LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DE LA SÉCURITÉ NATIONALE ET DE LA DÉFENSE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le lundi 20 juin 2022
Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd’hui, à 14 heures (HE), avec vidéoconférence, afin d’examiner, pour en faire rapport, les questions concernant la sécurité nationale et la défense en général.
Le sénateur Tony Dean (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Honorables sénateurs, bienvenue à cette réunion du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense. Je m’appelle Tony Dean, je suis le président du comité et je représente l’Ontario. Je suis accompagné aujourd’hui de mes collègues du comité : le sénateur Jean-Guy Dagenais, du Québec; le sénateur Clément Gignac, du Québec; le sénateur Peter Boehm, de l’Ontario; le sénateur Pierre-Hugues Boisvenu, du Québec; la sénatrice Donna Dasko, de l’Ontario; la sénatrice Marty Deacon, de l’Ontario; la sénatrice Mobina Jaffer, de la Colombie-Britannique; le sénateur David Richards, du Nouveau-Brunswick; le sénateur Larry Smith, du Québec; et le sénateur Hassan Yussuff, de l’Ontario.
Nous accueillons aujourd’hui deux groupes d’experts qui informeront le comité de la situation de sécurité actuelle en Ukraine. L’objectif de la réunion est d’obtenir une mise à jour de la part de nos témoins, et c’est pour cette raison que chaque témoin sera invité à prononcer une déclaration préliminaire plus longue qu’à l’habitude.
Si le temps le permet, la période qu’il restera à la fin de chaque série de déclarations préliminaires sera consacrée aux questions.
Nous allons tout d’abord présenter notre premier groupe de témoins : du ministère de la Défense nationale et les Forces armées canadiennes, le directeur d’état-major de l’État-major interarmées stratégique, le major-général Paul Prévost; d’Affaires mondiales Canada, la sous-ministre adjointe pour l’Europe, l’Arctique, le Moyen-Orient et le Maghreb, Mme Sandra McCardell, et la directrice exécutive des Relations de sécurité et de défense, Mme Alison Grant.
Je vous remercie tous d’être parmi nous par vidéoconférence. Nous pouvons nous imaginer à quoi ressemblent vos horaires et vos vies dans le contexte actuel, et nous vous sommes très reconnaissants de votre participation.
Nous vous invitons maintenant à prononcer vos déclarations liminaires. Nous allons commencer par le major-général Prévost. Major-général, veuillez commencer lorsque vous serez prêt. Bienvenue au comité.
[Français]
Major-général Paul Prévost, directeur d’état-major, État-major interarmées stratégique, ministère de la Défense nationale et les Forces armées canadiennes : :
Je suis le major-général Paul Prévost. Je remercie le président du comité et ses membres de nous recevoir afin de vous présenter une mise à jour sur la situation en Ukraine.
En tant que directeur de l’État-major interarmées stratégique au quartier général de la Défense nationale, à Ottawa, je fournis un soutien décisionnel au chef d’état-major de la Défense, le général Eyre, pour tout ce qui concerne la stratégie militaire, la planification des opérations, l’exécution des opérations des Forces armées canadiennes ainsi que le soutien logistique d’un point de vue stratégique.
[Traduction]
Aujourd’hui, je suis accompagné de mes collègues d’Affaires mondiales Canada et, ensemble, nous allons tenter de répondre à vos questions concernant la terrible crise qui se déroule sous nos yeux.
Mais tout d’abord, permettez-moi de commencer par quelques commentaires préliminaires où j’aborderai brièvement la situation sur le terrain. Je vous informerai ensuite de ce que le ministère de la Défense nationale a fait jusqu’à présent. Je sais que vous vous intéressez à la situation actuelle, mais comme il s’agit de notre première occasion de nous adresser au groupe, nous avons jugé pertinent de nous tourner vers la situation générale passée. Mes propos, comme vous l’avez souligné, seront un peu plus longs qu’à l’accoutumée. Je parlerai pendant environ huit minutes.
Je commencerai par dire que la plupart de nos activités sont bien coordonnées avec nos partenaires d’Affaires mondiales et d’autres partenaires fédéraux, avec la communauté internationale et, plus important encore, avec les Ukrainiens.
La semaine dernière, la ministre Anand et le général Eyre sont revenus de Singapour et d’Europe où ils ont rencontré leurs partenaires de la région de l’Asie-Pacifique, leurs homologues de l’OTAN ainsi que les représentants de plus de 50 pays lors de la dernière réunion du Groupe consultatif sur la défense de l’Ukraine.
J’ai également rencontré la semaine dernière mes homologues du Groupe des cinq provenant des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Le sujet d’aujourd’hui a été au cœur de toutes nos discussions, et avec raison : le monde est devenu plus dangereux depuis que Vladimir Poutine a entamé une guerre de choix, illégale et inacceptable, contre une démocratie souveraine.
[Français]
Nous nous trouvons désormais dans un environnement géostratégique plus volatile et dangereux, où Vladimir Poutine est déterminé à déstabiliser l’ordre mondial pour satisfaire ses propres intérêts; un ordre mondial où, à ses yeux, il est acceptable de s’attaquer à l’équilibre social à la base de nos démocraties et à la crédibilité de nos institutions. Il cherche à faire croire que notre modèle de gouvernement est un échec.
[Traduction]
La décision d’envahir illégalement l’Ukraine a été prise par Poutine seul, et nous l’anticipions. Notre commandement du renseignement, qui travaille en étroite collaboration avec les partenaires du Groupe des cinq, a commencé à signaler à la mi‑ octobre qu’un important dispositif russe avait été mis en place aux frontières de l’Ukraine. De novembre à février, nous avons observé la poursuite de ce renforcement et nous avons préparé nos plans d’urgence. Il convient de noter que, au cours de ces mois, une grande quantité de renseignements hautement confidentiels ont été déclassifiés, pour la plupart par les États-Unis et le Royaume-Uni, afin d’être diffusés auprès des Ukrainiens, de la communauté internationale et du public par le biais des médias. L’objectif est de montrer que cette invasion était entièrement le choix de Poutine. Nous l’avons tous vue de la même façon et nous savions qu’elle allait arriver.
Depuis le début de l’invasion, nos services de renseignement et leurs partenaires travaillent en étroite collaboration pour contrer la désinformation de la Russie. Grâce à ces efforts, les Ukrainiens et l’Occident sont en train de gagner la bataille entre la vérité et le mensonge. La version du régime russe reste cependant dominante dans de nombreuses parties du monde et de manière plus marquée en Russie. Nous devons continuer à travailler ensemble pour garantir que la vérité reste la base de notre compréhension commune.
Nous devons être reconnaissants envers la communauté du renseignement pour son travail acharné, sa collaboration et sa précision qui ont armé des meilleures informations disponibles l’Ukraine, nos partenaires et alliés, ainsi que la population.
À titre d’exemple, la Force opérationnelle interarmées Unifier, notre contingent en Ukraine, a pu passer en toute sécurité en Pologne dans les tout derniers jours avant l’invasion. Ce fut un moment difficile pour les membres de la Force opérationnelle interarmées, car ils laissaient derrière eux des soldats ukrainiens, leurs amis, comme bon nombre des plus de 33 000 soldats que nous avions formés depuis 2015.
Le 24 février, l’invasion a commencé, sans grande surprise. La véritable surprise est venue assez tôt dans la guerre, lorsqu’il est devenu évident que l’avancée russe ne se déroulait pas comme Poutine l’avait prévu. Vous vous souviendrez que, au début, les Russes se déplaçaient selon quatre axes principaux : un du Nord-Est et un de l’Est vers le Donbass pour fixer les forces ukrainiennes dans l’Est de l’Ukraine; un du Sud, très probablement dans le but de s’emparer d’Odessa; et un du Nord, se dirigeant manifestement vers Kiev.
Par une série d’échecs dans la planification, la logistique, le commandement et le contrôle et l’exécution de l’opération et, à l’inverse, grâce à la grande agilité dont ont fait preuve les Forces armées ukrainiennes, en infériorité numérique, la Russie n’a pas réussi à s’emparer de Kiev, l’objectif principal de l’invasion.
[Français]
En un peu plus d’un mois, en avril dernier, les forces ukrainiennes avaient réussi à repousser les forces russes dans le nord de l’Ukraine. Les forces russes ont depuis consolidé leurs efforts dans le Donbass et le sud de l’Ukraine. Les combats sont encore intenses, mais la guerre est passée d’une guerre de manœuvres à une guerre d’attrition. C’est une guerre d’usure où peu de gains sont faits d’un côté ou de l’autre. Des combats majeurs ont encore lieu le long de la ligne de contact avec les combats les plus intenses autour de la ville de Severodonetsk.
[Traduction]
La guerre en Ukraine est également entrée dans une nouvelle phase qui voit la Russie s’engager dans des efforts prolongés pour infliger des dommages à long terme à l’Ukraine et à sa population. L’utilisation par la Russie de ses exportations d’énergie comme moyen de pression, le blocage des exportations ukrainiennes de céréales et le fait de cibler délibérément des installations de stockage de céréales et des infrastructures essentielles par l’utilisation d’armes stratégiques en sont des exemples.
Bien que le conflit stagne grandement, il est important que l’Ukraine soit capable de reconstituer et de soutenir cette bataille au fil du temps. Nos partenaires internationaux et nous-mêmes coordonnons nos efforts et continuerons de le faire.
Comme je l’ai mentionné précédemment, notre mission de formation en Ukraine s’est interrompue quelques jours avant l’invasion et, depuis, l’essentiel de nos efforts en Ukraine a porté sur la prestation d’une assistance militaire. Nos premiers vols d’assistance militaire sont arrivés en Ukraine quelques jours seulement avant l’invasion. Depuis le début de la guerre, nous relayons notre aide par l’intermédiaire d’une base internationale en Pologne.
Depuis février 2022, le Canada a fourni 274 millions de dollars en aide militaire à l’Ukraine. L’équipement donné comprend des canons d’artillerie M777, des caméras pour drones, des véhicules blindés, plus de 20 000 cartouches d’artillerie, des armes légères, des fusils de précision, des armes antichars Carl Gustaf, des lance-roquettes, des grenades à main, de l’équipement de déminage, des images satellites et de l’aide non létale comme du matériel de protection et près de 400 000 paquets de repas individuels.
Jusqu’à présent, l’essentiel de notre soutien a consisté à satisfaire les besoins immédiats des Forces armées ukrainiennes pour le combat actuel, mais la communauté internationale et les Ukrainiens s’orientent de plus en plus vers une planification à plus long terme afin de pouvoir reconstruire l’armée ukrainienne pour les batailles futures. Une telle planification exige une coordination étroite entre les alliés et les partenaires, ce qui nécessite cohérence, uniformité et interopérabilité. C’est pourquoi un quartier général multinational spécial a été mis sur pied en Europe sous la direction des États-Unis : le commandement de coopération en matière de sécurité pour l’Ukraine. Le Canada est représenté à ce quartier général.
En lien avec le conflit, mais juste à l’extérieur des frontières de l’Ukraine, les Forces armées canadiennes ont affecté 120 membres pour aider les autorités polonaises à gérer l’afflux de réfugiés en provenance de l’Ukraine. Nos membres travaillent aux côtés de nos partenaires gouvernementaux tels qu’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada et des Forces polonaises pour fournir un soutien logistique et de santé mentale aux millions d’Ukrainiens déplacés.
Au sein de l’OTAN, les Forces armées canadiennes ont renforcé notre mission d’assurance et de dissuasion en Europe. Comme vous le savez, le Canada dirige le groupement tactique multinational en Lettonie, que nous avons complété par une batterie d’artillerie de 127 membres et d’une troupe de guerre électronique. Toujours en Lettonie, nous avons renforcé le Quartier général de la Division multinationale Nord avec un officier général et des officiers d’état-major supplémentaires.
En mer, nous avons ajouté une deuxième frégate. Le NCSM Montréal et le NCSMHalifax opèrent respectivement dans la mer Baltique et la mer Méditerranée.
Enfin, dans le domaine aérien, nous avons déployé un avion de patrouille maritime, et notre détachement de CF-18 se prépare à se déployer en juillet pour prendre en charge la mission de police aérienne en Roumanie pendant quatre mois à partir du mois d’août.
Le 28 février, nous avons déployé deux avions de transport militaire CC-130 en Europe pour acheminer l’aide militaire de nos alliés et partenaires vers l’Ukraine. À ce jour, le détachement aérien a effectué plus de 105 missions et livré plus de 2,3 millions de livres d’équipement militaire.
En tout, nous avons actuellement 1 375 membres déployés dans le cadre de l’opération Reassurance, l’engagement du Canada à l’égard des opérations de dissuasion et de défense de l’OTAN dans l’Est de l’Ukraine.
[Français]
Vous me permettrez, ici, de remercier tous les membres des Forces canadiennes qui servent ou qui ont servi à l’opération Unifier en soutien à l’Ukraine, ou à l’opération Reassurance, en Europe, ainsi que tous les membres de leur famille. Le travail accompli et leur engagement sont importants à ce moment précis de notre histoire.
[Traduction]
Monsieur le président, ce niveau d’engagement envers l’OTAN est le plus élevé depuis que les Forces armées canadiennes ont quitté l’Europe à la fin de la Guerre froide. Bien que notre détermination demeure forte, l’ordre international fondé sur des règles et ses principes essentiels de souveraineté des États et d’intégrité territoriale, qui sous-tendent la stabilité mondiale depuis des générations, est confronté à un énorme défi. La gravité de ces événements devrait être évidente pour nous tous.
Merci. Nous serons heureux de répondre à vos questions.
Le président : Merci beaucoup, major-général. C’est un aperçu des plus utiles de la situation et de la contribution du Canada.
