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SECD - Comité permanent

Sécurité nationale, défense et anciens combattants


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DE LA SÉCURITÉ NATIONALE ET DE LA DÉFENSE

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le lundi 6 juin 2022

Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd’hui, à 14 h 2 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier le projet de loi S-7, Loi modifiant la Loi sur les douanes et la Loi sur le précontrôle (2016).

Le sénateur Tony Dean (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bonjour, chers collègues, et bienvenue à cette réunion du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense.

Je m’appelle Tony Dean et je suis sénateur représentant de l’Ontario et président du comité. Je suis accompagné aujourd’hui des autres membres du comité : le sénateur Jean-Guy Dagenais, vice-président du comité et représentant le Québec; la sénatrice Dawn Anderson, représentant les Territoires du Nord-Ouest; le sénateur Peter Boehm, représentant l’Ontario; le sénateur Pierre Boisvenu, représentant le Québec; le sénateur Pierre Dalphond, représentant le Québec; la sénatrice Donna Dasko, représentant l’Ontario; la sénatrice Marty Deacon, représentant l’Ontario; la sénatrice Mobina Jaffer, représentant la Colombie-Britannique; le sénateur David Richards, représentant le Nouveau-Brunswick; le sénateur David Wells, représentant Terre-Neuve-et-Labrador; et le sénateur Hassan Yussuff, représentant de l’Ontario.

Nous poursuivons notre examen du projet de loi S-7, Loi modifiant la Loi sur les douanes et la Loi sur le précontrôle (2016). Nous accueillons aujourd’hui deux groupes de témoins.

Dans le premier groupe, nous entendrons les représentants du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada, soit Brent Homan, sous-commissaire, Secteur de la conformité, et Regan Morris, avocat principal. Je vous remercie tous deux de vous être joints à nous aujourd’hui par vidéoconférence. Je vais maintenant vous inviter à faire votre déclaration préliminaire, après quoi nous passerons aux questions des membres du comité. Maître Morris, je crois que c’est vous qui parlerez en premier. Je vous souhaite la bienvenue et vous invite à commencer dès que vous serez prêt.

Me Regan Morris, avocat principal, Commissariat à la protection de la vie privée du Canada : Je vous remercie, monsieur le président, et mesdames et messieurs les membres du comité, de nous avoir invités à discuter de l’important projet de loi dont vous êtes saisis.

Je m’appelle Brent Homan et, comme cela a été dit, je suis avocat principal au Commissariat à la protection de la vie privée du Canada. Je fais la déclaration préliminaire à la place de Brent Homan, sous-commissaire et responsable du Secteur de la conformité au commissariat, qui éprouve malheureusement des difficultés techniques avec son microphone aujourd’hui.

[Français]

Le projet de loi dont vous êtes saisis porte sur un exercice complexe qui vise à établir un équilibre entre les droits individuels et les objectifs en matière de sécurité.

Cette complexité est amplifiée par le contexte unique à la frontière, où la loi prévoit une plus grande marge de manœuvre pour les inspections à la frontière et le contrôle de l’immigration, d’une part, et une attente réduite en conséquence sur le plan de la vie privée pour les voyageurs, d’autre part.

Cette plus grande marge de manœuvre ne signifie pas pour autant que les gens perdent tout droit à la vie privée à la frontière. La loi doit être mise à jour afin de mieux prendre en compte les réalités des technologies modernes et la capacité de celles-ci à révéler une énorme quantité de renseignements personnels.

[Traduction]

La Cour suprême du Canada a statué que la fouille d’un appareil numérique peut constituer une intrusion grave dans la vie privée. Comme il est indiqué dans l’arrêt R. c. Fearon, les appareils numériques ont une immense capacité de stockage et peuvent générer des données concernant la vie intime de l’utilisateur, comme ses intérêts, ses habitudes et son identité, à l’insu de l’utilisateur ou sans son intention, et donner accès à des renseignements qui ne se trouvent pas concrètement à l’endroit où la fouille est effectuée.

La Cour d’appel de l’Alberta, dans l’affaire R. c. Canfield, et la Cour supérieure de justice de l’Ontario, dans l’affaire R. c. Pike, ont toutes deux demandé au Parlement d’imposer un seuil pour l’examen des appareils numériques à la frontière, qui respecte la Charte. Les tribunaux ont laissé au Parlement le soin de déterminer le seuil approprié pour atteindre l’équilibre dont il est question.

Je tiens à présenter quelques considérations en faveur d’un seuil fondé sur l’existence de « motifs raisonnables de soupçonner » qui, à mon avis, serait plus approprié pour atteindre l’équilibre recherché par les tribunaux de l’Alberta et de l’Ontario que ce qui est actuellement proposé dans le projet de loi S-7.

Premièrement, à notre connaissance, l’expression « préoccupation générale raisonnable » n’est utilisée dans aucune autre loi, contrairement aux expressions plus courantes « motifs raisonnables de croire » ou « motifs raisonnables de soupçonner » que l’on trouve déjà dans la Loi sur les douanes. On ne sait pas exactement quel est le fondement probatoire de ce nouveau seuil, et sa nouveauté crée un risque élevé d’ambiguïté quant à son interprétation et à sa mise en œuvre. Il existe aussi un risque que l’expression « préoccupations générales raisonnables » soit interprétée comme n’exigeant pas des préoccupations propres à une personne, et comme permettant plutôt des examens fondés sur des préoccupations générales, comme le pays d’origine de la personne.

Deuxièmement, on ne sait trop pourquoi la fouille d’un appareil devrait être assujettie à un seuil plus bas que celui exigé pour qu’un agent puisse ouvrir et fouiller du courrier à un poste frontalier, alors que la Loi sur les douanes exige des motifs raisonnables de soupçonner. L’inspection d’un article de courrier est sans doute moins approfondie et potentiellement moins intrusive que celle d’un appareil numérique qui peut contenir des textos, des photos, des documents personnels et des courriels datant de plusieurs années.

Troisièmement, l’existence de motifs raisonnables de soupçonner est une norme souple qui n’imposerait pas de contraintes excessives aux autorités frontalières.

Dans le récent arrêt dans l’affaire R. c. Stairs, la Cour suprême du Canada a affirmé que :

[...] pour établir l’existence de soupçons raisonnables, les policiers ont besoin d’un ensemble de faits objectivement discernables appréciés à la lumière de toutes les circonstances.

La cour a précisé que la norme était fondée sur une possibilité et non sur une probabilité, et que l’appréciation devait « s’appuyer sur des faits, être souple et relever du bon sens et de l’expérience pratique quotidienne ».

De plus, dans l’affaire R. c. Pike, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a rejeté les arguments de la Couronne selon lesquels l’application d’une norme fondée sur l’existence de motifs raisonnables de soupçonner serait trop contraignante. La cour a fait remarquer, au paragraphe 77:

Le soupçon raisonnable a été jugé conforme aux exigences constitutionnelles dans d’autres contextes et imposerait une norme qui protège l’intérêt public à la frontière.

En tenant compte de ces affaires, ainsi que du fait que les tribunaux ont reconnu le caractère sensible et intrusif de la fouille des appareils numériques, je ne suis pas convaincu de la nécessité d’appliquer une norme moins rigoureuse que celle fondée sur l’existence de soupçons raisonnables, qui est appliquée avec succès dans d’autres contextes réglementaires, y compris celui de la Loi sur les douanes.

Avant de conclure, permettez-moi de mentionner brièvement quelques exigences importantes en matière de procédure et de responsabilité qui devraient également être incluses dans le cadre juridique à l’appui d’un seuil établi dans la loi. Il s’agit d’importantes questions soulevées dans le cadre de notre enquête concernant l’ASFC relativement à l’examen d’appareils numériques. Les voici : des exigences précises en matière de tenue de documents relativement à la fouille d’appareils, notamment des obligations de consigner les indicateurs justifiant la fouille; certaines exigences et procédures techniques visant à limiter la portée de la fouille à ce qui est stocké dans le téléphone et à désactiver la fonction de communication réseau; des règles relatives à la collecte des mots de passe et des limites quant à leur conservation; des mécanismes de plainte et de recours, et une surveillance indépendante.

La fouille d’un appareil numérique personnel est de, par sa nature même, envahissante et je crois que d’importantes questions subsistent quant à savoir si le nouveau seuil proposé dans le projet de loi permettrait d’atteindre un juste équilibre. Mes observations d’aujourd’hui ont porté sur le seuil prévu par la Loi sur les douanes, mais je tiens à souligner que ce même seuil permettrait d’effectuer des examens en vertu de la Loi sur le précontrôle pour des motifs ayant une portée beaucoup plus générale. À mon avis, cet aspect du projet de loi mériterait une attention particulière, et les motifs plus généraux énoncés dans la Loi sur le précontrôle constituent une autre raison d’établir une norme fondée sur des motifs raisonnables de soupçonner.

Merci de votre attention. Nous répondrons maintenant volontiers à vos questions.

Le président : Merci, maître Morris.

Avant de poursuivre, je tiens à signaler que la sénatrice Gwen Boniface, qui est la marraine du projet de loi, s’est jointe à nous.

Je vois que M. Homan est en ligne avec nous. Monsieur Homan, voulez-vous ajouter quelque chose avant que nous passions aux questions? Nous devrions au moins vérifier votre signal audio et, si vous avez quelque chose à ajouter, je vous invite à y aller.

Brent Homan, sous-commissaire, Secteur de la conformité, Commissariat à la protection de la vie privée du Canada : Je n’ai rien [Difficultés techniques] dont mon collègue a parlé. J’espère que mon micro fonctionne en ce moment. Si ce n’est pas le cas, dites-le moi.

Le président : Je constate que le problème n’est toujours pas réglé.

M. Homan : Compris. Merci.

Le président : Nous passons maintenant aux questions. Veuillez noter que nous devons terminer à 15 heures. Je vous demande donc d’être concis. Chaque intervenant disposera de cinq minutes, questions et réponses comprises. Comme d’habitude, c’est notre vice-président, le sénateur Dagenais, qui aura la parole en premier.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Ma première question s’adresse à M. Homan.

Monsieur Homan, ma question est liée au jugement de la cour qui a entraîné la présentation de ce projet de loi.

Le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada a-t-il été consulté avant que l’on jette les bases de ce projet de loi?

Me Morris : Je vais répondre pour M. Homan, puisqu’il a des difficultés techniques.

Tout d’abord, après notre enquête, nous avons fait nos recommandations auprès de l’Agence des services frontaliers du Canada en 2019 et nous avons fait des recommandations sur le plan de la réforme de la loi.

L’Agence des services frontaliers a dit que ces recommandations seraient étudiées en détail. Après la décision Canfield de la Cour d’appel de l’Alberta, nous avons communiqué avec le ministère de la Sécurité publique du Canada et nous avons offert nos services de consultation concernant les amendements, mais nous n’avons pas été consultés. Nous avons été informés de l’existence du projet de loi lorsqu’il a été déposé devant le Parlement.

Le sénateur Dagenais : Il y a des groupes de défense des libertés civiles qui ont comparu devant nous et qui sont réfractaires à certaines expressions, comme « motifs raisonnables de soupçonner » ou « préoccupations générales raisonnables », qui sont utilisées dans ce projet de loi. Existe-t-il une expression plus appropriée qui permettrait aux agents des services frontaliers de justifier une fouille des appareils numériques sans que cela soit abusif?

Me Morris : Selon nous, les normes appropriées sont celles que l’on retrouve dans d’autres aspects de la Loi sur les douanes, c’est-à-dire qu’il faut avoir des motifs raisonnables de soupçonner.

Le sénateur Dagenais : Lorsque nous avons entendu le responsable de l’Agence des services frontaliers la semaine dernière, il a affirmé que la mise en place des nouvelles normes n’allait pas entraîner un fardeau supplémentaire pour les agents, en indiquant qu’ils faisaient déjà ce type de fouille depuis 2017. Avez-vous déjà eu des signalements d’abus relativement à cette pratique? Pourrait-il y avoir des abus? Ce que l’on comprend, c’est que les agents des services frontaliers appliquaient déjà ces pratiques avant le projet de loi.

