LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DE LA SÉCURITÉ NATIONALE ET DE LA DÉFENSE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le lundi 9 mai 2022
Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd’hui, à 14 heures (HE), avec vidéoconférence, afin d’examiner, pour en faire rapport, les questions relatives à la sécurité et à la défense dans l’Arctique.
Le sénateur Tony Dean (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Honorables sénateurs et sénatrices, bienvenue à la réunion d’aujourd’hui du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense. Je suis Tony Dean, sénateur de l’Ontario et président du comité. Les autres membres du comité sont présents aujourd’hui avec moi : le sénateur Jean-Guy Dagenais, sénateur du Québec et vice-président; la sénatrice Dawn Anderson, des Territoires du Nord-Ouest; le sénateur Pierre-Hughes Boisvenu, du Québec; la sénatrice Jane Cordy, de la Nouvelle-Écosse; la sénatrice Donna Dasko, de l’Ontario; la sénatrice Marty Deacon, de l’Ontario; la sénatrice Mobina Jaffer, de la Colombie-Britannique; le sénateur David Richards, du Nouveau-Brunswick; le sénateur Larry Smith, du Québec; et le sénateur Hassan Yussuff, de l’Ontario.
Pour ceux et celles qui regardent la séance d’aujourd’hui, nous poursuivons notre étude sur la sécurité et la défense dans l’Arctique, y compris les infrastructures militaires et les capacités de la sécurité. Il s’agit de notre cinquième réunion dans le cadre de cette étude, et notre sujet aujourd’hui est les capacités de défense et d’infrastructure de la sécurité du Canada dans l’Arctique, y compris dans le contexte des changements climatiques.
Nous accueillons notre premier groupe de témoins : M. Michael Byers, professeur à l’Université de la Colombie-Britannique; le colonel (à la retraite) Pierre Leblanc, président d’Arctic Security Consultants; et M. Peter Kikkert, titulaire de la chaire Irving Shipbuilding en politique de l’Arctique, au Brian Mulroney Institute of Government, Université St. Francis Xavier. Merci à vous tous d’être avec nous aujourd’hui par vidéoconférence. Je vous inviterai d’abord à nous présenter vos déclarations préliminaires, puis nous passerons aux questions des membres du comité.
Michael Byers, professeur, Université de la Colombie-Britannique, à titre personnel : Merci. Je suis très heureux d’être ici.
[Français]
Je parle français, mais je donne mes commentaires en anglais aujourd’hui.
[Traduction]
Je suis particulièrement heureux de témoigner devant votre comité à ce sujet. Les questions liées à la sécurité dans l’Arctique sont souvent politisées, et c’est donc une bonne chose que nous ayons une entité dont la mission est de réaliser un second examen objectif afin de formuler une opinion éclairée sur les risques ou, dans certains cas, l’absence de risques.
Je vais surtout parler de la Russie, aujourd’hui, mais si vous voulez me poser des questions sur la Chine, je serai heureux d’y répondre. D’emblée, je veux aussi insister sur le fait que, à mon avis, certains dossiers concernant l’Arctique canadien qui sont beaucoup plus urgents que la sécurité, nommément ceux des changements climatiques et de la situation des peuples autochtones, mais je vais m’en tenir à la sécurité, pour aujourd’hui.
Un de mes points principaux est le fait qu’il existe deux Arctiques, dans le contexte de la sécurité. Il y a l’Arctique européen, qui est en train de devenir un endroit très dangereux, et l’Arctique nord-américain, plus précisément l’Arctique canadien, qui est toujours relativement sécuritaire.
Au sujet de l’Arctique européen, très rapidement, la majeure partie de la capacité russe de deuxième frappe nucléaire se trouve sur la presqu’île de Kola, plus précisément dans les ports d’attache des sous-marins qui s’y trouvent. La région nord-ouest de la Russie représente donc un intérêt stratégique majeur pour ce pays, compte tenu aussi de la proximité des pays de l’OTAN, de la Norvège, qui partage une frontière terrestre et maritime avec la Russie, et, bien sûr, des États baltes et de la Pologne, et tout le front est-ouest est très près de l’Arctique russe. C’est le même scénario que durant la Guerre froide. Le Canada, grâce à son escadre de l’Atlantique Nord, a joué un rôle majeur dans les opérations anti-sous-marines. Nous étions en état d’alerte pendant la plus grande partie de la Guerre froide, pour fournir des soldats et du matériel pour défendre la Norvège. J’encourage votre comité à porter une attention particulière au danger croissant dans l’Arctique européen et à la façon dont le Canada pourrait contribuer davantage à l’OTAN dans cette région de l’Arctique.
L’Arctique nord-américain est différent. D’abord et avant tout, le Canada est très loin de la Russie. Les régions de la Russie les plus proches de l’Arctique canadien sont séparées par 1 500 kilomètres des régions les plus nordiques du territoire canadien. Il s’agit de l’archipel François-Josef; si vous partez de Tuktoyaktuk, la côte Est de la Russie se trouve à 1 500 kilomètres. La majeure partie du littoral russe se trouve à 2 500 kilomètres du littoral le plus au nord de l’Arctique canadien. Je ne crois pas avoir à rappeler à qui que ce soit ici qu’Ottawa se trouve à 4 000 kilomètres de la base canadienne d’Alert, sur l’Île d’Ellesmere. Donc, une très grande distance sépare la Russie de l’Arctique canadien, et une distance encore plus grande sépare la Russie de n’importe quel grand centre de population du pays.
Un autre point que je dois souligner est le fait que la Russie est le plus grand pays du monde. C’est un pays de l’Arctique, comme le Canada. La Russie possède déjà environ la moitié de l’Arctique, incontestablement et conformément au droit international. Elle possède de grandes étendues de terre et de zones maritimes, de vastes ressources qui demeurent pour l’instant inexploitées. La Russie n’a pas besoin de s’étendre davantage dans l’Arctique. Elle a aussi largement épuisé ses ressources militaires et économiques, en raison de la guerre en Ukraine, de ses aventures en Syrie, et ainsi de suite. C’est un pays qui est en période de déclin économique et démographique. Je vois difficilement comment la Russie pourrait logiquement vouloir provoquer des tensions dans l’Arctique nord-américain.
L’Arctique — et je suis sûr que le colonel Leblanc vous le dira — est une région froide, sombre et dangereuse. Le climat et la géographie de l’Arctique représentent la meilleure protection pour le Canada. Je ne peux m’empêcher de citer le général (à la retraite) Walter Natynczyk, qui a déclaré il y a 10 ans, lors du Forum d’Halifax sur la sécurité internationale, alors qu’il était chef d’état-major de la défense, que, si quelqu’un voulait envahir l’Arctique canadien, sa première tâche consisterait à organiser un sauvetage. Je ne suis pas préoccupé par une menace militaire russe dans l’Arctique canadien.
Comme je l’ai dit, je vais parler des enjeux terrestres, maritimes et aériens pertinents. Rapidement, je veux aborder la dimension spatiale. Nous avons un trio phénoménal d’actifs en orbite polaire, qui ont été lancés en 2019 : la constellation RADARSAT, qui relève des Forces armées canadiennes et qui nous donne une capacité de surveillance incroyable dans l’Arctique, avec jusqu’à 20 passages par jour. L’imagerie par satellite est très rapide, et nous avons accès à ces images pour savoir ce qui se passe dans l’Arctique canadien. Nous pouvons voir n’importe quel navire qui entre dans l’Arctique canadien, le suivre et voir ce qui se passe sur le terrain. C’est un atout incroyablement utile, mais on le néglige souvent quand on parle de nos capacités militaires.
Il y a aussi présentement un accroissement spectaculaire des capacités de communication dans l’Arctique. Vous connaissez tous SpaceX, qui a lancé plus de 2 000 de ses satellites Starlink pour les services Internet à large bande, dont un nombre croissant sont en orbite polaire. Il y a des services à large bande incroyables dans l’Arctique, qui n’existaient pas il y a seulement deux ou trois ans.
Un dernier point à souligner est que nous avons une couverture radar assez efficace dans l’Arctique, grâce aux stations américaines de radar à éléments en phase, à la base des forces aériennes de Thule, au Groenland et à la base des forces aériennes de Clear, en Alaska. Avec ces stations, le Système d’alerte du Nord est redondant, pour ne pas dire obsolète. Le gouvernement du Canada s’est engagé à développer le radar transhorizon; il a d’ailleurs accordé un contrat pour son élaboration à Raytheon, il y a quelques années. Ces systèmes existent déjà, et ils fonctionnent. Les États-Unis les utilisent dans les Caraïbes et le Pacifique. La seule difficulté, dans l’Arctique, est l’instabilité de l’ionosphère; la météo solaire ou les aurores boréales. Malgré tout, je suis convaincu que les spécialistes de l’espace concernés vont régler tout cela. Je le redis, il n’y a pas vraiment de problèmes dans l’Arctique nord-américain en ce qui concerne une menace contre l’Arctique canadien ou notre capacité de détecter les menaces qui viendraient de l’espace ou de plus près de la surface, et qui se dirigeraient vers le Sud du Canada ou les États-Unis. Merci.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Byers. Je suis sûr que mes collègues auront des questions pour vous.
Nous allons maintenant entendre le colonel Leblanc. Dès que vous êtes prêt, allez-y.
[Français]
Colonel (à la retraite) Pierre Leblanc, président, Arctic Security Consultants, à titre personnel : Chers membres du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense, je vous remercie de me donner l’occasion d’exprimer mes craintes en ce qui concerne la sécurité et la défense de cette magnifique partie de notre pays.
[Traduction]
Nous vivons à une époque très dangereuse. Malgré les condamnations et les sanctions internationales, la Russie poursuit son invasion de l’Ukraine.
La Corée du Nord menace d’utiliser des missiles balistiques intercontinentaux et a renforcé son arsenal nucléaire.
La Chine a laissé tomber son sourire factice, a souvent tenté d’intimider le Canada, ainsi que d’autres pays, et semble prête à utiliser la force pour annexer Taïwan.
Les démocraties s’affaiblissent aux quatre coins du monde. L’ordre fondé sur les règles est attaqué. Le Canada doit améliorer sa posture de défense.
L’Arctique se réchauffe trois fois plus rapidement que le reste de la planète. Puisque la glace fond, il est plus facile d’y avoir accès, et l’activité humaine s’y accroît. Je recommande depuis 22 ans d’augmenter les ressources de la défense dans l’Arctique. Nous avons fait des progrès, depuis, mais il faut en faire plus.
En tant que pays souverain, nous devons avoir une connaissance absolue du domaine. Nous devons aussi pouvoir intervenir si nous remarquons des activités illégales ou en cas d’attaque.
L’un après l’autre, les commandants du NORAD ont déclaré que l’Arctique canadien allait jouer un rôle déterminant dans un futur conflit. La Russie, la Chine et la Corée du Nord — les principaux ennemis des États-Unis — voudront peut-être attaquer en passant par l’Arctique, que ce soit au moyen de bombardiers, de missiles de croisière hypersoniques, de planeurs hypersoniques ou de missiles balistiques intercontinentaux.
Le Système d’alerte du Nord actuel est obsolète, et nous devons le remplacer assez rapidement dans le cadre de la modernisation du NORAD. Compte tenu de la menace qui pourrait venir de l’Arctique, le Canada devrait songer à se joindre au programme de défense antimissile balistique et ainsi contribuer davantage à la défense de l’Amérique du Nord.
Dans l’Arctique, la connaissance du domaine s’acquiert principalement par la collecte d’informations auprès de multiples sources, des données de la constellation RADARSAT, des navires de patrouille extracôtier et de l’Arctique nouvellement déployés, des brise-glaces de la Garde côtière canadienne, d’un groupe de patrouille des Rangers canadiens, de la Gendarmerie royale du Canada et d’autres sources de renseignement, comme les systèmes d’identification automatique des navires.
Le gouvernement doit s’assurer que nous investissons suffisamment de fonds pour être en mesure de continuer à recueillir de l’information de ces diverses sources et pour les entretenir.
Un investissement solide que le Canada pourrait faire serait d’aménager Resolute Bay pour en faire le carrefour des opérations de sécurité dans l’Arctique. Les éléments clés en seraient l’établissement d’une base opérationnelle avancée pour les F-35 et d’un port en haute mer. Présentement, 2 800 kilomètres séparent nos bases opérationnelles avancées d’Inuvik et d’Iqaluit.
Dans son ensemble, la zone d’identification élargie de la défense aérienne du Canada exige que la force aérienne puisse mener ses opérations plus loin dans le Nord. Ces deux installations pourraient soutenir les opérations des Forces armées canadiennes, y compris les avions-chasseurs, les drones de reconnaissance et le avions de patrouille maritime à longue portée CP-140. Cela permettrait aussi de soutenir les opérations de la marine, de la Garde côtière et des autres ministères fédéraux ayant des responsabilités liées à l’Arctique.