Nous allons maintenant entendre Mme Sandra McCardell. Madame McCardell, veuillez commencer quand vous serez prête.
[Français]
Sandra McCardell, sous-ministre adjointe, Europe, Arctique, Moyen-Orient et Maghreb, Affaires mondiales Canada : Merci, monsieur le président. Il y a maintenant plus de quatre mois que l’injustifiable guerre que le président Poutine a choisi de mener a commencé quand il a lancé une invasion à grande échelle de l’Ukraine. Plus de quatre mois de souffrances humaines, de vies perdues et d’incroyables cruautés commises contre le peuple d’un pays indépendant, pacifique et souverain.
[Traduction]
Les actions de Poutine et celles de ses voisins ont trahi encore davantage une confiance bâtie au fil des décennies basée sur un ordre international fondé sur des règles. La Russie a violé la charte des Nations unies, alors qu’elle est un membre permanent de son Conseil de sécurité. Cette guerre aux frontières de nos partenaires européens met en péril la sécurité internationale ainsi que les chaînes d’approvisionnement alimentaire et énergétique mondiales dont le monde dépend.
Depuis l’invasion non provoquée du 24 février, les forces militaires russes ont continué à commettre des actes effroyables en Ukraine, détruisant effrontément des villes et attaquant des infrastructures civiles. Des experts, notamment ceux de la mission d’enquête du mécanisme de Moscou de l’OSCE, ont conclu que la Russie commet de graves atrocités et d’autres violations des droits de la personne en Ukraine, dont des crimes de guerre, de possibles crimes contre l’humanité et des violences sexuelles dans les zones de conflit. Les combats intenses se poursuivent.
Tel que l’a dit à l’instant mon collègue du ministère de la Défense nationale, la situation dans l’Est, et plus particulièrement dans le Donbass, devient de plus en plus critique alors que les défenseurs ukrainiens continuent de résister à l’offensive russe. L’état actuel de la guerre donne tous les signes d’un conflit prolongé à venir.
Selon les Nations unies, au moins 4 480 civils auraient été tués, et 5 560 blessés — et ces statistiques sont fort probablement en deçà de la réalité —, et près de 7 millions d’Ukrainiens ont fui le pays depuis le début de l’invasion. Sept millions d’Ukrainiens supplémentaires ont été relogés ailleurs au pays. Plus de 15 millions d’Ukrainiens ont besoin d’une aide humanitaire, ce qui représente jusqu’à 30 % de la population.
Bien que lente au début, la réponse humanitaire s’est intensifiée, et les Nations unies, la Croix-Rouge et des ONG partenaires ont pu apporter une aide humanitaire à 7,8 millions d’Ukrainiens. Cela dit, il reste encore beaucoup à faire.
[Français]
Les ramifications de la guerre menée par le président Poutine sont mondiales. Nous constatons de graves répercussions sur les personnes pauvres et vulnérables dans le monde entier. L’invasion a injecté beaucoup d’incertitude dans l’économie mondiale, ce qui a directement entraîné des prix historiquement élevés pour les aliments, les engrais, l’énergie et d’autres produits de base.
En attaquant brutalement l’un des greniers du monde, le président Poutine menace la productivité agricole et accroît l’insécurité alimentaire et la pauvreté dans le monde, une situation qui était déjà tendue en raison de deux années de pandémie de COVID-19.
Depuis le début de l’invasion par le président Poutine, le Canada et ses partenaires, notamment le G7, le Groupe des cinq et l’OTAN, ont réagi rapidement pour répondre aux besoins changeants de l’Ukraine, et ce, avec un niveau de coordination sans précédent.
[Traduction]
Bien sûr, le Canada a commencé à offrir son soutien à l’Ukraine avant l’invasion, en fournissant 890 millions de dollars à l’appui de la sécurité, de la prospérité et des réformes de 2014 à 2022. Cette année, le Canada a fourni 245 millions de dollars en aide humanitaire à l’Ukraine et a fourni 35 millions supplémentaires pour l’aide au développement. Il a aussi fourni 9 millions supplémentaires pour aider ceux qui ont été victimes de violence sexuelle et sexospécifique et ceux qui souffrent d’insécurité alimentaire en Ukraine. De plus, le Canada a annoncé qu’il injecterait 13,4 millions de dollars dans le mécanisme d’intervention rapide du G7 pour aider à contrer les tentatives de Poutine de justifier sa guerre par la désinformation et la promotion de fausses histoires généralisées dans le monde.
Dans son budget de 2022, le Canada s’est engagé à fournir une aide militaire supplémentaire de 500 millions de dollars à l’Ukraine en 2022-2023. De ce montant, 274 millions ont déjà été engagés pour répondre aux besoins de l’Ukraine.
Nous réfléchissons aussi à la stabilité économique et à la résilience de l’Ukraine, et c’est pourquoi nous offrons des prêts bilatéraux à hauteur de 620 millions de dollars. De ce montant, 500 millions ont déjà été versés. Cette somme s’ajoute au versement d’un milliard de dollars en ressources de prêts par l’entremise du nouveau compte pour l’Ukraine administré par le Fonds monétaire international. Nous avons également annoncé le versement prochain de 250 millions de dollars supplémentaires sous forme de prêt par l’entremise de ce compte.
De plus, afin de soutenir les Ukrainiens qui ont choisi le Canada comme havre de paix, le Canada a adopté une série de mesures de soutien spéciales en matière d’immigration, y compris en créant un nouveau volet d’immigration pour permettre à un nombre illimité d’Ukrainiens de s’installer au Canada pour y travailler ou y étudier de façon temporaire. Grâce au travail acharné d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, près de 300 000 Ukrainiens ont fait une demande de visa; 130 000 d’entre eux ont été approuvés et plus de 42 000 sont arrivés au pays. Au cours des dernières semaines, trois vols gratuits nolisés par le fédéral ont permis à 953 Ukrainiens en Pologne de se rendre à Montréal, à Halifax et à Winnipeg. Bien entendu, ces nouveaux arrivants reçoivent une aide au logement et au revenu à court terme.
[Français]
En plus du soutien direct à l’Ukraine et au peuple ukrainien, le Canada s’efforce de demander des comptes à Poutine, à son régime et à ceux qui le soutiennent, et d’exercer des pressions économiques et politiques sur eux pour qu’ils mettent fin à la guerre.
[Traduction]
Depuis janvier 2022, le Canada a imposé des sanctions envers 1 070 individus et entités en Russie, au Bélarus et en Ukraine. Nous restreignons sévèrement l’accès de la Russie au système financier mondial, exerçons une pression sur son économie, et interdisons l’importation et l’exportation de biens, de services et de technologies qui sont essentiels pour financer la guerre du président Poutine. Nous travaillons de concert avec nos partenaires transatlantiques pour trouver les actifs des individus sanctionnés et prenons des mesures pour permettre la saisie et l’aliénation de ceux-ci.
De plus, nous participons à des missions diplomatiques avec les pays du Sud pour lutter contre la désinformation russe, qui a faussement attribué la hausse des prix des aliments aux sanctions occidentales. La prochaine occasion d’en traiter sera la Réunion des chefs de gouvernement du Commonwealth. Le Canada pourra y expliquer que la perturbation des exportations de céréales découle directement de l’invasion de la Russie, de son blocus des vastes ports maritimes de l’Ukraine et de sa décision de restreindre les exportations de ses propres matières premières et engrais.
Bien sûr, le Canada se mobilise pour répondre aux besoins mondiaux en offrant une aide humanitaire alimentaire de plus de 500 millions de dollars cette année.
[Français]
La réponse reposant sur des principes apportée par le Canada et ses partenaires à l’appui de l’Ukraine illustre la nécessité de maintenir le système international fondé sur des règles. Le Canada s’efforce de maintenir et de maximiser ce niveau d’unité multilatérale au sein de la communauté internationale élargie. Plus que jamais, alors que la guerre continue d’évoluer, nous devons rester centrés sur le soutien à l’Ukraine. Le Canada est inébranlable dans son engagement envers la souveraineté, l’intégrité territoriale et l’indépendance de l’Ukraine.
[Traduction]
Nous continuerons à soutenir l’Ukraine, et son peuple courageux et résilient, pour veiller à ce que ce pays soit libre, prospère et indépendant. Nous travaillerons aussi de concert avec nos alliés et la communauté internationale pour protéger les systèmes et les structures que nous avons tous protégés et renforcés au cours des dernières décennies et qui sont la pierre angulaire de notre propre sécurité nationale.
Je suis accompagnée de collègues d’Affaires mondiales Canada, et nous serons heureux de répondre à vos questions. Merci.
Le président : Merci, madame McCardell. Votre témoignage nous a été fort utile.
Nous avons le temps de poser des questions. J’aimerais souligner que nous n’avons que jusqu’à 15 heures pour poser des questions à ce groupe de témoins, et nous ferons de notre mieux pour veiller à ce qu’au moins un sénateur de chaque groupe puisse poser une question. Deux sénateurs par groupe devraient pouvoir poser une question lors de ce premier tour.
Vous disposerez de trois minutes pour la question et la réponse, alors je vous prierais d’avoir des questions brèves.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : C’est un honneur que d’entamer la discussion d’aujourd’hui. Je tiens d’abord à remercier énormément nos deux témoins de leur témoignage significatif et éclairant. Ma question s’adresse au mgén Prévost.
Récemment, le général Eyre a déclaré ce qui suit :
Compte tenu de la détérioration de la situation mondiale, nous avons besoin que l’industrie de la défense se mette sur le pied de guerre et augmente sa production pour être en mesure de répondre aux besoins qui existent, qu’il s’agisse de munitions, d’artillerie, de roquettes, etc.
Ma question a trois volets. Quel a été l’impact sur les stocks de munitions canadiennes, du fait qu’on a fourni un grand nombre d’armes et de munitions à l’Ukraine? Quel pourcentage de nos obus, par exemple, est rendu maintenant en Ukraine? Combien de temps nous faudra-t-il pour reconstituer nos stocks aux fins de l’armée, ici au pays?
Mgén Prévost : Merci de la question.
Pour ce qui est de l’armement que nous avons fourni, comme vous l’avez mentionné, j’appuie les commentaires du général Eyre à ce sujet. Nous avons fourni à l’Ukraine une portion importante de notre armement en puisant dans nos stocks. Nous l’avons fait en nous assurant que notre capacité opérationnelle puisse répondre de façon raisonnable à une crise de notre côté, sachant que l’effort principal en ce moment est d’aider l’Ukraine le mieux possible.
Vous avez posé la question un peu plus pointue de la quantité de matériel qui a été acheminée en Ukraine à ce jour. La majorité de l’équipement annoncé depuis février s’est rendu très tôt en Ukraine. Le fait de puiser à l’interne, dans les stocks du ministère de la Défense nationale, a permis d’envoyer le matériel assez rapidement en Ukraine. J’ai parlé des armes antichars Carl Gustaf, des snipers et de plusieurs autres types d’armements. Nous avons procédé quand même assez rapidement. Plus tard, la décision a été prise d’envoyer des obusiers. Cela a été fait pendant le week-end de Pâques et l’envoi des canons a suivi.
Pour ce qui est de la dernière livraison d’obus annoncée, je n’ai pas le rapport indiquant la quantité exacte d’équipement qui est arrivé de l’autre côté, mais on pourra faire le suivi et fournir la réponse au comité. Je n’ai pas ces chiffres en ce moment.
Le sénateur Boisvenu : La Russie informe les médias —
[Traduction]
Le président : Pardonnez-moi, sénateur Boisvenu, mais vos trois minutes sont écoulées. Nous allons passer au prochain sénateur.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma question s’adresse à Mme McCardell. J’aimerais aborder le délicat sujet de la présence de Mme Yasemin Heinbecker à une réception tenue à l’ambassade de la Russie à Ottawa. Quelles sont les conséquences pour le Canada et pour Mme Heinbecker de cette bourde diplomatique? La ministre Joly a-t-elle déjà passé l’éponge sur cet incident?
Mme McCardell : Merci de la question. Je crois que la ministre Joly a parlé de cette situation cette semaine. Je soulignerai quand même le fait suivant : la décision d’envoyer un agent de protocole à cette réception a été prise par Affaires mondiales Canada. On n’aurait pas dû le faire et on n’enverra plus, à l’avenir, de représentant à un tel événement. Manifestement, les diplomates russes ne seraient pas invités à des événements dont le Canada serait l’hôte. Je puis quand même vous assurer que le Canada appuie l’Ukraine sans équivoque. Nous soutenons l’Ukraine activement et nous continuerons à le faire.
Le sénateur Dagenais : Je comprends qu’Affaires mondiales Canada a pris la décision d’envoyer la diplomate. Toutefois, il faut admettre que la guerre sévissait en Ukraine depuis au moins trois mois. Je comprends que Mme Joly n’était pas au courant et on peut se renvoyer la balle. Entre vous et moi, Affaires mondiales Canada a pris une très mauvaise décision — à moins qu’on ignorait complètement qu’il y avait une guerre en Ukraine.
Mme McCardell : La décision n’aurait pas dû être prise. Nous regrettons toute incompréhension de la situation. Je pense que la ministre a bien souligné qu’il n’y aura plus de présence de cette façon.
Le sénateur Dagenais : Merci beaucoup, madame.
Le sénateur Gignac : J’aimerais à mon tour remercier les témoins. Ma question s’adresse au mgén Prévost. Premièrement, je vous remercie d’être avec nous. Je félicite les forces armées de tout le travail qui se fait en Europe.
J’ai deux questions et je vous prierais d’être brefs dans vos réponses. L’opération Unifier, de l’avis de plusieurs experts, a fait une différence et a permis à l’Ukraine de repousser les assaillants au cours des premières semaines de la guerre. Si un autre pays, comme la Moldavie, qui ne fait pas partie de l’OTAN, était menacé d’invasion par la Russie, le Canada aurait-il les capacités et la volonté de répéter l’opération Unifier dans cet autre pays, comme on l’a fait en Ukraine?
