LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DE LA SÉCURITÉ NATIONALE ET DE LA DÉFENSE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 8 juin 2022
Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd’hui à midi (HE), avec vidéoconférence, pour étudier le projet de loi S-7, Loi modifiant la Loi sur les douanes et la Loi sur le précontrôle, (2016).
Le sénateur Tony Dean (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour, honorables sénateurs, et bienvenue à la réunion du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense.
Je m’appelle Tony Dean, sénateur de l’Ontario et président du comité. Je suis accompagné aujourd’hui de mes collègues du comité, le sénateur Jean-Guy Dagenais, du Québec, vice-président du comité; la sénatrice Dawn Anderson, des Territoires du Nord-Ouest; le sénateur Peter Boehm, de l’Ontario; le sénateur Pierre-Hugues Boisvenu, du Québec; le sénateur Pierre Dalphond, du Québec; la sénatrice Donna Dasko, de l’Ontario; la sénatrice Gwen Boniface, de l’Ontario; la sénatrice Mobina Jaffer, de la Colombie-Britannique; le sénateur David Richards, du Nouveau-Brunswick; le sénateur David Wells, de Terre-Neuve-et-Labrador; et le sénateur Hassan Yussuff, de l’Ontario.
Aujourd’hui, nous poursuivons notre étude du projet de loi S-7, Loi modifiant la Loi sur les douanes et la Loi sur le précontrôle (2016).
Nous allons entendre deux groupes de témoins. Pour le premier groupe, nous accueillons Me Lex Gill, chercheuse, Citizen Lab, École Munk des affaires internationales, Université de Toronto; Michael Nesbitt, professeur agrégé, Faculté de droit, Université de Calgary; et Bryan Short, chargé de campagne, OpenMedia.
Merci à tous de vous joindre à nous aujourd’hui par vidéoconférence. Nous allons maintenant commencer par vous inviter à faire votre déclaration préliminaire, pour laquelle vous disposerez chacun de cinq minutes. Nous passerons ensuite aux questions des sénateurs. Nous commençons aujourd’hui par Mme Lex Gill. Veuillez commencer dès que vous serez prête. Bienvenue à notre réunion.
Me Lex Gill, chercheuse, Citizen Lab, École Munk des affaires internationales, Université de Toronto, à titre personnel : Merci et bonjour, honorables sénateurs. Je suis avocate et chercheuse au Citizen Lab. C’est un plaisir de vous parler aujourd’hui du projet de loi S-7.
Dans les facultés de droit, nous parlons à nos étudiants de la théorie du dialogue, c’est-à-dire de l’idée que les tribunaux et l’assemblée législative discutent constamment et délibérément de l’étendue du pouvoir du gouvernement et de ses limites dans une société libre et démocratique. L’idée, c’est que les tribunaux doivent parfois rappeler les limites constitutionnelles et que, lorsqu’ils le font, le Parlement écoute, s’adapte et remanie les lois en fonction de ses objectifs et d’un meilleur respect des droits protégés par la Charte.
Le gouvernement a maintenant devant lui plus d’une décennie de jurisprudence de la Cour suprême, notamment les arrêts Morelli, Vu et Fearon, selon laquelle nos appareils numériques contiennent plus de renseignements sur une personne que ce qui aurait pu être recueilli auparavant dans toute l’histoire de l’humanité. Ces appareils en savent plus sur nous que nos amoureux et nos meilleurs amis. Dans l’arrêt Pike , le juge Harris a écrit que
une fouille dans les données d’un appareil numérique personnel […] plonge au cœur de notre identité.
Il est difficile d’imaginer des renseignements méritant davantage la protection constitutionnelle.
Le gouvernement se retrouve aussi maintenant devant de nombreuses décisions réfléchies de la cour, y compris dans les causes Pike et Canfield selon lesquelles ces appareils numériques et les personnes qui les transportent méritent protection, confidentialité et respect de la Constitution, même à la frontière, et celle-ci ne peut être un point d’étranglement sur le plan des libertés civiles seulement pour la commodité des enquêtes. J’invite le comité à prendre ces décisions au sérieux et, ce faisant et dans l’esprit de dialogue que j’évoquais, je lui suggère d’envisager d’apporter des amendements importants au projet de loi à l’étude.
Je sais que mes collègues de la société civile ont déjà longuement parlé des raisons pour lesquelles la norme de la préoccupation générale raisonnable est insuffisante sur le plan constitutionnel, est inconnue en droit canadien et ouvre la porte à encore au moins cinq ans de litiges. Bien que les tribunaux aient choisi de s’en remettre au Parlement pour déterminer le cadre approprié dans ce domaine, tout le corpus des décisions sur la question jette de sérieux doutes sur l’opinion voulant que quoi que ce soit de moins qu’un motif raisonnable de soupçonner puisse être suffisant pour justifier ne serait-ce que la fouille sommaire d’un appareil en 2022. Le fait est que la vie privée et la liberté exigent un certain degré de friction.
Les préoccupations de mes collègues au sujet du profilage racial et religieux méritent également d’être répétées. La frontière est un environnement où il y a beaucoup de stress, peu d’information et peu de visibilité. C’est le lieu parfait pour une combinaison de préjugés implicites et d’abus de pouvoir discrétionnaire donnant lieu à des effets discriminatoires. Les abus de ce genre sont notoirement difficiles à contester ou à examiner, mais surtout, il n’existe aucune forme de processus après coup qui puisse pallier complètement une loi inadéquate. De toute façon, les personnes qui traversent la frontière ont le droit de ne pas subir de traitement invasif et inconstitutionnel.
Enfin, il y a un aspect arbitraire à tout cela dont il me semble impossible de faire abstraction, à savoir le fait que les paramètres du débat semblent toujours s’inscrire dans la fiction voulant que les données soient un bien que nous importons, comme tous les autres. Ce n’est pas le cas. Toute personne raisonnablement compétente en informatique sait qu’elle peut sauvegarder le contenu d’un appareil sur Internet, l’effacer, traverser la frontière avec un téléphone ou un ordinateur portable vide et tout télécharger de l’autre côté. La personne traverse la frontière, mais pas ses données, ce qui veut dire qu’elles ne font jamais l’objet de ce genre de fouille de toute façon. Pour énoncer une évidence, cela signifie que les données sont d’une nature fondamentalement différente de celle des autres choses dont on fait la contrebande, comme les drogues ou les armes.
Nous pouvons en tirer quelques conclusions. Premièrement, ce genre de fouille ne permettra d’attraper que les malfaiteurs les moins astucieux, ceux qui n’ont pris aucune mesure pour cacher les preuves d’actes répréhensibles ou d’infraction à la réglementation douanière. Deuxièmement, ce sera extrêmement pénible pour les voyageurs innocents qui se sentiront obligés de prendre des précautions techniques ou juridiques en vue de limiter une intrusion injustifiée du gouvernement dans leur vie privée, dans les dossiers de leurs clients, dans leurs sources journalistiques ou dans quoi que ce soit d’autre. Troisièmement, cela nous oblige à examiner sérieusement la superstition selon laquelle la frontière est un endroit où l’intérêt public justifie la fouille d’appareils numériques. Le fait est qu’il n’y a pas de preuve convaincante d’une plus grande présence de contenu illégal stocké localement sur les téléphones qui traversent la frontière que sur ceux qui se trouvent n’importe où ailleurs. La Cour suprême du Canada a été assez claire : presque partout ailleurs, sauf en cas de fouille accessoire à une arrestation légale, l’État ne peut pas regarder dans votre téléphone sans mandat.
Mais la norme n’est qu’un élément du débat. Au bout du compte, ce qui incombe au gouvernement dans ce domaine, c’est d’adopter le mécanisme dont l’application constituera une atteinte minimale et qui sera vraiment proportionnel aux droits en cause. J’invite les membres du comité à me poser des questions sur la forme concrète que ce mécanisme pourrait prendre, en particulier sur la façon de créer des mesures de protection adéquates pour s’assurer que les fouilles sont menées de façon raisonnable et sur ce qu’il faut faire au sujet du droit constitutionnel contre l’auto-incrimination liée à la divulgation de son mot de passe.
Merci.
Le président : Merci, madame Gill. Voilà un excellent départ pour notre séance. Nous entendrons maintenant M. Nesbitt.
Michael Nesbitt, professeur agrégé, Faculté de droit, Université de Calgary, à titre personnel : C’est un plaisir d’être ici. J’aimerais d’abord remercier le président et les membres du comité de m’avoir invité à comparaître devant eux aujourd’hui. C’est un grand honneur pour moi. Comme je viens de l’Alberta, je tiens à vous féliciter des efforts que vous déployez pour mobiliser des gens de partout dans notre merveilleux pays, surtout dans ce cas-ci, puisque le projet de loi trouve ses origines à la Cour d’appel de l’Alberta, même si, bien entendu, des fouilles à la frontière sont effectuées partout au pays.
Je ne suis pas ici pour défendre quoi que ce soit. Je suis simplement un professeur qui passe probablement trop de temps à réfléchir à l’équilibre entre la sécurité et les droits fondamentaux, ainsi qu’à la meilleure façon pour les lois et les politiques du Canada de permettre la prise en compte des points de vue divers et des besoins parfois divergents du droit et de la société canadiens. À cet égard, je dois ajouter que je suis extrêmement sensible à la difficulté de la tâche qui est devant vous et vous suis reconnaissant de l’avoir entreprise.
Je vais me concentrer sur la norme de la préoccupation générale raisonnable, dont je sais que vous avez beaucoup entendu parler. Ce que je veux faire, c’est de la mettre dans un contexte juridique concret. J’ai l’intention de décrire ce que je considère comme étant le coût réel de ce qu’il est proposé de faire dans le projet de loi.
Comme vous le savez sans doute, la Cour suprême a clairement affirmé que la fouille d’appareils numériques compte parmi les plus intrusives pour ce qui est de son effet sur la vie privée. Comme Me Lex Gill vient de le dire, vos appareils numériques ne sont pas de simples valises : vos photos, vos communications privées, vos applications bancaires, votre historique de géolocalisation, vos courriels professionnels et personnels, les courriels de vos clients si vous êtes avocat, peut-être des renseignements médicaux si vous êtes médecin, vos dossiers d’entreprise… tout cela est accessible dans un téléphone, sans parler d’un ordinateur ou d’une tablette.
Il n’est donc pas du tout surprenant que la Cour d’appel de l’Alberta, en particulier dans l’affaire R. c. Canfield ait clairement affirmé que, bien qu’il y ait une attente réduite en matière de vie privée à la frontière, et à juste titre, il doit néanmoins y avoir des normes de fouille pour les appareils électroniques. C’est l’équilibre auquel il vous est demandé de réfléchir ici.
Franchement, nous étions nombreux à attendre exactement ce genre de décision, en l’absence d’une réforme législative. Autrement dit, je peux vous dire que ce n’est pas une surprise : les universitaires écrivent là-dessus depuis près de 10 ans. Je dirais qu’il est très clair que les tribunaux tant de l’Ontario que de l’Alberta ont plus ou moins totalement laissé le travail à l’assemblée législative. Ils n’ont pas dit quelles devraient être les normes de fouille, mais seulement qu’une norme raisonnable était nécessaire.
En gardant ce bref historique à l’esprit, je veux parler de la norme proposée de la préoccupation générale raisonnable et des deux problèmes ou préoccupations juridiques et politiques qui en découlent à mon sens. Premièrement, les tribunaux de tous les échelons au Canada ont dit clairement que la fouille d’appareils numériques constitue, ou du moins peut constituer, une atteinte importante à la vie privée. Il semble donc incohérent de créer une nouvelle norme pour la fouille des appareils électroniques à la frontière qui semble moins élevée dans la Loi sur les douanes que les motifs raisonnables de soupçonner, laquelle est une norme bien connue, qui a été examinée en profondeur devant les tribunaux et qui s’applique à divers types de fouilles moins intrusives, y compris, encore une fois, dans la Loi sur les douanes elle-même. S’il est adopté, le projet de loi S-7 fera sûrement l’objet d’une contestation fondée sur la Charte, comme d’autres l’ont mentionné, à savoir qu’on ne peut pas créer une norme moins stricte pour une fouille plus invasive que celle prévue pour une fouille moins invasive dans la même loi.
À mon avis, une telle contestation en vertu de la Charte peut avoir deux issues, ce qui, encore une fois, est inévitable. Les deux commencent presque immédiatement par des litiges qui entraînent des années d’incertitude et de dépenses publiques, ainsi qu’un manque total de clarté pour les voyageurs et les agents des services frontaliers. À la fin de cette période, les tribunaux invalideront la loi parce qu’elle ne protège pas suffisamment le droit à la vie privée, et nous retournerons à la case départ, ou bien ils remédieront à l’incertitude de la définition en ramenant la norme de fouille à un niveau qui se rapproche de celle des motifs raisonnables de soupçonner, voire à cette norme même ou à une norme encore plus stricte. La première issue serait un échec total. La meilleure issue, la deuxième, revient quand même à renvoyer la véritable responsabilité de l’établissement de la norme aux tribunaux et, ce faisant, à créer des années de litiges, de coûts et d’incertitude.