Il faudrait aussi développer la capacité de surveillance des activités sous-marines. Cela pourrait aussi être fait à Resolute Bay, avec une combinaison de capteurs sous-marins et de drones sous-marins autonomes à long rayon d’action.
Le Canada doit pouvoir intervenir quand un problème survient, comme celui de ce voilier néo-zélandais qui avait tenté de s’engager dans le passage du Nord-Ouest. Le Canada doit pouvoir prendre les commandes d’un navire qui ne répond pas aux ordres.
Il est essentiel, pour soutenir la connaissance du domaine et les opérations gouvernementales dans l’Arctique, d’investir dans une infrastructure de communication nationale et robuste exerçant le plein contrôle des données de ces systèmes.
J’ai été déçu d’apprendre que le Projet de communications par satellite améliorées — le projet Polar, lancé en 2009 —, ne sera probablement pas complètement opérationnel avant 2036, donc environ 27 ans après que nous avons reconnu qu’il s’agit d’un programme de haute priorité.
La constellation de satellites Lightspeed de Télésat, qui est similaire au système que j’ai mentionné plus tôt, pourra fournir des communications à large bande résilientes et sécuritaires dès 2026 et permettra de répondre à tous les besoins du gouvernement dans l’Arctique en matière de communications, y compris ceux des Forces canadiennes.
La plupart de mes recommandations permettront aussi de créer des emplois et des possibilités d’affaires dans l’Arctique, en plus de contribuer à la défense du Canada, au NORAD et à l’OTAN.
Merci.
Le président : Merci beaucoup, colonel Leblanc.
C’est maintenant au tour de M. Kikkert. Allez-y, dès que vous êtes prêt.
Peter Kikkert, titulaire de la chaire Irving Shipbuilding en politique de l’Arctique, Brian Mulroney Institute of Government, Université St. Francis Xavier, à titre personnel : Bonjour, honorables sénateurs et sénatrices.
J’aimerais commencer en soulignant que je m’adresse à vous aujourd’hui depuis le territoire ancestral et non cédé du peuple micmac. C’est un honneur pour moi d’être parmi vous, et je vous remercie de m’avoir invité.
Rappelez-vous le Cadre stratégique pour l’Arctique dont vous a parlé il y a quelques semaines M. Lackenbauer, au sujet des menaces générales, des menaces extérieures et des menaces intérieures; pour ma part, je m’en tiendrai aux menaces dans la région, en particulier les défis pour la sécurité des communautés qui découlent d’un large éventail de dangers d’origine naturelle et humaine, créés ou exacerbés par les changements climatiques, de la toundra aux incendies de forêt aux inondations et au dégel du pergélisol en passant par les problèmes liés à l’accroissement des activités humaines extérieures, la pollution de l’environnement et les accidents de transport maritime.
Les risques associés à ces dangers sont amplifiés par la présence de collectivités éloignées et isolées, qui se trouvent dans des milieux austères où il y a peu d’infrastructures, peu de ressources pour les interventions d’urgence et peu d’accès...
Le président : Monsieur Kikkert, pourriez-vous ralentir un peu, afin que les interprètes puissent vous suivre?
M. Kikkert : Bien sûr. Les risques associés aux dangers que je viens de mentionner sont amplifiés par la présence de collectivités éloignées et isolées, qui se trouvent dans des milieux austères où il y a peu d’infrastructures, peu de ressources pour les interventions d’urgence et peu d’accès à une aide rapide de l’extérieur.
Pour atténuer ces risques et y réagir, nous avons besoin d’adopter des approches pangouvernementales et pansociétales, dans le cadre desquelles l’équipe de la défense remplit des rôles importants, en particulier en ce qui a trait aux interventions en cas de catastrophe, aux opérations de recherche et sauvetage et au renforcement de la résilience infrastructurelle.
En 2021, les FAC sont intervenues lors des inondations au Yukon et dans les Territoires du Nord-Ouest ainsi que lors de la crise de l’eau à Iqaluit. Vu les actifs limités sur ces territoires, les interventions en cas de catastrophe seront plus fréquentes, plus importantes et plus complexes.
Afin que les FAC soient le mieux préparées possible et puissent continuer d’élargir leur opération annuelle Nanook Tatigiit — un exercice pangouvernemental de simulation d’un large éventail de scénarios de catastrophe, où on s’assure de mobiliser les gouvernements territoriaux, autochtones et locaux —, il faut aussi qu’elles s’assurent que leurs unités d’intervention immédiate dans le Sud et leurs groupes-compagnies d’intervention dans l’Arctique peuvent être rapidement déployés dans le Nord, si on a besoin de leurs services.
De plus, le réseau diversifié des acteurs responsables de la gestion des catastrophes dans le Nord doit maintenir le contact toute l’année afin d’assurer la rapidité des interventions coopératives.
Les FAC ont aussi renforcé leurs interventions et leurs capacités de secours local par l’entremise des Rangers canadiens qui, de par leur présence, leurs capacités et leurs liens avec les collectivités, soutiennent régulièrement d’autres organismes gouvernementaux durant les urgences et les catastrophes.
En renforçant la capacité du quartier général du Groupe de patrouilles des Rangers canadiens de soutenir ces opérations et en augmentant l’entraînement et les exercices des Rangers axés sur les capacités d’intervention d’urgence, les FAC pourront miser sur leur efficacité, qui a été démontrée, et renforcer la résilience des collectivités face aux catastrophes dans tout le Nord.
La tyrannie de la distance, du temps et de l’environnement — ainsi que l’emplacement des principales ressources de recherche et sauvetage des FAC, c’est-à-dire dans le Sud — crée des difficultés spéciales lors des opérations de recherche et sauvetage dans le Nord, tandis que les changements rapides de l’environnement font augmenter la charge de travail et le risque d’événements à faible probabilité, mais aux conséquences graves, comme des catastrophes maritimes majeures.
Pour mieux atténuer ces difficultés, le Secrétariat national Recherche et Sauvetage devrait rétablir la table ronde sur la recherche et le sauvetage dans le Nord, qui a existé de 2010 à 2016, pour réunir les premiers intervenants et les décideurs du Nord et du Sud afin qu’ils élaborent conjointement une stratégie exhaustive de recherche et de sauvetage dans le Nord.
Les conséquences des changements climatiques, comme le dégel du pergélisol, l’érosion des côtes et les phénomènes météorologiques extrêmes créent des problèmes pour l’infrastructure dans le Nord, y compris les pistes d’atterrissage, les ports, les ponts et les maisons.
On a déjà dit au comité que tous les investissements dans l’infrastructure de la défense devraient tenir compte des exigences militaires et civiles, mais nos alliés proches proposent d’autres modèles pour les contributions éventuelles de l’équipe de la défense. Les forces américaines ont, en Alaska, des programmes d’Innovative Readiness Training — des programmes d’instruction novatrice pour la disponibilité opérationnelle —, et les forces armées australiennes ont un programme d’aide aux collectivités aborigènes; des programmes de ce genre montrent comment les militaires peuvent soutenir les collectivités locales et l’industrie privée en construisant des infrastructures essentielles qui sont résilientes. Depuis 2021, les forces armées australiennes ont achevé 45 projets dans 43 collectivités aborigènes et ont construit tout un éventail d’infrastructures : des aérodromes jusqu’aux débarcadères de barges en passant par des usines de traitement des déchets et des eaux usées, des logements et des centres récréatifs, le tout en permettant aux participants aborigènes locaux de renforcer leurs compétences professionnelles. Les collectivités aborigènes ont beaucoup apprécié ce programme, parce qu’il a eu des retombées socioéconomiques et infrastructurelles positives, et les forces armées australiennes soulignent que cela aide l’entraînement et le perfectionnement des compétences de son personnel.
Fondamentalement, pour lutter contre les menaces changeantes contre la sécurité des collectivités, nous avons besoin de solutions locales. Une solution mise au point grâce à des recherches menées avec les intervenants communautaires de la région de Kitikmeot, au Nunavut, par exemple, consiste en un programme d’agents de sécurité publique communautaire de l’Inuit Nunangat. Les agents inuits, dans leurs propres collectivités, peuvent s’occuper de la préparation aux situations d’urgence, de la coordination des interventions de recherche et sauvetage, de la sécurité maritime et de la prévention des incendies. Avec une si grande portée, ce programme favoriserait le décloisonnement des responsabilités actuellement réparties entre les organisations responsables de la sécurité communautaire dans le Nord et soutiendrait le genre de gestion pansociétale des urgences proposée dans le Cadre stratégique pour l’Arctique et le Nord du Canada, en plus d’offrir une façon novatrice d’opérationnaliser la nouvelle politique sur l’Inuit Nunangat.
Les Inuits disent depuis longtemps que la souveraineté commence chez soi, dans des communautés fortes. Il en va de même pour la sécurité nationale et la sécurité face aux catastrophes, et les investissements doivent le refléter.
Je suis prêt à discuter de toutes ces questions et de ces idées plus en détail au cours de la période de questions. Merci beaucoup, honorables sénateurs et sénatrices, de votre temps.
Le président : Merci beaucoup à vous trois. Merci de nous avoir présenté, cet après-midi, trois perspectives très différentes.
Nous allons passer aux questions. Sachez cependant que nous avons jusqu’à 15 heures maximum avec ces témoins. Afin que nous puissions poser autant de questions que possible, chaque intervenant aura quatre minutes pour poser sa question et écouter la réponse. Je vous demande donc, chers collègues, d’être concis dans vos questions et de préciser à quel témoin vous la posez.
J’aimerais offrir la première intervention à notre vice-président.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma première question s’adresse au colonel Leblanc. Sans vouloir condamner les récentes positions du premier ministre Trudeau au sujet de l’invasion en l’Ukraine, on l’a entendu dire que Vladimir Poutine n’était rien d’autre qu’un criminel de guerre.
Est-ce qu’une telle attaque nous place dans une position encore plus vulnérable pour défendre les droits du Canada en Arctique ou est-ce que vous croyez aux capacités militaires des Russes qui sont amoindries par la guerre en Ukraine et que l’Arctique deviendra moins importantes à ce moment-là pour M. Poutine?
Col Leblanc : Cette question est difficile à répondre. La Russie, oui, sera diminuée par les efforts qu’elle déploie actuellement en Ukraine, mais il ne faudrait pas considérer que ses forces sont complètement inutiles. Une de mes craintes est que notre station des Forces armées canadiennes à Alert est vulnérable. Effectivement, une des bases d’aviation russe est à seulement 1 500 kilomètres de la station Alert, alors que nous soutenons la station Alert à partir de Trenton qui est à 4 000 kilomètres. Il serait facile pour M. Poutine, s’il devient une bête blessée, d’essayer de frapper un peu à l’aveuglette de façon à punir le Canada pour son appui de la situation en Ukraine. Une attaque sur la station des forces armées d’Alert serait relativement facile à faire. D’un certain point de vue, on est peut-être plus vulnérable parce qu’on est peut-être une des cibles, maintenant, de M. Poutine alors qu’auparavant on ne l’était pas.
Le sénateur Dagenais : J’ai une seconde question concernant les équipements militaires canadiens. Les Russes possèdent 55 sous-marins, la Norvège achète des avions de chasse et des sous-marins; à part la Finlande et le Danemark, tous les pays ont des sous-marins. Le Canada en possède quatre qui ne sont pas fonctionnels en Arctique. Est-ce que le Canada fait fausse route en ne s’équipant pas davantage sur le plan militaire et en prônant plutôt la diplomatie?
Col Leblanc : Ma préférence serait d’avoir davantage d’équipements plutôt que d’utiliser la diplomatie. Juste avant l’invasion de l’Ukraine, il y a eu des efforts intenses de diplomatie qui n’ont mené à rien. Actuellement, ce sont les armes qui commencent à compter pour la survie de l’Ukraine. Le Canada n’a probablement pas les ressources financières pour équiper les sous-marins pour aller sous la glace polaire. Il faut des sous-marins nucléaires excessivement dispendieux. Ils avaient été suggérés pour la première fois en 1988, mais finalement, le Canada avait annulé ses plans à cause de restrictions budgétaires. Par contre, on peut augmenter la surveillance des eaux de l’archipel en utilisant des sondes qui sont sous la mer et en utilisant des drones qui peuvent faire de longues distances pour faire des patrouilles de l’Arctique, pour pouvoir connaître ce qui se passe dans nos eaux et prendre des mesures en conséquence.
Les avions de patrouille à longue portée CP-140 ont une capacité contre les sous-marins, mais ils sont déployés à des milliers de kilomètres de l’Arctique et leur capacité d’identification d’un sous-marin sous la glace est essentiellement nulle. Il faut que le sous-marin soit sous l’eau et non pas sous la glace.
