque pense qu’il existe une solution juridique magique qui résoudra ce problème; il n’y en a pas. Nous devons continuer à repousser les limites — les tribunaux internationaux nous aident dans ce dossier — en reconnaissant que les gens sont obligés de se déplacer à cause des changements climatiques.
Des pays entiers pourraient disparaître au cours des 50 prochaines années à cause des changements climatiques, et des États-nations ne pourront plus survivre à cause de l’augmentation du niveau de la mer. Lorsque cela se produit, de profondes questions juridiques se posent : qu’arrive-t-il à ce pays. Ce pays disparaît-il? Ces gens perdent-ils complètement leur citoyenneté? N’y a-t-il pas d’autres moyens de résoudre ce problème? Le Canada participe très activement aux discussions avec de nombreux pays sur cette vraie question. Ce n’est pas une question théorique; c’est une vraie question. Le professeur Hathaway et d’autres ont vraiment contribué au débat, et je crois assurément qu’il conviendrait d’étudier leur contribution.
La sénatrice Omidvar : Merci, ambassadeur Rae.
J’aime le langage que vous avez utilisé : l’« approche de convergence ». Je pense que cela a une réelle pertinence, car nous avons tendance à penser aux réfugiés et au HCR, mais ce n’est pas la limite. Nous avons entendu une autre recommandation de l’ancien ambassadeur du Canada aux Nations unies, Allan Rock. Il nous a conseillé d’examiner les instruments susceptibles de soutenir les pays d’accueil — les instruments dont disposent la Banque mondiale et l’Organisation internationale pour les migrations, ou OIM, les accords commerciaux préférentiels — et de les utiliser pour financer l’accueil des réfugiés par les pays d’accueil. Vous et nous tous ici présents connaissons les pays qui sont en détresse : le Pakistan, le Bangladesh, la Colombie, l’Équateur, et cetera. Je ne m’exprimerai pas sur la situation au Moyen-Orient, mais je pense que ce sont là les principaux points chauds. Nous ne partageons pas la responsabilité avec eux de manière appropriée. Que pensez-vous de cette approche de convergence qui est liée au soutien du pays d’accueil?
M. Rae : Si je ne me trompe pas, j’y ai fait référence dans les deux rapports que j’ai rédigés sur les Rohingyas ainsi que sur l’avenir de l’aide humanitaire et de l’aide au développement. L’ambassadeur Rock a tout à fait raison.
Ce qui est intéressant, c’est que cela se produit réellement. Au début de la semaine dernière, la Banque mondiale a annoncé une allocation de 700 millions de dollars au Bangladesh, expressément pour s’occuper non seulement du camp, mais aussi de la région qui l’entoure. Nous devons faire face à ce potentiel de conflit entre les camps, les zones de déplacement et les communautés d’accueil. Nous devons comprendre que de nombreux pays d’accueil sont aux prises avec de graves problèmes financiers et autres en raison de l’arrivée soudaine de personnes qui se présentent simplement à leur porte, comme je l’ai décrit au sénateur Arnot.
L’autre raison pour laquelle nous devons le faire est que les camps de réfugiés étaient autrefois considérés comme des lieux d’hébergement à court terme — des endroits où les gens allaient pendant une courte période et partaient ensuite. On ne voit pas cela maintenant. La durée moyenne du séjour dans un camp est très longue. Certaines choses que nous mettions en place et qui semblaient convenir à un certain moment de notre histoire commune ne fonctionnent plus.
Lorsque nous examinons la situation des réfugiés — je suis très emballé par le chemin parcouru à cet égard —, le Canada travaille avec les réfugiés dans les camps, les résidents des camps, les pays d’accueil et les pays donateurs pour susciter un dialogue sur ce que nous pouvons réellement faire pour répondre à cette question. Ce n’est pas seulement une question juridique. Il ne s’agit pas seulement des catégories juridiques. Comme je l’ai déjà dit, il s’agit d’examiner la paix et la sécurité, le développement humain et, d’une manière générale, les droits de la personne et les structures juridiques. Vous ne pouvez faire abstraction d’aucun de ces aspects; il faut les mettre tous ensemble. Je sais que c’est une approche adoptée par le gouvernement. Nous y sommes désormais favorables. Nous discutons directement avec les organismes internationaux de la nécessité pour eux de participer davantage afin de répondre aux besoins des États fragiles et des zones de conflit. Il s’agit d’un changement intéressant que le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et les institutions financières multilatérales envisagent tous au moment où nous composons avec ce problème.
La sénatrice Omidvar : Merci.
La sénatrice Pate : Merci beaucoup, ambassadeur Rae, de vous joindre à nous.
La sénatrice Omidvar a dit qu’elle ne se prononcerait pas sur le Moyen-Orient, mais j’aimerais en parler un peu.
M. Rae : Bien sûr.
La sénatrice Pate : Lorsque j’étais en Jordanie puis en Syrie au cours des dernières années, les problèmes dont vous parlez et l’apparent abandon de la communauté internationale à bien des égards m’ont vraiment frappée. En plus de ce que vous avez déjà dit, j’aimerais vous donner l’occasion d’ajouter quelque chose : selon vous, quelles sont certaines des principales recommandations que ce comité pourrait faire et qui pourraient aider à faire avancer certaines des initiatives pour lesquelles le Canada assume déjà un rôle de leadership ou pourrait assumer un tel rôle?
M. Rae : Madame la sénatrice, je suis ravi d’en parler.
Permettez-moi de remettre un peu en cause votre commentaire à propos de l’abandon. Il est très naturel que les gens pensent : « Tous les gros titres parlent d’ailleurs et pas de nous, donc le monde nous abandonne. » Je pense qu’il est important que tout le monde comprenne que le Canada, en Jordanie, par exemple, a été un partenaire constant avec une approche très forte. Dans le cas de la Jordanie, à la suite du déplacement découlant du conflit syrien, le Canada a dit : « Vous accueillez plus de monde. Comment pouvons-nous vous aider à gérer cela? » Comment pouvons-nous les aider en matière d’éducation, de formation et dans le cadre d’un autre type de contrat ou de négociation qu’ils concluent avec les gens qui arrivent? Si les pays voisins ne s’en chargent pas, le problème se propagera partout. Nous mettons des vies en danger et obligeons les gens à naviguer sur l’eau ou à traverser des déserts, et rien de tout cela n’a de sens.
Voilà donc notre approche. Je viens de la décrire un peu avec la sénatrice Omidvar, et je dirais que c’est vrai en ce qui concerne le Moyen-Orient. Nous avons une politique claire. Nous voulons un cessez-le-feu. Nous voulons une solution à deux États. Nous voulons permettre aux gens de devenir citoyens d’un pays qui est le leur. Nous voulons également la sécurité de l’État d’Israël et la possibilité pour les peuples de vivre ensemble sans conflit.
Pour y parvenir, il devra y avoir des changements énormes au Moyen-Orient. Les pays devront apprendre à vivre les uns avec les autres et trouver les moyens d’assurer et de renforcer la reconnaissance et le respect mutuels. Nous aurons besoin de programmes actifs offrant du travail et des possibilités. Je reviens sans cesse sur l’importance de l’éducation et du travail, qui sont essentiels — des solutions économiques qui supposent des emplois et des possibilités pour les gens. Toute expérience fructueuse dans la gestion d’un problème de réfugiés suppose de donner aux gens la possibilité de travailler. S’ils ne peuvent pas travailler, ils sont marginalisés. Les personnes vivant dans les camps de l’UNRWA ne sont pas autorisées à travailler localement. Le seul employeur dans les camps est l’UNRWA, personne d’autre. Ils ne peuvent trouver aucun autre travail. Ils ne peuvent pas travailler en dehors des camps.
Nous devons nous pencher sur certaines de ces questions au fil du temps pour nous assurer de régler un problème avec succès. Une réussite qui mérite d’être examinée est ce qui s’est passé en Türkiye. La Türkiye a fait un travail remarquable auprès des réfugiés syriens arrivés sur son territoire. Oui, le pays a reçu de l’argent de l’Union européenne à cette fin, et il a continué de maintenir que d’autres devaient partager cette charge. Cependant, il est tout à fait juste de ne pas dire aux pays qui sont au bord d’une crise politique : « Eh bien, tant pis. Vous devrez régler ça. » Nous ne devrions pas procéder ainsi. Nous devons trouver des moyens de soutenir les pays qui traversent cette transformation. C’est le genre d’approche que j’appuierais.
La sénatrice Pate : En ce qui concerne la Syrie, lorsque j’étais dans l’administration autonome, je n’aurais probablement pas du tout décrit de la même manière le rôle joué par la Türkiye.
M. Rae : Non.
La sénatrice Pate : C’est vraiment là où l’on a parlé d’abandon : la communauté internationale n’a pas intensifié ses efforts pour demander des comptes aux responsables, mais elle a également laissé les Kurdes essayer de prendre le contrôle sur un grand nombre de questions. C’est ce à quoi je faisais référence, juste pour clarifier. Merci de votre participation.
M. Rae : Juste pour clarifier, madame la sénatrice, je faisais référence aux réfugiés syriens qui ont quitté la Syrie pour aller en Türkiye lorsque je parlais de la façon dont les Turcs sont intervenus. Je ne fais pas du tout référence aux questions très complexes liées au conflit dans le Nord-Est de la Syrie, où, oui, c’est compliqué, et oui, les problèmes persistent concernant les obligations internationales courantes envers des personnes qui vivent sous des bombardements intensifs et dont les communautés subissent des dommages très réels. Vous avez absolument raison à ce sujet.
La présidente : Ambassadeur Rae, vous avez dit quelque chose qui a retenu mon attention. Vous avez dit que nous devons réagir de manière réfléchie. Pensez-vous que le monde réagit de manière réfléchie aux différentes crises à travers le monde, ou sommes-nous trop habitués à voir des scènes de violence, des corps que l’on transporte, des corps qui sont recouverts et des membres arrachés? Nous le voyons quotidiennement sur nos écrans. Commençons-nous à accepter que le monde soit ainsi fait? Et la lassitude des donateurs s’installe-t-elle?
M. Rae : Je ne pense pas qu’il y ait une excuse pour la lassitude. Je ne pense pas que la lassitude soit un luxe que l’on peut se permettre en ce moment. Les problèmes s’aggravent. À ce stade, vous ne baissez pas les bras et vous ne dites pas « Oh, ma chère, nous ne pouvons rien faire. C’est sans espoir. » Je vais dans de nombreux pays — Haïti, par exemple, et bien d’autres endroits —, et les gens disent : « Oh, cela doit être sans espoir », et je réponds : « Pas du tout ». Il y a une voie. Il y a absolument des voies à suivre. La question est la suivante : sommes-nous prêts à intensifier nos efforts?