Le deuxième problème que j’envisage, c’est que l’interprétation simple de la préoccupation générale raisonnable dans le contexte des fouilles à la frontière ressemble énormément à une absence complète de norme. Franchement, les agents des services frontaliers auront presque toujours raison de s’inquiéter de la possibilité que quelque chose soit importé illégalement au pays par un moyen ou un autre. Mais la cour a clairement dit dans l’affaire Canfield qu’il devait y avoir une norme, qu’elle a appelée un seuil, pour la fouille d’un appareil électronique personnel.
Par conséquent, nous risquons encore une fois de voir des contestations en vertu de la Charte fondées sur la norme de la préoccupation générale raisonnable pour ces raisons, plus précisément l’idée que la norme est trop vague ou qu’il ne s’agit pas vraiment d’une norme dans le contexte des fouilles à la frontière effectuées en application de la Loi sur les douanes. Encore une fois, il y a une forte probabilité de contestation judiciaire suivie de nombreuses années d’incertitude et de risques juridiques. En outre, il y a encore là deux issues possibles. Soit que la norme de fouille prévue par la loi sera renversée et que nous reviendrons à la case départ, soit que, ce qui est peut-être plus probable, les tribunaux interpréteront la préoccupation générale raisonnable comme étant quelque chose de différent de ce que l’expression veut dire à première vue, c’est-à-dire une norme exigeant une préoccupation précise et pouvant être établie objectivement qui justifie la fouille de la personne en cause.
Il vaut mieux limiter l’incertitude et le risque juridique maintenant et ne pas confier les détails importants aux tribunaux. Évitez de renvoyer la question aux tribunaux ou d’établir une norme de fouille qui revienne à le faire. C’est votre responsabilité, et, même si c’est difficile et que ce sera peut-être long, il est impératif que le Parlement, et non les tribunaux, relève le défi de légiférer. Il vaut mieux établir une norme claire dès maintenant. Cette norme claire pourrait certainement être celle des motifs raisonnables de soupçonner et, à mon avis, devrait probablement l’être. C’est une norme souple, qui permet beaucoup de nuances, y compris une nuance différente à la frontière. Comme la Cour suprême l’a dit récemment dans l’arrêt Stairs, elle exige « un ensemble de faits objectivement discernables appréciés à la lumière de toutes les circonstances donnant lieu au risque soupçonné ».
Merci beaucoup de votre temps. Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions. Évidemment, j’ai d’autres idées et des recommandations plus modestes, mais je voulais me concentrer sur ce que je croyais être la partie la plus importante du projet de loi à l’étude.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Nesbitt. Je suis certain qu’on vous posera des questions.
Bryan Short, chargé de campagne, OpenMedia : Bonjour. Je m’appelle Bryan Short, et je suis défenseur des droits numériques à OpenMedia, organisme sans but lucratif canadien qui veille avec notre communauté composée de centaines de milliers de personnes de partout au pays à garder Internet ouvert, abordable et exempt de surveillance. Mon travail à OpenMedia et ma carrière sont axés sur la protection de la vie privée dans le domaine numérique. À la lumière de ces expériences, j’aimerais vous faire part de certaines préoccupations concernant le fait que le projet de loi S-7 menace le droit à la vie privée des Canadiens en ne reconnaissant pas que nos appareils électroniques personnels contiennent des détails intimes.
OpenMedia est une plateforme d’engagement civique non partisane. J’aime dire que nous donnons aux gens la possibilité de participer à la démocratie plus souvent que tous les quatre ans ou lorsque vient le temps de voter. Nous y parvenons notamment en alertant les membres de notre communauté au sujet de questions abordées dans le cadre du processus parlementaire et en créant des occasions de participation au moyen de pétitions et de lettres aux représentants.
En 2019, plus de 18 000 membres de la communauté OpenMedia ont signé une pétition afin de demander un seuil plus élevé pour la fouille des appareils électroniques aux postes frontaliers et la reconnaissance légale du fait qu’ils sont différents des marchandises commerciales.
Depuis la présentation du projet de loi S-7, de nombreux membres de notre communauté nous ont fait part de vives préoccupations au sujet de ce projet de loi et de ses lacunes. Le projet de loi S-7 répond à la dernière partie de ce que demande notre communauté, mais, vu la nature unique des appareils électroniques, il représente également un grand pas en arrière, puisqu’il n’établit pas de seuil plus élevé pour les fouilles. Dans des témoignages antérieurs, vous avez entendu parler de la nécessité d’un seuil plus élevé et du risque de permettre la création d’une nouvelle norme par l’adoption de l’expression « préoccupation générale raisonnable ». Je souscris entièrement ces observations, et j’aimerais parler de la nature unique des appareils numériques et de leurs vastes répercussions sur la vie privée.
De l’avis d’OpenMedia, l’arrêt Canfield fait deux choses importantes. Il exige que le gouvernement établisse un seuil pour la fouille des appareils numériques, et il reconnaît que les appareils numériques sont différents des autres biens. Jusqu’à présent, une grande partie de la discussion a porté sur la première chose, et à juste titre, mais il faut accorder plus d’attention à la nature unique des appareils numériques.
Les appareils numériques sont différents des autres articles que les voyageurs peuvent avoir en leur possession. À certains égards, ils sont semblables au courrier, qui est protégé contre les fouilles aux postes frontaliers par le seuil juridique plus élevé des motifs raisonnables de soupçonner, parce que les appareils numériques contiennent souvent notre courrier, mais c’est loin d’être tout. Nos appareils numériques contiennent nos albums de photos de famille, notre dossier de santé, nos documents financiers, une liste complète de toutes les personnes que nous connaissons, des calendriers avec des horaires détaillés, notre appartenance religieuse, notre orientation sexuelle, un registre précis de coordonnées GPS ou d’autre nature, nos données biologiques et généalogiques, des relevés téléphoniques, notre historique de messages, notre formation, notre historique de recherche de données, nos profils de médias sociaux, nos habitudes en matière d’information et de divertissement, y compris des livres, des films et de la musique, l’accès à nos fichiers de travail, nos revues, nos journaux, nos listes d’emplettes, nos œuvres d’art et plus encore. Avec le temps, nos appareils numériques contiennent de plus en plus de ces renseignements de nature délicate, et non de moins en moins.
Nous ne transportons pas seulement nos propres renseignements de nature délicate. Bon nombre de nos appareils contiennent les mêmes renseignements sur d’autres personnes que le propriétaire de l’appareil électronique, dont les membres de notre famille et de nos réseaux sociaux et professionnels. À cet égard, l’atteinte à la vie privée qui se produit pendant une fouille injustifiée n’est pas localisée au niveau individuel.
Nous avons également entendu dire que les appareils ne seront pas connectés à Internet pendant une fouille. J’aimerais souligner que cela importe peu. Même en oubliant pour le moment la facilité avec laquelle les appareils peuvent être connectés et déconnectés des réseaux WiFi et cellulaires, nos appareils électroniques stockent localement de grandes quantités d’information, souvent à notre insu. Les téléphones modernes contiennent des dizaines ou des centaines d’applications et décident pour chacune de l’endroit où stocker les données, ce qui change considérablement d’une version à l’autre de l’application. Très peu de voyageurs ont le temps, l’énergie ou les connaissances techniques nécessaires pour comprendre cette activité et déterminer quels fichiers sont stockés localement et quels fichiers sont stockés à distance au moyen de services comme le stockage en nuage. Il ne fait aucun doute que cela créera des situations où des voyageurs donneront accès à des fichiers par inadvertance.
À la lumière de ces préoccupations, vous vous demandez peut-être : pourquoi une personne apporterait-elle l’énorme volume de renseignements de nature délicate contenus dans nos appareils numériques à un endroit comme un poste frontalier, où elle risque de subir une atteinte grave à sa vie privée et à celle des gens qui l’entourent? La réponse tragiquement ironique, c’est que nous n’avons pas le choix. À l’heure actuelle, en raison des mesures sanitaires liées à la COVID-19, nous dépendons entièrement de ces appareils pour négocier nos rapports complexes avec notre gouvernement et nos institutions, notamment pour conserver les formulaires remplis dont nous avons besoin pour entrer au pays et en sortir. Même quand ces exigences seront levées, le cas échéant, il serait irréaliste de demander aux voyageurs d’abandonner leurs appareils numériques pour protéger un droit fondamental à la vie privée. Les appareils numériques sont un outil essentiel pour nous aider à voyager, puisqu’ils contiennent des renseignements sur les vols, des documents de travail, des plateformes obligatoires et d’autres dispositions de voyage. La vérité, c’est que nous ne pouvons pas nous permettre de laisser nos appareils numériques à la maison lorsque nous voyageons, et la triste vérité au sujet de la version actuelle du projet de loi S-7, c’est qu’elle fera en sorte que nous ne pourrons pas non plus nous permettre de les apporter.
Merci. Je serai heureux de répondre à vos questions.
Le président : Merci beaucoup.
Nous allons maintenant passer aux questions. Nous devons terminer à 13 heures, et pour permettre le plus grand nombre de questions et de réponses possible, nous allouons quatre minutes pour chaque question, réponse comprise. Je rappelle aux membres du comité d’être brefs et, dans la mesure du possible, de nommer le témoin auquel s’adresse leur question.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma première question s’adresse à M. Nesbitt. Elle a déjà été posée à d’autres témoins, mais j’aimerais vous entendre sur le choix de mots du législateur dans ce projet de loi. Sans tenir compte des indications des tribunaux, on arrive ici avec l’expression « préoccupations générales raisonnables », plutôt que de parler de « doute raisonnable », une formule bien connue de la police et des tribunaux. Plusieurs témoins ont d’ailleurs prédit que cette question risque de se retrouver devant les tribunaux. Quelle évaluation un tribunal fera-t-il de cette expression? Avons-nous là une expression donnant des pouvoirs que je qualifierais de nébuleux?
[Traduction]
M. Nesbitt : Je vais faire de mon mieux. Dites-moi si j’ai bien compris la question. Malheureusement, en Alberta, ma capacité de parler français n’est plus ce qu’elle était lorsque j’habitais à Ottawa et dans le Sud de l’Ontario. Votre question porte essentiellement sur les répercussions juridiques de la distinction.
[Français]
Le sénateur Dagenais : On parle de « préoccupations générales raisonnables » plutôt que de « doute raisonnable ». J’ai été policier pendant 40 ans. J’ai toujours compris qu’on devait avoir un doute raisonnable, et non une préoccupation générale raisonnable. C’est la première fois que j’entends ces termes.
[Traduction]
M. Nesbitt : C’est la première fois que j’en entends parler. Il y a les motifs raisonnables de croire et les motifs raisonnables de soupçonner, qui, comme vous le savez, sont bien connus de la police, du Service canadien du renseignement de sécurité, le SCRS et, en fait, dans le cadre de la Loi sur les douanes, des organismes frontaliers aussi. Ce que nous n’avions jamais vu auparavant, c’est cette préoccupation générale raisonnable.
La première chose qui vous vient à l’esprit, je suppose, c’est : pourquoi créer une norme différente alors qu’il y déjà une norme dans la Loi sur les douanes qui est si bien comprise, si bien connue et qui fonctionne bien pour la fouille des personnes, du courrier et d’autres choses du genre? Pourquoi faut-il que le téléphone soit traité comme une valise et non comme une fouille de personne ou de courrier? Le tribunal a répondu à cette question. Il disait qu’il ne peut pas être… qu’il est différent. Pourquoi, alors, établir une norme qui semble, comme vous le soulignez à propos de cette préoccupation générale raisonnable, être inférieure même à la norme des motifs raisonnables de soupçonner? Pour dire les choses crûment, il sera difficile de justifier une fouille plus invasive sur le fondement d’une norme inférieure. Quelqu’un devra expliquer que la fouille est plus invasive qu’une fouille de courrier, mais que la norme la justifiant est moins stricte. En quoi est-ce une atteinte minimale? En quoi cela est-il conforme à ce que font la police et l’agence des services frontaliers à la frontière et ainsi de suite?
La seconde préoccupation, c’est qu’il y a maintenant 20 ans de jurisprudence selon laquelle les motifs raisonnables de soupçonner ou les motifs raisonnables de croire, selon la norme appliquée, doivent être fonction de la personne d’une manière ou d’une autre. Cela ne veut pas dire qu’on ne puisse tenir compte de facteurs comme le fait de s’inquiéter de ce qui se passe à bord d’un vol en particulier, mais cela veut dire que la spécificité des soupçons doit être associée à une personne en particulier. Dans ce cas-ci, l’ajout de la préoccupation générale donne l’impression que ce ne sera pas propre à la personne. Il est presque impossible d’imaginer comment cette norme survivrait à une contestation constitutionnelle si on l’interprétait de cette façon, simplement.