Mgén Prévost : Ce serait possible. Évidemment, ces discussions devraient d’abord avoir lieu au Cabinet sous le conseil d’Affaires mondiales Canada. Pour l’instant, les Forces armées canadiennes n’ont pas le mandat de monter une telle opération. Toutefois, elles sont toujours bien placées pour donner de l’entraînement afin d’augmenter la capacité des pays qui en ont besoin.
Le sénateur Gignac : Deuxièmement, dans vos remarques liminaires, vous avez mentionné que la géopolitique a beaucoup changé et que l’ordre mondial est en train de changer. J’essaie de comprendre un peu le fonctionnement de l’OTAN. Selon l’article 13 du Traité de l’OTAN, un pays peut se retirer de l’OTAN, et nous comprenons très bien. Si, tout à coup, un des membres menace la cohésion de l’OTAN ou bloque des décisions, existe-t-il un processus par lequel les membres pourraient expulser un autre membre de l’OTAN? Des discussions sont en cours et on voit un problème de cohésion au sein de l’OTAN pour accepter l’adhésion de la Suède et de la Norvège au sein de l’organisation. Cette adhésion est assez importante pour la sécurité de l’Europe.
Mgén Prévost : Merci pour la question. Je crois que Mme McCardell ou Mme Grant seraient mieux placées pour y répondre.
Mme McCardell : Justement, je vais demander à Mme Grant d’y répondre.
[Traduction]
Alison Grant, directrice exécutive des Relations de sécurité et de défense, Affaires mondiales Canada : En ce qui concerne la Finlande et la Suède et la dynamique au sein de l’OTAN, comme vous le savez, le Canada soutient pleinement la demande d’adhésion à l’OTAN de la Finlande et de la Suède. Ce sont nos partenaires les plus proches et les plus actifs et ils contribueront de façon significative à notre sécurité collective.
Oui, il est vrai que le processus en cours à l’OTAN prend un peu plus de temps que nous l’aurions espéré, mais, comme nous le faisons toujours lorsqu’il y a des points de désaccord au sein de l’alliance, nous nous consultons, nous discutons et nous trouvons une voie à suivre. Vous verrez aux informations ce soir qu’il y a eu des discussions à Bruxelles. Rien n’a été conclu, mais les choses progressent. Nous sommes convaincus que l’alliance trouvera une solution et que nous pourrons bientôt accueillir la Finlande et la Suède au sein de la famille de l’OTAN. Merci.
La sénatrice Dasko : Je remercie nos témoins d’être parmi nous aujourd’hui. Il s’agit d’un enjeu très important.
J’ai une question pour le mgén Prévost. Le Canada a apporté un soutien militaire considérable, tout comme nos alliés et amis dans le monde, tels que l’Europe et les États-Unis.
Cela dit, le président Zelenski continue de demander plus d’armes et d’aide militaire. S’il en veut plus, mais que nous n’en faisons pas assez pour que l’Ukraine repousse les Russes, la situation ne risque-t-elle pas d’empirer? Les Russes sont inlassables et ne montrent aucun signe de relâchement — on dirait bien qu’ils sont prêts à poursuivre le combat à long terme. L’Ukraine peut recevoir plus d’aide, mais si elle ne reçoit pas ce dont elle a besoin, elle va perdre, n’est-ce pas? J’aimerais vous entendre à ce sujet. Merci.
Mgén Prévost : Je vous remercie de la question. Dans mes remarques liminaires, j’ai souligné qu’il était important de continuer à fournir l’aide militaire nécessaire à l’Ukraine pour les combats actuels, mais aussi de réfléchir à la façon d’aider le peuple ukrainien à se préparer aux combats futurs, et c’est ce sur quoi nous travaillons présentement.
Nous ignorons comment le conflit va évoluer, mais, pour l’instant, il s’agit d’un combat très serré le long du front. C’est ce que j’appelle une guerre d’usure. L’Ukraine a remporté quelques batailles, jusqu’à présent. Il est important de continuer à la soutenir. Il est clair que la Russie est l’agresseur dans ce cas-ci. Plus nous pourrons agir pour récupérer le territoire que l’Ukraine a perdu jusqu’à présent, mieux ce sera pour tout le monde. Merci.
La sénatrice Dasko : Pouvons-nous garantir qu’ils obtiendront tout ce dont ils ont besoin, ou est-il possible qu’ils se mettent à perdre leurs batailles, à l’avenir? Je pose ma question à nouveau, en quelque sorte.
Mgén Prévost : Je pense que la meilleure réponse que je peux vous offrir, c’est que tout le monde doit contribuer aux efforts. J’estime que les armées actuelles dans l’Ouest, au moins, ont donné autant qu’elles pouvaient à partir de leurs propres réserves. Le sénateur Dagenais a posé une question sur l’industrie. L’industrie doit contribuer aux efforts pour que nous puissions réarmer l’Ukraine au meilleur de nos capacités afin qu’elle puisse poursuivre le combat aussi longtemps que possible. Il ne s’agit pas seulement de l’armée; l’industrie a aussi un rôle à jouer.
[Français]
Le sénateur Smith : Ma question s’adresse au mgén Prévost. Lors de nos discussions, il était évident qu’on demandait à ce que le Canada augmente sa contribution de 2 % en matière de bonnes pratiques de fabrication pour armer nos forces armées comme il se doit et appuyer l’Ukraine dans cette guerre, en même temps.
[Traduction]
Pensons à l’avenir. Où en sommes-nous en matière d’armement, surtout si l’on considère un pays comme la Russie, qui aimerait bien passer par le nord de notre pays pour acheminer des hydrocarbures vers l’Europe par une route beaucoup plus courte? Comment pouvons-nous nous équiper pour être prêts à nous défendre en cas de quelconque agression de la Russie sur notre flanc nord, soit le Nord canadien?
Mgén Prévost : Je vous remercie de la question, qui est très vaste. Tout d’abord, je vous dirai qu’il est nécessaire de se reconstituer pour les combats rapprochés. Les Forces armées canadiennes ont perdu beaucoup de membres pendant la pandémie, même si elle n’est pas en cause. Il nous manque désormais 7 500 personnes dans les Forces armées canadiennes. C’est notre priorité. Nous axons nos efforts sur le changement de culture et la reconstitution de nos forces. Nous devons recruter et former davantage de militaires pour augmenter nos effectifs. Nous avons aussi besoin de réinvestissements.
Ce matin, la ministre Anand a annoncé de nouveaux investissements pour la défense continentale et le gouvernement a annoncé une mise à jour de la politique de défense, qui aura lieu à l’automne. Ces mesures permettront de moderniser les Forces armées canadiennes afin qu’elles soient fin prêtes à faire face aux défis futurs. Cela arrive à un moment intéressant de notre histoire. Merci.
La sénatrice Jaffer : Merci, major-général et madame McCardell, pour vos exposés.
Je tiens à vous remercier, major-général, et la ministre de la Défense, Mme Anand, pour votre excellent travail en Ukraine. Vous nous rendez très fiers.
Lorsque vous dites que vous souhaitez élargir les forces armées, j’espère que vous pensez à tous les Canadiens, parce que je sais qu’en Colombie-Britannique, de nombreux jeunes souhaitent s’enrôler. J’espère que vos efforts de recrutement viseront de nombreuses communautés.
Ma question s’adresse à Mme McCardell et au mgén Prévost, et porte sur les femmes, la paix et la sécurité. Comme vous le savez, le Canada a signé six résolutions qui permettent de veiller à ce que nous déployions des efforts spéciaux pour répondre aux besoins des femmes et à ce que nous les intégrions dans les divers processus, surtout en temps de guerre. En temps normal, je parlerais des processus de paix, mais c’est une vision à long terme. Je me demande quels sont les efforts que vous déployez à cet égard.
Madame McCardell, vous avez parlé d’inconduite sexuelle. Quelle forme d’aide est offerte aux femmes sur le terrain? Merci beaucoup.
Mgén Prévost : Merci. Je vais commencer par vous donner notre point de vue sur les femmes, la paix et la sécurité, et les enjeux fondés sur le sexe en matière de défense nationale et au sein des Forces armées canadiennes.
Nous travaillons à ce dossier depuis longtemps, et nous sommes un chef de file dans ce domaine. Par l’entremise de l’opération Unifier, nous assurons une présence en Ukraine depuis 2015 et nous avons appliqué ce que nous avons appris au fil des années. Nous avons mis en œuvre les mesures pour les femmes, la paix et la sécurité sur le plan tactique et opérationnel, et par l’entremise de notre travail sur la réforme de la défense. Nous avons réalisé 12 initiatives par l’entremise de l’opération Unifier, qui est suspendue pour le moment; nous espérons que nos efforts pour aider les forces armées de l’Ukraine au cours des sept dernières années leur serviront.
Mme McCardell : Merci, sénatrice Jaffer. C’est un enjeu très important. Avant l’invasion, notre travail en Ukraine visait surtout à mettre en œuvre les priorités relatives au fiat et nous avons continué d’appuyer le pays en cette période de conflit.
De façon particulière, le Canada fait partie des 39 pays qui ont saisi la Cour pénale internationale de la situation en Ukraine, notamment en ce qui a trait à la violence sexuelle et fondée sur le genre en période de conflit.
Nous avons aussi fourni 10 analystes de la police pour faciliter les enquêtes de la Cour pénale internationale, de même que 1 million de dollars destinés au fonds en fiducie de la Cour pour accroître sa capacité à enquêter sur les crimes sexuels et les crimes contre les enfants. De plus, nous avons octroyé 2,5 millions de dollars à la mission de surveillance des droits de la personne de l’ONU en Ukraine à des fins de reddition de comptes et pour monter notre dossier, pour rendre justice à ces victimes.
Dans l’intervalle, nous finançons aussi le soutien psychosocial des victimes et l’accès aux services de santé sexuelle et reproductive. Nous travaillons donc sur le terrain.
Je conclurais en disant que nous examinons la situation en cette période de conflit, mais que nous voulons aussi tenir compte de la voix des femmes dans le cadre des négociations de paix, lorsqu’elles auront lieu, et dans le cadre de la reconstruction de l’Ukraine. Nous voulons nous assurer de tenir compte des femmes.
Le président : Merci pour vos réponses à ces deux importantes questions de la sénatrice Jaffer.
Le sénateur Boehm : Je remercie nos témoins. Monsieur le président, je dirais, pour commencer, que j’aimerais beaucoup participer à la deuxième série de questions, mais je vais d’abord m’adresser aux représentantes d’Affaires mondiales Canada.
De nombreux sommets se tiendront au cours des prochaines semaines. Il y aura le sommet du Commonwealth au Rwanda, le sommet de l’OTAN à Madrid et le sommet du G7 en Allemagne. Tous ces événements représentent une occasion de passer un message. Je pense surtout au sommet de Kigali, où nous allons nous entretenir avec les États africains et autres États du Commonwealth. Je suppose que le Canada aura un certain poids, étant donné qu’il s’agit du deuxième plus important bailleur de fonds du Commonwealth. En même temps, M. Poutine empruntera le chemin habituel des despotes et offrira de la contre-information, ce qui sera problématique. Quelles mesures avez-vous prises pour passer le message aux pays qui n’ont pas accès à la bonne information au sujet de l’agression? C’est ma première question.
Ma deuxième question — que j’ai déjà posée à la ministre Joly auparavant — est la suivante : est-ce qu’il y a un plan d’aide à long terme de la part du Canada, lorsque les hostilités auront pris fin? Je pense notamment au Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et à l’aide aux personnes déplacées vers les pays voisins de l’Ukraine, et à la reconstruction ou au développement au-delà de ce qui sera offert par l’entremise de l’installation spéciale du Fonds monétaire international. Merci.
Mme McCardell : Merci. Je vais répondre à ces deux questions.
Vous ne serez pas surpris d’apprendre que la désinformation de la Russie a fait son chemin, surtout dans les régions du monde où elle a toujours eu une influence ou qui entretiennent de solides liens commerciaux dans le domaine de l’énergie ou des céréales. Nous luttons contre cette désinformation. Au cours des dernières semaines, nous avons analysé les principaux enjeux associés à ces pays, par l’entremise de consultations avec nos ambassades à l’étranger. Pourquoi les pays adhèrent-ils à la désinformation de la Russie et comment pouvons-nous nous y attaquer?
Dans de nombreux cas, par exemple, c’est une question de sécurité alimentaire. Comme je l’ai dit dans ma déclaration préliminaire, certains pays ont le sentiment que l’Ouest est en quelque sorte responsable de l’augmentation du coût des aliments, ce qui est complètement faux. Nous utilisons nos missions à l’étranger... et vous avez raison. Nous n’allons pas hésiter à utiliser la Réunion des chefs de gouvernement du Commonwealth, la RCGC, qui nous permet d’avoir accès à une grande partie du Sud global, pour lutter contre la désinformation de la Russie. Nous profiterons aussi de l’occasion pour démontrer que nous avons pris des mesures concrètes par l’entremise de l’aide humanitaire et d’autres efforts pour sortir les céréales de l’Ukraine. C’est l’une des priorités de la RCGC. Les pays de l’OTAN et du G7 sont de proches partenaires. Il faut coordonner nos interventions et travailler ensemble.
Pour ce qui est de la reprise, une conférence à ce sujet se tiendra en Suisse les 4 et 5 juillet. Il s’agira de la première conférence officielle à cette fin; nous allons donc examiner certains principes — et assurer la coordination entre les partenaires — en vue de la gestion de la reprise, et ce même pendant le conflit en cours. J’ai parlé de certains de ces principes, notamment la perspective des genres. Certains principes existaient avant, comme la réforme et la transparence des institutions.
