LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES TRANSPORTS ET DES COMMUNICATIONS
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 14 septembre 2022
Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd’hui, à 18 heures (HE), avec vidéoconférence, pour étudier la teneur du projet de loi C-11, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois.
Le sénateur Leo Housakos (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Honorables sénateurs, je m’appelle Leo Housakos, sénateur du Québec et président du comité. J’aimerais que mes collègues se présentent brièvement, en commençant par ma gauche.
La sénatrice Pate : Kim Pate, de l’Ontario.
La sénatrice Miville-Dechêne : Julie Miville-Dechêne, du Québec.
Le sénateur Dawson : Dennis Dawson, du Québec.
Le sénateur Harder : Peter Harder, de l’Ontario.
La sénatrice Simons : Paula Simons, du territoire visé par le Traité no 6, en Alberta.
La sénatrice Dasko : Donna Dasko, de l’Ontario.
Le président : Je vous remercie, honorables collègues. Nous nous réunissons pour la seconde fois aujourd’hui afin d’étudier la teneur du projet de loi C-11, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois.
[Français]
Dans notre premier groupe de témoins, nous avons le plaisir d’accueillir des témoins qui se joignent à nous en personne et par vidéoconférence.
[Traduction]
Nous recevons M. Tim Denton, président de l’Internet Society Canada Chapter; et Len St-Aubin, membre du Comité des politiques et ancien directeur général de la Politique des télécommunications à Industrie Canada, qui comparaissent par vidéoconférence; Matthew Hatfield, directeur des campagnes pour OpenMedia, qui témoigne également par vidéoconférence; ainsi que John Lawford, directeur général et conseiller juridique général au Centre pour la défense de l’intérêt public.
Bienvenue parmi nous ce soir.
Monsieur Denton, nous commencerons par votre allocution d’ouverture, puis nous entendrons celles de M. Hatfield et de M. Lawford. Vous pouvez prendre la parole quand vous êtes prêt.
Tim Denton, président, Internet Society Canada Chapter : Je vous remercie beaucoup. Bonsoir à tous. Je lirai mon allocution sur l’ordinateur, car c’est plus pratique ainsi.
Bonsoir, honorables sénateurs. J’ai été commissaire national du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, ou CRTC, et j’ai passé une bonne partie de ma carrière dans des institutions de gouvernance d’Internet. L’Internet Society Canada Chapter, ou ISCC, est lui-même un réseau de bénévoles s’intéressant à la politique relative à Internet. Nombre d’entre nous avons occupé des postes de direction au sein du gouvernement. Bien sûr, je suis accompagné aujourd’hui de Len St-Aubin, directeur de l’Internet Society et ancien directeur général du secteur du ministère de l’Industrie responsable de la politique des télécommunications, de la radiodiffusion et d’Internet.
Voici ce que nous pensons : nous nous opposons au projet de loi C-11, car il repose sur une idée fondamentalement attentatoire des communications, constitue un élargissement substantiel et indu de l’autorité gouvernementale et menace le moteur d’innovation et de croissance économique qu’est Internet.
Nous nous opposons à l’élargissement presque sans limite du pouvoir réglementaire du gouvernement sur les communications. Le projet de loi exclut le contenu principalement alphanumérique. Sinon, hormis quelques rares exceptions, il englobe pratiquement tous les documents audio et vidéo diffusés en ligne.
Dans l’annexe de notre mémoire officiel, nous proposons des modifications afin de limiter le tort que cause le projet de loi C-11. Je m’attarderais en particulier aux recommandations suivantes.
Un, exclure du projet de loi — et, par voie de conséquence, de tout règlement ou obligation de contribuer à la production de contenu canadien — tous les services en ligne qui gagnent moins de 150 millions de dollars annuellement au Canada.
Deux, exclure du projet de loi tout le contenu généré par l’utilisateur. Cela n’exclut pas les plateformes de médias sociaux qui diffusent du contenu généré par l’utilisateur et dont les revenus excèdent le plafond de 150 millions de dollars qui seraient assujettis à la loi.
Trois, modifier les objectifs stratégiques figurant à l’article 3 pour s’assurer que le règlement du CRTC respecte le choix de l’utilisateur et admet que la concurrence et les forces du marché contribuent à l’atteinte des objectifs de la loi. Le projet de loi C-11 présume implicitement que le fardeau de la production d’émissions sera assumé en grande partie par des diffuseurs en continu étrangers — c’est-à-dire américains — qui font concurrence aux diffuseurs canadiens. Or, il n’y est nulle part question de la concurrence et du choix du consommateur.
Quatre, éliminer les modifications prévues aux articles 7 et 8 du projet de loi afin de rétablir les limites que contient actuellement la loi et les mesures de surveillance et de sécurité parlementaires relativement au pouvoir du gouverneur en conseil de donner des directives stratégiques au CRTC.
Le projet de loi C-11 est fondamentalement bancal. Il excède considérablement les objectifs énoncés par le gouvernement, puis laisse entièrement au CRTC la capacité de déterminer son propre mandat et la portée de ses interventions à l’égard de l’économie en ligne et de la capacité des Canadiens d’accéder au contenu de leur choix.
À notre avis, le projet de loi C-11 fait craindre des interventions indues et nuisibles.
Nous considérons qu’il est entièrement possible d’obtenir une contribution raisonnable au contenu canadien de la part des diffuseurs en continu étrangers sans intervention massive du CRTC dans l’économie numérique et dans le libre accès des Canadiens au contenu en ligne de leur choix.
La diffusion en continu sur Internet ne constitue pas une radiodiffusion. Examinons deux caractéristiques fondamentales de la radiodiffusion. La première, que maintient le projet de loi C-11, c’est qu’on diffuse avec la permission de l’État. La radiodiffusion est une activité autorisée, l’autorisation émanant du CRTC. La seconde était un ensemble de caractéristiques commerciales et techniques qui limitaient l’identité et la nature des radiodiffuseurs. Ces caractéristiques s’appuyaient en grande partie sur la rareté des ondes radio. Le projet de loi C-11 élimine presque entièrement ces caractéristiques.
La présomption qui justifiait la réglementation de la radiodiffusion voulait que très peu d’intervenants auraient un auditoire fidèle de plusieurs dizaines de milliers d’auditeurs et, ultérieurement, de téléspectateurs. Le trafic était unidirectionnel et l’auditoire avait un choix fort limité.
En échange d’un règlement très détaillé, les radiodiffuseurs traditionnels bénéficiaient d’un éventail de mesures créant un jardin clos dont l’objectif consistait à les protéger de la concurrence pour qu’ils puissent honorer leurs obligations relatives au contenu canadien et à d’autres points.
Le projet de loi C-11 stipule que tout le contenu audiovisuel et audio diffusé sur Internet constitue de la radiodiffusion. C’est comme une prise de contrôle inversée d’Internet. Le modeste système de radiodiffusion canadien peut étendre son contrôle sur le monde d’Internet simplement en redéfinissant la radiodiffusion. Le projet de loi C-11 est à ce point audacieux et absurde.
Le projet de loi C-11 vise à protéger les intérêts économiques d’un créneau obsolète des industries canadiennes de la musique et du vidéo. Il ne modernise pas la réglementation de la radiodiffusion. Il ne concerne même pas la diffusion en continu. Il cherche à contrôler le contenu sur Internet, les personnes qui transmettent au contenu et ce qui est offert aux gens qui accèdent à du contenu en ligne.
Plutôt que d’instaurer une vraie loi sur la diffusion en ligne qui aurait tenu compte de la nature sans pareille du contenu diffusé sur Internet et du fonctionnement des marchés où ce contenu est diffusé, le projet de loi C-11 tente d’étouffer un mariage dynamique de la technologie et de la culture en imposant un régime contraignant de réglementation de la radiodiffusion. Il cherche à prolonger et à renforcer la dynamique de la réglementation de la radiodiffusion du côté de l’offre. Il échoue à affirmer ou même à respecter la primauté de l’auditoire et son droit de choisir les émissions qui lui conviennent. Il repose sur un ensemble de mauvaises idées qui devraient être rejetées.
Compte tenu du temps dont nous disposions, nous avons dû réduire nos commentaires à l’essentiel. Notre mémoire officiel, que vous avez reçu plus tôt, couvre d’autres questions qui sont également importantes.
Le président : Je vous remercie.
C’est maintenant M. Hatfield qui prendra la parole.
Matthew Hatfield, directeur des campagnes, OpenMedia : Bonsoir. Je m’appelle Matt Hatfield, directeur des campagnes chez OpenMedia, un groupe communautaire constitué de plus de 220 000 personnes qui, au Canada, travaillent ensemble pour qu’Internet soir ouvert, accessible et sans surveillance. Je vous parle depuis le territoire non cédé des nations des Tsleil-Waututh, des Squamish et des Musqueam.
Je vais reprendre certains thèmes abordés par M. Denton, mais je suis ici pour parler au nom des internautes canadiens ordinaires, car le projet de loi C-11 n’a pas été écrit pour nous. Le respect de la liberté d’expression et de l’expérience des Canadiens ordinaires aurait dû constituer le principe premier de ce projet de loi. Or, ce n’est pas le cas.
Tel que la Chambre des communes vous l’a renvoyé, le projet de loi C-11 continue de conférer au CRTC le pouvoir d’établir, selon son bon vouloir, des règlements en matière de radiodiffusion qui limitent les publications de millions de Canadiens. Il lui donne carte blanche pour exiger que chaque liste de lecture publique, publication et résultat de recherche sur Internet corresponde aux caractéristiques qu’il choisit d’imposer et d’éliminer le contenu qui ne le fait pas. En raison de ces pouvoirs considérables, le projet de loi constitue un exemple flagrant d’excès réglementaire jamais vu ailleurs dans le monde.
Comme M. Denton l’a souligné, le projet de loi C-11 repose sur un concept fondamentalement erroné, soit celui voulant qu’Internet soit semblable à la radiodiffusion traditionnelle et devrait être réglementé de la même manière. Or, il est différent et ne devrait pas être réglementé de la même manière.
La radiodiffusion traditionnelle était un système radicalement descendant. Si on ouvrait la radio ou la télévision, on pouvait choisir entre quelques dizaines d’émissions présélectionnées par une poignée de radiodiffuseurs, et c’était tout. Ce système extrêmement limité a poussé le Canada à élaborer la réglementation de la radiodiffusion instaurée dans les années 1960.
Ce système ressemble-t-il à Internet, selon vous? Chaque jour, chacun d’entre nous effectue des centaines de choix entre des millions de canaux et de contenus en ligne. Cela ne nous a pas transformés en une monoculture dominée par les États-Unis. C’est un pas extraordinaire de plus vers un pays multiculturel. Les jeunes Canadiens bénéficient d’un contenu culturel provenant de toutes les régions du monde, qu’il s’agisse de la pop coréenne, des telenovelas, des histoires de crimes et de mystère nordiques ou, bien entendu, de la quantité faramineuse de contenu créé ici, au pays.
Nombre d’entre nous partagent nos mots et notre passion sur Internet par l’entremise des mêmes canaux de distribution. Nous ne sommes pas des destinataires passifs sur Internet, mais des participants actifs qui modulent les contenus qu’ils veulent, suivent les créateurs qui leur plaisent et utilisent des plateformes comme Patreon ou YouTube pour contribuer aux revenus des autres internautes ou en gagner eux-mêmes.
Un trop grand nombre de dispositions du projet de loi C-11 s’appuient sur la crainte du choix de l’utilisateur et un désir de renverser la tendance quant à la manière dont les Canadiens reçoivent l’information et communiquent. Cela fait en sorte que la manière dont il tente de réglementer le marché va beaucoup trop loin. Nous espérons que vous corrigerez maintenant la situation.
Premièrement, les publications d’internautes ordinaires doivent être explicitement et entièrement exclues de la réglementation de la radiodiffusion. Certains vous diront que c’est ce que fait le paragraphe 4.2(2), mais ce n’est pas le cas. Les trois critères que contient ce paragraphe — soit la mesure dans laquelle une émission génère des revenus ou (et non « et ») si un identifiant unique lui a été attribué ou si elle comprend du contenu déjà diffusé sur une plateforme de radiodiffusion — sont si larges qu’ils englobent essentiellement tout le contenu audiovisuel diffusé sur toutes les plateformes.
Le projet de loi C-11 ne vise peut-être pas à censurer les utilisateurs, mais à moins que vous ne l’amendiez, il pourrait facilement le faire avec le mauvais gouvernement nommant les mauvaises personnes au CRTC.
Nous recommandons d’éliminer entièrement le paragraphe 4.1(2) et l’article 4.2 ou de réduire substantiellement la portée des critères du paragraphe 4.2(2). D’une manière ou d’une autre, le Sénat doit rectifier le tir avant que le projet de loi C-11 ne devienne loi. Une orientation stratégique du Cabinet qui fixe des limites peut aisément être modifiée ou retirée. Le contenu généré par l’utilisateur doit explicitement être exclu du projet de loi.
En outre, le projet de loi C-11 ne doit pas permettre au CRTC de manipuler les résultats des algorithmes sur les plateformes. Jamais nous ne tolérerions que le gouvernement édicte des règles indiquant quels livres doivent être disposés dans les vitrines de nos magasins ou le genre d’articles qui doivent figurer en première page de nos journaux. Mais c’est exactement ce que fait le paragraphe 9.1(1) sur le plan de la découvrabilité actuellement. Cette approche dictatoriale n’est ni nécessaire ni appropriée. L’élimination des mentions de découvrabilité dans ce paragraphe et le maintien des passages demandant aux plateformes de mettre en valeur le contenu canadien constitueraient un compromis raisonnable. Cette modification pourrait permettre aux utilisateurs d’explorer facilement le contenu culturel canadien quand ils le souhaitent, sans que leurs choix ne soient remplacés par le contenu choisi par le gouvernement partout où ils vont en ligne.
Enfin, vous devez instaurer un seuil de revenu canadien à partir duquel les plateformes doivent payer ou produire pour le système de contenu canadien. Il est insensé que le projet de loi C-11 impose des obligations aux plateformes comptant quelques milliers d’abonnés canadiens, mais à l’heure actuelle, elles ont les mêmes obligations que tout le monde et risquent de jeter l’éponge et de bloquer leur service au Canada. Le projet de loi aurait une conséquence très cruelle sur les diasporas étrangères du Canada si elles perdaient le lien culturel inestimable que leur offrent les services de diffusion en continu étrangers.
Depuis l’an dernier, les membres d’OpenMedia ont envoyé près de 82 000 courriels à leurs représentants concernant les projets de loi C-10 et C-11. Je parle en leur nom en disant que nous aurions voulu que la Chambre des communes respecte mieux notre droit d’expression et nos choix en ligne, et limite adéquatement la portée du projet de loi C-11. Elle ne l’a pas fait et a manqué à son devoir envers les Canadiens. Le dossier est maintenant entre vos mains. Le Sénat a la responsabilité d’adopter des amendements qui assurent un meilleur équilibre entre les objectifs du projet de loi et nos droits fondamentaux. Je vous remercie. Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.