Me Morris : Dans l’enquête que nous avons publiée en octobre 2019, nous avons constaté qu’il y avait eu des manquements dans la mise en œuvre de la politique. Nous avons examiné six plaintes où l’Agence des services frontaliers a examiné des appareils portables; dans toutes ces plaintes, on a trouvé au moins un manquement, que ce soit que les agents n’ont pas pris de notes ou qu’ils ont outrepassé leur autorité d’examiner les appareils. Donc, il est possible qu’il y ait des manquements, puisqu’on en a vu lors de notre enquête.

Le sénateur Dagenais : J’ai l’impression qu’on est en train d’adopter un projet de loi qui régularisera ce qui se fait déjà actuellement et qui enfreint les droits constitutionnels des citoyens. Je trouve cela inquiétant. Autrement dit, on nous demande de régulariser un projet de loi, mais il y a déjà des pratiques en cours. Quelle est votre opinion à ce sujet?

Me Morris : Je pense que l’on est d’accord pour dire que, premièrement, il y a un contexte unique aux frontières. L’État a un intérêt important à contrôler ce qui passe à la frontière. Par contre, les appareils portables peuvent contenir une grande quantité d’informations sensibles. Donc, il faut trouver un équilibre. Pour nous, cet équilibre se trouve dans les normes relatives aux motifs raisonnables.

Le sénateur Dagenais : Si le projet de loi n’était pas adopté, est-ce que l’intégrité des frontières canadiennes pourrait être compromise? Si tel est le cas, de quelle façon pourrait-elle être compromise? En ce moment, le projet de loi n’est pas encore adopté.

[Traduction]

Le président : Nous allons manquer de temps. Répondez brièvement, je vous prie.

[Français]

Me Morris : Il faut faire quelque chose pour répondre aux décisions des cours de l’Alberta et de l’Ontario; on ne peut pas se permettre d’avoir des différences entre les provinces, comme c’est le cas actuellement.

Le sénateur Dagenais : Merci beaucoup.

[Traduction]

Le président : Avant de donner la parole au sénateur Boisvenu, je tiens à saluer la sénatrice Paula Simons, de l’Alberta, qui s’est jointe à nous aujourd’hui. Bienvenue, sénatrice Simons.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Bienvenue à notre témoin.

Lors de la comparution du ministre Mendicino devant le comité la semaine dernière, il a insisté sur le fait que la formation allait résoudre le problème sur le plan de la protection de la vie privée. Êtes-vous du même avis?

Me Morris : Il est évident que la formation est importante. C’est quelque chose que nous avions recommandé dans notre enquête de 2019, c’est-à-dire que l’Agence des services frontaliers devait accroître le niveau de formation.

Toutefois, à notre avis, cela ne suffit pas si la norme juridique pour examiner les appareils portables est trop basse. Donc, c’est important, mais ce n’est pas suffisant.

Le sénateur Boisvenu : Les corps policiers et les agents de la paix connaissent tous la notion de « motifs raisonnables », qu’il s’agisse d’une fouille ou d’une enquête. On parle ici de circonstances raisonnables. Selon vous, baisse-t-on les normes de protection de la vie privée en employant le terme « circonstances » plutôt que le mot « motifs »?

Me Morris : Si je comprends bien, la norme proposée est celle de « préoccupations générales raisonnables ». Je comprends que l’intention est d’avoir une norme inférieure à celle des motifs raisonnables de soupçonner. À notre avis, cela ne créera pas un bon équilibre entre la protection de la vie privée et les autres intérêts de l’État.

Le sénateur Boisvenu : Lorsque les gens déposent des plaintes auprès du gouvernement fédéral, le processus bureaucratique est souvent très lourd. Si l’on adopte cette nouvelle notion de « préoccupations générales raisonnables », cela ne risque-t-il pas de pénaliser les citoyens sur le plan du respect de leur vie privée?

Me Morris : Cela va créer de l’incertitude. Il s’agit d’une nouvelle norme qui n’a pas été testée devant les tribunaux. De plus, à notre avis, elle est vague. Qu’est-ce qu’une préoccupation générale? En ce sens, cela risque de donner lieu à plus de litiges et de débats entre les citoyens et les services frontaliers qui prendront du temps à régler. Je crois que cette incertitude n’est pas une bonne chose.

En comparaison, la norme de « motif général de soupçonner » est bien connue et n’entraîne pas la même incertitude.

[Traduction]

Le sénateur Dalphond : En réponse à une question du sénateur Dagenais, vous avez dit n’avoir pas été consultés lors de la rédaction du projet de loi S-7, notamment sur les questions de protection de la vie privée, malgré le fait que vous aviez publié deux rapports à ce sujet, celui sur les plaintes et un autre un an plus tard?

Me Morris : C’est exact.

Le sénateur Dalphond : D’après ce que je comprends de ce que vous dites aujourd’hui, d’après ce que vous avez découvert dans le cadre de votre enquête, il est risqué de compter sur l’application des politiques, puisque, dans la pratique, les agents frontaliers ne les respectent pas, surtout en ce qui concerne la prise de notes. Bien entendu, les notes sont essentielles à toute révision judiciaire du processus.

Me Morris : C’est l’une des conclusions que nous avons tirées et l’une des raisons pour lesquelles nous avons recommandé une réforme législative.

Le sénateur Dalphond : Ces agents, sont-ils nombreux à ne pas prendre de notes, ou s’agit-il de cas isolés?

Me Morris : C’est une bonne question. Je crois que c’était la plupart d’entre eux. C’est un problème généralisé. Je pourrai vous trouver le chiffre exact, mais dans beaucoup de cas de plainte, les notes appropriées n’existaient pas.

Dans les six cas que nous avons examinés, les agents des services frontaliers n’ont pas consigné les indicateurs qui ont mené à la fouille progressive des appareils numériques des plaignants, à savoir quels secteurs des appareils ou des supports d’information ont été vérifiés pendant la fouille ou les raisons pour lesquelles ils l’ont été. Dans les six plaintes que nous avons examinées, il a donc été difficile pour nous d’évaluer si l’ASFC avait respecté le seuil requis par la politique pour l’examen des appareils des plaignants.

Le sénateur Dalphond : Merci.

Le sénateur Wells : Je vous remercie, maître Morris et monsieur Homan, de comparaître aujourd’hui.

On nous dit que ce texte de loi créera l’obligation d’examiner les appareils numériques personnels en mode de non-connectivité. Nous savons aussi que la politique actuelle prévoit l’examen des appareils numériques personnels en mode de non-connectivité, mais également que cette politique est régulièrement enfreinte. Je l’ai constaté directement. Ceux qui ont regardé l’émission Border Security: Canada’s Front Line ont vu des agents de la sécurité frontalière consulter, comme de routine, les dossiers bancaires et d’autres sources de ce genre pour déterminer si les gens ont suffisamment d’argent pour entrer au Canada. Maître Morris, croyez-vous qu’il soit utile d’inscrire dans la loi l’obligation pour les agents de l’ASFC d’informer les voyageurs de leurs droits en matière de fouilles en mode de non-connectivité?

Me Morris : Vu les intérêts importants en cause, nous sommes en faveur de la transparence à l’égard des droits des voyageurs en ce qui concerne la fouille des appareils numériques personnels.

Le sénateur Wells : Diriez-vous également que cela aiderait à protéger la vie privée par rapport aux choses que vous examinez quotidiennement dans le cadre de vos fonctions?

Me Morris : La transparence est certainement un élément important du droit à la vie privée. Il importe d’informer les gens de leurs droits, ainsi que des circonstances dans lesquelles leurs appareils peuvent être examinés.

Le sénateur Wells : Merci.

La sénatrice Jaffer : Je remercie M. Homan et Me Morris d’être ici aujourd’hui.

Maître Morris, j’ai à vous questionner sur plusieurs points, dont l’un me tracasse en particulier.

Peut-être que je me trompe, mais ce n’est pas ainsi que je comprends l’arrêt Canfield. J’ai eu l’impression, d’après ce qu’ont dit le ministre et d’autres témoins, que le juge admettait un seuil inférieur à celui des motifs raisonnables de soupçonner, et c’est pourquoi le ministre introduit des motifs moins sérieux. Quelle est votre interprétation de l’arrêt Canfield?

Me Morris : Il est certain que la cour n’a pas précisé dans l’arrêt Canfield quel devrait être le seuil approprié. Je signale qu’au paragraphe 75 de l’arrêt — que l’ASFC a cité, je crois — la cour dit que le seuil :

[…] pourrait être inférieur peut être inférieur aux motifs raisonnables de soupçonner requis pour procéder à une fouille à nu en vertu de la Loi sur les douanes.

Elle n’a pas dit « serait », mais bien « pourrait être », laissant ainsi au Parlement le soin de se pencher sur la question.

Il importe également d’examiner l’arrêt Pike, qui portait sur la même question et qui a aussi conclu à l’inconstitutionnalité de la loi. La cour a fait un certain nombre d’observations concernant la norme des motifs raisonnables de soupçonner qui me semblent pertinentes.

La cour fait observer, à partir du paragraphe 77, que le soupçon raisonnable a été jugé conforme aux exigences constitutionnelles dans d’autres contextes. Elle rejette l’argument de la Couronne selon lequel le soupçon raisonnable était une norme trop rigoureuse ou qu’il constituait un seuil trop élevé et elle souligne que le seuil du soupçon raisonnable figure dans un certain nombre de dispositions de la Loi sur les douanes relatives aux fouilles, y compris pour ouvrir le courrier, comme nous l’avons mentionné dans notre déclaration préliminaire. Elle affirme, à la lumière de la preuve présentée par la Couronne dans cette affaire et dans le contexte des arguments contre le seuil des « motifs raisonnables de soupçonner », qu’il y avait tout lieu de croire que l’ASFC avait exagéré l’entrave que posait un seuil juridique à l’exécution d’une fouille.

La question reste donc ouverte. À nos yeux, c’est au Parlement qu’il appartient de décider quel est le seuil le plus approprié.

La sénatrice Jaffer : J’hésite un peu à vous poser cette question parce que vous êtes la dernière personne qui voudrait spéculer sur ce que le juge pensait en laissant au Parlement le soin de décider quel était le bon critère. Ce n’était pas au juge d’en décider, et c’est pourquoi il a laissé la porte ouverte. N’êtes-vous pas d’accord pour dire que ce sont les parlementaires qui sont les mieux placés pour savoir ce dont les citoyens ont besoin et ce qui est moins ambigu, et que c’est pour cela qu’il a laissé aux parlementaires le soin de décider?

Me Morris : Vous avez raison. Dans les deux affaires, Canfield et Pike, le juge a préféré laisser au Parlement le soin d’établir l’équilibre délicat entre les droits à la vie privée et les intérêts de l’État en matière de protection de la frontière.

La sénatrice Jaffer : Ce qui me préoccupe le plus, c’est ce que vous avez dit au sujet de l’ambiguïté qui entoure le critère de la préoccupation générale raisonnable. Il n’a pas de précédent. J’ai vérifié et je n’en ai trouvé aucun ailleurs au monde dans les pays de common law. Cette ambiguïté existerait même pour les agents de l’ASFC, qui sont ordinairement appelés à appliquer le critère des motifs raisonnables de soupçonner.

Ce qui me préoccupe, c’est que, pour ouvrir une lettre, il faut avoir des motifs raisonnables de soupçonner, mais que pour les appareils numériques, qui sont, à mon sens, un autre moyen de communication écrite, ce n’est pas le même critère qui s’appliquerait. Je crains vraiment qu’il y ait deux poids, deux mesures, ne serait-ce, par exemple, que pour ouvrir une lettre. Êtes-vous d’accord avec moi pour dire qu’il y aurait deux poids, deux mesures?

Me Morris : Oui. Comme nous l’avons dit dans notre déclaration préliminaire, nous ne voyons pas pourquoi il faudrait des motifs raisonnables de soupçonner pour ouvrir le courrier, qui, par définition, est plus limité dans ce qu’il peut contenir qu’un appareil numérique, qui peut fournir une foule de renseignements variés en grande quantité, un portrait détaillé d’une personne et de sa vie, des renseignements sur ses comptes bancaires et sur la santé. Il n’est pas seulement question de téléphones dans ce projet de loi, mais aussi des ordinateurs personnels portables des gens, qui peuvent contenir de grandes quantités de renseignements passablement délicats. Nous sommes d’accord pour dire qu’il serait incongru d’avoir un seuil plus élevé pour ouvrir le courrier que pour examiner un appareil électronique numérique personnel, qui peut contenir des renseignements tout aussi privés.