Le travail sera pleinement entrepris en juillet, mais certains de ces sommets nous permettront de préparer le terrain pour que le Canada puisse démontrer son leadership.
La sénatrice M. Deacon : Merci. Vous nous offrez de nombreux renseignements précieux, opportuns, pertinents et urgents aujourd’hui.
Ma question a trait à une annonce récente du Royaume-Uni au sujet de l’instruction de quelque 10 000 soldats ukrainiens tous les 120 jours. Bien sûr, le Canada est familier avec l’instruction des forces armées ukrainiennes. Est-ce qu’il y a eu des discussions afin que les Forces armées canadiennes contribuent à un programme semblable dans un avenir rapproché?
Je suppose que Mme Grant serait la mieux placée pour répondre à cette question.
Mme Grant : Je vais laisser mon collègue du ministère de la Défense nationale répondre à cette question sur l’entraînement des FAC.
La sénatrice M. Deacon : Merci.
Mgén Prévost : Je peux certainement répondre à cette question. J’ai dit que nous avions suspendu l’instruction associée à l’opération Unifier ou, du moins, nous avons quitté le pays juste avant l’invasion. Toutefois, l’instruction s’est poursuivie de façon virtuelle. Nous avons aussi continué de former certains soldats ukrainiens dans des pays tiers afin qu’ils acquièrent des compétences particulières. J’ai aussi dit que les États-Unis établissaient des quartiers généraux en Europe pour répondre aux besoins à long terme de l’Ukraine, non seulement en ce qui a trait au renforcement des capacités, mais aussi en ce qui a trait à l’instruction.
Nous avons vu l’annonce du Royaume-Uni à ce sujet vendredi dernier. Nous élaborons également nos propres plans de formation dans le cadre de ces efforts. Nous venons d’entreprendre la discussion au sujet de l’annonce du Royaume-Uni, afin de voir de quelle façon le Canada peut y contribuer. Nous en sommes aux premières discussions, mais nous songeons à nos propres plans de formation.
Les Ukrainiens ne voulaient pas quitter leur pays. Ils se centraient sur la bataille, mais ils sont maintenant de plus en plus nombreux — et leur ministre de la défense, M. Reznikov en a fait l’annonce — à vouloir quitter le pays; les Forces armées canadiennes pourront donc saisir certaines occasions à cet égard, et nous vous transmettrons l’information lorsque nous en saurons un peu plus. Merci.
La sénatrice M. Deacon : Merci. Il semble qu’une partie du travail a été faite de façon virtuelle; c’est très bon à entendre.
Est-il trop tôt pour vous demander à quoi ressemblera la formation ou à quel endroit elle sera offerte? Est-ce qu’elle serait offerte dans un pays allié?
Mgén Prévost : Il est trop tôt pour le savoir. Nous savons ce que nous sommes prêts à offrir et combien de personnes nous avons pour faire le travail dans le même contexte que l’opération Unifier. Toutefois, nous songeons à la façon d’optimiser la contribution du Canada. Nous allons entreprendre la discussion avec le Royaume-Uni sur la façon dont nous pouvons l’aider, mais nous pouvons aussi travailler ailleurs. Comme je l’ai dit plus tôt, la formation est offerte depuis le mois de février dans des pays tiers, et le Canada y contribue. Merci.
La sénatrice M. Deacon : Merci.
Le sénateur Yussuff : Je tiens d’abord à remercier tous les témoins pour leur présence aujourd’hui. Major-général Prévost, ma question s’adresse à vous. Elle vous semblera peut-être étrange, mais la voici : quel objectif souhaitez-vous atteindre en Ukraine et comment saurons-nous qu’il a été atteint?
Mgén Prévost : Notre objectif en Ukraine est d’aider le pays à gagner cette guerre. Ce que Poutine a fait dans ce pays est illégal. Tout le monde devrait reconnaître que c’est un intervention illégale, et nous avons tout intérêt à protéger la démocratie à long terme. Notre objectif est que l’Ukraine gagne la guerre.
Un autre objectif est d’éviter une escalade en dehors de l’Ukraine, mais nous appuyons l’Ukraine à fond pour l’aider à mener cette bataille, car tout le monde devrait reconnaître qu’il s’agit d’une menace pour l’ordre mondial — l’ordre international fondé sur des règles — et pour nos démocraties.
Le sénateur Yussuff : Étant donné la quantité d’équipement militaire que nous fournissons à l’Ukraine, avons-nous prévu de réapprovisionner cet équipement au fur et à mesure qu’il s’écoule?
Mgén Prévost : Oui. C’est une question à laquelle je n’ai pas eu le temps de répondre lorsque le sénateur Dagenais l’a posée initialement.
Nous allons remplacer l’équipement que nous avons donné. Il faut que l’industrie — qui doit répondre à une forte demande en ce moment — continue à acheminer des armes vers l’Ukraine par l’intermédiaire de différents pays, mais dès que sa capacité le permettra, nous serons en mesure de reconstituer nos stocks. Nous espérons que l’industrie prend les mesures nécessaires pour augmenter sa capacité, afin que nous puissions voir nos dons compensés au sein des Forces armées canadiennes aussitôt que possible.
Le sénateur Yussuff : Merci.
Le président : Ceci nous ramène au début pour la deuxième série de questions. La durée maximale des interventions pour cette série est de deux minutes. Veuillez poser des questions très courtes. Je vais intervenir en pesant sur le bouton après deux minutes. Merci.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Je joins ma voix à celles de mes collègues pour dire aux gens des forces armées qu’on a beaucoup de fierté à voir comment vous faites votre travail en Europe, alors bravo et merci beaucoup. Ma question s’adresse au mgén Prévost.
On entend dire dans les médias, depuis quelques semaines et encore cette semaine, que les Russes ont bombardé des réserves d’équipement militaire fournies par leurs alliés de l’OTAN. J’aimerais avoir votre point de vue là-dessus. Est-ce une guerre de médias ou est-ce réel?
Actuellement, comment peut-on évaluer les deux camps? Y a-t-il un recul de l’Ukraine ou est-ce qu’on fait du sur place, donc il n’y a personne qui avance ni ne recule?
Mgén Prévost : Sur la question des dépôts d’armement, on sait que la Russie les cible. On sait que cela ne fait pas l’affaire du président Poutine que l’Ouest continue à aider l’Ukraine à obtenir la victoire. Maintenant, je n’ai pas d’information particulière à savoir s’il atteint son objectif. À certains endroits, on est au courant d’attaques qui ont avorté, mais lorsqu’il s’agit de la quantité d’équipements qui a été atteinte par ces attaques, je n’ai pas de renseignement là-dessus.
Maintenant, ce que l’on peut voir, c’est que ce nombre d’attaques contre l’infrastructure critique stratégique diminue avec le temps, selon ce que la Russie a comme armement disponible. Elle est en train de se débarrasser de son stock d’armement tout en essayant de mener cette guerre.
Quelle était la deuxième partie de votre question?
Le sénateur Boisvenu : Est-ce que la Russie avance ou recule dans ce conflit?
[Traduction]
Le président : Excusez-moi. Je crains que votre temps soit écoulé.
C’est à vous, sénateur Dagenais.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma question s’adresse au mgén Prévost.
Est-ce que les militaires ukrainiens ont la formation nécessaire pour utiliser les équipements fournis? J’ai entendu dire que même s’ils avaient eu un peu de formation, ils devaient se rendre sur le champ de bataille avec leurs tablettes — ce qu’on appelle un iPad — pour traduire et comprendre le fonctionnement de l’appareil.
Que pensez-vous de la formation? Est-ce qu’ils en reçoivent suffisamment?
Mgén Prévost : Merci pour la question, monsieur le sénateur.
Je vous répondrais que oui. D’abord, beaucoup d’équipements qu’on envoie en Ukraine — leurs équipements originaux étant soviétiques — sont très semblables et faciles d’emploi. Pour les pièces plus compliquées, comme les canons M777 qu’on a envoyés, elles venaient avec du matériel traduit pour eux et on leur a donné aussi de la formation sur l’équipement plus sophistiqué, comme les armes M777.
Dans un contexte d’armement de l’Ukraine, avec de l’équipement standard de l’Ouest — comme l’initiative que les Britanniques ont annoncée — cette formation va servir à former les Ukrainiens aux équipements de l’Ouest, à plus long terme.
Le sénateur Dagenais : Merci beaucoup.
[Traduction]
Le sénateur Boehm : Ma question s’adresse à Alison Grant. Dans l’attente du très grand Sommet de l’OTAN qui aura lieu à Madrid, comment évaluez-vous l’état actuel de l’OTAN? Est-ce que tout le monde est sur la même longueur d’onde? Est-ce que tout le monde est prêt? Compte tenu de la menace russe qui continue à s’exercer et qui, peut-être, s’intensifie, qu’en est-il de tous les scénarios qui ont pu être avancés?
Mme Grant : Merci de cette question. monsieur le président. Nous sommes en train de nous organiser pour le Sommet de l’OTAN qui aura lieu prochainement, les 29 et 30 juin, et je peux vous dire que l’ordre du jour est très vaste. Je pense que la dynamique de l’OTAN est très bonne; l’organisation est forte et saine. L’OTAN a très bien résisté à cette crise et a réagi avec force. Il y a eu un renforcement du flanc oriental. En outre, il y a eu des discussions très fécondes et très sérieuses sur ce que devrait être notre position sur le flanc oriental, et l’Ukraine a démontré qu’elle était très mobilisée.
À l’approche du sommet, je dirais que nos priorités actuelles sont essentiellement axées sur la finalisation de nos discussions sur le nouveau concept stratégique de l’OTAN. C’est le document clé sur lequel se fonde l’organisation, et il n’a pas été mis à jour depuis de nombreuses années. Nous approchons de la ligne d’arrivée, et les discussions se sont bien déroulées, sans dissension majeure.
Nous envisageons également une interaction avec l’Ukraine. Le président Zelenski sera invité au sommet, et nous sommes impatients de lui parler. Nous examinons les différents moyens de renforcer le travail de l’OTAN, non seulement au chapitre des déploiements forcés, mais aussi en ce qui concerne son budget. C’est très important. Comme le budget de l’OTAN n’a pas été examiné depuis un certain temps, ces discussions sont absolument essentielles.
J’ai parlé précédemment des discussions sur l’adhésion. Il est certain que nous avons eu des discussions avec les alliés sur l’adhésion de la Finlande et de la Suède. C’est une autre question au sujet de laquelle nous espérons faire des progrès lors du sommet, sinon au cours des étapes qui suivront. Merci.
[Français]
Le sénateur Gignac : Ma question s’adresse de nouveau au mgén Prévost.
Je veux profiter de votre présence aujourd’hui parmi nous, puisque la ministre de la Défense nationale vient juste d’annoncer un investissement de l’ordre de 4,9 milliards de dollars pour moderniser NORAD, et du fait de cette guerre en Ukraine, on apprend l’utilisation de missiles supersoniques — ce qui insécurise les Canadiens.
Actuellement, notre système de surveillance est-il en mesure de les détecter, et est-ce que notre système de défense est en mesure d’intercepter des missiles supersoniques?
Sinon, est-ce que cet investissement qu’on annonce sera en mesure de protéger les Canadiens?
Mgén Prévost : Pour répondre à la question, les systèmes actuels ne sont pas en mesure de détecter les missiles hypersoniques qui ont été utilisés en Ukraine par les Russes. D’ailleurs, ce sont des systèmes qui n’ont pas très bien fait leurs preuves en Ukraine.
Nos systèmes ne les détectent pas et les investissements que la ministre a annoncés aujourd’hui vont certainement aider à moderniser les systèmes de détection qu’on a actuellement et qui n’ont pas été modernisés durant les 30 dernières années. Alors, les 4,9 milliards de dollars qui ont été annoncés aujourd’hui serviront à augmenter la détection avec des systèmes de radar au-delà de l’horizon, avec des capacités à l’échelle de l’espace, et de moderniser nos systèmes de commandement, de contrôle et de soutien décisionnel.
C’est un pas dans la bonne direction et évidemment, la technologie avance très rapidement et on doit se mettre à niveau.
Le sénateur Gignac : Aura-t-on des systèmes d’interception sur le sol canadien? Parce qu’à l’époque, on avait refusé d’être dans le bouclier antimissile, donc on ne l’a pas, sur le territoire canadien.
Mgén Prévost : Je n’ai pas assez de détails, je n’ai pas vu l’annonce de ce matin et il faudra regarder ce qu’elle comprend et ce qui est dans le programme. On continue de se moderniser et, comme vous le savez, il y a aussi la politique de défense qui sera revue à l’automne prochain, alors le travail commence.
Le sénateur Gignac : Merci, major-général.
[Traduction]
Le président : Merci. Voilà qui nous amène à la fin de notre premier groupe d’experts. Je remercie mes collègues de leurs questions très utiles et bien approfondies.
Je veux d’abord vous remercier, major-général Prévost, madame McCardell et madame Grant, de vous être joints à nous aujourd’hui, d’avoir répondu avec franchise et de nous avoir communiqué beaucoup de renseignements, dont certains que nous n’avions pas encore entendus. Au nom de notre comité, je profite de l’occasion pour vous remercier de tout le travail important que vous accomplissez chaque jour, et je sais que cela inclut parfois la nuit. Je formule ces remerciements au nom de tous les sénateurs et, en fait, de tous les Canadiens. Alors, merci beaucoup de vous être joints à nous. Nous vous souhaitons bonne chance. Merci.