Les conditions dans le monde actuellement sont aussi graves que celles que nous avons connues depuis 1945. L’abandon, la lassitude, l’isolationnisme, le je-m’en-foutisme, le ce-n’est-pas-mon-problème — tout cela est simplement inutile pour motiver une bonne conduite et le changement. Nous devons nous en tenir à cela. C’est le monde dans lequel nous vivons. Nous n’avons pas le choix. Si nous n’intervenons pas, d’autres le feront, de la pire des manières. Si nous baissons les bras et disons aux Ukrainiens : « C’est dur, c’est trop, nous sommes fatigués et nous ne pouvons plus rien faire », c’est la pire attitude possible, et c’est une chose contre laquelle nous devons vraiment nous battre en tant que Canadiens.
Il nous est impossible de trouver des solutions aux changements climatiques ou à la question des mouvements de réfugiés et des déplacements de personnes si nous adoptons une position isolationniste ou stricte. Il n’est tout simplement pas possible de corriger ces problèmes sans une volonté accrue d’engagement, non seulement de notre part, mais aussi dans la collaboration avec de nombreux autres pays. À mon avis, céder à cette lassitude serait une erreur tragique aux proportions énormes pour notre pays ou pour n’importe quel autre pays.
La présidente : Je vous ai posé cette question, ambassadeur Rae, parce que, comme vous l’avez dit, c’est une erreur tragique, et nous avons vu ce qui s’est produit en Afghanistan, si vous vous en souvenez. Nous avons vu ce qui s’est passé. Les talibans sont arrivés et ont pris le pouvoir. Avez-vous un espoir pour l’Afghanistan?
M. Rae : Nous devons garder espoir. Je ne vais pas débattre de ce qui s’est passé. Tout ce que je sais, c’est que l’une des plus grandes erreurs que nous puissions commettre est de penser qu’il existe des pays qui sont trop éloignés pour qu’on s’en soucie, et que peu importe ce que nous faisons… alors autant abandonner et laisser quelqu’un d’autre prendre la place. Nous avons investi 25 ans en Afghanistan, pas seulement le Canada, mais d’autres pays partout dans le monde. Nous devons comprendre que ce pays est désormais dirigé par une infime minorité, que personne n’a jamais élue ni choisie et pour laquelle personne n’a voté. On lui a simplement permis d’entrer et de prendre le relais. Les talibans pratiquent essentiellement un apartheid de genre et abandonnent la moitié de leur population. Cela ne peut pas être bon. Ce n’est bon ni pour le peuple afghan ni pour les peuples du monde entier. Ce faisant, ils ont créé une crise humanitaire dans leur propre pays, l’Afghanistan, et l’ont exportée vers tous leurs voisins et le reste du monde. Nous comprenons qu’au moment où nous décidons que nous en avons assez, soyez assurés que quelqu’un d’autre n’en aura jamais assez parce qu’il a des projets. Ces projets ne peuvent pas réussir, car ils sont mauvais pour la condition humaine. Ils ne font que créer de terribles problèmes permanents.
Nous travaillons dur pour trouver des moyens, avec les Nations unies, les États-Unis et d’autres pays, d’inverser la tendance en Afghanistan, mais nous n’allons certainement pas abandonner les femmes et les enfants de l’Afghanistan. C’est quelque chose que je ne pourrais pas imaginer si nous devions même l’envisager.
La présidente : Merci d’avoir mentionné l’apartheid de genre. J’ai actuellement une motion au Sénat qui demande au gouvernement de reconnaître que ce qui se passe est un apartheid de genre.
La sénatrice Jaffer : Je poursuis dans la même veine que la sénatrice Pate. Monsieur l’ambassadeur Rae, nous avons vu quatre millions de réfugiés se diriger vers la Türkiye en provenance de partout — d’Afghanistan et de Syrie. Certains camps que j’ai visités en Türkiye étaient incroyables, et certaines personnes vivent en ville. Nous avons vu en Jordanie l’énorme population venue de Palestine. En fait, il y a plus de Palestiniens que de Jordaniens, si je ne me trompe pas.
Lorsque nous recevons quelques réfugiés, par exemple, du Sud, les Canadiens pensent que nous avons trop de réfugiés et que nous devrions arrêter l’afflux. Une telle réaction m’étonne vraiment. Le nombre de réfugiés qui arrivent ici est vraiment insignifiant par rapport à d’autres pays. Que pouvons-nous faire pour changer cet état d’esprit?
M. Rae : Il est important que nous comprenions qu’il doit s’agir d’une conversation et non d’une leçon de qui que ce soit — et certainement pas de moi. Il doit s’agir d’une conversation à laquelle nous participons avec les gens. J’ai été élu à plusieurs reprises au cours de ma vie politique et je suis pleinement conscient de la diversité des opinions et des sentiments des gens à propos du changement démographique, de la migration et de toutes ces questions.
Il faut comprendre que l’histoire que nous devons raconter en tant que pays est en réalité une histoire incroyable où nous avons fait tout ce que nous pouvions pour régulariser les mouvements et les migrations, fournir aux gens des emplois et des formations, et nous ne pouvons pas perdre cela de vue. Nous ne pouvons pas quitter la balle des yeux. Nous devons dire que, si nous pouvons continuer à construire des logements, offrir des possibilités de travail, poursuivre notre travail sur toutes les questions touchant les droits de la personne et la législation sociale et miser sur tous les changements que les provinces ont apportés, avec la participation constante des conseils scolaires, c’est une bonne histoire. Ce n’est pas une mauvaise histoire; c’est une bonne histoire.
Regardez, par exemple, le parrainage privé d’immigrants, qui dure depuis des générations au Canada. Je connais de nombreux Canadiens dont les parents et les grands-parents sont venus au pays parce qu’une autre famille au Canada leur a dit : « Oui, vous pouvez venir, et nous prendrons soin de vous pendant les premières années. » Ils dormaient dans le sous-sol de cette famille, ils dormaient dans cette maison, ils restaient avec la famille, et puis ils ont finalement réussi, ils ont trouvé un travail et ils se sont intégrés. Ce sont des histoires merveilleuses que nous devrions raconter en tant que pays.
Nous devons changer le récit, non pas en en faisant un film de Disney, mais en parlant de la réalité du pays. L’histoire de notre pays n’est pas une histoire de saccage par des étrangers; c’est l’histoire de notre réussite.
La présidente : Nous en sommes littéralement aux quatre dernières minutes. Sénatrice Omidvar et sénatrice Gerba, je pourrais peut-être vous demander toutes les deux de poser vos questions, puis l’ambassadeur Rae pourra répondre.
La sénatrice Omidvar : Je voudrais vous interroger sur la tendance croissante au Canada vers une protection à plusieurs niveaux, ce que l’un de nos témoins a décrit comme étant — encore une fois, un nouveau langage. Nous avons une protection à plusieurs niveaux pour les Ukrainiens, un système différent pour les réfugiés afghans et un autre pour la réunification des familles de Gaza. Est-ce la voie à suivre : différentes approches pour différents contextes? La question revient souvent : pourquoi les Ukrainiens sont-ils traités de cette manière, et les Afghans, d’une autre manière? Peut-être pourriez-vous y réfléchir et nous répondre ultérieurement. Sur le plan politique ou du point de vue des politiques, est-ce la meilleure façon de faire face et de répondre à chaque crise selon ses propres conditions, ou devrions-nous suivre les paramètres de la convention? Voilà ma question.
[Français]
La sénatrice Gerba : Monsieur l’ambassadeur Rae, comme vous le savez, l’Est de la République démocratique du Congo est en proie à de violents affronts depuis près de 30 ans, et tout cela se passe dans une relative indifférence internationale. Pourtant, l’ONU a dénoté un record historique de 7 millions de déplacés à l’intérieur du pays. Par ailleurs, la MONUSCO complétera son retrait cette année.
Quel regard portez-vous sur cette crise?
Est-ce que les Nations unies ont une approche précise et font des efforts pour aborder cette crise? Enfin, compte tenu de la situation humanitaire critique dans ces régions, quelles sont les mesures immédiates que l’on pourrait recommander au gouvernement du Canada en ce qui concerne la République démocratique du Congo?
M. Rae : Madame la sénatrice, je dois vous dire que je suis tout à fait d’accord avec la question que vous avez posée, dans le sens où il y a effectivement des problèmes qui, bien franchement, n’ont pas reçu le même degré d’attention de la part du monde entier. Il est vrai que la MONUSCO a fait un effort et que le Conseil de sécurité a conclu qu’il fallait adopter d’autres approches. D’ailleurs, l’Union africaine nous a demandé de lui donner la possibilité de faire plus que de trouver des solutions politiques et régionales adaptées aux changements et aux opinions complexes qui existent dans la région.
C’est beaucoup plus important que d’essayer d’insister sur une solution soi-disant militaire. Il y a tout un débat qui a lieu maintenant. Aux Nations unies, il sera question de l’avenir des forces de maintien de la paix. Le Canada est complètement impliqué dans cette discussion.
Avec l’Union africaine, avec les pays de la région, il faut trouver une solution en vue de créer une stabilité qui n’a pas existé depuis 30 ans. Je n’ai pas de solution facile, sauf pour dire que la question du Congo est une question primordiale pour l’Afrique et pour le monde entier. Cela nous touche beaucoup comme Canadiens à cause des immigrés qui veulent venir au pays. C’est une question importante.
[Traduction]
En ce qui concerne la migration à plusieurs niveaux, vous avez abordé une question sensible et importante pour laquelle je n’ai pas de réponse magique. Je pense que les gouvernements réagissent de bonne foi aux crises à mesure qu’elles surviennent. Nous connaissons tous les réfugiés de la mer. Nous savons qu’il y a eu, avant, l’arrivée de réfugiés hongrois en 1956 et de réfugiés tchèques à la fin des années 1960. Nous réagissons aux situations au fur et à mesure qu’elles se présentent. Il est impossible d’éviter ce besoin. Il n’y a jamais de réponse politique parfaite, mais au fur et à mesure, vous devez vous rappeler que tout le monde regarde. Cette question de l’approche à plusieurs niveaux n’est pas seulement une question qui influe sur l’opinion canadienne et les sentiments des Canadiens; c’est une question qui influe sur l’opinion des autres pays, qui se disent : « Attendez une minute. Et nous? Quelle est notre situation? »
Je ne pense pas que je doive donner une réponse aussi détaillée, sauf pour dire que je sais que c’est une question à laquelle le gouvernement essaie de répondre aussi efficacement que possible, compte tenu de l’ensemble presque unique de circonstances auxquelles nous faisons face : l’agression contre l’Ukraine par les Russes, la situation épouvantable des droits de la personne et sur le plan humanitaire au Venezuela, qui a conduit au déplacement de six millions de personnes hors du Venezuela, et désormais davantage, à travers les Amériques.
Pour conclure, je dirais que le monde est compliqué. Je vous encourage à ne pas chercher une panacée ponctuelle et à ne pas dire « voici la seule chose qui résoudra le problème ». Nous devons faire preuve d’une certaine flexibilité à l’endroit de certaines personnes. Ainsi, nous devons également reconnaître qu’il sera nécessaire de resserrer certaines approches stratégiques afin qu’elles deviennent plus claires pour les Canadiens et que les gens puissent également intervenir.