La sénatrice Jaffer : Merci, maître Morris.

La sénatrice M. Deacon : Je vous remercie de votre comparution ici aujourd’hui.

J’ai une question concernant le mécanisme des plaintes. Un point que j’ai tenté de comprendre, pendant les témoignages de la semaine dernière et tout au long de l’étude du projet de loi, c’est le recours qu’aurait une personne qui estime avoir été injustement ciblée par un agent des services frontaliers. Il y a environ une semaine, les fonctionnaires qui témoignaient ont fait état d’une mosaïque ou d’une diversité d’organismes où déposer les plaintes. Il y avait d’abord ce nouvel organisme de surveillance civile, un autre qui relèverait directement de l’ASFC, puis le Commissariat à la protection de la vie privée. À mes yeux, cela ressemblait un peu à un menu de restaurant ou, peut-être, à un choix donné au plaignant éventuel de s’adresser à qui il veut. Je me demande pourquoi nous n’aurions pas un mécanisme plus centralisé ou harmonisé permettant d’accéder facilement au système pour déposer les plaintes. Je me demande ce que vous en pensez, s’il faut un système plus centralisé pour le dépôt des plaintes ou si ce buffet d’options est acceptable.

Me Morris : Nous sommes encore à étudier le projet de loi C-20, qui créera un nouvel organisme de surveillance indépendant. Je ne veux donc pas trop faire de commentaires à ce sujet. Je pense que nous serions heureux d’en faire plus tard si on nous le demandait.

Le commissariat est et demeurera une option pour les particuliers qui souhaitent déposer des plaintes concernant les institutions gouvernementales, y compris l’ASFC, et leur traitement des renseignements personnels. Il y aura donc, par la force des choses, un certain chevauchement. Je ne pense pas que le fait d’avoir de multiples mécanismes soit nécessairement problématique, pour peu que les gens sachent clairement qu’ils ont un droit de recours et la faculté de demander un examen indépendant et approprié à la nature de leur plainte.

La sénatrice M. Deacon : Merci.

Je veux revenir sur un autre élément qui a été discuté la semaine dernière, et qui l’est encore aujourd’hui, celui du seuil à atteindre. On sait qu’en 2017, il était question de motifs raisonnables de soupçonner. La semaine dernière, le ministre Mendicino nous a donné des exemples de comportements qui justifieraient une fouille en application du seuil proposé de préoccupation générale raisonnable. Il a donné l’exemple d’une personne qui se dandinerait, qui aurait des gestes étudiés, qui serait en sueur, qui manifesterait peut-être un peu de nervosité en parlant. À titre de comparaison, ou de votre point de vue, sur quelles bases faut-il décider d’effectuer une fouille fondée sur le critère plus élevé des motifs raisonnables de soupçonner? Les agents frontaliers peuvent-ils en décider simplement en fonction du comportement, ou faut-il d’abord avoir connaissance de preuves, d’antécédents ou d’une dénonciation? Je me demande ce que vous en pensez aujourd’hui.

Me Morris : La question est difficile. Évidemment, cela dépendra des circonstances dans chaque cas. Il y a probablement toutes sortes de choses qui pourraient susciter des motifs raisonnables de soupçonner.

Je pense qu’un bon exemple, un exemple concret, c’est l’affaire R. c. Pike, dans laquelle la cour a conclu, en se fondant sur la preuve, qu’il existait des motifs raisonnables de soupçonner, compte tenu des réponses données par l’accusé à l’agent frontalier au sujet de la nature de son voyage et de sa raison de l’entreprendre. Il y avait des incohérences dans ce qu’il disait en réponse aux questions. J’essaie simplement de voir s’il y a d’autres facteurs. C’était la nature de ses réponses aux questions, une condamnation antérieure et l’endroit d’où il venait. Dans ce cas, la cour a jugé que, vu l’ensemble des circonstances, cela avait éveillé un soupçon raisonnable.

Nous insistons sur l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire R. c. Stairs, rendue il y a quelques semaines, qui souligne la souplesse de la norme. Il s’agit d’une norme qui tient compte de l’ensemble des circonstances et qui se veut souple. Il est voulu qu’elle soit moins élevée que celle des motifs raisonnables de croire. Elle repose sur les faits, elle est d’application souple et elle procède du bon sens.

Le sénateur Yussuff : Je remercie les témoins de leur présence.

Permettez-moi de parler de ce qui manque dans le projet de loi S-7. Vous avez énuméré quatre éléments qui en sont absents, dont le secret professionnel. Je constate qu’il n’est pas mentionné. Un témoin précédent nous en a parlé. Si ces quatre éléments supplémentaires étaient visés par le règlement, est-ce que cela apporterait quelque certitude relativement à certains des points qui ont été soulevés ici, dans la mesure où nous saurions que le règlement s’appliquera de façon uniforme aux voyageurs qui traversent la frontière?

Me Morris : Oui. S’ils sont visés par les règlements, ils deviendront partie du cadre juridique. Nous n’avons pas le texte du règlement à examiner en ce moment, et il y a donc un peu d’incertitude quant à la forme que prendront ces exigences. Si le comité s’inquiète de cette incertitude et veut s’assurer que certaines exigences fondamentales, comme la prise de notes, fassent partie du cadre juridique, il faut alors les inclure dans le projet de loi lui-même. Cependant, en théorie, les règlements peuvent aussi suppléer aux dispositions de la loi.

Le sénateur Yussuff : Pour ce qui est du texte de loi lui-même, cette nouvelle norme nous préoccupe parce qu’elle n’a pas encore subi l’épreuve d’un examen judiciaire. Quel est le pire qui pourrait arriver si le projet de loi était adopté sans que la norme soit changée?

Me Morris : Je dirais que ce n’est pas seulement que la norme n’a pas été examinée par les tribunaux, mais aussi qu’elle semble trop permissive en regard des droits à la vie privée qui sont en cause.

Il pourrait en résulter, dans certaines circonstances, des fouilles d’appareils électroniques qui empièteraient plus que nécessaire sur la vie privée des Canadiens. Il pourrait également y avoir de nouveaux litiges et une plus grande incertitude entourant ce qui, exactement, constitue une préoccupation générale raisonnable, ce qui risquerait éventuellement, d’ici à ce que la situation soit éclaircie, de se traduire par des fouilles trop intrusives.

La sénatrice Dasko : Je remercie les témoins.

J’ai une question au sujet des préoccupations générales raisonnables. On sait, et vous l’avez démontré et d’autres l’ont fait remarquer, que cette norme n’a pas été appliquée au Canada ou ailleurs. D’après vous, quelle en est l’origine? D’où vient le concept ou l’expression?

De plus, avez-vous envisagé des formules pour remplacer cette expression, autres que celles qui existent déjà et qui sont employées dans d’autres lois? Par exemple, en supprimant le terme « générales », on aurait la norme fondée sur des « préoccupations raisonnables ». Avez-vous envisagé des formules, qui n’existent pas déjà, pour remplacer cette expression?

Ce sont mes deux questions. Merci.

Me Morris : Pour ce qui est de la première question, si j’ai bien compris, on souhaitait que la norme soit moins rigoureuse, vu que les tribunaux avaient laissé la question ouverte. C’est à ce moment-là qu’on a songé à ce qui pourrait être une norme moins rigoureuse, plus permissive que celles des motifs raisonnables de soupçonner ou de croire. L’emploi du mot « raisonnable » est évidemment typique dans une norme portant sur les fouilles. Il suppose un seuil objectif, ce qui est souhaitable, à notre avis. C’est l’expression « préoccupations générales » qui est nouvelle. Je crois comprendre qu’elle a été formulée ainsi pour représenter un seuil inférieur.

Quant à votre deuxième question, nous n’avons pas pensé à des formules de remplacement. À notre avis, la solution la plus logique et la plus sensée consiste à opter pour les « motifs raisonnables de soupçonner », un seuil censément moins élevé que la Cour suprême du Canada a établi pour les situations où les attentes de protection de la vie privée sont moindres. Comme ce seuil existe déjà dans la Loi sur les douanes et qu’il est appliqué dans des contextes semblables, nous ne voyons pas la nécessité, ou n’en avons pas été convaincus par ce que nous avons vu, d’avoir un nouveau libellé et un nouveau seuil qu’on voudrait plus élevé que celui fondé sur le simple soupçon, mais moins élevé que celui fondé sur motifs raisonnables de soupçonner.

La sénatrice Dasko : Merci.

Le sénateur Richards : Merci aux témoins.

Il me semble que nous posons tous des questions semblables aujourd’hui, et je serai donc concis et m’en tiendrai à deux brèves questions. À cause des termes utilisés ici et du fait qu’ils sont tellement vagues — des mots comme « ambigu », « souple » et « préoccupation générale » —, je crains que cela devienne une question d’opinions personnelles ou de préjugés quelconques chez certains frontaliers et que la situation échappe à toute réelle surveillance. Si tel est le cas, à quel degré pourrait atteindre, dans le sillage de ce projet de loi, l’écart entre la théorie et la pratique? Maître Morris, je vous prie de répondre brièvement. Merci.

Me Morris : Cela nous ramène à l’importance de la prise de notes, un problème que nous avons relevé dans le cadre de notre enquête. Il faut exiger clairement que les agents documentent la raison pour laquelle ils effectuent la fouille et la façon dont ils le font. Cela va accroître l’obligation redditionnelle et, espérons-le, régler les cas où le seuil n’a pas été atteint. Le seuil doit être objectif, même celui proposé dans le projet de loi S-7 s’il est adopté. Comme il repose sur des préoccupations générales raisonnables, il ne peut pas simplement s’agir d’opinions subjectives de l’agent, mais de préoccupations objectivement raisonnables dans les circonstances. Ce qui nous inquiète, c’est que l’expression « préoccupation générale » est trop permissive et ouvrirait la voie à des fouilles dans un large éventail de circonstances. Cependant, je pense que la prise de notes est aussi une exigence fondamentale qui, je l’espère, sera retenue dans ce projet de loi.

Le sénateur Richards : Mais il pourrait y avoir un assez grand écart entre la théorie et la pratique dans l’application de ces dispositions de la loi par certains agents frontaliers.

Me Morris : Il est toujours possible que les autorisations, les politiques et les règles ne soient pas respectées. C’est alors qu’il faut avoir en place d’importants mécanismes de reddition de comptes. À la suite de notre enquête, nous avons recommandé de renforcer la reddition de comptes, la surveillance et la formation des agents frontaliers. Ces mesures recommandées ont été intégrées dans la version révisée de la politique de l’ASFC, et c’est une bonne chose, mais il faut s’assurer de maintenir à l’avenir les mécanismes de reddition de comptes afin de prévenir les abus de pouvoir.

Le sénateur Richards : Merci.

La sénatrice Boniface : Maître Morris et monsieur Homan, je vous remercie d’être ici.

Maître Morris, l’article 98 de la Loi sur les douanes porte sur les fouilles à nu. Si j’ai bien compris, c’est le seuil des motifs raisonnables de soupçonner qui s’applique dans ces cas. Dans l’arrêt Canfield, je dirais qu’on a laissé la porte ouverte à un seuil moins élevé. Je me demande si vous pouvez nous dire comment la fouille d’un appareil numérique personnel, avec son intrusion dans la vie privée, se compare à la fouille à nu. Je connais les différences évidentes, mais je pose la question relativement à l’application du seuil fondé sur des motifs raisonnables, pour lequel vous avez indiqué une préférence.

Me Morris : Comme je l’ai mentionné, l’arrêt Canfield a laissé ouverte la question du seuil approprié, et il est vrai que la Loi sur les douanes prévoit un seuil fondé sur le soupçon raisonnable pour la fouille de la personne, ce qui, je suppose, comprend la fouille à nu. Ces fouilles constituent une intrusion plus marquée dans la vie privée. Ce que nous cherchons à faire valoir, c’est que la fouille des appareils électroniques personnels est aussi très intrusive. La Cour suprême l’a affirmé dans de nombreux arrêts ces dernières années, y compris les arrêts Pike et Fearon, où elle a dit que, du fait de la nature renforcée de ce genre de fouilles, le renforcement des mesures de protection contre la fouille de ces appareils était nécessaire. Dans ces cas-là, il s’agissait de fouilles liées à des arrestations. Vous avez donc le choix. Ces fouilles ne sont peut-être pas exactement l’équivalent des fouilles à nu, mais elles sont quand même très intrusives.