C’est là que je reviens à ce que j’ai dit, à savoir que soit la norme sera rejetée pour cette raison — parce qu’il ne peut pas y avoir de préoccupation générale raisonnable; la préoccupation doit être rattachée à la personne —, soit une version atténuée sera intégrée dans le projet de loi, de telle sorte que le véritable travail de définition, le véritable travail d’établissement de la norme, sera fait par les tribunaux. Nous le savons maintenant, alors pour revenir à ce que je disais, je demande aux responsables du projet de loi de s’assurer que l’assemblée législative fait son travail, qu’elle ne le laisse pas aux tribunaux et qu’elle n’établit pas la norme sans tenir toutes ces audiences.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup à nos témoins de continuer à nous éclairer. Il semble y avoir un dénominateur commun : tout le monde a des doutes, d’un point de vue légal, sur certaines mesures que ce projet de loi contient.
Je constate que désormais, un agent pourra exécuter trois types de fouilles : la fouille des bagages, s’il y a un doute raisonnable; la fouille du voyageur, s’il y a un motif raisonnable; la fouille de l’appareil numérique, s’il y a une préoccupation générale raisonnable. Je comprends, monsieur Nesbitt, que l’on risque de mettre nos agents dans des situations très complexes et que ce sont les citoyens qui seront les perdants.
Ma question s’adresse à M. Nesbitt ou à M. Short. Êtes-vous d’accord pour dire que ce projet de loi devrait être modifié pour faire en sorte que, d’un point de vue légal, les agents n’aient qu’une définition sur laquelle se baser, soit celle du doute raisonnable, s’ils doivent procéder à la fouille d’une personne, de bagages ou d’un appareil numérique?
[Traduction]
M. Short : Je conviens effectivement qu’il faut plus de clarté sur ce plan. Ce serait certainement le cas si on appliquait le seuil inférieur. Je pense que les conditions à la frontière sont stressantes et incertaines et que les voyageurs ont besoin de clarté dans cet espace. Les gens sont déjà incertains de l’information qui se trouve dans leurs appareils numériques, comme j’ai essayé de le communiquer clairement dans ma déclaration préliminaire. On fait porter un fardeau irréaliste aux voyageurs lorsqu’ils doivent apporter leur appareil et qu’on leur demande de savoir exactement quelle information il contient. Cela n’a aucun sens. Il ne semble pas raisonnable que la norme soit plus élevée pour quelque chose comme le courrier, et il ne semble pas raisonnable que, si le courrier est contenu dans un appareil numérique — et il pourrait s’agir de courrier remontant à des années dans la vie d’une personne —, la norme soit moins élevée pour la fouille de cet appareil. Alors, oui, je suis d’accord.
M. Nesbitt : Je n’ai pas grand-chose à ajouter, mais je suis d’accord.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Comme vous l’avez dit, le téléphone cellulaire est une extension de la vie privée. Il contient notamment des photos de nos enfants et de nos conjoints. Il s’agit, bien souvent, de photos personnelles. Un agent qui procéderait à la fouille d’un téléphone cellulaire et qui aurait accès à ces photos risquerait-il de s’exposer à des poursuites de la part du citoyen pour avoir enfreint la Loi sur la protection des renseignements personnels?
[Traduction]
M. Nesbitt : À titre de précision, vous demandez si…
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Je reprends. Disons qu’un agent décide de prendre mon cellulaire. Il me demande mon mot de passe et je le lui donne. En procédant à la fouille, il tombe sur des affirmations compromettantes et il a accès à des informations personnelles, comme des photos de ma conjointe ou de mes enfants. Aurai-je, dans ces circonstances, des recours judiciaires, en vertu de la Loi sur l’accès à l’information ou de la Loi sur la protection des renseignements personnels, pour poursuivre l’Agence des services frontaliers en affirmant qu’elle a été au-delà des pouvoirs qui lui sont conférés, en ayant accès à de l’information qui n’avait pas de lien avec son droit de recherche?
[Traduction]
M. Nesbitt : Me Lex Gill a peut-être quelque chose à ajouter, mais en bref, je ne peux pas imaginer qu’une telle chose se produise concrètement.
Cela m’amène à l’une de mes autres recommandations, à savoir que chaque fois que nous voyons ce genre de projet de loi — je ne parle pas de la norme, mais de l’accès à ce genre de données, et je pense ici à la Loi sur le Centre de la sécurité des télécommunications, ou la Loi sur le CST, et les modifications apportées à la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, ou la Loi sur le SCRS, et à leurs régimes concernant les ensembles de données —, il y a aussi un régime qui définit la façon d’accéder aux données, les données auxquelles vous pouvez accéder, la façon dont ces données peuvent ensuite être utilisées, la façon de les stocker, ce qu’on peut en faire et tout le reste. Tout cela fait maintenant partie du régime du SCRS sur les ensembles de données. La police s’en occupe. C’est surtout dans notre nouvelle Loi sur le CST, et c’est quelque chose qui a été complètement évacué ici.
En plus d’adopter une telle norme inférieure, il y a aussi — comme vous le laissez entendre — très peu d’occasions de réagir en tant que citoyen ou de demander des modifications. Nous avons très peu d’indications sur la façon, entre autres, dont l’information peut être consultée, stockée, retransmise en aval et partagée.
Me Gill : J’aimerais répondre à la question qui a été posée.
Il y aurait une sorte de recours par l’intermédiaire de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Il pourrait aussi y avoir un recours découlant de l’article 24 de la Charte. Ce que tous les sénateurs doivent savoir, c’est que la grande majorité des gens, comme dans le scénario décrit par le sénateur, qui seront touchés par ce pouvoir seront des innocents qui pourront seulement faire valoir leurs droits rétroactivement. Nous savons que, peu importe la robustesse du processus de traitement des plaintes — je dirais que notre loi fédérale sur la protection des renseignements personnels a beaucoup de chemin à parcourir avant que nous puissions la considérer ainsi —, il ne permettra jamais de remédier pleinement à ce genre de violation de la Charte.
La sénatrice Jaffer : Merci à vous trois. J’ai trouvé vos présentations très intéressantes.
Je vais commencer par vous, maître Gill. Vous êtes chercheuse. Je voulais savoir si, dans le cadre de vos recherches — et je suis sûre que c’est la même chose aujourd’hui —, vous avez déjà vu l’expression « préoccupations générales raisonnables » utilisée ailleurs dans le monde.
Me Gill : Je suis chercheuse et avocate plaidante. Sachez que, si vous allez sur CanLII et que vous tapez « préoccupations générales raisonnables », ou son équivalent en anglais, vous n’obtiendrez aucun résultat. La norme n’existe pas au Canada. Je n’ai jamais vu une norme équivalente à l’étranger.
Je vais être honnête. Le sens de cette norme n’est pas vraiment clair. Il est difficile de trouver un comparatif à l’échelle internationale lorsqu’on utilise une expression différente. D’une part, le ministre nous dit — comme il l’a fait, par exemple, il n’y a pas longtemps — que l’Agence des services frontaliers du Canada, ou l’ASFC, pourra essentiellement poursuivre ses activités comme d’habitude en vertu de cette norme. D’un autre côté, on nous dit qu’il s’agit d’une réponse solide et constitutionnellement protectrice du droit à la vie privée des gens. Avec tout le respect que je vous dois, ce ne peut pas être les deux en même temps.
En tant que chercheuse, mais aussi en tant qu’avocate, lorsque je lis une norme comme celle des préoccupations générales raisonnables, ce qui me vient à l’esprit, c’est un instinct, une intuition, un pressentiment ou une recherche à l’aveuglette. Et je pense, franchement, que c’est ce qu’on vous demande d’accepter en approuvant ce projet de loi.
La sénatrice Jaffer : Je m’adresse à la fois à Me Gill et au professeur Nesbitt. Je suis également avocate plaidante. La première chose que j’ai faite, c’est d’aller sur CanLII et j’ai vu qu’il n’y avait rien là. Je me suis dit qu’il y avait peut-être quelque chose qui m’échappe.
Quelque chose me dérange depuis que j’ai entendu les fonctionnaires parler d’indicateurs, puis que certains indicateurs ne peuvent même pas être communiqués aux parlementaires. Si vous avez suivi les audiences en question, vous me comprendrez et vous comprendrez mon point de vue. Je me demande en quoi consistent ces indicateurs? Vous dites donc que le comportement et le fait de transpirer sont des indicateurs, mais il y a d’autres indicateurs dont les parlementaires ne peuvent même pas être informés. Je me demande donc quels sont ces indicateurs. Parce que le ministre — je crois, je ne veux pas déformer ses propos, mais assurément les fonctionnaires l’ont mentionné — a dit que tout cela allait de pair avec les indicateurs. Ma question s’adresse donc à vous deux, et à M. Short, n’importe lequel d’entre vous : en savez-vous plus au sujet des indicateurs? Quels sont les indicateurs? Je vais commencer par Me Gill, puis les autres pourront ajouter quelque chose s’ils le souhaitent.
Me Gill : Malheureusement, je n’ai pas plus d’information que vous sur la nature de ces indicateurs.
Ce que je peux dire, c’est que je prends une pause d’un procès constitutionnel d’un mois sur une affaire de profilage racial pour me joindre à vous aujourd’hui. Ce que nous savons dans ce contexte, c’est que, lorsqu’il y a des normes très discrétionnaires en matière de fouille ou de détention — ou lorsqu’il n’y a pas de normes du tout —, les agents trouvent quand même des raisons pour justifier leurs actions. Ces raisons, lorsqu’on les examine attentivement, résistent rarement à un examen constitutionnel sérieux. Par exemple, ce pourrait être le cas d’un Noir qui conduit une voiture de luxe. C’est un exemple que l’on soulève couramment comme prétexte pour arrêter un conducteur, un prétexte qui, en fait, n’a rien à voir avec la sécurité de la personne ou le respect du Code de la route.
Lorsque j’entends parler de choses comme des indicateurs qui ne sont pas fondés sur des soupçons raisonnables, mais qui reposent sur une multitude de facteurs qui justifient, pour des motifs raisonnables, l’empiétement sur les droits constitutionnels d’une personne, je ne peux m’empêcher de penser qu’on se retrouve dans le même contexte que celui du profilage racial dans d’autres situations.
Le président : C’était une réponse très complète. Merci, maître Gill.
La sénatrice Boniface : Je remercie les témoins de leur présence. C’est une discussion importante.
Ma question s’adresse à M. Nesbitt. Je vous remercie de vos commentaires. Je pense que l’un de nos défis ici consiste à essayer de trouver un juste équilibre dans tout ça. Vous en avez parlé dans les questions que vous avez soulevées. Dans la décision Canfield, en particulier, il a été dit que les soupçons n’étaient peut-être pas vraiment raisonnables, et le gouvernement a donc proposé quelque chose en fonction de cela.
Lorsque je regarde les pratiques actuelles et les pratiques qui relèveraient d’un tel cadre, je pense à la fouille des bagages. En fait, il n’existe pas de seuil pour la fouille des bagages, n’est-ce pas? Alors, dans ce cas-là, on est en deçà de la norme des soupçons raisonnables, qui, outre le courrier, est également utilisée dans le cas des fouilles corporelles.
Lorsque vous examinez ces trois seuils dans le mandat actuel, de quels facteurs tenez-vous compte lorsque vous pensez à la sécurité publique et au besoin de trouver un équilibre à cet égard? Parce que c’est à la frontière. En tant qu’État souverain, nous avons le droit, en tant que pays, de définir la façon dont nous filtrons ce qui entre sur notre territoire et ce qui en sort. C’est une question de sécurité. Quel genre de facteurs examinez-vous du point de vue de la sécurité publique lorsque vous tirez une conclusion?
M. Nesbitt : Je regarde la même chose, ou du moins j’essaie de regarder les choses, que, selon moi, un tribunal examinerait afin de vous fournir l’information qui, je l’espère, vous sera la plus utile.
À cet égard, vous examinez tous les aspects de la protection de la vie privée dont nous avons parlé. Nous évaluons également la situation dans son ensemble. Nous avons de nombreux cas, y compris ceux devant la Cour suprême, qui montrent que les attentes en matière de vie privée sont réduites à la frontière, et ce, à juste titre. Il y a une raison pour laquelle nous voulons nous protéger contre les choses qui peuvent entrer au pays. Ce n’est pas pour rien que nous voulons tous nous sentir en sécurité lorsque nous prenons l’avion et que nous voyageons avec nos proches, pour rencontrer des êtres chers ou pour affaires. Nous essayons donc, comme vous l’avez dit, de trouver un juste équilibre entre ces intérêts parfois contradictoires. Ce n’est pas facile.
Pour ce qui est de la sécurité, ce que vous voudrez savoir, c’est s’il s’agit d’une atteinte minimale. Ce sera l’une des grandes questions constitutionnelles. Autrement dit, pourquoi avez-vous besoin d’une nouvelle norme si une autre norme mieux comprise suffit?