[Traduction]
Le président : Désolé, mais votre temps est écoulé. Sénateur Dagenais, avant de passer au prochain intervenant, j’aimerais vous demander d’utiliser votre casque pour votre prochaine intervention, parce que la qualité du son n’est pas aussi bonne qu’elle devrait l’être.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Bienvenue à nos invités. Monsieur le président, je crois que vous avez eu le bon mot en introduction : nous avons devant nous deux témoignages qui m’apparaissent assez opposés. Cela m’amène plus de questions que de réponses, mais je tiens tout de même à remercier nos témoins. J’ai deux questions. Monsieur Byers, vous parliez de la logique russe en matière militaire et vous dites que dans cette logique, le Nord ne représente pas un lieu où on pourrait intervenir militairement. J’aimerais que vous m’expliquiez votre raisonnement, parce que je ne vois pas de logique aux interventions militaires de la Russie; ce qu’on voit en Ukraine nous le démontre.
Colonel Leblanc, vous avez parlé d’un sujet très intéressant qui est le développement à Resolute Bay d’un carrefour pour le Nord. Cela rejoint mes préoccupations. J’aimerais que vous nous en parliez davantage.
[Traduction]
M. Byers : Merci de la question. Pour clarifier mon analyse, je suis extrêmement préoccupé par la présence de la Russie dans l’Arctique européen, à une distance de 2 500 à 3 000 kilomètres de la région du Canada la plus proche. Je me préoccupe de l’activité accrue dans la mer de Barents et la mer de Norvège. Je souligne que les États-Unis ont réactivé leur deuxième flotte en 2018. Ces problèmes prennent de l’ampleur, et je suis très préoccupé de la menace russe pour les États baltes et éventuellement pour la Finlande et la Suède, puisqu’ils veulent rejoindre l’OTAN.
Ce que je dis, c’est que la Russie, qui a trop étiré ses forces, possède déjà la moitié de l’Arctique, mais qu’il n’y a rien d’intéressant pour elle dans l’Arctique canadien. Concrètement, elle ne ferait qu’étirer davantage ses forces. Cela supposerait de s’attaquer aux États-Unis et au Canada réunis — étant donné que nous sommes tous les deux partenaires de l’OTAN et du NORAD —, alors ce ne serait absolument pas rationnel que la Russie cherche à nous envahir ou à attaquer des infrastructures canadiennes ou même qu’elle s’aventure en territoire canadien du côté de l’Arctique canadien.
J’ai tout de même mentionné la menace que représentent les missiles pouvant survoler l’Arctique : les missiles balistiques intercontinentaux, les missiles de croisière et, maintenant, les missiles hypersoniques — des missiles de croisière extrêmement rapides —, qui sont lancés dans les airs retombent, puis voyagent très rapidement à la surface sur de longues distances.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Je m’excuse de vous interrompre, monsieur Byers.
J’aimerais que le colonel Leblanc nous dise en 20 ou 30 secondes quels sont les avantages de développer une base « carrefour pour le Nord » à Resolute Bay.
Col Leblanc : Les avantages sont de combiner toutes les ressources des différents ministères qui ont des responsabilités dans l’Arctique. Les Forces armées canadiennes et la Garde côtière en ont une bonne partie. Il en est de même pour l’Agence des services frontaliers du Canada, Environnement Canada, etc.
Le Canada est critiqué pour ne pas avoir d’infrastructure maritime dans l’Arctique canadien. À mesure que la circulation augmente et que les activités humaines augmentent, il y aura éventuellement un désastre dans l’Arctique. Il y a trois navires de croisière qui se sont échoués dans l’Arctique canadien. Ce n’est pas un exercice théorique. C’est un incident qui est déjà arrivé. Heureusement, il n’y a pas eu de pertes de vie. À Resolute Bay, nous pourrions avoir toutes les ressources en matière de recherche et sauvetage, d’interventions pour des incidents liés à l’environnement, de soutien des opérations des Forces armées canadiennes — c’est-à-dire que les navires de patrouille arctique pourraient faire le ravitaillement en pétrole, le changement d’équipage. Ce serait la même chose du côté de la Garde côtière. Le contrôle aérien serait plus facile.
Vous allez bientôt recevoir une copie en français d’un article qui a été publié dans le Hill Times, qui donne beaucoup plus de détails sur cette création. Cela va aussi créer des occasions commerciales dans le Grand Nord canadien, comme le ravitaillement en gaz naturel liquéfié pour soutenir les activités maritimes et autres. Incidemment, la communauté même de Resolute Bay pourrait être complètement desservie en gaz naturel plutôt qu’avec du diésel. Il y a beaucoup d’avantages à le faire dans cette partie centrale. Resolute Bay se trouve sur le passage le plus fréquenté du Nord-Ouest. Tous les navires qui passent essentiellement de l’Ouest à l’Est passent devant Resolute Bay à un moment donné.
[Traduction]
Le président : Merci, colonel Leblanc.
La sénatrice Anderson : J’ai une question qui nous ramène à celle du sénateur Boisvenu. Je m’intéresse moi aussi à ce qu’a dit le colonel sur la possibilité d’installer une base opérationnelle avancée à Resolute Bay.
Il y en a déjà trois, sur deux des territoires : une à Inuvik, une à Yellowknife, et une à Iqaluit. Je viens de Tuktoyaktuk. Je vis dans l’Arctique. Je viens de l’Arctique.
Compte tenu du fait que, présentement, on travaille à prolonger la piste d’atterrissage à Inuvik, pourriez-vous me dire comment votre idée d’une base opérationnelle avancée à Resolute Bay serait perçue par les autres bases existantes, et quelles seraient les conséquences relativement aux effectifs, à l’infrastructure, à l’équipement? En avons-nous suffisamment? Quel serait le coût, si on voulait ajouter une autre base opérationnelle avancée?
Col Leblanc : Je dirais qu’il y a deux arguments : celle d’Inuvik doit rester. Les bombardiers russes que nous avons vus dans le passé étaient surtout actifs du côté ouest de l’Arctique. Disons à l’ouest de l’île du Prince-Patrick, au nord de l’Alaska. C’est dans cette région que beaucoup de bombardiers russes se sont approchés de notre zone d’identification de défense aérienne.
Récemment, un bombardier est passé à proximité de la Station des Forces canadiennes Alert. Pour atteindre la SFC Alert depuis Inuvik, il faut faire 2 000 kilomètres. C’est présentement impossible pour des avions de chasse de parcourir cette distance en peu de temps. Il faudrait aussi qu’un avion-citerne les accompagne, pour soutenir les avions de chasse, parce qu’ils n’ont pas suffisamment d’essence pour se rendre au lieu d’interception et en revenir. Vous devez donc envoyer un avion-citerne également.
En partant de Resolute Bay, la distance est beaucoup plus petite. C’est plus pratique, et nous serions en mesure d’intervenir si qui que ce soit s’approche de la partie nord de la zone d’identification de défense aérienne du Canada.
En ce qui concerne les effectifs, je dirais que le Canada aurait la capacité de faire les deux en même temps. Quant à savoir si nous avons les ressources financières pour cela, ça, c’est une autre question.
Si je peux revenir à ce que je disais à propos de vivre à une époque dangereuse, la situation que nous vivons présentement n’avait pas été prévue. Nous n’aurions jamais cru que la Russie allait véritablement envahir l’Ukraine. La Russie agit de façon irrationnelle et peut-être qu’elle va continuer d’agir ainsi dans l’avenir.
D’un autre côté, il y a la Chine qui observe la situation pour savoir — parce qu’elle a déjà déclaré publiquement qu’elle était prête à prendre Taïwan par la force, si nécessaire — quel serait le meilleur moment pour agir. Qu’arriverait-il si la Chine décidait d’agir maintenant? Comment cela changerait-il la situation géostratégique du monde d’aujourd’hui?
Je crois qu’il nous incombe de renforcer notre posture de défense, puisque nous vivons à une époque de plus en plus dangereuse.
Le président : Merci, monsieur Leblanc.
La sénatrice Jaffer : Ma question s’adresse à M. Kikkert et à M. Byers.
Ce qui me préoccupe, c’est qu’il y a tellement d’activité et que nous accordons tellement d’attention à l’Arctique que cela nous amène à nous préoccuper des droits des Autochtones et de la protection de leur mode de vie. D’après les leçons que nous avons retenues de ce qui s’est passé dans le Sud — toutes les erreurs que nous avons commises —, est-ce que nous mettons les leçons à profit ou est-ce que nous répétons les mêmes erreurs, pour ce qui est des droits des peuples autochtones et de leur mode de vie?
Si vous pouviez commencer, monsieur Kikkert.
M. Kikkert : Merci de la question, madame la sénatrice. Ces dernières années, avec l’élaboration du Cadre stratégique pour l’Arctique et le Nord du Canada, l’accent a été mis sur la co-élaboration et le travail en étroite collaboration; nous sommes passés de la consultation à la véritable co-élaboration, du moins en ce qui concerne l’élaboration du cadre stratégique. Tout de même, beaucoup de questions ont été soulevées par Natan Obed et d’autres leaders inuits et autochtones du Nord quant à la mesure dans laquelle cette co-élaboration va vraiment s’appliquer concrètement à la mise en œuvre de la politique. À un moment donné, le président Obed a fait un commentaire sur le fait que les bureaucraties ne changent que très lentement.
Je crois que, même si nous avons réalisé des progrès par rapport à ce que vous avez dit, il y a encore beaucoup de place pour l’amélioration. Il y a beaucoup de potentiel, relativement à l’élaboration de la nouvelle politique sur l’Inuit Nunangat et l’idée que les politiques et les programmes devraient être élaborés en tenant compte de l’Inuit Nunangat.
Je suis impatient de voir comment cela va se dérouler. La politique a été co-élaborée en étroite collaboration avec les leaders inuits et les décideurs du Sud, et je crois qu’il y a beaucoup de place pour l’amélioration, dans cet espace qui a été créé. Les choses se sont améliorées au cours des dernières années, mais, évidemment, on peut toujours faire mieux.
La sénatrice Jaffer : Merci. Allez-y, monsieur Byers.
M. Byers : Je suis d’accord avec mon collègue. Tout est une question de mise en œuvre. On parle de sécurité, mais il y a aussi la sécurité humaine. Parlons du fait que la tuberculose est endémique dans l’Arctique canadien. Parlons du fait que la violence conjugale y est beaucoup plus présente que n’importe où ailleurs au Canada.
Il y a une crise sociale, économique et sanitaire qui sévit dans l’Arctique canadien, et nous avons besoin que toutes les promesses de tous les projets soient mises en œuvre. Je suis de tout cœur en faveur d’une force armée canadienne forte, quoique nos dépenses d’ordre militaire devraient cibler les besoins les plus urgents pour l’avenir prévisible. En ce qui concerne l’Arctique — l’Arctique européen, pas l’Arctique nord-américain —, ce serait la détection des missiles en approche, en particulier les missiles de croisière. Nous devons dépenser notre argent avec prudence.
Les forces armées aimeraient avoir de l’argent pour tout, et c’est le cas de tous les autres organisations et ministères. Nous devons être intelligents. Nous avons besoin de gens comme vous pour formuler les directives et ainsi veiller à ce qu’on réponde aux vrais besoins en premier. Merci.
La sénatrice Jaffer : Merci.
Le président : Merci beaucoup de la question, et de la réponse.
Le sénateur Richards : Merci aux trois témoins. J’ai une question à propos des forces armées.
La Russie et la Chine se préoccupent très peu des Inuits. Leur position sur les changements climatiques horrifierait plus d’un environnementaliste canadien. Je crois que nous sommes face à une triple menace : leur désir d’exploitation, leur mépris pour le Canada et l’accroissement des capacités militaires russes dans le Nord.
Je vais m’adresser à M. Leblanc. Cela fait 39 ans que nous demandons plus d’équipement militaire dans le Nord et au Canada. Ce serait une bonne chose de réaliser que notre souveraineté en dépend. Faudrait-il un changement de mentalité chez énormément de Canadiens, monsieur, ou est-ce que le gouvernement l’a déjà compris? J’ai bien peur qu’on ne l’ait pas tenu au courant de la situation au cours des 40 dernières années.
Col Leblanc : Merci, monsieur le sénateur. Je crois que la principale responsabilité du gouvernement est de veiller à la sécurité de son peuple. Sans sécurité, il n’y a pas grand-chose de possible.
Je serais d’accord avec vous pour dire que, au fil des ans, nous n’avons pas consacré suffisamment de ressources, à mon avis, à la sécurité du Canada. Nous devons être en mesure — comme je l’ai dit dans mon exposé — d’avoir une connaissance absolue du domaine dans l’Arctique. Même si nous avons fait quelques progrès, il y a encore un peu de progrès à faire, en particulier dans les cas où on remarque effectivement quelque chose d’illégal : nous devons pouvoir intervenir.
Vous vous souvenez peut-être des soi-disant vieux tas de rouille venus de Chine qui se sont approchés des côtes ouest du Canada avant d’être sommés de faire demi-tour. Disons que l’un d’entre eux essaie d’emprunter le passage du Nord-Ouest en disant qu’il s’agit d’un détroit international et qu’il a donc le droit de transit, comment pourrions-nous arrêter ce véhicule ou ce navire, à ce moment-là? Nous avons besoin de ce genre de capacités, et je ne suis pas certain qu’elles soient toutes accessibles présentement.