Je suis heureux de pouvoir répondre à vos questions. Merci.
La présidente : Merci, ambassadeur Rae, d’avoir accepté de participer à cette importante étude. Votre aide dans notre étude est grandement appréciée. Nous vous remercions de vos années de service au Canada. Nous vous parlerons probablement bientôt lorsque nous lancerons une autre étude.
Honorables sénateurs, je vais maintenant présenter notre deuxième groupe de témoins. On a demandé à nos témoins de faire une déclaration liminaire de cinq minutes. Nous entendrons les témoins, puis nous passerons aux questions des sénateurs. Parmi nous à la table, veuillez accueillir Manon Brassard, présidente et première dirigeante de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, et elle est accompagnée de Roger Ermuth, secrétaire général. J’invite maintenant Mme Brassard à faire son exposé.
Manon Brassard, présidente et première dirigeante, Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada : Merci, madame la présidente, de m’avoir invitée à comparaître devant le comité. C’est toujours un plaisir de parler du travail de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Comme vous l’avez mentionné, je suis accompagnée aujourd’hui de Roger Ermuth, notre secrétaire général.
La CISR est le plus grand tribunal administratif indépendant du Canada. Nous prenons des décisions en matière d’immigration et de statut de réfugié, et nous comptons quatre sections au sein de la CISR : la Section de la protection des réfugiés, ou SPR; la Section d’appel des réfugiés, ou SAR; la Section de l’immigration, ou SI; et la Section d’appel de l’immigration, ou SAI.
Trois des quatre sections règlent leurs cas en temps opportun, en maintenant des normes de qualité élevée et en suivant le rythme des demandes. La Section de la protection des réfugiés maintient ses normes de qualité, mais le nombre croissant de demandes d’asile pose un défi opérationnel. C’est pourquoi mes remarques cet après-midi porteront en grande partie sur la SPR.
[Français]
Permettez-moi de vous donner un peu de contexte en retournant quelques années en arrière, au moment de la pandémie.
Très peu de gens sont venus au Canada à ce moment-là pour demander l’asile; pendant cette période, la Section de la protection des réfugiés (SPR) a éliminé son inventaire en tenant ses audiences virtuellement, une pratique que nous maintenons encore à ce jour en raison de la flexibilité qu’elle nous offre.
D’ailleurs, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) a mentionné que le Canada est l’un des quatre pays qui a été en mesure de réduire son inventaire pendant la pandémie.
À la fin de l’exercice 2021-2022, nous avions réduit notre charge de travail de 93 000 cas à 54 000 cas, ce qui constitue pour nous un inventaire adéquat pour nous permettre de fonctionner à plein régime.
C’est important de le savoir, parce que notre financement permanent nous permet de régler 50 000 demandes d’asile par année.
[Traduction]
En 2023-2024, notre objectif était de régler 52 500 cas. Avec un peu de financement temporaire, nous avons réglé 55 300 demandes d’asile. Le temps d’attente moyen était de 14 mois. Cette année, nous prévoyons régler 60 000 demandes d’asile.
Ce qui est différent aujourd’hui par rapport aux années de pandémie, c’est le grand volume de nouveaux dossiers. Nous avons constaté une forte augmentation du nombre de demandes reçues au cours de l’exercice dernier et nous avons reçu 156 700 nouvelles demandes d’asile. Le Mexique, l’Inde, le Nigéria, Haïti et la Türkiye représentaient les principaux pays à l’égard desquels nous avons reçu des demandes d’asile, l’année dernière.
Depuis janvier de cette année, 740 demandes d’asile en moyenne ont été renvoyées à la CISR chaque jour ouvrable. Ce nombre dépasse notre capacité de traitement. En avril de cette année, notre temps d’attente moyen prévu pour les dossiers recevables — ceux que nous pouvons effectivement inscrire au rôle — est de 18 mois. Ce n’est pas étonnant. Le HCR signale que, en 2023, il y a eu 110 millions de personnes déplacées de force dans le monde, et je crois comprendre qu’il a mis à jour ce chiffre la semaine dernière; il est donc encore plus élevé maintenant.
Tout cela pour dire qu’après avoir assumé le rôle de présidente en juillet dernier, il ne m’a pas fallu longtemps pour me rendre compte, avec l’équipe, qu’il fallait maintenir notre capacité de rendre des décisions équitables malgré le nombre croissant de demandes. Nous devons faire quelque chose à ce sujet. Même si des ressources supplémentaires sont les bienvenues, nous devons également changer notre façon de travailler à la CISR. Nous cherchons donc à nous concentrer davantage sur nos clients, c’est-à-dire tous les appelants, les demandeurs d’asile, les intéressés, et à faciliter l’accès au tribunal pour les gens, s’ils ne sont pas représentés, et pour leur représentant, s’il y a lieu. Nous devons simplifier nos processus et utiliser un langage plus simple. Nous devons mettre à jour notre technologie et rendre notre portail accessible non seulement aux avocats, mais aussi aux demandeurs eux-mêmes afin qu’ils sachent à quoi s’en tenir. Nous devons investir dans nos employés pour nous assurer qu’ils sont en mesure d’intervenir efficacement auprès des demandeurs d’asile et de leurs avocats et qu’ils peuvent utiliser les outils qui sont à leur disposition.
Je m’engage à rendre le conseil d’administration plus résilient et à accroître notre capacité de traiter plus de demandes d’asile plus rapidement, sans jamais faire de compromis sur la qualité et l’équité, reconnaissant que l’avenir nous réserve de nouveaux défis que nous ne pouvons pas encore prévoir.
Sur ce, madame la présidente, merci de votre temps, et je me ferai un plaisir de répondre aux questions.
La présidente : Merci.
La sénatrice Omidvar : Merci à vous deux d’être avec nous en personne. Nous vous en sommes sincèrement reconnaissants.
Au Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, nous étudions actuellement certaines sections de la Loi d’exécution du budget et avons reçu M. Jason Hollmann, le directeur général de la Direction générale des politiques d’asile. Il nous a dit, je cite :
Le système d’octroi de l’asile au Canada est sous pression en raison d’une hausse marquée du nombre de demandes d’asile, ce qui entraîne de longs délais de traitement et l’accumulation d’arriérés, ainsi qu’une incertitude prolongée chez les demandeurs.
[...] Par conséquent, des milliers de demandeurs sont confrontés à de longs délais d’attente à différentes étapes du processus.
Il ne nous a rien dit que vous n’avez pas dit, et il nous a aussi présenté quelques données.
Il faut être efficient, et il faut utiliser la technologie, et il faut faire toutes ces bonnes choses. Est-ce possible d’être à la fois rapide et équitable?
Mme Brassard : Je crois que si. Par rapport à ce que j’ai mentionné, la façon dont nous faisons le triage et la mise au rôle, nous avons des procédures internes. J’ai été surprise d’entendre que les mises au rôle sont faites dans des tableurs électroniques. Devant ce genre de chiffres, il faut que nous fassions une mise à niveau, alors nous allons améliorer nos tableurs Excel. Il faut que nous nous améliorions à cet égard. Une grande part de la rapidité du processus tient à ce que nous pouvons faire à l’interne. Pour ce qui est de l’équité, cela dépend de la formation que nous donnons à nos commissaires et aux lignes directrices que nous leur fournissons sur la façon d’instruire, d’examiner et d’évaluer les demandes d’asile. Cela ne change pas. Donc, effectivement, je pense que nous pourrions être plus rapides et que nous pouvons continuer d’être tout aussi équitables.
La sénatrice Omidvar : Pourriez-vous formuler un commentaire sur les conseils que nous avons reçus de la part de M. James Hathaway, de l’Université du Michigan, qui a déclaré devant le comité qu’une évaluation du statut de réfugié fondée sur le groupe pouvait être à la fois rapide et équitable? Il nous a donné, comme exemple, que nous n’avons pas besoin d’une audience de 25 000 $ pour déterminer qu’une femme afghane est une réfugiée. Il a dit que la plupart des réfugiés n’ont pas besoin d’un système aussi complexe que le nôtre. Pouvez-vous nous dire si vous utilisez l’évaluation fondée sur le groupe pour simplifier les audiences?
Mme Brassard : Nous n’utilisons pas le terme « groupe » parce que nous ne voulons pas aller dire à tout le monde ou aux milliers de personnes devant nous, « vos demandes sont toutes accueillies ». Cependant, nous avons effectivement un groupe de travail. Il y a des pays, comme l’Afghanistan, que nous connaissons, des pays pour lesquels nous connaissons les conditions dans le pays et connaissons le profil des demandeurs d’asile, alors nous traitons les demandes beaucoup plus rapidement sans audience, ou si une audience est tenue, elle sera beaucoup plus courte et portera sur une question déterminante ou deux. C’est ce que nous faisons. Environ le tiers des demandes d’asile que nous traitons suivent ce processus. Cela ne divise pas un groupe proprement dit, il n’y a pas de décision prise d’avance, mais le processus est beaucoup plus rapide.
La sénatrice Omidvar : Pourrais-je vous questionner à ce sujet, par rapport aux pays d’origine du plus grand nombre de réfugiés, que vous avez mentionnés, donc le Mexique, le Nigéria et l’Inde. Pouvez-vous me dire si l’évaluation fondée sur le groupe est utilisée lorsqu’il s’agit de ces pays ou pas? Je soupçonne que non.
Mme Brassard : Le groupe de travail traite les demandes provenant d’Iran, de la Türkiye, de l’Afghanistan et du Venezuela, et aussi du Pakistan. Il ne s’agit pas nécessairement des 10 premiers pays d’où viennent les réfugiés.
La sénatrice Omidvar : Je comprends. Merci.
Le sénateur Arnot : J’ai l’impression que vous êtes aux prises avec de nombreux défis.
Rapidement, j’ai deux questions. Comment gérez-vous les défis financiers associés au nombre élevé de dossiers, en particulier avec l’augmentation récente du nombre de demandes d’asile et d’appels? De combien de ressources supplémentaires avez-vous besoin pour continuer de traiter effectivement les demandes de manière objective et équitable?
Comme deuxième partie à cette question, toujours par rapport à l’objectivité et l’équité, j’aimerais savoir comment on s’assure de cela, surtout compte tenu des enjeux de plus en plus complexes et des pressions attribuables à la quantité de demandes qui arrivent?
Mme Brassard : Si vous me permettez de répondre à la dernière question en premier, nous avons augmenté, à dessein, le nombre de commissaires à la SPR, parce que nous savons que nous devons nous préparer à traiter les demandes qui arrivent. Nous formons les commissaires, et, dès le début, ils reçoivent huit semaines de formation comprenant l’apprentissage de la théorie, des simulations d’audience et des séances où ils écoutent. Il y a aussi du coaching, une sorte de mentorat qui est fait afin qu’ils ne soient pas laissés à eux-mêmes. Nous avons des services juridiques robustes qui peuvent leur donner des conseils juridiques durant la formation, sous forme de mises à jour mensuelles, et aussi pendant qu’ils rédigent leurs motifs. Durant l’examen des motifs, ils peuvent profiter de conseils protégés par le secret professionnel, relativement à leurs motifs. Cela aide beaucoup à faire en sorte qu’ils comprennent ce qu’ils font, qu’ils maîtrisent la complexité des dossiers et qu’ils soient aussi capables de rendre des décisions. Ils s’en sortent très bien, et gagnent énormément d’expérience à mesure que nous les formons.