Selon moi, la grande préoccupation — qui est peut-être implicite dans bon nombre des commentaires que vous avez entendus au cours des derniers jours, y compris aujourd’hui —, c’est l’ajout du mot « générales ». On en revient à la très bonne question de la sénatrice Jaffer, qui soulevait le fait qu’il y aura à la fois des indicateurs de sécurité spécifiques et généraux. Nous savons que telle ou telle chose est plus susceptible de venir de tel ou tel pays, mais nous allons aussi garder à l’œil ceux qui voyagent seuls, les plus jeunes, les personnes en sueur et incapables de répondre aux questions, par exemple. Il faudra donc combiner les deux.
Les tribunaux ont été très clairs. Il faut une combinaison de facteurs. Il doit y avoir quelque chose de précis au sujet de la personne pour justifier un examen plus approfondi. Lorsque vous parlez des préoccupations générales à la frontière, vous abordez toutes ces préoccupations générales en matière de sécurité. Je ne suis même pas un garde-frontière et j’ai une préoccupation générale. Je suis un peu nerveux.
La sénatrice Boniface : Je n’ai que quelques minutes. Selon certains des renseignements que nous avons reçus récemment — et il s’agit de données linéaires, alors le problème, c’est que je n’ai pas les analyses connexes —, étant donné que la décision a été rendue et que l’Ontario et l’Alberta doivent changer leurs pratiques par rapport au reste du pays, on constate une baisse importante du pourcentage de fouilles. Certains diraient que c’est en raison du changement de seuil. Nous ne connaissons pas les autres facteurs, mais disons que c’en est un. Cela vous préoccupe-t-il, compte tenu du fait que ces cas concernent surtout la pornographie, même s’il y a aussi des cas de littérature haineuse ou d’autres problèmes, comme le ministre en a parlé?
J’essaie de voir comment nous pouvons trouver un juste équilibre. Je comprends le droit individuel, mais d’un autre côté, je crains que les aspects liés à la sécurité publique et le caractère unique de la frontière ne se voient pas accorder le poids qu’ils méritent, car il est plus facile de revenir à l’ancien seuil parce que nous ne suivons pas la décision Canfield précisément pour dire qu’il pourrait y avoir un seuil un peu moins élevé.
M. Nesbitt : C’est une question tout à fait raisonnable et pertinente. Si vous examinez le grand public et fouillez tout le monde, vous trouverez beaucoup de choses qui pourraient être criminelles; et si vous arrêtez de fouiller un peu tout le monde au hasard, vous trouverez moins de choses criminelles. Est-ce une préoccupation? À mon avis, ce n’est pas une question qu’on se pose isolément lorsqu’il s’agit de sécurité : on la pose tout en tenant compte des personnes : qu’arrêtons-nous? Dans quelle mesure menons-nous des fouilles raisonnables? Comment concilier ces intérêts?
Pour ce qui est de la sécurité, malheureusement, on ne nous a pas fourni les données. Comme Me Gill l’a mentionné, nous ne savons pas s’il y a plus de pornographie juvénile ou de littérature haineuse qui traverse la frontière qu’il n’y en a au sein du grand public. Ce que nous savons, c’est que ce n’est pas comme lorsque j’étais à la faculté de droit, c’est-à-dire que quelque chose devait traverser physiquement la frontière pour être distribué ici, parce que tout ça était sur support papier et était distribué en format papier. Un tel réseau de distribution existe maintenant sur Internet, dans l’air : il ne traverse pas la frontière. D’une certaine façon, je suis un peu moins préoccupé par cette composante si nous parlons de littérature haineuse, par exemple. Ce genre de choses traversent la frontière, qu’un téléphone ait été fouillé ou non.
Le sénateur Yussuff : Je remercie les témoins de leur présence aujourd’hui et des préoccupations qu’ils ont formulées.
Ma question fondamentale concerne la norme des préoccupations générales. Est-elle trop large au point où les agents de l’ASFC pourraient simplement l’utiliser comme argument chaque fois qu’ils arrêtent une personne de façon peut-être injustifiée et justifier leurs fonctions du fait qu’ils bénéficient maintenant de cette protection juridique? Ils n’ont pas nécessairement à se demander s’ils arrêtent quelqu’un de façon injustifiée. Le fait est que les préoccupations générales pourraient tout englober. Une personne peut sembler suspecte ou non, mais on a des préoccupations générales à son sujet. On pourrait arrêter quelqu’un sans nécessairement avoir de raisons factuelles de le faire. Toute personne qui traverse la frontière, moi y compris, pourrait soulever des préoccupations générales, peut-être à cause de la couleur de sa peau ou de son nom. C’est peut-être à ce moment-là que je me rebiffe. Peut-être que je transpire un peu parce que je viens de recevoir un message me disant quelque chose que je ne voulais pas entendre, mais un agent de l’ASFC a maintenant l’occasion de m’examiner parce que je semble en sueur. D’après votre analyse, est-il raisonnable de penser que cela pourrait mener à des abus à la frontière? Ma question s’adresse à M. Nesbitt et à Me Gill.
Me Gill : Je suis tout à fait d’accord avec vous, monsieur le sénateur. Je pense que vos préoccupations sont fondées.
La seule chose que j’ajouterais, c’est que ce genre de norme de portée générale ouvre la voie à la discrimination fondée sur l’appartenance à un groupe et à l’utilisation des caractéristiques propres à un groupe comme prétexte pour arrêter quelqu’un, l’interroger et examiner ses appareils, mais qu’en plus, il s’agit d’un pouvoir très difficile à examiner après coup. Je soulève cette question parce que je pense qu’on a le réflexe de dire : « Eh bien, les gens peuvent déposer une plainte par la suite s’ils n’aiment pas la façon dont ils ont été traités. » La réalité, c’est qu’un pouvoir très discrétionnaire et défini de façon ambiguë, conjugué à la réalité des préjugés implicites et raciaux, donne lieu à des abus et à des effets discriminatoires. La personne qui tente de contester l’issue de ce processus se retrouve dans une situation très difficile parce qu’elle doit essentiellement prouver ce que tel ou tel agent avait en tête ou non à un moment donné. Nous savons que c’est extrêmement difficile. Nous savons que des citoyens innocents sont découragés de déposer ce genre de plaintes et, bien franchement, nous ne disposons pas du cadre de mesures correctives qui pourrait faciliter ce processus.
Je pense que votre interprétation du projet de loi est tout à fait juste.
M. Nesbitt : Je suis d’accord avec cela. Si les tribunaux ont apprécié l’élément de spécificité relatif aux soupçons raisonnables — à savoir le fait que les préoccupations générales doivent aussi être propres à la personne —, c’est précisément parce qu’il permet de s’attaquer aux préjugés implicites dont Me Gill a parlé et qui représentent pour vous une préoccupation. Ils n’auront pas à obtenir un mandat comme devrait le faire un policier. Ils n’auront qu’à exprimer une préoccupation. Cela revient à leur demander de noter par écrit leur raisonnement et de fournir des explications. Il est à espérer que ce processus permettra d’examiner la qualité de ce raisonnement, les préjugés implicites et tout le reste, ou que, à ce moment-là, le fait pour un agent de devoir expliquer par écrit pourquoi une personne le préoccupe, d’être obligé de réfléchir consciemment aux motifs de la fouille, contribuera au dépassement de ce genre de préjugés fondés sur la race, la couleur de la peau, le pays d’origine ou tout autre élément qui n’est peut-être pas propre à une personne, c’est-à-dire qui se rapporte à quelque chose de plus aléatoire.
Le sénateur Boehm : J’aimerais remercier les témoins de leur présence.
J’ai posé une question semblable à d’autres témoins. Toute forme de coopération frontalière suppose un renoncement à une partie de notre souveraineté. C’est la nature même de tout accord bilatéral, et en l’occurrence, il s’agit d’un accord avec les États-Unis. Les États-Unis ont huit points de précontrôle au Canada. Nous avons des discussions concernant la mise sur pied de projets pilotes aux États-Unis depuis une dizaine d’années, je crois, et rien ne s’est passé.
Ma question va dans le sens suivant : comme nous sommes d’accord pour dire que la norme des préoccupations générales raisonnables est subjective, et que celui qui exerce sa subjectivité pourrait être un agent de l’ASFC ou un agent de précontrôle des États-Unis, j’aimerais savoir si les niveaux de formation vous préoccupent d’une quelconque façon. On a mentionné plus tôt les préjugés implicites. On pourrait avancer que les préjugés implicites d’une personne qui a grandi dans un autre pays et qui a été formée dans un autre pays peuvent être un peu différents de ceux d’une personne du Canada. J’aimerais savoir ce que vous en pensez, en commençant par Me Gill.
Me Gill : Merci.
Nous ne devons pas perdre de vue, lorsque nous parlons de quelque chose comme les soupçons raisonnables, qu’un cadre et des décennies de jurisprudence orientent la façon dont les agents déterminent si ce qu’ils font est raisonnable ou non. Lorsque nous créons une nouvelle norme, nous devons offrir de la formation sur cette norme, nous devons la définir, elle fera l’objet d’un examen constitutionnel, et elle pourrait être contestée et interprétée pendant des décennies. Ainsi, nous parlons de formation, mais il s’agit d’une formation sur quoi? Sur ces trois mots dont nous disposons? Voilà ma première réaction.
L’autre chose que je dirais, c’est qu’il est question de préjugés implicites, mais les données probantes ne sont pas très bonnes quant à la question de savoir s’il est possible de les éliminer au moyen d’une formation. La frontière est un endroit où, souvent, la situation évolue rapidement, et où les gens agissent en disposant de peu d’information dans un contexte très stressant. C’est exactement le genre de situation qui fait ressortir chez les gens ce genre de présomptions, de stéréotypes et de préjugés implicites dont ils ne sont peut-être même pas conscients.
Quant à la formation, je ne suis pas vraiment convaincue qu’elle permettra à elle seule d’atténuer les problèmes de ce genre.
M. Nesbitt : Si la formation peut fonctionner à un égard, c’est que nous avons des soupçons raisonnables ou des motifs raisonnables d’avoir des soupçons — cela revient au même — à propos de certaines des choses que nous pourrions rechercher, en particulier et de façon générale. On pourrait donner de la formation à ce sujet, ce qui contribuerait à créer de la certitude pour les agents frontaliers, en plus de créer de la certitude pour les affaires juridiques qui découleront de cela et pour les particuliers. Cela pourrait aussi aider à régler cela, dans la mesure où la décision est prise non pas sur le coup, à la frontière, dans une situation de stress compréhensible, mais bien, comme l’a dit Me Gill, au fil des ans, en ce qui concerne les types de facteurs qu’on veut vraiment prendre en considération. Nous pouvons donc former les gens sur les soupçons raisonnables en leur disant : « Voici quelques éléments qui font qu’une personne donnée peut éveiller des soupçons dans ce contexte. Voici comment combiner ces éléments avec des facteurs plus généraux pour nourrir votre réflexion. »
Le sénateur Boehm : Merci, mais s’il ne me reste que quelques secondes, j’aimerais que M. Short s’exprime aussi à ce sujet, s’il vous plaît.
M. Short : Je n’ai rien à ajouter à ce que Me Lex Gill et M. Nesbitt ont dit. Je pense que les réponses de M. Nesbitt aux questions précédentes du sénateur valent également pour les préjugés implicites.
Le sénateur Wells : Je remercie les témoins.
Lors d’une réunion précédente du comité, j’ai demandé à l’ASFC un exemplaire du règlement proposé, et je l’ai reçu hier ou avant-hier. J’ai ici un document intitulé « Avis d’intention d’élaborer un Règlement visant l’examen de documents conservés dans un appareil numérique personnel ». Il s’agit du règlement. Ma première question s’adresse à M. Nesbitt. Ma question suivante s’adressera à Me Gill.
Monsieur Nesbitt, d’après le document, les notes requises devraient détailler les mesures prises par l’agent, et elles devraient indiquer le motif de l’examen, c’est-à-dire les faits qui ont suscité les préoccupations de l’agent. Selon vous, s’agit-il là d’une définition des motifs raisonnables de soupçonner ou des soupçons raisonnables ou des motifs de croire? Si c’est le cas, pourquoi opter pour la norme moins élevée des préoccupations générales raisonnables, qui ne révèle aucun fait à l’origine des préoccupations, comme il est expliqué en détail dans le règlement?
M. Nesbitt : Honnêtement, je n’ai pas de bonne réponse à vous donner. Je n’ai pas de certitude à ce sujet. Là encore, ce que je rappellerais à cet égard, c’est que des raisons sont exigées, et comme il s’agit de préoccupations générales raisonnables, les raisons pourraient concerner le fait que tel pays d’origine a plus de ceci ou de cela que tel autre, de sorte qu’on a intercepté des gens qui semblaient venir de ce pays ou qui étaient à bord d’un avion en provenance de ce pays, alors que si l’on applique la norme du soupçon raisonnable, on ajoutera à ces renseignements quelque chose de propre à la personne qui donne à penser qu’elle devrait être arrêtée. C’est la seule distinction qui est établie, à mes yeux. Encore une fois, cela milite presque en faveur de l’autre norme. Tout ce qu’elle prévoit, c’est qu’il faut quelque chose d’un peu plus détaillé et de plus précis, alors qu’avec celle-ci, il semble que des préoccupations générales pourraient suffire.