Le sénateur Richards : Colonel, juste un petit commentaire : croyez-vous que nous devons changer notre mentalité au Canada en ce qui concerne la nature des forces armées ainsi que leur fonction, pour avoir ces capacités?
Col Leblanc : À mon avis, chaque fois que la souveraineté du Canada est menacée, les citoyens du Canada se mettent en colère rapidement, et ils veulent que leur gouvernement puisse réagir.
Malheureusement, durant les périodes calmes entre les incidents qui menacent la souveraineté, les citoyens du Canada semblent plus ou moins indifférents aux actions du gouvernement, du moins tant que l’équilibre entre le beurre et les armes à feu leur convient. Il faudra probablement un incident dans l’Arctique, en particulier un incident qui menace notre souveraineté, mais auquel le gouvernement n’a pas vraiment les moyens de réagir.
Le sénateur Richards : Merci beaucoup.
La sénatrice M. Deacon : Merci à nos témoins et à nos invités d’être avec nous. Ma première question va s’adresser directement à M. Byers, mais vous êtes tous libres de répondre.
L’année dernière, on a appris que le Canada allait acheter le système de combat AEGIS pour ses prochains navires de guerre. Selon un article que vous avez écrit à l’époque, le Canada pouvait ainsi participer au programme de défense antimissiles continental aux côtés des États-Unis. Certaines personnes ont laissé entendre que c’est ce que nous allons faire.
Récemment, la Russie a fait savoir qu’elle était prête à utiliser l’arme nucléaire, et j’ai tout de suite pensé à ce que cela voulait dire pour le Canada et notre espace aérien dans l’Arctique, par où passeraient les missiles balistiques intercontinentaux.
Croyez-vous toujours que l’achat du système AEGIS veut dire que le Canada projette de participer au programme de défense antimissiles continental avec les États-Unis? Le cas échéant, et compte tenu de l’attitude récemment agressive de la Russie, est-ce une sage décision, actuellement?
M. Byers : Merci de la question. Si j’ai écrit cet article, ce n’est pas parce que je m’opposais au système de combat AEGIS pour le Canada. Je m’opposais à ce que cette décision soit prise sans qu’il y ait eu un débat public et parlementaire complet.
Souvenez-vous, il y a 15 ou 17 ans, il y a eu tout un débat au Canada sur la participation du Canada au programme de défense antimissiles des États-Unis. Finalement, le premier ministre Paul Martin a décidé de ne pas y participer. Maintenant, cela se fait sans débat public, et des systèmes de type AEGIS ont été achetés pour le nouveau navire de combat de surface du Canada. Voilà ce que je voulais dire : il faut en débattre.
Deuxièmement, le système de type AEGIS et le système de défense antimissiles des États-Unis ne sont pas dirigés contre la Russie. La Russie a beaucoup trop de missiles, avec des têtes explosives multiples, et elle a aussi la capacité d’utiliser des leurres. Le système est conçu pour nous protéger contre la Corée du Nord et possiblement contre l’Iran. C’est la raison pour laquelle la Russie et la Chine conçoivent des missiles hypersoniques : pour avoir un nouveau moyen de contourner le système de défense antimissiles des États-Unis.
Est-ce qu’on veut vraiment une course à l’armement? Encore une fois, il y a matière à débat public. Malgré tout, pour que ce soit clair, nous pouvons détecter les missiles balistiques intercontinentaux qui passent par-dessus l’Arctique. Nous devons avoir la capacité de détecter les missiles de croisière et les missiles hypersoniques qui passent par-dessus l’Arctique. Je suis en faveur du développement du radar transhorizon. La question de savoir si nous allons participer au programme et abattre ces missiles, c’est la question suivante dont nous devons débattre.
La sénatrice M. Deacon : J’ai une autre question. Je me demandais si quelqu’un d’autre voulait répondre. Commençons par cela.
Col Leblanc : Si je peux faire un commentaire, je dirais que cela ne sert à rien de détecter un missile qui approche si on ne peut rien faire pour l’arrêter.
La sénatrice M. Deacon : Merci.
Le président : Quelqu’un a-t-il d’autres commentaires, rapidement?
La sénatrice M. Deacon : Mon autre question portait sur la présence militaire du Canada dans le Nord. À la suite de l’entrevue avec David Cohen, l’ambassadeur des États-Unis au Canada, il y a quelques semaines, il a eu des conversations très franches avec des membres du Cabinet sur le renforcement des capacités de défense du Canada. Certains ont utilisé le terme « embarrassant » pour décrire la présence militaire du Canada dans le Nord. Est-ce une évaluation juste de la situation? Sommes-nous mal préparés? Qu’en pensez-vous? Peut-être que vous pouvez répondre après une autre question, vu les contraintes de temps. Merci.
M. Byers : Je crois que cette question m’était adressée. Il y a des choses que nous devrions faire pour renforcer nos capacités de défense dans l’Arctique. La chose la plus évidente serait d’enclencher le processus d’approvisionnement pour remplacer les hélicoptères de recherche et de sauvetage par les Cormorants, qui non seulement offrent une capacité de recherche et de sauvetage, mais ont aussi la capacité de déployer du personnel armé sur un navire qui fait fi de la souveraineté canadienne et utilise le passage du Nord-Ouest; c’est le genre de possibilités que le colonel Leblanc a mentionnées.
Donc, il y a certaines choses que nous devons faire dans l’Arctique, mais à mon avis, l’idée que la Russie va envahir l’Arctique est exagérée. Les véritables menaces touchent la recherche et le sauvetage, les problèmes des forces de l’ordre, les activités criminelles et les crises environnementales, sociales et sanitaires qui se déroulent dans les collectivités arctiques aujourd’hui.
Le président : Merci beaucoup.
La sénatrice Dasko : Merci aux témoins. En écoutant vos exposés, j’ai remarqué que M. Byers et le colonel Leblanc semblent avoir, disons, des points de vue différents en ce qui concerne les capacités du Canada dans le Nord. J’aimerais demander à l’un ou l’autre d’entre vous ou peut-être aux deux témoins s’ils étaient d’accord avec quoi que ce soit dans ce que l’autre a dit à propos des capacités; en procédant de cette façon, j’espérais arriver à une vérité qui se situe quelque part à mi-chemin, pour que nous puissions peut-être dire : voilà comment sont vraiment les choses. Par exemple, M. Byers a dit qu’il croit que le Canada a d’excellentes capacités de surveillance, de communications et de couverture radar, tandis que le colonel Leblanc a dit, par exemple, que le Système d’alerte du Nord est obsolète. Je ne sais pas si la question vous semble compliquée, mais je me demandais si l’un de vous était d’accord avec l’autre en ce qui concerne certaines des capacités du Canada.
Col Leblanc : Je peux répondre en premier. Je serais d’accord avec M. Byers pour dire que la Russie ne tentera probablement pas d’envahir le Canada dans le but de l’occuper. Mais si Poutine voulait s’en prendre au Canada, une opération qui lui demanderait peu d’effort serait d’attaquer la station Alert avec un groupe de Spetsnaz, ou unités spéciales. Quels genres de ressources avons-nous pour réagir? Quelle capacité de défense aérienne avons-nous à la SFC Alert, par exemple? Quelles capacités avons-nous pour savoir que cela va se produire et pour suivre l’opération en temps réel? Si vous pensez à toutes les ressources qui sont nécessaires pour cela et que vous regardez ce que le Canada a en place, vous constatez que c’est très limité.
M. Byers : J’ajouterais quelque chose. Je me dis que Vladimir Poutine verrait l’ambassade du Canada à Kiev comme une cible beaucoup plus attirante qu’Alert, s’il voulait frapper le Canada aujourd’hui. Nous avons bien quelques ressources dans l’Arctique. Le colonel Leblanc a parlé de Resolute. Nous avons d’ailleurs un centre d’entraînement par temps froid là-bas pour les Forces armées canadiennes. Nous avons le Programme du plateau continental polaire, ou PPCP, et son entrepôt. Nous avons une piste d’atterrissage qui peut accueillir un avion de transport lourd C-17. Donc, nous avons effectivement plus de capacités dans l’Arctique que même des experts comme le colonel Leblanc me le disent, parfois. Une autre chose qu’il n’a pas mentionnée, c’est la base de ravitaillement de Nanisivik, laquelle devrait être en service d’ici l’année prochaine ou l’année d’après. Nous l’attendons depuis longtemps. Grâce à cette base, il y aura la capacité de ravitaillement qu’il veut à Resolute.
Ce que je dis, pour que ce soit clair, c’est soyons objectifs et soyons à jour dans notre compréhension des technologies existantes. Oui, le Système d’alerte du Nord est obsolète, et c’est pourquoi nous avons besoin du radar transhorizon. Entretemps, nous avons d’excellentes capacités pour la fonction de détection des missiles balistiques intercontinentaux à la base de Thulé et à la base des forces aériennes de Clear, en Alaska. La situation n’est pas désespérée, nous avons simplement besoin d’agir intelligemment pour la suite des choses. N’oublions pas non plus l’Arctique européen, où le Canada pourrait faire d’énormes contributions à l’OTAN dans l’Atlantique Nord-Est, et aussi soutenir la Norvège et probablement la Suède et la Finlande au cours des deux ou trois prochaines années.
Le président : Merci d’avoir répondu adroitement à cette question difficile de la sénatrice Dasko.
Le sénateur Yussuff : Merci aux témoins. Ma question s’adresse à vous trois. Le Canada a annoncé que nous examinerons sous peu notre politique de défense. Quelles seraient deux ou trois choses que vous aimeriez voir dans la politique sur l’examen de la défense? Je sais que vous avez des points de vue très différents à faire valoir, mais il s’agit ici pour nous d’une occasion d’examiner ce genre de questions à long terme. J’aimerais que chacun d’entre vous nomme deux ou trois choses qu’il aimerait voir dans le cadre de la politique sur l’examen de la défense.
Col Leblanc : Je crois avoir déjà mentionné ce que j’aimerais voir dans l’avenir. La communication va jouer un rôle très important. Le Canada doit exercer un contrôle effectif sur l’information, il doit contrôler le satellite et les stations terrestres afin que l’information qui est produite appartienne entièrement au gouvernement canadien. Le remplacement du Système d’alerte du Nord — appelons cela la modernisation du NORAD, et tout ce que cela suppose. Je crois qu’il va toujours y avoir un élément sur le terrain au Canada, même avec un radar transhorizon, parce que sa couverture a certaines limites. Il y a aussi le développement de Resolute Bay, comme je l’ai dit.
Vous recevrez aussi sous peu une copie de l’article que j’ai écrit et qui contient plus de détails sur ce qu’il faudrait pour le développement de Resolute Bay, qui est d’ailleurs fondé sur les installations qui y sont déjà. Merci.
M. Kikkert : Merci, sénateur. Je voudrais mettre en relief ce que M. Byers a dit et ce que j’ai moi-même dit dans ma déclaration préliminaire : améliorer l’infrastructure de recherche et de sauvetage auquel ont accès les Forces armées canadiennes. Nous avons vu pas plus tard que cette semaine que le littoral de la Colombie-Britannique était mal desservi. Nos ressources de recherche et sauvetage ont dû envoyer un Hercules de Winnipeg jusqu’à la côte Ouest. Nous avons besoin de plus de Cormorants. Les hélicoptères Griffon que nous avons à Trenton pourraient être remplacés par des Cormorants, par exemple. Les activités de recherche et sauvetage des Forces armées canadiennes sont celles qui aident le plus le public, ce qui veut dire que tout investissement aura des retombées, par exemple en nombre de vies sauvées, et fournira un filet de sûreté économique pour les Canadiens qui ont l’intention de travailler dans la nature ou dans le domaine maritime.
Les ressources de recherche et sauvetage peuvent être améliorées, et je crois qu’il faudrait avoir une grande discussion à l’échelle nationale au sujet du rôle que jouent les Forces armées canadiennes dans les interventions en cas de catastrophe et dans les opérations de secours; ce serait absolument nécessaire. Le moment est opportun, étant donné que les FAC seront appelées de plus en plus souvent à remplir ces rôles dans l’avenir, en particulier dans le Nord où il n’y a aucun autre actif ni aucune autre ressource comparables aux interventions des FAC. Les FAC vont jouer un rôle de premier plan dans ces deux domaines, la recherche et sauvetage et les interventions en cas de catastrophe, alors il faudrait discuter maintenant de la forme que cela va prendre dans les années à venir.
M. Byers : Je n’ai pas besoin de parler de recherche et sauvetage, puisque mon collègue en a déjà souligné l’importance. J’ai aussi déjà mentionné qu’il faut un radar moderne dans l’Arctique canadien, et je crois que le gouvernement du Canada va dans le bon sens dans ce dossier.