Le président : Je vous remercie beaucoup. Monsieur Lawford, vous avez maintenant la parole.
John Lawford, directeur général et conseiller juridique général, Centre pour la défense de l’intérêt public : Je vous remercie beaucoup. Le Centre pour la défense de l’intérêt public, ou CDIP, considère que pour assurer l’intérêt des consommateurs dans le domaine de la radiodiffusion, il faut veiller à ce que les consommateurs bénéficient d’un large éventail d’émissions dans un système de radiodiffusion qui offre un choix abordable.
Contrairement à ce qui se faisait en 1991, les consommateurs paient maintenant, en argent ou en renseignements personnels, pour presque tous les services de radiodiffusion, y compris les abonnements en ligne, la câblodistribution et les vidéos sur demande offertes par les entreprises de distribution de radiodiffusion, ou EDR, ou sur Internet. Les consommateurs sont maintenant des joueurs clés qui ont une importance égale pour les créateurs, les plateformes et les producteurs.
Nous considérons que le fait d’accorder au CRTC la discrétion d’imposer des obligations financières et d’autres mesures potentielles aux entreprises en ligne enregistrées, peu importe leur taille ou leur genre, dans la mesure où elles distribuent des émissions que le CRTC décide de réglementer, va trop loin et vise même les petits utilisateurs et créateurs.
Pour résoudre ce problème, nous appuyons un amendement au projet de loi excluant les entreprises en ligne enregistrées gagnant un revenu canadien de moins de 150 millions de dollars, ainsi qu’un seuil de revenu distinct excluant de la réglementation des émissions les utilisateurs ou les créateurs ne gagnant pas plus de 50 millions de dollars pour le contenu audiovisuel ou de 25 millions de dollars pour le contenu audio seulement. Ces exclusions seraient pour les obligations financières ou les autres conditions relatives au contenu, et les seuils n’auraient aucune incidence sur les exigences administratives ou conditions d’enregistrement.
Les consommateurs résistent naturellement à l’insertion de contenu canadien dans leurs visionnements automatisés ou les suggestions algorithmiques proposées sur des plateformes comme YouTube, et les créateurs numériques craignent que ces outils de découvrabilité ne se retournent contre eux et réduisent leur auditoire.
Le CDIP pense que le problème de contenu généré par l’utilisateur peut être résolu en redéfinissant la découvrabilité afin d’en faire non pas un, mais deux concepts : la découvrabilité statique et dynamique.
La seule exigence réglementaire en matière de radiodiffusion du projet de loi C-11 est le nouvel alinéa 3(1)r) :
les entreprises en ligne doivent clairement mettre en valeur et recommander la programmation canadienne, dans les deux langues officielles ainsi qu’en langues autochtones, et veiller à ce que tout moyen de contrôle de la programmation génère des résultats permettant sa découverte;
Manifestement, la découvrabilité est essentielle pour les rédacteurs du projet de loi et doit demeurer sous une forme quelconque. Cet objectif stratégique exige une découvrabilité statique et dynamique. La première partie pourrait être assurée en publiant sur YouTube une bannière qui dirige simplement le consommateur vers le contenu canadien sélectionné quand il clique dessus. Cette approche statique et discrète ne soulèvera fort probablement pas d’objections chez les consommateurs, mais met en valeur et recommande quand même le contenu canadien.
La deuxième moitié du nouvel objectif stratégique est dynamique et fait appel à des outils de prédiction d’intelligence artificielle qui peuvent insérer une vidéo ou une chanson canadienne dans la fonction de lecture automatique d’un utilisateur ou proposer des liens de manière dynamique. Cela est dérangeant, ne correspond pas aux attentes du consommateur et nuit à son expérience. On va trop loin pour atteindre l’objectif de mettre de l’avant et de recommander le contenu canadien.
C’est encore plus dérangeant que les obligations de mise en valeur du contenu canadien imposées aux radiodiffuseurs traditionnels, car dans le monde en ligne, il ne manque pas, au contraire, de choix où il serait plus logique d’obliger les plateformes à mettre ce contenu en valeur.
Les créateurs numériques craignent à juste titre que la disposition du projet de loi qui exige d’utiliser la découvrabilité dynamique ait des effets adverses sur leur contenu — et probablement sur l’engagement des utilisateurs — et, en fait, dévalorise ce contenu. En effet, les utilisateurs canadiens exposés involontairement à ces liens de découvrabilité évitent ou rejettent ce qui leur est proposé, ce qui a pour effet de signaler aux systèmes d’intelligence artificielle dans le monde et au Canada de rétrograder le contenu en question.
La solution est d’exiger uniquement des outils de découvrabilité statiques et d’obliger tous les créateurs de contenu canadien exemptés qui souhaitent que leur contenu soit mis en valeur, même par découvrabilité statique, de s’inscrire à un nouvel organisme de réglementation de contenu canadien qui ferait partie du CRTC. Les petits créateurs numériques pourraient ainsi choisir de poursuivre leurs activités sans être assujettis au régime — ce qu’ils souhaiteraient, aux dires du Centre pour la promotion de l’intérêt public — ou de choisir de faire mettre en valeur leur contenu seulement selon les paramètres de la découvrabilité statique.
Le centre recommande, par conséquent, de modifier l’alinéa 3(1)r) par la suppression des 18 derniers mots de cette disposition; le CRTC serait ainsi tenu de veiller à la conformité à l’exigence de découvrabilité du projet de loi uniquement au moyen des outils de découvrabilité statiques. Merci. Je répondrai avec plaisir à vos questions.
Le président : Je remercie M. Lawford, ainsi que tous les témoins.
Je lance la première série de questions. Ma question s’adresse aux témoins de l’Internet Society Canada Chapter. Voici un extrait du mémoire sur le projet de loi C-11 que vous avez présenté à la Chambre des communes :
Les services de diffusion continue sur Internet et la radiodiffusion sont deux choses différentes. Il est illusoire de penser que des règles du jeu équitables pourraient être établies entre les radiodiffuseurs et les services de diffusion continue en ligne.
Pourriez-vous développer un peu plus?
Pensez-vous que le projet de loi C-11 est en fait une tentative de réglementer Internet? Le cas échéant, quelles seraient les conséquences de l’adoption d’un projet de loi dont vous qualifiez le principal objectif d’illusoire?
M. Denton : Voilà une question primordiale. Je passerai la parole à Len St-Aubin dans un instant. Ses idées sur le sujet sont plus claires que les miennes. J’aimerais simplement dire qu’Internet établit un marché mondial dans les secteurs de la programmation, du contenu vidéo et audio et de tout le reste. Ce marché existe. C’est une réalité incontournable et bien réelle dans le monde d’aujourd’hui. L’univers fermé de la radiodiffusion canadienne est une industrie nationale protégée de la concurrence par une réglementation exhaustive. Cette concurrence est là désormais. Le projet de loi C-11 est essentiellement un stratagème pour essayer d’appliquer ce même traitement réglementaire à des choses complètement différentes. En fait, Internet n’a pas besoin d’être réglementé. Le système de radiodiffusion doit s’y adapter. Ce n’est pas à Internet de s’adapter à la Loi sur la radiodiffusion. Je donne la parole à Len St-Aubin, qui apportera d’autres précisions.
Len St-Aubin, membre du Comité des politiques et ancien directeur général, Politique des télécommunications, Industrie Canada, Internet Society Canada Chapter : Merci, monsieur Denton. Tout d’abord, le concept de règles du jeu équitables est un mythe, comme nous l’avons mentionné dans notre mémoire. Internet et les entreprises de radiodiffusion traditionnelles sont des marchés fondamentalement différents. Le projet de loi C-11 ne prévoit pas de règles du jeu équitables. Il n’étendrait pas aux entreprises en ligne le type de disposition visant à protéger les droits relatifs au marché et au contenu qui s’appliquent déjà aux radiodiffuseurs actuels, et ce n’est pas non plus ce qu’il devrait faire. Il semble également ne pas tenir compte de l’incidence qu’aurait sur les radiodiffuseurs traditionnels le fait de demander aux entreprises étrangères de compétitionner avec eux dans la sphère du contenu canadien à forte teneur culturelle, de nature délicate, onéreux à produire et subventionné. En ce sens, le projet de loi C-11 occulte en quelque sorte des décennies de politiques de radiodiffusion en demandant aux entités étrangères de faire concurrence aux radiodiffuseurs canadiens.
Vous voulez savoir pourquoi tout cela est si problématique? Le projet de loi C-11 s’applique systématiquement au contenu vidéo et audio sur Internet, cette chose qui est indéniablement l’engin le plus dynamique en ce qui concerne l’innovation, la concurrence, la création de possibilités, la croissance économique et la créativité. Il vise à la fois la politique relative à cet engin et les cadres réglementaires conçus pour la télévision et la radio des années 1950. Il laisse également le soin au CRTC de déterminer quelles entreprises en ligne seront réglementées, que ce soit par catégorie ou par diffuseur de contenu en ligne.
En ce sens, c’est le CRTC, et non pas le Parlement, qui déterminera la portée du règlement et, par le fait même, la mesure dans laquelle il se répercutera sur le marché d’Internet et sur la liberté d’accès des Canadiens au contenu de leur choix. Les modifications que nous proposons visent à atténuer ces répercussions négatives du projet de loi.
Le président : Merci. Ma dernière question porte sur le président du CRTC, qui a comparu devant ce comité il y a quelque temps. La sénatrice Wallin lui avait demandé si le projet de loi C-11 ne réglementait pas en fait indirectement le contenu des utilisateurs en imposant des exigences aux plateformes. Elle avait reçu comme réponse : « Vous avez raison. »
Quels seront les effets de tout cela? Je pose la question aux témoins et à quiconque souhaiterait y répondre. À votre avis, comment les créateurs et les utilisateurs vont-ils composer avec ces contraintes dans leurs activités quotidiennes? Pourriez-vous nous donner des exemples précis?
M. Denton : Je vais répondre selon mon expérience à titre de commissaire du CRTC. À l’époque, en 2009, nous nous demandions si Internet était un acteur en puissance du milieu de la radiodiffusion. Grosso modo, la bureaucratie cherche à gagner chaque infime parcelle de son pouvoir réglementaire. Au fil du temps, la réglementation a tendance à devenir plus détaillée, plus exhaustive et plus rigoureuse. Donc, nous pouvons prévoir que le contenu d’Internet sera réglementé, mais les utilisateurs, eux, le sont déjà — qui peut s’exprimer et selon quelles conditions. Le CRTC délègue une partie de la censure au Conseil canadien des normes de la radiotélévision, mais il contrôle tout de même le contenu. Nous pouvons facilement imaginer que cette réglementation du contenu visera davantage certaines personnes et certains propos, et qu’elle sera plus exhaustive qu’elle ne l’est en ce moment.
M. St-Aubin : Lorsqu’ils examineront ces dispositions, les producteurs et les créateurs numériques de contenu généré par les utilisateurs choisiront de téléverser leur contenu de l’extérieur du Canada. Ils chercheront des moyens d’éviter les règlements dont nous parlons. Nous l’avons déjà dit : la notion voulant que le contenu généré par l’utilisateur soit exempté est rendue désuète par les nombreuses exceptions à cette exemption. En gros, si vous faites de l’argent, directement ou indirectement, avec votre contenu généré par les utilisateurs par l’entremise d’un média social, vous pourriez être assujetti à la réglementation en vertu de ce projet de loi.
Si vous êtes une Lilly Singh ou que vous comptez parmi les nombreux artistes québécois qui créent du contenu pour les médias sociaux, vous allez peut-être vouloir vous assurer que votre contenu est téléversé de l’extérieur du Canada. Il faut le mentionner. Voilà une répercussion énorme sur l’avenir de la créativité au pays.
L’objectif réel de ce projet de loi, c’est de favoriser les radiodiffuseurs titulaires et les producteurs indépendants traditionnels qui leur fournissent du contenu subventionné. Ce texte législatif ne tient pas vraiment compte des créateurs numériques, qui génèrent par ailleurs des milliers de dollars en revenu et qui attirent des milliers d’utilisateurs de partout dans le monde hors du cadre du système de gestion de l’offre du contenu canadien.
M. Lawford : Voilà une réponse correcte à la question de la sénatrice Wallin. Selon nous, ce serait flouer les utilisateurs que de dire : « Vous n’êtes pas réglementés, mais vos émissions, oui. » C’est comme de dire à un guitariste : « Vous n’êtes pas réglementé, mais vous ne pouvez pas jouer de la guitare. » Que pouvons-nous faire? Je crains que si cette disposition reste en place, il y ait des poursuites. Dans plusieurs années, le CRTC finira par adopter des règlements, par exemple, sur ce qu’est le langage approprié, sur le niveau de popularité d’une station ou sur les tendances politiques qui pourraient ne pas être au goût du jour. Tout cela est dans le domaine du possible. Mais nous devrons, en même temps, recommander aux utilisateurs de YouTube de s’autocensurer, et je pense qu’ils le feront avec ou sans nos recommandations. C’est cela, ma crainte.
La sénatrice Wallin : J’aurais une petite question pour M. Denton. Tout d’abord, vous êtes un ancien commissaire du CRTC. Je suis d’accord avec vous sur le fait que vous ne pouvez pas imposer à Internet un système de réglementation conçu pour les radiodiffuseurs traditionnels. Là n’est pas le problème. Imaginons que ce projet de loi est adopté. Est-ce que le CRTC pourra s’acquitter de ses obligations?
M. Denton : Est-ce que l’Inquisition peut être un organisme inquisitoire? Le CRTC fera certainement tout ce qu’il peut. Je suis désolé. Cette idée est grotesque.
La sénatrice Wallin : C’est bien notre avis.
M. Denton : Le CRTC se compose d’être humains raisonnables, comme nous tous, qui essaient de bien faire leur travail avec comme outil une loi gigantesque qui renferme des pouvoirs très intrusifs. Ces personnes auraient pour mission d’établir les conditions réglementaires auxquelles les personnes devront satisfaire pour communiquer dans la plupart des situations sur Internet.
Les employés du CRTC ne peuvent pas humainement s’acquitter de cette tâche, même si le CRTC était composé de titulaires de doctorats en communication, en droit et en philosophie. Les employés n’en ont pas la capacité. Ils ne sont pourtant pas idiots, ni mauvais, ni ignorants. Ce sont tout simplement des êtres humains. Aucune équipe ne cumule suffisamment de jugement pour s’acquitter de cette tâche délicate et subtile. C’est ce que je pense.