Le sénateur Wells : Avez-vous l’impression qu’on cible non pas la personne, mais plutôt le pays d’où elle vient dans le cadre de l’évaluation?
M. Nesbitt : Rien n’indique que ce ne soit pas le cas.
Le sénateur Wells : Merci.
Maître Gill, toujours dans le document intitulé « Avis d’intention d’élaborer un Règlement visant l’examen de documents conservés dans un appareil numérique personnel », on peut lire ceci :
Le fait de rendre certaines de ces mesures de contrôle juridiquement contraignantes leur donnerait force de loi, renforcerait la protection de la vie privée et augmenterait la transparence et la confiance du public dans les actions de l’ASFC.
Quel est votre avis là-dessus, et plus particulièrement au sujet du renforcement des mesures de protection de la vie privée?
Me Gill : Comme je n’ai pas le document complet sous les yeux, je ne peux pas l’évaluer dans son ensemble. Bien sûr, je dirais non seulement que le fait d’adopter ce type de règles dans le cadre de lois ou de règlements peut renforcer la protection de la vie privée, mais aussi qu’il s’agit d’une exigence constitutionnelle. Les tribunaux ont dit très clairement que les considérations opérationnelles de ce genre ne peuvent pas relever uniquement d’une politique de l’ASFC, et qu’une telle politique n’a pas force de loi. Il est donc essentiel que ces garanties et protections soient inscrites directement dans la loi et, dans une certaine mesure, dans un règlement. Je me fais l’écho de mes collègues de la société civile qui ont témoigné devant vous la semaine dernière et qui ont dit que le cadre devait être énoncé dans la loi, approuvé démocratiquement, mis à l’épreuve et faire l’objet de débats, et qu’il ne devait pas faire l’objet du genre d’exercice discrétionnaire que constitue nécessairement l’élaboration d’un règlement.
Le sénateur Wells : Merci.
Une dernière question : quel gros problème pose le fait qu’une décision soit prise par les tribunaux plutôt que par le Parlement?
Me Gill : Je pense que les tribunaux et le Parlement sont tous deux les gardiens des droits constitutionnels des individus. La distinction que j’ai faite dans ma question précédente est celle entre l’adoption de lois par le Parlement au moyen d’un vote démocratique et la prise de règlements, exercice discrétionnaire qui se fait normalement par décret et qui fait nécessairement l’objet d’un examen moins minutieux.
La sénatrice Dasko : Merci d’être ici.
Monsieur Nesbitt, vous avez fait part de vos préoccupations au sujet du mot « générales ». Supposons que nous retirions le mot « générales » de l’expression « préoccupations générales raisonnables ». Est-ce que l’expression « préoccupations raisonnables » serait meilleure, à votre avis?
M. Nesbitt : Je pense que oui. Selon moi, cela contribuerait grandement à offrir une certitude en ce qui a trait aux contestations constitutionnelles. Cependant, il faut ensuite se demander quelle est la différence entre une préoccupation raisonnable et un soupçon raisonnable. Je dirais que le mot « préoccupation » semble plus grave à certains égards. Je n’en suis pas certain. Rendu là, on devrait simplement s’en tenir à ce qu’on connaît, à ce qui marche et à ce qui fonctionne dans le cas du courrier, de certaines fouilles à la frontière et d’autres choses du genre.
La sénatrice Dasko : Merci.
Maître Gill, avez-vous quelque chose à dire à ce sujet? Est-ce que ce serait une meilleure expression, à votre avis?
Me Gill : Je conviens avec M. Nesbitt qu’il n’y a aucune raison de ne pas adopter la norme juridique qui existe déjà plutôt que d’ouvrir la voie à une série de nouvelles contestations constitutionnelles sur la différence entre une préoccupation, un soupçon et une croyance. Toutefois, il est possible que je pense cela simplement parce que je passe trop de temps avec des avocats.
La sénatrice Dasko : Une question a été soulevée lors d’une réunion antérieure du comité, et c’est celle des fouilles aléatoires. J’aimerais approfondir un peu cette question. D’après ce que je comprends, il semble y avoir deux types de fouilles, à savoir celles qui sont motivées par des soupçons, des préoccupations ou quelque notion du genre, et celles qui sont qualifiées d’aléatoires. Que savez-vous au sujet des fouilles aléatoires et de la façon dont elles sont menées? Nous en entendons parler. Sont-elles menées de façon méthodique, ou sont-elles plutôt exécutées au petit bonheur, ce qui les exposerait à des problèmes comme ceux dont la sénatrice Jaffer et d’autres personnes nous ont parlé? Si vous savez quoi que ce soit au sujet des fouilles aléatoires, j’aimerais vous entendre à ce sujet. Ma question s’adresse à tous les témoins.
Me Gill : Je ne possède pas d’informations privilégiées sur les pratiques opérationnelles de l’ASFC à cet égard, mais je pense qu’il y a une distinction très importante à faire entre des fouilles ou des détentions qui seraient aléatoires en ce sens qu’elles seraient exécutées selon une fréquence prédéterminée à un endroit et à un moment précis, et d’autres qui seraient aléatoires en ce sens qu’elles relèveraient d’un pouvoir arbitraire ou ne seraient assujetties à aucune norme. Je pense que c’est très clair. Il n’y a tout simplement aucune justification constitutionnelle à cet égard à ce stade-ci.
La sénatrice Dasko : Exact.
Monsieur Nesbitt, savez-vous quelque chose à propos des fouilles aléatoires?
M. Nesbitt : Pas dans le contexte frontalier, pour être honnête avec vous. Je pense, comme l’a dit Me Gill, qu’il doit s’agir d’une fréquence prédéterminée pour que ce soit vraiment aléatoire, ou alors c’est la même chose qui se produit avec nos bagages, et je n’ai aucune idée de la façon dont tel ou tel bagage est choisi.
La sénatrice Dasko : Merci.
Le président : Je suis désolé de devoir vous dire que nous n’avons plus de temps. Je m’excuse auprès de la sénatrice Jaffer et du sénateur Dagenais de ne pas pouvoir leur donner de nouveau la parole. Nous en sommes à la fin de la séance.
Je tiens à remercier Me Gill, M. Nesbitt et M. Short de nous avoir fait part de leurs connaissances et de leur expérience, qui sont considérables, dans le cadre de notre examen de cet important projet de loi. Vous avez été des témoins très impressionnants. Au nom de mes collègues du comité, je vous remercie de votre présence.
Honorables sénateurs et sénatrices, nous allons maintenant passer au prochain groupe de témoins. J’aimerais souhaiter la bienvenue à Me Monique St. Germain, avocate générale, Centre canadien de protection de l’enfance, et à Benjamin Goold, professeur à la Peter A. Allard School of Law de l’Université de la Colombie-Britannique. Merci à vous deux d’être parmi nous aujourd’hui. Je vous invite maintenant à présenter votre déclaration préliminaire, après quoi les membres du comité vous poseront des questions. Je devrai peut-être vous demander d’ajuster vos microphones à un moment donné, alors soyez compréhensifs si je dois vous interrompre. Maître St. Germain, vous pouvez commencer quand vous serez prête.
Me Monique St. Germain, avocate générale, Centre canadien de protection de l’enfance : Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du comité, je vous remercie de me donner l’occasion de présenter un exposé sur le projet de loi S-7.
Je m’appelle Monique St. Germain et je suis avocate générale au Centre canadien de protection de l’enfance, organisme de bienfaisance national qui se consacre depuis plus de 37 ans à la sécurité personnelle de tous les enfants. Notre organisme appuie les objectifs du projet de loi S-7, particulièrement en ce qui concerne le matériel d’exploitation sexuelle d’enfants, qui est désigné sous l’appellation de « pornographie juvénile » dans le Code criminel et le Tarif des douanes.
Notre organisme exploite le site Cyberaide.ca, qui fait office de centrale canadienne de signalement des cas d’exploitation et d’abus sexuels d’enfants sur Internet et qui constitue un élément central de la stratégie nationale du gouvernement du Canada pour la protection des enfants contre l’exploitation sexuelle sur Internet. Cyberaide est la porte d’entrée pour les Canadiens qui ont des préoccupations à ce sujet, et nous n’avons jamais été plus occupés que maintenant.
Notre rôle consiste à trier les signalements et à les retransmettre à la police et aux services de protection de l’enfance appropriés, au besoin, de même qu’à aider directement les familles et les enfants canadiens en leur fournissant des services d’éducation, de sensibilisation et de soutien.
Depuis 2002, nous avons traité plus de 370 000 signalements du public. La grande majorité d’entre eux concernent du matériel d’exploitation sexuelle d’enfants, et il y a de plus en plus de signalements relevant d’autres catégories, notamment la cyberprédation, la sextorsion et l’exploitation sexuelle d’enfants en ligne dans le domaine du voyage et du tourisme.
En 2016, nous avons mené une enquête internationale auprès de 150 survivants de sévices pédosexuels qui ont été enregistrés et, dans la plupart des cas, diffusés et échangés sur Internet. Ces personnes nous ont dit que ces crimes ont des répercussions importantes et permanentes sur leur vie et leur sécurité. Elles n’exercent aucune emprise sur la possession et la circulation de ces images, et l’accessibilité à grande échelle de ces images peut constituer l’un des aspects des sévices qu’elles ont subis les plus difficiles à surmonter.
Profondément préoccupés par la victimisation des enfants et déterminés à faire notre possible pour réduire la diffusion en ligne de matériel d’exploitation sexuelle d’enfants, nous avons créé le projet Arachnid. Lancée en 2017, cette plateforme novatrice permet de détecter le matériel pédopornographique diffusé en ligne et de transmettre des demandes de retrait à l’hébergeur du contenu. À ce jour, plus de six millions d’images et de vidéos d’exploitation sexuelle d’enfants ont été retirées d’Internet par suite d’une demande du projet Arachnid. Ces images et vidéos détectées provenaient de plus de 1 000 fournisseurs de services électroniques répartis dans près de 100 pays. Le problème est immense.
De toute évidence, la disponibilité immédiate de ce matériel en ligne est un facteur qui explique l’augmentation du nombre d’incidents liés à ce type de crime qui ont été signalés à la police. Selon Statistique Canada, les signalements de ce genre ont augmenté de 488 % de 2010 à 2020. J’ai bien dit 488 %. Les enfants sont les cibles, et les appareils numériques sont les armes de choix. Toujours d’après Statistique Canada, 85 % des cas de pornographie juvénile signalés à la police n’ont pas été réglés. Cela signifie qu’aucune personne n’a été accusée. Cela s’explique par la difficulté d’enquêter sur les crimes commis en ligne.
Dans le cadre de l’étude du projet de loi, jusqu’ici, on a beaucoup mis l’accent sur la protection de la vie privée des voyageurs. Ce qui n’a pas encore été examiné, c’est la protection de la vie privée et de la sécurité des enfants qui figurent dans du matériel pédopornographique. Nous vivons dans un monde où du matériel horrible de ce genre peut être facilement stocké et dissimulé dans un appareil qu’on range dans sa poche puis diffusé partout dans le monde mondial par le truchement de sites Web, d’applications cryptées et du Web invisible. Les délinquants qui partagent ce type d’intérêts peuvent entrer en contact les uns avec les autres au moyen d’une multitude de programmes grâce auxquels il est facile de demeurer anonyme et d’échapper à la détection. Les délinquants peuvent utiliser et utilisent effectivement des appareils pour entrer en contact avec des enfants n’importe où dans le monde. La réalité, c’est que du matériel pédopornographique traverse les frontières au moyen d’appareils, et que les enfants qui figurent dans ces images ne peuvent rien faire pour empêcher que cela se produise. Ils doivent faire confiance à ceux qui protègent nos frontières pour qu’ils protègent leur vie privée et leur dignité.
Nous sommes conscients des préoccupations soulevées par le nouveau seuil énoncé dans le projet de loi. Nous savons aussi que le contexte frontalier est unique en son genre. Les interactions avec les voyageurs sont très brèves. Les agents frontaliers doivent faire leur évaluation en un instant, en s’appuyant énormément sur leur formation et en étant très attentifs aux indicateurs de type comportemental ou autre. Et les fouilles qui sont effectivement menées ne sont pas aussi exhaustives qu’un examen médico-légal dans un contexte criminel. Elles ne peuvent pas l’être. Pas à la frontière.
Nous croyons qu’une approche raisonnable consisterait à intégrer au règlement des directives claires sur la façon dont la fouille doit être effectuée et déclarée, à établir un seuil tenant compte du caractère unique de la frontière et à offrir une formation complète visant à réprimer les abus. Du point de vue de la protection des enfants et de leurs droits, nous devons être conscients que la façon dont les enfants sont exploités évolue constamment, et que nos frontières doivent s’adapter en conséquence.
Merci.
Le président : Merci beaucoup, maître St. Germain.
Nous allons maintenant passer à M. Benjamin Goold. Allez-y quand vous serez prêt, et soyez le bienvenu.