La seule chose que j’ajouterais à propos de l’Arctique canadien concerne l’entraînement de notre personnel. J’ai mentionné le centre d’entraînement par temps froid à Resolute. Nous devrions nous assurer qu’absolument tous les soldats d’infanterie au Canada ont fait leur entraînement par temps froid, afin que nous puissions les envoyer dans l’Arctique, si nécessaire. Nous avons des C-17 pour les déposer sur des dizaines de pistes d’atterrissage en gravier, relativement rapidement, et des hélicoptères Griffin pour leur fournir un soutien aérien. Nous avons cela. Nous devons simplement nous assurer que notre personnel est entraîné. Un autre avantage est que la majeure partie du Canada connaît des températures arctiques pendant une bonne partie de l’année, alors l’entraînement par temps froid sera utile pendant les interventions en cas de catastrophe dans tout le Canada. Nous avons besoin de militaires qui ont suivi un entraînement adapté à l’Arctique, que ce soit pour intervenir contre les Russes dans l’Arctique — ce qui m’étonnerait — ou pour intervenir en cas de catastrophe — ce qui est inévitable — ou peut-être même pour intervenir contre les Russes en Norvège, en Suède ou en Finlande, des pays qui ont des conditions arctiques. Je me dis que ce serait génial de pouvoir envoyer des militaires qui ont suivi un entraînement complet pour les conditions arctiques et qui peuvent fournir du soutien à nos alliés de l’OTAN là-bas. Merci beaucoup.
Le sénateur Smith : Aux trois témoins, une chose que je voudrais savoir — et peut-être que vous pourriez m’aider —, c’est comment nous pourrions changer en profondeur la culture gouvernementale en ce qui concerne la mise en œuvre des politiques que nous choisissons pour le Nord?
Le président : Je vais donner 30 secondes à chaque témoin. Commençons par le colonel Leblanc.
Col Leblanc : Excusez-moi, je ne suis pas sûr de comprendre la question.
Le sénateur Smith : Comment pouvons-nous amener un changement culturel qui va pousser notre gouvernement, nos chefs et les militaires à travailler ensemble pour élaborer une politique cohérente dans le Nord?
Col Leblanc : J’imaginerais qu’il faudrait une campagne de sensibilisation. Il faudrait informer le public et avoir davantage de débats, comme M. Byers l’a suggéré, afin que les décisions qui sont prises soient des décisions éclairées.
Le sénateur Smith : Merci.
M. Byers : Je crois que cela se fait déjà, jusqu’à un certain point. La relation entre le premier ministre et Natan Obed, le président de l’Inuit Tapiriit Kanatami, est solide et positive. Les choses commencent à bouger.
Le problème, ce n’est pas la planification, mais bien la mise en œuvre. Le leadership des peuples autochtones dans tout le Nord est incroyable. Notre gouverneure générale elle-même est une Inuite qui vient du Nord. Je crois que cela commence.
Bien sûr, il faut des comités sénatoriaux, qui tiennent des séances pour examiner ces questions, et aussi en encourageant les débats avec les universitaires et les fonctionnaires, parce que cela les concerne tous. Vous faites votre part, je fais la mienne, et mes collègues font la leur. La gouverneure générale fait sa part. Continuons ainsi, mais allons peut-être un peu plus vite, parce que les crises environnementales et sociales et sanitaires continuent d’éclater.
M. Kikkert : Je dirais qu’il serait essentiel que les comités permanents sur la sécurité aient une représentation nordique et autochtone permanente et continuelle, pour accomplir ce que vous avez dit. Encore une fois, si vous voulez rétablir la table ronde sur la recherche et le sauvetage dans le Nord, vous devez vous assurer que les chefs et les premiers répondants du Nord sont conviés à la table. Il en va de même pour tout comité sur la sécurité qui est mis sur pied pour discuter de ce genre de choses : il faut veiller à ce que les voix autochtones et du Nord aient une présence continue.
Le président : Merci à vous tous pour ces excellents témoignages. Colonel Leblanc, monsieur Byers et monsieur Kikkert, vous nous avez vraiment donné matière à réflexion avec vos exposés, et je crois que cela a donné lieu à de bonnes questions. Nous vous sommes reconnaissants de votre temps et de votre expertise. Vous nous avez été très utiles aujourd’hui. Merci beaucoup.
Nous accueillons maintenant notre deuxième groupe de témoins. Le comité continue d’examiner les questions relatives à la sécurité et à la défense dans l’Arctique, y compris les infrastructures militaires et les capacités de sécurité. Nous accueillons M. Adam Lajeunesse, professeur adjoint, Politiques publiques et gouvernance, Université St. Francis Xavier; et Mme Magali Vullierme, chercheuse, Centre de recherche CHUM, Université de Montréal et Observatoire de la politique et la sécurité de l’Arctique, École nationale d’administration publique. Merci à vous deux d’être avec nous par vidéoconférence. Je vous invite à présenter vos déclarations d’ouverture, puis les membres du comité auront des questions à vous poser.
Nous allons commencer par M. Adam Lajeunesse. Monsieur Lajeunesse, vous avez la parole.
Adam Lajeunesse, professeur adjoint, Politiques publiques et gouvernance, Université St. Francis Xavier, à titre personnel : Bonjour. Merci de m’avoir invité à témoigner devant le comité. Je suis heureux de pouvoir participer à cette discussion importante.
Mes commentaires d’aujourd’hui seront axés très précisément sur l’infrastructure de sécurité dans le Nord, même si mon domaine d’expertise est la défense de l’Arctique en général. J’ai aussi écrit des livres sur la souveraineté, les FAC, l’Arctique et les intérêts chinois dans l’Arctique. Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions sur ces autres sujets connexes plus généraux.
Pour commencer — et je suis certain que le comité le sait déjà —, l’Arctique change rapidement. Le niveau des glaces diminue, et le passage du Nord-Ouest s’ouvre à plus d’activités, pendant des saisons de navigation plus longues. Même si le passage n’est pas sur le point de devenir une nouvelle voie maritime mondiale, nous constatons un accroissement des activités de réapprovisionnement communautaire, de transport des ressources, de tourisme de croisière, de pêche ainsi que d’autres activités locales ou de destination.
À moyen terme, à cause de cela, de nouvelles menaces vont se profiler à l’horizon. Il y a évidemment une grande lutte de pouvoir avec la Russie, qui va vouloir une meilleure connaissance de la situation dans le Nord, tandis que la Chine, comme cela a été mentionné, qui se qualifie avec assurance de nouvel État arctique, accroît ses capacités d’intervention dans l’Arctique.
Comme les autres témoins l’ont déjà mentionné, même s’il est très peu probable qu’un conflit militaire éclate dans l’Arctique, nous devons aujourd’hui tenir compte d’un ensemble beaucoup plus varié de menaces, puisque les activités de destination sont en deçà du seuil habituel. Les intrusions deviennent très possibles, au même titre que la dégradation de l’environnement, la pêche illégale et même, dans certaines circonstances exceptionnelles, les menaces à la souveraineté canadienne.
Pour dire les choses simplement, nous avons besoin d’une présence plus permanente en Arctique pour réagir au large éventail de menaces à la sécurité et peut-être même aussi aux menaces à la défense.
Le Canada doit améliorer sa connaissance situationnelle, comme vous l’avez déjà entendu, ainsi que sa capacité de réagir aux menaces qui sont détectées. La bonne nouvelle, c’est que nous avançons déjà dans cette direction. Nous avons les deux navires de patrouille extracôtiers et de l’Arctique — en abrégé NPEA — de la Marine royale canadienne, et six autres qui sont en construction pour la Marine et la Garde côtière. En théorie, nous devrions aussi avoir deux nouveaux brise-glaces.
Ce qui manque, c’est l’infrastructure locale pour entretenir et soutenir ces navires dans le Nord. C’est une chose d’envoyer une frégate ou deux pendant quelques semaines chaque année dans le cadre de l’opération Nanook, mais c’est une toute autre chose de soutenir plusieurs bâtiments qui font des opérations pendant toute une saison de navigation. Nous avons vu en particulier à quel point le ravitaillement en carburant peut être difficile, lorsque le NCSM Harry DeWolf a emprunté le passage du Nord-Ouest. Il n’y a pas d’installations de ravitaillement dans l’Arctique canadien, et il a donc fallu que le Harry DeWolf soit ravitaillé par un pétrolier contractuel — du moins, c’était ce qui était prévu, mais il ne s’est pas présenté à l’heure dite à Arctic Bay. Le NPEA a donc programmé un ravitaillement au large de Tuktoyaktuk, puis à Cambridge Bay. Les deux fois, il ne s’est pas présenté.
Le Harry DeWolf a pu continuer vers l’ouest et avait suffisamment de carburant pour atteindre le Pacifique. J’ai cependant entendu dire que la flotte de la Garde côtière a été brièvement immobilisée, par manque de carburant. C’est qu’il y a eu un peu de compétition entre la Marine et la Garde côtière pour le carburant.
Cela fait des années que nous reconnaissons qu’il faut des installations de ravitaillement et de réapprovisionnement, et c’est encore important maintenant. L’installation navale de Nanisivik était censée remplir ce rôle, mais elle a beaucoup de retard; ses activités ne seront que saisonnières, et ses capacités de ravitaillement seront limitées, sauf pour le carburant.
Dans l’Arctique, il y a peu d’infrastructures de ravitaillement et de soutien, et le gouvernement du Canada doit faire mieux pour tirer parti de ce qu’il y a là-bas et il doit construire des infrastructures à usage mixte. Les collectivités dans tout l’Arctique réclament des infrastructures maritimes pour soutenir les activités de ravitaillement, la pêche et le tourisme. Les sites miniers soit exploitent des installations portuaires, soit prévoient d’en construire de nouvelles.
La Marine ou la Garde côtière n’ont pas besoin de construire leurs propres installations indépendantes ou d’y affecter leur personnel. Je sais qu’il y a de nombreuses raisons pour lesquelles une installation indépendante serait idéale, et que la justification de la construction d’une installation indépendante à Nanisivik était solide. Mais dans l’Arctique, le mieux est souvent l’ennemi du bien.
Le gouvernement du Canada devrait plutôt explorer des possibilités d’association avec les collectivités et les entreprises pour soutenir les infrastructures à usage mixte. La construction de postes à quai et d’installations de ravitaillement permettrait de soutenir les collectivités, abaisserait le coût de la vie et contribuerait à la croissance économique. Quand les infrastructures sont dans les collectivités, cela nous permet d’obtenir du soutien local ainsi que des bras pour entretenir ces installations.
L’amélioration de l’accès et la baisse du coût de la vie sont des éléments essentiels du Cadre stratégique pour l’Arctique et le Nord du Canada et, si cela peut être fait tout en soutenant l’infrastructure des FAC, alors nous en sortons tous gagnants.
Dans le même ordre d’idées, le Canada devrait songer à s’associer avec les entreprises qui ont des activités dans la région. Baffinland, par exemple, exploite une grande mine de minerai de fer dans le nord de Baffin, et ses installations portuaires sont beaucoup plus importantes que celles de la Marine, et bien sûr, l’entreprise l’a construite beaucoup plus rapidement que le gouvernement ne l’aurait pu. En subventionnant la construction ou en exploitant ce genre d’infrastructure privée, on soutient le développement du Nord, en plus peut-être d’obtenir à prix réduit de meilleures options de ravitaillement.
Je ne recommande pas de s’associer à une entreprise en particulier, mais, à mesure que le Canada va accroître les opérations des NPEA dans l’Arctique de l’Ouest, la Marine aura besoin de nouvelles installations là-bas. Cela devrait être une priorité de s’associer avec les collectivités, y compris les collectivités de la région de Bathurst Inlet, où on explore présentement des possibilités pour de nouvelles infrastructures et des mines.
En résumé, le Canada sera aux prises avec un déficit infrastructurel, dans le Nord, qui deviendra plus évident à mesure que les activités augmentent et que les flottes gouvernementales dans cette région augmentent en conséquence. Il faudra beaucoup d’argent pour construire ces infrastructures, alors nous devons nous assurer d’en optimiser la valeur. Merci. Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions.
Le président : Monsieur Lajeunesse, je suis convaincu que nous aurons des questions pour vous.
Maintenant, c’est au tour de Mme Magali Vullierme. Bienvenue.
[Français]
Magali Vullierme, chercheuse, Centre de recherche CHUM, Université de Montréal et Observatoire de la politique et la sécurité de l’Arctique, École nationale d’administration publique, à titre personnel : Bonjour à toutes et à tous. Je vais m’exprimer en français.
[Traduction]
Ce sera plus facile pour moi, et mon vocabulaire sera plus précis, mais je me ferai un plaisir de répondre aussi aux questions en anglais.
[Français]
Je suis très honorée de cette invitation à témoigner aujourd’hui. J’espère que les éléments que je pourrai vous apporter vous seront utiles.