J’étais au CRTC, et tout ce que je peux dire, c’est que nous sommes humains, et que nous avons fait des tonnes d’erreurs importantes. Nous ne voulons pas commettre de grosses erreurs lorsqu’il est question du champ de communication et de la liberté d’expression au sein de n’importe quel moyen de communication. Voilà ce que je voulais dire.
La sénatrice Wallin : Merci. Ma prochaine question s’adresse à Matt Hatfield, si vous me permettez. Il y a moins de 24 heures, j’ai parlé à une jeune personne qui a un site Web très populaire qui traite de finances et d’autres sujets du genre. Cette personne a déjà pris la décision — même si le projet de loi n’a pas encore été adopté — de téléverser de l’extérieur du Canada pour les raisons que M. Lawford et d’autres ont soulevées.
Cela fait-il partie de votre sphère d’activités et est-ce le genre de producteur de contenu avec lequel vous êtes en contact?
M. Hatfield : Certains producteurs agiront certainement de la sorte. Voilà la preuve que ce projet de loi véhicule une vue distordue du marché du contenu culturel canadien — une vue selon laquelle seules les personnes vivant au Canada peuvent s’intéresser à ce que nous faisons, et que nous devons nous battre avec l’énergie du désespoir pour préserver notre petite bulle. De nombreux créateurs canadiens fabriquent du contenu formidable pour le marché mondial. De fait, pour bon nombre d’entre eux, le marché est principalement mondial.
Une des nos préoccupations, particulièrement lorsque nous parlons des créateurs francophones, provient du fait que ces créateurs traitent avec un marché en majeure partie mondial. Si un autre pays faisait quelque chose de similaire — si la France faisait la même chose dans son propre marché — les créateurs pourraient perdre beaucoup au change. Ils pourraient perdre une énorme portion de leur public si des pays plus grands que le Canada établissaient des préférences culturelles.
Le Canada est un petit joueur de contenu culturel qui récolte du succès sur le marché mondial, et nous devrions le reconnaître et le célébrer. J’aurais donc souhaité que le projet de loi dont nous discutons aujourd’hui reconnaisse le succès du contenu culturel canadien sur Internet et qu’il le renforce, au lieu d’adopter une approche défensive.
La sénatrice Wallin : Êtes-vous d’accord pour dire qu’une exigence de découvrabilité statique plutôt que dynamique limiterait les dégâts?
M. Hatfield : Je pense en effet que c’est un angle qui mérite d’être exploré. Nous ne voulons pas que le CRTC exerce un pouvoir sur tout ce que font les utilisateurs en ligne. Les pouvoirs liés aux algorithmes doivent donc être supprimés. À peu près tout ce que nous faisons en ligne est généré par des algorithmes. On ne peut pas conférer au CRTC des pouvoirs aussi vastes et aussi vagues.
Pour revenir sur ce dont nous avons parlé plus tôt, il y a un énorme fossé entre les préjudices que le CRTC pourrait causer et les bienfaits qu’il pourrait apporter. Il est impossible qu’aucun tort ne soit causé vu le caractère général des pouvoirs conférés par ce texte. Cela dit, à propos de ce que soulevait M. Denton sur les capacités, nous travaillons avec le CRTC sur une multitude de dossiers de télécommunications. Cet organisme compte plein de gens compétents, mais ceux-ci ont vraiment cafouillé dans les dernières années; ils avaient de la difficulté à accomplir leurs tâches à point nommé. Par conséquent, nous avons peine à imaginer que ces mêmes personnes relèveraient avec brio des défis encore plus grands et complexes.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Monsieur Denton, vous dites que les utilisateurs ont une liberté absolue dans ce merveilleux système. Or, ce sont les entreprises en ligne qui décident de ce que l’on écoute et de ce que l’on regarde. Bien sûr, on a des préférences, mais ces entreprises peuvent mettre n’importe quoi dans ces algorithmes. Donc, de parler de liberté individuelle me semble un peu gros.
Je vais vous parler de quelque chose qui me touche davantage : je suis une ancienne journaliste et je crois énormément à la liberté d’expression. Cependant, au Québec — vous avez peu parlé de culture minoritaire — nous n’écoutons que 5 % de chansons québécoises et francophones, bien que l’on sait que la langue se transmet beaucoup par la culture.
Je trouve que vous évacuez une partie importante de la réalité. Bien sûr, le projet de loi C-11 n’est pas parfait, il y a toutes sortes de choses dans ce projet de loi qui ne sont pas parfaites — je sais qu’il y a des créateurs de contenu québécois qui sont populaires à l’étranger —, mais la culture que l’on trouve actuellement sur Internet n’est pas en français. Cela veut dire que pour une grande partie du Canada, sa langue et sa culture sont en jeu. Cela ne fait pas partie de votre argumentaire et cela me trouble.
[Traduction]
M. Denton : Cette intervention ne ressemblait pas à une question. C’était plutôt un discours sur les problèmes relatifs de la langue française sur Internet. Je ne suis pas en mesure de résoudre ce problème, et le projet de loi ne le réglera pas non plus.
Le fait de soumettre tout le monde aux quotas de production et aux subventions constitue le génie ou l’esprit de la Loi sur la radiodiffusion. Internet est un marché mondial qui renferme beaucoup de contenu français — que je lis et qui me permet d’améliorer mon français — mais je ne pense pas que ce problème puisse être résolu par le projet de loi.
Le contrôle sur les algorithmes qui influent sur les choix des utilisateurs en ligne ne fera rien pour la liberté d’expression, que ce soit en français ou en anglais. Les algorithmes servent essentiellement à proposer des émissions, de la musique et des idées que vous pourriez aimer explorer. Je ne sais pas pour vous, mais moi, je remplace toujours les choix proposés sur YouTube par des choses qui m’intéressent. Je ne choisis pas ce qui apparaît sur la liste de vidéos générée par les algorithmes.
Même si je partage vos préoccupations pour la langue française, qui sera toujours une source d’inquiétudes, je ne suis pas certain de voir le lien entre le contrôle accru proposé par ce projet de loi et la solution à ce problème.
[Français]
Je vois un écart entre la problématique décrite et la solution exposée dans le projet de loi C-11.
La sénatrice Miville-Dechêne : Vous avez raison de dire qu’on n’est pas certains que ce soit une solution, mais c’est un effort. Comme vous le savez, les quotas en matière de musique au Québec ont eu un certain effet — 30 % de l’écoute de musique dans les radios à l’époque où l’on écoutait la radio — et cela créait une culture vivante. De dire que cela ne marchera pas, on ne le sait pas. Que doit-on faire alors? Si on attend, on risque de s’américaniser.
[Traduction]
M. Denton : Je suis désolé, mais je ne suis pas d’accord. Vos préoccupations sont légitimes, mais transformer le Canada en pays où les médias sont contrôlés par l’État pour régler le problème mondial de la place de la musique en français sur Internet est loin de constituer, à mon avis, une solution raisonnable au problème dont nous parlons. La vraie question est l’écart entre ce que vous voulez accomplir, en l’occurrence assurer une présence accrue de musique en français, et le degré de contrôle qui serait nécessaire pour atteindre cet objectif, au risque que ce contrôle indispose les gens.
Selon moi, ce problème ne vaut pas la peine que nous y portions attention. Par contre, un État autoritaire et un organisme autoritaire pourraient contrôler les choix de la population pour le résoudre.
[Français]
M. St-Aubin : Je crois aussi qu’il faut reconnaître que les quotas en matière de radio et de télévision sont complètement différents des services Internet. En ce qui concerne Internet, c’est plutôt le consommateur qui choisit les contenus qu’il désire consommer, que ce soit de la musique, des vidéos, l’équivalent de la radio ou de la télévision en ligne.
Donc, de dire que parce que les quotas ont fonctionné — ont eu un certain succès en ce qui concerne la radio et la télévision — on aura le même succès du côté d’Internet, franchement, je suis d’accord avec M. Denton : c’est fou et cela ne fonctionne pas de la même façon. L’idée qu’on puisse s’ingérer dans les algorithmes et leurs effets, qui ont pour but d’offrir aux consommateurs des contenus qu’ils veulent, essentiellement, donc les quotas qui auront pour effet de tenter de contourner —
La sénatrice Miville-Dechêne : Si vous le permettez, je vais vous interrompre. Pourquoi cette confiance aveugle à l’égard des entreprises en ligne qui sont là pour votre bien-être et pour vous donner ce que vous voulez? C’est incroyable, ce sont des entreprises privées! Les algorithmes ne sont pas seulement et forcément ce que vous voulez entendre. On dirait que, pour vous, le fait que les entreprises privées choisissent par algorithmes ce que vous allez écouter, c’est cela la liberté. Cela me semble incroyable, car vous savez très bien qu’il y a aussi une forme de manipulation là-dedans.
M. Denton : Un instant, madame la sénatrice. Je m’oppose à votre « confiance aveugle » dans les pouvoirs de l’État et du CRTC à manipuler les choix.
On parle d’un univers de sources de musique, de renseignements et d’information qui n’est pas contrôlable au moyen d’une législation nationale. Il faut juger avec justesse des pouvoirs de l’État canadien à manipuler les choix des francophones quant à la musique quand il y a des milliards de sources d’information, de musique et d’opinions sur Internet.
La sénatrice Miville-Dechêne : Je vous remercie, messieurs.
[Traduction]
M. Hatfield : Soulignons que les algorithmes ne cernent pas parfaitement nos préférences. J’aurais aimé que nous parlions d’un projet de loi qui nous permettrait de contrôler davantage ces algorithmes en nous donnant la capacité de mieux comprendre leur fonctionnement, ainsi que de modifier et de visualiser nos propres préférences. Ce projet de loi, contrairement au projet de loi C-11, respecterait les choix des Canadiens.
Les Québécois choisissent d’écouter 5 % de la musique qu’ils écoutent en français; ils ne sont donc pas différents de la plupart des autres francophones. Tenter de manipuler leurs choix n’est pas la solution. Ce ne serait pas démocratique.
J’aimerais également souligner qu’il est important de voir à quel point le pouvoir de manipulation que conférerait au CRTC ce projet de loi irait au-delà des quotas imposés à la radio. Le CRTC a le pouvoir de modifier des fils de médias sociaux personnalisés et le produit de recherches personnalisées en vue d’un certain résultat. Ce pouvoir influe sur la capacité des utilisateurs à mener leurs recherches. Il ne permet pas seulement de modifier ce qui se trouve de toute façon sur Internet; il intervient plus profondément dans nos choix.
La sénatrice Simons : Monsieur Hatfield, vous exposez bien la situation lorsque vous parlez de la peur du choix de l’utilisateur car — et c’est peut-être parce que je suis Albertaine, que j’ai fait mes études en journalisme en Californie ou que je suis une vieille journaliste — je crains fort que le fait d’obliger les gens à absorber le contenu canadien comme si c’est du chou frisé ou du tofu parce que c’est bon pour nous les amène à perdre de vue l’excellence des programmes que nous produisons déjà.
Toutefois, en tant que sénateurs, nous ne pouvons pas nous permettre de réécrire le projet de loi. Je ne peux pas rédiger le projet de loi que je veux; je dois composer avec ce qui se trouve devant moi.
Mes questions s’adressent à M. Lawford. Vous avez présenté un ensemble d’amendements assez clairs au paragraphe 4.2(2) proposé, qui constitue le problème de ce projet de loi. L’article 2 proposé vise à exclure le contenu des utilisateurs et les plateformes qui hébergent du contenu généré par l’utilisateur. Le paragraphe 4.2(2) proposé retire toutes ces exclusions.
Je me demande comment vous avez fixé les seuils de 150, 50 et 25 millions de dollars. Quand j’ai suggéré des seuils au ministère, le ministère a déclaré que ce projet de loi pourrait être en vigueur pendant des décennies. Comment pouvons-nous fixer un chiffre alors que l’économie va évoluer?
M. Lawford : Merci de la question. Elle est importante. Nous essayons de trouver un juste milieu pour préserver les soutiens à la culture existants au Canada dans le nouvel environnement car les consommateurs aiment le contenu canadien et veulent que la culture soit soutenue, mais ils veulent aussi leur liberté de choix.
Notre idée pour les seuils est d’inclure seulement les entreprises qui auront une incidence importante. Le seuil des 150 millions de dollars est essentiellement pour vous offrir Amazon Prime Video, Netflix, Spotify — les grandes plateformes pour le moment. On peut l’ajuster à la hausse ou à la baisse. La disposition pourrait être reformulée pour que ce ne soit pas juste un chiffre — 150 millions de dollars —, mais un nombre assorti d’une formule qui ajuste le seuil à la hausse ou à la baisse de façon mécanique. Vous pourriez aussi laisser le soin au CRTC de l’ajuster à la hausse ou à la baisse s’il n’obtient pas assez avec les obligations qu’il a imposées aux inscrits.
La sénatrice Simons : Cela permettrait donc à un petit diffuseur pendjabi ou nigérian de faire son entrée sur le marché et de ne pas s’inquiéter?
M. Lawford : L’exemple que j’ai utilisé est celui d’un site Web de cricket du Pakistan qui est populaire au Canada mais qui ne touche que 2 millions de dollars par année et ne compte que quelques milliers de visiteurs. Il est probable que le flux de ce site sera bloqué car il est inutile de faire l’effort de suivre les procédures du CRTC s’il y a de grandes exigences à respecter.
Les deux autres seuils — les 25 et 50 millions de dollars pour le contenu audiovisuel — sont destinés aux Canadiens qui utilisent YouTube ou d’autres plateformes de diffusion en continu comme système de distribution plutôt que de faire appel à Bell Média ou à l’une des voies traditionnelles. Dans ce cas, s’ils deviennent assez gros, ils ressemblent beaucoup, selon moi, à Blue Ant Media. Donc, s’ils font plus de 50 millions de dollars — l’entreprise Skyship Entertainment a comparu devant la Chambre, et je ne sais pas combien elle fait, mais elle est probablement sur le point de dépasser ce montant —, quand une personne atteint 100 millions de dollars de revenus, je pense qu’elle doit contribuer à un seuil différent. Mais avant cela, la grande majorité des Canadiens peuvent avoir leurs propres flux. Ils touchent peut-être 100 000 ou 200 000 dollars par année s’ils ont de la chance, mais ils ne gagneront jamais 25 ou 50 millions de dollars.
La sénatrice Simons : Je me demande si le seuil de 25 millions est suffisant si nous parlons d’entreprises comme Sony Music ou Warner Bros, qui utilisent YouTube comme concurrent à Spotify en tant que flux musical de facto.
M. Lawford : Mais elles seraient couvertes en tant que plateforme.
La sénatrice Simons : Mais ce n’est pas une plateforme. Si Sony Music diffuse sur YouTube, 25 millions de dollars semble être un faible seuil.