Sénateurs, nous passons à notre deuxième groupe de discussion. Pour ceux d’entre vous qui nous rejoignent en direct, nous nous réunissons aujourd’hui pour recevoir un exposé sur l’état actuel de la sécurité en Ukraine. Je souhaite maintenant la bienvenue à notre deuxième groupe d’experts. Nous accueillons Kerry Buck, professionnelle en résidence à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa et ancienne ambassadrice du Canada à l’OTAN; Alexander Lanoszka, professeur adjoint à l’école des relations internationales de l’Université de Waterloo; et Nicole J. Jackson, professeure agrégée et chaire d’études supérieures de l’École d’études internationales de l’Université Simon Fraser. Nous essayons toujours de joindre en ligne M. Konstantin Eggert, qui est correspondant pour les États baltes à la Deutsche Welle, le radiodiffuseur international allemand.
Merci de vous joindre à nous aujourd’hui par vidéoconférence. Je vous invite à formuler vos déclarations liminaires, qui seront suivies des questions de nos membres. Nous allons commencer par Mme Buck.
[Français]
Kerry Buck, professionnelle en résidence, École supérieure d’affaires publiques et internationales, Université d’Ottawa, et ancienne ambassadrice du Canada à l’OTAN, à titre personnel : Merci pour cette invitation à comparaître devant votre comité.
[Traduction]
Comme il s’agit de la première audience du comité sénatorial sur la guerre en Ukraine, je vais prendre un peu de recul et me concentrer non pas sur les détails du conflit sur le terrain en Ukraine ou sur les contributions du Canada, mais sur les risques en matière de sécurité que la guerre fait planer sur l’Ukraine, la communauté internationale et le Canada.
Mes observations se fondent sur mon expérience de près de 30 ans en tant que diplomate canadienne appelée à traiter des questions de guerre et de paix. Il s’agit donc d’un point de vue personnel et de mon analyse personnelle.
Je vais aborder deux enjeux. Premièrement, pourquoi la Russie a-t-elle attaqué l’Ukraine, quel est son objectif définitif, et qu’est-ce que cela peut signifier pour la suite de la guerre? Deuxièmement, je parlerai du risque que la guerre constitue pour la sécurité euroatlantique, y compris pour les intérêts du Canada sur le plan de la sécurité.
Je vais essayer de faire cela en neuf minutes.
Voici trois raisons pour lesquelles je pense que Poutine a agi contre l’Ukraine. Premièrement, la démocratisation. Poutine craint les révolutions de couleur. Si l’OTAN s’est élargie au fil des ans depuis la dissolution de l’ancienne Union soviétique, ce n’est pas parce que l’OTAN a pénétré dans ces États, mais bien parce que les États de l’ancienne Union soviétique ont cherché à devenir membres de l’organisation. D’une certaine manière, au cours des premières années suivant la dissolution, l’OTAN a été considérée comme une passerelle pour adhérer à l’Union européenne. Étant donné que l’OTAN et l’Union européenne offrent un modèle plus attrayant que celui proposé par le président russe, la pire des choses pour ce dernier est la possibilité de se retrouver avec une Ukraine dotée d’une démocratie dynamique et d’une économie prospère juste à côté de chez lui.
Avant le déclenchement de la guerre en février, l’Ukraine pouvait se vanter d’avoir une gouvernance et un niveau de développement économique que le président Poutine est incapable d’offrir à ses propres citoyens. À cause de la guerre, par exemple, le PIB russe devrait diminuer de 8,5 % en 2022, ce qui signifie que les choses ne feront qu’empirer pour le peuple russe.
Je pense que la deuxième raison pour laquelle le président Poutine a choisi d’envahir l’Ukraine est la faiblesse perçue de l’Occident. Au début de la guerre, il s’attendait probablement à ce que la réponse occidentale soit aussi faible — voire plus faible — qu’elle l’avait été lors de l’invasion de la Crimée, en 2014. Et pourquoi s’attendait-il à ce que ce soit le cas? Je pense que cela s’explique par un certain nombre de facteurs.
Premièrement, les États-Unis sortent tout juste de la présidence Trump, durant laquelle s’est affaibli le leadership mondial américain, le président Trump se montrant ouvertement favorable à Poutine et défavorable à l’OTAN. Parallèlement, il y a d’autres dirigeants européens comme Viktor Orbán et, de temps en temps, le président Erdoğan en Turquie qui ont fait montre d’une ouverture accrue à l’égard de la Russie.
Deuxièmement, c’était à un moment où il y avait un changement de leadership en Europe. Au moment de l’invasion de la Crimée, en 2014, une grande partie du travail pour durcir les positions de l’UE face à la Russie et maintenir les sanctions s’appuyait sur le leadership d’Angela Merkel et du Royaume-Uni... Cette fois, le Royaume-Uni n’était plus dans l’UE et Angela Merkel n’était plus en poste. Au moment où la Russie a envahi l’Ukraine, les Russes n’étaient pas certains de l’orientation que prendraient les nouveaux dirigeants allemands. Je pense donc que le président Poutine s’attendait — et c’est ce qu’il espérait — à ce que l’unité occidentale ne soit pas aussi forte qu’elle l’a été et qu’elle s’effiloche rapidement.
Je pense que la troisième raison est le type de leadership de Poutine. Ce qui s’est passé au fil du temps, c’est qu’il a consolidé son contrôle. Il a supprimé un grand nombre des freins et contrepoids qui, semble-t-il, existaient plus tôt dans son propre régime. Beaucoup d’entre nous, moi y compris, pensaient que la Russie bluffait au sujet d’une possible invasion parce que nous croyions que Poutine ne pouvait prendre cette décision seul. Même en 2014, lorsque Poutine a décidé d’annexer la Crimée, cette décision a été prise après une nuit d’intenses discussions avec son cercle restreint au Kremlin et après avoir commandé des sondages secrets pour se faire une idée de l’opinion publique. Il y avait encore un semblant de régime, même si Poutine en contrôlait les rênes de très près, sauf que maintenant, je crois qu’il est seul. Il est devenu un dictateur qui rattache tout à lui. Les rivaux sont purgés, les loyalistes sont récompensés, il entretient le culte de sa personnalité, et tout le pouvoir est entre les mains du glorieux leader.
Ces types de dictatures sont plus imprévisibles que d’autres. Elles sont plus dangereuses pour le monde extérieur que les autres types d’autocraties. Des chercheurs se sont penchés sur ce type de dictateurs centrés sur eux-mêmes et ont conclu qu’ils étaient plus susceptibles de déclencher des guerres et d’obtenir de moins bons résultats sur le plan militaire — ce qui n’est pas surprenant puisqu’ils s’entourent de béni-oui-oui.
Qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir de la guerre? Malheureusement, la guerre en Ukraine est « jeune » par comparaison aux autres guerres. Elle est déjà passée par plusieurs phases, comme l’a dit précédemment le témoin du ministère de la Défense nationale. La phase initiale était celle où Poutine et de nombreux commentateurs occidentaux pensaient que la Russie s’en sortirait bien sur le plan militaire, qu’elle allait arriver à ses fins rapidement et qu’elle allait même être en mesure de remplacer le gouvernement du président Zelenski. Je suis heureux de pouvoir dire que cette phase s’est terminée assez rapidement.
La phase suivante a été marquée par les succès et la résilience des Ukrainiens, rendus possibles par la détermination des troupes ukrainiennes, le leadership ukrainien et la mobilisation des citoyens. Il convient toutefois de souligner que l’important soutien de l’Occident a aussi contribué à ce résultat. Les efforts de formation déployés après 2014 par le Canada, le Royaume-Uni et d’autres pays ont été essentiels, de même que le changement de politique dans le soutien occidental, qui est passé de la fourniture d’armes non létales à celle d’armes létales, puis à celle d’armes plus lourdes. C’est un changement qui s’est fait plus récemment, mais un changement d’une grande importance.
C’est, je pense, ce qui a mené à la troisième phase de la guerre — celle dans laquelle nous sommes — qui a vu la Russie commencer à concentrer ses troupes et son artillerie dans le Sud et l’Est du pays, en semblant vouloir consolider et élargir son contrôle sur le Donbass et sans doute créer une voie vers la Crimée. Cette phase promet d’être longue. Il y a quelques jours, tout juste après la rencontre des ministres de la Défense de l’OTAN, Jens Stoltenberg a déclaré s’attendre à ce que la guerre dure très longtemps. Je suis d’accord avec lui. Toutefois, personne ne sait quelle tournure la guerre prendra.
Je vois trois scénarios qui présentent tous des risques immédiats et à long terme pour le Canada et le reste de l’Euro-Atlantique — autrement dit, l’Ouest.
Dans le premier scénario, la Russie continue de se concentrer sur le Donbass, et la guerre perdure ou se transforme en conflit latent. Je pense que dans ce cas, peu importe le niveau d’activités militaires, on peut s’attendre à ce que les Russes continuent de déstabiliser le gouvernement à Kiev. Du côté des Ukrainiens, on peut s’attendre à des tactiques insurrectionnelles constantes émanant des territoires qu’ils contrôlent, de même qu’à l’intérieur du Donbass.
Dans le deuxième scénario, on assiste à une escalade. Même si les Russes ont décidé de concentrer leurs activités militaires dans le Donbass, ils poursuivent leurs attaques à l’artillerie et sous d’autres formes contre les infrastructures et les civils dans tout le pays. Les risques d’une escalade à l’intérieur de l’Ukraine sont très présents. Toutefois, il existe aussi un risque plus général d’une escalade ou d’un débordement à l’extérieur des frontières ukrainiennes, qu’il soit voulu ou accidentel. Selon le discours que tiennent dernièrement le Kremlin et les médias russes alliés du Kremlin, la Russie souhaite encore en découdre avec les alliés de l’OTAN et les pays qui s’y joindront bientôt. Il n’est pas impossible que Poutine cherche à tester la détermination de l’OTAN en lançant des attaques de petite envergure contre un de ses territoires ou contre sa cyberdéfense ou sa défense maritime. Il faut donc que l’OTAN soit prête.
Il est même encore plus possible que ce soit un accident qui déclenche l’escalade. Les avions russes volent à quelques mètres de distance des avions de l’OTAN. Des collisions ont été évitées de justesse en mer. Contrairement à ce qui s’est passé pendant la guerre froide, de nombreux garde-fous en place à l’époque pour atténuer les risques d’accident — lignes de communication, contrôle des armements ou traités nucléaires — ne sont plus en place. Le risque est donc très élevé, et j’inclus dans cela — nous pourrions en discuter pendant la période des questions — le risque que Poutine brave l’interdit en place depuis la Deuxième Guerre mondiale en ayant recours à des armes nucléaires tactiques. À mon avis, ce serait pure folie de ne pas se préparer à cette éventualité.
Le troisième scénario est celui d’une défaite de la Russie. À mon avis, il s’agit, malheureusement, du moins probable des trois. J’aimerais qu’il en soit autrement. Le fait est que la Russie — malgré l’incompétence dont elle a fait preuve au début de la guerre et le moral de ses soldats — possède plus de puissance de feu et de soldats. Qui plus est, une défaite va à l’encontre des vues de Poutine sur ce qu’est le leadership et ce qu’est la grande Russie. Il faut donc se demander à quoi une victoire pourrait ressembler. Si une victoire pour l’Ukraine ne peut en être une que si aucun centimètre carré du territoire ukrainien n’est concédé à la Russie, je pense qu’il n’y aura pas alors de victoire. C’est malheureux. Il faudra à un moment donné parvenir à un compromis. Cependant, les dirigeants ukrainiens sont les seuls à pouvoir décider quand ce moment sera venu. Les dirigeants occidentaux qui demandent des négociations maintenant ne feront que donner l’apparence de plomber l’unité occidentale.
L’Ukraine devra se trouver en position de force lors d’éventuels pourparlers diplomatiques. Le président Zelenski devra marcher sur une corde raide le moment venu. Ce que l’Ouest doit retenir, c’est qu’elle doit redoubler d’efforts pour fournir des armes et d’autres formes de soutien à l’Ukraine.
De ces trois scénarios, la meilleure situation — ou devrais-je dire la moins pire — ne peut se produire que si l’Ouest augmente son soutien pour permettre à l’Ukraine de se trouver en position de force.
Il ne me reste plus beaucoup de temps, et j’ai promis de vous parler des autres risques que la guerre présente pour la sécurité du Canada et de la région euro-atlantique.
À bien des points de vue, l’OTAN et l’Ouest ont bien répondu au conflit, en particulier quand je compare la situation à ce qui s’est passé en 2014, car l’unité de l’OTAN a été renforcée, les plans de défense de l’OTAN ont été activés, l’OTAN et l’Union européenne travaillent main dans la main, la Finlande et la Suède sont à la porte de l’OTAN, etc. Ce sont les bonnes nouvelles.
Toutefois, le Canada et la communauté internationale doivent s’occuper de trois éléments qui présentent des risques immédiats et à long terme.
De toute évidence, les pertes de vie massives, les atrocités et la déportation forcée laisseront des marques en Ukraine pendant des générations. Le soutien de l’Occident pour la reconstruction, la poursuite des criminels de guerre et la relance économique sont importants aujourd’hui et le seront pendant de nombreuses années à avenir.
Lorsque j’ai dirigé des groupes de travail sur des crises importantes et des guerres, je m’assurais toujours d’avoir un groupe en marge pour réfléchir aux besoins à long terme et à la contribution du Canada à cet égard. J’ose espérer, et cela semble être le cas, qu’une partie de ce travail est en cours. C’est ce dont nous avons besoin dans le cas de l’Ukraine.
Tous les scénarios dont j’ai parlé présentent aussi le risque d’avoir des répercussions négatives sur l’OTAN à long terme. Selon le pourcentage du territoire ukrainien que la Russie réussit à contrôler, il sera plus difficile pour l’OTAN de défendre son territoire. L’OTAN doit renforcer encore davantage son flanc est. Je m’attends à ce qu’il en soit question au sommet de Madrid.