Dans d’autres parties de la Loi sur les douanes qui autorisent les examens et les fouilles, y compris l’ouverture du courrier à l’alinéa 99(1)b), c’est le seuil des motifs raisonnables de soupçonner qui s’applique. À notre avis, c’est un point de comparaison approprié. Comme je l’ai mentionné, dans de nombreux cas, l’examen d’un appareil numérique personnel sera plus intrusif que l’ouverture du courrier.

La sénatrice Boniface : Ce n’est certainement pas plus intrusif que la fouille corporelle. Êtes-vous d’accord avec moi là-dessus?

Me Morris : Les intérêts en matière de protection de la vie privée qui sont en cause sont différents. La fouille corporelle concerne, évidemment, l’intégrité corporelle. La Cour suprême a reconnu que d’autres intérêts en matière de respect de la vie privée sont protégés, notamment le droit à la protection des renseignements personnels. Je m’inquiète un peu du fait que, dans ce genre de comparaison, on perd de vue l’importance de protéger les renseignements personnels qui sont stockés en grande quantité dans des appareils numériques.

Encore une fois, j’exhorte le comité à lire attentivement l’arrêt Pike, qui insiste sur ce point, mais qui porte aussi sur les importants intérêts en matière de respect de la vie privée qui sont protégés contre la fouille des appareils numériques. Il est important de bien définir le droit à la vie privée qui est en jeu.

La sénatrice Boniface : Je comprends cela. Cependant, si ma mémoire est bonne, dans l’affaire Fearon, le tribunal a affirmé que les fouilles à nu étaient plus intrusives. Je voulais une comparaison avec l’ouverture du courrier, à laquelle on se reporte sans cesse, puisque je pense que nous devons examiner l’éventail des situations. Je vous remercie de vos observations.

La sénatrice Simons : Merci beaucoup, maître Morris.

Maître Morris, dans votre déclaration préliminaire, vous avez fait état de préoccupations au sujet de la conservation des dossiers. Dans vos réponses au sénateur Dagenais, vous avez aussi parlé des préoccupations soulevées par le commissaire à la protection de la vie privée à la suite de votre propre étude. Pourriez-vous nous dire ce que vous pensez du fait que les modifications proposées permettraient à l’ASFC de conserver, pendant au moins deux ans, les dossiers des personnes qu’elle pourrait avoir dans ses archives, ainsi que les notes relatives à la fouille? Est-ce que vous vous préoccupez de cette durée de conservation et du fait que ces documents pourraient être remis à d’autres corps policiers dans le cadre d’enquêtes qui n’ont rien à voir avec les questions frontalières?

Me Morris : Eh bien, c’est une question d’équilibre; il faut pouvoir conserver l’information pour que les gens puissent y avoir accès et exercer un recours au besoin. En vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, si des renseignements personnels sont utilisés à des fins administratives, ils doivent être conservés au moins deux ans pour que les intéressés puissent exercer leurs droits de recours.

Par ailleurs, on ne veut pas que les organisations conservent l’information plus longtemps qu’elles n’en ont besoin. C’est ce que nous avons constaté dans le cadre de notre enquête sur la conservation des mots de passe par les agents de l’ASFC. Ils les conservaient même lorsqu’ils n’en avaient plus besoin. L’ASFC a depuis modifié ses pratiques à cet égard.

Cependant, il est important qu’une personne puisse avoir accès à ses renseignements lorsqu’ils servent à prendre une décision à son sujet, et cela suppose qu’ils soient conservés pendant un certain temps.

La sénatrice Simons : Êtes-vous inquiet de ce qu’il pourrait advenir de cette information par la suite?

Me Morris : Quand de l’information est stockée, il y a des risques supplémentaires, par exemple le risque d’accès non autorisé ou le risque de divulgation à d’autres entités. S’il y a divulgation à une autre entité, celle-ci devra évidemment se conformer aux règles prévues par la Loi sur la protection des renseignements personnels à cet égard. Cette réglementation protège l’information. Il y faut évidemment des mesures de protection solides pour que l’ASFC puisse conserver ces renseignements et les protéger en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

Le sénateur Boehm : Maître Morris, merci de votre présence parmi nous.

Ne pensez-vous pas que les préoccupations générales raisonnables ou leur interprétation pourraient être différentes pour un agent de l’ASFC et pour un agent de précontrôle américain, quelle que soit la formation que l’ASFC a donnée à ce dernier? N’y a-t-il pas des mœurs ou une dimension culturelle qui pourraient entrer en ligne de compte, compte tenu du fait que tous les agents, qu’ils soient canadiens ou américains, alternent entre leurs postes et les différents postes frontaliers? Est-ce un souci pour vous?

Me Morris : C’est précisément pour cela que nous nous inquiétons du manque de précision de la norme. Quand une norme est vague, elle peut être interprétée de différentes façons par différents agents. C’est pourquoi nous proposons une norme plus connue, déjà interprétée par les tribunaux et assortie d’un large corpus concernant sa définition et son seuil. Je n’ai rien d’autre à dire.

Le sénateur Boehm : D’accord. Merci beaucoup.

Le président : C’est la fin des témoignages de ce groupe. Je remercie Me Morris et M. Homan de nous avoir apporté leur aide dans le cadre de notre étude de ce projet de loi. Vous nous avez été très utiles aujourd’hui, et nous vous en sommes très reconnaissants. Merci.

Passons à notre deuxième groupe de témoins. J’aimerais souhaiter la bienvenue à Me David Fraser, membre de la Section du droit de la vie privée et de l’accès à l’information de l’Association du Barreau canadien, et à Me Pantea Jafari, membre, fondatrice et avocate principale de Jafari Law, de l’Association canadienne des avocats musulmans. Merci de vous joindre à nous aujourd’hui. Nous vous invitons maintenant à faire votre exposé préliminaire, après quoi les membres du comité vous poseront des questions. Maître Fraser, vous pouvez commencer dès que vous serez prêt.

Me David T.S. Fraser, membre, Section nationale du droit de la vie privée et de l’accès à l’information, Association du Barreau canadien : Merci beaucoup et bon après-midi, honorables sénateurs. Je suis membre de la Section nationale du droit de la vie privée et de l’accès à l’information de l’Association du Barreau canadien, ou l’ABC, et je suis ici au nom d’un certain nombre de sections de l’ABC. Nous vous sommes reconnaissants de pouvoir comparaître dans le cadre de votre étude du projet de loi S-7.

J’ai personnellement eu le privilège de prendre la parole au nom de l’Association du Barreau canadien devant le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique de la Chambre des communes en 2017 dans le cadre de son importante étude connexe sur la protection de la vie privée des Canadiens à la frontière.

Nous avons remis un mémoire que je vous invite à examiner dans le cadre de cette importante étude.

La collecte de renseignements à la frontière est nécessaire pour garantir la sécurité des Canadiens. Cependant, la collecte d’une trop grande quantité de renseignements ou de renseignements non fiables peut aussi avoir des conséquences néfastes pour les Canadiens. Il convient de respecter un équilibre propre à protéger notre sécurité et à préserver nos droits et libertés individuels en matière de protection de la vie privée.

Les sections de l’ABC expriment leur avis sur la collecte de renseignements à l’entrée et à la sortie de la frontière et, plus particulièrement, sur le secret professionnel de l’avocat dans ces circonstances. De nos jours, la plupart des voyageurs transportent des appareils électroniques mobiles, comme des téléphones intelligents, qui contiennent des données personnelles confidentielles. C’est devenu pour ainsi dire une obligation depuis l’adoption de l’application ArriveCAN. Il faudrait reconsidérer le pouvoir des agents des douanes d’inspecter le contenu de ces appareils. L’information stockée sur des appareils électroniques n’est pas un bien, et toute interprétation de la Loi sur les douanes qui autoriserait une recherche, sans soupçon préalable, dans les données stockées sur un appareil serait probablement jugée inconstitutionnelle.

Les sections de l’ABC s’inquiètent beaucoup du nouveau seuil inférieur de préoccupation générale raisonnable pour justifier la fouille des appareils électroniques personnels d’un voyageur et du nouveau pouvoir de les examiner prévu par le projet de loi S-7.

Il faut d’abord, évidemment, se demander ce que cela signifie. À ma connaissance, aucun autre pays n’a adopté de norme ou de seuil juridique de ce genre, et ce n’est assurément nulle part dans le droit canadien. En droit canadien, on parle de motifs raisonnables de croire qu’un crime a été commis, ou même de motifs raisonnables de le soupçonner, mais une préoccupation générale raisonnable n’est pas une norme, quel que soit le type de fouille. Je n’en sais pas plus que vous, mais on a plutôt l’impression que le critère est le sixième sens des agents.

Dans nos mémoires écrits, nous rappelons la jurisprudence applicable à la constitutionnalité de la fouille d’appareils autorisée à la frontière en vertu de la Loi sur les douanes. À notre avis, l’effet du projet de loi S-7 n’est pas conforme à la jurisprudence actuelle concernant la fouille d’appareils électroniques, étant donné les risques très importants concernant la confidentialité de leur contenu.

Le faible seuil prévu par le projet de loi S-7 n’offre aucune protection réelle de la vie privée des voyageurs. Plutôt que de régler les questions en l’espèce après que des cours d’appel ont déclaré inconstitutionnelle l’approche de l’ASFC, le projet de loi S-7 ouvre la porte à d’autres litiges coûteux et prolongés.

Pour remplir le critère de la constitutionnalité, deux faits juridiques doivent être contrebalancés. Le premier est, bien entendu, le seuil plus faible en matière de respect de la vie privée à la frontière. Il est plus faible, mais il n’est absolument pas éliminé. Le deuxième est que les tribunaux ont statué que le contenu d’un ordinateur ou d’un téléphone intelligent soulève les mêmes questions en matière de protection de la vie privée qu’une fouille à domicile. Dans ce dernier cas, le seuil est peut-être un peu plus élevé. Si la police a un mandat l’autorisant à perquisitionner votre domicile, elle ne peut pas fouiller un ordinateur ou un téléphone intelligent qu’elle y trouverait. Elle doit adresser une autre demande au juge pour obtenir l’autorisation spéciale de fouiller ces appareils. Si on vous arrête, on peut vous fouiller et fouiller vos effets personnels, mais on ne peut examiner le contenu d’un téléphone à moins d’un mandat obtenu dans des circonstances très précises et prescrites. À notre avis, une préoccupation générale raisonnable est loin de remplir ce critère.

Le projet de loi S-7 instaurera des seuils contradictoires et incohérents au contrôle des points d’entrée au Canada. En introduisant la norme de préoccupation générale raisonnable dans la Loi sur les douanes, le projet de loi coince les agents des services frontaliers entre le seuil applicable aux appareils électroniques en cas de contravention à des lois parlementaires et, par exemple, le seuil applicable aux infractions à la LIPR, la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Cela risque de donner lieu à une application incohérente de la réglementation par les agents aux points d’entrée, car les infractions à la Loi sur les douanes et à la LIPR sont souvent liées. Les sections de l’ABC recommandent que les normes soient cohérentes et que la norme de l’article 139(1) de la LIPR exigeant des motifs raisonnables, qui existe depuis plus de 30 ans, soit maintenue et adoptée en l’occurrence.

Les sections de l’ABC soulignent également une omission importante au sujet de la fouille d’appareils à la frontière. L’ASFC n’a pas de politiques correspondant aux exigences juridiques liées à la recherche de documents et de renseignements protégés par le secret professionnel de l’avocat. Le principe du secret professionnel de l’avocat est indispensable au bon fonctionnement du système juridique canadien. Il doit être respecté à la frontière canadienne, dans les aéroports canadiens et lorsque des avocats canadiens et leurs clients se rendent aux États-Unis. Les sections de l’ABC recommandent la création d’un groupe de travail chargé de participer à l’élaboration d’une politique exhaustive et contraignante sur le secret professionnel de l’avocat, qui soit accessible au public sur le site Web de l’ASFC. Des directives plus détaillées devraient être mises à la disposition des agents de l’ASFC et du public, et bien sûr des avocats, pour veiller à ce que des mesures de protection soient appliquées pour éviter l’accès non autorisé à des documents protégés par le secret professionnel de l’avocat.

Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions.

Le président : Merci beaucoup, maître Fraser. Nous entendrons maintenant Me Jafari, de l’Association canadienne des avocats musulmans.

Me Pantea Jafari, membre, fondatrice et avocate principale, Jafari Law, Association canadienne des avocats musulmans : Merci, honorables sénateurs, de nous avoir invités à prendre la parole aujourd’hui.

Le travail de notre association repose sur plusieurs principes fondamentaux, dont la promotion des droits et de la dignité de la personne et l’analyse de la conduite du gouvernement et des projets de loi sous l’angle des droits et des valeurs enchâssés dans la Charte. Nous nous exprimons lorsque des musulmans canadiens et des musulmans au Canada sont lésés par un projet de loi, mais nous tenons compte également du fait que les événements du 11 septembre ont entraîné un climat de sécurité nationale susceptible de saisir un large éventail de populations racisées et vulnérables dans le vaste filet des mesures visant à repérer et à dissuader les terroristes.

Les modifications proposées dans le projet de loi donnent aux agents des services frontaliers d’autres pouvoirs sans contrôle et probablement inconstitutionnels, qui exacerbent des problèmes semblables à ceux que de nombreux groupes ont circonscrits dans le cadre de l’examen des dernières modifications apportées à la Loi sur le précontrôle en 2017.

Notre association conteste un certain nombre des dispositions préoccupantes du projet de loi, mais notre mémoire porte sur la norme de préoccupation générale raisonnable, car c’est la plus alarmante des modifications proposées. Cette norme est non seulement sans fondement juridique, mais elle est également trop vaste dans sa portée et trop peu définie, comme d’autres témoins l’ont expliqué plus en détail, notamment aujourd’hui. Le caractère trop général de la norme proposée donnera lieu à une application arbitraire. Elle aboutira sans aucun doute à la fouille injustifiée de toutes sortes de gens et sera appliquée de façon disproportionnée aux communautés minoritaires et aux communautés en quête d’équité.

Notre association propose au comité d’envisager la norme plus stricte des motifs raisonnables de croire comme norme adaptée à ce contexte, et ce pour toutes sortes de raisons. La norme applicable est d’une importance cruciale du point de vue de l’équité et de la lutte contre le racisme, car les personnes racisées subissent de façon disproportionnée l’immense pouvoir des agents des services frontaliers de les cibler pour les soumettre à des vérifications plus minutieuses. Cela a été prouvé à maintes reprises.

Les données enregistrées sur un appareil numérique sont très différentes d’autres biens, puisqu’elles contiennent des renseignements non seulement sur le voyageur, mais aussi sur tous ses contacts, aussi bien privés que professionnels. Par ailleurs, l’appareil contient des données dont le voyageur n’a pas connaissance. Ce genre d’appareil a une immense capacité de stockage et contient ces renseignements pendant très longtemps. Je le répète, il est très fréquent que le voyageur ne sache pas que ces renseignements se trouvent dans son téléphone.

Le gouvernement n’a fait aucun lien entre l’abaissement du seuil applicable à la fouille d’appareils numériques et l’augmentation de la sécurité frontalière ou nationale. Il n’a fourni aucune justification de cette norme à la fois très faible et sans précédent ni de la nécessité de cette modification.

Les appareils numériques n’étaient pas de l’ordre des biens dans l’esprit des législateurs au moment de l’adoption de la Loi sur les douanes, et c’est pourquoi nous sommes devant vous aujourd’hui. Notre association est d’avis que, dans les circonstances, il faut une approche raisonnée de la norme actuellement envisagée dans la jurisprudence canadienne afin que les agents et le public puissent avoir une certaine idée de ce à quoi ils doivent s’attendre. Même pour fouiller le courrier, il faut des motifs raisonnables de soupçonner une infraction, et son contenu est probablement moins confidentiel que celui des appareils numériques.

Je ne vais pas faire le tour de la jurisprudence sur la nécessité soulignée par les tribunaux de mieux nous protéger contre la fouille d’appareils numériques, car mon collègue et le commissaire à la protection de la vie privée ont fait un excellent travail à cet égard. Nous ne faisons que rappeler que les tribunaux ont déjà confirmé qu’une fouille sans soupçon, de quelque nature que ce soit, est injustifiée. En fait, la norme proposée prévoit un pouvoir discrétionnaire illimité qui permettrait ce qui reviendrait à une fouille sans mandat et sans soupçon. Notre association est d’avis qu’on n’a pas sérieusement essayé de fixer des limites aux pouvoirs de fouille proposés, de sorte qu’il est peu probable qu’ils résistent à une contestation constitutionnelle comme limite raisonnable du droit à la vie privée.

Comme l’a dit le commissaire à la protection de la vie privée, même les normes actuelles ne sont pas respectées par de nombreux agents. Le commissaire a déclaré que les problèmes signalés sont très répandus et que même les exigences actuelles simples, comme la prise de notes, ne sont pas respectées. Nous sommes très inquiets de l’assouplissement supplémentaire des normes, alors qu’on sait déjà que les agents appliquent cette norme floue sans que les voyageurs aient nécessairement des recours valables.

Il faut rappeler que, malgré les mécanismes de plainte, la série précédente de modifications à la Loi sur le précontrôle a confirmé qu’il n’existe en fait aucun mécanisme pour tenir les agents frontaliers américains responsables de leurs pratiques à la frontière, compte tenu des immunités prévues par la réglementation. Cela a également été confirmé par le commissaire à la protection de la vie privée au cours du dernier examen de la Loi sur le précontrôle en 2017.

Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions sur d’autres préoccupations de notre association à l’égard des modifications proposées, mais je m’en tiendrai là pour l’instant.

Le président : Merci, maître Jafari.

Nous allons maintenant passer aux questions. Chers collègues, je vous invite à poser des questions brèves et, en l’occurrence, de préciser à quel témoin votre question s’adresse.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Ma question s’adresse à Me Fraser.

On sait que les États-Unis n’observent pas les mêmes règles que nous, et le ministre Mendicino a déclaré qu’il n’entrevoyait pas de problèmes quant au fait qu’ils respecteront notre système judiciaire lors d’opérations de précontrôle. Partagez-vous son opinion ou croyez-vous que, dans certaines circonstances ayant des conséquences sur la sécurité nationale, les Américains pourraient être tentés d’en faire plus que ce qui est permis?

[Traduction]

Me Fraser : Merci beaucoup de la question.

Ce n’est pas un sujet que nous abordons plus particulièrement dans notre mémoire, et il se peut donc que je dépasse les paramètres analysés par les sections de l’ABC. À mon avis, votre question souligne l’importance des garanties déterminant les paramètres en vertu desquels tout agent étatique peut exercer son autorité, et cela inclut les agents d’autres États invités au Canada et qui y exercent une fonction visée par la réglementation canadienne et par les paramètres en vertu desquels elle est établie.

Mon souci est que, si des normes différentes sont adoptées de façon générale, que ce soit par les agents des douanes canadiennes ou par les agents du département américain de la sécurité intérieure, la différence entre les normes et les circonstances crée le risque que ces normes soient mal interprétées ou confondues et qu’une norme soit appliquée à tort dans des circonstances où elle ne s’applique pas. Il est donc important d’avoir une norme connaissable,applicable et assortie de garanties importantes.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Pourriez-vous nous expliquer pourquoi le législateur utilise des expressions comme « préoccupations générales raisonnables», plutôt que de se référer à l’expression bien connue « doute raisonnable »? Qu’est-ce que cela lui donne de présenter une notion différente pour ce type d’intervention des agents des services frontaliers?

À titre d’exemple, j’ai travaillé pendant 40 ans dans le milieu policier; je suis souvent allé dans les tribunaux et j’entendais toujours l’expression « doute raisonnable ». Je vous avoue que je n’ai pas entendu souvent l’expression «préoccupations générales raisonnables ». Pourquoi a-t-on ajouté cette formulation au projet de loi?

[Traduction]

Me Fraser : Dans le groupe de travail que nous avons mis sur pied au sein des sections de l’ABC — composé d’avocats très compétents qui ont une longue feuille de route et une longue expérience —, personne n’a pu trouver d’exemple où le principe d’une préoccupation générale raisonnable ait été énoncé comme norme dans une loi ou appliquée concrètement où que ce soit. Nous ne pouvons que spéculer sur les raisons pour lesquelles elle apparaît dans le projet de loi S-7. C’est une décision qui appartenait aux rédacteurs et, je présume, au ministère. De toute évidence, l’intention est d’abaisser la norme par rapport à celle des motifs raisonnables de croire ou de soupçonner, mais dans quel but, je l’ignore. Les membres du groupe de travail n’ont pas pu l’expliquer non plus. Ce sera tout à fait nouveau pour les agents des douanes, je le crains, et ce sera tout à fait nouveau aussi pour les tribunaux, qui auront probablement à essayer de comprendre de quoi il s’agit dans le cadre d’autres poursuites.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Entre vous et moi, si on adopte le projet de loi, il sera contesté devant les tribunaux, et cela retardera la mise en place d’une meilleure surveillance des frontières. Selon vous, ce projet de loi sera-t-il contesté devant les tribunaux?

[Traduction]

Me Fraser : Je crois effectivement que cela va compliquer les choses, parce que c’est une norme inconnue. Il y faudra de la formation. Il y faudra des politiques, mais cela aboutira à des litiges. Notre groupe de travail est d’avis que cette norme sera probablement jugée inconstitutionnelle, parce qu’elle est trop faible quoi qu’il en soit. Cela ne fera que compliquer et ralentir les choses et créer de l’incertitude. Les autres normes sont connues. Les forces de l’ordre savent ce qu’elles signifient. Les tribunaux savent ce qu’elles signifient. Et ces normes peuvent être appliquées de façon raisonnable.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Ma question s’adresse également à Me Fraser.

Le ministre a déclaré, lors de sa comparution devant le comité, que si nous adoptions dans ce projet de loi la notion de « motif raisonnable de soupçonner », comme cela a toujours été le cas historiquement, cela pourrait compromettre l’intégrité de la frontière. Partagez-vous ce point de vue?

[Traduction]

Me Fraser : Pas du tout. D’après le groupe de travail, c’est une norme connue, et il faut l’adopter compte tenu des risques immenses en matière de vie privée concernant le contenu des appareils électroniques personnels actuels.

À mon avis, on peut et on devrait dire que la vie privée est multidimensionnelle et que la fouille d’un appareil peut aussi être multidimensionnelle. Dans l’arrêt Fearon, la Cour suprême du Canada a permis la fouille de certains appareils dans le cadre de perquisitions incidentes à l’arrestation, mais dans un cadre très circonscrit. Ce qui me préoccupe, entre autres, dans le projet de loi S-7 est qu’il traite de la fouille d’appareils de façon très générale. On ne parle pas d’une fouille précise qui serait nécessaire à des fins précises. Le simple fait qu’une préoccupation générale raisonnable permette de procéder à la fouille d’appareils n’est pas une mesure raisonnable. On pourrait imaginer certaines circonstances justifiant une brève fouille d’un appareil ou d’une partie d’un appareil, à la recherche de quelque chose de très précis, mais pas plus. Cet instrument est un peu grossier.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Pour effectuer une perquisition dans un domicile privé, il faut une ordonnance du tribunal ou une décision d’un tiers pour autoriser un policier, par exemple, à entrer chez moi pour faire une perquisition. Un téléphone cellulaire est tout de même une extension très importante de la vie privée. En abaissant ce seuil, ce qui permettrait aux agents frontaliers de s’immiscer dans ce que j’appellerais l’extension de ma vie privée, ne risque-t-on pas éventuellement que ce seuil soit abaissé à d’autres aspects liés à la vie privée et que les citoyens se sentent de moins en moins protégés?

[Traduction]

Me Fraser : Tout à fait. La vie privée est vraiment en jeu. Nous essayons de trouver un juste équilibre ici. Si nous ne le faisons pas, les tribunaux le feront pour nous.

L’attente en matière de respect de la vie privée est moindre à la frontière, alors qu’elle est très élevée à votre domicile, bien évidemment. Les tribunaux ont statué que ce principe est différent selon qu’il s’agit d’un appareil ou de ce qui se trouve dans votre portefeuille, par exemple, quand vous passez la frontière. Nous devons trouver un juste équilibre en tenant compte du fait absolu que, de nos jours, un téléphone intelligent contient certains des renseignements personnels les plus confidentiels et que ces renseignements n’ont probablement aucun intérêt pour un agent des douanes dans le cadre d’un interrogatoire légitime, même au deuxième palier de contrôle.