Pour ce qui est des ressources, après avoir été fonctionnaire pendant 35 ans, je sais que l’argent fait partie de la solution, mais que ce n’est pas la seule solution. Nous devons améliorer notre façon de faire.
Le sénateur Arnot : C’est ce que vous jugez prioritaire, l’amélioration des processus.
Mme Brassard : Quand nous essayons d’améliorer le processus, nous nous assurons aussi que nos investissements dans la formation sont utilisés au mieux et qu’ils sont adaptés aux commissaires le plus possible. Donc, effectivement : réaffecter les ressources et examiner comment utiliser la technologie pour faire en sorte de réduire certains des coûts plus transactionnels; nous assurer que nous sommes cohérents d’un océan à l’autre et que nous gérons l’inventaire selon une approche nationale afin de réduire les coûts liés aux légères différences dans le processus de Montréal à Toronto à Vancouver. Donc, il s’agit de rationaliser. Si nous économisons de l’argent, nous pouvons embaucher plus de décideurs et leur offrir davantage de soutien.
L’aspect financier présente un défi, cela ne fait aucun doute, mais je pense que nous devons aux Canadiens de leur montrer que nous utilisons l’argent que nous avons de manière optimale et que nous sommes à la hauteur de ce qui est attendu de nous, par rapport au nombre de dossiers. S’il est convenu que nous allons en traiter autant, alors nous allons en traiter autant et même un peu plus.
Le sénateur Arnot : Vous êtes en poste depuis 2023...
Mme Brassard : Non, depuis juillet. Cela ne fait donc pas un an. Cela fait 10 mois.
Le sénateur Arnot : Je pensais que cela faisait 24 mois, mais non, seulement 10. Quoi qu’il en soit, je comprends ce que vous faites. Je me demandais comment vous mesurez l’atteinte des objectifs que vous vous fixez — des objectifs très ambitieux, et je comprends les raisons professionnelles —, et comment vous les adaptez à la lumière des résultats de ces mesures.
Mme Brassard : Nous avons un cadre d’assurance de la qualité, ce qui est très important, parce qu’avec le nombre de décisions que nous rendons, nous devons nous assurer de l’uniformité et de la qualité de nos décisions.
Une évaluation de la qualité est réalisée tous les deux ans par une tierce partie. L’évaluation est publiée sur notre site Web. On examine — en étant cette tierce partie — si la préparation est complète et terminée en temps opportun avant l’audience. On vérifie que les audiences sont respectueuses, qu’elles sont ciblées, que les motifs exposent les conclusions concernant les questions déterminantes, et non pas 55 questions secondaires, mais qu’ils aillent vraiment au cœur de l’affaire, que les décisions présentent des conclusions et l’analyse nécessaires pour les justifier et que les motifs sont complets, lucides, transparents et intelligibles.
L’évaluation est faite pour les quatre sections tous les deux ans, et nous regardons les résultats que nous obtenons. La SPR a obtenu une note de 97 % pour son échantillon. Nous sommes désolés de ne pas avoir obtenu 100 %, mais nous avons besoin d’une certaine marge de manœuvre pour nous améliorer. La qualité, c’est quelque chose de très important. Un tribunal n’est rien sans qualité. Le nombre de décisions que nous rendons n’a aucune importance, si nous ne rendons pas des décisions de qualité.
Le sénateur Arnot : Ou crédibles.
Mme Brassard : La crédibilité est importante pour les gens qui comparaissent devant nous. Ils doivent savoir que la décision qu’ils obtiennent est équitable, qu’ils ont été entendus, que nous les avons écoutés et que nous avons rendu une décision conforme à la loi et à la jurisprudence. Même s’ils ne sont pas contents du résultat, et cela arrive dans les quatre sections, ils comprennent néanmoins.
Le sénateur Arnot : Les objectifs que vous avez fixés me semblent satisfaisants. Merci.
[Français]
La sénatrice Gerba : Bienvenue à vous deux.
Dans une série d’articles publiés en 2023, le journal québécois La Presse a fait état de certaines préoccupations relatives à l’ingérence dans les décisions de commissaires chargés de l’évaluation des demandes d’asile. Ainsi, selon un sondage réalisé au Québec, 47 % des commissaires chargés d’évaluer les demandes d’asile affirment qu’on a porté atteinte à leur indépendance au moins une fois, et 27 % disent avoir rendu au moins une fois une décision contraire à ce qu’ils pensaient vraiment.
Quel regard portez-vous sur ces éléments? Quelles sont les mesures qui pourraient être prises ou les recommandations qui pourraient être faites pour que les commissaires puissent rendre leurs décisions en toute indépendance?
Mme Brassard : Tout d’abord, je ne suis pas au courant de cette série d’articles en particulier. Je dirais ceci : quand je rencontre les commissaires... En fait, quand ils arrivent en poste, parce que je rencontre les nouveaux commissaires au début de leur formation ou au moment de leur assermentation, je leur parle de leur indépendance. La décision de dire oui ou non leur appartient entièrement. Nous mettons des outils à leur disposition; il y a un cartable à leur disposition, il y a de la formation, il y a des services juridiques qui sont là aussi pour les appuyer, mais ultimement la décision leur appartient.
Je leur dis que le vrai sentiment d’indépendance, c’est si la décision figure dans les journaux; s’ils sont, dans leur âme et conscience, à l’aise avec leur décision. C’est cela, l’indépendance d’un décideur. Nous avons près de 400 décideurs à la Section de la protection des réfugiés. Il y a de la formation et de l’évaluation. C’est aussi notre devoir de s’assurer que les décisions sont rendues conformément à la loi.
Si un commissaire voyait ses décisions renversées régulièrement par la Section d’appel des réfugiés, nous aurions certaines conversations. Est-ce qu’il a besoin de formation? Est‑ce qu’il y a une chose qu’il n’a pas comprise sur un enjeu en particulier? Il y aurait une conversation.
Vous connaissez sans doute l’arrêt Consolidated-Bathurst, qui permet aux membres d’un tribunal d’avoir des conversations sur certains sujets. Il y a deux tendances dans un tribunal. Ce n’est pas rare dans les tribunaux qu’il y ait deux écoles de pensées sur un même sujet. Ce que je demande aux gens, c’est d’avoir des conversations en gardant l’esprit ouvert. En anglais, on dit : « Not a blank page, but an open mind. »
Ensuite, c’est à eux de rendre leur décision. C’est de leur intégrité qu’il s’agit quand ils rendent la décision qu’ils pensent juste dans les circonstances.
La sénatrice Gerba : Merci.
[Traduction]
La sénatrice Pate : Vous étiez présente lors de la discussion avec les témoins précédents. À propos des réfugiés climatiques, avez-vous des données sur le nombre de personnes de plus qui ont été déplacées de force en grande partie en raison des changements climatiques ou qui ont fui des pays où la situation climatique est devenue inhospitalière?
Ma deuxième question est très différente, mais je la pose pour deux raisons. Vous avez mentionné que la plupart de vos audiences sont tenues virtuellement, désormais. Quand j’ai visité le nouveau centre de détention de l’ASFC à Surrey, et aussi celui qui a ouvert tout récemment à Laval, on nous a dit que la Commission avait insisté pour que des salles d’audience appropriées y soient aménagées. On y trouve effectivement toute une infrastructure, avec des salles vidéo, mais jusqu’ici, les salles d’audience sont inutilisées. Je me demandais si vous alliez informer les centres qu’ils peuvent se débarrasser de ces salles et les utiliser pour autre chose, et comment vous faites certaines choses, comme vous assurer que les droits des gens d’être entendus sont respectés dans le cadre d’une audience virtuelle. Nous savons que beaucoup de ces personnes parlent une autre langue. Nous avons d’ailleurs rencontré beaucoup de gens là-bas et beaucoup d’entre eux n’avaient aucune idée de ce que cela voulait dire d’avoir « droit à un avocat ». Ils n’avaient pas d’argent pour se payer un avocat, d’après ce qu’ils nous disaient. Nombre d’entre eux nous ont dit qu’ils avaient eu beaucoup de difficultés à trouver un conseiller juridique, même après qu’il leur a été expliqué qu’un avocat serait mis à leur disposition, et ils avaient beaucoup de difficultés à remplir les demandes et d’autres choses du genre.
J’aimerais savoir quelles mesures sont prises par la CISR pour veiller à ce qu’on respecte les droits fondamentaux à un processus équitable.
Mme Brassard : À propos des audiences virtuelles, la pandémie a vraiment changé les choses de ce côté-là, même si, à l’époque où j’ai d’abord rejoint la CISR — il y a 35 ans, pendant 15 ans —, lorsque j’occupais le poste équivalent à ce qui serait aujourd’hui la vice-présidence de la Section de l’immigration, nous tenions déjà des audiences par vidéoconférence, à ce moment-là. Avec la pandémie, nous avons appris à utiliser Teams, disons, pour la grande majorité des audiences que nous tenons. C’était les seules conditions dans lesquelles nous pouvions travailler. Nous avons mené des enquêtes et continuons de tenir des sondages, et d’après les commentaires que nous recevons, il semble que la très grande majorité des demandeurs d’asile et des avocats préfèrent cette méthode de tenir des audiences. Cela nous donne bien sûr une certaine flexibilité. Nous pouvons avoir un interprète à Toronto, pour une audience tenue à Montréal, puis le même interprète peut assister le même après-midi à une audience à Vancouver. Dans ce contexte, c’est une manière tout à fait logique de travailler.
Toutefois, conformément à notre avis de pratique, si une personne désire une audience en personne, elle pourra l’avoir sans aucune discussion. C’est la raison pour laquelle nous insistons pour avoir des salles d’audience fonctionnelles. Dans certains cas, il s’agira peut-être d’une meilleure façon de s’assurer que l’audience de la personne est équitable. C’est important que nous ayons ces salles, même s’il n’est pas nécessaire qu’elles soient énormes. Il faut simplement qu’il y ait le lieu, les micros et la possibilité que tout le monde soit présent en personne, mis à part l’interprète, et il faut que nous ayons la technologie pour que l’interprète puisse travailler efficacement. Donc, oui, nous insistons pour avoir des salles d’audience appropriées. Ce n’est pas nécessaire qu’il y en ait beaucoup, mais nous devons en avoir assez pour que nous ne soyons pas obligés de refuser la tenue d’une audience ou d’un contrôle des motifs de détention en temps opportun, parce que nous n’avons pas les ressources.