À mon avis, il y a un risque encore plus grand que celui sur le plan géographique pour l’OTAN, et c’est celui de voir l’unité commencer à s’effriter si la guerre s’inscrit dans la durée. Nous commençons à le voir actuellement. Des efforts diplomatiques intenses seront nécessaires à long terme.
Les risques à long terme pour le Canada vont au-delà des chocs économiques et de la crise des réfugiés, et vont se manifester notamment dans l’Arctique. Nous avions une bonne collaboration avec la Russie avant la guerre, même après 2014. Ce ne sera plus possible. Avec la fonte des glaces, le trafic maritime augmentera considérablement. Sommes-nous prêts? Comment la Russie se positionnera-t-elle?
Nous devons aussi renforcer nos capacités dans d’autres domaines. La cyberrésilience, y compris dans le secteur privé, et la résilience à la désinformation seront des éléments qui nous aideront à renforcer nos démocraties.
Puis, dans ce contexte, le Canada doit disposer des ressources diplomatiques et de défense spécialisées nécessaires pour influer sur l’orientation que prendra la réponse de la communauté internationale à ce que je considère être un environnement international radicalement transformé et marqué par des surprises stratégiques et la violation des normes de droit international de longue date relativement à la souveraineté territoriale.
À mon point de vue, ce sont tous des domaines dans lesquels les gouvernements canadiens qui se sont succédé ont sous-investi. Je recommande aux membres du comité de lire le rapport sur la sécurité internationale de l’Université d’Ottawa, que nous venons de publier, qui souligne ce point.
Le Canada a beaucoup de pain sur la planche. Nous avons bien réagi. Nous sommes dans le premier tiers des pays ayant le plus soutenu l’Ukraine. Je suis très fière de ce que nous avons fait. Il reste encore du travail à faire. La guerre illégale qui se déroule en Ukraine en témoigne très clairement. Je vous remercie.
Le président : C’est toute une entrée en la matière, madame Buck. Je vous remercie de cet examen approfondi de la situation.
Vous avez mentionné l’Arctique et vous savez sans doute que quatre ou cinq semaines avant l’invasion de l’Ukraine, le comité a entrepris une étude sur la sécurité et la défense de l’Arctique axée sur les infrastructures. Elle tombe juste à temps dans les circonstances, malheureusement.
Nous passons maintenant à M. Alexander Lanoszka.
Alexander Lanoszka, professeur adjoint, Relations internationales, Université de Waterloo, à titre personnel : Je vous remercie. Je voudrais aussi remercier le président et les membres du comité de leur invitation à venir témoigner devant le comité aujourd’hui. C’est un grand honneur pour moi de participer à ces discussions de la plus haute importance.
[Français]
Je vous remercie de votre invitation.
[Traduction]
Je vais me concentrer aujourd’hui sur les aspects passés, présents et futurs de l’opération militaire spéciale de la Russie qui a durement frappé l’Ukraine et déstabilisé l’Europe. Mon domaine d’expertise porte sur les mesures de défense dissuasives de l’OTAN, en particulier sur la frontière est de l’alliance. Je serai donc heureux de répondre à vos questions sur ce sujet.
L’opération militaire spéciale qui a commencé le 24 février 2022 constitue une grave escalade dans la guerre que la Russie a lancée en Ukraine en 2014 lorsqu’elle s’est emparée de la Crimée et a déstabilisé la région du Donbass.
La déferlante de bombes sur Kiev et Kharkiv plus tôt cette année s’est transformée en débâcle militaire. Pour de nombreux spécialistes militaires, les difficultés éprouvées par les forces armées russes dans une guerre interarmes tranchaient nettement avec l’idée qu’ils se faisaient de l’armée russe avant le 24 février.
L’armée de l’air russe n’a effectué qu’un nombre très limité de sorties. L’Ukraine est restée en communication avec le reste du monde. Ses structures de commandement et de contrôle sont demeurées intactes. La résistance ukrainienne s’est révélée beaucoup plus agile, déterminée et capable qu’il avait été présumé.
À ce jour, nous estimons que l’armée russe a perdu de 15 000 à 33 000 soldats au combat, un nombre colossal si l’on considère que l’Union soviétique en a perdu 15 000 pendant ses 10 ans de guerre en Afghanistan qui ont contribué à son effondrement.
Cela étant dit, à l’aube du quatrième mois de l’opération militaire spéciale, j’éviterais d’accorder trop d’importance aux succès remportés par l’Ukraine jusqu’à maintenant.
Le fait est que du point de vue unique de Poutine, il n’est pas tout à fait clair qu’il est en train de perdre. Les coûts physiques et économiques pour l’Ukraine sont énormes. On estime à 45 % la baisse de son PIB cette année. Il semble qu’aux yeux de Poutine, si l’Ukraine ne peut pas lui appartenir, elle ne peut pas appartenir non plus aux Ukrainiens.
Comme il semble que la Russie n’ait pas de plan crédible pour reconstruire, après la guerre, les territoires ukrainiens qu’elle contrôle, sa destruction gratuite sert, tout au plus, à ajouter une pression coercitive sur Kiev, ou minimalement, à la punir.
La Russie dispose d’un avantage en matière d’artillerie lourde qu’elle utilise pour écraser la résistance ukrainienne, en particulier à Louhansk en ce moment, ce qui explique les combats qui se déroulent à Severodonetsk et aux alentours.
Par ailleurs, la Russie a gagné jusqu’à 20 % du territoire ukrainien depuis 2014. Elle a étendu sa mainmise dans la région de Donetsk, de Louhansk, de même que celle de Kharkiv.
Fait extrêmement important, elle s’est emparée dans la région de Zaporijjia de composantes importantes de l’infrastructure énergétique nationale et, bien entendu, des villes portuaires de Berdiansk et Marioupol. La Russie s’est aussi emparée de la ville de Kherson et des parties orientales de cette région autonome qui donnent à la Russie une voie terrestre vers la Crimée et le Donbass.
Enfin, l’armée russe a connu maints échecs, mais la marine russe a réussi à réaliser un habile blocus de l’Ukraine depuis la mer Noire, malgré la perte de son navire amiral, une perte qui a constitué une défaite plus tactique que stratégique.
Cela étant dit, il y a de bonnes nouvelles pour l’Ukraine, notamment son extraordinaire résolution à continuer les combats. Elle est consciente de ce qui est en jeu ici pour sa propre survie comme pays, étant donné ce que l’on voit se produire dans les territoires occupés par la Russie.
La Russie a l’avantage de l’artillerie, et l’Ukraine, celui de ses effectifs, en particulier depuis que les groupes tactiques de bataillon russes semblent de plus en plus être une force désuète, en sous-effectif, comme ils l’ont été tout au long de la campagne.
Selon des sondages, la grande majorité des Ukrainiens croient qu’ils peuvent remporter la guerre.
Autre élément important, l’Ukraine fait preuve de patience dans son recours à la force militaire. Le moral des troupes russes est bas. Le front russe ne s’est pas effondré en raison de sa quantité massive d’équipement. Ainsi, l’Ukraine procède à des contre-offensives, de manière plutôt judicieuse, faisant souvent de la nécessité une vertu en raison des pénuries de munitions et de sa volonté de limiter les pertes. Elle cède du terrain pour gagner du temps. Il n’est pas déraisonnable de penser que l’Ukraine pourrait reprendre la ville de Kherson cet été.
L’activité partisane dans la ville va s’intensifier à l’approche des forces ukrainiennes. Nous l’avons vu ces dernières semaines. Si Kherson est libérée, cela mettra de la pression sur Melitopol, la ville suivante sous emprise russe. La libération de cette ville accentuera encore plus la pression sur le contrôle russe de la voie terrestre que je viens de mentionner.
Après tout, les forces armées russes sont trop dispersées dans le sud et l’est de l’Ukraine, beaucoup étant concentrées dans certaines parties clés du Donbass. En effet, malgré les pertes ukrainiennes importantes annoncées ces dernières semaines, les Russes n’ont toujours pas réussi la moindre percée stratégique dans le Donbass.
Severodonetsk semble en effet se transformer en une nouvelle Mariopol, soit une ville qui aurait dû être rapidement renversée et qui devient, dans le meilleur des cas, une victoire à la Pyrrhus pour les Russes.
Qu’est-ce que cela signifie pour un éventuel règlement négocié? J’ai du mal à en imaginer un dans un avenir proche. Si ce que j’avance est vrai, la nécessité de négocier ne sera même pas envisagée par les parties. Cet optimisme mutuel par rapport à la guerre entravera les négociations que l’Ukraine, je le répète, a tenté de mener sérieusement en mars avec tous les effets que l’on constate aujourd’hui.
Du reste, du point de vue de l’Ukraine, il semble, à juste titre d’ailleurs, que toute entente conclue aujourd’hui avec la Russie permettrait uniquement à cet agresseur de rassembler ses troupes et d’attaquer à nouveau au moment opportun. L’attention stratégique de l’Occident étant maintenant axée sur l’Ukraine, à laquelle il envoie de plus grandes quantités d’aide militaire, le pays optera pour la meilleure solution militaire possible afin de se présenter aux inévitables négociations dans la position la plus solide possible.
Pour les raisons citées par mon collègue, et que je peux approfondir plus tard dans nos discussions, la perte de l’Ukraine est mauvaise aux yeux de leaders russes comme Poutine, mais pas nécessairement néfaste à leur survie politique. En effet, Poutine peut perdre l’Ukraine et demeurer au pouvoir. Il n’est donc pas bien pressé de négocier, même si la situation sur le champ de bataille est à son désavantage, du moins selon certains vecteurs. Merci beaucoup de me recevoir. J’ai hâte de discuter avec vous.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Lanoszka. C’était très utile. Le prochain témoin est Nicole Jackson. Veuillez prendre la parole dès que vous serez prête.
Nicole J. Jackson, professeure agrégée et chaire d’études supérieures, École d’études internationales, Université Simon Fraser, à titre personnel : Bonjour tout le monde. C’est un honneur de participer à ces discussions et d’apprendre les détails de toutes les mesures vitales prises par le Canada.
Aujourd’hui, dans ma déclaration, je vais exhorter le gouvernement canadien à clarifier ses objectifs en Ukraine, de même que les avantages et les coûts de leur concrétisation. D’abord, je vais brièvement souligner les conditions de sécurité en Ukraine de mon point de vue afin de fournir un contexte adéquat. Ensuite, je vais cerner deux objectifs possibles, ainsi que certains avertissements par rapport à chacun.
Les conditions de sécurité en Ukraine sont désastreuses, comme nous l’avons entendu. Elles sont aussi fluctuantes et complexes, ce qui rend absolument vital l’examen des options qui s’offrent au Canada. La guerre s’est déplacée, comme on nous l’a dit, dans le Sud et l’Est de l’Ukraine, où l’armée russe progresse graduellement malgré une forte résistance. Les Ukrainiens vivent une grande insécurité, des millions sont déplacés et des milliers sont tués. Il y a beaucoup de crimes de guerre présumés, comme les exécutions sommaires et les viols planifiés qui sont signalés. La destruction de l’infrastructure, de l’environnement et des ressources de l’Ukraine se poursuit. La guerre a aussi des incidences régionales et mondiales connues et encore inconnues, y compris la hausse des prix de l’énergie et de la nourriture. Plus longtemps elle durera, plus ces conséquences seront graves. Qu’est-ce que cela veut dire pour le Canada?
Comme nous l’avons entendu, le Canada apporte une aide financière, humanitaire et militaire considérable à l’Ukraine. Selon le Kiel Institute for the World Economy, le Canada est le quatrième contributeur en importance après les États-Unis, la Pologne et le Royaume-Uni, si l’on se fie aux engagements et livraisons divulgués. De pair avec nos alliés, nous avons dépensé un total estimé à 85 milliards d’euros en engagements entre gouvernements du 24 janvier au 7 juin. D’autres engagements pour des quantités ahurissantes d’aide létale ont été annoncés la semaine dernière.
La question est la suivante : compte tenu des conditions de sécurité actuelles, que peut faire ou devrait faire le Canada de plus? Je crois que les objectifs clés du Canada pourraient être clarifiés et mis à jour. Les stratégies pour atteindre ces objectifs dépendent de ce qui se passe sur le terrain, évidemment, ainsi que de notre compréhension des intentions de Poutine.
Un objectif serait de repousser la Russie hors du territoire ukrainien en entier. C’est ce que l’Ukraine a choisi de faire et ce que le gouvernement canadien et ses alliés appuient actuellement. Un autre objectif serait de militer pour la paix dès que possible puisque cela s’avère graduellement réaliste. Je vais maintenant approfondir ces deux objectifs.
L’objectif annoncé est d’aider l’Ukraine à chasser la Russie de son territoire. Dans l’atteinte de cet objectif, le gouvernement canadien, entre autres, a promis d’accroître l’approvisionnement de Kiev en armes létales et offensives. Un avantage clé de cet objectif est, comme on l’a dit, que le Canada continue de défendre l’Ukraine et les Ukrainiens ainsi que le principe de l’autodéfense et de l’intégrité territoriale. Si l’on permettait à la Russie de sécuriser les territoires saisis en 2014, et surtout d’étendre son emprise, l’Ukraine deviendrait un pays amputé et appauvri, probablement avec un accès réduit, voire inexistant, à la mer Noire, ce qui serait une perte majeure pour l’Ukraine. D’autres avantages, et ils sont nombreux, comprennent la possibilité de dissuader la Russie de toute agression future et, de l’avis de beaucoup, de protéger l’ordre international libéral ou fondé sur des règles.