M. Lawford : J’utilise ces chiffres car le CRTC a un sondage et exige que ceux qui font 25 millions de dollars ou plus au Canada avec des enregistrements audio doivent rendre des comptes de leurs activités commerciales. Je considère donc cela comme un seuil qu’il juge d’importance. Ensuite, c’est 50 millions de dollars également pour le contenu audiovisuel. Encore là, je m’appuie sur l’expertise du CRTC pour ces chiffres.
La sénatrice Simons : J’aime beaucoup la distinction que vous faites entre la découvrabilité statique et dynamique. L’un des problèmes que j’ai avec ce projet de loi, c’est qu’il ne définit aucunement la « découvrabilité ».
M. Lawford : Oui.
La sénatrice Simons : Je pense que la découvrabilité statique réglerait un grand nombre de nos préoccupations dont nous avons discuté avec le commissaire à la protection de la vie privée plus tôt aujourd’hui en ce qui concerne la collecte de données.
M. Lawford : J’espère que lorsque vous parlerez avec des représentants de Disney et d’autres diffuseurs qui comparaîtront devant vous, vous les interrogerez à ce sujet. Je sais que c’est peut-être un peu plus compliqué. Par exemple, sur les appareils mobiles, il n’y a peut-être pas beaucoup d’endroits sur l’écran qui n’a pas de contenu induit par des algorithmes, mais cela vaut la peine d’en discuter.
Cela vise à essayer de remplacer ce dont la sénatrice Miville-Dechêne parlait pour ce qui est de soutenir la culture où le contenu francophone représentait auparavant 30 % de la diffusion radiophonique. Comment remplacer cette perte de revenus en ligne? Vous donnez des plages au niveau statique, et c’est censé remplacer la diffusion radio garantie. C’est un endroit où l’on a une certaine visibilité, mais on n’interfère pas avec l’algorithme, qui suggérera la prochaine chanson à faire jouer. On n’entendra donc pas soudainement une sélection francophone si on a écouté 30 chansons anglophones d’affilée.
J’espère que mon explication est claire.
La sénatrice Dasko : J’hésite à poser cette question car je sais que nous nous concentrons sur les diffuseurs en ligne, mais je voulais poser à M. Denton et à M. Hatfield les questions suivantes : que pensez-vous des exigences canadiennes existantes relatives au contenu dans notre système de radiodiffusion canadien? Estimez-vous qu’elles sont utiles? Pensez-vous qu’elles devraient être maintenues? Devrions-nous nous en débarrasser? Devraient-elles être changées? Que pensez-vous de notre système qui est, bien entendu, très important? Il régit notre système de radiodiffusion depuis maintenant de nombreuses décennies. Puis-je vous demander à tous les deux votre opinion sur ce sujet, messieurs Denton et Hatfield? J’ai une question pour M. Lawford également.
M. Denton : Je pense qu’on passe sous silence le succès du contenu canadien, pour ainsi dire. Il a connu du succès car des œuvres ont été produites grâce à des subventions gouvernementales. Quant à savoir si la population canadienne y a adhéré de la même manière, c’est une autre histoire. Mais c’est une question qui se pose dans un système national fermé de sources protégées et de productions subventionnées. On n’a pas réussi à subventionner la partie consommation.
Je suis cynique, mais le fait d’essayer de transférer une telle idée à un système de production mondial, qui crée manifestement du contenu canadien aussi, de même que du contenu danois, qatari, yéménite, américain, français, et cetera, est une idée mal appliquée, et je pense que le projet de loi C-11 est une idée mal appliquée au départ.
Oui, j’approuve le contenu canadien. J’en regarde moi-même, mais je le prends sur Internet et de partout dans le monde. Si nous voulons continuer de subventionner la production canadienne, nous n’y voyons aucun inconvénient. Faites-le. Vous m’en verrez ravi. Subventionnez-la. Tout le monde le fait. Diffusons du contenu canadien. Mais sur Internet, il est confronté à un vrai marché de personnes avec des vrais choix, et le problème que nous avons avec cette idée du projet de loi C-11, c’est qu’il ne fait aucunement mention de la concurrence et du choix du consommateur. Nous vivons dans un monde différent de nos jours, et le rythme d’adaptation à ce monde est lent; le projet de loi C-11 est la preuve de la lenteur de cette transition.
Je suppose que c’est ce que je dirais.
La sénatrice Dasko : Vous garderiez donc essentiellement le système que nous avons actuellement en place?
M. Denton : Je suis terriblement malicieux. Je pense que le système de radiodiffusion réglementé ne sera tôt au tard pas plus important que le bureau des tournées royales de Patrimoine canadien. Il est peut-être plus important, mais nous versons des millions de dollars dans ce système au fil du temps. Je pense que nous verserons beaucoup d’argent pour la production canadienne. Même si l’idée d’un diffuseur réglementé, qui n’est en fait qu’un distributeur, et les distributeurs réglementés disparaissaient, nous continuerions de subventionner la production. Il est important de dissocier l’idée d’une transmission réglementée d’une programmation par l’entremise du soi-disant diffuseur de l’industrie du câble sur Internet, où nous pouvons avoir une production subventionnée, mais le contenu se rend sur un marché et doit satisfaire un marché constitué de millions de personnes, aucune n’étant forcément au Canada.
La sénatrice Dasko : Monsieur Hatfield, garderiez-vous le système canadien dans sa forme actuelle dans le système de radiodiffusion canadien tel que nous l’avons élaboré? Je parle des exigences en matière de contenu canadien pour les dépenses, l’exposition, etc.
M. Hatfield : Le mandat que j’ai reçu de notre communauté et d’OpenMedia met l’accent sur les enjeux avec Internet et le numérique, alors je ne veux pas trop m’écarter de ce sujet. Mais si j’ai passé en revue l’histoire du système très brièvement dans ma déclaration, c’est que je pense qu’à l’époque où il a été conçu, il avait beaucoup de sens. Notre problème, c’est qu’il est très peu sensé pour la façon dont Internet fonctionne de nos jours. Que nous conservions officiellement le système dans un sens ou dans l’autre, il faudra y apporter de nombreux changements pour qu’il ait un sens à l’avenir. Donc, une partie de ce qui est compliqué avec ce projet de loi, même si nous sommes en théorie à un stade avancé, c’est que nous n’avons pas vraiment répondu à cette question pour expliquer en quoi consiste le contenu canadien. Nous avons ce système de points qui n’a pas été ajusté depuis près de 40 ans, je pense, et qui ne reflète en rien ce que je pense être le récit canadien. Est-ce que le CRTC va corriger cela? Eh bien, peut-être. Ma réponse à la question de savoir s’il faut conserver le système dépend vraiment de la réussite de cet ajustement.
La sénatrice Dasko : Merci. Monsieur Lawford, vous avez fait la distinction entre les modes d’exposition statiques et dynamiques. Maintenant, je pourrais ergoter sur la terminologie, car le mot « statique » semble plutôt terne et ennuyeux et le mot « dynamique » semble vraiment dynamique et excitant. Si vous deviez choisir un mode, lequel seriez-vous? Eh bien, c’est assez clair.
Ne serait-il pas possible pour les créateurs d’être dans les deux? Ne peuvent-ils pas dire qu’ils vont être dans le flux que nous pourrions qualifier de non algorithmique par rapport au flux algorithmique? Ce n’est pas une distinction parfaite, mais ne pourriez-vous pas être dans les deux si vous étiez un créateur canadien? Dites, « Je veux apparaître sur cette liste si je suis pertinent pour le spectateur, quel qu’il soit, mais ne puis-je pas aussi apparaître dans cet autre flux? » Vous avez laissé entendre qu’ils devraient choisir. Eh bien, pourquoi devraient-ils faire un choix? Ne peuvent-ils pas être dans les deux?
M. Lawford : Non, ils ne peuvent pas être dans les deux.
La sénatrice Dasko : Pourquoi pas?
M. Lawford : C’est parce que cela détruit mon modèle. Ils ne peuvent pas être dans les deux, car ce que nous tentons de faire avec notre suggestion est d’éviter que le contenu canadien influe sur la prestation algorithmique, car les utilisateurs du contenu généré par l’utilisateur disent que si ce contenu s’affiche dans les flux des utilisateurs et s’il ne reçoit pas autant d’attention que l’espère le producteur de ce contenu canadien, alors l’algorithme va déclasser ce contenu et nuire à la fois au contenu qui essaie d’être promu et, plus important encore, à leur expression, à leur station où il y a un flux.
La façon dont les algorithmes fonctionnent, c’est que vous entrez dans un flux en regardant divers contenus, un à la fois pendant des heures, et c’est ce que YouTube veut protéger. C’est ce qui fait gagner de l’argent à la chaîne. Il ne faut pas briser le charme, n’est-ce pas? C’est mieux que du contenu inséré au hasard. Je ne peux pas penser à autre chose.
La sénatrice Dasko : Mais si vous vouliez être dans les deux flux.
M. Lawford : Vous ne pourriez pas être dans les deux car vous interféreriez alors avec l’algorithme — ce que vous obtenez est un coup de pouce dans le flux de quelqu’un qui n’est pas intéressé à voir le produit Crave de Bell, et il a une nouvelle émission. Il va dans le flux de quelqu’un qui a un lien quelconque que YouTube pense être similaire ou le gouvernement est derrière et essaie d’insérer du contenu que les gens ne veulent pas voir.
Bell, par exemple, avec Crave, pourrait dire, « Nous avons du nouveau contenu ». Il le donne au CRTC, et le CRTC dit à YouTube, « Vous devez disposer d’une partie de votre écran — ce que nous appelons la partie statique — et vous devez faire défiler les listes de contenu approuvées par le Canada dans ces espaces ». C’est ce qu’on appelle le statique. Donc, non, on ne peut pas avoir les deux.
La sénatrice Dasko : Merci.
La sénatrice Clement : Monsieur Lawford et vous tous, merci de témoigner devant nous. Monsieur Lawford, vous avez employé le mot « dérangeant », ce qui dérange l’expérience des consommateurs. J’aime bien le terme « dérangeant ». J’ai envie de déranger la sorte de chambre d’écho confortable que créent ces algorithmes.
En réponse à la perturbation de la sénatrice Dasko de votre modèle, avons-nous des données pour confirmer que les gens écarteront du doigt le contenu canadien s’il est placé dans leur fil d’actualité?
M. Lawford : Je peux seulement vous donner que des ouï-dire pour avoir moi-même parlé à des représentants de certaines de ces plateformes, et ils disent, « Oui, absolument ». Ils ont des données à ce sujet. Vous devrez poser la question, par exemple, si des représentants de Disney viennent, pour voir si c’est le cas, ou d’autres représentants des plateformes plus interactives, si vous arrivez à les joindre.
Vous devriez également savoir que la découvrabilité statique que nous mettons de l’avant — encore une fois, nous avons eu des réactions négatives de la part des plateformes lorsque nous leur avons parlé. Je répète que je ne vous fais part que de ouï-dire. Elles nous ont dit : « Nous n’aimons pas cela car ce que vous qualifiez de statique est plus disponible sur le bureau car il y a plus de place sur l’écran ». Il y a donc des icônes où l’on peut lire « nouveaux films » ou peu importe. Les plateformes pourraient indiquer, « Veuillez essayer ce contenu canadien », n’est-ce pas? Mais elles font valoir qu’elles adaptent le contenu en fonction de l’utilisateur. Toutefois, c’est l’intrusion la plus minime que nous puissions faire pour perturber leur modèle économique de promotion du contenu canadien. C’est l’endroit le moins gênant pour l’utilisateur. Ce qui est choquant, à mon avis, pour l’utilisateur moyen de YouTube, c’est que vous obtenez une autre vidéo ou chanson, et c’est là que les gens cliquent sur autre chose s’ils n’entendent pas quelque chose qu’ils aiment.
Cela alimente l’algorithme pour qu’il écarte ce qui a été présenté aux utilisateurs, et il y a aussi un risque qu’ils cessent d’écouter l’émission. C’est la grande préoccupation de YouTube, je crois.
Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question, cependant.
La sénatrice Clement : Oui, et c’est évidemment décourageant d’entendre cela. Je me retrouve, en tant que consommatrice, à essayer de tromper les algorithmes pour trouver du contenu qui me rend heureuse et confortable et qui me ressemble. Quel est l’intérêt de faire cela en permanence? C’est une préoccupation.
L’autre préoccupation que j’ai — et cette question s’adresse peut-être plus à M. Hatfield —, c’est que les Canadiens ne savent pas grand-chose des algorithmes et de leur fonctionnement. Comment pouvons-nous y parvenir? J’entends ce que vous dites. Le CRTC est mauvais. D’accord, j’ai compris. Si nous ne nous penchons pas sur le CRTC, que proposez-vous pour résoudre ces problèmes? Avez-vous quelque chose à proposer? J’ai compris, monsieur Lawford, ce qu’il en est à propos des bannières et de l’aspect statique par opposition à l’aspect dynamique. C’était bien. Que fait-on pour parler aux Canadiens des algorithmes et de leur fonctionnement afin que nous sachions tous de quoi nous parlons?
M. Lawford : Je vais laisser ces messieurs répondre à la question; ils ont peut-être de meilleures idées que moi. Patrimoine canadien et les ardents défenseurs du projet de loi n’ont pas fait du très bon travail sur ce plan, à mon avis. Le ministre pourrait en faire plus pour attirer l’attention sur cet aspect de la question et l’expliquer. Si le projet de loi est renvoyé à la Chambre et modifié, cela pourrait être utile.
La sénatrice Clement : Merci.
M. Denton : La fonction des algorithmes, c’est de faire en sorte que vous continuiez à écouter ou à regarder. Leurs propositions visent à maintenir votre intérêt. Par exemple, si vous aimez les fruits frais, ils vous présenteront plus de fruits; si vous aimez le steak, ils vous offriront certaines sortes de steak. Quand on essaie d’influencer les algorithmes, c’est comme si l’on ajoutait à la sélection du brocoli et du yogourt : on dit au consommateur qu’il doit manger plus de brocoli et de yogourt, ce à quoi il répond « non ». Je pense qu’il y aurait lieu d’informer les gens sur l’utilisation des algorithmes. Ce serait certainement utile que les rédacteurs du projet en aient une meilleure compréhension.