Très rapidement, pour donner du contexte à mon propos, je suis chercheure en science politique et sociologie. Je travaille sur les sous-régions arctiques depuis 2012. J’ai effectué plusieurs études sur le terrain dans ces sous-régions, notamment avec les Rangers canadiens. J’ai également travaillé sur la sécurité sanitaire, ou encore sur les changements climatiques et plus particulièrement sur l’accélération du dégel du pergélisol. C’est pourquoi je vais surtout vous entretenir de ce sujet aujourd’hui, si cela vous intéresse.
Avant de partager les points clés qu’il me semble important d’évoquer pour parler de l’impact du changement climatique sur les infrastructures canadiennes, il me semble intéressant de noter que la définition même des frontières des sous-régions arctiques est bousculée par ces changements climatiques. En effet, au sein des huit États arctiques, les sous-régions septentrionales peuvent être délimitées selon trois critères. Ces régions sont localisées soit au nord du cercle arctique, soit qu’elles enregistrent une température moyenne sous les 10 degrés, donc l’isotherme plus 10 lors du mois le plus chaud, ou dans les régions situées au nord de la limite des arbres, qui correspond à la transition entre la taïga et la toundra.
On ne manque pas de remarquer que les deux derniers critères, soit la ligne isotherme et la ligne des arbres, sont directement concernés par le changement climatique. En effet, d’après des études et recherches, les arbres ont tendance à mordre de plus en plus sur la toundra. C’est d’autant plus flagrant en raison de la moyenne de l’isotherme de plus 10. On a notamment enregistré, à l’été 2021, une température de 48 degrés en Russie, dans la république de Sakha ou Iakoutie. Les frontières de ces sous-régions arctiques sont donc mouvantes. Est-ce que cela amènera, à long terme, une redéfinition de ces dernières avec des régions arctiques [Difficultés techniques] critère de détermination des éléments qui font d’une région une [Difficultés techniques] bien que ce ne soit pas le cœur du sujet, mais cela me semblait important [Difficultés techniques].
[Traduction]
Le président : Il y a un petit problème de connexion. Si vous éteignez votre caméra et que vous la rallumez, peut-être que cela va aider. Votre connexion fige un peu. Vous pouvez continuer.
Mme Vullierme : Je suis vraiment désolée.
[Français]
Tout d’abord — et cela a été évoqué par tous les témoins aujourd’hui —, l’ensemble des communautés de l’Inuit Nunangat manque cruellement d’infrastructures, de logements, d’accès à de l’eau potable et d’hôpitaux. Deux besoins en particulier en infrastructure à usage mixte et militaire peuvent être relevés aujourd’hui. La première est la nécessité d’une meilleure connectivité, notamment grâce [Difficultés techniques] évoquait ici une collaboration avec le secteur privé et le secteur commercial, dont le professeur Lajeunesse a évoqué la possibilité tout à l’heure. La deuxième m’a également été relayée par le commandant du deuxième groupe de patrouille des Rangers canadiens, le lieutenant-colonel Mainville, qui estime que ces patrouilles bénéficieraient grandement d’un bâtiment polyvalent dans les communautés où [Difficultés techniques] d’impact du changement climatique [Difficultés techniques].
[Traduction]
Le président : Excusez-moi, madame Vullierme. Ce serait peut-être préférable, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, que vous éteigniez votre caméra pour l’instant; nous aurons toujours le son, et nous vous reviendrons lorsque nous serons rendus aux questions. Merci.
Mme Vullierme : D’accord. Désolée.
[Français]
Parlons de l’accélération du dégel du pergélisol qui touche l’ensemble des régions circumpolaires. Très rapidement — puisque je crois que vous savez tous ce qu’est le pergélisol —, c’est un sol dont la température est inférieure ou égale à zéro degré pendant au moins deux années consécutives. Or, en raison des changements climatiques, la couche active du pergélisol, qui est située en surface, gèle et dégèle sur des profondeurs et pendant une période plus importante qu’avant. Cela a de grosses conséquences sur les infrastructures arctiques.
Je vous ai fait parvenir des cartes pour illustrer mon propos. Comme on peut le voir sur la carte no 1, le pergélisol recouvre une majorité de l’Arctique russe, et une grande partie de l’Arctique canadien et de l’Alaska. On en retrouve aussi sur les côtes du Groenland, de l’Islande et de la Norvège.
En 2017, 60 % des communautés arctiques et 70 % des infrastructures arctiques, qu’elles soient civiles ou militaires, sont construites sur du pergélisol. La Russie est particulièrement touchée par ce phénomène, puisqu’en 2021, un rapport officiel a indiqué que plus de 40 % des fondations des structures de ces bâtiments sont déjà déformées par ce phénomène, sachant qu’environ 65 % du territoire russe est situé sur des zones de pergélisol. Il est très important ici de mettre en place une étude particulière et très approfondie de ce phénomène pour mieux le prévoir dans le futur.
Si on regarde aussi les cartes que je vous ai fait parvenir sur l’implantation des aéroports ou du réseau routier dans les sous-régions arctiques, on peut voir que le Canada n’est pas en reste. C’est surtout du côté du Yukon et des Territoires du Nord-Ouest que les réseaux routiers sont le plus étendus. Or, en 2019, le ministre fédéral des Transports a annoncé un investissement de 707 millions de dollars pour des projets d’adaptation à la suite de l’accélération de la fonte du pergélisol. L’idée, entre autres, est de surveiller les glissements de terrain le long des routes et les affaissements des pistes d’aéroport, notamment d’Iqaluit, et de Tasiujaq et Salluit, au Nunavik.
Si on regarde la carte no 3, on voit que l’intégralité des aéroports des communautés arctiques est située sur des zones de pergélisol. J’attire votre attention ici sur une différence importante qui existe entre l’Arctique de l’Ouest dont le Canada fait partie, et la Russie. En Russie, la plupart des communautés sont ravitaillées par hélicoptère, l’avantage étant qu’un hélicoptère nécessite une piste d’atterrissage bien plus petite et donc plus facile d’entretien et moins coûteuse.
Ces risques pèseront aussi, par exemple, sur le Système d’alerte du Nord, puisque les installations de radar sont situées le long des côtes avec un risque d’effondrement côtier qui est exacerbé par l’accélération du dégel du pergélisol et les changements climatiques.
Voici quelques points qui me semblent incontournables pour la discussion d’aujourd’hui. Je suis désolée pour l’instabilité de ma connexion Internet. J’espère qu’elle ne nuira pas à mes propos et qu’ils resteront tout de même intelligibles. Merci beaucoup.
[Traduction]
Le président : Merci beaucoup, madame Vullierme. Nous allons passer aux questions. Sachez que vous aurez quatre minutes pour poser vos questions et écouter les réponses. Encore une fois, je vais demander aux sénateurs et sénatrices de préciser à quel témoin ils s’adressent et d’être concis dans leurs questions, afin que le plus de personnes possible puissent intervenir. La première question sera posée par notre vice-président, le sénateur Dagenais.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Je vais avoir quelques questions pour M. Lajeunesse.
J’aimerais que l’on s’attarde au déploiement militaire des Forces armées canadiennes en Arctique. Sauf erreur, on peut s’attendre à certaines difficultés d’adaptation pour les activités au sol, entre autres, dans les différentes communautés locales. Pouvez-vous nous faire part des lacunes que les forces armées devraient corriger pour être plus efficaces?
[Traduction]
M. Lajeunesse : Je crois qu’il faudrait tout d’abord s’attarder à l’équipement. Comme c’est le cas pour pratiquement tous nos programmes d’approvisionnement, les Forces armées canadiennes ont été très lentes à remplacer et à mettre à niveau certains de leurs équipements afin que leur matériel fonctionne mieux dans l’Arctique. Cela tient surtout aux difficultés techniques, parce que les choses fonctionnent différemment quand il fait -40 degrés; par exemple la graisse dans les pièces mécaniques, les composantes électroniques et les batteries. C’est une tout autre paire de manches d’utiliser une grande partie de nos équipements dans l’Arctique. Ce que je proposerais, à partir de maintenant — et c’est quelque chose que les FAC ont bien sûr reconnu —, c’est de prioriser davantage l’équipement, les motoneiges, le matériel d’infanterie, et cetera.
En ce qui concerne l’entraînement, quelques points ont été soulevés quant à la façon la plus efficace d’entraîner les Forces armées canadiennes pour des opérations dans le Nord. Il y a deux solutions pour cela, deux écoles de pensée. L’une qui a été mentionnée — par M. Byers, je crois — serait d’entraîner tout le monde et de généraliser grandement cet entraînement. C’est quelque chose que nous avons fait dans les années 1970, avec ce qu’on appelait le New Viking Program, le programme des nouveaux Vikings. Le problème, avec cela, c’est que vous obtenez un bassin très vaste de militaires entraînés, mais qui ont seulement un entraînement superficiel. Ce que les Forces armées canadiennes ont fait, c’est essayer de cibler, avec l’entraînement dans l’Arctique, un plus petit groupe qui sera plus efficace et pourra être déployé de façon très fiable, par exemple les groupes-compagnies d’intervention dans l’Arctique et d’autres, ce qu’on appelle la capacité opérationnelle initiale.
Le passé nous a montré que c’est probablement la meilleure solution pour l’avenir. L’entraînement dans l’Arctique n’est pas quelque chose que vous faites une fois, puis que vous n’oubliez jamais. C’est un entraînement qui doit être maintenu. Si vous ne le faites pas relativement intensément, vous le perdez. C’est comme la langue, d’une certaine façon.
Ce que les Forces armées canadiennes ont fait, c’est cibler pour l’entraînement un plus petit groupe qui peut être envoyé de façon fiable dans le Nord, et je crois que le passé nous a montré que c’est la meilleure façon de procéder.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Maintenant, en raison de l’affaiblissement des capacités militaires russes attribuable à la guerre en Ukraine, est-ce qu’on peut penser que la Chine aura un appétit plus grand que la Russie pour se déployer en Arctique pour le transport des marchandises et pour la pêche?
[Traduction]
M. Lajeunesse : Je vais répondre avec plaisir.
La première partie de votre question concerne le transport commercial. La Chine veut utiliser le passage du Nord-Est plutôt que de passer par la Russie, pour son transport commercial. Lisez les déclarations politiques, vous y verrez énormément d’optimisme. Il y a beaucoup d’enthousiasme. Mais la réalité derrière cela est tout autre. L’Arctique russe n’est pas un modèle d’affaires particulièrement attrayant pour les sociétés de transport maritimes, et on n’a pas vraiment vu la suite de cet optimisme initial qui faisait la une des journaux, ou presque. Donc, la Chine fait preuve d’un optimisme prudent pour ce qui est de développer cette route maritime, mais je ne prendrais pas tout ce qu’elle dit pour argent comptant.
Aussi, le passage du Nord-Ouest est beaucoup, beaucoup moins susceptible d’être utilisé comme route maritime par les navires chinois, autant en raison de son hydrographie — parce que les eaux y sont beaucoup moins profondes — qu’en raison du danger accru; il y a moins d’infrastructures là-bas et, honnêtement, je doute que le gouvernement canadien accueillerait ces navires à bras ouverts. C’est donc beaucoup moins susceptible d’arriver.
En ce qui concerne votre question sur les pêches, c’est quelque chose que j’entends de plus en plus souvent, et cela pose un risque énorme. La Chine a la pire réputation au monde en ce qui concerne les pêches, ainsi que les pires antécédents en ce qui concerne la pêche illégale et les pratiques de pêche non durable. Les navires chinois de pêche en haute mer et en eaux profondes sont cautionnés par l’État, et ils se sont montrés très avides en Afrique, en Amérique du Sud, en Asie et ailleurs. Il n’y a aucune raison de croire que les flottes chinoises ne finiront pas par s’aventurer dans l’Arctique canadien ou dans l’Arctique américain, dans le plateau continental et dans la zone extracôtière de l’océan Arctique. C’est l’une des menaces futures que nous devons surveiller; nous avons besoin d’une connaissance de la situation et de capacités d’intervention.
Le président : La parole va maintenant à la sénatrice Anderson, puis, s’il nous reste du temps, je vais ramener Mme Vullierme dans la discussion, si elle a des commentaires à faire.
La sénatrice Anderson : Ma question s’adresse à Mme Vullierme. Je viens de l’Arctique, et je voulais vous demander si, dans les Territoires du Nord-Ouest, les changements de température, les conditions glacielles et le dégel du pergélisol vont nuire à toutes les collectivités en ce qui concerne nos moyens de subsistance, nos déplacements, la planification de nos immobilisations, notre approvisionnement en carburant et en fournitures. Pouvez-vous nous expliquer comment, à votre avis, le dégel du pergélisol et les changements environnementaux vont jouer sur la sécurité et la défense de l’Arctique, et aussi quels défis ils représentent pour l’infrastructure, l’entraînement avec l’équipement et le personnel?
Mme Vullierme : Merci de votre question.