Nous avons de nombreux moyens de soutenir les gens. Nous avons formé tous nos commissaires afin qu’ils puissent aider tout particulièrement les gens qui ne sont pas représentés. Nous avons des représentants désignés. Nous payons et embauchons certains d’entre eux. Nous avons une liste, un tableau de service. Cela est habituellement nécessaire pour une personne mineure non accompagnée ou pour une personne qui ne comprend pas ou ne connaît pas bien la nature des audiences. Dans le cas d’une famille de cinq, les parents et trois enfants, l’un des parents est habituellement le représentant désigné.
Nous essayons — je dis bien « essayons » — d’utiliser un langage clair dans nos directives et nos formulaires. Nous cherchons toujours à nous améliorer, parce que nous pouvons toujours faire mieux. Dès que nous pensons que nous faisons correctement les choses, nous pouvons nous améliorer.
En ce qui concerne la SPR et la SAI, nous avons les cartables nationaux de documentation. Nous tenons des séances virtuelles dans le cadre du programme READY tours, pour que les gens sachent à quoi s’attendre dans le cadre d’une audience. C’est utile, que vous soyez représenté ou non. Même les gens qui ont un avocat, s’ils le souhaitent, peuvent essayer d’avoir accès à ce programme.
La SAI, la Section d’appel de l’immigration, offre des voies de résolution informelles et des réunions de préparation avec les appelants. Il y en a cependant moins que du côté des réfugiés.
Nous faisons de notre mieux pour nous assurer que les gens ont un avocat s’ils le désirent. Cela dit, certaines personnes choisissent de ne pas être représentées.
En ce qui concerne les réfugiés climatiques, comme vous le savez, il existe cinq motifs liés à la définition de réfugié, et les changements climatiques n’en font pas partie. Je n’ai pas de chiffres à vous donner, parce qu’il ne s’agit pas d’un motif de revendication du statut de réfugié. Même en ce qui concerne les gens qui viennent de régions inhospitalières, nous n’avons pas de statistiques à ce sujet.
La sénatrice Pate : Merci.
La présidente : Vous avez effleuré le sujet en répondant à la question de la sénatrice Pate, mais pouvez-vous nous dire quelles sont vos pratiques en vigueur pour soutenir les personnes déplacées ayant des besoins spéciaux, par exemple les enfants non accompagnés, les personnes handicapées, les personnes ayant survécu à la torture et les survivantes de violence sexuelle et fondée sur le genre?
Mme Brassard : Je vais commencer par parler des mineurs non accompagnés. J’ai déjà parlé des représentants désignés. Nous avons un guide, sur notre site Web, qui précise ce que nous attendons des représentants désignés. La liste est assez longue. Pour commencer, il faut bien sûr rencontrer la personne et s’assurer qu’elle comprend sa situation, lui donner des instructions ou l’aider à donner des instructions à son avocat, l’aider à trouver un avocat et lui donner des instructions. Quand c’est possible, quand nous sommes au courant d’une telle situation, si la personne fait l’objet de plus d’une instance devant la CISR, nous allons lui affecter le même représentant désigné, si possible.
Pour ce qui est des personnes handicapées, cela dépend vraiment de la nature de leur handicap. Bien sûr, le fait que nous pouvons tenir des audiences virtuelles aide, parfois. Les gens sont chez eux, ou dans le bureau de leur conseiller juridique. Cela dit, nos bureaux sont aussi accessibles. Nous offrons des lieux accessibles.
Si la personne a un trouble de santé mentale, pourvu que nous en soyons informés, la personne peut aussi avoir un représentant désigné.
Vous avez mentionné la torture et d’autres types de préjudices graves. Dans la formation que nous donnons à nos commissaires, nous veillons à ce qu’ils fassent preuve de sensibilité lorsque ces questions surviennent. Nous avons des directives sur le sujet. C’est un travail délicat. Les commissaires doivent décider si une personne a une crainte fondée de persécution en lien avec l’un des motifs prévus. Ils doivent être convaincus par les éléments de preuve. Ils reçoivent une formation afin qu’ils sachent comment examiner les éléments de preuve avec respect et compassion, afin qu’ils ne causent pas un nouveau traumatisme aux personnes devant eux. Les conseillers juridiques peuvent aussi aider, dans ce contexte. Voilà pourquoi nos commissaires prennent leur temps. Ils se préparent d’avance à traiter le dossier, pour qu’ils sachent à quoi s’attendre et qu’ils puissent s’assurer de faire un travail efficace, mais équitable et respectueux envers la personne qui est devant eux.
La présidente : Merci.
Quand nous étions au Costa Rica, nous avons vu des gens, des réfugiés, qui essayaient de traverser la frontière. Certains d’entre eux ne nous ont pas dit directement ce qu’ils avaient vécu, mais c’était possible de lire entre les lignes, quand ils parlaient de leurs expériences. Recevez-vous un grand nombre de demandes de la part de femmes qui ont subi beaucoup de violence sexuelle durant leur périple jusqu’à un pays sûr?
Mme Brassard : Il est difficile de répondre à cette question. L’audience porte généralement sur le pays de persécution et pas nécessairement sur le trajet et le voyage. À ce titre, nous appliquons la loi. La crainte de persécution doit être à l’égard du pays de résidence habituelle ou du pays de nationalité. Donc, nous évaluons les demandes d’asile à l’égard du pays concerné.
Cependant, dans le cas d’une personne qui a vécu un trajet particulièrement difficile et dont l’état de santé mentale rend la situation difficile ou la rend plus vulnérable, nous formons aussi nos commissaires pour veiller à ce que, lorsqu’ils ont devant eux une personne vulnérable, ils savent comment agir, comment poser leurs questions et même, le cas échéant, communiquer avec le représentant désigné pour veiller à ce que la personne ait de l’aide pour comprendre ce qu’elle doit démontrer durant l’audience et pour éviter de traumatiser à nouveau la personne.
La présidente : Merci.
La sénatrice Omidvar : Merci, madame Brassard.
Nous aimerions pouvoir extraire quelques recommandations. Le système de demande d’asile présentée dans un bureau intérieur est une grande partie de ce que nous faisons au Canada. Pouvez-vous nous dire combien coûte en moyenne une audience type?
Mme Brassard : Le directeur parlementaire du budget a donné quelques chiffres à ce sujet, et nous avons essayé d’indiquer quelles données nous concernent. Cela dit, nous ne sommes pas certains de la méthodologie qui a été utilisée. Je ne veux pas dire que nous remettons les chiffres en question, c’est plutôt que nous ne savons pas comment cela a été fait. Nous avons essayé de produire une estimation en utilisant notre propre méthodologie, et les résultats ne correspondent pas nécessairement aux leurs, juste pour vous avertir. Selon les calculs du directeur parlementaire du budget, le coût moyen est de 16 000 $, alors que nous pensons que le coût est légèrement inférieur à 5 000 $, soit 4 900 $.
La sénatrice Omidvar : Peut-être que le directeur parlementaire du budget prend aussi en considération les appels, la procédure consécutive à l’audience, ou est-ce seulement...
Mme Brassard : Je ne sais pas. Peut-être qu’il prend en considération tout le coût du système, mais c’est ainsi que nous calculons nos coûts.
La sénatrice Omidvar : Je vous ai entendue parler de technologie.
Mme Brassard : Oui.
La sénatrice Omidvar : Je suis d’accord avec vous pour dire que les systèmes seraient plus rapides et possiblement plus efficients si on mettait à jour la technologie. Sur une échelle de 1 à 10, quelle note donneriez-vous à la CISR relativement à la façon dont elle utilise la technologie?
Mme Brassard : Ce n’est pas une question facile. Je ne lui donnerais pas une meilleure note que 6,5. Je ne veux pas être injuste envers l’équipe. Les gens travaillent très dur, ils travaillent avec dévouement et croient en la mission de la CISR. Toute la CISR y croit.
La sénatrice Omidvar : Je comprends.
Mme Brassard : Tout le monde est très professionnel et dévoué. Les gens font bien leur travail malgré des systèmes imparfaits. Nous avons un système un peu lent, mais nous y travaillons présentement. Tout simplement, nous avons recueilli beaucoup trop de données, alors nous allons en retirer une partie ou les archiver pour améliorer le système. Nous avons de bons critères pour notre processus de triage. C’est un peu difficile de rendre le processus plus systématique qu’il ne l’est déjà.
Nos systèmes ont été conçus pour un nombre ou une quantité de demandes beaucoup plus faible que ce que nous recevons présentement. C’est probablement la raison pour laquelle — et je sais que je vais en entendre parler demain — j’ai donné une note un peu basse. C’est à cause des problèmes auxquels nous faisons face actuellement. Autrement, les choses fonctionnaient, et elles ont fonctionné pendant 35 ans. Le système a été amélioré au cours des 35 dernières années.
Nous devons aussi travailler avec l’application Mon dossier, qui est...
La sénatrice Omidvar : Oui, je sais.
Mme Brassard : ... et nous espérons rendre l’application accessible aux demandeurs d’asile eux-mêmes au cours de l’exercice en cours. Comme vous le savez, il est nécessaire d’avoir un identifiant pour se connecter, et par mesure de sécurité, il faut deux identifiants clés.
Nous tenons des audiences virtuelles. C’est tout un exploit, compte tenu du nombre d’audiences que nous devons tenir chaque année.
La sénatrice Omidvar : Ce que je vous entends dire, madame Brassard, c’est qu’en utilisant intelligemment la technologie de pointe, le coût moyen des audiences serait plus bas. Ai-je bien résumé?
Mme Brassard : Il y a un coût associé aux technologies de pointe, alors j’hésite toujours à promettre une réduction des coûts. Nous espérerions cependant que ce soit plus rapide.
La sénatrice Omidvar : D’accord.
J’aimerais maintenant parler des conseillers juridiques.
Mme Brassard : Oui.
La sénatrice Omidvar : Incidemment, j’ai entendu parler de demandeurs d’asile qui ne sont pas représentés adéquatement, ou alors qui reçoivent de mauvais conseils juridiques, voire aucun. Qu’avez-vous observé, par rapport à leur représentation juridique? Quelles améliorations pourrions-nous apporter afin que ces personnes aient accès à une bonne représentation juridique et que vous puissiez faire votre travail de manière agile dans le cadre d’un dossier.
Mme Brassard : Quand survient une situation inacceptable avec un avocat, et cela arrive très rarement, nous veillons à ce que le barreau soit informé. La fraude, les fausses déclarations, la présentation de faux éléments de preuve, tout ce qui est flagrant... nous communiquons avec le barreau et laissons l’organisation faire ce qu’elle a à faire par rapport à ces avocats.
Il y a environ 3 000 avocats ou représentants juridiques qui comparaissent devant nous. C’est beaucoup de monde.
La sénatrice Omidvar : J’aimerais seulement confirmer qu’il s’agit bien tous d’avocats et non pas de consultants en immigration, oui?
Mme Brassard : Il y a aussi quelques consultants, mais les consultants qui comparaissent devant nous sont agréés par le collège.
La sénatrice Omidvar : D’accord. Je m’en souviens, merci.
Mme Brassard : Il y a un processus assez bien structuré et bien défini. Les représentants doivent suivre des cours. Je pense que McGill en offrait, et aussi l’Université Queen’s et l’Université de Montréal, qui toutes les deux...
