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SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES SOCIALES, DES SCIENCES ET DE LA TECHNOLOGIE

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 4 octobre 2023

Le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit aujourd’hui, à 16 h 15 (HE), avec vidéoconférence, pour examiner, afin d’en faire rapport, les questions qui pourraient survenir concernant les affaires sociales, la science et la technologie en général.

La sénatrice Ratna Omidvar (présidente) occupe le fauteuil.

La présidente : Je voudrais tout d’abord souhaiter la bienvenue aux membres du comité, aux témoins et aux membres du public qui regardent nos délibérations. Je m’appelle Ratna Omidvar. Je suis sénatrice de l’Ontario et présidente du comité.

Avant que nous commencions, je propose de faire un tour de table pour que les sénateurs se présentent aux témoins et au grand public, en commençant par la vice-présidente du comité.

La sénatrice Cordy : Je m’appelle Jane Cordy et je suis sénatrice de la Nouvelle-Écosse.

La sénatrice Greenwood : Je m’appelle Margo Greenwood. Je suis sénatrice de la Colombie-Britannique et originaire du territoire visé par le Traité no 6.

Le sénateur Cormier : René Cormier, du Nouveau-Brunswick.

[Traduction]

La sénatrice Osler : Gigi Osler, sénatrice du Manitoba.

La sénatrice Burey : Sharon Burey, sénatrice de l’Ontario.

La sénatrice McPhedran : Marilou McPhedran, sénatrice indépendante du Manitoba.

[Français]

La sénatrice Mégie : Marie-Françoise Mégie, du Québec.

[Traduction]

La sénatrice Dasko : Donna Dasko, sénatrice de l’Ontario.

La présidente : Aujourd’hui, nous allons poursuivre notre étude sur les travailleurs temporaires et migrants au Canada. Dans notre premier groupe de témoins, nous souhaitons la bienvenue, par vidéoconférence, à Mohammad Qadeer, professeur émérite au Département de géographie et d’urbanisme de l’Université Queen’s; à Mikal Skuterud, professeur au Département d’économie de l’Université de Waterloo; et à Jim Stanford, économiste et directeur du Centre for Future Work. Merci beaucoup de prendre le temps de nous parler aujourd’hui. Vous avez chacun cinq minutes pour faire une déclaration liminaire, et nous passerons ensuite aux questions des sénateurs.

Monsieur Stanford, nous allons commencer par vous.

Jim Stanford, économiste et directeur, Centre for Future Work : Merci beaucoup, sénateurs, de m’avoir invité à me joindre à vous aujourd’hui. Je m’appelle Jim Stanford. Je suis économiste et directeur du Centre for Future Work, un institut de recherche en économie du travail qui a des bureaux à Vancouver et en Australie.

Je veux souligner d’entrée de jeu que mon expertise — celle qui est pertinente pour votre étude — est en économie du travail. J’ai une compréhension approfondie des répercussions de la politique d’immigration sur les tendances et l’analyse en matière d’offre et de demande de main-d’œuvre, mais je ne suis pas vraiment expert en politique d’immigration. Je vais limiter mes commentaires et ma contribution aux questions qui se rapportent aux équilibres et aux déséquilibres sur le marché du travail, et à la façon dont ils situent le contexte pour établir la politique d’immigration.

Je veux plus particulièrement remettre directement et vigoureusement en question l’hypothèse selon laquelle le Canada fait face et continue de faire face à une prétendue pénurie de main-d’œuvre. Des employeurs et des organisations patronales avancent cet argument depuis des années, et ils le faisaient même avant la pandémie. Les employeurs de certains secteurs — le commerce de détail, l’hôtellerie et le secteur des petites entreprises — ont dénoncé haut et fort l’impossibilité de trouver assez de travailleurs pour pourvoir les postes qu’ils affichaient aux salaires qu’ils offraient. On a avancé de nombreuses raisons ou émis beaucoup d’hypothèses pour expliquer cette prétendue pénurie de main-d’œuvre : les changements démographiques et la société vieillissante; l’idée voulant que, d’une certaine façon, les dépenses de consommation ou la demande globale au Canada surchauffent ou dépassent notre capacité de production; et même un manque d’éthique professionnelle et de participation de la part des travailleurs, peut-être parce qu’ils sont devenus paresseux et se sont habitués aux programmes publics de soutien du revenu.

Je pense que ces suppositions sont erronées. Différentes mesures stratégiques sont proposées par les personnes qui acceptent l’hypothèse de la pénurie de main-d’œuvre. Entre autres choses, elles proposent de faire des compressions dans les programmes de soutien du revenu pour pallier le prétendu manque de motivation des gens à travailler ainsi que de reporter l’âge de la retraite pour que les gens restent plus longtemps sur le marché du travail. Les efforts déployés pour remédier à la pénurie de main-d’œuvre ont toutefois augmenté le chômage, comme la Banque du Canada nous l’indique ces jours-ci, et on réclame, ce qui est pertinent dans le cadre de cette étude, une hausse des flux d’immigration au Canada, en accordant notamment un plus grand nombre de permis de travail temporaire, de permis d’études et ainsi de suite.

Je pense que cette hypothèse est erronée. Les répercussions pour la politique d’immigration sont donc rapportées incorrectement. La main-d’œuvre au Canada continue d’augmenter. En fait, la croissance de l’offre de main-d’œuvre au Canada a accéléré depuis la pandémie, en grande partie à cause de flux d’immigration plus libéralisés — compte tenu notamment des permis de travail temporaire dont nous avons parlé. Dans l’ensemble, le taux de participation au marché du travail est demeuré remarquablement stable au Canada au cours des dernières années, malgré le vieillissement de la population, et il continue d’être autour de 65 %, ce qui représente un rétablissement complet. C’est pour l’ensemble de la population en âge de travailler, les personnes de plus de 15 ans. Pour ce qui est du principal groupe d’âge actif, c’est-à-dire les personnes de 24 à 55 ans, la participation au marché du travail atteint des niveaux record.

L’une des raisons pour lesquelles la participation globale au marché du travail est demeurée aussi forte est le nombre croissant de travailleurs âgés. Depuis le début du siècle, le taux de participation au marché du travail des personnes âgées de plus de 55 ans a fortement progressé. Il se situe maintenant entre 35 et 40 % de toutes les personnes âgées de plus de 55 ans.

Contrairement au postulat selon lequel le vieillissement de la population explique le manque de travailleurs, la cohorte de personnes en âge de travailler qui a affiché la plus forte croissance au Canada au cours des dernières années est celle des jeunes travailleurs. Le nombre de travailleurs de 15 à 24 ans a augmenté de plus de 4 % au cours de la dernière année, alors que pour l’ensemble des travailleurs de plus de 15 ans, l’augmentation se chiffre à 2,5 %.

L’idée selon laquelle il y a une pénurie de main-d’œuvre est également réfutée par les tendances salariales au Canada. Au pays, nous avons observé une diminution des salaires réels, en moyenne, depuis le relancement de l’économie après la pandémie, en grande partie à cause de la hausse soudaine de l’inflation à l’époque, mais lorsqu’il manque vraiment de quelque chose, cela devient plus cher, pas moins cher.

Il y a toujours des gens au chômage au Canada. Le taux officiel est de 5,5 %, ce qui représente 1,2 million de Canadiens au chômage, soit 170 000 personnes supplémentaires depuis juillet l’année dernière. À lui seul, ce chiffre prouve que nous sommes très loin d’une période de plein emploi ou d’une véritable pénurie de main-d’œuvre. De plus, ce chiffre sous-estime la sous-utilisation réelle de la main-d’œuvre sur notre marché. Si nous tenions compte du sous-emploi et des gens [Difficultés techniques] qui travaillent, et de ceux qui souhaitent travailler, mais qui ne cochent pas toutes les cases nécessaires à Statistique Canada pour être considérés comme officiellement au chômage, ce chiffre serait plus élevé.

Tout le concept de la pénurie de main-d’œuvre est selon moi une idée sens dessus dessous qui reflète une vision du monde très centrée sur l’employeur. En fait, la politique économique devrait accorder la priorité au plein emploi en tant qu’objectif macroéconomique central. Lorsqu’on est vraiment dans une situation de plein emploi — où toutes les personnes qui veulent travailler peuvent rapidement trouver un emploi décent —, les employeurs sont censés se plaindre du manque de travailleurs; cela ne fait aucun doute. Ils préfèrent une situation où ils peuvent afficher un poste et recevoir de nombreuses candidatures de personnes déterminées et qualifiées le jour suivant, dont certaines offrent de faire le travail pour un salaire inférieur à celui qui est affiché. C’est ce que les employeurs veulent, et c’est une raison pour laquelle ils ont demandé que des mesures soient prises, y compris la libéralisation de l’immigration temporaire, afin de recréer une situation qui leur convient mieux. C’est ce que nous voyons actuellement; nous observons une hausse générale du taux de chômage, mais dans certaines cohortes du marché de l’emploi, nous voyons un plus grand nombre de personnes désespérées faire la file pour obtenir des emplois peu rémunérés à des endroits comme Walmart...

La présidente : Monsieur Stanford, je suis désolée de vous interrompre. Merci beaucoup. Nous sommes impatients de vous poser des questions.

Monsieur Skuterud, je vous en prie. Vous avez cinq minutes.

Mikal Skuterud, professeur, Département d’économie, Université de Waterloo, à titre personnel : Merci de m’avoir invité.

En plus d’être professeur d’économie, je suis directeur du Canadian Labour Economics Forum ainsi que titulaire de la chaire Roger Phillips de recherche en politiques sociales et boursier en résidence à l’Institut C.D. Howe.

Depuis 20 ans, mes recherches se concentrent sur les aspects économiques de l’immigration canadienne. La plupart de mes travaux sont publiés dans des revues spécialisées évaluées par des pairs. Sur mon site Web, vous pouvez trouver mes déclarations de divulgation. Dans le document, je dis ce qui suit :

Dans mon rôle de chercheur, j’évite délibérément de défendre des intérêts, car j’estime pouvoir apporter une meilleure contribution en cherchant à obtenir et en diffusant des preuves objectives plutôt qu’en faisant avancer des programmes. Pour cette raison, j’ai refusé tout au long de ma carrière le financement d’organisations ayant des mandats explicites de représentation ou des intérêts privés.

En 2015, un discours politique sur le potentiel économique de niveaux d’immigration accrus a commencé à faire surface au pays. On prétend que l’augmentation des taux d’immigration stimulerait la croissance économique au Canada. Pour les économistes universitaires comme moi, qui étudient — depuis des décennies — les défis de l’intégration économique des nouveaux arrivants au pays, cette affirmation est naïve. Avec le professeur Chris Worswick du Département d’économie de l’Université Carleton et le professeur Matthew Doyle, un macroéconomiste à l’Université de Waterloo, j’ai rédigé un document non technique et grandement accessible pour parler de ce que nous considérons comme un discours politique hyperbolique et risqué. Nous serions reconnaissants si les membres du comité prenaient le temps de le lire.

Même s’il ne fait aucun doute que des taux accrus d’immigration peuvent accroître la taille globale de l’économie canadienne, ce qui importe pour assurer le bien-être économique de la population, c’est la part moyenne de la richesse économique qui revient à chaque Canadien, y compris nos nouveaux arrivants. Comme nous l’indiquons clairement dans notre document, il y a une bonne raison de croire que la hausse des taux annuels d’immigration de 0,8 % de la population — comme c’était le cas pendant les deux premières décennies du siècle — à plus de 2 %, comme nous le voyons maintenant, est susceptible non seulement de diminuer le PIB par habitant, mais aussi, ce qui est peut-être encore plus troublant, d’accroître les inégalités économiques. Lorsqu’on tient compte de l’inflation, on constate effectivement que le PIB par habitant était moins élevé au deuxième trimestre de 2023 que pendant le deuxième trimestre de 2018.

Nous nous appauvrissons. Quelle en est la raison?

La quantité de capital disponible par travailleur est une différence fondamentale entre les pays pauvres et les pays riches. Le capital est ce qui permet aux travailleurs au sein d’une population d’être productifs. Il est question ici des écoles, des hôpitaux, du logement, des usines, des immeubles de bureaux, des routes, des ponts, des centrales électriques et des lignes de transport d’électricité, de l’équipement et de la machinerie, ainsi que de la propriété intellectuelle qui stimule l’innovation et la productivité. C’est la technologie qui me permet de communiquer avec vous à partir de mon bureau à Waterloo et de passer rapidement à mes tâches de professeur dès que j’aurai terminé.

Lorsque la population augmente de 2 % et que la croissance du capital se chiffre à moins de 2 %, chacun de nous a moins de capital à sa disposition. Cela diminue la productivité moyenne de chacun de nous et, par la suite, le niveau de vie moyen. Cette dilution du stock de capital nous appauvrit.

En revanche, les immigrants apportent un capital humain — leurs compétences et leurs talents — qui est susceptible d’accroître la productivité moyenne de la main-d’œuvre. Mais ce que nous voyons maintenant, c’est un abandon graduel manifeste de la priorité accordée au capital humain dans la politique d’immigration du Canada pour plutôt boucher des trous sur le marché du travail au moyen de travailleurs peu spécialisés. C’est évident compte tenu du recours accru au volet des postes à bas salaire du Programme des travailleurs étrangers temporaires et à la nouvelle sélection par catégorie de candidats d’Entrée express. Il ne fait aucun doute que c’est bon pour les marges de profits des entreprises qui dépendent de ces travailleurs, mais ce ne l’est pas pour la croissance du PIB par habitant ni pour prévenir les inégalités économiques.