M. Hatfield : Je dirais que c’est bien de déranger. Je suis d’accord avec la sénatrice Clement là-dessus. Malheureusement, je ne crois pas que donner toute latitude au gouvernement du Canada de se mêler de ce que la population voit en ligne, c’est une façon saine de déranger. L’ampleur de ce pouvoir me préoccupe. Si le projet de loi proposait de faire la lumière sur les algorithmes, de montrer à la population l’information qu’ils détiennent à son sujet, de lui permettre de modifier les choix... Pour reprendre la métaphore de la malbouffe et des légumes moches, si je pouvais choisir moi-même, cette semaine, je ne prendrais que des légumes, et la semaine prochaine, que de la malbouffe. Ce serait très bien. Toutefois, ce n’est pas ce que propose le projet de loi, et malheureusement, nous ne pouvons intervenir que sur le projet de loi que nous avons devant nous. Nous ne voulons pas dire que les algorithmes sont merveilleux et sans défauts, mais plutôt que nous ne voulons pas que le gouvernement les récupère pour manipuler encore davantage la population. Nous préférons donner le pouvoir à la population.
La sénatrice Clement : Merci.
Le président : Ma question s’adresse à tous les témoins. D’après votre expérience et à votre connaissance, comment les États-Unis s’attaquent-ils au problème? Quelles mesures d’autres démocraties comme l’Australie ou l’Union européenne prennent-elles actuellement à l’égard de l’évolution constante des plateformes et de la diffusion en continu? Comment gèrent-elles la situation? Selon vous, comment le projet de loi C-11 se compare-t-il aux mesures prises par nos alliés et d’autres démocraties partout dans le monde?
M. Lawford : Je crois que le Canada va beaucoup plus loin que les autres pays, qu’il agit prématurément. La législation liée aux armes et à Internet a donné du fil à retordre à la France, et le Conseil constitutionnel l’a obligée à reculer. Pour cette raison, je crois que la France fait un peu plus attention dans ce domaine. L’Australie, la France et l’Espagne commenceront probablement à prendre des mesures, mais nous avons de l’avance sur elles. Nous sommes vraiment en terrain inconnu, à moins que d’autres témoins connaissent des endroits qui ont essayé de faire la même chose. À ma connaissance, aucun pays n’est allé aussi loin que le Canada.
M. St-Aubin : Je sais qu’il y a quelque temps — je n’ai pas suivi l’évolution du dossier —, l’Australie considérait la possibilité de prendre des mesures visant les grandes entreprises en ligne qui génèrent des recettes importantes au pays. Je crois qu’à l’époque, on proposait de les obliger à verser 5 % de leurs revenus bruts dans un fonds ou à investir eux-mêmes ce montant dans du contenu australien. C’était tout. La mesure était très ciblée et très limitée; elle visait, pour reprendre le terme employé par les ministres, les géants du Web. Elle concernait strictement les très grandes entreprises.
M. Denton : En réalité, personne n’a tenté de se fonder sur le mécanisme actuel de réglementation de la radiodiffusion pour comprendre et réglementer Internet comme s’il s’agissait de radiodiffusion — personne au monde. Le projet de loi ne représente que le prolongement paresseux d’une idée stupide et il doit être rejeté. L’Australie a adopté des mesures appropriées pour obliger les diffuseurs de contenu à verser des contributions. Si c’était ce que le projet de loi proposait, notre discours serait tout autre, mais le fait est que le projet de loi ne contient pas des mesures appropriées et ciblées. Il s’agit d’une tentative de s’approprier le pouvoir des communications humaines sur Internet. Voilà pourquoi il mérite pleinement notre mépris.
M. St-Aubin : Pour revenir à la question concernant la pertinence d’inclure des seuils dans la loi, l’ISCC recommande aussi d’ajouter au projet de loi une disposition prévoyant un examen triennal. Nous trouvons cela important parce que, comme je l’ai dit ailleurs — M. Denton aussi —, le projet de loi va trop loin à de nombreux égards. On pourrait dire qu’il est à la pointe de la législation. La notion des seuils cadrerait très bien avec celle d’un examen obligatoire après trois ans, et ce serait logique de procéder à un tel examen étant donné la distance qui sépare le projet de loi des mesures prises ailleurs dans le monde.
Le président : Chers collègues, si vous n’avez pas d’autres questions pour ces témoins, j’aimerais les remercier de leur présence. Nous vous sommes très reconnaissants de vous être joints à nous aujourd’hui.
[Français]
Chers collègues, nous reprenons notre étude préalable du projet de loi C-11.
Dans notre second groupe de témoins, nous avons le plaisir d’accueillir Mme Eleanor Noble, présidente nationale de l’Alliance des artistes canadiens du cinéma, de la télévision et de la radio et Mme Marie Kelly, directrice exécutive nationale. Nous accueillons également Mme Annick Charette, présidente de la Fédération nationale des communications et de la culture.
[Traduction]
Nous accueillons aussi M. Dave Forget, directeur général national, et M. Warren P. Sonoda, président, de la Guilde canadienne des réalisateurs.
[Français]
Bienvenue et merci de vous joindre à nous ce soir. Nous allons écouter vos remarques préliminaires avant de passer aux questions des membres, en commençant par Mme Noble, suivie de Mme Charette et des représentants de la Guilde canadienne des réalisateurs.
Madame Noble, la parole est à vous.
[Traduction]
Eleanor Noble, présidente nationale, Alliance des artistes canadiens du cinéma, de la télévision et de la radio : Merci, monsieur le président, madame la vice-présidente, mesdames et messieurs les membres du comité et du personnel. Je suis Eleanor Noble, actrice professionnelle et présidente nationale de l’ACTRA, l’Alliance des artistes canadiens du cinéma, de la télévision et de la radio. Je suis accompagnée de Mme Marie Kelly, directrice exécutive nationale de l’ACTRA.
L’ACTRA appuie avec beaucoup d’enthousiasme les efforts déployés par le gouvernement en vue de moderniser la Loi sur la radiodiffusion de sorte que les services de diffusion en continu en ligne contribuent de manière juste et équitable à la production de programmation canadienne. Cela dit, le projet de loi n’est pas parfait. Nous sommes ici aujourd’hui pour présenter et proposer deux modifications devant absolument être apportées au projet de loi C-11 afin de le renforcer.
Notre première grande préoccupation concerne l’amendement adopté par le Comité permanent du patrimoine canadien de la Chambre des communes dans le cadre de son étude article par article. En vertu de cet amendement, la Loi sur le statut de l’artiste ne s’appliquerait pas aux entreprises en ligne.
Depuis près de 80 ans, l’ACTRA s’emploie à faire en sorte que les artistes travaillant dans les médias enregistrés au Canada reçoivent une juste rémunération. Les artistes sont les premiers travailleurs à la demande. Le revenu médian des acteurs, chanteurs, danseurs et autres artistes interprètes est de 15 000 $ à 18 000 $ par année. Ce chiffre se situe bien en deçà de la moyenne pour l’ensemble des artistes et il équivaut à seulement 36 % du revenu moyen de tous les autres travailleurs.
L’amendement élimine une mesure de protection minimale dont jouissent actuellement nos membres et d’autres artistes du secteur, en plus de menacer la stabilité des relations de travail au sein de notre secteur et de créer des normes différentes pour des radiodiffuseurs faisant la même chose.
Le secteur de la production audiovisuelle est divers. Il comprend des producteurs canadiens et étrangers travaillant partout au Canada. Les accréditations obtenues par l’ACTRA en vertu de la Loi sur le statut de l’artiste touchent directement les producteurs de compétence fédérale, comme les radiodiffuseurs et les organismes fédéraux. La simple existence de ces accréditations est à la base de toutes les activités de négociation entreprises dans le secteur depuis plus de 25 ans.
Grâce aux accréditations accordées à l’ACTRA aux termes de la Loi sur le statut de l’artiste et à nos pratiques de négociation antérieures, nos ententes nationales permettent à l’ensemble des producteurs de participer au processus de négociation et elles les obligent à se conformer aux tarifs minimums et à des normes de production équitables. C’est ce qui assure la stabilité des relations de travail dans le secteur.
Tous les grands producteurs canadiens et étrangers, y compris les grands studios américains, Netflix, Amazon Prime et d’autres entreprises en ligne, sont déjà des parties à des conventions collectives.
La radiodiffusion est un domaine de compétence fédérale parce que les radiodiffuseurs fournissent des services au-delà des frontières provinciales. À l’instar des radiodiffuseurs traditionnels, les plateformes de diffusion en continu en ligne produisent, achètent et distribuent de la programmation dans toutes les provinces. La Loi sur le statut de l’artiste doit donc continuer à s’appliquer à toutes les entreprises qui engagent des artistes au Canada.
C’est simple.
Neuf associations canadiennes et québécoises représentant 71 000 créateurs — presque la totalité des artistes œuvrant dans le secteur de la production — ont uni leurs voix pour exhorter le ministre du Patrimoine canadien à supprimer l’amendement.
Si l’objectif du projet de loi est de maintenir le statu quo dans un secteur dont la part du PIB s’élève à 11,3 milliards de dollars et qui soutient 217 000 emplois, nous vous demandons, honorables sénateurs, de supprimer l’article du projet de loi qui exclut les entreprises en ligne de la Loi sur le statut de l’artiste.
Deuxièmement, nous demandons au comité de renforcer le projet de loi C-11 en faisant appel au maximum aux talents canadiens.
L’ACTRA a aussi pour mandat de veiller à ce que les artistes canadiens, y compris nos 28 000 membres, disposent des moyens nécessaires pour mettre en valeur les histoires et la musique canadiennes.
L’objectif fondamental de la Loi sur la radiodiffusion est de garantir à tous les Canadiens un accès à des émissions de divertissement originales, à de la musique, à de l’information et à des nouvelles canadiennes.
Or, le projet de loi C-11 crée deux catégories de radiodiffuseurs : les entreprises de radiodiffusion canadiennes et les entreprises en ligne étrangères. Cette approche devient problématique lorsque des exigences différentes sont appliquées aux deux catégories de radiodiffuseurs. Sous sa forme actuelle, le projet de loi assouplit les exigences liées au recours aux talents canadiens imposées aux radiodiffuseurs canadiens et il établit des normes inférieures pour les plateformes étrangères. Dans un cas comme dans l’autre, c’est inadmissible.
L’ACTRA propose de reformuler ainsi l’alinéa 3(1)f) :
toutes les entreprises de radiodiffusion sont tenues de faire appel au maximum, et dans tous les cas au moins de manière prédominante, aux ressources — créatrices et autres — canadiennes pour la création, la production et la présentation de leur programmation canadienne, et de contribuer de façon substantielle à la création, à la production et à la présentation de programmation canadienne dans la plus grande mesure possible appropriée à leur nature;
De plus, l’alinéa 3(1)f.1) doit être supprimé.
L’ACTRA est d’avis que la norme proposée est appropriée, juste et suffisamment souple pour permettre au CRTC d’imposer des exigences équitables à l’ensemble des entreprises canadiennes et étrangères.
La Guilde canadienne des réalisateurs, la Writers Guild of Canada, la Canadian Media Producers Association et la Coalition pour la diversité des expressions culturelles appuient notre recommandation. Nous nous réjouissons d’avoir l’occasion de continuer à collaborer avec le Sénat et le gouvernement avant que le projet de loi reçoive la sanction royale en vue de trouver une solution aux problèmes soulevés, qui touchent directement des dizaines de milliers d’artistes professionnels.
Mme Marie Kelly et moi serons heureuses de vous en dire plus durant la période de questions. Je vous remercie de nous avoir invitées à prendre la parole aujourd’hui. Nous sommes impatientes de discuter avec vous.
Le président : Je vous remercie.
Nous passons maintenant à la Fédération nationale des communications et de la culture.
[Français]
Annick Charette, présidente, Fédération nationale des communications et de la culture : Bonsoir. Mon nom est Annick Charette et je suis présidente de la Fédération nationale des communications et de la culture, qui représente l’ensemble des travailleurs et des syndicats de travailleurs des médias au Québec.
Nous sommes vraiment très contents de pouvoir vous parler ce soir. Je vais commencer ma présentation en disant que l’ère numérique a profondément bouleversé la façon dont les contenus d’information et les contenus de divertissement entrent dans nos vies. En fait, nous avons entre les mains le monde entier — tout, partout, tout le temps — avec un petit téléphone et les grands écrans dans nos salons, selon ce que l’on regarde et ce que l’on recherche.
Cela n’a pas seulement changé notre façon de consommer des contenus, mais cela a aussi façonné, de toute évidence, notre rapport à nous-mêmes, à ce que nous sommes comme société, nos valeurs et notre spécificité. Ce qui, il y a 20 ans, nous reflétait, nous faisait nous reconnaître et nous reconnecter est maintenant dissous dans une multitude d’options attrayantes, séduisantes, certes, mais dont les codes sont créés ailleurs dans les officines du grand profit, si ont peut le dire ainsi, au détriment du sens de la culture et de la vision d’une société distincte. En fait, c’est ce qui nous distingue dans tout ce merveilleux contenu, et la façon dont nous nous distinguons comme société et comme produit.
C’est un enjeu capital pour le Québec, c’est certain, mais cela ne devrait pas l’être moins pour le Canada, car la menace de s’édulcorer dans l’écosystème culturel médiatique et dans la perspective américaine de l’écosystème n’est pas moindre.
Que restera-t-il de notre écosystème à nous, notre écosystème culturel et médiatique, dans cet univers de compétitivité internationale, à budget quasi infini?
C’est pourtant la question centrale du sujet que nous abordons aujourd’hui. Il y a cinq enjeux qui nous apparaissent vraiment incontournables dans ce projet de loi : définir la notion d’émissions canadiennes, encadrer les médias sociaux, recourir aux artistes et travailleurs canadiens, maintenir un processus d’audience publique et préserver les pouvoirs du gouverneur en conseil.
Bien définir la notion d’émissions canadiennes est vraiment essentiel. Actuellement, le CRTC définit la notion d’« émissions canadiennes » en imposant des conditions de trois natures : que le producteur soit canadien et exerce de vraies responsabilités de décision; que les fonctions de la création soient remplies par des Canadiens — acteurs principaux, réalisateurs, directeurs artistiques, etc. — et que les dépenses en matière de services soient engagées au Canada, alors que dans le projet de loi C-11, les balises pour définir la notion d’émissions canadiennes ne font aucunement allusion à des questions de dépenses qui sont engagées auprès d’entreprises canadiennes en frais de service et en postproduction.
De fait, le projet de loi C-11 propose bien des balises qui devront être respectées par le CRTC pour statuer sur une nouvelle définition d’émissions canadiennes, mais nous semble manquer de précision et ne pas garantir que les décisions d’engagement, de production et de contenu artistique soient bien prises par des décideurs canadiens.
Nous ne souhaitons pas devenir des sweat shops nouveau genre, où des talents d’ici ne font que se mettre au service de produits conçus et élaborés ailleurs, même si ces droits sont concédés à des producteurs canadiens. Nous recommandons donc le maintien de l’actuelle définition d’« émissions canadiennes ».
Encadrer les médias sociaux : les médias sociaux ne constituent pas seulement un extraordinaire lieu d’échanges interpersonnels et de diffusion de contenu culturel amateur. Le projet de loi C-11 propose que, de manière générale, les émissions ou vidéos amatrices téléversées ne soient pas assujetties à la Loi sur la radiodiffusion. Nous soutenons cette approche.