[Français]
Le gros défi de l’accélération du dégel du pergélisol, c’est qu’il n’y a pas énormément de solutions à ce phénomène. En matière de solutions, notamment pour les infrastructures routières, on peut décider d’effectuer un entretien intensif des tronçons routiers qui sont construits sur du pergélisol en dégradation. Il y a une initiative du ministère des Transports du Canada qui a été menée de 2010 à 2020 et publiée en [Difficultés techniques].
Donc, cette initiative a permis d’estimer que les portions de routes construites sur du pergélisol doivent être réhabilitées tous les six à sept ans pour un coût annuel de 20 000 dollars canadiens, soit cinq fois plus que les autres portions de routes.
Une autre solution, à part cet entretien intensif qui est coûteux, est l’installation de thermosiphons. Ici, on peut se tourner vers des techniques commerciales. Il y a notamment une technique où les thermosiphons sont utilisés par Total dans la péninsule de Yamal. Ce sont des tubes réfrigérants installés à la base des infrastructures pour aider le sol à rester gelé et éviter ainsi cette accélération du dégel du pergélisol. Ce système est possible pour les routes et il a été installé à certains endroits sur la route de l’Alaska, mais il est impossible à utiliser pour les pistes d’atterrissage, le long desquelles aucune obstruction n’est permise.
La troisième solution est de déplacer les infrastructures. Tout cela représente un coût phénoménal. C’est pourquoi j’ai parlé tout à l’heure de l’importance de se pencher là-dessus afin que les futures installations se situent à des endroits moins à risque quant à cette accélération du dégel du pergélisol et pour surveiller les effets de l’accélération de la dégradation sur les infrastructures.
En ce qui concerne les aspects militaires, par exemple, j’ai fait une étude sur le terrain en Sibérie, à Tiksi, une base militaire russe. Celle-ci a dû être fermée pendant quelques mois en 2012-2013 à la suite de la dégradation du sol. La seule solution qu’on a trouvée était de ravitailler la ville de Tiksi, qui compte tout de même 4 000 habitants, par hélicoptère. On peut forcément déplacer moins de marchandises et de personnes en hélicoptère que par avion, mais c’était une des solutions qui a été donnée.
En ce qui concerne les entraînements militaires, cela représente aussi un gros défi. Je sais, pour avoir parlé avec des Rangers canadiens, que les périodes d’entraînement hivernal avaient déjà subi les effets de cette accélération du changement du pergélisol, puisque les périodes d’entraînement sont plus courtes. Cela représente un gros défi en matière de logistique et de calendrier.
On a également pu voir, en Alaska, les récentes stratégies arctiques du Congrès américain, qui a pointé du doigt ce souci de l’accélération du dégel du pergélisol et noté qu’il était essentiel de prévoir où ce dégel allait se produire pour maintenir les opérations d’entraînement dans l’Arctique et évaluer les défis imminents de la gestion de l’environnement. Cela a été souligné tant pour les infrastructures existantes que pour les futures infrastructures qu’on voudrait développer en Alaska.
En Alaska, il y a neuf bases militaires : trois bases des forces aériennes, trois de l’armée de terre et trois bases de la garde côtière. Si on observe l’implantation de ces bases par rapport aux cartes des zones de pergélisol — que ce soit sur du pergélisol intérieur ou à la frontière entre une zone de pergélisol côtier et une zone hors pergélisol —, on voit que seules les trois bases de la garde côtière sont implantées au sud des zones de pergélisol. Donc, les États-Unis vont également avoir, à plus ou moins long terme, un problème à maintenir leurs installations, leur base militaire en Alaska, face à cette accélération, d’où l’importance soulignée dans ces stratégies arctiques de surveiller cette accélération.
Comme je l’ai dit au début, il n’y a pas de solutions très faciles, donc j’ai l’impression que je vous apporte plus de problèmes que de solutions, mais l’idée qui a été également pointée du doigt par les États-Unis, c’était vraiment de financer la recherche en sciences dures sur ce phénomène. Voilà.
[Traduction]
Le président : Merci beaucoup, madame Vullierme.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Ma question s’adresse à M. Lajeunesse. On constate que la politique du gouvernement, depuis plusieurs années, par rapport à l’Arctique, est celle de la diplomatie. Je pense que c’est Bismarck qui disait : « La diplomatie sans les armes, c’est la musique sans les instruments. » Est-ce qu’on peut penser, dans le Nord, dans l’Arctique, à maintenir cette politique, selon laquelle on n’est pas une puissance militaire, mais qu’on sera plutôt un pays qui va influencer les autres pays pour qu’ils en fassent plus que nous? Est-ce que cette position par rapport à l’Arctique, entre le développement économique, le passage du Nord, peut se maintenir sans que le Canada améliore sa capacité militaire dans le Nord, que ce soit sur le plan du dépistage ou de la présence?
[Traduction]
M. Lajeunesse : Sénateur, tout d’abord, il faut avoir un regard légèrement différent sur l’élaboration de la politique sur l’Arctique. La politique sur l’Arctique a été interprétée différemment par le gouvernement actuel et par son prédécesseur, le gouvernement Harper, mais, essentiellement, pour ce qui est de l’argent qui a été investi de façon générale et des objectifs du gouvernement, les choses ont effectivement été plutôt cohérentes. La rhétorique a un peu changé, mais il n’y a pas eu de virage dans cette politique.
Aussi, pour répondre à votre dernier point sur le Canada qui contrôle le développement, cela n’est pas nécessairement menacé. Les investissements dans le Nord canadien, le transport maritime dans le Nord canadien, le contrôle et les activités policières relèvent tous du Canada. Récemment, le gouvernement a rejeté la soumission d’une entreprise publique chinoise qui voulait acheter une mine d’or, et c’est un bon exemple du fait que le Canada montre que ses priorités en matière de sécurité s’étendent à l’Arctique, et qu’il est conscient des dangers que posent, par exemple, les investissements directs étrangers venant de concurrents comme la Chine.
J’espère que cela répond à votre question. J’ai répondu de façon un peu générale, alors s’il y a des détails précis que vous voudriez connaître, je répondrai avec plaisir.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Monsieur Lajeunesse, d’après ce qu’on semble observer — soit une espèce de complicité entre la Chine et la Russie par rapport à leur coopération dans le Nord —, existe-t-il des dimensions conflictuelles entre les deux pays faisant en sorte que ce qui paraît très harmonieux ne l’est peut-être pas?
[Traduction]
M. Lajeunesse : Vous soulevez un point intéressant, sénateur. Il y a d’importants points de friction entre la Chine et la Russie dans l’Arctique. J’ai écrit un article là-dessus récemment. La Chine et la Russie ont des interprétations très différentes du droit international de la mer quand il s’agit de l’Arctique. Sans vouloir trop aller dans le détail, la Chine tient pour acquis qu’elle a un accès et une liberté de navigation maximum, tandis que la Russie a fermé une grande partie de son espace maritime arctique. La Russie, comme le Canada, estime que l’Arctique est une région qui devrait être gouvernée par les États de l’Arctique, d’abord et avant tout. Depuis longtemps, la Chine demande un plus grand accès et plus d’influence pour les États non arctiques, comme elle.
D’un point de vue économique, il y a eu énormément de collaboration entre la Chine et la Russie. Après l’invasion de la Crimée, la Russie s’est tournée vers la Chine pour des investissements et pour avoir un marché où vendre son pétrole et son gaz de l’Arctique. À première vue, il semble que les deux pays en sortent gagnants, ou qu’ils ont, comme le dit la politique chinoise sur l’Arctique, une « étroite collaboration ». Mais si vous regardez sous la surface, vous voyez que la Chine tire avantage des Russes, parce que les Russes ont peu d’autres options. La Chine a pu acheter du pétrole et du gaz russes à des prix incroyables. Le gouvernement chinois a pu dicter l’emplacement et les spécifications des pipelines. La Chine et la Russie ont coopéré dans le Nord, mais il y a énormément de tensions sous la surface.
Le président : Merci beaucoup. C’est tout le temps que nous avions pour cette intervention. C’était une excellente question, et une formidable réponse.
La sénatrice M. Deacon : Je remercie les témoins de leur présence cet après-midi. J’ai deux questions. Ma première concerne les Rangers canadiens. Madame Vullierme, ce serait génial si vous pouviez répondre.
Comme nous l’avons vu durant la pandémie, les Rangers ont répondu à l’appel du devoir et ont servi efficacement et admirablement leurs collectivités. Je me demandais si nous pouvions investir dans ce domaine des forces armées, pour élargir sainement notre présence dans l’Arctique. Si j’ai bien compris, les Rangers ne reçoivent qu’un entraînement de base, et ce n’est que récemment qu’on a mis à niveau leur armement, pour la première fois depuis les années 1940. Devrions-nous recruter et entraîner plus de Rangers, ou croyez-vous que les efforts sont suffisants de ce côté-là pour l’instant?
[Français]
Mme Vullierme : Merci beaucoup de cette question sur les patrouilles de Rangers canadiens. Effectivement, ils ont été très utiles et essentiels pour la lutte contre la propagation de la COVID-19 dans les communautés.
Les Rangers du Québec ont été les premiers à être mobilisés et ont permis de freiner cette propagation. Ils ont fait un travail admirable. Pour avoir parlé un petit peu avec des gens sur le terrain, leur présence a beaucoup rassuré la population.
Je ne sais pas si vous êtes familiers avec ces patrouilles, mais ce sont des gens qui sont recrutés dans les communautés, donc ce sont des gens qui ont grandi dans ces communautés; ce sont généralement des leaders de cette communauté. Cette proximité est essentielle pour comprendre les besoins et la manière de travailler dans ces communautés avec leurs compatriotes, les gens de leurs communautés, leurs familles.
Il y a deux points dont vous m’avez parlé, soit d’étendre l’intervention des Rangers. Du point de vue de l’entraînement, certainement et du point de vue du nombre, il faut savoir que toutes les communautés qui ont les capacités d’accueillir des patrouilles de Rangers ont déjà des patrouilles de Rangers canadiens. Donc, il ne s’agit pas de rouvrir d’autres patrouilles, parce que les communautés ne pourront tout simplement pas produire ce nombre de Rangers. De plus, on m’a souvent dit qu’il valait mieux un petit nombre de personnes bien entraînées, plutôt qu’une quantité de Rangers moins bien entraînés, puisque moins engagées dans la vie de la communauté.
Ce qui est aussi important à relever ici, notamment quand on a parlé de la lutte contre la COVID-19, est qu’il y a eu une certaine incompréhension au départ; les Rangers ne sont pas du tout là pour appliquer des règles de police, par exemple. Donc il y a eu une incompréhension. Ils ne sont pas là pour faire respecter le couvre-feu. Ils sont là pour aider leur communauté. Ils sont essentiels pour la recherche et le sauvetage terrestres dans leur communauté, même s’ils sont les deuxièmes répondants, et non pas les premiers répondants. Ce sont eux qui connaissent le terrain et le climat et ils sont essentiels pour ce travail. C’est pour cela que je suis allée demander au lieutenant-colonel Mainville, commandant des Rangers du Québec, s’il y avait des besoins en infrastructure particuliers, en prévision de la réunion d’aujourd’hui.
Comme je l’ai expliqué dans mes propos liminaires, il m’a indiqué que selon lui, ces patrouilles avaient besoin d’un bâtiment polyvalent dans les communautés où les Rangers canadiens sont présents. Ce bâtiment pourrait accueillir les différents organismes du gouvernement fédéral selon les besoins particuliers. Ce serait aussi un bâtiment où on pourrait mener les entraînements des Rangers, les activités des Rangers juniors canadiens, qui ont un rôle très important pour le bien-être et la transmission intergénérationnelle de connaissances dans les communautés arctiques — avant tout inuites, bien entendu.
C’est également un bâtiment qui, selon lui, pourrait servir à entreposer le matériel de manière sécuritaire, soit les armes, les munitions, le matériel de communication, les rations et tout le matériel des Rangers et des Rangers juniors canadiens. Il a également ajouté que des ententes avec les gouvernements locaux pourraient réduire les coûts. Alors voilà, je passe son message.
Parmi les autres besoins particuliers en matière d’infrastructure, il y a la connectivité qui est vraiment sous-dimensionnée à la fois pour le secteur civil et pour le secteur militaire. J’ai évoqué tout à l’heure la solution de la technologie des câbles sous-marins de fibre optique, qui a également été mentionnée par le colonel Leblanc. Il y a notamment le projet Far North Fiber qui a été annoncé à la fin de 2021 et qui doit traverser le passage du Nord-Ouest. Cette technologie pourrait avoir un usage double et jouer un rôle dans la surveillance des changements climatiques, notamment grâce à de petits capteurs qui pourraient être situés tous les 70 à 100 kilomètres, sur le câble, et qui permettraient de surveiller les changements climatiques dans les fonds océaniques, grâce à la mesure de la température et de l’accélération de l’eau ainsi que la pression des fonds océaniques.