Pour une raison ou une autre, les politiciens au pays se sont laissés convaincre que les pénuries de main-d’œuvre sont un problème économique de premier ordre que les gouvernements doivent régler alors que, dans les faits, c’est le moment d’encourager les entreprises à maximiser le rendement de leurs travailleurs existants grâce à la formation et à des investissements technologiques, et le moment d’écarter les entreprises qui ne peuvent pas soutenir la concurrence. C’est bon pour la productivité de la main-d’œuvre et la croissance économique.

Pendant des dizaines d’années, le Canada a profité simultanément de taux d’immigration élevés et d’un fort soutien de la population à cet égard, mais lorsque nous ne gérons pas le système de manière responsable, nous menaçons ce soutien de la population. En tant qu’immigrant que ce pays a accueilli avec sa famille en 1979, à mon avis, ce sera le prix ultime à payer compte tenu de la direction dans laquelle nous engage selon moi la politique d’immigration du Canada.

Je vous remercie de l’invitation, et je serai heureux de répondre aux questions.

La présidente : Merci, monsieur Skuterud. Vous avez terminé pile au bon moment.

Monsieur Qadeer, je vous en prie. Vous avez cinq minutes.

Mohammad Qadeer, professeur émérite, Département de géographie et d’urbanisme, Université Queen’s, à titre personnel : Sénateurs, chers témoins, merci beaucoup.

Je suis urbaniste. Je ne fais pas beaucoup de recherche dans le sens conventionnel. Mes travaux portent surtout sur le multiculturalisme et sur la façon dont les personnes qui viennent ici s’adaptent. J’ai écrit un livre sur les villes multiculturelles. J’ai aussi fait d’autres travaux. Ces jours-ci, je m’efforce surtout de synthétiser l’information de différentes sources, y compris des anecdotes sur mon expérience de vie à Toronto.

Je fais partie des immigrants — je suis probablement le plus vieux. Je suis arrivé ici en 1971. J’ai passé plus de temps au Canada que dans mon pays d’origine, et je ne sais donc pas en quoi je suis immigrant.

Premièrement, je suis d’avis que le marché du travail fait partie de l’organisation sociale. On ne peut pas l’isoler. La main-d’œuvre n’est pas une marchandise. Ce sont des êtres humains qui arrivent ici et qui, comme nous le constatons tous les jours, ont d’autres besoins, comme les journaux, le logement, l’infrastructure, les soins de santé et ainsi de suite.

Le deuxième point que je veux soulever, c’est que de nos jours, les marchés du travail ne sont plus liés au territoire. Ils sont maintenant diffus. Par exemple, je peux être assis chez moi et recevoir des appels des Philippines afin de faire des réservations pour les Fêtes. De manière semblable, je connais personnellement des gens ici au Canada — à Pickering — qui travaillent pour une entreprise en Arabie saoudite. Le marché du travail n’a plus de frontières.

Le troisième point, c’est que les marchés du travail sont également assujettis aux cycles économiques. Je suis professeur depuis presque 45 ans, dans différentes fonctions, et à l’Université Queen’s, j’ai vu à différents moments diverses compétences être recherchées et ne plus l’être ensuite, y compris le génie minier à un moment donné et le génie mécanique dans les années 1990; il y avait trop d’enseignants et il en manque maintenant. On a tort d’appuyer l’immigration de travailleurs sur tous ces cycles économiques — et sur ce qui est nécessaire à un moment donné.

Comme les deux témoins précédents l’ont dit, il n’est pas optimal de faire venir à grande échelle des immigrants, des migrants et des travailleurs temporaires. Ce n’est pas nécessaire. Certains le sont, mais il faut que ce soit très clairement encadré et administré.

À propos des migrants et du recrutement, plus particulièrement les travailleurs temporaires, le gouvernement a créé de nombreuses difficultés, pour ce qui est des étudiants, des possibilités de travailler à temps plein, des quotas raciaux et ainsi de suite. La politique concernant les travailleurs temporaires pose maintenant problème. Il faut exiger ce qui importe vraiment, et déterminer ce que ces travailleurs devraient faire et combien il en faut.

Fait intéressant, les nouveaux travailleurs et les nouveaux immigrants, ainsi que les travailleurs temporaires et la main-d’œuvre étudiante, livrent tous concurrence aux immigrants qui sont arrivés il y a 10 ou 15 ans, ou à la deuxième génération d’immigrants. Par conséquent, les problèmes sont ressentis autant par les différents cycles d’immigrants que par, disons, les Canadiens de troisième génération. Il ne faut pas le perdre de vue.

Mon dernier point, c’est que je crois que le Canada a une responsabilité. Le monde et le climat sont sens dessus dessous, et le Canada a donc la responsabilité morale de ne pas s’approprier le talent entrepreneurial et professionnel ainsi que les ressources humaines de pays du tiers monde et de pays pauvres en se servant de l’immigration et en l’encourageant. Plus nous faisons venir de personnes ici, plus ces pays seront pauvres — et plus il y aura de réfugiés et de demandeurs d’asile qui frapperont à nos portes.

La présidente : Merci beaucoup, monsieur Qadeer. C’est la fin de vos déclarations, et nous allons commencer nos questions.

Chers collègues, vous aurez chacun quatre minutes pour poser vos questions et écouter les réponses. Vous me pardonnerez de poser la première.

Elle s’adresse à chacun des trois sages que nous avons ici. Pouvez-vous nous dire quelle recommandation vous aimeriez nous voir formuler sur la main-d’œuvre temporaire et migrante du Canada? Je sais que cela peut être confondu avec la politique d’immigration, mais ce sont des choses distinctes, quoiqu’interreliées. J’espère que vous pourrez nous faire profiter un peu de votre sagesse dans le contexte particulier de nos recommandations. Monsieur Stanford, voulez-vous commencer? Je vous prie de nous donner une recommandation que vous aimeriez faire.

M. Stanford : Je vous remercie. Ma recommandation serait d’aider les gens qui sont déjà au Canada dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires et d’accélérer le processus de régularisation et d’accès à la résidence permanente. Bien sûr, il faudra toujours veiller à contrôler l’arrivée de travailleurs temporaires et nous continuerons d’octroyer des permis de travail temporaires. Cependant, il faudrait régulariser la situation des travailleurs qui sont déjà ici en leur donnant un statut permanent. C’est manifestement la chose à faire.

M. Skuterud : Je vous suggérerais de ne pas vous concentrer sur une seule recommandation. Nous devons mettre au point une solution qui comporte plusieurs volets, et cela ne peut se faire rapidement. En ce moment, le principal problème est que les migrants potentiels ne savent pas à quoi s’attendre. Le système actuel comporte beaucoup trop d’incertitude. Prenez les tirages d’Entrée express. Les points du Système de classement global et la liste des besoins professionnels sont utilisés un peu n’importe comment. Le processus n’est pas constant. Pour changer la donne, je vous recommanderais de mettre la pédale douce et d’adopter une approche à plusieurs volets.

M. Qadeer : En toute franchise, je pense que nous devrions accueillir un nombre limité de travailleurs temporaires, et qu’ils devraient être choisis avec soin. Leur nombre devrait être établi en fonction de l’activité économique du pays. Nous devrions reconnaître tous leurs droits, et nous devrions les aider. Nous ne devrions toutefois pas encourager le recours aux travailleurs temporaires.

La présidente : Je vous remercie de votre grande sagesse. La première question sera posée par la vice-présidente du comité, la sénatrice Cordy.

La sénatrice Cordy : Je vous remercie de votre présence et de votre apport à notre étude sur l’immigration et les travailleurs étrangers temporaires.

Au moins deux d’entre vous nous ont dit que nous avons besoin d’une approche à plusieurs volets. Il n’existe pas de solution miracle qui nous permettra de régler tous les problèmes. Nous sommes des politiciens et nous subissons beaucoup de pression de la part des employeurs qui ont besoin de travailleurs pour faire rouler leurs entreprises. En Nouvelle-Écosse, il y a des restaurants qui ne sont ouverts que du mercredi au samedi à cause de la pénurie de main-d’œuvre. Comment gérer la politique d’immigration et l’arrivée de travailleurs étrangers temporaires, alors que des habitants de la province réclament à cor et à cri plus de travailleurs?

Je suis tout à fait d’accord avec vous, nous devons nous doter d’une approche à plusieurs volets, mais les approches à plusieurs volets ne se créent pas du jour au lendemain. Leur élaboration requiert beaucoup de temps et une bonne dose de gestion. Comment pourrions-nous gérer notre politique d’immigration tout en aidant les travailleurs étrangers temporaires qui arrivent au pays?

M. Skuterud : Je vous remercie de la question. Je réfléchis beaucoup à cet enjeu depuis de nombreuses années, surtout depuis 2015, lorsque la politique d’immigration canadienne a changé de cap. J’ai beaucoup écrit à ce sujet et il existe de nombreux rapports de l’Institut C.D. Howe et de l’IRPP — l’Institut de recherche en politiques publiques — là-dessus. Je vous encourage à les lire, et à lire notre article publié en collaboration avec le Canadian Labour Economics Forum. Cet article est facile à lire. Prenez le temps de le consulter. Il contient des recommandations très claires sur le volet « postes à bas salaire » du Programme des travailleurs étrangers temporaires.

Nous avons recommandé la création d’un système de plafonnement et d’échange. Je pense que ce serait la meilleure approche. Il ne s’agit pas d’un système qui se contente de mettre fin au programme, car ce ne serait tout simplement pas réaliste. Il n’est pas possible d’abolir le programme, mais il est possible de contrôler son évolution. Je pense que nous pouvons tirer bon nombre d’enseignements du système de plafonnement et d’échange. Il s’agit d’une mesure efficace sur le plan économique.

Ce que j’aimerais souligner — et j’ai remarqué que ce comité, en particulier, plaide en faveur de cette mesure depuis un certain temps, mais une conséquence imprévue peut en découler, et nous ne prenons pas toujours le temps d’y réfléchir — c’est qu’on réclame plus de voies d’accès à la résidence permanente pour les travailleurs peu spécialisés, ce qui pourrait causer plus de tort que de bien. La raison en est que les migrants qui décident de venir au Canada — en tant qu’étudiants étrangers ou travailleurs étrangers temporaires — afin d’obtenir le statut de résident permanent, sont prêts à payer pour obtenir ce statut de résident permanent. Ils paient des frais de scolarité exorbitants ou acceptent des salaires et des conditions de travail non conformes aux normes, afin de traverser la période de probation qui leur permettra d’obtenir la résidence permanente.

Le hic, c’est que le système réserve son lot de surprises. Il n’est pas transparent. Ces programmes improvisés d’accès à la résidence permanente sont un piège. Le système attire des candidats à l’immigration qui pensent qu’ils peuvent tenter leur chance et qu’en empruntant ces voies, ils gagneront peut-être le gros lot. Ce système entraîne l’arrivée d’un grand nombre de migrants qui espèrent avoir de la chance, et crée un énorme déséquilibre entre l’afflux de résidents temporaires et les cibles en matière de résidents permanents. Cela ne peut conduire qu’à une forte croissance de la population de sans-papiers au Canada.

Cela a de quoi inquiéter ce comité. Si notre objectif principal est de conserver l’appui de la population, cette situation devrait vous préoccuper.

La présidente : Je vous remercie, monsieur Skuterud. Pourriez-vous nous envoyer cet article, pour que nous l’ajoutions à nos documents officiels?

M. Skuterud : C’est avec plaisir que je le ferai. Madame la présidente, je vous l’ai déjà envoyé par courriel à deux reprises, mais je vais vous l’envoyer de nouveau.

La présidente : Vous ne l’avez pas envoyé aux membres du comité. Je ne suis qu’une sénatrice qui est aussi présidente de ce comité. Vous devez envoyer ce document aux membres du comité.

M. Skuterud : D’accord, c’est ce que je ferai.

La présidente : Je vous remercie, monsieur Skuterud.

La sénatrice Osler : J’aimerais remercier les témoins de leur présence aujourd’hui. Je voudrais revenir sur le commentaire de M. Stanford, je crois, à propos d’un soutien plus important qui pourrait être apporté aux travailleurs temporaires internationaux et aux travailleurs migrants. Les travailleurs, ainsi que des groupes qui les défendent, nous ont dit qu’à leur arrivée, nombre d’entre eux se heurtent à des problèmes linguistiques et d’accès aux soins de santé et au logement. Les agences qui peuvent les aider sont peu nombreuses et les organismes qui offrent des services d’établissement ne sont pas censés fournir ce genre de soutien. Je pourrais commencer par M. Stanford.

Pourriez-vous nous parler des mesures de soutien dont nous avons besoin? Y a-t-il des recommandations dont vous aimeriez nous faire part?