Benjamin Goold, professeur, Peter A. Allard School of Law, Université de la Colombie-Britannique, à titre personnel : Je remercie le président et les membres du comité de m’avoir invité à prendre la parole aujourd’hui et de me donner l’occasion de présenter quelques réflexions sur les dispositions du projet de loi S-7.
Avant de commencer mon exposé, je tiens à souligner que je me trouve à Vancouver et que je m’adresse à vous depuis les territoires traditionnels, ancestraux et non cédés des Musqueam, des Squamish et des Tsleil-Waututh.
Dans le cadre des recherches que j’ai menées au cours des 20 dernières années, j’ai abordé diverses questions liées aux services de police, à la surveillance, à la protection des renseignements personnels et à la sécurité. Tout récemment, j’ai participé à un projet quinquennal financé par le Conseil de recherches en sciences humaines dans le cadre duquel j’ai examiné l’incidence qu’ont eue les changements législatifs et stratégiques instaurés par suite de l’accord Par-delà la frontière de 2011 sur la gestion de la frontière canado-américaine ainsi que sur les droits et les libertés civiles des personnes qui la traversent.
Pour ce qui est des dispositions de fond du projet de loi S-7, plus précisément les modifications proposées à l’article 99 de la Loi sur les douanes, j’aimerais d’abord dire que je souscris entièrement aux recommandations formulées en 2017 dans le rapport 10 du Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique de la Chambre des communes en ce qui a trait à la norme juridique requise pour la fouille des appareils électroniques à la frontière. À mon avis, le fait d’exiger la présence de motifs raisonnables de soupçonner avant qu’une fouille puisse être effectuée permet d’établir un juste équilibre entre les intérêts divergents mentionnés dans le rapport et relevés ultérieurement par les tribunaux dans les affaires R. c. Canfield et R. c. Townsend.
J’aimerais également souligner que le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada a approuvé la norme dans son rapport de 2019 intitulé Dépasse-t-on les limites? Selon moi, ces deux rapports fournissent une excellente analyse des questions juridiques pertinentes ainsi que des justifications claires et bien étayées quant aux recommandations relatives aux fouilles à la frontière. Fait important, l’ASFC a rejeté les recommandations 7, 8 et 9 de son rapport, mais le Commissariat à la protection de la vie privée réfute de façon convaincante, à mon avis, les objections formulées par l’ASFC.
Comme des représentants du Commissariat à la protection de la vie privée ont déjà témoigné devant le comité, je ne pense pas avoir quoi que ce soit à ajouter sur la question de la norme juridique, sauf peut-être que j’ai de la difficulté à comprendre ce qu’on entend par « préoccupations générales raisonnables » et que je ne vois pas comment cette norme proposée pourrait constituer un fondement adéquat pour des fouilles personnelles à la frontière.
À cet égard, j’encourage également les membres du comité à lire les travaux publiés par M. Robert Currie, professeur à l’Université Dalhousie, et par M. Robert Diab, professeur à l’Université Thompson Rivers, qui ont tous deux rédigé des articles importants et éclairants sur la constitutionnalité des fouilles à la frontière canadienne.
Cela dit, quant à moi, pour le reste de ma déclaration préliminaire, je veux attirer l’attention sur ce que je considère comme un problème lorsqu’il s’agit d’établir un équilibre entre les droits individuels — notamment le droit à la vie privée — et la poursuite légitime d’objectifs en matière notamment de sécurité publique, de prévention du crime et de sécurité à la frontière. D’après mon expérience, les organismes comme l’ASFC sont rarement appelés à démontrer que les fouilles effectuées à la frontière atteignent leurs objectifs. Ainsi, on demande effectivement aux voyageurs d’accepter une atteinte notable à leurs droits sans qu’il soit clairement établi que de telles atteintes, dans un cas donné ou de façon plus générale, sont nécessaires ou proportionnelles.
Dans un communiqué de presse publié le 31 mars 2022 pour annoncer le projet de loi S-7, le gouvernement affirme que les examens des appareils numériques personnels :
[...] sont à la fois extrêmement rares — ils n’ont touché que 0,009 % de tous les voyageurs entrant au Canada en 2021 — et très efficaces, puisqu’ils permettent de découvrir une infraction dans 27 % des cas.
Abstraction faite de la question de savoir si de telles fouilles doivent être considérées comme extrêmement rares, il est important de souligner que les données sur les fouilles qui ont donné un résultat positif — les fouilles dites efficaces — figurant sur le site Web de l’ASFC sont des données regroupées, c’est-à-dire que la catégorie comprend toute fouille qui a permis de recueillir des preuves de blanchiment d’argent ou de découvrir des marchandises prohibées constituant une menace pour la sécurité publique ainsi que des marchandises sous-évaluées ou non déclarées. À partir de ces seules données, il est impossible de déterminer combien de fouilles ont permis de déceler des menaces à la sécurité ou des comportements criminels graves plutôt que des infractions douanières mineures.
Selon les données pour la période de novembre 2017 à décembre 2021, l’ASFC signale que 33 373 voyageurs ont vu leurs appareils numériques être examinés, et que 12 457 examens ont donné un résultat positif. Pour établir si ces 33 373 fouilles étaient justifiées, nous devons en savoir davantage sur le résultat de ces fouilles. Si la vaste majorité des 12 454 fouilles ayant donné un résultat positif n’ont permis de déceler que des preuves d’infractions douanières mineures et que peu d’entre elles ont révélé des menaces importantes à la sécurité publique ou nationale, voire aucune, alors il devient plus difficile, à mon avis, de justifier la violation courante des droits des voyageurs.
En outre, il est également difficile de savoir si ce que l’ASFC considère comme une infraction comprend uniquement les cas où la fouille a donné lieu à une quelconque mesure ou à une sanction de nature juridique. Aucune donnée n’est fournie, par exemple, sur le nombre de fouilles ayant donné un résultat positif qui ont fait l’objet de contestations et qui ont par la suite été jugées contraires à la Loi sur les douanes ou même aux propres lignes directrices de l’ASFC.
À mon avis, en soutenant que ces données regroupées prouvent que les pratiques existantes sont très efficaces et en rejetant les recommandations judicieuses du comité permanent de la Chambre des communes et du Commissariat à la protection de la vie privée, le gouvernement demande effectivement aux voyageurs de croire que les pratiques actuelles de l’ASFC fonctionnent, qu’elles ne représentent pas une menace injustifiée aux droits individuels et que, par conséquent, nous devrions accepter un seuil peu élevé quant à la norme juridique requise relativement à la fouille d’appareils électroniques à la frontière canadienne.
Mais, à mon avis, cette approche va à l’encontre de l’idée fondamentale qui sous-tend les droits, à savoir qu’il ne suffit pas que l’État se contente de rassurer les ayants droit — en l’occurrence, quiconque traverse la frontière canadienne — du fait qu’il établit un juste équilibre entre ces droits et les questions de sûreté et de sécurité. Il incombe plutôt au gouvernement — à l’État — de prouver que l’atteinte à leurs droits est nécessaire et proportionnelle. La proposition d’un nouveau seuil qui, on pourrait le soutenir, est très peu élevé pour la fouille d’appareils électroniques à la frontière est déjà assez inquiétante, mais le fait de fonder cette mesure sur des données agrégées et opaques concernant l’efficacité des pratiques existantes est particulièrement problématique. Bien franchement, si nous voulons prendre au sérieux les droits individuels, et la protection de la vie privée en particulier, nous devons exiger davantage du gouvernement et des organismes responsables de la gestion et de la surveillance à la frontière.
Merci. J’ai hâte de répondre aux questions du comité.
Le président : Je remercie nos deux témoins. Ces exposés ont été très utiles.
Nous allons maintenant passer aux questions. Nous disposons de quatre minutes pour les questions et les réponses, et je demanderais à mes collègues sénateurs de poser leur question au témoin à qui elle s’adresse. Comme à l’habitude, c’est notre vice-président qui posera la première question.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma première question s’adresse à M. Goold et porte sur le précontrôle qu’exercent les douaniers américains qui travaillent en sol canadien. Faut-il se contenter des affirmations du ministre Mendicino, qui a dit que les Américains étaient prêts à agir conformément à nos règles, ou faut-il faire preuve de prudence?
De quelle façon le Canada pourra-t-il s’assurer que les droits des voyageurs qui quittent le pays sont respectés?
[Traduction]
M. Goold : Merci infiniment de poser la question.
Je dois dire que je ne suis pas particulièrement rassuré par ce qu’on nous dit pour nous rassurer. Il est difficile d’imaginer une situation où un citoyen canadien, un résident permanent ou toute autre personne traversant la frontière canadienne aurait une possibilité raisonnable de contester la décision d’un douanier américain effectuant un précontrôle. Je vois mal par quels mécanismes ces personnes pourraient contester la nature d’une fouille, et il est peu probable que ces contestations soient prises au sérieux du côté américain.
Je dois dire — et il s’agit évidemment de mon opinion personnelle — que le précontrôle en territoire canadien me pose de réelles difficultés. Je pense qu’il s’agit d’une incursion exceptionnelle dans la souveraineté canadienne, et je dois souligner que les États-Unis ne nous permettent pas de faire de même de leur côté. Il n’y a aucune possibilité de précontrôle. À ce que je sache, les agents canadiens ne mènent pas leurs activités en sol américain ni n’exercent pas les mêmes fonctions.
Je suis inquiet, et je ne suis pas particulièrement rassuré par les déclarations du gouvernement selon lesquelles les agents américains mèneront leurs activités dans le respect de normes que nous espérons être cohérentes et conformes, disons, aux mesures de protection prévues dans la Charte.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Les contrôles frontaliers des appareils numériques doivent assurément cibler davantage ceux qui font le commerce et l’usage de la pornographie juvénile. La loi actuelle risque de faire l’objet d’une nouvelle contestation judiciaire qui neutralisera pendant des années l’effet recherché, tout simplement parce que la loi est mal rédigée et que des gens s’entêtent à ne pas la modifier pour des raisons qui nous sont encore inconnues.
Dans le but de protéger davantage et rapidement nos enfants, devrait-on rejeter le projet de loi ou plutôt évaluer les possibilités de l’améliorer sur-le-champ?
[Traduction]
Me St. Germain : Je ne prétendrai pas être une experte en seuils frontaliers. Le rôle que nous jouons au Canada consiste en réalité à lutter contre le fléau de l’exploitation sexuelle des enfants sur Internet. Nous reconnaissons que la frontière est l’un des endroits où il est possible de repérer les personnes qui ont un intérêt sexuel envers les enfants.
En ce qui concerne le libellé du projet de loi, je sais que de nombreux témoins ont comparu devant le comité et ont formulé un certain nombre de suggestions diverses. Ce que nous pensons, d’après l’étude que nous avons faite jusqu’à maintenant, c’est que la norme du soupçon raisonnable est connue et comprise en droit criminel. Nous croyons savoir qu’elle est également utilisée dans le contexte frontalier.
Ce qui nous préoccupe, c’est que nous ne croyons pas que le matériel d’exploitation sexuelle d’enfants devrait être traité comme un bien ou une marchandise. Peut-être faudrait-il faire quelque chose de différent en ce qui concerne ce genre de matériel à la frontière. Toutefois, nous travaillons dans les limites de la version actuelle de la loi.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Merci à nos témoins, qui continuent de nous éclairer sur les forces et les failles de ce projet de loi.
Ma question s’adresse à Mme St. Germain. Je partage votre avis quand vous dites que tous les réseaux de pédophiles qui ont été démantelés par les policiers au cours des dernières années utilisent des moyens électroniques, que ce soit la tablette, l’ordinateur ou le téléphone cellulaire, pour échanger des photos de pornographie juvénile. Avez-vous fait des suggestions au gouvernement pour améliorer les outils que l’on fournit aux agents frontaliers dans le but d’empêcher l’entrée au Canada de ce matériel au moyen des appareils électroniques, comme le téléphone cellulaire et les tablettes?
[Traduction]
Me St. Germain : Non, nous n’avons pas adressé de recommandations précises à l’agence des services frontaliers.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Vous n’avez pas non plus fait de recommandations au gouvernement en vue d’améliorer ce projet de loi. Vous n’avez eu aucune discussion avec le gouvernement à ce sujet?
[Traduction]
Me St. Germain : Non.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Ma seconde question s’adresse au professeur Goold. En Alberta et en Ontario, comme on le sait, le paragraphe 99(1) est maintenant inopérant. Selon le syndicat des agents frontaliers, le nombre d’examens d’appareils électroniques a chuté de 60 %.
Je reviens à la question de mon collègue le sénateur Dagenais. Si cette loi est contestée et que certaines dispositions sont déclarées inopérantes pendant des années à cause de problèmes juridiques, ne serait-il pas préférable que nous améliorions dès aujourd’hui le projet de loi, afin d’éviter toute contestation et d’éviter également que ne se crée un vide juridique qui donnerait le champ libre aux personnes qui font le trafic d’images d’enfants?
[Traduction]
M. Goold : Je vous remercie de poser la question. Je suis conscient du fait que les autres témoins ont formulé d’excellents commentaires sur cette question précise au cours de la séance précédente, et il me serait difficile de les améliorer.