J’estime que tout cela est louable. Toutefois, les Canadiens doivent connaître les cinq conséquences possiblement négatives de cet objectif. Premièrement, comme on l’a dit, il pourrait s’agir d’une très longue guerre d’attrition. La durée actuelle du conflit est inconnue. Il pourrait se poursuivre pendant des mois ou des années avant que les deux parties estiment qu’il n’est plus dans leur intérêt de se battre. Beaucoup d’autres décès sont à prévoir et le pays, déjà dévasté, sera encore plus ruiné, ce qui peut laisser supposer la possibilité d’une autre Syrie.
Deuxièmement, toujours plus d’aide militaire, comme des systèmes de roquettes sophistiqués et des obusiers, peut être nécessaire pour atteindre cet objectif et, encore là, les résultats ne sont pas garantis. La Russie pourrait ne pas revenir aux frontières de 1991 de l’Ukraine. Des milices prorusses sont présentes dans le Donbass depuis 2014, et Poutine semble résolu à garder la région.
Mes recherches indiquent que, dans des conflits antérieurs au sein de l’ancien empire soviétique, soit en Géorgie et en Moldavie, le régime russe a eu recours à un éventail de moyens militaires et autres pour maintenir sous sa coupe les territoires séparatistes. La Russie a longtemps déstabilisé les pays pour les pousser à agir dans son intérêt. Il serait très difficile de déloger ses troupes de Louhansk et de Donetsk ou de la Crimée. Il ne sera pas aisé de changer les prémisses sur lesquelles Poutine fonde sa guerre, qui repose en grande partie sur l’émotion et une identité imaginaire. C’est le prestige de l’homme qui est en jeu. Les sanctions ont certes une incidence sur l’économie russe, mais leur effet est de longue haleine et les prix du pétrole demeurent élevés.
Troisièmement, il y a un risque bien réel, mais inconnu, d’escalade, comme on nous l’a dit. Cela comprend les armes nucléaires, chimiques et biologiques et les risques d’erreurs dans la foulée de l’intensification des combats, l’introduction de nouvelles armes de longue portée et la participation accrue de certains États occidentaux.
Quatrièmement, la Russie dispose de nombreux autres moyens non militaires hybrides et militaires pour créer des perturbations régionales et mondiales. Les mesures prises en Ukraine pourraient accidentellement accroître les risques d’autres conflits. Par exemple, des troupes russes demeurent postées partout dans l’ancienne Union soviétique, soit en Moldavie, en Géorgie, plus précisément à Batoumi, en Arménie et en Azerbaïdjan. La Russie a des bases militaires en Asie centrale, soit au Tadjikistan et au Kirghizstan, et en Afghanistan voisin, un pays contrôlé par les talibans, en proie à la famine et abandonné récemment par les États-Unis. La guerre en Ukraine montre le danger que ces troupes peuvent représenter.
Cinquièmement, plus cette guerre dure, plus la Russie se tournera vers l’Est en quête d’alliés. Beaucoup d’États observent la situation pour voir à quel point l’Occident demeure uni et réagit à l’agression russe. Certains seront dissuadés d’une future agression militaire par peur de la réaction occidentale. D’autres jugeront les États-Unis et l’OTAN responsables parce qu’ils alimentent la guerre en apportant une aide militaire à l’Ukraine.
Un deuxième objectif serait de militer pour la paix dès que possible. Actuellement, les Ukrainiens ne sont pas en faveur de négociations et on est peu enclin à les promouvoir à l’échelle internationale. Un objectif réaliste pourrait être de revenir aux frontières préalables à l’invasion du 24 février, puis de négocier.
L’avantage d’un règlement négocié dès que possible serait de mettre un terme à la tuerie et à la destruction, de commencer la reconstruction, de permettre aux réfugiés de rentrer chez eux et aux enfants de retourner à l’école. Cela pourrait aussi contribuer à une résolution politique dans le Donbass et prévenir la création d’un autre soi-disant conflit gelé ou encore l’annexion d’un autre territoire par la Russie.
Évidemment, il faut s’attendre à ce que ce ne soit pas facile. Vu les preuves croissantes d’atrocités et la quasi-absence d’entente sur les faits, certains vont inévitablement avancer qu’il est trop tôt, que c’est trop naïf ou trop dangereux. Poutine semble peu disposé à chercher la paix. Les négociations nécessiteraient un cessez-le-feu et, oui, la Russie pourrait en profiter pour rassembler ses troupes et attaquer à nouveau. Toutefois, le gouvernement canadien devrait être prêt à soutenir un effort visant à trouver un compromis dès que les Ukrainiens y seront disposés. M. Danilov, secrétaire du Conseil de sécurité nationale et de défense de l’Ukraine, a récemment émis cette possibilité bien réelle, quoique toujours éloignée, d’un règlement négocié. Il demanderait probablement des discussions ardues sur les droits des russophones du Donbass, sur le statut des territoires saisis par la Russie en 2014 et sur la façon dont l’Occident peut fournir certaines garanties de sécurité à l’Ukraine.
Pour conclure, les Canadiens ont besoin d’une idée claire des buts, fardeaux financiers, limites et possibles conséquences involontaires de notre engagement. Le Canada pourrait continuer de soutenir l’armement de l’Ukraine, resserrer les sanctions contre la Russie et en imposer de nouvelles. Toutefois, les Canadiens doivent aussi comprendre que ce pourrait être une guerre d’attrition longue, dangereuse et très coûteuse, aux pertes de vies catastrophiques. Une aide militaire beaucoup plus soutenue sera nécessaire pour sortir complètement la Russie de l’Ukraine, et ce pourrait bien ne pas être possible. Une impasse totale est plus probable qu’une victoire. Les Canadiens devront fournir davantage d’aide humanitaire, participer à la reconstruction de l’Ukraine et se préparer aux conséquences régionales et mondiales tant connues qu’inconnues. Lorsque les Ukrainiens seront prêts, je crois que soutenir leur volonté d’en venir à la paix sera la meilleure façon de sauver des vies, de défendre nos idéaux et de prévenir toute autre agression. Le Canada a déjà été une nation de maintien de la paix et j’encourage le gouvernement canadien à bien réfléchir, pas uniquement à la façon de contrer la menace russe bien réelle ainsi que ses coûts et ses limites, mais à la façon dont le Canada peut jouer un rôle dans la promotion et l’instauration de la paix. Merci.
Le président : Je vous remercie, madame Jackson, de votre déclaration.
Konstantin Eggert, correspondant pour les États baltes, Deutsche Welle, à titre personnel : Tout d’abord, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de m’avoir invité à témoigner. Je suis profondément touché et honoré d’avoir la chance de m’entretenir avec vous.
[Français]
Mes remerciements profonds pour cette chance d’offrir mon témoignage au Sénat. Je suis très honoré par ce privilège.
[Traduction]
En toute franchise, compte tenu des témoignages très détaillés que nous avons entendus, je n’ai pas grand-chose à ajouter. Toutefois, mon expérience en tant que Moscovite de quatrième génération, vivant aujourd’hui en exil involontaire en Lituanie, exige probablement que je vous fournisse plus de détails sur la Russie proprement dite que sur la situation sur le champ de bataille. Je vais probablement poursuivre mon intervention en vous faisant part de mes réflexions aléatoires sur ce que je considère comme des éléments importants du présent et de l’avenir.
Premièrement, dans les médias, vous avez vu les gens débattre de la question de savoir si la guerre en Ukraine est la guerre de Poutine ou la guerre du peuple russe. Je dois dire qu’à mon avis, c’est manifestement la guerre du peuple russe. Bien que ce soit Poutine qui ait déclenché cette guerre, on ne peut éviter de conclure que la société russe l’a fondamentalement acceptée. Qu’elle ait été acceptée parce qu’une partie de la société russe a essentiellement été induite en erreur par la propagande d’État, ou parce que la plupart des Russes préfèrent rester en dehors de la politique et penser confortablement que le Kremlin sait tout mieux qu’eux, en fin de compte, cela importe peu pour les Ukrainiens. La réalité, c’est que cette guerre est menée par Poutine grâce à une permissivité absolue et une complète indifférence de la part de la société russe. Cela crée un problème, car cela rend cette guerre pratiquement réalisable par Poutine. Il peut poursuivre cette guerre pendant un certain temps, comme l’ont indiqué les intervenants précédents, et je partage leur avis à ce sujet.
Je ne suis pas un expert militaire, mais la question de savoir si Poutine a suffisamment de ressources pour soutenir une opération qui donnera au moins quelques résultats est une autre histoire. Je pense qu’il les a, du moins pour le moment. Je suis également d’accord pour dire que ce sera une guerre barbare faite de crimes de guerre et de bombardements aveugles. En gros, ce sera quelque chose qui sortira tout droit des événements de 1944, plutôt que, disons, la guerre du Golfe de 1991, ou d’autres guerres. Ce n’est pas une guerre moderne. Il s’agit d’une guerre où les crimes de guerre font partie d’une stratégie délibérée visant à susciter la peur de la population ukrainienne et à anéantir ou déplacer autant de personnes que possible. Nous devons nous accommoder de cette stratégie dans un avenir prévisible.
Troisièmement, Poutine mènera cette guerre tant qu’il sera au Kremlin, à moins qu’il ne soit battu de manière très nette et visible, ou à moins que — et cela pourrait découler d’une combinaison de plusieurs facteurs — le manque de succès sur le champ de bataille soit combiné à des difficultés économiques extrêmes dans le pays. D’ailleurs, cela pourrait arriver assez vite. Nous pouvons concevoir que cela pourrait se produire assez rapidement, mais pour que cela fonctionne, un troisième ingrédient est nécessaire. Cet ingrédient est une prise de conscience qui révélerait aux Russes que la guerre et leur bien-être économique sont liés.
Comme vous vivez dans une démocratie occidentale prospère, il est probablement difficile pour vous d’imaginer une telle chose, mais je pense que la majorité de la population russe ne fait pas encore le lien entre les deux. Du moins, cette population croit que, d’une manière ou d’une autre, Poutine trouvera une sorte de tirelire magique qui lui permettra d’obtenir les fonds nécessaires pour financer la guerre sans qu’elle en paie le prix. Alors qu’il doit se préparer pour un très long parcours, et ce parcours sera encore plus long que prévu, parce que la stratégie que Poutine menait depuis des années, c’est-à-dire bien avant cette série d’agressions contre l’Ukraine, était axée sur deux choses. Premièrement, elle consistait à fournir des garanties économiques de base à l’ensemble de la population, c’est-à-dire à ne pas créer une nouvelle version de l’Union soviétique où les tablettes sont vides et les gens font la queue pour acheter de la viande et où les gens grondent le gouvernement. Cet objectif a été atteint, et il est maintenu par le Kremlin, du moins pour l’instant. La deuxième solution magique du Kremlin, qui découle probablement aussi de l’expérience de Poutine au sein du KGB dans les années 1970 et 1980, a consisté à maintenir ouverts les guichets d’enregistrement de tous les grands aéroports russes, 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Si vous n’aimez pas Poutine, partez. Au moins depuis le début de cette guerre — et elle a commencé en 2014 —, cela a créé une situation où des centaines de milliers, voire des millions, de Russes sont partis. Ces personnes sont talentueuses et autosuffisantes, et elles sont les guides de l’opinion.
Essentiellement, il y a une énorme émigration russe qui, à l’ère des médias sociaux, peut avoir une incidence sur la politique intérieure de la Russie, mais, pour être franc, ce sera très difficile. De plus, voici un autre élément important : la société russe est isolationniste et ne voyage pas beaucoup. Je dirais même qu’elle voyage beaucoup moins que vos voisins du sud. C’est une société qui préfère s’en remettre très largement aux pouvoirs en place.
Dans de telles circonstances, toute forme d’opposition doit élaborer un plan à long terme pour, premièrement, briser le mur de l’indifférence; deuxièmement, briser les murs technologiques que Poutine construit en fait en Russie; et, troisièmement, offrir aux Russes une vision de l’avenir si irrésistible qu’elle commencera à avoir une incidence à l’échelle nationale. Jusqu’à maintenant, nous ne sommes peut-être qu’au début de ce parcours.
J’arrive à la fin de ma déclaration préliminaire. J’en suis vraiment désolé, mais il est un peu tard en Lituanie. Il y a des choses importantes à retenir. Cette guerre est le projet personnel de Poutine. Il a commencé à en rêver vers 2004, lorsque nous avons commencé à observer des citations du philosophe russe proto-fasciste, Ivan Ilyin, dans ses déclarations officielles et ses discours. Il se voit comme quelqu’un qui donne à la Russie un nouveau destin et une nouvelle identité nationale. Quand on compose avec quelqu’un qui se croit investi d’une telle mission, il est très difficile de l’arrêter en lui imposant des sanctions ou même des difficultés économiques extrêmes.
Il y a une autre chose que nous ne devons pas perdre de vue. Nous devons oublier toutes les notions occidentales selon lesquelles Poutine se soucie de la société et du peuple russe. Pour Poutine et son équipe, les Russes qui sont envoyés sur la ligne de front sont de la chair à canon. Ils ne se soucient pas du nombre de personnes qui meurent là-bas. Pour eux, ce ne sont que des statistiques, comme c’était le cas pour Staline.
Troisièmement, les ressources humaines de l’armée russe, qui n’est pas aussi professionnelle que nous le pensions, sont encore assez importantes. Dans les régions ou les provinces pauvres de Russie, il y a encore beaucoup de gens qui seront conscrits ou qui signeront un contrat pour aller se battre, parce qu’il n’y a pas aucun autre moyen d’échapper à leurs quartiers pauvres peuplés de toxicomanes. Poutine dispose donc toujours de ressources humaines pour soutenir cette guerre.