Toutefois, les médias sociaux sont de plus en plus des plateformes incontournables pour la promotion, la diffusion et la consommation à grande échelle de contenu culturel professionnel, ce qui a pour effet de transformer certains utilisateurs en entreprises rentables et indiscutablement au même titre que les diffuseurs traditionnels.
À cet égard, une règle d’exception serait appropriée pour que les entreprises de radiodiffusion qui ont déjà des obligations réglementaires fixées par le CRTC, ou les entreprises qui diffusent sur une plateforme des médias sociaux des contenus vidéo et audiovisuels produits par des tiers soient assujetties à une certaine forme de réglementation.
Recourir aux artistes et aux travailleurs canadiens est, pour nous, vraiment au cœur de la problématique. La loi, dans sa forme actuelle, contient des dispositions selon lesquelles les télédiffuseurs, les radiodiffuseurs et les distributeurs doivent faire appel à un maximum d’artistes et de travailleurs canadiens.
En cette matière, les modifications proposées par le projet de loi C-11 sont problématiques, car elles amènent une obligation différente et moins contraignante pour les géants étrangers du numérique, si on les compare aux entreprises canadiennes. Nous ne voyons pas la pertinence ni l’équité sous-entendue par cette disposition.
Alors que les entreprises canadiennes doivent faire appel au maximum aux artistes et travailleurs canadiens et dans tous les cas, de manière prédominante, les géants étrangers ne sont tenus de le faire que dans la mesure du possible. Pourquoi, en raison de quels critères, alors qu’ils opèrent dans le même contexte de production canadienne, destiné au marché canadien?
Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) doit avoir pour mission d’accroître résolument le recours aux artistes et travailleurs canadiens, sans quoi la réforme législative ne sera qu’un miroir aux alouettes et mettra en péril la survie de beaucoup d’artistes et d’artisans d’ici.
Maintenir le processus ouvert et transparent par le biais d’audiences publiques : actuellement, l’exercice de renouvellement des licences est un moment fort en matière de reddition de comptes des entreprises et de la participation citoyenne. C’est à ce moment que les intervenants peuvent poser des questions, faire des plans et des recommandations pour amener le CRTC à prendre de meilleures décisions.
Comme proposé dans le projet de loi C-11, les licences des diffuseurs traditionnels pourraient être fixées pour des durées déterminées et les services en ligne n’auraient pas à demander de licence de radiodiffusion. Le processus d’audience publique devient alors obsolète. La participation citoyenne et la transparence sont des principes forts de la loi qu’il ne faut pas affaiblir. C’est pourquoi la prise d’ordonnance imposant des conditions de service à une entreprise ou à un groupe d’entreprises devrait donner inévitablement lieu à des audiences publiques.
Préserver les pouvoirs du gouverneur en conseil : actuellement, le gouverneur en conseil peut annuler ou renvoyer pour examen une décision du CRTC qui touche les licences des diffuseurs s’il estime que les objectifs de la loi ne sont pas atteints. C’est ce qu’il a fait en 2017, lorsqu’il a estimé que les conditions de licence initialement imposées aux grands groupes télévisuels francophones ne protégeaient pas suffisamment le français. On voit que cela peut être utile.
Ce pouvoir doit être étendu, notamment pour couvrir les décisions du CRTC qui édicteront les responsabilités et obligations des entreprises numériques qui ne seront pas régies par les conditions de licence. C’est donc un rouage essentiel pour garantir notre souveraineté culturelle qui préserve en même temps le principe selon lequel le gouvernement agit avec une saine distance dans la mise en place de l’application des processus réglementaires s’appliquant aux médias. Ce pouvoir du gouverneur en conseil doit donc s’appliquer aux ordonnances du CRTC. Il ne s’agit pas ici de lui donner un nouveau pouvoir, mais bien de préserver celui qui existe déjà.
Merci de votre mansuétude à mon égard.
Le président : Merci.
[Traduction]
Warren P. Sonoda, président, Guilde canadienne des réalisateurs : Merci, monsieur le président, madame la vice-présidente, mesdames et messieurs les membres du comité. Je m’appelle Warren Sonoda. Je suis un réalisateur canadien et le président national de la Guilde canadienne des réalisateurs, la GCR. Je suis accompagné aujourd’hui de M. Dave Forget, directeur général national de la GCR. Nous nous joignons tous les deux à vous au moyen de l’application Zoom depuis Toronto, le territoire des Mississaugas de Credit, des Anishinabes, des Chippewas, des Haudenosaunee et des Wendats. Ce territoire abrite maintenant de nombreux peuples diversifiés des Premières Nations, des Inuits et des Métis. Nous vous remercions de nous avoir invités à nous adresser à vous aujourd’hui.
La GCR est une organisation syndicale nationale qui représente plus de 6 000 professionnels clés de la création et de la logistique dans les secteurs du cinéma, de la télévision et des médias numériques. Nos membres travaillent dans tous les domaines de la réalisation, de la conception, de la production, de la logistique et du montage.
La GCR appuie la modernisation du système canadien de radiodiffusion. Nous croyons qu’elle est dans l’intérêt de l’ensemble de la population canadienne et qu’elle est essentielle à l’épanouissement du milieu de la création. En outre, le projet de loi C-11 fixe des normes de réglementation adaptées au XXIe siècle et il permet au Canada d’affirmer sa souveraineté culturelle.
Toutefois, nous considérons deux dispositions du projet de loi C-11 comme problématiques, car elles établissent des normes différentes pour les entreprises en ligne étrangères et leurs homologues canadiens autorisés. Nous sommes très inquiets de l’incidence de ces dispositions sur la carrière et l’avenir des artistes et des créateurs canadiens.
Nous avons été pris par surprise en juin quand le projet de loi C-11 a été modifié à la dernière minute, au moyen d’un amendement qui exempte les entreprises en ligne, tant canadiennes qu’étrangères, des dispositions de la Loi fédérale sur le statut de l’artiste. Cet amendement représente un revers pour les relations de travail ainsi qu’une perte du droit fondamental pour les artistes de se regrouper et de toucher une juste rémunération pour leur travail. Qui plus est, aucune raison n’a été donnée pour expliquer l’introduction de cet amendement.
Promulguée il y a 25 ans, la Loi sur le statut de l’artiste protège le droit de négocier et garantit le statut des artistes en reconnaissance de la nature précaire de notre travail. La suppression de ces mesures de protection va à l’encontre des objectifs de la Loi canadienne sur la radiodiffusion et elle met en péril les futures négociations collectives, surtout compte tenu du déséquilibre de pouvoir qui existe entre les syndicats d’artistes canadiens et les entreprises en ligne mondiales.
Dave Forget, directeur général national, Guilde canadienne des réalisateurs : La GCR a déjà conclu des conventions collectives avec de grands studios américains et, bien entendu, des producteurs canadiens. Toutefois, en modifiant le statu quo relativement à la Loi sur le statut de l’artiste, on créera une loi à deux vitesses, ce qui pourrait ébranler les conventions existantes et creuser davantage le fossé sur le plan des tarifs et des normes du milieu de travail. Grâce à l’exclusion de la Loi sur le statut de l’artiste, les entreprises en ligne pourront choisir d’engager des artistes non protégés par une convention collective. Les réalisateurs, scénaristes, artistes interprètes et compositeurs canadiens risquent de se retrouver dans un système divisé, où ils devront choisir entre différentes conditions de travail. En un mot, les artistes canadiens seront traités de manière inégale et injuste. Nous serons ravis de collaborer avec vous en vue de trouver une solution qui éliminera ce traitement inégal du projet de loi.
L’intention du législateur, c’est que le projet de loi C-11 soit appliqué de manière équitable à l’ensemble des radiodiffuseurs, peu importe le moyen de diffusion. De même, elle doit être appliquée équitablement à l’ensemble des artistes canadiens.
Nous tenons également à attirer votre attention sur une autre disposition du projet de loi qui établit deux normes différentes. Il s’agit de l’alinéa 3(1)f). Dans ce cas aussi, nous considérons comme problématique la création de deux catégories de réglementation, une pour les radiodiffuseurs canadiens et une autre pour les plateformes étrangères de diffusion en continu en ligne. Cette disposition réduit inutilement les occasions d’engager des créateurs et des artistes canadiens, alors qu’au contraire, leur embauche devrait être encouragée.
Le récit canadien est un secteur fragile et représente un défi du point de vue du financement et de l’investissement. Au cours des dernières années, l’investissement pour financer des récits canadiens originaux a diminué d’environ 10 % par année, selon le CRTC. La nouvelle loi pourrait revitaliser le soutien aux récits canadiens, mais il est essentiel de ne pas réduire la mise en valeur des talents canadiens. Dans cet esprit, la guilde propose que le comité supprime complètement l’alinéa 3(1)f.1) et modifie l’alinéa 3(1)f) du projet de loi comme suit :
toutes les entreprises de radiodiffusion sont tenues de faire appel au maximum, et dans tous les cas au moins de manière prédominante, aux ressources — créatrices et autres — canadiennes pour la création, la production et la présentation de leur programmation, et sont également tenues de contribuer de façon notable à la création, la production et la présentation de leur programmation dans toute la mesure appropriée pour l’entreprise.
L’alinéa 3(1)f) est une composante politique essentielle qui donne suffisamment de flexibilité aux entreprises de radiodiffusion et s’adapte à différents modèles d’affaires et types de programmation. Nous vous remercions du temps que vous nous avez accordé, mesdames et messieurs les membres du comité, et nous sommes prêts à répondre à vos questions.
Le président : Merci beaucoup.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Merci à tous d’être là. Ma première question s’adresse à la porte-parole de l’Alliance of Canadian Cinema, Television and Radio Artists (ACTRA). J’ai été aussi surprise que vous de constater que la Loi sur le statut de l’artiste avait été retirée. D’après ce que je comprends, c’était la volonté du gouvernement de le faire. Est-ce que vous comprenez pourquoi? Au Québec, l’Union des artistes ne comprend pas non plus. On semble dire que c’est une question de juridiction. Est-ce que cela veut dire qu’on pense que les lois provinciales, comme celle sur le statut de l’artiste, devraient s’appliquer à la place de la loi nationale? Je ne suis pas sûre, cependant, que toutes les provinces disposent de lois de ce genre.
Vous avez dû creuser un peu le sujet. Comment expliquez-vous ce qui s’est passé, eu égard à cet amendement, un peu de dernière minute, pour qu’on ne soumette pas le projet de loi C-11 à la Loi sur le statut de l’artiste?
[Traduction]
Marie Kelly, directrice exécutive nationale, Alliance des artistes canadiens du cinéma, de la télévision et de la radio : Je dirais que nous ne savons pas pourquoi le gouvernement a présenté cet amendement de dernière minute au projet de loi. Ce que nous pouvons dire, c’est que nous comprenons que les travailleurs de ce secteur, les syndicats qui les représentent et la production ou l’aboutissement de ce secteur cherchent tous la stabilité. La stabilité est fondamentale pour notre secteur. C’est ce qui permet d’attirer au Canada du travail d’autres régions du monde. Cela crée des milliers et des milliers d’emplois et des milliards de dollars de recettes pour les gouvernements canadiens et pour les Canadiens. Tous veulent la stabilité. Nous pensons qu’il y a pu y avoir un malentendu à corriger à propos de l’utilisation de la Loi sur le statut de l’artiste. Ce ne sont pas toutes les provinces qui ont une loi sur le statut de l’artiste et nombre de nos conventions collectives sont régies au provincial. Le fait de posséder une loi fédérale sur le statut de l’artiste est l’un des piliers étayant le système provincial dont se servent les producteurs, les studios et les productions pour leur travail dans les provinces.
Nous voulons nous assurer de maintenir ce statu quo et de ne pas ouvrir, inutilement et peut-être involontairement, une porte qui, comme le disait M. Forget, permettrait à des non-syndiqués de venir travailler chez nous parce qu’il y aurait incertitude quant aux règles touchant les artistes lorsqu’ils se produisent.
Je sais que, tout comme la guilde, l’ACTRA est très fière du fait que pendant plus de 80 ans, en tant que groupe d’artistes et de travailleurs à la demande qui ne bénéficient pas toujours de protection de par certaines lois provinciales, elle a été en mesure de créer une norme minimale pour protéger les artistes. Nos conventions collectives protègent les REER, donnent des avantages sociaux, etc. Nous avons pu créer, durant ces 80 années, tout un écosystème de normes minimales, et nous voulons être sûrs que cet écosystème ne sera pas déstabilisé par un amendement apporté à la dernière minute, qui n’offrira peut-être pas la stabilité qu’il est censé apporter, et nous espérons que par la discussion d’aujourd’hui et tout au long du processus, nous pourrons travailler avec vous afin de mettre en place quelque chose qui correspond davantage aux intentions.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Merci. Je vais essayer de comprendre; il nous reste quand même quelques semaines dans le cadre de cette étude pour essayer de comprendre la raison de cet amendement.
Je ne sais pas qui voudra répondre à mon autre question, mais vous avez été plusieurs à critiquer le fait qu’il y a moins d’appels, c’est-à-dire que le projet de loi C-11 ne réserve pas une aussi grande place aux appels au gouverneur en conseil dans le cas de décisions du CRTC qui seraient contestées.
Je voudrais vous entendre à ce sujet, car il me semble que le projet de loi C-11, en soi, émane d’une volonté politique et que le fait de laisser la décision entre les mains du CRTC dépolitise, d’une certaine façon, les décisions relatives aux radiodiffuseurs.
Pourquoi tenez-vous tant à ce qu’il y ait un appel au gouverneur en conseil, ce qui risque de repolitiser les décisions? Surtout — évidemment—, tout dépend du gouvernement qui est en place.
M. Forget : Merci de cette question.
[Traduction]
C’est une excellente question. Selon nous, l’option d’interjeter appel au CRTC, au gouverneur en conseil, ne devrait s’exercer que rarement, justement pour les raisons que vous venez de nous donner. Le fait d’avoir une agence indépendante chargée de traiter ces questions réglementaires crée une indépendance. Nous croyons que c’est dans l’intérêt du public. Cependant, il y a de temps à autre des décisions préoccupantes pour le secteur ou préoccupantes pour les Canadiens, selon le cas.
Nous envisageons l’option d’interjeter appel au gouverneur en conseil comme une soupape de sécurité. Par exemple, un certain nombre de parties prenantes, y compris la Guilde, ont récemment interjeté appel auprès du gouverneur en conseil à propos du renouvellement du permis de CBC/Radio-Canada justement l’année dernière.