Je pense qu’il est important d’établir une norme claire dès que possible. Selon moi, l’incertitude entourant ces questions n’est utile à personne. Le fait que ce projet de loi vous soit soumis nous donne vraiment l’occasion de régler un problème de longue date. Il existe au Canada une longue jurisprudence sur l’article 8. Les universitaires et la société civile se sont beaucoup intéressés à la question de savoir ce qui constitue une fouille légitime à la frontière. Il s’agit vraiment d’une occasion d’adopter une norme que les tribunaux reconnaîtront, espérons-le, comme étant valide sur le plan constitutionnel. J’encourage le comité à prendre la question au sérieux et à saisir l’occasion de le faire réellement. Je pense que, sous sa forme actuelle, le projet de loi S-7 ne règle pas ce problème, comme vous l’avez entendu de la bouche d’autres témoins. La norme générale qui est proposée est problématique et se retrouvera probablement devant les tribunaux à faire l’objet d’une importante contestation constitutionnelle.
La sénatrice Jaffer : Je remercie les deux témoins. Vos exposés m’ont beaucoup plu.
Ma question s’adresse à M. Goold. Bienvenue. Nous venons tous les deux de la même province. Je ressens de la fierté lorsque vous comparaissez, alors merci.
Je crois savoir que vous avez passé du temps au Royaume-Uni à titre de conseiller en matière de collecte de données et de surveillance. En quoi cette expérience éclaire-t-elle votre opinion au sujet de cette fouille fondée sur des préoccupations générales raisonnables? Le Royaume-Uni a-t-il quoi que ce soit qui ressemble à cette disposition? De quoi est doté ce pays?
M. Goold : Merci beaucoup d’avoir posé la question. Je vous remercie d’avoir salué la Colombie-Britannique. Je vous en suis reconnaissant. Merci.
C’est une question intéressante. Je dois avouer que je suis au Canada depuis maintenant 12 ans et que je n’ai pas suivi d’aussi près l’évolution de la situation au Royaume-Uni. J’ai passé la majeure partie de mon temps à m’informer sur la situation canadienne. Je dirais que je ne reconnais pas la norme relative aux préoccupations générales proposée dans le projet de loi. D’après ce que je comprends, cette norme n’est pas reconnue au Royaume-Uni, alors je doute fort qu’il existe un genre de position analogue.
Je dirais que mon expérience de travail au Royaume-Uni, qui a porté principalement sur des questions touchant la surveillance policière et la protection de la vie privée, m’a vraiment permis de constater qu’il est rare que des organismes comme l’Agence des services frontaliers du Canada, ou ASFC, la Customs and Border Protection, aux États-Unis, ou leurs équivalents au Royaume-Uni et ailleurs soient appelés à démontrer que les types de fouilles qu’ils effectuent à la frontière atteignent réellement les objectifs pour lesquels elles sont conçues. Lorsque je préparais l’exposé que j’ai présenté devant le comité, j’ai été vraiment frappé par le fait que l’ASFC ne fournit tout simplement pas d’information à ce sujet. Si on regarde les données qui ont été fournies, et qui, soyons francs, l’ont été parce que l’ASFC avait été critiquée de n’avoir rien fourni depuis très longtemps relativement à ce genre de fouilles, elles ne nous permettent tout simplement pas de savoir ce qui se passe.
Je suis très préoccupé par l’idée qu’en instaurant une norme générale sur une toile de fond où on ne sait pas vraiment ce qui se fait dans le contexte de ces fouilles ni si elles atteignent réellement leurs objectifs déclarés, en réalité, on ne fasse que demander au comité et au grand public de faire un acte de foi quant au fait que les choses seront faites de la bonne façon. Cette idée m’inquiète.
Pour être juste envers l’ASFC, j’affirmerais que la plupart des organismes que j’ai vus à la frontière durant ma carrière sont très réticents à fournir ce genre de données et à prouver l’efficacité des procédures frontalières, qu’il s’agisse de fouilles ou de mesures de sécurité en général.
La sénatrice Jaffer : Ai-je le temps de poser une autre question, monsieur le président?
Le président : Il vous reste une minute, oui.
La sénatrice Jaffer : Alors, vous allez devoir me donner une réponse rapide, monsieur Goold.
Croyez-vous que le seuil des préoccupations générales raisonnables répondrait aux exigences de l’article 8 de la Charte du point de vue du droit à la vie privée?
M. Goold : Non.
La sénatrice Jaffer : Je vous remercie, monsieur Goold. Merci, maître St. Germain.
La sénatrice Boniface : Merci à vous deux de votre présence. Je pense que vous apportez une contribution très importante à notre étude.
Maître St. Germain, je vais commencer par vous poser une question, puis j’en aurai une pour M. Goold également. Pouvez-vous me dire, depuis la création de votre organisme et compte tenu du travail que vous faites, comment vous percevez la quantité de pornographie juvénile? A-t-elle augmenté? Je suppose que c’est le cas, étant donné ce que vous avez lu à ce sujet. Quelle est l’importance de ce problème pour les Canadiens, surtout — évidemment — en ligne?
Me St. Germain : Exactement. Oui, il y a certainement eu une augmentation de la quantité de matériel d’exploitation sexuelle d’enfants qui circule en ligne. En conséquence, le fonctionnement de notre organisation a évolué considérablement, de même que notre façon de traiter les rapports, et Projet Arachnid fait partie de cette évolution.
Évidemment, Internet est véritablement la plus grande menace pour les enfants en ce qui concerne la distribution de ce matériel. Cependant, les personnes qui utilisent ce matériel l’entreposent aussi sur leurs appareils, surtout s’il est nouveau ou qu’il montre un enfant dont elles abusent elles-mêmes. Ce type de matériel est donc très préoccupant dans l’ensemble, et il représente un danger pour la société canadienne, surtout ses enfants.
La sénatrice Boniface : Merci beaucoup. J’aimerais beaucoup avoir une bien plus longue discussion sur cette question.
Monsieur Goold, merci beaucoup de votre présence. Je mentionnerai que, selon nos recherches, le Royaume-Uni n’a pas établi de seuil pour la fouille d’appareils personnels.
Quand je regarde l’arrêt Canfield et puisque je l’ai relu souvent, il me semble qu’il a donné au gouvernement la possibilité de créer une norme inférieure aux motifs raisonnables de soupçonner. Je n’arrive pas à me souvenir du libellé exact, mais la cour a donné au Parlement le droit de le faire. Je veux comprendre clairement vos propos : vous affirmez qu’on n’a pas choisi le bon seuil, mais vous ne soutenez pas qu’il est impossible d’en choisir un nouveau?
M. Goold : Je suis désolé; je ne suis pas tout à fait certain de comprendre la question. Si je vous comprends bien, je pense qu’il est juste de dire que le gouvernement peut choisir d’inclure dans le projet de loi un seuil nouveau et différent. Selon moi, il est tout à fait possible pour le gouvernement de le faire et pour le Parlement de l’approuver.
Concernant la question de savoir si ce seuil résistera à un examen constitutionnel s’il faisait l’objet d’un appel ou d’une contestation et qu’il se retrouvait devant les tribunaux — et probablement devant la Cour suprême, à mon avis —, la norme générale proposée n’y résistera pas. Selon moi, si elle se retrouve devant la Cour suprême, d’après tout ce que nous avons vu relativement à la jurisprudence concernant l’article 7, elle serait rejetée, parce que je ne pense pas qu’elle soit suffisamment exigeante pour protéger les droits des personnes.
La sénatrice Boniface : Je suis certaine qu’il y a d’autres personnes qui ont d’autres opinions, mais je voulais clarifier la vôtre, car je n’étais pas certaine de ce que vous disiez.
Vous savez peut-être qu’un projet de loi a été déposé à la Chambre, le projet de loi C-20, sur la surveillance de l’Agence des services frontaliers du Canada. En ce qui concerne certains des problèmes que vous soulevez, à juste titre, voyez-vous une possibilité d’exercer une nouvelle surveillance qui permettrait à l’agence d’en régler certains — la collecte de statistiques, ce genre de choses?
M. Goold : Je trouve qu’il est encourageant de constater qu’il y a enfin un certain progrès sur le plan de la question de la surveillance indépendante de l’Agence des services frontaliers du Canada — l’ASFC —, parce que, de toute évidence, cette question fait l’objet de discussions depuis longtemps. Si vous m’accordez quelques instants, je pourrais dire deux ou trois choses à ce sujet.
Je pense qu’il est dans l’intérêt de tout le monde que les activités de l’ASFC à la frontière reposent sur des données probantes et sur des preuves d’efficacité. L’une des choses qui m’ont frappé au cours des années où j’examinais la surveillance et la sécurité, c’est que, souvent, nous ne savons pas si les mesures fonctionnent vraiment. Cela a été particulièrement le cas au cours des 20 dernières années, notamment à la suite des événements du 11 septembre 2001. Nous avons observé une véritable augmentation, une vague de mesures de sécurité dans le monde, aux frontières et ailleurs, mais très peu d’examens indépendants et empiriques permettent d’établir si ces mesures fonctionnent vraiment.
Indépendamment de la question des droits, celle de savoir si l’atteinte aux droits peut être justifiée, il y a aussi la question de savoir s’il s’agit d’une bonne utilisation des ressources. Si nous voulons améliorer notre sécurité et nous attaquer au grave problème des préjudices associés à des choses comme la pornographie juvénile, l’une des questions les plus importantes est celle de savoir si ce que l’on fait fonctionne vraiment.
J’espère que la surveillance indépendante de l’ASFC nous rapprochera de l’établissement de ce genre de surveillance ou d’évaluation indépendante, parce que la situation m’inquiète en ce moment. Je ne peux pas déterminer, de mon point de vue extérieur, si je suis plus en sécurité grâce aux pratiques de fouille à la frontière ni, d’ailleurs, si elles empêchent l’entrée au pays de matériel néfaste. Nous ne le savons tout simplement pas.
La sénatrice Boniface : Je suppose que nous allons attendre à la prochaine discussion sur le projet de loi C-20. Merci.
Le sénateur Wells : Je remercie les témoins.
Ma question s’adresse à Me St. Germain, mais je voudrais aussi entendre l’avis de M. Goold à ce sujet. Le projet de loi propose une réduction de l’amende maximale imposée à une personne pour avoir fait obstacle à un agent des services frontaliers — et il pourrait s’agir d’une tentative de dissimulation, d’une absence de coopération ou d’une autre forme d’intervention physique — effectuant une telle fouille, en la faisant passer de 50 000 $ à 10 000 $ dans le cas d’une déclaration de culpabilité par procédure sommaire et de 500 000 $ à 50 000 $ dans le cas d’une déclaration de culpabilité par mise en accusation. Maître St. Germain, quelle est votre opinion concernant l’affaiblissement important de la peine dans ce projet de loi?
Me St. Germain : Je ne pense pas que nous ayons une position précise à ce sujet. Je ne sais pas pourquoi l’amende a été réduite. J’imagine qu’il doit y avoir une raison ou une justification, mais nous n’avons vu aucune explication. Cela semble un peu inquiétant, mais c’est peut-être parce qu’on en a fait une infraction mixte.
Le sénateur Wells : Merci. Monsieur Goold?
M. Goold : Je crains de ne pas avoir la moindre idée de ce qui justifie la réduction des amendes. Je suis désolé; je ne peux pas vous aider. En entendant ces chiffres, je peux dire que les amendes actuelles semblent très élevées. Mais, encore une fois, je n’ai pas de renseignements supplémentaires particuliers sur les raisons pour lesquelles on les a réduites, et je n’ai aucune idée de ces raisons, et je n’en ai pas non plus en ce qui concerne les propositions visant à les réduire.
Le sénateur Wells : Merci.
J’ai une autre question à poser à Me St. Germain. Compte tenu de la possibilité d’un vide juridique — parce que des juristes qui ont témoigné devant nous ont laissé entendre qu’il est fort probable que ce projet de loi, sous sa forme actuelle, fasse l’objet d’une contestation fondée sur la Charte et, par conséquent, qu’il se retrouve dans un vide juridique ou soit contesté devant les tribunaux pendant des années —, dans quelle mesure cette situation serait-elle préjudiciable à la cause que vous représentez, à savoir la protection contre l’exploitation sexuelle des enfants, principalement sur Internet?
Me St. Germain : D’abord et avant tout, je pense que, quelle que soit la norme choisie, il y aura des litiges. Cela ne fait aucun doute. La nature du litige et son aspect dépendront en grande partie du genre de réflexions et des autres éléments qui entourent la signification du terme « préoccupations générales raisonnables ». Il s’agit d’une nouvelle norme, mais pour un nouveau contexte. Quand on lit l’arrêt Canfield, il est assez clair que la cour a considéré la frontière comme un contexte nouveau.