La sénatrice Omidvar : Comment pourrions-nous faire en sorte que les demandeurs d’asile reçoivent de meilleurs conseils juridiques? Que pourrions-nous indiquer dans notre rapport à propos des conseils juridiques auxquels les demandeurs d’asile ont accès?
Mme Brassard : Vous pourriez vous renseigner auprès de l’aide juridique. Parfois, comme nous, l’aide juridique reçoit une tonne de demandes. Si nous avons reçu 156 000 dossiers l’année dernière, cela veut dire que les avocats les ont eus aussi, et leur temps comme le nôtre est limité. C’est un aspect du travail. Un autre aspect est que certains avocats — quelques-uns — prennent énormément de dossiers.
La sénatrice Omidvar : C’est une bonne chose à savoir.
Mme Brassard : Énormément de dossiers. Quarante-deux d’entre eux s’occupent d’environ 30 000 demandes d’asile. Quarante-deux avocats... ce ne sont pas tous des avocats. Trois, je crois...
La sénatrice Omidvar : Quarante-deux avocats.
Mme Brassard : Pour 30 000 demandes d’asile.
La sénatrice Omidvar : C’est inconcevable.
Mme Brassard : Je ne dis pas qu’ils donnent tous de mauvais conseils. Je dis que leur charge de travail est si énorme qu’ils doivent trouver des façons de… Peut-être que c’est ce qu’ils ont fait. D’un autre côté, le temps a un impact majeur. Nous ne pouvons pas mettre certaines affaires au rôle, parce qu’ils ont tant de dossiers. Je ne dis pas que ces personnes sont de mauvais conseillers juridiques, loin de là. Je dis seulement que cela crée un problème pour nous, lorsque nous tentons de communiquer avec les demandeurs d’asile. Je me préoccupe autant des conseils juridiques qu’a reçus la personne devant moi que des 156 000 autres à la fin de la liste, qui vont aussi devoir comparaître.
Vous avez déjà probablement posé des questions à l’aide juridique en Ontario, au Québec et en Colombie-Britannique. Ces gens travaillent énormément. Ils sont très dévoués. J’ai dû me rendre à l’Association du Barreau canadien il y a quelques semaines. Ces personnes consacrent énormément de temps à s’entraider au chapitre de la formation, et elles font aussi du mentorat en même temps. Elles travaillent vraiment sans relâche.
La qualité du travail dépend aussi parfois des résultats, alors si vous croyez ne pas avoir obtenu le résultat que vous souhaitiez, alors vous ne serez pas content des conseils que vous avez eus.
La sénatrice Omidvar : Je crois savoir que, dans la loi d’exécution du budget, le gouvernement fédéral a alloué des fonds supplémentaires aux sociétés d’aide juridique.
Mme Brassard : Je crois que oui.
La sénatrice Omidvar : Cela va aider, mais le fait que 42 avocats ont... je vais devoir y réfléchir. Merci de vos réponses à mes questions. Je vous suis reconnaissante.
Le sénateur Arnot : J’ai deux ou trois questions. Vous avez dit que vous avez tenu 55 300 audiences, l’année dernière.
Mme Brassard : Y compris le règlement final des décisions de la SPR.
Le sénateur Arnot : Combien de demandes ont été accueillies?
Mme Brassard : Soixante-neuf pour cent.
Le sénateur Arnot : Ensuite, si on regarde vers l’avenir, je comprends ce que vous faites avec vos ressources. Vous voulez utiliser l’argent des contribuables en travaillant de manière pratique et efficiente, mais à un certain moment, vous allez atteindre la limite de vos capacités, et vous aurez besoin de plus de ressources. Quelles sont les initiatives de planification financière essentielles pour que la CISR soit en mesure de traiter l’augmentation éventuelle du nombre de dossiers, en raison des tendances actuelles des déplacements forcés dans le monde, lesquels semblent augmenter de manière presque géométrique? Que pouvez-vous faire, à ce niveau?
Ma dernière question est : quelles recommandations pourrions-nous faire, selon vous, pour vous appuyer dans votre travail et vous aider à atteindre les objectifs que vous avez fixés pour votre organisation?
Mme Brassard : Avant mon arrivée, la CISR travaillait à améliorer son modèle de financement et essayait d’élaborer des scénarios de coût, c’est-à-dire en en ajoutant ici, en en enlevant là, de manière à s’assurer d’optimiser les ressources. Nous sommes en train de mettre la dernière main à cela, et avec un peu de chance, au cours des prochains mois, nous aurons une meilleure idée de notre capacité optimale, je ne dis pas maximale, mais bien optimale, afin de préserver la qualité, l’équité et l’efficience du processus. Nous devons veiller à conserver cela.
Ensuite, au moment opportun, nous faisons les démarches pour expliquer de quel genre de ressources nous avons besoin pour faire notre travail, mais nous gardons toujours à l’esprit qu’il s’agit d’une partie d’un ensemble plus vaste. Il y a la détermination du statut de réfugié, mais il y a aussi tout le reste du système, et si le nombre de dossiers augmente, cela entraîne certaines conséquences, et si le nombre de dossiers diminue, cela en entraîne d’autres. Nous essayons aussi d’être — « agiles » est un grand mot — réactifs et sensibles à divers facteurs.
Le sénateur Arnot : Merci.
La présidente : Merci beaucoup. Comme il n’y a pas d’autres questions, je veux profiter de l’occasion pour remercier les témoins de comparaître devant nous. Votre témoignage sera très utile pour notre débat et notre étude.
Avant de faire une brève pause, j’aimerais informer les honorables sénateurs que, le 14 mai, la sénatrice Pate et moi avons participé à une réunion virtuelle au sujet de l’Union interparlementaire, l’UIP, et du Haut-Commissariat aux droits de l’homme. La boîte à outils d’autoévaluation des droits de la personne vise à offrir aux parlements l’occasion de déterminer les pratiques exemplaires, les lacunes et les leçons apprises et aussi d’établir un plan d’action pour favoriser une meilleure prise de conscience et une meilleure intégration continue des droits de la personne dans leur travail. Elle a été mise au point avec l’aide de dix parlementaires défenseurs des droits de la personne dans leur pays. Nous avons appris que 148 parlements ont un comité des droits de la personne et que les autres n’en ont pas. Je pense qu’il y a environ 179 membres, donc il y a encore du travail à faire. Je voulais vous en parler parce que l’UIP nous a dit que le Comité sénatorial permanent des droits de la personne est l’un des comités sur lesquels il garde un œil en raison du travail que nous faisons.
J’ai aussi été invitée à rencontrer le conseil des communications stratégiques du Conseil des universités de l’Ontario le 16 mai, pour parler du rapport sur l’islamophobie du Comité permanent des droits de la personne.
Je croyais qu’il était essentiel de vous communiquer cette information aujourd’hui pour nous rappeler l’importance de notre travail et la grande portée de ses répercussions, compte tenu de certaines conversations qui se tiennent actuellement à l’autre endroit au sujet de l’abolition des comités des droits de la personne. Je crois que c’est important, et je voulais vous faire part de cette information.
Honorables sénateurs et invités, la première partie publique de notre réunion tire maintenant à sa fin. Nous allons suspendre la séance pendant quelques minutes, puis, nous reprendrons à huis clos pour parler de l’ébauche de l’ordre du jour. Nous reprendrons ensuite en public vers 19 h 15 pour accueillir notre dernier témoin.
(La séance se poursuit à huis clos.)
(La séance publique reprend.)
La présidente : Honorables sénateurs et tous ceux qui suivent notre débat, je vous rappelle que notre comité reprend ses travaux ce soir conformément au présent ordre de renvoi général.
Je vais maintenant accueillir notre troisième et dernier témoin de la journée. On a demandé à notre témoin de faire une déclaration liminaire. Je lui donnerai la parole, puis ce sera au tour des sénateurs de lui poser des questions.
Nous accueillons Oleksandra Matviichuk, avocate et présidente, du Centre pour les libertés civiles, qui a reçu, comme la plupart d’entre vous le savent sans doute, le prix Nobel de la paix en 2022.
Nous sommes ravis de vous avoir parmi nous. Veuillez présenter votre déclaration liminaire.
Oleksandra Matviichuk, présidente, Centre pour les libertés civiles : Merci beaucoup de me donner la parole. C’est un grand honneur pour moi de m’adresser à cet auditoire distingué.
Je suis une avocate en droits de la personne et, pendant 10 ans, mon équipe et moi avons documenté les crimes de guerre qui ont été commis dans cette guerre que la Russie a déclarée à l’Ukraine. Nous avons uni nos efforts avec des dizaines d’organisations de différentes régions et construit un réseau national de gens de partout au pays, y compris dans les territoires occupés, qui documentent la situation. Nous avons travaillé ensemble pendant les deux années entières de guerre, et avons tous ensemble relevé plus de 72 000 incidents de crimes de guerre.
Les troupes russes détruisent les immeubles résidentiels, les écoles, les églises, les musées et les hôpitaux. Elles attaquent les corridors d’évacuation. Elles torturent les gens dans des camps de filtration. Elles enlèvent de force les enfants ukrainiens pour les amener en Russie. Elles interdisent la langue et la culture ukrainiennes. Elles enlèvent, volent, violent et tuent des civils dans les territoires occupés.
La Russie se sert de crimes de guerre comme moyen de faire la guerre. Elle tente de briser la résistance des gens et d’occuper le pays au moyen d’un outil que je qualifie d’énorme douleur qu’elle inflige à la population civile. Nous ne documentons pas seulement les violations de la Convention de Genève et de la Convention de La Haye. Nous documentons la douleur humaine.
Je veux mettre l’accent sur le crime lié à l’expulsion forcée de la population ukrainienne pour modifier la composition démographique en Ukraine. La Crimée était un site de test pour la Russie, un endroit où la Russie a mené une expérience pour intégrer le territoire occupé. Dans cette expérience, on a imposé la citoyenneté russe, on a remplacé la population ukrainienne par une autre et favorisé la répression pour maintenir des gens en situation d’infériorité.
Immédiatement après l’occupation de la Crimée, la Russie s’est empressée d’expulser la population active de la péninsule pour la remplacer par des citoyens de la Fédération de Russie provenant de différentes régions grâce à de l’immigration contrôlée. Selon les statistiques officielles, le 1er janvier 2019, la croissance de la population à Sébastopol, compte tenu de la migration de gens provenant de la Russie, était de 17 %, du jamais vu. En même temps, la répression fait en sorte que les gens quittent constamment la Crimée.
La Russie a reproduit la même chose dans d’autres territoires ukrainiens qu’elle a conquis illégalement, et les gens qui vivent dans des territoires occupés n’ont aucun outil pour protéger leurs droits, leur liberté, leurs biens, leur vie et leurs enfants.