M. Stanford : Nous devons nous doter d’une politique d’immigration de qualité supérieure qui fera en sorte que nous accueillerons des gens pour les bonnes raisons. Voilà pourquoi je pense que le lien que nous établissons entre nos politiques d’immigration et cette impression de pénurie de main-d’œuvre — et le besoin de pallier la pénurie de main-d’œuvre — est une erreur. Ces deux questions devraient être traitées séparément. L’immigration devrait servir à nous acquitter de nos responsabilités internationales, à soutenir les réfugiés et les personnes déplacées, et à contribuer à la création d’une société plus multiculturelle.

Une bonne gestion de l’immigration veut dire que nous accueillerons les gens dans des circonstances appropriées : nous assurerons leur sécurité et leur stabilité et leur donnerons un statut permanent. Cela signifie également que nous fournirons le soutien nécessaire en matière d’établissement, de formation, d’apprentissage de la langue et de recherche d’emploi, afin que les migrants puissent se bâtir une vie au Canada. Nous ne voulons pas les encourager à venir au Canada pour qu’ils se retrouvent à faire la queue chez Walmart, comme une multitude d’autres, pour décrocher un emploi au salaire minimum, comme on en parlait à la télévision la semaine dernière.

Dès que nous nous serons débarrassés du principe selon lequel l’objectif de l’immigration est de répondre aux soi-disant besoins des employeurs en matière de pénurie de main-d’œuvre, nous pourrons gérer notre politique d’immigration de façon plus humaine et plus juste.

Si vous me le permettez, j’aimerais réagir aux commentaires de la sénatrice Cordy à propos de la pression que vous subissez de la part d’employeurs qui se plaignent de la pénurie de main-d’œuvre. Vous pourriez leur dire que c’est une bonne chose, et qu’ils doivent régler ce problème de main-d’œuvre. Si les employeurs sont confrontés à ce genre de pression, ils essaieront de gérer la main-d’œuvre de manière plus efficace — ce qui est essentiel pour stimuler la productivité — et d’améliorer les conditions d’emploi afin de recruter et de retenir des travailleurs. Ils devront créer un environnement où les travailleurs seront réellement en mesure de choisir l’endroit où ils souhaitent travailler.

Un tel virage s’est produit dans le secteur de l’hôtellerie. Nous avons constaté une évolution claire de la structure du travail vers des emplois à temps plein et des postes permanents plutôt que vers des postes temporaires. Les entreprises offrent aussi des avantages sociaux, du jamais vu dans le secteur de l’hôtellerie. Ces changements se sont opérés précisément parce qu’on a fortement insisté pour que les employeurs offrent de meilleures conditions pour répondre aux problèmes de recrutement et de rétention du personnel.

Je sais, vu votre fonction politique, qu’il ne serait pas facile de dire : « Cette pénurie est en fait une bonne chose, et j’espère que vous allez trouver une solution efficace à ce problème. Ne demandez pas au gouvernement de vous tirer d’affaire en augmentant le nombre de travailleurs migrants temporaires mal rémunérés, qui vivent dans la précarité et qui risquent d’être victimes d’exploitation. » Je pense toutefois que c’est la réponse que vous pourriez fournir.

La présidente : Je vous remercie.

[Français]

Le sénateur Cormier : Ma question s’adresse à M. Skuterud.

Lorsque nous sommes allés en mission au Nouveau-Brunswick et à l’Île-du-Prince-Édouard, tous les employeurs que nous avons rencontrés nous ont dit que s’ils n’avaient pas accès à des travailleurs étrangers temporaires demain matin, ils devraient fermer leur commerce. En fait, ils ne seraient pas en mesure de garder leur commerce ouvert.

Dans un article codirigé avec Fabian Lange et Christopher Worswick, vous avez reconnu qu’effectivement, un arrêt immédiat du flux de travailleurs étrangers temporaires à bas salaire pourrait perturber les opérations des entreprises. Comme solution potentielle, vous proposez un système de plafonnement et d’échange, que l’on appelle en anglais cap and trade, dans lequel Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada délivrerait un nombre fixe de permis pour répondre à la demande actuelle, mais réduirait progressivement le nombre de permis délivrés les années suivantes.

Pouvez-vous nous en dire davantage sur cette proposition? Quels seraient les avantages possibles de la mise en œuvre d’un tel système, considérant que les employeurs nous ont tous dit avoir grandement besoin de ces travailleurs?

[Traduction]

La présidente : J’imagine que la question qui porte sur le système de plafonnement et d’échange s’adresse à M. Skuterud?

Le sénateur Cormier : Oui, ma question s’adresse à M. Skuterud.

M. Skuterud : Lorsque nous concevons une politique, notre objectif se doit d’être clair. Il s’agit malheureusement de la plus grande lacune de la politique d’immigration du Canada. Nous concevons des programmes sans en déterminer les objectifs.

L’objectif de l’immigration économique au Canada est-il de maximiser le nombre d’emplois dans l’économie? S’agit-il de minimiser les taux d’échec des entreprises? Si c’est le cas, ce système de plafonnement et d’échange n’est pas l’instrument qu’il faut employer.

Nous estimons — et c’est ce que nous avançons dans l’article que nous avons corédigé avec M. Worswick et M. Lange de l’Université McGill, et dans cet autre document plus long dont j’ai parlé — que l’objectif le plus raisonnable dans un pays égalitaire comme le Canada est de tirer parti de l’immigration pour augmenter le PIB par habitant. Si tel est l’objectif, il faut alors faire preuve de prudence lorsqu’il s’agit d’aider les entreprises qui peinent à joindre les deux bouts à garder la tête hors de l’eau en faisant appel à des travailleurs à bas salaire. Si nous voulons augmenter la productivité et le niveau de vie, cette façon de faire n’est pas une réelle solution, mais le système de plafonnement et d’échange en est une. Nous décrivons ce système dans notre article.

Le sénateur Cormier : Je vous remercie. Je viens d’une communauté francophone où nous sommes aux prises avec une pénurie d’immigrants et de travailleurs étrangers. Nous constatons souvent un déséquilibre, en ce qui concerne l’immigration, dans les communautés francophones. Cela représente un frein à la prospérité économique de nos collectivités.

Que pouvons-nous faire, si la solution n’est pas d’accueillir plus de travailleurs étrangers? Quelle solution s’offre à nous? Nous souhaitons, bien sûr, intégrer ces travailleurs dans nos collectivités, car ils ne sont pas là que pour travailler. Ils habitent dans nos collectivités pour y vivre leur vie et y élever leur famille. Cette pénurie représente un problème bien réel pour nos collectivités.

M. Skuterud : Je vous remercie. Nous devons reconnaître que l’immigration ne concerne pas une population homogène. Le système de plafonnement et d’échange dont nous avons parlé vise le volet des « postes à bas salaire » du Programme des travailleurs étrangers temporaires.

Ce système ne vise pas la main-d’œuvre migrante qualifiée. Dans notre autre article, nous faisons valoir que la main-d’œuvre migrante qualifiée a le potentiel d’augmenter notre capital humain et le niveau de vie moyen. Il s’agit de tirer parti de l’immigration pour sélectionner des immigrants à fort capital humain. Selon moi, il est évident que les États-Unis y parviennent. Aux États-Unis, les immigrants contribuent à améliorer le niveau de vie moyen. Le pays attire les esprits les plus brillants par l’entremise de ses meilleures universités, puis les employeurs les recrutent. Par exemple, le secteur des technologies de l’information recrute des talents indiens dans les meilleures universités américaines. La question est donc plus nuancée. Il ne s’agit pas de déterminer si l’immigration est bonne ou mauvaise, mais plutôt de déterminer la façon dont nous allons gérer l’immigration.

[Français]

La sénatrice Mégie : Je ne sais pas à qui s’adresse ma question, mais sûrement à l’un d’entre vous.

Quelles sont les stratégies que le Canada pourrait adopter pour les programmes de travailleurs étrangers temporaires, compte tenu de l’évolution du marché? Le marché ne restera pas toujours comme il est. Les robots et l’intelligence artificielle prendront le dessus. Actuellement, les employeurs rivalisent d’ingéniosité pour attirer la clientèle. On entend cela tous les jours dans le domaine de la restauration, entre autres. Est-ce que vous y avez pensé? Si vous vous projetez dans un avenir proche, auriez-vous des suggestions ou des propositions à nous faire?

[Traduction]

M. Skuterud : Je recommande toujours aux gens de ne pas trop se laisser prendre par les histoires exagérées que l’on entend à propos de l’intelligence artificielle. Nous sommes aussi confrontés à ce problème. Il est question de changements technologiques qui évoluent lentement. Voilà mon premier message.

Mon second message, qui me semble plus important, est le suivant : les économistes ne conçoivent pas la création d’emplois d’une économie donnée de la même manière que la population générale. On pense souvent que les emplois tombent du ciel et qu’il en existe un certain nombre que les décideurs politiques doivent combler.

Ce n’est pas ce que pensent les économistes. Dans une économie donnée, les emplois dépendent en grande partie du bassin de main-d’œuvre. Les pays où il y a beaucoup de travailleurs peu spécialisés sont des pays où on compte beaucoup d’emplois peu spécialisés. Dans les pays qui investissent fortement dans l’éducation et les travailleurs hautement qualifiés, les emplois ont tendance à être hautement spécialisés.

Le bassin de main-d’œuvre détermine les besoins du marché.

Le travail des décideurs n’est pas de boucher les trous, mais d’établir une main-d’œuvre qui donnera naissance au genre d’économie à laquelle nous aspirons. Si nous voulons une économie hautement spécialisée et à salaires élevés, nous devons nous concentrer sur les travailleurs hautement spécialisés. Si nous voulons une économie peu qualifiée et à faibles salaires, nous devons nous concentrer sur les travailleurs peu spécialisés.

Les emplois dépendent du bassin de main-d’œuvre disponible.

M. Stanford : J’aimerais aborder la question des changements technologiques et des craintes au sujet de l’intelligence artificielle et des robots, notamment, qui remplacent un grand nombre de travailleurs. Au Canada, malheureusement, notre problème est que nous n’avons pas assez investi dans la technologie, les robots, et d’autres outils. Ce n’est pas que nous investissons trop de manière à menacer la sécurité d’emploi à l’avenir. Dans ses remarques, M. Skuterud a dit qu’il était important d’effectuer ce genre d’investissement.

Ce qui est ironique, c’est que si nous fournissons des travailleurs aux employeurs qui se plaignent de ne pas trouver assez de travailleurs pour accomplir un travail à bas salaire, ces employeurs seront moins poussés à investir dans la technologie et l’automatisation, qui deviendront importantes, à terme. Les défis sont plus grands dans certains secteurs que dans d’autres, mais même dans les secteurs à forte concentration de main-d’œuvre, comme le commerce de détail et l’hôtellerie, des propriétaires d’entreprises qui veulent exploiter leur entreprise avec moins de main-d’œuvre ont su tirer parti de la technologie de façon novatrice.

Cela est bon pour leurs entreprises et pour l’économie.

La sénatrice McPhedran : Merci à tous les témoins.

J’ai une tonne de questions. J’essaie de choisir celles que je vais vous poser.

Je voudrais mieux comprendre la concordance entre la plupart des recommandations que vous avez présentées aujourd’hui et les principes directeurs des droits de la personne. Je voudrais que chacun d’entre vous me dise dans quelle mesure, sur une échelle d’un à cinq — allant de « pas très bien » à « très bien » —, les principes des droits de la personne sont pris en compte dans les politiques en vigueur sur les travailleurs temporaires que nous examinons aujourd’hui. C’est une question ouverte, qui s’adresse aux trois témoins.

M. Qadeer : Je donnerais une note de deux. Sur la question des travailleurs temporaires, il faut que vous veniez à Toronto pour voir les jeunes hommes d’origine indienne à bicyclette avec des sacs sur le dos; ce sont des livreurs. Je vais vous relater un fait anecdotique. J’ai entendu dire à la radio que la maison funéraire Lotus Funeral and Cremation Centre à Brampton avait rapatrié les corps de quatre étudiants indiens morts par suicide. Ces jeunes hommes étaient venus au Canada dans le but de travailler au moyen de visas d’étudiants. La maison funéraire en rapatrie quatre par mois.

Il faut commencer à se soucier de ce qui arrive aux travailleurs temporaires qui viennent au pays. Il faut penser aux travailleurs, et non pas seulement à l’économie et aux employeurs.

La sénatrice McPhedran : Merci.

M. Stanford : Je suis tout à fait d’accord avec M. Qadeer pour donner une note de deux. Tout d’abord, le Canada devrait endosser une responsabilité particulière liée à l’accueil de réfugiés et des personnes déplacées étant donné, entre autres, la conjoncture géopolitique mondiale et les conséquences des changements climatiques. Le nombre de réfugiés et de personnes déplacées qui arrivent au pays n’est pas aussi élevé qu’il devrait l’être.

Ensuite, nous devons réfléchir à la façon dont nous traitons les travailleurs étrangers temporaires. Étant donné que leur statut est lié à leur employeur au Canada, les risques d’exploitation sont élevés. Toutes sortes de situations ont été documentées où des employeurs profitent de la vulnérabilité des travailleurs pour demander à ceux-ci des choses que personne au Canada ne devrait être contraint de faire.