Encore une fois, c’est quelque chose que nous faisons rarement. La barre devrait être mise très haut en ce qui concerne le bien-fondé de ce genre de demande et il devrait manifestement être pris en compte. Comme pour beaucoup de ces questions, il s’agit de trouver le juste équilibre entre une autorité indépendante qui examinerait ces affaires et un processus transparent et ouvert au sein du CRTC, mais aussi d’avoir comme recours le réexamen des décisions si c’est dans l’intérêt du public.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Merci.
[Traduction]
La sénatrice Wallin : Des témoins venus plus tôt aujourd’hui — mais aussi certainement en d’autres occasions — ont fait valoir que, de nos jours, la plupart des radiodiffuseurs sont simplement des distributeurs parce que le coût d’une production syndiquée est trop élevé dans un secteur dont les recettes et les cotes d’écoute déclinent. La CBC en serait un exemple.
L’Internet n’est pas un radiodiffuseur et, par conséquent, tente d’imposer des règles et des conditions qui ont été imposées aux radiodiffuseurs au fil du temps et qui ne fonctionnent pas pour l’Internet, qui est une créature très différente. Dans une vidéo de TikTok ou dans un quelconque balado, il n’y a aucun scénariste ni metteur en scène ou aucune exigence syndicale pour l’éclairage ou la scénographie.
Je ne suis pas certaine qu’on parle ici de deux mondes distincts ou qu’on parle de changer le règlement du secteur de la radiodiffusion traditionnelle par opposition à la réalité d’Internet. Beaucoup de ce que chacun d’entre vous a dit semble s’appliquer uniquement dans le cas d’une radiodiffusion traditionnelle et non pas en ligne — non pas sur Internet — pour ce qui est du contenu généré par l’utilisateur dans sa définition la plus large.
Est-ce que quelqu’un voudrait l’expliquer?
[Français]
Mme Charette : Dans la question de madame la sénatrice, on sent qu’il y a deux options : qu’Internet est une chose et que la distribution traditionnelle en est une autre. Cependant, dans l’état actuel des choses, l’Over-the-top (OTT) ou service par contournement fait en sorte que la télé est distribuée par Internet. La convergence que l’on va connaître grâce au 5G va encore une fois amener les choses dans un même média. Parle-t-on ici de contenu généré par l’utilisateur, qui n’est pas une production professionnelle et que les gens peuvent produire? Les productions TikTok sont des productions personnelles que l’on met en ligne, ce qui est une chose, mais Internet comprend toute la diffusion que l’on fait au moyen de ces médias. Cela comprend Netflix, Crave et même Radio-Canada, qui offre une diffusion Internet en continu et des produits à la carte sur des médias que l’on peut sélectionner et grâce à laquelle on peut consommer nos choix au moment où on veut les consommer. Tout cela est sur Internet.
En quoi la différence de production avec une production professionnelle, qu’elle soit diffusée par un média Internet ou par un média traditionnel, devrait-elle être vue d’une autre façon? Ce sont deux productions traditionnelles dans un cadre et un écosystème de production qui existent déjà et qui font travailler à la fois des artisans et des artistes. C’est ce qu’on souhaite maintenir, parce que ce cadre de production met de l’avant l’ensemble des propositions culturelles du Québec, mais aussi du Canada.
Si on veut dire que la culture n’est maintenant que du contenu généré par les personnes, on peut le faire, mais je ne pense pas que c’est ce que l’on souhaite pour l’avenir. On souhaite maintenir un standard de production qui ne nous advient pas que par des décisions ou des productions qui sont faites à l’extérieur du Canada. Internet n’est pas la diffusion de cela, c’est le mode de production et ce que cela implique.
[Traduction]
La sénatrice Wallin : Je ne vois pas pourquoi vous seriez restreint à visualiser du contenu étranger.
Vous êtes manifestement en faveur du projet de loi — avec quelques objections. J’essaie de comprendre pourquoi vous pensez que les règles qui s’appliquent à un radiodiffuseur ou à ses sociétés de production ou que des radiodiffuseurs et leurs producteurs de contenu traditionnels sont les mêmes que pour les personnes qui génèrent toutes sortes de contenus en ligne et qui ne sont pas encadrées par un syndicat. Vous ne pouvez pas dire aux gens qui créent leurs propres balados ou qui font une vidéo sur TikTok qu’ils sont obligés d’utiliser des acteurs ou des metteurs en scène canadiens pour leur contenu généré par l’utilisateur. Je ne suis justement pas trop sûre de la façon dont ces deux mondes pourraient se rencontrer.
M. Forget : Je vous remercie. En fait, c’est une bonne occasion de préciser les choses. Je vais commencer par parler de deux éléments. J’approuve le résumé que Mme Charette vient de présenter. Les radiodiffuseurs eux-mêmes — CBC, CBC Gem, Crave, Bell — sont déjà en ligne. Ils sont en ligne depuis de nombreuses années et la consommation et les auditoires sont en train de migrer vers Internet. Nous savons cela. Alors je dirai tout d’abord que les radiodiffuseurs eux-mêmes, ceux qui sont en ligne, se voient comme des radiodiffuseurs. Ils n’ont pas besoin qu’on le revendique à leur place.
En ce qui concerne le contenu généré par l’utilisateur, il est clair pour nous que depuis le début l’intention du projet de loi était précisément d’exclure de son champ d’application — pour toutes les raisons que vous avez très bien présentées — le contenu généré par l’utilisateur, le contenu créé d’abord numériquement.
Certaines activités, par exemple, sont livrées à domicile ou à des services en ligne, et nous parlons ici de Crave, CBC Gem ou HBO. Il s’agit évidemment de radiodiffusion.
D’autres transactions et activités qui ont lieu sur Internet ne devraient pas entrer dans le champ d’application du projet de loi. Je crois que l’intention est qu’elles n’y entrent pas.
La conversation que nous avons écoutée il y a quelques minutes était intéressante. Il s’agit en fait d’une méthodologie efficace pour assurer une distinction dans le monde d’Internet entre ce qui est de la radiodiffusion — ce qu’on peut envisager comme de la radiodiffusion conventionnelle qui est désormais diffusée sur une plateforme en ligne — et le contenu généré par l’utilisateur, les opérations bancaires et toute autre activité qui se déroule sur Internet. Je pense que c’est le cadre de référence de ces activités. Ce qu’il faut faire correctement, c’est bien établir la distinction.
J’espère que cela a précisé notre position.
La sénatrice Wallin : Peu importe le point de vue, les créateurs de contenu, qu’ils fassent une vidéo sur TikTok dans leur sous-sol ou qu’ils soient une société de production indépendante, ont des règles différentes de celles des radiodiffuseurs et des distributeurs. Ce sont deux fonctions différentes.
M. Forget : Les producteurs de vidéo sur TikTok sont différents. Le contenu généré par l’utilisateur est différent. Ce qui nous intéresse, c’est à quel moment elles deviennent des activités de radiodiffusion. Le fait est que certaines plateformes diffusent des médias qui comprennent une composante de ce que nous pourrions appeler des activités médiatiques — TikTok peut en être un exemple ou YouTube — et certains contenus — pas tous — sont des contenus médiatiques. Alors, il faut se demander — et ce sont les critères énoncés dans le projet de loi — comment distinguer ce contenu de contenus qui sont considérés de façon plus appropriée comme du contenu généré par l’utilisateur et, par conséquent, qui sont exclus du champ d’application du projet de loi.
La sénatrice Wallin : Mais comme l’ont dit d’autres témoins, il n’est pas clair que le contenu généré par l’utilisateur — qu’il soit décrit comme étant amateur ou professionnel — soit exclu. Nous cherchons tous une définition à cela. S’agit-il du montant d’argent qu’ils génèrent ou qu’ils gagnent pour eux-mêmes ou pour quelqu’un d’autre? S’agit-il du nombre de Canadiens à l’écran ou qui participent? C’est ce qui n’est pas clair. Je ne sais pas comment vous pouvez prendre des productions syndiquées depuis longtemps chez d’importants radiodiffuseurs ou même dans des maisons de production de la vieille école et les comparer à ce qui se fait actuellement en matière de création de contenu.
M. Sonoda : Si vous me permettez, madame la sénatrice, je ne crois pas que ce soit ce que nous essayons de faire. Je crois que l’argument concernant la réglementation du contenu généré par l’utilisateur dans cette loi est un argument fallacieux. La loi enjoint les entreprises en ligne — appelons-les les « services de diffusion continue » étrangers et canadiens — à contribuer à la création culturelle canadienne. Le contenu généré par l’utilisateur en est exempté.
La sénatrice Wallin : Malheureusement, nous avons entendu un témoignage qui disait le contraire, alors ce n’est pas noir ou blanc. C’est pourquoi nous en débattons. Parce que vous ne pouvez pas vraiment imposer les mêmes normes réglementaires à des productions coûteuses faisant intervenir des travailleurs syndiqués et à des petits contenus générés par l’utilisateur. Nous n’avons même pas une définition d’utilisateur et encore moins une définition de contenu canadien dans ce projet de loi. Alors vous comprenez pourquoi nous avons tant de questions sur le sujet.
Mme Noble : Nous avons utilisé cet exemple à plusieurs reprises, à savoir que rien n’empêche les gens de mettre des vidéos de leur chat ou des choses du genre sur Internet, et il ne faudrait pas confondre cela avec la diffusion continue en ligne comme nous la définissons.
Mme Kelly : Assez rapidement, cela a commencé par une affirmation dans votre question, à savoir que le coût d’une production syndiquée avait pour résultat qu’on utilisait moins les syndicats dans notre secteur. Je voudrais juste faire remarquer que ce n’est en fait pas le cas. Les productions syndiquées se sont véritablement très bien portées dans notre pays au cours des deux dernières années parce qu’il y a du talent. Nous avons d’excellentes équipes de tournage, nous avons d’excellents metteurs en scène. Les gens traversent la frontière en provenance d’une variété de pays afin d’utiliser nos scènes, nos talents, etc.
Par conséquent, ce n’est pas que le coût de nos conventions collectives soit trop élevé, loin de là. Dans notre syndicat, nous établissons des minimums, et je suggérerais que c’est le rôle du gouvernement dans une société sociale-démocrate de s’assurer qu’il y a des protections minimales pour son peuple, y compris quand ce peuple est au travail.
Je voudrais juste faire remarquer que je ne pense pas qu’il soit juste de laisser entendre que ce n’est pas approprié, lorsque les gens sont au travail, de leur donner un minimum de protection.
La sénatrice Wallin : Nous n’allons pas aborder cela; c’est un autre sujet. J’ai fait des productions à l’interne et j’ai fait des productions indépendantes, et je sais ce que disent les radiodiffuseurs et ce qu’ils sont prêts à payer. C’est un autre monde. De toute façon, je vais laisser la parole au suivant. Merci beaucoup à tous et à toutes.
La sénatrice Sorensen : Merci à tous d’être présents et de vous joindre à nous ce soir. Je comprends les précisions apportées pour la suppression de l’alinéa 3(1)f.1). Je comprends cette partie-là, mais j’aimerais comprendre davantage les changements de libellé proposés à l’alinéa 3(1)f). Est-ce que l’ACTRA et la guilde pourraient préciser comment la façon dont vous tournez les phrases change l’intention?
À mon avis, à mesure que je le lis, il me semble que le changement le plus important concerne les mots de l’alinéa 3(1)f) proposé :
[...] à moins qu’une telle pratique ne s’avère difficilement réalisable en raison de la nature du service — notamment son contenu ou format spécialisé ou l’utilisation de langues autres que le français ou l’anglais — qu’elles fournissent [...]
En ce qui me concerne, le reste semble suivre très clairement le libellé d’origine. Peut-être pourriez-vous alors préciser la façon dont votre version améliore le projet de loi, selon votre point de vue.
Mme Kelly : Je vais répondre en premier pour l’ACTRA. Je dirais que vous avez tout à fait raison. Nous suggérons de supprimer l’alinéa 3(1)f.1) proposé. Nous ne pensons pas que deux systèmes — l’un pour les radiodiffuseurs canadiens et l’autre pour les diffusions continues en ligne — soient appropriés. Nous pensons qu’au Canada, nous avons un système établi de longue date, qui a honoré et protégé notre culture. Il a incité à créer beaucoup d’emplois au Canada. Nous pensons que ce système devrait être préservé.
Si l’on se démarque de l’approche à deux systèmes, on passe ensuite au libellé de l’alinéa 3(1)f) proposé. Plutôt que de dire « toutes les entreprises canadiennes de radiodiffusion », on supprimerait « canadiennes » parce que cela devrait être plutôt « toutes les entreprises de radiodiffusion sont tenues de » —, puis on poursuivrait avec le libellé suivant :
[...] faire appel au maximum, et dans tous les cas au moins de manière prédominante, aux ressources — créatrices et autres — canadiennes pour la création et la présentation de leur programmation [...]
Puis nous effacerions le reste parce que nous croyons que le critère devrait rester comme il est à l’heure actuelle, « [...] et doivent contribuer de façon notable à la création, la production et la présentation d’une programmation canadienne [...] ». Et puis nous voulions donner une certaine souplesse au libellé en précisant « [...] dans la mesure appropriée à leur nature ». Selon nous, cela donne une certaine souplesse qui permet de prendre les décisions appropriées.
Nous croyons ardemment que, dans notre pays — notre pays est fier et regorge de talents, mais notre population représente environ le dixième de celle de nos voisins du sud —, il nous importe de continuer à préserver et protéger notre culture. Elle crée de nombreux avantages économiques pour notre pays, ce qui fait une différence pour notre assiette fiscale et les travailleurs canadiens.
En nous donnant l’occasion d’être présents sur la scène internationale pour, par exemple, créer des émissions comme « Schitt’s Creek » — nous sommes évidemment très fiers de cette réalisation —, il devient évident que l’appui offert au talent et aux récits canadiens permet de faire connaître le Canada et de le mettre en valeur à l’international.
La sénatrice Sorensen : Merci. L’explication était éloquente. À moins que quelqu’un d’autre ne veuille intervenir, je me satisferai de ces commentaires.
Si jamais un ou une collègue se demande quel est l’article du projet de loi C-11 qui exclut les entreprises en ligne de la Loi sur le statut de l’artiste, il s’agit de l’article 31. J’essayais de le trouver. Merci.
La sénatrice Simons : Les observations de Mme Kelly il y a quelques minutes sur le succès des productions syndiquées et celles de M. Forget sur la diminution des productions canadiennes originales relatant des récits canadiens marquent un contraste intéressant : je crois que nous convenons tous que, nonobstant les perturbations entraînées par la COVID, le milieu du film nage en plein âge d’or — ce n’est peut-être pas vrai pour les producteurs indépendants, mais ce l’est pour tous les travailleurs du milieu cinématographique canadien.