La Russie a planifié l’expulsion forcée d’enfants. Elle a arrêté les parents dans des camps de filtration et elle donne leurs enfants en adoption à des familles russes. C’est exactement ce qui est arrivé à Yevhen Mezhevyi de Marioupol, qui a été forcé par les Russes de se séparer de ses trois enfants lorsqu’il n’est pas parvenu à passer par le camp de filtration. Le droit russe permet à des parents adoptifs de modifier non seulement le nom de famille de l’enfant, mais aussi l’année et le lieu de sa naissance. Donc, il est très difficile de savoir ce que deviennent les enfants ukrainiens après leur adoption. Yevhen a été libéré après des mois de détention illégale. Il a pu retrouver ses enfants et arrêter le processus d’adoption. Son fils aîné dit que, après que son père les a eu récupérés, les autres enfants qui étaient dans son groupe ont été donnés à des familles russes.
Ces actes sont commis partout et sont systématiques. C’est bien établi par des mandats d’arrestation émis par la Cour pénale internationale au nom du président Poutine et sa commissaire aux droits des enfants, Maria Alekseyevna Lvova-Belova.
Ces actes montrent que l’invasion russe avait pour but de perpétrer un génocide. Les Russes mettent en œuvre délibérément des politiques pour supprimer la nation ukrainienne. C’est pourquoi ils ont établi tout le système de rééducation forcée des enfants ukrainiens afin qu’ils deviennent russes dans les territoires occupés. C’est pourquoi ils ont organisé le processus d’adoption forcée d’enfants ukrainiens par des familles russes; ils veulent que ces enfants soient élevés comme des Russes.
Je demande au Comité sénatorial permanent des droits de la personne de rédiger un rapport sur l’expulsion forcée des Ukrainiens, surtout l’expulsion des enfants ukrainiens vers la Russie dans le cadre d’une stratégie délibérée de modifier leur identité. Les organisations de défense des droits de la personne ukrainiens sont heureuses d’apporter leur aide. Le Canada peut prendre les devants et concevoir et mettre en œuvre des contre‑mesures individuelles, comme une stratégie de sanctions harmonisées, compte tenu de l’expulsion, du transfert forcé et des reports injustifiables dans le dossier du rapatriement d’enfants ukrainiens, du moins en ce qui concerne les États-membres de la Coalition internationale pour le retour des enfants ukrainiens.
Il est aussi important de faciliter l’adoption d’une résolution de l’Assemblée générale de l’ONU sur le mécanisme juridique lié au retour des enfants ukrainiens et d’encourager la représentante spéciale du Secrétaire général pour les enfants et les conflits armés d’accorder le statut d’enfant enlevé à tous les enfants ukrainiens déplacés jusqu’à la confirmation d’un autre statut juridique afin de surveiller et d’évaluer leur situation.
Merci.
La présidente : Merci, madame Matviichuk pour votre présentation.
Nous allons maintenant passer aux questions des sénateurs. Vous avez quatre minutes pour poser votre question et écouter la réponse.
Le sénateur Arnot : Merci beaucoup d’être présente aujourd’hui, et merci de l’excellent travail que fait votre organisation et félicitations pour avoir gagné le prix Nobel de la paix en reconnaissance de votre travail.
En tant que chef de file dans la défense juridique contre les crimes de guerre, dites-nous quelles sont les stratégies clés que met en œuvre votre organisation pour attirer l’attention internationale et intenter des poursuites contre les auteurs de ces violations? Quelle est la méthodologie que vous avez appliquée pour documenter ces violations des droits de la personne et à quels problèmes avez-vous dû faire face?
Vous nous avez proposé deux choses à faire. Je vais poser une question plus générale. Y a-t-il quelque chose que vous aimeriez que notre comité fasse pour vous aider dans le travail que vous faites?
Mme Matviichuk : Merci beaucoup de poser ces questions.
Je vais commencer par parler des problèmes. Nous avons fait face à un nombre de crimes sans précédent, ce qui veut dire que nous avons fait face à un niveau de douleur humaine jamais vu. Parfois, j’ai l’impression que cette douleur m’épuise. Je n’étais pas préparée, même avec toutes mes connaissances, toute mon expérience, tout le travail que j’ai effectué dans mon domaine, à un tel niveau d’atrocités.
L’autre problème, c’est qu’il y a une absence de reddition de comptes. Il n’y a pas de tribunal international qui peut poursuivre Poutine et ceux qui l’entourent pour le crime d’agression. Toutes ces atrocités que nous documentons présentement sont le résultat de la décision du leader russe de déclarer cette guerre. Je demande aux membres distingués du Sénat d’aider l’Ukraine et d’appuyer la création d’un tribunal spécial pour la poursuite du crime d’agression et d’en faire une cour internationale afin que nous puissions arrêter Poutine tous ensemble et conformément au droit international.
En ce qui concerne les stratégies clés dont se sert notre organisation, puisque je travaille directement auprès des victimes touchées par cette guerre, je sais qu’elles perçoivent la justice très différemment. Pour certaines victimes, la justice, c’est l’occasion de voir leurs agresseurs derrière les barreaux. Pour d’autres, la justice, c’est de recevoir une indemnité, et si elles ne la reçoivent pas, elles ne seront pas satisfaites. Pour d’autres, la justice, c’est seulement de connaître la vérité sur ce qui est arrivé à leurs êtres chers. Pour d’autres encore, la justice, c’est avoir l’occasion d’être entendues et de faire admettre au public que ce qui leur est arrivé à eux et à leur famille, c’est non seulement immoral, mais illégal. Notre stratégie consiste à concevoir une stratégie de justice exhaustive et une infrastructure adéquate pour répondre à tous ces besoins. Cette stratégie est composée de différents éléments : elle tient compte de l’augmentation des compétences de la Cour pénale internationale; de l’établissement d’un tribunal spécial pour la poursuite du crime d’agression; de la contribution à un registre des dommages pour fournir à toutes les victimes de cette guerre le droit à une indemnité; et du renforcement du système national, parce que celui-ci sera toujours chargé de la grande majorité des crimes.
La sénatrice Omidvar : Merci beaucoup, madame Matviichuk, d’être présente aujourd’hui et de partager votre opinion avec nous.
Nous savons ce qui se passe en Ukraine. Le Canada soutient l’Ukraine d’une façon inébranlable. En février, cette année, notre ministre des Affaires étrangères a annoncé une coalition entre le Canada et l’Ukraine précisément en ce qui concerne le retour des enfants qui avaient été enlevés. Croyez-vous que cette approche bilatérale entre le Canada et l’Ukraine — je crois qu’au moins 30 autres pays sont aussi signataires — est un signe de progrès et de réussite pour votre mission? Aimeriez-vous ajouter quelque chose à cet effort du gouvernement canadien?
Mme Matviichuk : Tout d’abord, laissez-moi exprimer ma plus sincère gratitude aux gens du Canada pour avoir pris les devants dans le cadre de cette coalition internationale visant le retour des enfants ukrainiens. C’est un problème très délicat pour la société ukrainienne. Les autorités ukrainiennes ont identifié de façon non officielle plus de 19 000 enfants, et nous ne sommes parvenus à en récupérer que quelques centaines.
L’établissement de cette coalition internationale est très centrale, mais ce n’est que la première étape. La question, c’est maintenant de savoir quelle stratégie il faut appliquer. Quel genre d’activités les membres de la coalition pourront-ils mener? Pourront-ils coordonner leur action? Pourront-ils jouer différents rôles afin d’atteindre l’objectif commun?
Dans mes commentaires précédents, j’ai souligné trois choses importantes que devront faire les membres de cette coalition internationale. Le Canada peut prendre les devants et commencer ces étapes, mais, si vous me le permettez, je vais aussi me concentrer sur un problème auquel nous faisons face en Ukraine et que la communauté internationale ne voit peut-être pas vraiment. Des millions d’Ukrainiens souffrent, et parmi ces millions de personnes, il y a des enfants. Il est très difficile pour les enfants de gérer cette terrible réalité sans aide psychologique. Nous manquons de spécialistes en psychologie en Ukraine. Les fondations qui s’occupent des enfants touchés et blessés par la guerre disent qu’elles ont établi des programmes dans les universités ukrainiennes pour former de nouveaux spécialistes parce que ce sont eux qui aideront les enfants, et pas seulement les infrastructures et d’autres ressources. La possibilité que les enfants puissent retrouver une vie normale dépendra vraiment des spécialistes qui seront sur le terrain et travailleront avec eux.
La sénatrice Omidvar : Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste le tribunal spécial pour la poursuite du crime d’agression que vous demandez? Où serait-il situé? Qu’en est-il de la gouvernance? Pensez-vous qu’il devrait être établi sous l’égide de la CPI ou de la CIJ ou de quelque autre instance?
Mme Matviichuk : Merci de la question.
Laissez-moi d’abord vous expliquer le problème. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de tribunal international qui peut poursuivre Poutine et ceux qui l’entourent pour le crime d’agression. Même la Cour pénale internationale n’a pas compétence pour poursuivre le crime d’agression relative à la guerre russe contre les Ukrainiens. C’est pourquoi nous devons établir un tribunal distinct, indépendant de la Cour pénale internationale ou de la Cour internationale de justice des Nations unies, pour combler cette lacune à laquelle nous faisons face présentement.
Pourquoi est-ce important? Si nous voulons prévenir des guerres dans l’avenir, nous devons punir les États et leurs chefs qui déclarent de telles guerres présentement. C’est une question de bon sens, mais le problème, c’est que dans toute l’histoire de l’humanité, nous n’avons vu qu’une situation semblable. Je parle du procès de Nuremberg. Tous les autres tribunaux, comme les tribunaux de la Yougoslavie ou du Rwanda, ou le Tribunal spécial pour la Sierra Leone ont poursuivi les auteurs parce qu’ils s’étaient entretués sans respecter les règles. Nous devons établir un tribunal qui poursuivra les gens qui déclareront une guerre.
J’insiste sur les modalités de ce tribunal parce que, présentement, dans ce groupe principal de dizaines d’États qui parlent de l’établissement d’un tribunal spécial, on se demande si un tel tribunal spécial sera établi ou non comme un tribunal international ou comme un tribunal hybride et quelle serait la différence entre les deux. Si nous établissons un tel tribunal spécial comme étant un tribunal hybride, ce qui veut dire qu’il fera partie d’un système national, il n’aura pas les compétences pour passer outre à l’immunité de Poutine, conformément au droit international. Franchement, je n’ai pas d’argument pour expliquer aux gens en Ukraine ou aux gens au Canada que nous allons investir des sommes d’argent colossales et beaucoup de temps et de ressources pour établir un tribunal afin de poursuivre le crime d’agression, mais que celui-ci n’aura pas le pouvoir de poursuivre la personne la plus responsable. C’est pourquoi il est important que ce tribunal soit un tribunal international.
Vous avez posé des questions au sujet de l’endroit où il sera situé. C’est négociable. Je sais que les Pays-Bas ont déjà mentionné qu’ils étaient intéressés à accueillir un tel tribunal spécial, et la gouvernance dépendra du statut de ce tribunal spécial. C’est aussi quelque chose que nous pouvons concevoir avec les pays qui contribueront à la création d’un tel tribunal.