Finalement, comme je l’ai soulevé tout à l’heure, ces personnes n’ont aucune garantie d’obtenir leur statut de résident permanent. Encore une fois, pour les personnes qui sont passées au Canada, nous devons mieux gérer le flux de migrants à l’avenir, mais pour celles qui sont au pays en ce moment, la meilleure chose à faire — sous l’angle des droits de la personne — est de leur donner dès leur arrivée tous les droits et toutes les protections.

M. Skuterud : Je ne sais pas quelle devrait être la note. Il faudrait que je connaisse les paramètres.

Je dirais toutefois que le Canada a des programmes conçus pour accroître le bien-être économique des migrants. D’une part, les programmes de la catégorie économique ont pour objet d’améliorer la situation économique de l’ensemble de la population grâce à l’immigration. D’autre part, certains programmes ne visent que le bien-être des migrants; ce sont les programmes de la catégorie humanitaire. Je crois fermement en ces programmes.

Je trouve toutefois inquiétant de voir que ces programmes ne pèsent pas lourd dans nos cibles. De fait, par rapport aux cibles, ces programmes ont tendance à rapetisser comme peau de chagrin — pas seulement le pourcentage des cibles qui vont dans les programmes de la catégorie humanitaire, mais aussi les niveaux. Personne n’en parle, mais les chiffres absolus diminuent dans les cibles pour 2023-2025.

En raison du discours — passablement trompeur et naïf — qui circule sur les avantages économiques de l’immigration, nous avons mis les objectifs humanitaires dans les programmes de la catégorie économique. Nous finissons donc par tout faire de travers. Si nous voulons que l’immigration ait pour objet les programmes humanitaires — ce que j’appuie sans réserve —, il faudrait concevoir des programmes dotés de ce type d’objectif. Ce serait alors une immigration de catégorie humanitaire, et non pas économique.

La présidente : Merci. J’adore votre recommandation, car il y a tellement de personnes déplacées dans le monde et il y a tellement d’emplois au Canada.

Ma question porte sur l’emplacement géographique des emplois en question, dont certains se trouvent dans des régions rurales au Nouveau-Brunswick et à l’Île-du-Prince-Édouard. Le comité s’est rendu récemment à ces endroits.

Si nous voulons que les réfugiés occupent ces emplois, n’oublions pas qu’une fois leur statut normalisé, ces mêmes réfugiés sont libres, à juste titre, de travailler et de vivre partout où ils veulent au pays.

Pourquoi travailleraient-ils dans un verger qui pourrait fermer le lendemain, dans une ferme laitière ou dans une usine de transformation de fruits de mer? Cette situation m’apparaît insoluble. Aidez-nous à trouver une solution, même si j’aime beaucoup la recommandation.

M. Skuterud : Puis-je répondre toute de suite, sénatrice?

La présidente : Allez-y.

M. Skuterud : Nous errons dans nos discussions sur les travailleurs étrangers temporaires lorsque nous disons que les Canadiens ne veulent pas de ces emplois. Cela rejoint le point de M. Stanford. Si les Canadiens n’occupent pas ces emplois, c’est en partie en raison des salaires et des conditions de travail. Ils entrent en concurrence avec des immigrants qui sont prêts à exécuter n’importe quelle tâche, car ces immigrants ont un prix d’une grande valeur à gagner, en l’occurrence le statut de résident permanent. Les travailleurs canadiens n’ont pas cette rétribution. Les employeurs, mais aussi les collèges et les universités exploitent ce type d’appât.

Il est impossible de faire concurrence avec cela.

La présidente : Merci. J’ai grugé dans le temps de la sénatrice Dasko.

La sénatrice Dasko : Je remercie les témoins de nous faire part de leur expertise et de nous offrir un point de vue que nous n’avons pas beaucoup exploré jusqu’à présent.

Évidemment, lorsque nous étions de passage dans l’est du Canada, nous sommes allés parler du programme avec les employeurs et les travailleurs, que nous avons rencontrés sur le terrain. Nous avons appris que des inconvénients et des problèmes évidents d’exploitation touchaient les travailleurs. Les employeurs nous ont aussi fait part de certaines difficultés. Comme tous les employeurs, ils souhaiteraient notamment davantage de souplesse. Enfin, nous avons su que les employeurs retiraient des avantages évidents, mais que les travailleurs pouvaient eux aussi y trouver leur compte.

Bon nombre d’employés — nous ne savons pas combien exactement — nous ont dit que l’obtention de la résidence permanente n’était pas un objectif pour tout le monde. C’est un aspect sur lequel je voulais avoir votre avis.

Nous avons appris également que le programme comportait des avantages pour le pays d’origine des travailleurs, puisque ceux-ci envoient de l’argent là-bas pour aider leur communauté et leur famille. Cet aspect est très important pour un grand nombre de travailleurs. Encore une fois, nous ne connaissons pas le pourcentage de ceux qui pensent de telle ou de telle manière, ou le pourcentage de ceux qui veulent obtenir, par exemple, la résidence permanente, mais nous savons hors de tout doute que c’est un avantage.

Dans une perspective humanitaire, tiendriez-vous compte de cet aspect et diriez-vous que c’est un élément important du programme, puisque c’est ce que ces travailleurs nous ont dit? Nous ne leur avons pas mis de mots dans la bouche. Tout cela vient d’eux. Nous sommes allés sur le terrain et nous avons parlé avec des personnes en chair et en os. C’est le point de vue dont on nous a fait part.

Les témoins ont-ils quelque chose à dire à ce sujet?

M. Stanford : Je vais répondre en premier, sénatrice Dasko.

Je me demande comment interpréter l’assertion selon laquelle tout le monde ne souhaite pas nécessairement obtenir la résidence permanente. En effet, peu importe ce que les gens décident de faire, il est difficile d’imaginer quelqu’un voir comme un inconvénient le fait d’avoir le droit et le choix de rester au Canada de façon permanente.

Les travailleurs migrants pourraient continuer à envoyer des fonds aux membres de leur communauté dans leur pays d’origine. Les résidents permanents envoient beaucoup d’argent dans leur pays. Je ne vois là aucun argument qui justifierait le maintien du statut de travailleur temporaire. Or, c’est ce statut que détiennent la vaste majorité des immigrants qui entrent au pays.

Quant aux droits de la personne, nous voulons soutenir les pays aux prises avec la guerre, les changements climatiques et d’autres crises auxquelles ils font face. Les éléments en question ne justifient pas d’opter pour le volet des migrants temporaires en particulier. En fait, ces situations incitent plutôt à élargir les programmes de la catégorie humanitaire dont nous avons discuté tout à l’heure.

M. Skuterud : Je me méfierais des sondages qui demandent aux migrants s’ils ont l’intention ou non de faire une demande de résidence permanente. Il peut y avoir une double intention. La sénatrice Omidvar connaît très bien le phénomène.

La présidente : Je dois vous interrompre. Merci beaucoup.

La sénatrice Burey : Merci d’être des nôtres et de nous faire part de votre expertise. Nous apprenons beaucoup de choses.

J’ai toujours été intéressée par la structure des systèmes, et je suis ravie d’entendre les témoins aborder cet aspect. Comment allons-nous du point A au point B? Il faut obtenir des recommandations sur la manière de nous y rendre — peu importe le point B — ou encore mettre au point un système qui permettrait au Canada de remplir les différentes facettes de ses responsabilités à l’échelle mondiale, de même que ses responsabilités à l’endroit des Canadiens.

Une des choses dont nous ont fait part les employeurs et les travailleurs étrangers était la complexité induite par la multiplicité des volets. Vous avez parlé tout à l’heure du jeu de loterie ainsi créé et intégré à un système qui met en place toutes les conditions propices à l’exploitation, que ce soit par l’entremise des consultants en immigration ou des droits de scolarité élevés.

Nous avons aussi entendu dire que dans certains pays qui ont conclu un protocole d’entente — ou une entente bilatérale — avec un autre pays, les systèmes semblent mieux fonctionner. Évidemment, cette constatation n’est pas universelle. Pourriez-vous parler du rapport existant entre, d’une part, ces deux aspects — les ententes bilatérales et la multiplicité des volets —, et d’autre part, les efforts consentis pour aller du point A au point B?

M. Skuterud : C’est une excellente question. Elle est très complexe de surcroît. C’est impossible d’y répondre convenablement aujourd’hui. Il faudrait que je m’assoie avec vous pendant une heure ou deux. C’est une vaste question.

En quelques mots, je vous dirais que le problème n’est pas de trouver comment se rendre au point B, mais plutôt de définir ce point B. C’est l’élément manquant. Nous essayons d’arriver à destination sans définir au préalable où nous voulons aller, d’autant plus que chacun a sa propre conception de cette destination. Nous discutons des moyens à prendre pour nous y rendre, mais nous n’allons pas tous au même endroit. Aucune entente n’est possible si nous ne dégageons pas de consensus sur une destination. Il ne peut pas y en avoir un million.

M. Stanford : Au sujet du chemin à parcourir du point A au point B — de manière générale, et non pas en tenant compte des deux points que vous avez soulevés, sénatrice —, ma recommandation serait de limiter le système des permis de travail temporaires et de le remplacer par un programme de migration permanente pour les gens ayant obtenu un statut avec tous les droits. Pour opérer cette transition, il faut reconnaître les risques et l’insécurité que vivent les travailleurs temporaires au Canada. Voilà pourquoi, encore une fois, le processus de régularisation visant à obtenir le statut avec tous les droits est extrêmement important, particulièrement s’il se conjugue avec une vision plus durable et efficace selon moi qui serait de limiter le système des permis de travail temporaires.

La sénatrice Burey : Merci.

La présidente : Le Canada n’est pas le seul pays aux prises avec une pénurie de main-d’œuvre. Ce problème afflige également l’Australie, la Nouvelle-Zélande et certains pays européens. Quel pays s’en sort mieux que nous? Quel pays peut nous guider? Devons-nous trouver nous-mêmes une façon de nous améliorer?

M. Skuterud : Encore une fois, j’ai du mal à accepter la prémisse. Votre question laisse entendre qu’un problème doit être résolu, mais je n’arrive toujours pas à comprendre quel est le problème.

M. Stanford : Ce qui distingue le Canada des autres pays est sa décision d’élargir et d’accélérer le virage vers la migration temporaire comme solution au problème — peu importe que nous le considérions comme un problème ou non.

Le Canada se démarque des pays que vous avez mentionnés — où les employeurs doivent composer constamment avec la difficulté de recruter et de retenir les travailleurs — parce que sa population grandit à un taux de 3 % par année. Aucun autre pays industrialisé ne s’approche de ce taux. L’écart s’explique principalement par la migration temporaire. Voilà où nous pouvons apprendre d’autres pays. Pourquoi mettre autant l’accent sur cette prétendue solution pour régler un problème qui n’en est peut-être pas un?

La sénatrice McPhedran : Je vais revenir à ma question. Les témoins accepteraient-ils la prémisse selon laquelle l’amélioration des droits acquis — l’accès aux droits de la personne — des travailleurs étrangers temporaires serait une voie d’accès rapide à un statut plus solide au Canada? Pourquoi tous les types de programmes ne seraient-ils pas encadrés par les droits de la personne?

M. Skuterud : Je vais vous suggérer un peu de lecture. Il y a une règle bien connue en économie, que nous enseignons aux étudiants. C’est la règle Tinbergen, du nom du premier lauréat du prix Nobel d’économie, Jan Tinbergen. Selon cette règle, chaque objectif faisant partie d’une politique doit être assorti d’un levier. Or, nous essayons souvent, à tort, d’atteindre 10 objectifs différents avec un seul levier politique.

Vous voulez que les entreprises obtiennent des marges de profit élevées. Vous voulez en outre assurer la survie des entreprises peu rentables en leur fournissant des travailleurs peu qualifiés prêts à accepter des salaires très bas et de piètres conditions de travail, et vous voulez ensuite intégrer les droits de la personne à tout cela. C’est impossible. Ces objectifs sont incompatibles fondamentalement. Il faut faire des compromis économiques. Voilà le problème. Vous devez définir un objectif.

La sénatrice Greenwood : Je vais poser une question très brève. Je pense d’ailleurs que vous avez commencé à y répondre. L’un d’entre vous a parlé des Canadiens qui n’obtiennent pas d’emplois, contrairement aux travailleurs temporaires, qui sont prêts à accepter des conditions de travail épouvantables. Ma question est très pragmatique et il y a peut-être un lien à faire avec les leviers dont vous parliez. Comment soutenir les employeurs pour qu’ils appuient — en tout cas, ceux qui le peuvent — les travailleurs potentiels?

M. Stanford : Merci, sénatrice. D’une certaine façon, nous devons non seulement appuyer les employeurs, mais aussi leur donner un petit coup de pied au derrière — si vous me permettez l’expression — ou utiliser le bâton plutôt que la carotte seulement. Il faut pousser les employeurs qui ont de la difficulté à recruter du personnel en raison des salaires et conditions qu’ils offrent à faire mieux. Ils doivent soit améliorer les conditions d’emploi offertes aux travailleurs, soit remplacer la main-d’œuvre par d’autres moyens de production. En disant que nous voulons aider les employeurs à poursuivre leurs activités même s’ils ne peuvent y arriver sans recourir à une main-d’œuvre migrante temporaire et précaire, nous les laissons s’en tirer à bon compte, ce qui ne rend service ni aux employeurs ni à notre économie, en fin de compte.