Enfin — et je pense que l’ancienne ambassadrice Buck en a parlé —, il ne faut pas négliger le fait que Poutine considère toujours l’Occident comme faible. Oui, l’Occident est plus fort que Poutine ne le pensait au départ, mais il observe la visite de MM. Scholz, Macron et Draghi à Kiev — le quatrième participant à la visite, c’est-à-dire le président de la Roumanie, n’a même pas été mentionné dans de nombreuses dépêches —, et il constate qu’à Berlin, Paris, Rome et Lisbonne, il y a encore des gens qui pensent que l’Ukraine est un événement négligeable qui touche le flanc est de l’Europe et qui ne devrait pas perturber le grand projet européen, lequel sera dirigé uniquement par les vieilles nations européennes.
Permettez-moi de souligner — depuis mon poste d’observation à Vilnius — que l’une des plus grandes menaces pour l’unité transatlantique, c’est la volonté de plus en plus arrêtée de Moscou de creuser un fossé entre l’Europe du Sud et de l’Est et les pays baltes, et l’Europe du Nord et le reste du continent européen. C’est là que tous les agents politiques de Poutine seront à pied d’œuvre, dès qu’il y aura une accalmie dans les combats ou dès qu’apparaîtront les premiers signes d’une volonté de négocier. C’est là que la propagande sera menée 24 heures par jour et sept jours par semaine. C’est malheureusement une réalité du continent où je vis qui ne peut être contournée.
Il est assez ironique qu’un premier ministre britannique, qui, disons-le, n’est peut-être pas très apprécié au Canada, se soit avéré être l’un des observateurs les plus avisés de Poutine et l’un des dirigeants européens les plus résolus que nous ayons en ce moment, que cela nous plaise ou non. Je pense que la désunion européenne est probablement l’élément le plus exploitable que Poutine utilisera.
Je suis désolé d’avoir parlé aussi longtemps.
Le président : Ce n’est aucunement problématique. Merci, monsieur Eggert. Lorsque nous avons planifié la réunion, nous avons décidé de passer plus de temps à écouter qu’à parler, et cela a très bien fonctionné pour nous.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma question s’adresse à M. Eggert. Monsieur Eggert, je vous ai bien écouté. On a une vision nord-américaine de ce qui se passe entre la Russie et l’Ukraine et elle est souvent influencée par les États-Unis, nos voisins. J’ai remarqué que la route peut être différente. J’aimerais vous entendre sur les modifications de tactique de Vladimir Poutine depuis le début de la guerre. A-t-il toujours le même objectif final et qu’en est-il des sanctions financières imposées? Est-ce que cela fonctionne ou est-ce une mauvaise tactique? Les sanctions financières vont appauvrir son peuple. Est-ce que la population russe peut en vouloir à Poutine d’avoir pris des décisions, car ces sanctions financières doivent affecter la population russe?
[Traduction]
Pour parler franchement, comme l’a mentionné Mme Buck ou un autre participant, je pense que les sanctions mettent du temps à fonctionner. Les sanctions ont également un certain caractère imprévisible.
Par exemple, si vous écoutez ce que disent les responsables russes — les économistes chouchous de Poutine, la présidente de la banque centrale et d’autres personnes de ce genre —, il semble que ce ne sont pas les sanctions financières qui frappent très durement la Russie, en raison des revenus excédentaires qu’elle réalise maintenant, en continuant de vendre du pétrole et du gaz aux Européens, aux Allemands et à d’autres pays. Ce sont les sanctions technologiques qui nuisent considérablement à la Russie. Elles bousillent la logistique. Elles entravent la production, y compris la production militaire, parce qu’il s’avère qu’une grande partie du matériel fourni pendant une bonne partie de la guerre par les Français, les Allemands et d’autres pays à l’extérieur de l’Europe était à double usage.
Il y a donc de vrais problèmes, par exemple, dans l’industrie aéronautique russe, dans la gestion de l’industrie de l’armement russe et dans beaucoup d’autres domaines où les entreprises pourraient faire faillite dans très peu de temps. Par exemple, il n’y a plus de Tetra Pak; l’emballage du lait est donc problématique.
Ce que je veux dire, c’est qu’il faut examiner l’ensemble des sanctions et être prêt à les maintenir ou les accroître. Ensuite, les effets se manifesteront, mais nous ne pouvons pas prédire tous ces effets, parce qu’il est également important de comprendre — et je vais conclure ici — que nous ne connaissons pas vraiment l’état de l’économie russe, étant donné que le Kremlin — surprise, surprise — ment constamment à ce sujet. Les statistiques russes ne sont pas fiables, et ce n’est que maintenant que nous découvrons qu’en fait, un grand nombre d’articles ne peuvent être produits là-bas.
Le président : Merci, monsieur Eggert.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Merci à tous nos invités, c’était un cours sur la Russie, ça nous aide beaucoup. Ma question est pour M. Eggert. Les États-Unis se sont retirés de deux guerres coûteuses — l’Afghanistan et le Vietnam —, à la suite de pressions internes au pays même, comme les manifestations, mais aussi en raison de pressions internationales et du coût de la guerre. Quels seraient les facteurs qui feraient en sorte que M. Poutine ressente des pressions internes, en Russie, pour l’inciter à aller vers un mouvement de négociation ou de paix? Est-ce que cela peut se produire ou n’a-t-on aucune raison de croire que cela pourrait se produire?
[Traduction]
M. Eggert : Merci beaucoup, sénateur.
Il est probable que la comparaison entre la guerre du Vietnam et la guerre soviétique en Afghanistan, et celle d’aujourd’hui, ne soit pas tout à fait pertinente. Hélas, la guerre en Afghanistan a été menée par le Politburo — qui n’était ni élu ni démocratique, mais qui représentait néanmoins l’Union soviétique dans son intégralité et défendait les intérêts nationaux de l’Union soviétique tels qu’ils existaient et tels qu’ils étaient acceptés à l’époque.
Le gouvernement russe, le leadership russe et le leadership de Poutine aujourd’hui sont complètement différents. Le président Biden a commis une grave erreur, l’année dernière, en répondant au premier rassemblement de troupes en invitant Poutine à Genève comme s’il était Brejnev ou Gorbatchev. M. Poutine n’est ni Brejnev ni Gorbatchev. Non seulement M. Poutine dirige la Russie, mais sa clique et lui-même en sont les propriétaires à part entière. C’est le mariage de la police secrète et de la mafia. C’est réellement le cas en Russie.
Il s’agit donc d’un gouvernement complètement différent qui ne sera pas poussé à la négociation ou aux pourparlers de paix par un quelconque appel à la rationalité ou même par des sanctions. Pour qu’il négocie, il doit subir une combinaison de facteurs, à savoir, premièrement, une défaite très nette sur le champ de bataille conjuguée à une situation économique et sociale intenable au niveau national. Nous en sommes encore loin. Bien sûr, il y a une autre possibilité, celle d’un coup d’État au palais, de la mort de Poutine ou autre, mais ces possibilités relèvent d’une sphère totalement imprévisible, et je ne veux pas les aborder.
C’est pourquoi je dis que nous devons nous préparer pour le long terme.
Ne traitez pas Poutine comme Brejnev; il n’est pas Brejnev. Il est réellement unique.
Le président : Vous devez avoir un chronomètre devant vous. Très bien, monsieur Eggert.
Le sénateur Boehm : Je tiens à remercier les témoins.
Ma question s’adresse à l’ancienne ambassadrice Buck. Vous avez mentionné que le secrétaire général Stoltenberg avait parlé du fait que la guerre pourrait durer des années ou qu’elle avait du moins ce potentiel. Vous avez été dans les couloirs du pouvoir et vous avez participé aux négociations, notamment lorsque vous étiez ambassadrice de l’OTAN.
Pensez-vous que l’OTAN a les moyens de maintenir le cap? Nous avons entendu parler du concept stratégique qui sera examiné à Madrid. Nous savons que les pays augmentent leurs dépenses dans la défense, mais tout dépend souvent de la façon dont on décide d’utiliser les outils. J’aimerais donc beaucoup entendre vos commentaires à ce sujet.
Mme Buck : Merci pour votre question.
Oui, je pense que l’OTAN dispose des éléments nécessaires pour maintenir le cap. C’est amusant, j’ai fait des recherches sur le nombre de fois où l’on a dit que l’OTAN n’était pas pertinente, et le premier cas que j’ai trouvé remontait à environ un an et demi après sa création. Cette remarque revient sans cesse, mais l’OTAN continue non seulement à se réinventer, mais aussi, malheureusement, à accomplir des tâches différentes et plus nombreuses. C’est le cas aujourd’hui.
Je pense que la crédibilité de l’OTAN a été mise à mal par le retrait de l’Afghanistan, mais il est juste de dire qu’après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’OTAN est revenue en force, notamment grâce à sa crédibilité retrouvée et à l’unanimité de ses objectifs et de ses messages.
Je pense donc que l’OTAN est plus forte aujourd’hui qu’elle ne l’a été depuis sa fondation, mais il y aura des décisions importantes à prendre quant au maintien de la présence militaire et à l’état de préparation militaire de l’OTAN. Certaines décisions ont déjà été prises après février, et d’autres seront prises à Madrid. Mais ce dont nous aurons besoin à long terme, c’est d’une diplomatie soutenue.
Je suis également très inquiète au sujet des élections de 2024 aux États-Unis, car la colonne vertébrale de l’OTAN, ce sont les États-Unis. Ils font partie de l’équation. Si les États-Unis se retirent à nouveau de l’OTAN, tout sera remis en question quant à la position et à la force de l’OTAN et quant à la place du Canada au sein d’une OTAN dépourvue du leadership américain.
Le sénateur Boehm : Merci.
[Français]
Le sénateur Gignac : Ma question s’adresse particulièrement à Mme Buck, à titre d’ancienne ambassadrice du Canada à l’OTAN, mais M. Eggert peut répondre également, s’il le souhaite. Je reviens à ma première question au sujet de la présence de la Turquie au sein de l’OTAN. Nul doute qu’en tant que membre de l’OTAN, la Turquie a été très utile depuis la Seconde Guerre mondiale.
Cependant, l’achat d’équipement russe par la Turquie, il y a quelques années, contrairement à la volonté des membres, en a indisposé plusieurs. On voit qu’il y a quand même beaucoup de relations commerciales, politiques et diplomatiques entre la Turquie et la Russie.
Croyez-vous que la Turquie est toujours un actif pour l’OTAN ou est-ce que sa présence pourrait contribuer à réduire l’impact de l’OTAN? Y a-t-il un mécanisme au sein de l’OTAN qui pourrait faire en sorte que les membres pourraient décider de l’expulser si elle ne se conduit pas comme elle devrait le faire?
[Traduction]
Mme Buck : Merci pour votre question.
La Turquie accorde une grande importance à son adhésion à l’OTAN. Il est vrai que ces dernières années, la Turquie a parfois adopté des positions difficiles pour l’OTAN. Comme vous l’avez mentionné, l’achat de certains équipements militaires russes, certaines de leurs activités dans le Nord de la Syrie lorsque la coalition s’y trouvait encore, et aujourd’hui avec les questions soulevées au sujet de l’adhésion de la Suède et de la Finlande.
Il y a donc des problèmes. Et il s’agit là de véritables positions politiques que la Turquie a mises en avant et qui ont été difficiles pour l’OTAN, mais en fin de compte, comme je l’ai dit, la Turquie accorde de l’importance à son appartenance à l’OTAN. Ce que j’ai constaté, c’est qu’à cause de ces problèmes, l’obtention d’un consensus prend plus de temps, mais nous finissons par l’obtenir.
L’OTAN est très utile à cet égard. Elle constitue un canal et un lieu tranquille où des messages difficiles peuvent être transmis. J’ai également vu la Turquie jouer un rôle très utile dans le règlement de certains problèmes difficiles de l’OTAN. Pour ce qui est de l’Ukraine, par exemple, en raison de la question des Tatars de Crimée, la Turquie a adopté une position très ferme sur l’Ukraine, malgré l’alliance d’Erdogan avec le président Poutine. Je ne la qualifierai pas d’alliance; elle varie selon les circonstances. Il s’agit presque d’une relation instrumentale.
Voilà donc pour la question de la Turquie.
Pour ce qui est de votre question sur la possibilité d’expulser un pays de l’OTAN, cette dernière a connu des périodes pendant lesquelles certains alliés, malgré la référence aux droits de la personne et au respect de la démocratie dans le Traité de l’OTAN, étaient très loin de la démocratie avec des juntes, etc. et sont pourtant restés au sein de cette organisation. Habituellement, un pays n’est pas expulsé de l’ONU ou de l’OTAN, mais, comme je l’ai dit, l’intérêt de ces organisations multilatérales est qu’elles permettent d’exercer une pression assez forte lorsqu’un pays sort du rang, et qu’elles contribuent à atténuer les positions extrêmes que les pays adoptent à l’occasion.
Le président : Merci beaucoup. Quelle formidable conclusion à une audience très importante. Je tiens à vous remercier, madame Buck, monsieur Lanoszka, madame Jackson et monsieur Eggert. Vous vous êtes joints à nous à un moment critique, tant pour nous au niveau national qu’au niveau mondial. Merci d’avoir partagé vos connaissances, votre expertise et votre analyse des facteurs déterminants, des réalités et de certains des résultats potentiellement effrayants de l’invasion de l’Ukraine. Vous nous avez généreusement accordé votre temps, et nous vous en remercions vivement.
Je remercie également mes collègues du comité. Vous avez su tirer le meilleur de nos témoins, comme vous le faites habituellement. Merci au sénateur Boisvenu, qui a été à l’origine de cette audience spéciale.
Chers Sénateurs, cette séance est la dernière du comité avant l’ajournement estival. Cette session a été très chargée et productive, malgré un environnement difficile. Je vous remercie de votre dévouement et de votre collégialité. Je suis honoré d’être le président de ce comité. Je vous remercie de votre collaboration au cours des derniers mois. Je vous souhaite à tous un été reposant, et j’ai hâte de vous retrouver à notre retour à l’automne.
(La séance est levée.)