Si nous ouvrons cette porte et que nous laissons entendre qu’il suffit d’une norme extraordinairement faible pour fouiller un appareil électronique, tout d’abord, je ne crois pas que les tribunaux le permettront compte tenu de notre jurisprudence, mais il se trouve aussi que nous porterions gravement atteinte, globalement, à la protection de renseignements que tous les Canadiens détiennent dans ces appareils, qu’ils transportent tout le temps et partout.

Le sénateur Dalphond : J’ai trois questions à vous poser, maître Fraser. Mais je veux d’abord vous remercier de ce mémoire.

Ma première question concerne le nombre de comités et le nombre d’avocats qui y ont participé. Combien de réunions y a‑t‑il eu? Vous avez déposé un mémoire très complet et très étoffé. Soyez bref, s’il vous plaît, car j’ai une autre question plus longue à vous poser.

Me Fraser : Merci beaucoup. Vous êtes très aimable. Nous vous avons remis un mémoire qui énumère toutes les sections concernées. En fait, nous avions une longueur d’avance, parce que nous avions déjà participé à l’étude qui s’est déroulée en 2017, je crois, et dans le cadre de laquelle nous avons examiné globalement beaucoup de ces questions. Je transmettrai vos compliments au groupe de travail.

Le sénateur Dalphond : Je suppose qu’il y avait 20, 30 ou 40 avocats?

Me Fraser : Probablement. Le groupe de travail lui-même se composait probablement d’une douzaine de personnes qui ont pris des notes et ont contribué à la rédaction de la version provisoire.

Le sénateur Dalphond : Merci.

Deuxièmement, j’aimerais obtenir des précisions et m’assurer que tout le monde comprend les concepts juridiques. Est-ce que les motifs raisonnables de soupçonner et le soupçon raisonnable sont la même chose?

Me Fraser : En grande partie, bien que les mots qui suivent soient importants. Pour ce qui est des motifs raisonnables de soupçonner, nous disons parfois qu’il y a des motifs raisonnables de soupçonner qu’une infraction a été commise et que la fouille fournira des preuves, ou des motifs raisonnables de soupçonner que la perquisition produira des preuves. Cela fait toujours partie d’un verdict, mais c’est le seuil applicable au reste du verdict qui permet habituellement aux forces de l’ordre de prendre certaines mesures ou d’obtenir, par exemple, une ordonnance de production ou un mandat de perquisition.

Le sénateur Dalphond : Est-ce la même chose pour le soupçon raisonnable? Est-ce que les deux sont synonymes?

Me Fraser : En effet. C’est souvent mis en contraste avec les motifs raisonnables de croire, qui est une norme plus élevée; on soupçonne quelque chose ou on croit quelque chose.

Le sénateur Dalphond : La vraie question est celle de la protection du secret professionnel. Vous recommandez la création d’un groupe de travail pour essayer de définir une politique sur la fouille et un moyen de protéger le secret professionnel de l’avocat. Vous ne proposez donc aucun amendement au projet de loi pour protéger le secret professionnel? Par exemple, le gouverneur en conseil devrait-il, dans le cadre de ses pouvoirs, avoir l’obligation de régler la question de la protection du secret professionnel de l’avocat? Je suppose que cela vaut aussi pour les sources des journalistes ou d’autres types de professionnels qui ont les numéros de téléphone et des renseignements sur leurs clients, comme les psychologues, les prêtres ou d’autres.

Me Fraser : À ce stade, nous estimons que c’est une question suffisamment importante pour être discutée, et c’est pourquoi nous préconisons la création d’un groupe de travail.

Il y a aussi une distinction sur le plan de l’information. Par exemple, mon ordinateur portable de travail ne contient que des renseignements liés à mes clients. Comme avocat, je ne peux pas lever le secret professionnel sans leur permission.

Mes clients sont dans une situation semblable lorsqu’ils traversent la frontière avec des renseignements protégés parce que je leur ai donné des conseils. Ils peuvent renoncer à ce privilège, mais ils ne devraient jamais y être contraints. C’est une question relativement nuancée.

Vous avez parlé d’autres types de privilèges importants. Le secret professionnel de l’avocat est presque la norme d’excellence établie par les tribunaux. C’est un droit quasi constitutionnel qui fait partie intégrante de notre système de justice, mais il faut absolument tenir compte d’autres éléments en matière de confidentialité.

Nous pensons qu’une discussion en collaboration avec les différentes parties intéressées produirait probablement les meilleurs résultats, qui pourraient prendre la forme d’une modification de la Loi sur les douanes ou d’une autre loi générale. Cette discussion est nécessaire, et les différentes parties intéressées devraient y participer.

Le sénateur Dalphond : Merci.

La sénatrice Jaffer : Merci de vos exposés, maîtres Fraser et Jafari. Je les ai trouvés très intéressants et ils seront pour moi matière à réflexion.

Ma question s’adresse à Me Jafari. As-Salaam-Alaikum. Je vous félicite d’avoir fondé l’Association canadienne des avocats musulmans. Maître Jafari, ce n’est pas un secret pour la communauté musulmane que les agents de l’ASFC ne sont pas très aimables à l’égard des personnes qui se présentent à la frontière. Comme membre fondatrice de votre association — créée, je crois, après le 11 septembre —, vous ne voudrez évidemment pas donner d’exemples de cas précis, mais, en général, que vous disent les membres de la communauté musulmane de leur expérience à la frontière?

Me Jafari : Je vous remercie de votre question, sénatrice Jaffer. Je tiens à préciser que je ne suis pas membre fondatrice de l’association. Je suis la fondatrice de Jafari Law.

Quant aux questions dont nous discutons aujourd’hui, de nombreux témoins estiment que la norme de préoccupation générale ne résistera pas à une contestation constitutionnelle. Même si, en théorie, on peut s’attendre à des années de litiges, ces litiges se feront sur le dos des communautés marginalisées et racisées qui sont ciblées de façon disproportionnée et discriminatoire aux frontières.

Ce que dont nous sommes témoins et ce que nous disent les membres de notre communauté, c’est qu’ils sont systématiquement et presque toujours retenus pour des contrôles « aléatoires ». Ils sont beaucoup plus interrogés que les autres voyageurs, souvent même dans leur propre groupe de voyageurs. Ce qui est inquiétant au sujet de la fouille illimitée et de l’absence de mesures de protection et de paramètres sur les données recueillies et conservées, c’est que ces renseignements seront utilisés non seulement contre le voyageur, mais aussi contre ses contacts dont les renseignements sont contenus dans son téléphone.

De nos jours, nos téléphones recueillent des données sur nos contacts personnels et professionnels, que nous en soyons conscients ou pas, et notre correspondance pourrait potentiellement incriminer d’autres personnes. Il n’y a pas de paramètres applicables à la collecte ou à la conservation de ces données. Elles pourraient être utilisées à n’importe quelles fins et être divulguées à des tiers en vue d’accusations et d’enquêtes sans rapport avec le contexte des zones de précontrôle.

La sénatrice Jaffer : J’ai une autre question au sujet de la prise de notes. Me Morris, du Commissariat à la protection de la vie privée, nous en a signalé les lacunes, et vous en avez parlé, vous aussi. Si la prise de notes est insuffisante, il faut passer par d’autres processus juridiques ou procédures de plainte. Que pouvez-vous nous dire au sujet de la communauté marginalisée, des gens avec qui vous travaillez? Que peuvent-ils faire? Peuvent-ils déposer des plaintes? Je ne dis pas que tous les musulmans sont marginalisés, mais c’est un enjeu. Parlez-nous de votre expérience, s’il vous plaît.

Me Jafari : Je vous remercie de cette question, sénatrice Jaffer.

Il se trouve que c’était déjà notre principal souci au cours de la dernière série de modifications à la Loi sur le précontrôle. J’ai eu le plaisir et l’honneur de témoigner devant les comités de la Chambre et du Sénat au sujet de ces modifications. Ce qui nous inquiétait déjà était qu’il n’y avait pas suffisamment de paramètres ou de limites prescrits aux pouvoirs actuels, et nous constatons un élargissement croissant de ces pouvoirs sans les freins et contrepoids nécessaires pour limiter raisonnablement l’empiétement sur les droits individuels à la vie privée.

Non seulement il n’y a pas de paramètres, mais on a pu constater que les quelques paramètres en vigueur ne sont pas respectés. La dernière fois, nous étions préoccupés par le fait que la prise de notes ne serait pas un mécanisme suffisant pour contrebalancer les pouvoirs élargis accordés à l’époque, et cela s’est avéré. C’est devenu une considération secondaire pour beaucoup d’agents. Ils ont déjà le pouvoir légal d’interroger les voyageurs sur une foule de choses sans rime ni raison dans les circonstances, et, en plus, ils ne respectent pas la norme de la prise de notes. Les recours contre les mesures prises par les agents des douanes n’ont presque plus de sens à bien des égards, ou, du moins, ce n’est pas qu’ils n’aient pas de sens, mais ils sont tellement fastidieux et ont si peu d’effet et d’impact que beaucoup de gens ne se donnent même pas la peine d’utiliser les quelques mécanismes disponibles. Ils se disent simplement qu’ils n’ont aucun droit quand ils passent la frontière. Le déséquilibre des pouvoirs est si grand qu’ils doivent se plier aux exigences des agents, quelles qu’elles soient.

Le sénateur Wells : Je remercie les témoins de leur présence.

Ma question s’adresse à Me Fraser. Je vais vous demander de faire des conjectures en fonction de votre propre expérience et de l’expérience et des discussions du groupe de travail. Si une préoccupation générale raisonnable est permise et adoptée — et vous avez indiqué dans votre mémoire, à la page 7, que, à défaut d’autres réserves, elle risque fort, dans sa forme actuelle, de ne pas résister à un examen ou à une contestation en vertu de la Charte —, est-ce que le projet de loi sera renvoyé au Parlement pour que celui-ci fixe une norme plus détaillée ou plus contrôlée?

Me Fraser : Je vous remercie de la question.

En général, j’hésite à spéculer, mais je suis à peu près sûr que les tribunaux en seront saisis. Ils devront se pencher sur ce qui constitue une préoccupation générale raisonnable et déterminer si elle est conforme à la Constitution, compte tenu des risques extrêmement élevés et précis en matière de protection de la vie privée concernant le contenu des appareils électroniques mobiles. Je pense que nous allons probablement voir se reproduire ce qui s’est produit dans des affaires comme Canfield et Al Askari, c’est-à-dire que cette partie de la loi sera annulée. Dans l’arrêt Canfield, la cour ne s’est pas montrée disposée à la réécrire. La loi a été renvoyée au Parlement, à juste titre. Je serais prêt à parier — pas au nom du comité, mais en mon nom personnel — que nous reviendrons sur cette question en comité parlementaire avec une modification à la Loi sur les douanes d’ici 5 ou 10 ans.

Le sénateur Wells : Merci. Je voulais également savoir dans quelle mesure une contestation pourrait aboutir, et je vous remercie d’avoir anticipé ma prochaine question.

Enfin, maître Fraser, au sujet de la prise de notes, qui n’est pas un nouveau concept, mais une nouvelle disposition du projet de loi, d’après votre expérience ou vos discussions avec votre groupe de travail, est-ce que cela sert davantage à justifier des mesures ou à noter des observations? Qui protège-t-on ainsi?

Me Fraser : Eh bien, cela devrait protéger les uns et les autres. Je rappelle que, dans l’arrêt Fearon, la Cour suprême du Canada a imposé aux policiers l’obligation de prendre des notes détaillées sur ce qu’ils cherchaient et pourquoi ils le faisaient. La prise de notes a l’avantage d’enregistrer clairement, en même temps que la fouille, l’objet de la préoccupation générale raisonnable. Quelle est la préoccupation? On peut ainsi vérifier après coup si elle était raisonnable.

Cela permettra aussi, espère-t-on, de documenter la fouille. La fouille elle-même était-elle raisonnable dans les circonstances? Était-elle liée à la préoccupation générale? Les deux sont notées en même temps et permettent de monter un dossier. Faute de quoi, si l’affaire se retrouvait devant un tribunal, par exemple, on serait laissé à la seule justification de l’agent ex post facto. Il existerait donc un document contemporain des faits.