Je pense que tous les travailleurs temporaires qui sont ici, indépendamment de leurs compétences ou du programme, méritent absolument de bénéficier et de se voir reconnaître tous les droits habituels liés au travail : normes du travail, protections, salaire minimum, droit à la syndicalisation, normes de sécurité, et cetera. Quelle que soit la politique définitive, il faut veiller à traiter ces personnes de la même façon que nous traitons les gens qui sont au Canada.

La présidente : Merci, chers collègues. Je sais qu’il reste beaucoup de questions. Je suis désolée d’avoir dû interrompre nos témoins et mes collègues, mais il m’incombe de gérer notre temps. Un autre groupe de témoins nous attend.

Je tiens à remercier les trois professeurs. Vos propos nous ont éclairés sur beaucoup de points. Je suis convaincue que vous attendrez nos recommandations avec impatience.

Accueillons maintenant notre deuxième groupe de témoins. Nous entendrons Mme Armine Yalnizyan, titulaire de la bourse de recherche Atkinson sur l’avenir des travailleurs à la Fondation Atkinson, et M. Noel Baldwin, directeur des Affaires publiques et gouvernementales au Centre des Compétences futures. C’est un plaisir de voir un certain équilibre hommes-femmes. Merci à vous deux d’avoir pris la peine de venir nous parler en personne. Nous vous en sommes très reconnaissants.

Vous savez comment cela fonctionne. Vous avez cinq minutes chacun pour votre déclaration. Attendez-vous ensuite à de nombreuses questions de mes collègues. Nous commençons par Mme Yalnizyan.

Armine Yalnizyan, titulaire de la bourse de recherche Atkinson sur l’avenir des travailleurs, Fondation Atkinson, à titre personnel : C’est pour moi un grand honneur de comparaître au comité aujourd’hui pour discuter de la croissance de la main-d’œuvre temporaire et migrante du Canada. Je remercie tout particulièrement la présidente — la sénatrice Omidvar — de son rôle de chef de file dans ce dossier extrêmement important pour l’avenir du Canada.

Je suis économiste et titulaire de la bourse de recherche Atkinson sur l’avenir des travailleurs. En 2018 et 2019, alors que j’étais conseillère principale en politiques économiques auprès du sous-ministre d’Emploi et Développement social Canada, ou EDSC, les pressions démographiques commençaient effectivement à se manifester. Le taux de chômage avait chuté à son niveau le plus bas en un demi-siècle : cela faisait 50 ans que nous avions connu un taux de chômage aussi faible. C’était annonciateur d’une ère où le nombre de départs à la retraite surpasserait les entrées sur le marché du travail, selon le groupe des personnes nées au Canada.

Sans l’adoption massive de technologies de remplacement de la main-d’œuvre dont vous venez d’entendre abondamment parler — et qui posent divers types de défis économiques —, la croissance économique future dépendrait exclusivement de la croissance démographique, laquelle proviendrait exclusivement des nouveaux arrivants. La question était la suivante : quel genre de nouveaux arrivants invitons-nous à venir au Canada? La réponse est dans les chiffres.

Honorables sénatrices et sénateurs, je vous ai remis deux tableaux. L'un d’entre eux montre la répartition précise pour 2022. Pour chaque personne que nous avons invitée à s’établir au Canada à titre de résident permanent, trois personnes ont seulement été invitées à rester au pays de manière permanente pour étudier ou travailler, ou pendant l’examen de leur statut de réfugié. La part de la main-d’œuvre qui n’est pas formée de résidents permanents a bondi d’environ 2,5 % de la population active employée à 3,8 %, et ce, seulement depuis septembre 2019. C’est stupéfiant. Cette situation ne découle d’aucun débat sur les politiques publiques, mais a simplement évolué ainsi en réponse aux préoccupations des employeurs selon lesquelles il n’y avait pas assez de travailleurs pour occuper tous les emplois — du moins aux salaires offerts.

Le sénateur Kutcher, la sénatrice Petitclerc et la sénatrice Dasko ont fait remarquer que les travailleurs migrants ont peut-être, sur papier, les mêmes droits que les travailleurs canadiens, mais qu’ils sont peu susceptibles de faire valoir leurs droits par crainte de perdre leur emploi ou de nuire à leur avenir. Évidemment, ils sont plus susceptibles d’être exploités sur leur lieu de travail, et ce genre de comportement contagieux se propage très rapidement.

Ce comité a déjà examiné des idées sur la façon de changer de cap. Les questions que vous avez posées aux témoins précédents laissent entrevoir quatre avenues pour une réforme des politiques qui pourraient améliorer le marché du travail pour tous les travailleurs, et pas seulement pour les travailleurs temporaires : le processus de délivrance des permis de séjour temporaire, l’application des règles; les voies d’accès à la résidence permanente; les quotas. Vous avez tous soulevé ces questions.

Premièrement, les permis de travail liés à un employeur donné sont très rares et sont uniquement utilisés dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires, un programme relativement limité administré par EDSC. La semaine dernière, Mme Christiane Fox, la sous-ministre d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, ou IRCC, a comparu devant vous et a reconnu que des permis de travail ouverts liés à une région ou à un secteur — et non à un employeur — pourraient être utiles pour certaines industries ou certaines collectivités en vieillissement rapide. Remédier à une pénurie de main-d’œuvre potentiellement paralysante tout en limitant l’exploitation des travailleurs me semble une avenue de réforme très prometteuse.

Deuxièmement, les organismes d’application de la loi doivent contribuer à réduire le nombre de mauvais acteurs. C’est leur raison d’être. Au cours de la dernière année, les autorités gouvernementales ont mené plus de 2 000 chez les employeurs de travailleurs migrants. Ces inspections ont montré que le vol de salaire est la principale infraction. Or, depuis 2016, seulement une poignée des 763 employeurs non conformes inscrits au registre se sont vu interdire l’embauche de travailleurs migrants. Un plus grand nombre de ces employeurs doivent être arrêtés.

Les réformes récentes introduites par le gouvernement fédéral — qui recourent aux défenseurs des travailleurs migrants pour mieux informer les travailleurs de leurs droits et encourager la dénonciation des abus — devraient être renforcées. Les entreprises comptent sur des lobbyistes pour plaider leur cause. Les travailleurs, qui ne connaissent peut-être pas leurs droits et sont encore moins aptes à les faire valoir devraient aussi avoir cette possibilité.

La troisième voie est la voie vers la résidence permanente. Comme vous venez de l’entendre, il s’agit d’un parcours tortueux comportant diverses étapes. Mme Rupa Banerjee, de l’Université métropolitaine de Toronto, m’a indiqué que la base de données d’IRCC répertorie 140 types différents de permis de séjour temporaire. Mathématiquement parlant, le nombre de combinaisons utilisées par les gens lors du renouvellement de leur permis ou pour le passage d’un type de permis à un autre dans l’espoir d’obtenir le statut de résident permanent est absolument étonnant. Le temps requis pour la transition de résident temporaire à résident permanent s’allonge, tandis que la probabilité d’obtenir ce changement de statut a très peu augmenté, passant de 20 % à 30 % entre 2002 et 2011, et ce, pour des gens qui sont ici à titre de résident temporaire depuis 10 ans.

Il faut simplifier les voies d’accès à la résidence permanente et les faire connaître avant l’arrivée des gens au pays, qu’ils soient étudiants ou travailleurs. Ce ne sont pas tous les travailleurs migrants qui veulent faire leur vie ici, mais tous devraient connaître leurs chances, leurs droits, leurs responsabilités et le temps requis avant leur arrivée au pays, afin que cela ne revienne pas à jouer à la loterie.

Enfin, concernant les objectifs et les seuils, dans le contexte de l’augmentation du nombre de personnes déplacées en raison de violence politique ou d’urgences climatiques d’année en année, il convient d’éviter de fixer des quotas précis pour les demandeurs d’asile. Le nombre de personnes autorisées à étudier ou à travailler ici de manière temporaire — souvent dans l’espoir de rester ici — devrait être limité, comme nous le faisons pour les immigrants autorisés à rester et à vivre ici en permanence.

Pour les étudiants étrangers, le gouvernement fédéral devra établir des objectifs en collaboration avec les provinces. Quant aux travailleurs migrants, les règles fédérales qui, pas plus tard que l’année dernière, ont permis de tripler — de 10 % à 30 % — la proportion de travailleurs étrangers temporaires dans les lieux de travail doit absolument être annulée, et des limites semblables doivent être imposées aux employeurs qui embauchent des travailleurs migrants entrés par d’autres voies.

Ces quatre réformes à la politique d’accueil permettraient de réduire l’exploitation des nouveaux arrivants dont nous disons avoir besoin. Toutefois, comme Mme Fox vous l’a dit la semaine dernière, l’accueil n’est pas le seul problème. Il faut aussi coordonner la planification avec des ministères autres que le ministère de l’Immigration. Elle a déclaré ce qui suit : « [...] cela ne se limite pas au ministère de l’Immigration. Cela doit s’accompagner d’une stratégie en matière de compétences et d’une stratégie en matière de logement. » L’économie du Canada pourrait prospérer grâce à nos nouveaux voisins, mais la réussite à cet égard passe par une approche réfléchie en vue de l’arrimage de la mission, des politiques et de la mise en œuvre. Je me réjouis de l’apport de vos travaux pour aider le gouvernement du Canada à atteindre ces objectifs. Je vous remercie.

La présidente : Merci beaucoup, madame Yalnizyan. Votre document n’a pas encore été distribué à nos collègues, car il est en cours de traduction. Chers collègues, vous recevrez ce document; il n’est donc pas nécessaire de prendre beaucoup de notes, car vous l’aurez en temps voulu.

Monsieur Baldwin, vous avez un peu plus de cinq minutes. J’essaierai d’être juste envers vous aussi.

Noel Baldwin, directeur, Affaires publiques et gouvernementales, Centre des Compétences futures : Je ferai de mon mieux. Madame la présidente, honorables membres du comité, je vous remercie.

Pour ceux qui ne nous connaissent pas, le Centre des Compétences futures est un centre de recherche et d’innovation pour le perfectionnement des compétences et de la main-d’œuvre au Canada, financé par le gouvernement fédéral et situé à l’Université métropolitaine de Toronto. Au cours des quatre dernières années, nous avons lancé plus de 240 projets pilotes novateurs et projets de recherche visant à faire en sorte que les travailleurs et employeurs canadiens ont les compétences nécessaires pour s’adapter à une économie locale et mondiale en rapide évolution.

Dans nos discussions auprès de partenaires d’un bout à l’autre du pays — y compris les gouvernements, les employeurs, les travailleurs et les représentants syndicaux, et les organismes de prestation de services —, nous avons entendu les mêmes choses que vous : de nombreux secteurs sont aux prises avec des pénuries de main-d’œuvre importantes et persistantes, et les travailleurs migrants et temporaires sont l’un des éléments d’une stratégie visant à relever ces défis. Toutefois, nous savons — comme vous l’avez entendu, semble-t-il — qu’il existe diverses difficultés à l’entrée des nouveaux arrivants sur le marché du travail intérieur, et nous essayons de cerner certains de ces problèmes et de trouver des solutions en collaboration avec des partenaires qui œuvrent dans ce domaine sur le terrain.

J’aimerais souligner deux points importants qui sont ressortis de notre expérience jusqu’à maintenant. Le premier est la nécessité d’intégrer davantage la question des compétences et de l’évaluation des compétences dans le processus d’aide aux nouveaux arrivants. Le deuxième consiste à aider les petites et moyennes entreprises, ou PME — les employeurs — à améliorer leurs interactions avec les nouveaux arrivants qui entrent sur le marché du travail.

Concernant le premier point, nous pensons qu’il est possible d’intégrer une perspective davantage axée sur les compétences dans tous les volets pour les nouveaux arrivants.

Nous avons travaillé avec l’Immigrant Employment Council of British Columbia sur un projet appelé Facilitating Access to Skilled Talent, ou FAST. Dans le cadre du projet FAST, mené en collaboration avec les employeurs pour identifier les compétences recherchées, des outils d’évaluation des compétences ont été mis au point afin d’aider les nouveaux arrivants à démontrer leurs compétences et à acquérir de nouvelles compétences, ou des compétences mieux arrimées aux besoins de l’économie locale. Les résultats initiaux de la première phase du projet pilote sont prometteurs, et le projet FAST s’étend maintenant au Nouveau-Brunswick, en partenariat avec le gouvernement provincial, et touche de nouveaux secteurs d’emploi.

Fait intéressant, beaucoup de participants ont indiqué que certains modules d’apprentissage axés sur le milieu de travail canadien et les compétences culturelles leur étaient aussi utiles que les compétences techniques. Nous pensons que c’est également prometteur et qu’un lien à des secteurs économiques ou géographiques précis pourrait être utile.