La sénatrice Pate : Merci beaucoup, et merci de tout le travail que vous faites. C’est un honneur de pouvoir vous rencontrer.
J’aimerais savoir quels sont les pays qui ont déjà dit qu’ils étaient d’accord avec ce tribunal spécial et j’aimerais connaître les mesures qui sont prises. Quelles sont les prochaines étapes, selon vous, que nous pourrions recommander, par exemple, au gouvernement?
Mme Matviichuk : Un groupe principal de 40 États principaux discutent actuellement des modalités de ce tribunal spécial. Malheureusement, parmi ces 40 États, il y a peu de représentants des pays de l’Afrique ou de l’Amérique latine, pour des raisons évidentes. J’espère que cela s’améliorera bientôt.
Avant de vous parler de la prochaine étape, laissez-moi vous parler de l’étape précédente. L’étape précédente consistait à établir le Centre international dans La Haye, qui est chargé d’enquêter sur les crimes d’agression, ce que nous avons fait l’année dernière, et cinq pays ont délégué des procureurs afin qu’ils travaillent dans ce centre spécial. Lorsque l’on met sur pied un tribunal spécial, on ne commence pas nécessairement le travail à partir de zéro. Cela existait déjà dans ce centre international qui effectue des enquêtes conformément aux normes internationales.
Quelle sera la prochaine étape? Il est très facile de penser que la Russie établira son propre tribunal spécial. La Russie peut inviter le Venezuela, la Syrie, la Corée du Nord, l’Érythrée, l’Iran, prendre le concept de justice et le rendre complètement absurde. C’est pourquoi nous devons mettre sur pied ce tribunal spécial en tant qu’organisation internationale de façon à établir sa légitimité. La priorité, c’est l’ONU, mais cela veut dire que nous devons obtenir les deux tiers des votes des membres aux Nations unies, ce qui est impossible, malheureusement, compte tenu de la situation actuelle. C’est pourquoi le gouvernement ukrainien et la société civile ukrainienne tentent de travailler en parallèle pour concevoir un tel tribunal spécial en s’appuyant sur des organisations régionales internationales. Après tout, le Conseil de l’Europe peut être une solution dans cette situation.
La sénatrice Pate : Merci.
[Français]
La sénatrice Gerba : Je pense que vous avez un peu répondu à ma question sur le Centre international pour la poursuite du crime d’agression contre l’Ukraine (ICPA). J’aimerais savoir si cette première étape, qui a commencé en 2023... Est-ce qu’il fait quand même bien son travail? Sinon, qu’est-ce que ce tribunal spécial que vous envisagez de créer ou que vous privilégiez apportera spécifiquement pour que ce soit totalement différent de celui qui a été créé en 2023? Est-ce que vous allez essayer de convaincre certains acteurs qui sont aujourd’hui influencés par la désinformation russe, afin qu’ils adhèrent à ce tribunal spécial?
[Traduction]
Mme Matviichuk : Merci de la question.
Je ne peux pas parler de l’efficacité du travail de ce centre international qui a été établi à La Haye parce que ses enquêtes sont confidentielles, donc nous ne pouvons accéder à aucun document. C’est normal. Nous pouvons évaluer son efficacité lorsqu’il fait part de l’affaire au grand public et finit son enquête, et dans l’avenir, nous saurons s’il a recueilli ou non les éléments de preuve adéquats pour établir le crime d’agression devant un tribunal international.
En ce qui concerne l’incidence qu’aura le tribunal spécial, laissez-moi répondre à votre question de ce point de vue. L’enfer que nous vivons actuellement en Ukraine est le résultat de l’impunité la plus totale dont jouit la Russie depuis des dizaines d’années; elle a commis d’horribles crimes en Tchétchénie, en Moldavie, en Géorgie, au Mali, en Libye, en Syrie, en Afghanistan et dans d’autres pays. La Russie n’a jamais été punie. Elle croit qu’elle peut faire tout ce qu’elle veut. Nous devons briser ce cycle d’impunité. La définition de la justice et l’impact qu’elle a n’est pas toujours visible pour les gens parce qu’ils croient que la justice a une incidence sur le passé vu que vous punissez des auteurs pour quelque chose qu’ils ont déjà fait ou ils pensent que la justice a une incidence sur ce qui se passera dans l’avenir parce qu’elle envoie un message clair qui indique que si vous faites la même chose, vous serez poursuivi, mais la justice a une incidence sur le présent. La justice peut changer la réalité de façon stratégique.
Qu’est-ce que je veux dire par là? Nous ne faisons qu’entamer les bonnes procédures juridiques pour mettre sur pied un tel tribunal spécial. Nous enverrons un signal à la Russie pour lui dire que cette fois, elle devra sans doute répondre de ses actes. Si ne serait-ce qu’une partie des Russes commencent à douter, cela veut dire qu’il y aura une diminution de la brutalité dans leurs actes. Lorsque nous parlons de guerre à grande échelle, cet apaisement fait en sorte que nous pouvons sauver des dizaines de milliers de vies. C’est l’effet que la justice peut avoir sur le présent, et c’est quelque chose que nous ne comprenons pas toujours. C’est pourquoi il est si important d’établir ce tribunal spécial maintenant, et ne pas attendre que la guerre cesse d’une façon ou d’une autre, si elle cesse.
La présidente : La sénatrice Omidvar l’a déjà dit. Le Parlement du Canada s’est rangé solidement derrière l’Ukraine, et comme il arrive parfois lorsque d’autres conflits attirent l’attention sur eux, d’autres pays où il y a des conflits, le conflit initial est relayé au second plan. Nous, au Sénat, et je sais que c’est aussi le cas pour les députés dans la Chambre des communes, avons toujours parlé de la situation en Ukraine. Je veux que vous sachiez que les sénateurs vous soutiennent et que c’est pour cette raison que nous sommes si ravis de vous accueillir au sein de notre comité aujourd’hui.
Vous avez parlé de la désinformation et de la façon dont elle est utilisée. Comment pouvons-nous la contrer? Nous parlons de la Russie. C’est un pays très vaste qui a énormément de ressources, et nous voyons toujours cela. Comme je connais très bien le conflit en Afghanistan et ce qui s’est passé là-bas, je sais que les gens là-bas doivent toujours régler les problèmes laissés derrière par les Russes en ce qui concerne les bombes à dispersion. Un tiers des enfants qui ont été tués en Afghanistan le sont encore par ces bombes, et c’est ce que je crains pour l’Ukraine. Nous devons contrer la désinformation des Russes. Nous devons aussi nous concentrer sur ce qu’ils laissent derrière eux, parce que je pense que l’Ukraine prendra beaucoup de temps à se remettre de cette guerre.
Mme Matviichuk : La désinformation est un gros problème, non seulement parce qu’elle favorise la haine, ce qui est un moteur pour n’importe quelle guerre sur la planète, mais aussi parce qu’elle favorise certains types de crimes internationaux. Laissez-moi vous donner un exemple.
Poutine a dit ouvertement qu’il n’y a pas de nation ukrainienne, qu’il n’y a pas de langue ukrainienne, pas de culture ukrainienne, que les Ukrainiens, ce sont des Russes, puis sur des stations de télévision officielles russes, dans les médias, on a interprété ces mots en disant que les Ukrainiens devaient être soit rééduqués comme Russes soit tués. Pendant dix ans, nous avons documenté la façon dont ces mots se sont convertis en horribles pratiques lorsque les troupes russes ont exterminé délibérément des gens actifs sur le terrain — des maires, des prêtres, des journalistes, des musiciens, des entrepreneurs et n’importe qui d’actif dans la communauté; elles ont détruit délibérément le patrimoine culturel ukrainien et ont interdit la langue et la culture ukrainiennes.
Lorsque je parle d’expulsion forcée d’enfants ukrainiens, ce n’est pas seulement des crimes de guerre; c’est un élément qui fait partie de cette stratégie génocidaire parce que, comme je l’ai déjà dit, ces enfants sont élevés comme des Russes. Je sais qu’un génocide, c’est le pire crime qui soit. C’est très difficile de le prouver, mais on n’a pas besoin d’être avocat pour comprendre que si vous voulez détruire partiellement ou en totalité un groupe de ressortissants d’un pays, vous n’êtes pas obligé de tuer tout le monde. Vous pouvez les forcer à changer d’identité, et ce groupe complet disparaîtra.
Il faut poursuivre devant le tribunal international les campagnes de désinformation et le travail des gens qui font de la propagande russe. Cette semaine, nos partenaires, le plus grand réseau de défense des droits de la personne, la Fédération internationale pour les droits humains, et nous, présenterons nos observations à la Cour pénale internationale. Nous avons analysé des heures et des heures de vidéos de gens qui font de la propagande russe et nous présenterons à la Cour pénale internationale ces allégations de génocide et ces mots qui ouvrent la porte aux atrocités les plus horribles qui soient, que nous documentons présentement.
La présidente : Merci.
À court terme, que pouvons-nous faire, en tant que Comité des droits de la personne? Que voulez-vous que l’on fasse? Que pouvons-nous faire?
Mme Matviichuk : Vous pouvez faire beaucoup de choses.
Laissez-moi vous citer les propos d’un défenseur des droits de la personne et journaliste russe, Vladimir Kara-Murza. Il a récemment publié, depuis une prison, un article au sujet des élections truquées en Russie. Il a terminé son article avec une phrase lourde de sens. Il a dit que, parfois, la chose la plus puissante à faire, c’est seulement de dire la vérité.
Vous pouvez faire une déclaration politique. Vous pouvez appeler les choses comme elles sont. Au chapitre de l’information dans cette guerre, lorsque nous sommes confrontés à de la propagande russe, il est important de dire la vérité.
Je ne suis pas quelqu’un qui peut établir les priorités. Vous êtes mieux placés que moi pour le faire. Mais vous pouvez mettre en œuvre des lois et vous pouvez aussi avoir une incidence sur le gouvernement canadien, le conseiller sur ce qu’il pourrait faire en tant que dirigeant de cette Coalition internationale pour le retour des enfants ukrainiens, et vous pouvez même voir plus large, afin de rendre justice.
Je ne sais pas ce que je peux vous proposer, outre ce que je vous ai dit dans mon témoignage. Mais, soyons honnêtes, nous avons besoin de votre aide. S’il vous plaît, aidez-nous. C’est ce que je demande. Nous faisons face à quelque chose qui ne peut pas se régler à l’intérieur des frontières nationales. Nous avons vraiment besoin de votre soutien.
La présidente : Merci.
Chers sénateurs, avez-vous d’autres questions?
Au nom du comité, je veux vous remercier sincèrement d’avoir comparu devant nous moyennant un si court préavis. Au moment où vous commencez votre tournée de conférence, nous vous souhaitons bonne chance. Je sais que le Sénat du Canada n’a pas oublié l’Ukraine, et nous n’oublierons jamais les difficultés que vivent les Ukrainiens. Je vous remercie d’avoir comparu devant nous et de défendre les droits des Ukrainiens.
(La séance est levée.)