Je souligne également que cela crée un peu de friction. Et cela a l’avantage de faire réfléchir l’agent : La fouille est-elle vraiment nécessaire? Est-ce qu’il vaut la peine de sortir le bloc-notes et de prendre ces notes détaillées?

La sénatrice M. Deacon : Je réfléchis en parlant parce que je ne veux pas répéter ce qui a déjà été dit jusqu’à présent. Je vais poser une question, puis je me ferai un plaisir de céder mon temps de parole à la sénatrice Jaffer pour son autre question, si on peut l’insérer.

Je vais me faire un peu l’avocate du diable, car cela m’intrigue. Nous parlons continuellement de ces nouveaux termes, de cette préoccupation raisonnable générale. Est-ce qu’il ne faudrait pas effectivement un nouveau vocabulaire, compte tenu de l’évolution rapide de nos appareils et de leur capacité de stockage? Ces appareils contiennent des renseignements personnels, mais ils peuvent contenir des gigaoctets de photos et de vidéos illégales et de ce genre de choses. Il me semble avoir entendu dire que la norme de la préoccupation générale raisonnable est peut-être trop faible, mais qu’une norme traditionnelle comme les motifs raisonnables de soupçonner est peut-être trop stricte. N’avons-nous pas besoin d’un nouveau vocabulaire juridique à hauteur de la réalité technologique? Ma question s’adresse au représentant de l’Association du Barreau canadien.

Me Fraser : Merci beaucoup de votre question.

Je ne suis pas certain que notre système juridique soit si stagnant qu’il ne puisse pas envisager de nouveaux termes, de nouveaux concepts et de nouveaux seuils. À mon avis, ce qui nous inquiète au sujet du critère de la préoccupation générale raisonnable, étant donné qu’il figure dans le projet de loi S-7, c’est que nous n’avons que ces termes et que nous n’avons pas de définition de leur sens ou de leur intention. Ce serait différent s’il y avait plus de détails et de paramètres, ainsi que des garanties plus claires, sur ce qui est inclus et ce qui ne l’est pas, sur ce que cela signifie ou non, sur l’objet de la préoccupation, sur sa généralité à l’égard des circonstances, du degré de menace à la frontière tel ou tel jour, du visiteur interrogé, de ses bagages ou d’une mauvaise journée : que veut-on dire exactement? Si nous comprenions mieux ce que cela signifie exactement, nous pourrions plus facilement dire que, en effet, cela pourrait fonctionner ou que cela pourrait fonctionner dans certaines circonstances et pas dans d’autres.

Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de fermer la porte à de nouveaux concepts, mais nous devons les comprendre, surtout lorsqu’il y a des risques distincts et précis en matière de protection de la vie privée, mais aussi lorsqu’il s’agit de personnes vulnérables. Les citoyens canadiens ont le droit d’entrer au Canada, mais tous les gens qui font face à un agent des douanes en uniforme se sentent plutôt intimidés. Et les membres de certaines communautés racisées et marginalisées sont encore plus vulnérables dans ce genre de situation. Il faut que ces gens puissent comprendre les règles et les paramètres applicables — et plus ils sont clairs, moins il y a de risques d’abus ou plus l’abus de pouvoir pourra être reconnu et vérifié.

C’est probablement une longue réponse à votre question, mais elle revient à dire que, si nous comprenons les paramètres, nous pouvons les adopter ou les critiquer ou dire qu’ils sont acceptables.

Le sénateur Yussuff : Je remercie également nos invités de leurs riches témoignages.

Maître Fraser, permettez-moi de commencer par vous. Concernant les décisions des tribunaux, la cour a évidemment permis au Parlement d’élaborer cette nouvelle définition. Certes, il y a des problèmes quant à sa signification exacte au regard des paramètres juridiques, mais rien n’empêche le Parlement d’entériner la définition que le gouvernement a adoptée et dont nous sommes actuellement saisis. Est-ce que je me trompe?

Me Fraser : Non. Le Sénat et la Chambre peuvent adopter le projet de loi tel qu’il est rédigé, et il sera lâché dans la nature et mis en œuvre. Il ne s’agit pas du tout du pouvoir du Parlement d’adopter le projet de loi. Ce qui est en cause est le risque de confusion ultérieure. Il y aura des litiges, et il y a de très fortes chances que la loi soit jugée inconstitutionnelle, ce qui nous ramènera à la case départ.

Le sénateur Yussuff : Brièvement, avant de passer à Me Jafari, j’aimerais vous poser une deuxième question au sujet du secret professionnel de l’avocat. Peut-on régler le problème que vous soulevez en prenant explicitement acte de cette réalité dans le règlement?

Me Fraser : J’imagine qu’il y a probablement moyen de le faire. Notre groupe de travail ne s’est pas penché sur cette question, et je ne vais donc pas me livrer à des conjectures. On pourrait dire que ce pouvoir de fouille ne s’applique pas aux documents à l’égard desquels le secret professionnel de l’avocat est invoqué, et intégrer un processus. Par exemple, si un juge autorise une perquisition dans un cabinet d’avocats, il y a des règles précises au sens où seul un juge ou un arbitre qui est un avocat nommé par un juge pourra déterminer ce qui est protégé par le secret professionnel. Un mécanisme semblable pourrait tout à fait être prévu dans le règlement.

Le sénateur Yussuff : Merci beaucoup.

Maître Jafari, vous avez attiré notre attention sur des éléments très importants qui soulèvent des préoccupations d’un point de vue personnel, mais aussi à titre général, bien sûr, pour les personnes de couleur qui passent la frontière. Beaucoup de preuves se sont accumulées sur l’attitude des agents de l’ASFC à l’égard des personnes de couleur, et, dans bien des cas, l’Agence a dû s’adapter et changer ses méthodes. Lorsqu’il a comparu devant le comité, le ministre nous a dit qu’il était en train de créer une nouvelle agence chargée de surveiller le comportement de l’ASFC et de la GRC et de recueillir des données. Ne serait-ce pas une mesure utile pour essayer de déterminer dans quelle mesure il y a du profilage racial aux douanes, mais aussi dans d’autres organismes que cette nouvelle agence ne surveillera pas?

Me Jafari : Je vous remercie de la question.

Nous suivrons l’évolution de ce projet de loi et nous essaierons également de présenter des mémoires. Je dirais que cet organisme, s’il advient, restera un organisme d’examen après coup de ce qui a mal tourné. Il n’offrira pas de protection immédiate aux voyageurs qui passent la frontière. En fait, ces pouvoirs supplémentaires continuent de dissuader de plus en plus de membres de minorités racisées et vulnérables de passer la frontière parce qu’ils sont parfaitement conscients du déséquilibre des pouvoirs entre les agents de sécurité et les voyageurs.

Ce qui est encore plus inquiétant, c’est que les modifications proposées soulèvent d’autres problèmes, dont l’augmentation des conséquences de l’entrave à l’action d’un agent. En remplaçant cette infraction par une infraction mixte, on confère aux agents des services frontaliers un pouvoir accru, c’est-à-dire qu’ils peuvent, d’un coup de crayon, interdire l’accès au territoire à des résidents temporaires pour criminalité. Du côté de l’immigration, dans le contexte de l’immigration, on a jugé que toute infraction mixte serait considérée comme un acte criminel, même si on passe par une procédure sommaire. Cela signifie que les voyageurs ont encore plus à craindre chaque fois qu’ils franchissent la frontière, du moment qu’un agent estimerait que leur comportement vise à nuire à sa capacité de remplir ses fonctions.

Les pouvoirs sans précédent et sans restriction accordés aux agents des services frontaliers s’exercent, comme nous l’avons démontré et comme nous le savons depuis de nombreuses années, surtout sur les personnes marginalisées. Pour répondre à votre question, ce nouvel organisme fournira en effet probablement des données supplémentaires sur ces occurrences et sur leurs caractéristiques, mais seulement après coup, et ce n’est pas une solution valable aux problèmes que nous soulevons.

Le sénateur Boehm : Je remercie les deux témoins de leur présence.

Ma question s’adresse à Me Jafari et fait suite à des remarques précédentes de mes collègues les sénateurs Jaffer et Yussuff. Au cours d’une de nos réunions précédentes, des fonctionnaires nous ont dit que les agents de l’ASFC recevaient une formation d’une heure sur la diversité. On ne nous a pas précisé s’il s’agissait d’une heure dans un programme de formation de deux semaines ou si c’était moins que cela. Croyez-vous que ce soit suffisant pour comprendre les tenants et aboutissants du profilage racial et pour sensibiliser les agents à la diversité?

J’ai été frappé par ce que vous avez dit des membres de votre communauté qui se résignent silencieusement à ce qu’il n’y ait pas de véritable recours lorsqu’une décision est prise. Pensez-vous que cette nouvelle norme risque d’accroître ce sentiment? C’est une question très subjective, j’en conviens, mais j’aimerais vraiment connaître votre point de vue sur ces deux points.

Me Jafari : Merci. Je vais, ici encore, vous donner ma propre interprétation personnelle de ce qui se passerait compte tenu de ces modifications.

Pour répondre à votre première question, je ne pense pas qu’une heure de sensibilisation soit suffisante, quoi qu’il en soit. Les stéréotypes qui imprègnent les agents frontaliers et le contexte de la sécurité nationale sont profondément enracinés. Ils sont courants non seulement parmi les agents, mais dans toute la société. Ils y sont ancrés de façon systémique. Une heure de formation ne saurait facilement les défaire, et c’est pourquoi le profilage racial et les préjugés sur lesquels il se fonde sont si prédominants dans le contexte de la sécurité nationale et si fortement ressentis par les personnes racisées et minoritaires.

Pour répondre à votre deuxième question, je suis absolument convaincue que l’augmentation des pouvoirs des agents va accroître le sentiment d’impuissance des voyageurs, notamment en raison du fait que l’infraction d’entrave à un agent sera considérée comme une infraction mixte et qu’elle aura des conséquences graves en matière d’immigration pour les voyageurs, pour ceux qui rendent visite à des membres de leur famille, pour les travailleurs étrangers dans le cadre de divers contrats de travail, pour les étudiants étrangers — des gens qui ont investi pendant des années dans l’espoir d’un avenir au Canada. Chaque fois qu’ils franchiront la frontière, non seulement ils subiront l’indignité ordinaire d’être ciblés pour des interrogatoires précis, mais ils seront sous une menace imminente en matière d’immigration, qui leur fera encore davantage accepter le traitement que leur réservent les agents frontaliers, aussi déraisonnable soit-il, pour éviter des conséquences ultérieures graves.

Le sénateur Boehm : Merci beaucoup.

La sénatrice Simons : Ma question s’adresse aux deux témoins, mais elle découle d’une chose que Me Jafari a déclarée en réponse à une question précédente.

On nous dit que le projet de loi S-7 vise manifestement les contraventions à la frontière, qu’il s’agisse de l’importation de pornographie juvénile, de l’importation d’ouvrages haineux ou même de quelque chose d’aussi simple que la vérification des reçus permettant de confirmer la déclaration de tout ce que vous avez acheté pendant votre voyage à l’étranger. Mais je suis extrêmement inquiète du fait que le projet de loi permette également que, si les agents de l’ASFC découvrent, dans le cadre d’un examen réglementaire, quelque chose qui pourrait constituer une preuve d’infraction criminelle, ces preuves puissent être communiquées aux autorités locales chargées de l’application de la loi, qui pourront ensuite mener leur propre enquête et envisager des accusations criminelles. Comme avocats, dans quelle mesure êtes-vous inquiets qu’une simple fouille d’appareils personnels puisse mener à une enquête criminelle et à une condamnation pour une infraction qui n’a rien à voir avec le passage de la frontière proprement dit?

Me Fraser : C’est une bonne question, qui soulève un point important. Mais cela ne se limite pas aux douanes. Il y a bien d’autres circonstances dans lesquelles une vérification ou un examen en vertu d’une réglementation aboutiront à des renseignements susceptibles de donner lieu à des motifs raisonnables de soupçonner qu’un crime a été commis, et il est bon que ce soit distinct.