Parlons maintenant des PME. Comme vous le savez, l’économie canadienne est composée d’un nombre important de petites et moyennes entreprises. La plupart des Canadiens travaillent dans une PME, selon la définition qu’on emploie, mais l’investissement des PME dans le recrutement et le perfectionnement des talents est souvent limité par des problèmes de capacité qui peuvent avoir une incidence sur la capacité des entreprises à évaluer avec exactitude les compétences dont elles ont besoin — en particulier de manière prospective — afin d’investir dans la formation et à adopter des pratiques évoluées de recrutement.

Nous avons travaillé avec le Toronto Region Immigrant Employment Council, ou TRIEC, à un projet appelé Career Advancement for Immigrant Professionals. Ce projet, mené en collaboration avec les employeurs, vise à réduire le sous-emploi ainsi qu’à reconnaître et à valoriser les compétences et l’expérience des nouveaux arrivants qui ont le potentiel d’occuper des rôles de premier plan et de chef de file.

Dans le cadre de ce projet, nous avons appris que cette évolution vers un accent plus marqué sur les compétences comporte un important élément de changement culturel et de gestion du changement, et le TRIEC travaille avec les employeurs pour intégrer des processus organisationnels importants et assurer l’adhésion des dirigeants, ce qui semble être prometteur. Par conséquent, la majorité des employeurs avec lesquels ils ont travaillé s’affairent à la mise en œuvre de certains de ces changements.

Nous avons aussi travaillé avec la Chambre de commerce de l’Ontario, qui a obtenu la participation d’un certain nombre de chambres de commerce de la province, pour diriger une initiative visant à confier un système de gestion de l’apprentissage sur demande — axé sur la demande et dirigé par les PME — aux chambres de commerce et à leurs membres, qui peuvent accéder à ces ressources au besoin et choisir les ressources les mieux adaptées aux besoins de leur entreprise.

Les offres initiales étaient axées sur la création de milieux de travail accueillants et inclusifs. Jusqu’à maintenant, nous avons réussi à obtenir la participation de dizaines de chambres de commerce dans quatre provinces et des centaines de PME. Les résultats des premiers sondages sur la participation et la satisfaction sont encourageants. Les gens suivent et complètent les modules, et environ neuf répondants sur dix ont indiqué être en mesure d’utiliser le matériel auquel ils ont eu accès dans leur rôle actuel ou leur entreprise actuelle. Nous souhaitons étendre cela à d’autres domaines, notamment la technologie, l’adoption des technologies et les compétences vertes.

Il reste certes beaucoup plus à faire et beaucoup de chemin à parcourir pour améliorer les expériences des travailleurs temporaires et migrants. Je n’ai pas abordé la question de l’exploitation ou des conditions de travail, mais ces problèmes sont souvent très réels et très graves.

Je sais que mon temps est presque écoulé, mais permettez-moi de présenter une dernière observation. Je ferais écho aux propos de mes collègues, qui ont souligné l’utilité de faire preuve de détermination à l’égard de nos objectifs, de s’interroger sérieusement sur nos méthodes actuelles et sur l’objectif que nous voulons atteindre et, de notre point de vue, d’innover et de mettre à l’épreuve les solutions possibles.

En terminant, je vous invite à retenir les trois points suivants : encore une fois, il est possible de mettre davantage l’accent sur les compétences que les gens apportent au Canada et sur le travail qu’ils souhaitent faire; nous pouvons en faire davantage pour aider les PME à se préparer à bien accueillir et intégrer les nouveaux arrivants dans leur effectif; nous devons veiller à ce que les nouveaux arrivants reçoivent le soutien dont ils ont besoin — outre le simple placement en emploi — pour réussir leur intégration ici, que leur séjour soit temporaire ou permanent.

Je termine donc sur ces quelques réflexions. Je vous remercie. C’est avec plaisir que je répondrai à vos questions.

La présidente : Merci à tous les deux. Chers collègues, vous savez comment cela fonctionne. Les interventions sont de cinq minutes, question et réponse comprises. Nous commençons par la vice-présidente.

La sénatrice Cordy : Je vous remercie tous deux énormément. Vous nous avez fourni une manne de renseignements utiles.

Madame Yalnizyan, nous avons tous étudié les éléments que vous avez soulevés, et lorsque je pense à votre voie d’accès vers la résidence permanente — on nous a décrit les difficultés qui y sont associées —, je remarque votre grande franchise quant à sa complexité. Il existe effectivement plus de 100 types de permis, ce qui complique grandement la tâche de ceux qui arrivent d’autres pays, que l’on pense aux travailleurs étrangers temporaires ou à ceux qui souhaitent venir au Canada pour y rester.

Une autre difficulté réside dans le fait que les gens ne connaissent pas leurs droits et que, même s’ils les connaissent, ils ne comprennent pas nécessairement qu’ils peuvent dénoncer des injustices dans ce nouveau pays. Nombre d’entre eux ne sont pas à l’aise de rapporter les problèmes, alors ils ne dénoncent pas les acteurs malveillants, comme vous l’avez décrit.

Comment tenter de remédier à cette situation? Avons-nous trop de programmes, ou sont-ils trop compliqués ou alambiqués? Devrions-nous les simplifier davantage?

Mme Yalnizyan : Oui.

Je vous remercie de la question. La solution consiste à simplifier les programmes. Je ne sais pas comment on pourrait passer de 140 permis à, disons, 6. Nous avons beaucoup trop de volets; lorsque les demandeurs constatent qu’ils ne correspondent plus à un volet, ils en choisissent un autre, tout simplement.

On vient d’apprendre que Statistique Canada dénombre la population différemment. Auparavant, l’organisme recensait les personnes dont le permis avait expiré et comptait une autre période d’exemption de 30 jours. Or, il faut des mois pour renouveler un permis, alors Statistique Canada compte maintenant une moyenne de 120 jours, en plus d’un permis expiré si le candidat en a fait la demande. Il faut toutefois savoir que bien des gens n’en font pas la demande.

On évite d’aborder directement la question des sans-papiers, mais à force d’accueillir un nombre croissant de travailleurs étrangers temporaires chaque année — à raison de centaines de milliers —, plus de personnes resteront au pays. Cette situation, créée par vos politiques, entraîne des débats malsains sur les migrants illégaux et la façon dont on devrait les traiter.

La façon de composer avec les personnes sans papiers représente un tout autre débat.

M. Stanford en a parlé brièvement lorsqu’il a abordé la régularisation. J’espère pouvoir vous remettre, avant la fin de vos délibérations, des documents sur la régularisation et sur ses avantages pour le Canada ainsi que pour les migrants. Nous n’avons pas de programme de régularisation depuis 1973.

La sénatrice Cordy : On dirait que nous ajoutons des couches au système plutôt que de le simplifier. J’ai l’impression que nous multiplions les programmes, ce qui exacerbe les difficultés et complique le système.

Monsieur Baldwin, vous avez conclu vos propos par un excellent commentaire. Vous avez affirmé que nos objectifs doivent s’ancrer dans des intentions claires. Est-ce une partie du problème? Avons-nous précisé nos objectifs entourant l’accueil de personnes au Canada?

M. Baldwin : Je m’en remettrais aux autres témoins pour la question systémique : ils ont affirmé sans équivoque que le gouvernement a des objectifs trop peu clairs. Nous avons maintenant beaucoup d’objectifs, sans nécessairement avoir les outils nécessaires pour les réaliser.

Nous préconisons de cerner les compétences nécessaires dans le marché du travail d’aujourd’hui et de demain. Or, selon nos expériences et notre compréhension de la situation, ce facteur n’est pas pris en considération dans les processus d’immigration à l’heure actuelle. Nous croyons qu’il pourrait l’être pour aider les employeurs ainsi que les immigrants, qui pourraient voir leurs compétences reconnues ou qui pourraient les renforcer afin de répondre aux besoins du marché du travail canadien.

La sénatrice Cordy : Madame Yalnizyan, vous avez proposé de limiter le nombre d’étudiants internationaux avec l’aide des provinces. Profitons-nous de ce groupe, aux attentes très élevées, en acceptant un aussi grand nombre d’étudiants internationaux?

Mme Yalnizyan : Oui. Je vous remercie de cette question claire.

M. Baldwin : Je suis désolé, mais j’aimerais ajouter que j’ai jadis travaillé dans le domaine des politiques entourant les établissements postsecondaires. Je veux simplement préciser que la question des étudiants internationaux doit être abordée dans le cadre de discussions sur le financement des réseaux d’études postsecondaires — un sujet où le gouvernement fédéral a beaucoup de mal à s’immiscer. Les deux sont toutefois très intimement liés.

La sénatrice Osler : Je remercie les deux témoins d’être parmi nous aujourd’hui. J’ai une question pour chacun d’entre vous.

Madame Yalnizyan, j’aimerais approfondir la question de la sénatrice Cordy sur la simplification des volets. Je suis médecin de formation, et les médecins établissent des bilans comparatifs des médicaments : on dresse la liste des médicaments du patient, des médicaments qu’il doit prendre, puis on évalue les interactions potentielles. On retire ensuite les ordonnances inutiles. C’est une analogie qui rejoint votre description des programmes qu’on multiplie sans cesse.

Comment simplifieriez-vous les cinq volets principaux composant le Programme des travailleurs étrangers temporaires?

Monsieur Baldwin, voici ma question pour vous : comment le Programme des travailleurs étrangers temporaires pourrait inciter les employeurs — comme nous l’avons entendu dans le groupe de témoins précédent — à améliorer les conditions de travail et les salaires?

Mme Yalnizyan : Je vais devoir réfléchir plus longuement à votre question. J’adore votre analogie avec le monde médical : elle est éloquente et doit être davantage prise en considération pour déterminer comment éliminer certains des volets actuels.

Je veux sortir votre question du contexte dans lequel vous l’avez présentée — vous demandiez comment simplifier les volets du Programme des travailleurs étrangers temporaires. Je dirais plutôt qu’ils sont déjà compliqués par le fait qu’ils sont de plus en plus ancrés dans le volet de la résidence permanente. Environ 50 % des candidats à qui on a refusé la résidence permanente étaient auparavant des résidents temporaires. Nous créons donc un leurre, tel que l’a décrit M. Skuterud.

Le gouvernement ne peut simplifier les volets sans comprendre ses propres objectifs. Désire-t-il que tous les arrivants s’installent ici de façon permanente, ou veut-il qu’une grande partie d’entre eux — hormis ceux qui sont ici pour des raisons humanitaires — aient réussi à vivre ici pendant un certain temps avant de leur accorder la résidence permanente? Cela n’a jamais été l’approche par le passé. Est-ce ce vers quoi le gouvernement tend de facto?

J’ai besoin de réfléchir à votre question avant d’y répondre, parce qu’elle ne touche pas seulement les volets temporaires.

M. Baldwin : La question déborde un peu de mon champ d’expertise, mais je dirai que c’est notamment la volonté de répondre à la demande en main-d’œuvre dans des segments beaucoup plus pointus qui a mené à la création d’autant de permis différents. Lorsque la demande monte en flèche dans un secteur, on réagit en créant une nouvelle façon de faire. Puis, comme vous le dites, on n’élimine jamais le nouveau type de permis ainsi créé. Dans ce contexte, les processus risquent davantage d’être utilisés à mauvais escient puisqu’un programme temporaire devient permanent et qu’on prête probablement moins attention aux conditions régissant l’arrivée des gens.

J’aimerais réitérer le commentaire entendu tout à l’heure sur le besoin de véritablement appliquer les règles. On doit saisir l’occasion de collaborer avec les intervenants qui souhaitent que ces programmes fonctionnent bien. Nous avons établi de bons partenariats avec les acteurs du milieu agricole qui tentent de cerner leurs besoins en main-d’œuvre à long terme, au-delà des besoins immédiats d’urgence. Voilà l’occasion de renforcer les normes et le contrôle, dans l’espoir de diminuer la dépendance aux processus par lesquels les arrivants au Canada sont susceptibles de se faire maltraiter.

La sénatrice Osler : Merci.

[Français]

Le sénateur Cormier : Je vais faire comme ma collègue : je vais vous poser à chacun une question.

Monsieur Baldwin, vous avez parlé des chambres de commerce. Il y a tout un écosystème autour des travailleurs étrangers temporaires : les employeurs, les chambres de commerce, les organismes d’accueil et d’intégration et le gouvernement fédéral. On veut atteindre des objectifs communs qui semblent mal définis.

Quelles recommandations feriez-vous au gouvernement fédéral pour favoriser une meilleure coordination et concertation entre les organismes? Il semble qu’il n’y ait pas de mécanisme formel de la part du gouvernement fédéral pour amener tous ces joueurs autour de la table afin de se donner des objectifs communs.

Madame Yalnizyan, la semaine dernière, à une entrevue que vous avez accordée à la CBC, vous avez parlé de l’intelligence artificielle. Vous disiez que l’intelligence artificielle pouvait soit remplacer, soit améliorer la main-d’œuvre. Que pourrait faire le gouvernement fédéral auprès des employeurs pour prendre en compte ces nouvelles tendances dans le monde du travail, et quel impact cela pourrait-il avoir sur l’arrivée des travailleurs étrangers temporaires et sur leur installation dans nos entreprises? Voilà mes deux questions. Merci.

M. Baldwin : Merci pour la question. Il est assez difficile pour le gouvernement fédéral de trouver la réponse, puisqu’en effet, les économies au Canada ont de très importantes différences régionales.