Toutefois, d’un point de vue militaire, ces câbles et ces capteurs peuvent également avoir une utilité pour surveiller les mouvements de navires, notamment des sous-marins dans le passage du Nord-Ouest. Ici, il s’agirait d’un investissement à faible coût que pourrait faire le Canada en implantant ces capteurs sur des projets commerciaux. Cela permettrait d’atteindre une certaine maritime awareness ou sensibilisation aux activités maritimes. C’est un besoin qui a été exprimé par les militaires, notamment par le colonel Leblanc, tout à l’heure.
[Traduction]
Le président : Merci beaucoup, madame Vullierme.
La sénatrice Jaffer : Merci beaucoup de vos exposés. Je les ai trouvés très intéressants. J’ai deux questions, et la première est pour M. Lajeunesse.
Nous avons parlé de la Chine, de l’accès et du fait que la Russie se tourne de plus en plus vers la Chine parce que c’est l’un des seuls pays qui lui est ouvert. Le même genre de choses s’est produit en Afrique. Je suis d’origine africaine, et je sais comment la Chine a fait sa place sur ce continent. Quand les pays africains ont vu qu’ils étaient incapables d’obtenir du soutien d’autres pays, ils se sont tournés vers la Chine, et maintenant, la Chine possède pour ainsi dire la plus grande partie des ressources. J’espère que j’exagère la situation en Afrique.
Voici ma question : si la Chine obtient un accès à l’Arctique russe, qu’est-ce que le Canada devrait faire, selon vous, pour protéger son territoire? Y a-t-il quelque chose que nous devrions faire, précisément?
M. Lajeunesse : Merci, sénatrice. C’est une excellente question. C’est rare, mais je peux vous dire que la situation est plutôt bonne, et je crois que c’est quelque chose que vous entendez rarement pendant une réunion de comité.
Pour commencer, les investissements chinois dans tout l’Arctique circumpolaire, exception faite de la Russie, sont en chute libre. La Chine est de plus en plus rejetée par les pays nordiques — l’Islande, le Groenland — et récemment par le Canada, dans l’Arctique. Il y a plusieurs années, quand les investissements chinois étaient perçus comme une façon de développer l’Arctique, tous les pays de l’Arctique voyaient cela comme une proposition avantageuse pour tous, mais les événements récents — Hong Kong, Xinjiang, la mer de Chine méridionale, Taïwan, la COVID-19 — ont fait que pratiquement tous les pays de l’Arctique, sauf la Russie, ont tourné le dos aux investissements chinois. Cela ressort dans toutes les enquêtes. Le tout dernier projet d’aménagement chinois au Groenland a récemment été acheté par les États-Unis, par la Banque d’import-export des États-Unis. La Chine n’a plus aucune présence opérationnelle ou continue dans des projets au Groenland, étonnamment.
Comme je l’ai dit plus tôt, il y a eu ce cas, où une organisation publique chinoise s’est vu refuser l’accès à une mine d’or canadienne, et je crois que ce cas est très pertinent pour la suite des choses. La raison pour laquelle nous avons fait cela, selon moi, ce n’est pas parce que l’or, par exemple, est une ressource stratégique, ce n’est pas parce que cet endroit en particulier aurait donné à la Chine un accès au passage du Nord-Ouest. Ce serait une exagération quant à l’usage mixte des ressources dans le Nord par les forces armées. Plutôt, ce qui devrait nous préoccuper — et ce qui nous préoccupe effectivement et ce dont nous sommes conscients —, c’est l’influence qu’aurait cette société chinoise sur une petite collectivité du Nord. Vous pouvez racheter un projet de sable bitumineux en Alberta, mais cela ne représenterait qu’un très petit pourcentage de l’économie albertaine. Vous n’allez pas pouvoir faire pression sur le gouvernement de l’Alberta avec cela, par exemple. Mais dans l’Arctique, une organisation relevant de l’État qui serait propriétaire d’un grand projet d’exploitation des ressources pourrait vraisemblablement avoir une emprise sur une bonne partie du revenu annuel du territoire. Cela pourrait lui donner prise sur un très grand pourcentage des emplois de la région. Cela donnerait donc à cette organisation étatique un moyen de faire pression sur la collectivité et sur le territoire, et ainsi sur le Canada.
Je crois que ce serait la principale préoccupation en ce qui concerne les investisseurs chinois dans le Nord canadien. La bonne nouvelle, du moins de mon point de vue, c’est que d’un bout à l’autre de l’Arctique, les pays occidentaux voient de plus en plus clairement le danger que cela représente et ont commencé à s’y opposer avec force.
La sénatrice Jaffer : Merci beaucoup. Monsieur le président, me reste-t-il du temps pour une deuxième question?
Le président : Oui.
La sénatrice Jaffer : Ma question s’adresse à vous, madame Vullierme. La militarisation de l’Arctique, les tensions géopolitiques actuelles dans l’Arctique, les changements climatiques et l’évolution du terrain dans le Nord canadien entraînent-ils des violations des droits de la personne?
[Français]
Mme Vullierme : Si je comprends bien, votre question est de savoir si la présence de militaires pose un problème de violation des droits humains? Est-ce bien cela?
En tout cas, la réponse pour ce qui est du Canada et des Rangers canadiens est définitivement non, puisque les Rangers canadiens sont des réservistes. En étant réservistes, ce sont vraiment eux qui choisissent de participer à une patrouille. Lors des entretiens que j’ai eus pour mon travail de doctorat, qui remonte à quelques années, les Rangers inuits à qui j’ai pu parler m’ont vraiment expliqué qu’ils faisaient partie de ces patrouilles avant tout pour sauver des vies, c’est-à-dire pour des opérations de recherche et sauvetage, pour ramener des gens qui sont pris dans le blizzard, pour sauver la vie de personnes de leur communauté.
Je n’ai vu aucune problématique liée aux patrouilles de Rangers comme potentiel outil d’acculturation par l’armée canadienne. Il faut bien comprendre qu’en tant que réservistes, si les Rangers inuits n’étaient pas d’accord avec ce qui passait sur le terrain, ils quitteraient tout simplement ces patrouilles. Ces patrouilles ne fonctionneraient plus et ne pourraient plus exister dans le Nord canadien.
Un important travail de compréhension culturelle et d’adaptation de la culture militaire aux cultures nordiques s’est fait. C’est vrai que je vous parle surtout d’Inuits parce que je n’ai travaillé qu’avec des patrouilles de Rangers inuits, mais il y a aussi des patrouilles de Rangers de Premières Nations et des patrouilles de Rangers francophones, par exemple sur la Basse-Côte-Nord, au Québec. Là, on parle de l’Arctique, donc on parle inuit, et cette adaptation des entraînements militaires se voit dans le rapport au temps.
Le rapport au temps, dans le Nord, est différent de celui du Sud, et cela a été très bien compris par l’armée canadienne dans l’exercice des patrouilles de Rangers canadiens. On ne peut pas organiser un entraînement dans le Nord comme on en organise un dans le Sud. Il faut écouter les aînés, il faut écouter les gens de la communauté pour que l’entraînement se passe bien et que la communication interculturelle se fasse aussi dans le respect mutuel.
J’espère avoir répondu à votre question. N’hésitez pas à me le faire savoir, si vous avez besoin de précisions.
[Traduction]
Le président : Il nous reste du temps pour une ou deux autres questions.
Sénateur Smith, c’est à vous.
Le sénateur Smith : Monsieur Lajeunesse, vous avez parlé des infrastructures de soutien pour le ravitaillement en carburant et le réapprovisionnement. Nous n’avons pas vraiment besoin d’installations militaires permanentes. Vous avez parlé d’un partenariat avec les collectivités. Pourriez-vous nous en parler davantage et montrer l’importance de faire participer les populations et les chefs autochtones à ces occasions économiques?
M. Lajeunesse : Oui, bien sûr.
Une des principales choses dont nous avons besoin, du point de vue des forces armées, c’est d’un endroit pour accueillir les flottes grandissantes du Canada. La Garde côtière est censée recevoir de nouveaux brise-glaces. La Marine et la Garde côtière vont sans aucun doute recevoir huit nouveaux navires de patrouille extracôtiers et de l’Arctique. Ces navires vont avoir besoin de carburant. Ils auront besoin de provisions. Ils auront besoin d’une réserve de pièces. S’il y a un bris, ce n’est pas facile de rentrer à Halifax. Vous avez besoin d’installations.
Au départ, l’idée était de construire cette installation à Nanisivik, mais le projet a été grandement simplifié. Il va maintenant s’agir d’un poste de ravitaillement à temps partiel, en service seulement durant l’été. L’emplacement est excellent, mais ce sera une installation indépendante. Elle se trouve à environ 30 kilomètres de la collectivité la plus proche, celle d’Arctic Bay, ce qui veut dire qu’il n’y aura personne pour l’entretenir et personne pour patrouiller aux alentours. En ce sens, cela va coûter plus cher. Là aussi il a fallu 10 ans pour la construire, et elle n’est même pas achevée.
Ce que nous avons, ce sont des collectivités dans tout le Nord, et aucune d’entre elles n’a une bonne infrastructure maritime. Toutes les collectivités du Nord veulent des postes à quai, des digues et des installations portuaires pour soutenir le tourisme, la pêche et le réapprovisionnement. Toutes ces infrastructures ont un usage mixte.
Un port ou une installation portuaire qui peuvent être utilisés par un navire de patrouille extracôtier et de l’Arctique pour le ravitaillement et le réapprovisionnement quatre jours par année peuvent soutenir la collectivité le reste du temps; les navires de croisière sont aussi plus susceptibles de visiter l’endroit pour y déposer des gens qui devraient autrement, comme c’est le cas actuellement, traverser la plage. Cela pourrait aussi faciliter énormément le ravitaillement et rendre les pêches beaucoup plus rentables.
Bien sûr, quand vous pouvez déposer les marchandises ailleurs que sur la plage, cela coûte beaucoup moins cher d’acheminer tout cela à la collectivité. Dès que les choses coûtent moins cher, le niveau de la vie augmente, et les maisons et la nourriture deviennent plus abordables. C’est un cycle vertueux.
Comme je l’ai dit, il y a des raisons pour lesquelles on a construit une installation indépendante à Nanisivik et, même si je ne vais pas aller dans le détail, ce sont de bonnes raisons. Cependant, dans l’avenir, si nous voulons plus d’infrastructures, il serait logique de développer l’infrastructure communautaire ou de conclure des partenariats avec les sites miniers qui en construisent déjà, de façon à en avoir le plus possible pour notre argent et veiller à ce que le budget de la défense remplisse aussi une double fonction, c’est-à-dire soutenir les collectivités et améliorer le niveau de la vie là-bas.
Le sénateur Smith : Par où commenceriez-vous? Par quelle collectivité?
M. Lajeunesse : C’est une bonne question. Je ne vais pas m’aventurer à faire une supposition, parce que je ne sais pas exactement à quel rythme nous allons mettre en œuvre les opérations de la Marine dans l’Ouest de l’Arctique. La réponse évidente serait quelque part, en général, dans l’Ouest de l’Arctique, parce que c’est là qu’il y a d’énormes lacunes du point de vue de la Marine et de la Garde côtière.
Dans l’Est de l’Arctique, nous avons Nanisivik. L’installation a été construite, et elle est assez près de Resolute. Je sais que le colonel Leblanc a parlé de Resolute. Nous avons déjà une installation de ravitaillement près de cet endroit.
Dans l’avenir, si nous voulons avoir plus qu’une installation de ravitaillement, et si nous voulons un endroit pour vraiment réapprovisionner et même potentiellement avoir des systèmes d’armement, il faudrait s’associer avec les collectivités, parce que vous avez besoin d’un endroit où il y a des gens et du personnel pour y travailler, pour garder et entretenir les installations. Je ne peux pas nommer de collectivité en particulier aujourd’hui.
Le président : Merci de la question, sénateur Smith.
Merci à nos témoins, Mme Vullierme et M. Lajeunesse, de nous avoir fait profiter de vos très grandes connaissances sur l’Arctique et d’avoir répondu exhaustivement à toutes nos questions. Vous avez généreusement partagé votre temps, votre expertise et vos réflexions. Merci d’avoir fait preuve de patience avec notre technologie. Merci à vous deux, et bonne journée.
Chers collègues, la prochaine réunion aura lieu le lundi 16 mai, à 14 heures, l’horaire habituel. Comme vous le savez, les sections 19 et 20 de la partie 5 du projet de loi C-19, Loi portant exécution du budget, ont été renvoyées à notre comité. Nous allons donc devoir mettre sur pause notre étude sur la sécurité et les infrastructures militaires dans l’Arctique pour commencer notre étude préalable du projet de loi.
Je vais tout de même souligner que nous avons travaillé assez rapidement. Nous avons bien progressé jusqu’ici. J’ai déjà hâte de pouvoir reprendre dès que possible cet important travail.
Sur ce, je souhaite à tous et à toutes une bonne soirée.
(La séance est levée.)