Ce qui est remarquable, c’est que, dès que ce seuil est franchi dans le cas d’un appareil électronique, cet appareil doit être fermé, scellé et placé dans une enveloppe et ne peut être examiné à moins que l’organisme d’application de la loi n’obtienne un mandat. À ce stade, un mandat est exigible en raison de motifs raisonnables de croire, mais, cinq minutes plus tôt, une simple préoccupation générale raisonnable suffisait pour fouiller le contenu de l’appareil.

Rien dans le projet de loi S-7 ne limite la portée de la fouille. Vous avez donné l’exemple des reçus. Si une préoccupation générale raisonnable vous donne à penser que j’ai mal déclaré le prix de ces articles, vous pourrez quand même regarder ma liste de photos, en remontant à un an et demi, ce qui n’aurait aucun rapport et ne constituerait pas une fouille raisonnable.

J’imagine que ma collègue a aussi des choses à dire à ce sujet.

Me Jafari : Oui, merci.

C’est précisément ce qui nous préoccupe. Non seulement la portée de la recherche n’est pas paramétrée, mais la conservation et l’utilisation des données ne le sont pas non plus. Nous savons que les agents frontaliers utilisent des métadonnées, qu’ils les stockent et qu’ils en recueillent le plus possible au cas où elles seraient utilisables ultérieurement, et ces vastes pouvoirs leur permettront d’agréger des données et d’ajouter à cette réserve de métadonnées. Il leur sera permis de conserver de l’information dont ils savent qu’elle n’a aucune valeur ou qu’elle ne leur sert à rien dans le contexte douanier, mais qui, espèrent-ils, pourrait éventuellement être reliée à d’autres bases de métadonnées et permettre d’obtenir des renseignements propres à justifier des enquêtes criminelles ou autres.

Nous sommes extrêmement inquiets de l’absence de paramètres concernant les pouvoirs de fouille, du pouvoir supplémentaire de procéder à des fouilles et de l’absence de paramètres concernant la conservation et la destruction des renseignements recueillis.

La sénatrice Simons : Je pense que vous êtes le premier témoin à parler des métadonnées, et je ne crois pas que nous ayons posé de questions à ce sujet. C’est un enjeu qu’il nous faudra examiner. Merci.

Me Jafari : À votre service.

La sénatrice Jaffer : Je vais commencer par vous, maître Fraser. Je vous connais depuis longtemps et je vous remercie de tout ce que vous faites pour l’ABC.

Me Jafari et moi sommes toutes deux membres de l’ABC, tout comme d’autres musulmans. Est-ce que, dans vos exposés futurs ou même actuels, vous tenez compte des difficultés auxquelles font face les communautés racisées? Comme avocate, vous savez très bien qu’il est très rare qu’un membre d’une communauté racisée puisse s’adresser aux tribunaux en raison de sa situation particulière, et je me demandais si vous aviez des réflexions à partager à ce sujet. Merci, maître Fraser.

Me Fraser : Merci beaucoup. Je vous remercie de vos bons mots et je vais évidemment les transmettre au groupe.

Je suis très sensible à cette question. Elle a été soulevée dans le cadre des discussions, mais je vais m’exprimer en mon nom personnel. Concernant les fouilles aux douanes et les pouvoirs des agents, la question suivante a été posée : « Combien de fois avez-vous été envoyé au palier de contrôle secondaire? » Je suis un homme blanc d’âge moyen, exerçant une profession spécialisée. Je voyage pour affaires. Je ne suis pas du côté vulnérable, et je le sais bien. Je vais souvent à l’étranger. Certaines communautés sont particulièrement touchées en nombre, en proportion et en intensité. Ma collègue a parlé très longuement des conséquences de certaines de ces interactions ou de leur éventualité. J’en suis tout à fait conscient.

Concernant la formation sur la diversité, je ne peux pas imaginer d’emploi dans la fonction publique où la formation et la compréhension à cet égard soient plus importantes, puisque ces agents sont probablement les premiers représentants du gouvernement que l’on rencontre quand on déménage au Canada, en dehors des agents des visas probablement rencontrés dans les missions canadiennes à l’étranger. C’est effectivement une considération très importante. Elle ne devrait pas seulement être à l’arrière-plan, mais aussi à l’avant-plan. Merci d’avoir soulevé cette question.

La sénatrice Jaffer : Je salue votre ouverture d’esprit. Je connais votre réputation et je sais que vous ne vous contentez pas de parler; vous agissez. Mais je suis sénatrice depuis plus de 21 ans, et musulmane de surcroît. Nous pourrons parler en privé du nombre de fouilles secondaires et de fouilles aléatoires que j’ai subies. Comme j’ai un passeport vert, je subis encore, presque à chaque voyage, une fouille secondaire. Vous pouvez imaginer à quel point cette question m’intéresse.

Maître Jafari, vous avez parlé de fouilles aléatoires. Je subis ce genre de fouille si souvent que mes collègues du Sénat me suivent parfois. Au début, on me disait à la blague : « Ah, vous avez dû acheter beaucoup de bijoux. C’est pour cela qu’ils vous ont envoyée à la fouille secondaire. » Mais maintenant, ils me suivent parce qu’ils veulent voir ce qui se passe. Les agents ne trouvent rien à redire, heureusement, parce que si j’ai quelque chose, je le déclare. Mais la fouille aléatoire est quelque chose que les personnes racisées, et notamment les musulmans, connaissent bien. Pouvez-vous nous en parler plus précisément, maître Jafari? Me Fraser aura peut-être quelque chose à ajouter, lui aussi.

Me Jafari : Certainement. Merci beaucoup de cette question. Si vous le permettez, je vais également réagir brièvement à votre question précédente, mais je vais d’abord répondre à votre question sur les fouilles aléatoires.

Sauf votre respect, l’expression « fouille aléatoire » appartient pratiquement au vocabulaire de ceux qui exercent ces pouvoirs. Les gens qui sont soumis à des « fouilles aléatoires » savent et perçoivent distinctement qu’elles n’ont rien d’aléatoire. Je ne compte plus les reportages sur les incidents de profilage racial aux douanes et les personnes racisées éminentes qui sont constamment soumises à ces fouilles aléatoires. Comme votre propre expérience l’atteste, il n’y a rien d’aléatoire quand la même personne est soumise à un interrogatoire secondaire presque chaque fois qu’elle vient au Canada. Statistiquement parlant, il est impossible que ce soit aléatoire. C’est manifestement plus complexe.

Pour revenir à la question précédente, le problème est vivement ressenti par les personnes racisées, mais on ne semble pas vraiment vouloir corriger la situation. Quand on voit que le ministre propose une formation d’une heure sur la diversité pour corriger le problème accablant et extrêmement bien documenté du profilage racial aux douanes, on comprend à quel point il prend cette question au sérieux, c’est-à-dire pas du tout. Tout le monde sait que ces pouvoirs élargis seront exercés de façon disproportionnée contre les personnes racisées. Tout le monde sait que c’est une pratique courante chez les agents frontaliers, mais leur solution est de dire : « Ne craignez pas que la situation empire. Nous allons donner une heure de formation à nos agents, et cela devrait suffire. » Je pense que cela montre à quel point la situation est problématique.

La sénatrice Jaffer : Merci, maître Jafari. Maître Fraser, voulez-vous ajouter quelque chose?

Me Fraser : J’aimerais simplement confirmer que j’ai personnellement pu constater que les fouilles aléatoires sont rarement aléatoires, mais cela ne faisait pas partie de l’étude du comité. Si on donne à quelqu’un un pouvoir et une telle latitude pour choisir des gens au hasard, ce ne sera pas aléatoire. Cela traduira ses préjugés personnels et sa perspective personnelle. Plus nous avons de renseignements... Eh bien, en dehors de la possibilité de faire des choses au hasard, mais plus nous surveillons ces activités et plus nous pouvons comprendre et, espérons-le, corriger la situation.

Me Jafari : J’ajouterais brièvement que c’est aussi la raison pour laquelle l’absence d’exemption pour le secret professionnel de l’avocat inquiète particulièrement notre association et d’autres témoins. Quand on sait que les personnes racisées sont davantage ciblées aux douanes — et nous en avons témoigné lors de la dernière série de modifications à la Loi sur le précontrôle —, on comprend qu’elles sont plus susceptibles de demander un avis juridique au sujet de leurs droits. À l’heure actuelle, les conseils qu’elles reçoivent ne sont pas protégés. De plus, les avocats dont on sait qu’ils ont principalement une clientèle provenant de communautés marginalisées peuvent, eux aussi, être visés par une fouille générale de leurs appareils numériques, dont les métadonnées sont extraites. L’absence d’exemption concernant le secret professionnel de l’avocat est particulièrement préoccupante pour les groupes racisés et minoritaires.

Le sénateur Yussuff : Ma question s’adresse à Me Jafari. Si je m’en tiens à votre interprétation du projet de loi et à ce que vous estimez qu’il en découlera, l’adoption de la définition proposée par le ministre et par le gouvernement accentuera la tendance au profilage racial aux douanes et non le contraire. Est-ce que je comprends correctement votre témoignage?

Me Jafari : Oui, c’est ce que je pense, parce que ces préjugés et ces stéréotypes ne feront que s’enraciner davantage si les agents sont dotés du pouvoir accru de les déployer. Je suis convaincue que, à moins de garanties suffisantes, la situation va empirer de façon disproportionnée pour les personnes racisées qui passent la frontière.

Le sénateur Yussuff : Merci.

La sénatrice Dasko : La discussion sur le caractère aléatoire soulève pour moi une question. Les processus aléatoires ne se font pas au hasard. Ils sont censés être systématiques. Selon vous, ils ne le seraient pas? Mais ils devraient l’être puisque le caractère aléatoire n’est pas un fait du hasard. On peut se servir, par exemple, de tableaux de nombres aléatoires. On peut décider, par exemple, de vérifier chaque énième personne. Ça, c’est un processus aléatoire. Vous dites qu’ils n’utilisent pas ces processus? L’un ou l’autre des témoins peut-il préciser la nature d’un processus aléatoire?

Me Jafari : Je ne peux pas nécessairement me prononcer à ce sujet. Je n’en sais pas assez sur la police, les douanes et l’enregistrement pour pouvoir vous donner un avis.

Mais, d’après mon expérience personnelle et celle de nombreuses personnes touchées, si on choisissait comme critère, par exemple, de vérifier une personne sur trois, cela ne fonctionnerait pas en réalité. Quand, dans une file d’attente de 15 personnes, les deux qui sont retenues appartiennent à des communautés racisées et marginalisées et qu’il y avait, disons, 4 ou 10 personnes à l’écart les unes des autres, on voit bien qu’il ne s’agit pas de vérifier une personne sur quatre, ou peu importe le chiffre.

Il y a aussi le problème des indices de ce qui est considéré comme un comportement suspect. Le ministre a donné l’exemple de se balancer d’un pied sur l’autre. Cela ne repose pas nécessairement sur des stéréotypes, mais certainement pas non plus sur une sensibilité au contexte culturel et aux expériences vécues par les personnes racisées. Les raisons d’être plus nerveux au passage de la frontière sont multiples pour les personnes racisées, entre autres, probablement, parce qu’on les a interrogées des milliers de fois, parce qu’elles se sont senties mal à l’aise, frustrées et énervées par ces interactions et parce qu’elles ont peur des conséquences éventuelles de ces fouilles.

Beaucoup de facteurs entrent en ligne de compte dans l’expérience de l’interaction avec un fonctionnaire jouissant de pouvoir et d’autorité. Cela peut dépendre en grande partie de la situation dans le pays d’origine des intéressés. Beaucoup ont subi des traumatismes importants dans leurs relations avec les autorités de leur propre pays, et c’est pourquoi ils cherchent refuge au Canada. Beaucoup de signes pourraient être considérés comme des indices, alors qu’ils n’en sont pas.

Le président : Merci, maître Jafari.

Nous avons dépassé le temps prévu, et je vais donc mettre fin à la séance, hélas, mais je tiens à remercier les deux témoins et à exprimer notre admiration pour leurs témoignages. C’était très instructif. Nous vous sommes reconnaissants du temps que vous nous avez consacré.

Notre prochaine réunion aura lieu le mercredi 8 juin à midi, et nous y poursuivrons notre étude du projet de loi S-7. Sur ce, la séance est levée. Merci à tous.

(La séance est levée.)

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