Pour certains d’entre nous, il est très important d’être sur le terrain dans un lieu spécifique pour répondre à un défi, tout comme de trouver des partenaires qui ont l’habileté requise pour rassembler tous les acteurs importants. Parfois, il s’agit d’un défi mieux ciblé pour les provinces et les territoires. À Calgary, nous avons trouvé l’occasion de nous rassembler avec leur société de développement économique pour faire un bon travail sur les transitions en matière d’énergie.

Si on trouve un partenaire qui rassemble les acteurs importants, ce qui permet ainsi d’établir la définition des objectifs, et si les gens peuvent implanter des stratégies, c’est très efficace. C’est un défi difficile pour le gouvernement fédéral, parce qu’il doit considérer des manières de faire partout au pays. Il n’y a pas de réponse simple, mais le regroupement des acteurs importants sur une base régionale ou plus locale est un critère que nous croyons être très important.

Le sénateur Cormier : Merci.

[Traduction]

Mme Yalnizyan : Vos deux questions sont parmi les deux plus corsées que vous auriez pu poser. Je suis ravie que vous voyiez ce segment. C’est un enjeu sur lequel je me penche depuis un bon bout de temps. Lorsque je travaillais au bureau de la sous-ministre et que nous discutions de l’avenir des travailleurs et de l’évaluation des programmes de perfectionnement des compétences, la question incontournable était : quelle est l’incidence de la technologie? Nul ne le sait. Pour ce qui est de l’intelligence artificielle, on le sait encore moins. Personne ne sait ce que l’avenir nous réserve.

Pour répondre en partie à votre question précédente sur ce que le gouvernement fédéral devrait faire pour collaborer avec les chambres de commerce — et il y a un recoupement avec votre deuxième question sur la technologie —, je dirais qu’il faut plus de tables sectorielles. Il nous faut des tables où les employeurs, les employés et les gouvernements se réunissent pour parler des événements en temps réel. Ces discussions ne devraient pas se dérouler à l’échelle de chaque milieu de travail ou dans un contexte de défense des droits. Elles devraient s’appuyer sur des renseignements en temps réel, ce qui est une approche que nous ne préconisons plus suffisamment. Nous avons déjà eu le conseil canadien des technologies de l’acier, qui n’existe plus; c’est pourtant le type de groupes qui vous indiqueraient les défis auxquels les industries sont confrontées.

C’est en partie grâce à ces regroupements que vous pouvez savoir comment la situation évolue en temps réel. Ces renseignements sont utiles pour émettre des permis ouverts dans une industrie ou une région qui manque de travailleurs parce qu’elle est aux prises avec les grands défis qu’apporte une population vieillissante. La question ne se résume effectivement pas à un employeur, un permis ou une personne qui veut désespérément venir au Canada.

L’intelligence artificielle va évoluer plus rapidement que jamais auparavant, et elle est contrôlée par une poignée d’entreprises établissant leur présence partout dans le monde. Le Canada ne pourra les réglementer plus rapidement que les autres pays. Toute la planète réagit à la réalité en temps réel. Les compagnies qui n’aiment pas notre réglementation iront simplement s’installer ailleurs.

Nous saisissons vraiment très mal nos besoins futurs en main-d’œuvre, qui ne se caractériseront pas par de soi-disant compétences à faible niveau. Il ne s’agira pas de domaines exigeants en main-d’œuvre, comme dans l’économie des soins ou les emplois en infrastructures. Les pénuries de personnel perdureront dans ces domaines. En misant toujours sur les travailleurs étrangers temporaires parce qu’on peut les faire venir au pays plus rapidement, nous créons une société où les arrivants font du travail qui n’est pas temporaire, pour lequel les pénuries s’aggravent. Ces travailleurs n’ont toutefois pas le droit de tomber malades, de fonder des familles, de vieillir ou d’être au chômage, au risque de quoi ils doivent partir. Quel type de société sommes-nous en train de bâtir? Une société dystopique, voilà ce que nous bâtissons.

La sénatrice McPhedran : Je remercie nos deux témoins de l’information fournie. Vous vous rappelez les questions que je vous ai posées préalablement quant à l’utilisation d’un cadre sur les droits de la personne. Je ne les répéterai pas.

J’aimerais faire un lien avec la question de la sénatrice Osler sur la mise en œuvre d’obligations en matière de droits de la personne dans un contexte économique. Pourrait-on faire valoir un argument convaincant pour ne pas appliquer de telles obligations qui traceraient la voie pour notre pays?

M. Baldwin : Je ne peux imaginer d’argument convaincant pour ne pas agir en ce sens.

Mme Yalnizyan : Je peux en imaginer un, qui reprend l’argument de M. Skuterud sur les objectifs que le gouvernement tente de réaliser en accueillant des immigrants. Le but est-il d’obtenir un PIB plus élevé ou qui augmente plus rapidement? Essayons-nous d’améliorer la productivité et le PIB par habitant? Quel est l’objectif escompté de la politique d’accueil?

Selon les réponses à ces questions, le gouvernement pourrait trouver très tentant de miser exclusivement sur les programmes temporaires. Le gouvernement ne veut peut-être pas que les arrivants vieillissent ici, ou qu’ils restent ici si on n’a plus besoin d’eux dans un secteur où les compétences sont remplacées par l’intelligence artificielle. Je déteste ce que je décris, qui va à l’encontre de mes convictions. Il se pourrait toutefois que le gouvernement du Canada — ainsi que les électeurs qui le portent au pouvoir — veuille que la politique d’accueil prenne cette forme à l’avenir. Les droits de la personne ne prévaudront pas nécessairement dans la politique d’accueil.

La sénatrice McPhedran : Parmi ce que nous avons constaté et ce qu’on nous a décrit, nommons la bureaucratisation très marquée du processus d’immigration, en particulier des permis dont nous discutons et de leur multiplication. Il est curieux de voir que, bien souvent, lorsque nous discutons d’immigration, des représentants du milieu nous disent que l’immigration ne peut régler les problèmes. On pourrait y voir un signe d’abdication. Quel type de modèle de coordination notre comité devrait-il envisager? Nous devons formuler des recommandations. Qu’en pensez-vous?

Mme Yalnizyan : En ce moment, le gouvernement du Canada n’a qu’une obsession : le logement. Il sera extrêmement difficile d’attirer son attention sur autre chose. Les questions abordées ici touchent tout l’appareil gouvernemental. La sous-ministre Fox vous l’a mentionné jeudi dernier. Le problème ne concerne pas que l’immigration. Il se répercute sur le logement. Le gouvernement a accueilli tous ces gens, mais nous n’avons pas assez de toits pour eux. Le gouvernement a accueilli tous ces gens, mais nous n’avons pas de services d’aide à l’établissement. Le gouvernement a accueilli tous ces gens, sans même savoir de quelles compétences nous avons besoin. Nous ne faisons que réagir aux propos des employeurs. Le problème concerne tout l’appareil gouvernemental. Mais avez-vous l’attention du gouvernement pour qu’il concrétise ce qui s’impose pour les politiques publiques? Je vous souhaite la meilleure des chances pour attirer son attention à ce sujet.

Je crois que les recommandations ne doivent pas venir d’une seule volière, c’est-à-dire uniquement du ministère de l’Immigration ou d’Emploi et Développement social Canada. Personnellement, je rêve de voir la disparition du Programme des travailleurs étrangers temporaires. Je suis néanmoins d’accord avec M. Stanford : on ne peut pas simplement l’éliminer.

Mais c’est néanmoins la voie que nous empruntons petit à petit, étant donné l’importance de l’accueil temporaire. Votre comité se penche tantôt sur l’immigration, tantôt sur les travailleurs migrants. Vous devez choisir un sujet. Vous intéressez-vous aux travailleurs migrants dans le contexte de l’immigration ou des pénuries de main-d’œuvre, ou dans une combinaison des deux?

Quel problème tentez-vous de régler? Je vais répéter la question de M. Skuterud : à quel problème essayez-vous de trouver une solution? La réponse vous aidera à déterminer l’aspect de la solution. Qui doit y participer?

Vous aurez besoin du concours du gouvernement du Canada pour faire avancer le dossier. Bonne chance.

M. Baldwin : L’autre problème de coordination est celui dont on parle constamment. Vous avez reçu des sous-ministres d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, ou IRCC, et d’Emploi et Développement social Canada, ou EDSC. Vous auriez aussi pu inviter un sous-ministre d’Innovation, Sciences et Développement économique Canada, ou ISDE, pour vous parler des compétences nécessaires et des enjeux économiques. EDSC est responsable du Programme des travailleurs étrangers temporaires, ainsi que de la reconnaissance des titres de compétence. Pratiquement tous ces sujets nécessitent une coordination avec les provinces, mais on peut douter que les discussions qui permettront cette collaboration aient bel et bien lieu.

Mme Yalnizyan : Puis-je revenir sur un détail, madame la présidente? Lorsque j’étais au bureau du sous-ministre, j’ai essayé de lui faire comprendre que l’enjeu ne relève pas d’EDSC. On ne peut pas parler de développement des compétences et d’adaptation des programmes de compétences à l’avenir de la main-d’œuvre, de la technologie, ou autres sans parler des enjeux démographiques qui ont une incidence sur la participation à de tels programmes. C’est une tendance que l’on observe au sein du gouvernement du Canada, au sein de la fonction publique; tout le monde reste dans sa voie.

Ce n’est pas chose facile que de convaincre ces ministères de travailler ensemble.

La présidente : Merci. J’ai une question qui découle du récent voyage que nous avons fait dans les Maritimes dans le cadre de notre étude.

Les employeurs paient cher pour faire venir des travailleurs temporaires. Ils paient 1 000 $ pour l’évaluation d’impact sur le marché du travail. Certains doivent embaucher des consultants pour faciliter l’arrivée de ces travailleurs. Ils paient pour le logement et l’assurance-maladie provisoire. Certains nous ont dit débourser 7 500 $ par employé.

Ce n’est pas comme s’ils n’étaient pas prêts à payer ces coûts qui, selon moi, sont extraordinairement élevés. Ils semblent être accros au Programme des travailleurs étrangers temporaires. On mise là-dessus — dans le secteur — au lieu d’investir dans la technologie, le développement des ressources humaines, et cetera.

Nous n’émettons pas de recommandations aux employeurs. Nous en émettons au gouvernement. Comment devrions-nous tenir compte de cet investissement initial dans nos recommandations?

M. Baldwin : C’est une excellente question. Une fois accumulés, ces frais sont effarants. Je n’aurais jamais pensé qu’ils étaient aussi élevés. Voici l’une des questions que je poserais aux employeurs : pourquoi n’est-il pas plus efficace pour vous de recruter des employés localement, peut-être en allant chercher des gens qui ne font pas partie de votre bassin habituel? Nombre de Canadiens qui entrent sur le marché du travail font face à de grandes difficultés et bénéficieraient probablement d’une partie de ces ressources pour entrer dans le bassin d’embauche.

Les employeurs tardent à adopter les nouvelles technologies au Canada. C’est connu. M. Stanford en a parlé tout à l’heure. Une étude a démontré qu’environ 4 % des entreprises canadiennes avaient adopté l’intelligence artificielle et d’autres technologies de pointe. C’est la moitié du taux du pays le plus avancé à cet égard. Je reviens à ce que j’ai dit plus tôt à propos des PME. Il y a une grande stratification entre les grandes entreprises et les plus petites. Il en va de même pour le financement de la formation. Certaines de ces questions reviennent dans ce contexte également. Je crains de ne pas avoir de réponse claire. Il nous faut à tout le moins examiner trois choses. Pourquoi les employeurs n’adoptent-ils pas davantage les nouvelles technologies, n’investissent-ils pas plus dans les ressources humaines et ne recrutent-ils pas davantage de Canadiens qui ont du mal à entrer sur le marché du travail?

La présidente : Que pensez-vous de l’initiative du programme « employeur de confiance »? S’agit-il d’un autre projet pilote?

M. Baldwin : Je l’ignore, désolé.

Mme Yalnizyan : Certains des employeurs — pas tous — qui paient ces frais supplémentaires excessifs les déduisent des salaires de leurs nouveaux employés. Ils ne les paient pas. Ils déboursent cet argent en amont, mais ils sont remboursés.

D’autres employeurs sont accros à de tels programmes, parce qu’ils leur donnent un pouvoir de négociation qu’ils n’auraient pas avec des résidants locaux. Avec l’EIMT, le travailleur est lié à eux. Vous recevez demain le rapporteur spécial sur les formes contemporaines d’esclavage, qui trouve que les volets « bas salaires » et « agriculture » du Programme des travailleurs étrangers temporaires s’apparentent, dans certains cas, à de l’esclavage moderne. L’esclavage salarial existe, et nous ne voulons pas qu’il prenne de l’ampleur. Or, certains employeurs y sont accros, puisque cela maintient leur pouvoir de négociation dans un monde qui évolue rapidement. Malgré ce qu’a dit M. Stanford, les forces démographiques dans les pays ayant connu un baby-boom après la Seconde Guerre mondiale vivent exactement la même chose que nous. La réponse de ces pays diverge de la nôtre, mais nous faisons tous face aux mêmes pressions. Les taux de chômage sont au plus bas depuis 50 ans. Cela a une incidence sur le pouvoir de négociation. L’employeur fera tout en son pouvoir pour le maintenir.