Je pense que, plus nous aurons d’information sur ce qui se passe à la frontière et sur les différents critères de sélection des passagers qui feront l’objet d’un contrôle secondaire, et cetera — étant donné que nous ne pouvons pas tout savoir, pour diverses raisons —, plus cela contribuera à faire avancer le litige de façon harmonieuse et efficace. Il y aura toujours des contestations. Cette question est sujette à beaucoup de contestations. Il y a beaucoup de litiges sur la question du matériel d’exploitation sexuelle d’enfants.
Le sénateur Wells : Merci beaucoup.
Le sénateur Yussuff : Je remercie les témoins de leur présence aujourd’hui et de leurs réflexions.
Maître St. Germain, je vous remercie de vos efforts et du travail que votre organisation accomplit au nom des enfants du Canada et du monde entier. Je sais que ce n’est pas une tâche facile, et je suis certain que nous vous en féliciterions tous.
L’importance de ce projet de loi tient à sa contribution aux efforts que vous déployez, mais aussi à la protection de nos frontières. Ne voudrions-nous pas avoir la certitude quant au projet de loi proposé par le gouvernement? Les nombreux témoins qui ont comparu devant nous ont soulevé de sérieuses préoccupations concernant la survie de cette mesure législative, compte tenu de l’incertitude entourant son atteinte aux droits des Canadiens et à leur vie privée. Ne serait-il pas préférable d’utiliser une définition qui est bien connue et qui a été plaidée dans de nombreuses affaires, comme celle des motifs raisonnables de soupçonner? Cela vous ennuierait-il que ce soit là que nous aboutissions en tant que comité relativement à notre recommandation de faciliter et d’encourager les efforts que vous faites pour nous assurer que cette recommandation sera mise en œuvre au bout du compte?
Me St. Germain : De notre point de vue, les motifs raisonnables de soupçonner permettront probablement aux agents d’attraper un grand nombre des personnes qui pourraient transporter ce matériel.
Notre préoccupation — et nous devons nous fier aux législateurs qui rédigent le projet de loi — est liée aux renseignements dont ils disposent, mais que nous ne connaissons pas. Le contexte frontalier n’est pas un domaine d’expertise particulier de notre organisation en ce qui a trait à l’importation de matériel d’exploitation sexuelle d’enfants sur un appareil. Beaucoup de problèmes se produisent aux frontières relativement aux enfants et ne concernent pas nécessairement les biens en particulier. Il pourrait s’agir d’une personne qui enlève un enfant, d’une personne qui voyage avec un enfant qu’elle ne connaît pas ou d’une qui voyage dans le but de rencontrer un enfant. Beaucoup de problèmes sont liés à ce phénomène. Je ne suis tout simplement pas certaine que le fait de hausser les motifs raisonnables de soupçonner dans ce contexte va permettre aux agents des services frontaliers de faire ce qu’ils doivent pour protéger les enfants à la frontière. Je n’ai tout simplement pas assez d’information à ce sujet.
Le sénateur Yussuff : Monsieur Goold, merci encore d’être des nôtres.
Comment nous aideriez-vous à déterminer ce que nous devons faire? La cour a certes dit au Parlement que nous avions une certaine marge de manœuvre en ce qui concerne la norme que nous devons rédiger, et le Parlement l’a rédigée. En tant que comité, nous entendons des témoins nous faire part de leurs réflexions. N’est-il pas également raisonnable que la norme rédigée par le gouvernement puisse ne pas être aussi contestée que d’autres témoins et vous-même l’avez laissé entendre? Est-il également raisonnable de penser que cette norme puisse résister à l’examen de la Cour suprême?
M. Goold : Je dirais deux ou trois choses en réponse à cette question.
Tout d’abord, je pense que vous avez entendu une fourchette de témoins qui, comme on l’a déjà mentionné, sont d’avis que le projet de loi ne résistera pas à un examen minutieux s’il se rend devant les tribunaux. De toute évidence, ce pourrait être inexact. Il pourrait se retrouver devant une cour d’appel ou la Cour suprême, et elle pourrait décider que la norme proposée par le gouvernement est suffisante, mais, selon moi, la majorité des juristes qui en ont parlé ne partagent pas ce point de vue.
La question qui se pose vraiment dans mon esprit, c’est pourquoi le gouvernement a proposé cette nouvelle norme. Après l’avoir examinée du mieux que je peux, je suis quelque peu perplexe quant à la raison pour laquelle il l’a fait et quant à son raisonnement, d’autant plus que, comme on l’a déjà mentionné, le comité permanent de la Chambre des communes et le Commissariat à la protection de la vie privée ont formulé des recommandations très fermes concernant les motifs de soupçonner. Je ne comprends tout simplement pas la raison d’être de la nouvelle norme proposée par le gouvernement. Peut-être qu’une partie du problème tient au fait que nous n’avons pas vraiment obtenu une explication complète des raisons pour lesquelles il a emprunté cette voie.
Je pense toutefois qu’il est important de se rappeler que la loi peut être modifiée. Si nous adoptons les normes recommandées par les témoins ici présents et que nous élevons la norme proposée dans le projet de loi à un motif de soupçonner, puis que nous constatons après cinq ans que le nombre de fouilles effectuées à la frontière a diminué considérablement, que l’Agence des services frontaliers du Canada a exprimé des préoccupations quant à sa capacité de s’acquitter de son mandat à la frontière, le Parlement aura la possibilité de réexaminer le projet de loi. Je pense qu’à ce moment-là, il incomberait à l’agence et à d’autres de produire des données probantes montrant que la norme ne fonctionne pas.
Encore une fois, comme je n’arrête pas de le répéter — et je sais que je radote —, il est très difficile de prendre ce genre de décisions en l’absence de données probantes sur l’efficacité. Voilà pourquoi je suis d’avis, dans une certaine mesure, que dans le cas de ceux d’entre nous qui sont en faveur d’une norme plus élevée… c’est parce que nous devons bien réfléchir aux droits qui sont atteints par ces fouilles.
Bien entendu, le Parlement pourra y revenir. Si l’on modifie ou que l’on change le libellé du projet de loi S-7 afin qu’il corresponde à la norme proposée par un grand nombre des témoins et qu’il s’avère que l’Agence des services frontaliers du Canada peut démontrer que cette norme ne fonctionne vraiment pas et que la norme générale pourrait être plus appropriée, c’est une question qu’il revient au Parlement de réexaminer.
Le sénateur Yussuff : De toute évidence, il manque beaucoup de directives concernant les agents de l’Agence des services frontaliers du Canada qui déploient leurs efforts à la frontière. Le ministre nous a assurés qu’on rédigeait un règlement qui orienterait les agents de l’Agence des services frontaliers du Canada. Le fait que, à l’heure actuelle, nous ne savons pas ce que ce règlement pourrait être, vous inquiète-t-il, étant donné, bien sûr, que d’autres témoins ont soulevé des questions très précises concernant ce qui pourrait y figurer? Pour l’instant, nous ne savons pas ce que le règlement peut contenir. Le fait que, à l’heure actuelle, nous ne savons pas à quoi il ressemblera vous inquiète-t-il, étant donné que le gouvernement n’en a encore rien révélé?
M. Goold : Cela m’inquiète, mais cela témoigne également de ce que j’estime être un problème vraiment fondamental dans la façon dont la conversation s’établit. En ne produisant pas ces lignes directrices à l’avance et en ne fournissant pas cette information pour que nous puissions la connaître avant que le Parlement prenne une décision au sujet du projet de loi, ce qui se passe en réalité, c’est que le gouvernement nous dit que nous devons lui faire confiance et qu’on fera les choses comme il se doit. Lorsqu’il est question de droits individuels, c’est vraiment problématique. La raison d’être des droits est de protéger la personne contre l’abus de pouvoir de la part de l’État, alors l’argument selon lequel il faut lui faire confiance et espérer qu’on n’abusera pas de ce pouvoir est vraiment problématique dans ces contextes. À mon avis, c’est très inquiétant, et je ne vois pas pourquoi ces lignes directrices et ces règlements supplémentaires ne pourraient pas être produits avant qu’une décision soit prise au sujet du projet de loi.
La sénatrice Jaffer : On nous a en quelque sorte fourni un règlement — en fait, pas vraiment —, et l’une des choses qui y sont énoncées, c’est que le projet de règlement consacrerait dans la loi des éléments clés des exigences actuelles de la politique sur la conduite des examens, qui fonctionneraient de concert avec le seuil législatif pour établir des limites quant aux examens des appareils. Ces limites comprennent l’obligation de prendre des notes détaillées sur chaque examen d’appareil numérique personnel.
Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion d’entendre le commissaire à la protection de la vie privée, mais il était très mécontent des notes fournies par l’Agence des services frontaliers du Canada. Que pensez-vous de l’idée de prendre des notes détaillées, alors que le commissaire à la protection de la vie privée a déjà affirmé que cette mesure est inadéquate?
M. Goold : Je partage les préoccupations du commissaire à la protection de la vie privée. Si je me souviens bien, en 2017, il a publié un rapport concernant une plainte, et il a été démontré que le compte rendu présenté était inadéquat et que, dans certains cas, les renseignements étaient absents. Encore une fois, pour revenir à mon thème, on nous dit qu’il faut avoir confiance et espérer qu’on fera les choses correctement, alors qu’en fait, des preuves montrent qu’on ne le fait pas. Je suis préoccupé, et je partage les inquiétudes du commissaire à la protection de la vie privée à ce sujet. Je pense qu’il y a lieu de se demander si la prise de notes se fera comme elle le devrait. Il y a aussi la question du fait que nous ne savons pas encore à quoi ressemblera la surveillance indépendante et si nous pouvons être certains que des vérifications et une surveillance appropriées garantiront que ces notes sont conservées adéquatement et, pour être franc, de donner aux gens qui ont des préoccupations au sujet de leurs droits la possibilité de contester ces décisions et, éventuellement, d’interjeter appel.
La sénatrice Jaffer : Nous n’avons pas vu le projet de loi sur la surveillance indépendante, et c’est postérieur, après que le mal a été fait. Combien de personnes ont la possibilité de se prévaloir de ces recours? On nous dit vraiment : « Faites-nous confiance, nous assurerons une surveillance indépendante », et c’est ce que nous entendons depuis des années. Même maintenant, on nous dit qu’un projet de loi sera bientôt présenté. Merci à vous deux.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma question s’adresse à M. Goold. On nous a beaucoup parlé de la formation offerte aux agents des services frontaliers pour leur permettre d’agir. Leur patron, que nous avons entendu la semaine dernière, semblait dire que ce ne serait pas une lourde tâche supplémentaire pour eux. Comment voyez-vous la formation qui devrait être offerte aux agents facilitateurs frontaliers? Quelles mesures d’encadrement ou de surveillance devraient être mises en place?
[Traduction]
M. Goold : Je vous remercie de poser la question. Si je me souviens bien, un témoin de la séance précédente a également abordé cette question.
Malheureusement, j’en sais très peu sur la formation qui est offerte à l’Agence des services frontaliers du Canada et sur la mesure dans laquelle les responsables assurent le suivi de la formation qu’ils offrent pour voir si elle est effectivement mise en œuvre et si elle est efficace. Il est très difficile de formuler un commentaire. Je pense qu’une plus grande transparence concernant la formation que reçoivent les agents des services frontaliers ainsi qu’une surveillance et un examen indépendants de cette formation ne seraient que bénéfiques. C’est une mesure que l’agence devrait, je l’espère, accueillir favorablement. La formation des agents d’application de la loi est extrêmement importante dans n’importe quel contexte. Il est également vrai que les organismes qui participent à cette formation doivent faire l’objet d’une surveillance indépendante et d’un examen indépendant visant à s’assurer qu’ils donnent la formation de façon exemplaire. C’est difficile à commenter. Il est très difficile de savoir quelle formation est offerte à l’Agence des services frontaliers du Canada parce que, dans la plupart des cas, elle n’est pas divulguée publiquement, et il est très difficile d’obtenir de l’information à ce sujet.
Le président : Je tiens à remercier tous nos témoins d’aujourd’hui, mais, en ce moment, nos deux témoins ici présents, M. Goold et Me St. Germain. Il s’agit de la dernière audience où des témoins comparaissaient devant nous, et je tiens à vous remercier tout particulièrement, Me St. Germain et le Centre canadien de protection de l’enfance, de nous avoir rappelé, comme vous l’avez fait dans votre déclaration préliminaire, qu’il ne s’agit pas seulement d’une discussion sur les libertés civiles et les droits à la vie privée. Elle se déroule dans le contexte de la réglementation de méfaits connus, dont certains sont très graves. Je vais équilibrer cela en disant, comme M. Goold et d’autres témoins l’ont souligné, qu’en même temps, quel que soit le régime en place, il doit être pratique et défendable. Merci d’avoir été des nôtres.
Notre prochaine réunion aura lieu le lundi 13 juin, à 14 heures, alors que nous procéderons à l’étude article par article du projet de loi. Je rappelle aux députés qui souhaitent proposer des amendements qu’ils sont invités à consulter le bureau du légiste du Sénat afin de s’assurer qu’ils sont rédigés dans le format approprié et dans les deux langues officielles. Sur ce, je remercie mes collègues du comité et nos témoins. La séance est levée.
(La séance est levée.)