Cela m’amène à l’application des règles. Il y a toutes sortes d’enquêtes. Certaines amendes s’élèvent à 500 $, d’autres à 700. Certaines entreprises sont bannies pour ne pas avoir payé leur amende. Ces entreprises vont et viennent. Elles disparaissent, changent de nom. On les connaît. On pourrait en assurer un suivi et organiser davantage d’opérations éclair, comme on l’a fait en Ontario. On sait comment appliquer les règles plus efficacement et renforcer les sanctions. La situation démographique nous offre des possibilités sur un plateau d’argent. On a l’occasion d’employer des personnes issues des communautés marginalisées, de leur donner plus de façons de gagner leur vie et d’apprendre à devenir de meilleurs êtres humains, mais aussi de veiller à ce que tout emploi devienne un bon emploi. Si on ne pénalise pas les employeurs malveillants ou si on ne réduit pas à tout le moins leur dépendance à ce type de pouvoir, on n’agit pas de la bonne façon. Voilà le conseil que vous pouvez donner au gouvernement.

[Français]

La sénatrice Mégie : Merci aux témoins d’être avec nous. Je vais poser une question à chacun d’entre vous, comme mes collègues.

Monsieur Baldwin, vous avez dit tout à l’heure qu’on doit définir les objectifs et savoir où nous voulons en arriver; d’autres témoins avant vous l’ont également mentionné. Vous avez parlé de tenir compte des compétences et d’améliorer le choix de la main-d’œuvre. Ce que nous avons entendu lors de notre visite dans les Maritimes, c’est qu’il y a parfois des gens qui ont des diplômes universitaires, comme des ingénieurs, et qui acceptent de passer par ce programme pour être en mesure d’immigrer au Canada. J’aimerais donc savoir ce que vous en pensez pour ce qui est des compétences.

Ma deuxième question s’adresse à Mme Yalnizyan. Dans vos travaux de recherche, je me suis dit que vous aviez sûrement essayé de trouver de bonnes pratiques ailleurs, dans des pays réputés qui ont ce même genre de programmes. Ont-ils eu des solutions ou des pistes de solution qui pourraient inspirer le gouvernement du Canada à faire une meilleure mise en œuvre de ces programmes, selon ce qu’il aurait eu comme information de la part de ces pays?

M. Baldwin : Pour ce qui est de la question des gens à hautes compétences qui se trouvent dans des programmes d’emplois temporaires, puisqu’il y a 140 façons d’y entrer, c’est difficile de dire qu’elles sont toutes mal placées. L’une des questions qu’il faut sans doute se poser, comme nous en avons discuté, c’est s’il y a beaucoup de raisons pour qu’une personne vienne au Canada pour travailler, mais pas pour s’y établir à temps plein ou de façon permanente. Il faudrait donc se demander si cette personne est entrée au pays par la mauvaise piste ou si elle est entrée parce que c’est l’un de ses objectifs. Je ne sais pas, mais je dirais qu’on entend souvent parler de gens qui entrent au Canada avec des certificats ou des diplômes très avancés et qui ne travaillent pas dans leur propre métier ou domaine. Parfois, il s’agirait de reconnaître leurs qualifications.

L’une des choses qui pourraient être améliorées, si l’on souhaite accorder une plus grande importance à la question des compétences, c’est que si c’est difficile de reconnaître des qualifications, on doit quand même avoir de l’information sur leurs compétences qui sont très fortes. Peut-être qu’ils sont bien placés dans leur propre emploi ou que l’emploi qu’ils occupent est plus proche de leurs compétences que dans un système où nous n’avons aucune information. Les qualifications semblent liées aux compétences comme la façon dont l’indice des prix à la consommation est lié au prix d’une pomme. L’indice des prix à la consommation vous donne beaucoup d’information sur beaucoup de choses, mais si vous voulez avoir la réponse à une seule question, que ce soit des compétences ou le prix d’une pomme, ce n’est pas le meilleur outil.

La sénatrice Mégie : Madame Yalnizyan?

Mme Yalnizyan : Madame la sénatrice, c’est une très bonne question.

[Traduction]

Le monde change. Le Canada n’a pas toujours dépendu des travailleurs étrangers temporaires. Il s’agit d’un phénomène relativement nouveau. Vous vous demandez qui a le mieux fait à cet égard? C’est nous. Il n’y a pas si longtemps, notre approche était nettement meilleure.

On parle de voies plus claires vers la résidence permanente, de la régularisation du statut de ceux qui sont déjà ici sans papiers, de la création de meilleurs services d’établissement pour les résidents temporaires qui travaillent et étudient au pays — et non pas seulement pour les résidents permanents —, de la nécessité pour les défenseurs des travailleurs migrants d’agir à titre de lobbyistes, de signaler les traitements abusifs et d’informer les employés de leurs droits. On sait comment améliorer les choses. Inutile d’aller voir ailleurs. On sait exactement quoi faire. Les pays riches et avancés font face aux mêmes problèmes que nous en raison du vieillissement de leur population.

Existe-t-il un pays qui fait tout bien? Non. Presque tous les pays font face à une réaction populiste. Certains pensent que les nouveaux arrivants sont le problème, alors que nous en avons besoin. Nous devons les attirer. Dans le contexte actuel, nous devons devenir le pays où les nouveaux arrivants veulent venir parce qu’ils y sont traités équitablement. Les droits de la personne doivent faire partie intégrante de toutes nos mesures. Cela dit, nous devons fixer un objectif clair. La pénurie de main-d’œuvre peut être perçue de deux façons. Cela dépend du point de vue. On entend qu’il n’y a pas assez de main-d’œuvre bon marché, que les soins sont déficients, qu’il est difficile de trouver un expert en informatique ou encore que des collectivités débordent de personnes âgées et n’ont personne pour travailler dans le commerce de détail. Tout cela peut coexister en même temps.

Quel est notre objectif? Comment interprète-t-on la signification de la pénurie de main-d’œuvre? Comme vous l’avez constaté lors du voyage que vous avez fait dans le cadre de votre étude, elle est bien réelle. Que fait-on pour rendre ces emplois intéressants afin que les gens aient non seulement envie de venir ici, mais aussi d’y rester? Que fait-on pour les convaincre qu’ils sont non seulement assez bons pour travailler ici, mais aussi pour y demeurer? Nous pouvons y arriver. Ce n’est pas sorcier.

La sénatrice Dasko : Je vous remercie tous les deux d’être des nôtres. Je suis heureuse de vous revoir.

Deux des trois témoins — tous deux économistes — du groupe précédent ont analysé le marché du travail. M. Stanford a déclaré qu’il n’y avait pas de pénurie de main-d’œuvre au Canada et a parlé de la croissance de cette dernière. Le professeur Skuterud, quant à lui, a déclaré que l’augmentation du nombre de travailleurs étrangers ferait baisser notre PIB et augmenterait les iniquités. Nous nous appauvrissons à cause de ce que nous faisons. Nous essayons simplement de combler les lacunes du marché du travail, ce qui constitue une mauvaise approche.

Êtes-vous du même avis que ces deux économistes? Que pensez-vous de leur analyse? Dans le cadre de leur analyse, ils ont conclu que ce programme ne devrait pas exister, mais mettons cela de côté pour l’instant. Approuvez-vous leur analyse du contexte global?

Mme Yalnizyan : Cette question s’adresse-t-elle à nous deux?

La sénatrice Dasko : Oui.

Mme Yalnizyan : J’ai du mal à accepter l’analyse voulant qu’il n’existe pas de pression démographique. Statistique Canada a signalé une pression démographique en 2022; la population âgée de 65 ans et plus augmente six fois plus vite que la population âgée de 15 à 24 ans. Le nombre de nouveaux arrivants pose réellement problème. Nous n’avons pas de pénurie de main-d’œuvre parce que nous accueillons de nouveaux arrivants.

Pour être franche, si le PIB a été aussi performant au sortir de la pandémie, c’est notamment en raison de cette soi-disant demande excédentaire. Il faut se décider. Veut-on que l’économie se contracte? Comme je l’ai dit dans mes remarques liminaires, la croissance économique — qu’il s’agisse du PIB par habitant, dont parlait M. Skuterud, ou du PIB tout court — se contractera au rythme actuel de l’adoption de la technologie. La productivité stagne au Canada depuis 2015 environ.

La croissance du PIB — ou la croissance économique — est comme l’étoile Polaire des gouvernements, peu importe leur allégeance politique. Tout le monde veut de la croissance. Comment l’obtenir? Il y a somme toute trois façons d’en avoir. La première consiste à investir dans la technologie, qui permet de mieux faire, plus rapidement et à moindre coût. Elle permet également de créer de nouvelles choses. Il y a ensuite l’aspect de la croissance démographique. Plus la population augmente, plus la main-d’œuvre augmente. Enfin, il y a le vieux principe des exportations qui l’emportent sur les importations. C’est ce dont Donald Trump parle. Avec ce principe, on se préfère aux voisins. Il fonctionne, et il pourrait faire croître l’économie, du moins temporairement.

Le commerce est nul parce que tout le monde se déteste. La technologie n’a rien fait pour la croissance au cours de la dernière décennie; elle a fait baisser les prix au lieu de les augmenter. Reste la croissance démographique. Si on estime que la croissance de la population et donc celle de la main-d’œuvre sont néfastes, alors on doit se résigner à la baisse du PIB.

Comme l’a dit M. Skuterud, l’adoption des nouvelles technologies prend normalement du temps, mais pas toujours. On le voit avec l’intelligence artificielle chez Microsoft, Amazon et toutes ces autres entreprises qui dominent l’échiquier mondial. Lorsqu’elles lanceront leur intelligence artificielle, elles élimineront de bons emplois en claquant des doigts. Cela dit, nous n’en sommes pas encore là.

À l’heure actuelle, nous devons accueillir plus de nouveaux arrivants si nous voulons de la croissance. Créons de meilleurs emplois et trouvons ceux qui ont les compétences dont nous avons besoin pour pourvoir les postes vacants. Il ne s’agit pas simplement de faire venir des travailleurs à bas salaires, car, comme l’a souligné M. Skuterud, c’est la formule utilisée ces dernières années pour l’hôtellerie, les préposés aux soins, les services de garde et tous ces emplois minables que personne ne veut occuper. On fait venir des travailleurs étrangers temporaires pour ces emplois.

La sénatrice Dasko : Pas seulement, non?

Mme Yalnizyan : C’est surtout cela. Si l’on examine les statistiques, l’on constate que les travailleurs étrangers temporaires sont surtout embauchés pour ce genre de postes. En ce qui concerne Entrée express dont parlait également M. Skuterud, ceux qui passent du statut de résident temporaire à celui de résident permanent viennent souvent au pays en tant qu’étudiants étrangers.

M. Baldwin : Je n’étais pas un étudiant doué en économie, alors je n’entrerai pas dans un débat avec un économiste. J’ai un peu de mal parce que je lis certains des mêmes rapports démographiques. J’ai eu les mêmes conversations que vous, pas seulement avec des employeurs, mais aussi avec des fonctionnaires qui ont accès aux données économiques et qui disent la même chose.

J’aimerais soulever un point qui me préoccupe depuis un moment, à savoir le remplacement possible de la main-d’œuvre par de nouvelles technologies. En lien avec les travaux de ce comité, la question est de savoir si la capacité à faire entrer au pays des personnes dont les compétences ne sont pas forcément en adéquation avec les nôtres — et qui risquent de se trouver des emplois moins bien rémunérés ou d’avoir de moins bonnes conditions de travail — donne en fait aux employeurs canadiens la possibilité de ne pas adopter la technologie du tout, ou de ne pas l’adopter aussi rapidement qu’ils l’auraient fait autrement.

Je n’ai pas de chiffres à cet égard, mais je crois qu’il vaut la peine de se poser la question alors que nous réfléchissons à ce qui constituera le fil d’Ariane.

La sénatrice Dasko : Merci.

La présidente : Merci. La discussion a été absolument fascinante. J’ai une dernière question, puisque vous nous avez exhortés à choisir une voie, madame Yalnizyan. Vous l’avez fait à de multiples reprises. Si vous étiez à notre place, quelle voie choisiriez-vous? Vous me semblez être une personne très pratique.

Mme Yalnizyan : Je suis également une économiste, et je m’inquiète de notre avenir économique. Il n’est pas facile de combiner les deux visions, soit l’approche humanitaire et celle visant à générer plus de croissance.

Je dois réfléchir à la réponse à votre question, mais vous examinez le fil d’Ariane de la bonne manière, et vous êtes les seuls à le faire à l’échelle fédérale, alors que Dieu vous bénisse.

La présidente : Je tiens à vous dire à tous les deux que cet échange a été fort instructif. Sur une note personnelle, j’ai immigré au pays dans les années 1980. On n’a pas reconnu mes titres de compétences, mais le fil d’Ariane m’a menée au Sénat. Je sais que c’est une histoire inhabituelle, mais j’aime la raconter pour en encourager d’autres.

Je vous remercie de vos encouragements. Nous vous sommes très reconnaissants de votre sagesse.

(La séance est levée.)

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