La présence de compagnies comme Disney et Netflix qui produisent des œuvres au Canada représente une manne pour les travailleurs du cinéma à un point tel que des producteurs et réalisateurs canadiens indépendants ont confié avoir beaucoup de mal à trouver des équipes de tournage parce qu’elles sont toutes très occupées à mettre la main à des productions financées par des groupes internationaux.
La situation soulève une question intéressante, selon moi. L’enjeu est-il d’appuyer l’industrie cinématographique, qui se porte très bien en ce moment, ou plutôt de protéger la propriété intellectuelle canadienne et les récits canadiens? Dans ce cas, comment définir un récit canadien? Nous sommes tous au courant des exemples isolés de productions où un diffuseur américain détient la PI, la propriété intellectuelle, alors que le contenu est manifestement canadien puisque les récits sont canadiens.
M. Sonoda : Je suis désolé, madame la sénatrice. Quelle est votre question?
La sénatrice Simons : Je me demande quel objectif est à privilégier, selon vous. À certains égards, le nombre de professionnels dans le milieu cinématographique canadien n’a jamais été aussi élevé, qu’ils travaillent aux innombrables films de Noël de Hallmark produits chaque année dans des villes comme Victoria ou Ottawa, ou qu’ils s’associent à des productions à gros budgets à Vancouver, Toronto et Calgary.
Voici ma question : notre objectif n’est-il pas contradictoire à une période où vous déplorez un manque de récits canadiens? Or, toutes sortes de maisons de production d’envergure filment des récits canadiens — des récits manifestement canadiens — au Canada. Quel problème tentons-nous de régler?
M. Sonoda : La diminution annuelle de 10 % de récits canadiens nous indique sans contredit qu’il nous faut protéger la voix canadienne, la souveraineté culturelle de notre nation. Je crois qu’on peut certainement accomplir les deux.
Je crois que nous excellons dans ces deux domaines, soit la narration de nos récits et le fait d’être artistes, créateurs, techniciens et membres de la distribution afin d’incarner les récits de personnes qui viennent ici pour les relater.
Je ne pense pas que les deux enjeux sont dissociés.
La sénatrice Simons : L’affirmation suggérant une diminution de 10 % de récits canadiens me laisse perplexe puisque j’ai l’impression que nous avons accès à un nombre sans précédent de récits canadiens. Je ne pense pas seulement aux films et aux productions télévisuelles à grand budget, mais aussi à tout le contenu créé par des producteurs numériques indépendants sur YouTube.
Mme Noble : Je n’en suis pas tout à fait convaincue. Quoi qu’il en soit, il est formidable de constituer une industrie des services ici au Canada, mais nous ne voulons pas nous limiter à ce rôle. Nous voulons être en mesure de produire nos propres productions. Le fait que des géants médiatiques se pointent ici sans payer leur juste part... S’ils payaient leur juste part, la somme serait versée dans notre système et contribuerait à financer des intervenants d’ici pour créer des récits canadiens ralliant des producteurs, des réalisateurs et du talent canadiens. À l’heure actuelle, notre milieu s’apparente davantage à un secteur qui fournit des services aux œuvres cinématographiques et films étrangers à succès et qui permet à des équipes étrangères de s’épanouir ici. Ces groupes ont ainsi accès à nos équipes de tournage, mais la proportion de talents est réduite. Les groupes étrangers sont parfois accompagnés de leur propre réalisateur. Nous voulons changer la donne et appuyer les créateurs canadiens à tous les niveaux, partout au pays.
Mme Kelly : Je suis entièrement d’accord avec ce qu’ont affirmé Mme Noble et M. Sonoda. Je ne crois pas qu’il s’agit d’une situation où l’on peut seulement choisir un élément parmi toutes les options. Je ne pense pas que nous devrions choisir l’argent plutôt que la culture. Je suis d’avis qu’un pays ne doit jamais suggérer vouloir privilégier l’argent au détriment de la culture. C’est mon avis. Tout d’abord, nous serons ravis de faire un suivi après cette réunion pour vous fournir des statistiques : elles démontrent précisément les propos de M. Forget sur le déclin du contenu canadien. Nous serons heureux de faire ce suivi pour vous.
Je veux souligner à quel point cette réalité est importante pour nous, en tant que Canadiens, pour toutes sortes de raisons qui ne se limitent pas au volet économique : nos récits assurent une présence au Canada sur la scène internationale. En assurant cette présence, nous prêtons main-forte au gouvernement canadien lors de ses voyages diplomatiques où il échange avec d’autres gouvernements; en effet, nous façonnons l’image du Canada. Nous racontons nos récits. Nous veillons à ce que nos récits se taillent une place partout sur la planète et que les citoyens de par le monde saisissent la nature du Canada et de ses habitants. Cet élément culturel nous donne une certaine envergure qui aide notre gouvernement à s’acquitter de son important travail à l’étranger.
Il est également important pour les Canadiens qu’ils ne perdent pas leur culture. Il est crucial que mes petits-enfants grandissent au rythme de récits reprenant des réalités importantes pour la Canadienne que je suis et qui étaient importantes pour les Canadiens qu’étaient mes parents.
L’offre de contenu canadien et de récits canadiens captivants à nos écrans entraîne de nombreux avantages. L’avantage économique est indéniable, mais le contenu canadien est fondamentalement bien plus important que le seul facteur financier pour nous — les Canadiens — et notre nation souveraine.
[Français]
Mme Charette : Je voudrais remercier Mme Kelly de la diversité de son intervention, parce que cela me touche beaucoup. Je voudrais également faire valoir que le fait de décider quel produit sera mis en chantier, même s’il raconte une histoire canadienne — parce que raconter une histoire canadienne, ce n’est pas seulement utiliser les techniciens canadiens et des acteurs américains. Il s’agit de faire un choix quant à ce qui sera produit et à la façon dont on va le produire. Les grands producteurs comme Netflix utilisent plusieurs paramètres pour faire leurs choix de production, qui sont fondés sur des analyses de consommation et sur des références qui peuvent rejoindre l’ensemble de la planète, car leur marché est la planète. Donc, ils ne contribuent pas nécessairement à faire valoir l’ensemble de nos valeurs et ce qu’on voudrait voir refléter de nous-mêmes. Il y a un intérêt essentiel à avoir le contrôle sur ce qu’on va mettre en chantier, comment on le fera et ce que l’on choisit d’être « champ gauche », parce qu’on n’en parle pas. On parle des grands succès, des grosses productions, mais les petites productions qui doivent être mises en chantier grâce au soutien du gouvernement, c’est ce qui nous fait évoluer; c’est ce qui représente la plénitude de ce qu’on a : des productions professionnelles et non seulement faites sur TikTok. Donc, l’ensemble de l’écosystème doit être maintenu. Oui, la concurrence a été très dure pour les producteurs canadiens confrontés aux grands chantiers de production américains, car ils trouvaient moins de personnel. Il faut continuer à maintenir la production canadienne et lui donner une place dans cet écosystème, c’est essentiel — la production québécoise d’autant plus.
[Traduction]
Le président : Merci, sénatrice Simons. J’aimerais poursuivre dans la même veine que la sénatrice Simons.
J’ai entendu Mme Noble, Mme Kelly et Mme Charette haut et fort. Je crois qu’une d’entre elles a en quelque sorte avancé que la question ne devrait pas être de choisir l’argent plutôt que la culture, mais la réalité est qu’on ne peut bâtir d’industries culturelles sans argent et que le gouvernement fédéral dispose de sommes d’argent limitées. Au bout du compte, tout revient à l’argent. Si nous continuons à bâtir notre capacité culturelle, notre industrie cinématographique, notre industrie musicale, notre industrie de la production et notre milieu artistique dans tous les segments du pays, nous devons nous assurer qu’ils sont financés. Je suis tout à fait d’accord.
Quand je jette un coup d’œil à la définition de contenu canadien au fil du temps dans notre pays, je constate qu’elle est diamétralement opposée à cet objectif. Si on prend l’exemple de l’œuvre La servante écarlate, on peut affirmer qu’il s’agit d’une série produite par une icône canadienne — Margaret Atwood. Or, selon la définition de contenu canadien, le feuilleton n’est pas considéré comme de la culture canadienne.
J’aimerais que chacun d’entre vous réagisse à cet exemple. Si une société — une maison de production — basée à Buenos Aires, Los Angeles, Paris ou Londres décide d’investir 1 milliard de dollars ici, dans la région d’Ottawa, pour la production du texte d’un auteur canadien avec un réalisateur canadien, un chef de production canadien et des acteurs uniquement canadiens qui relatent un récit canadien, il ne s’agit pas de contenu canadien selon notre définition. Il est inconséquent que nous visions l’épanouissement de notre culture et sa diffusion partout sur la planète alors que nous disons aux investisseurs du milieu culturel : « Si vous venez au Canada pour donner vie à un récit canadien aux côtés d’artistes, d’acteurs et de producteurs canadiens en des lieux canadiens parce que vous croyez à ce produit canadien et tous les éléments canadiens dans lesquels vous investissez, eh bien, nous ne qualifierons pas votre œuvre de production canadienne. »
Je suis vraiment incapable de saisir cette situation. Je n’ai pas évolué dans le milieu artistique. Je viens du monde des affaires, mais je sais, par exemple, qu’un athlète canadien qui joue au tennis — et nous comptons plus d’un athlète hors pair dans le circuit mondial de tennis — peut se faire commanditer par New Balance. Certains sont commandités par Nike. Cette commandite dilue-t-elle l’identité canadienne de ces joueurs de tennis parce que les fonds qui commanditent leur canadianisme et leur athlétisme proviennent d’une autre région du monde, de Boston ou de Washington par exemple? Tout d’un coup, le contenu n’est plus canadien? Je ne suis vraiment pas le fil. J’attends les explications de quelqu’un.
Mme Noble : À cet égard, la commandite proviendrait de Netflix ou de Disney+ pour reprendre votre analogie. Un joueur de tennis est canadien, mais commandité par une entité externe — c’est la même chose — qui contribue à notre système afin que le gouvernement ne paie pas tous les coûts.
Le président : Répétons-le, madame Noble : lorsqu’ils viennent ici, ces investisseurs créent des emplois qui génèrent des impôts. La compagnie paie des impôts sur les sociétés. Les scénaristes embauchés sont actifs et paient des impôts, et ce revenu qui circule dans l’économie canadienne représente un revenu qui n’aurait pas été généré ici à moins de donner quelque chose à la compagnie en échange de son investissement. C’est ainsi que roulent le monde des affaires ainsi que le milieu des arts. Un artiste monte un spectacle inoubliable pour lequel un consommateur délie les cordons de sa bourse. L’artiste se fait rémunérer. La salle de spectacle se fait payer. Tout le monde est content.
M. Sonoda : Je suis d’accord, monsieur le sénateur, mais sans l’intervention de la Loi sur la radiodiffusion de 1991, la réalité entourant la télévision canadienne dont nous discutons n’existerait pas parce que les exemples que nous donnons actuellement ne verraient pas le jour sans intervention.
Écoutez, les compagnies privées ne veulent pas de réglementation. C’est leur but. L’objectif du gouvernement est de veiller à l’avenir culturel souverain et au traitement équitable des créateurs canadiens.
Je sais, monsieur Forget, que vous voulez probablement renchérir sur le sujet.
M. Forget : Merci, monsieur Sonoda. Je crois que la question est excellente, monsieur le sénateur. Je pense qu’il est essentiellement question de deux piliers. Nous y avons fait référence. Nous avons abordé la question à savoir qui crée l’œuvre et qui en a la propriété. C’est au cœur de l’enjeu. Qui finance l’œuvre, qui en est le propriétaire, puis qui la crée?
Pour déterminer simplement ce qui constitue du contenu canadien, nous croyons qu’une œuvre est canadienne si elle est créée par des Canadiens. Nous jugeons que la R-D doit se faire ici; que le scénario doit être rédigé ici et non pas dans une autre région du monde; et qu’il faut travailler avec des artistes, des scénaristes, des réalisateurs, des interprètes et d’autres intervenants canadiens afin de créer une œuvre — la formule inclut une certaine marge de manœuvre comme le prévoit déjà le système.
Je crois que vous faites allusion au thème abordé il y a quelques minutes de la diffusion en ligne qui exige de s’adapter à un monde qui comprend maintenant les diffuseurs en ligne. Nous savons tous que certains de ces groupes sont basés à l’étranger. Nous les ajoutons maintenant au système. Une des vertus du projet de loi C-11 est qu’il rend les règles plus équitables en incluant les intervenants en ligne, tant étrangers que canadiens. La publicité et les abonnements leur font générer des revenus pouvant être réinvestis en partie dans du contenu créé avec des équipes de tournage et des artistes canadiens qui plaira à leur public canadien.
Au bout du compte, si le financement provient d’une entité étrangère et si tous les éléments que je viens de décrire sont toujours en place, comment concilier ce scénario avec la définition technique tranchant si du contenu est canadien ou non?
Bien des gens emploient l’exemple de la sérien La servante écarlate, qui est approprié pour cette raison. Vous posez une excellente question qui porte précisément sur le genre de réalités avec lesquelles nous composons. Nous espérons créer un environnement offrant plus de souplesse qui fera augmenter les investissements dans la création de récits canadiens originaux et dans l’appui aux créateurs.
Toutefois, l’élément crucial dans cet écosystème est l’équipe narrant le récit. Qui sont les artistes créant ces récits? Selon nous, en tant que syndicats représentant des artistes — mes propos n’en surprendront aucun —, vous ne serez pas étonnés d’apprendre que nous croyons que le processus commence par le processus artistique. Il commence par les auteurs. Les scénaristes et les réalisateurs sont les auteurs d’œuvres audiovisuelles. Comme notre ancien président se plaisait à le dire, il y a les « voies et les moyens », c’est-à-dire la façon de financer un projet, la capacité à monter une production, l’endroit où on décide de la filmer ainsi que tout ce qui entoure le processus.
Vous soulevez une excellente question qui résume ce que nous tentons d’accomplir en refaçonnant le monde de la radiodiffusion, c’est-à-dire en réunissant les intervenants conventionnels et ceux en ligne tout en incluant les groupes étrangers. Puis, nous cherchons à déterminer qui finance les œuvres, quel est le mécanisme de financement et qui crée le produit.
Je vais revenir au premier principe. À notre avis, tout contenu est canadien s’il est créé par des Canadiens. J’espère que ma réponse aide un peu à clarifier notre vision et vous rassure que nous sommes en quelque sorte sur la même longueur d’onde.
Le président : Je ne peux pas vraiment affirmer que nous le sommes, mais j’apprécie néanmoins vos efforts. Je vais donner la parole à mon collègue, le sénateur Dawson, qui attend patiemment.
Le sénateur Dawson : J’espérais que vous n’étiez pas sur la même longueur d’onde. Une certaine inquiétude s’est emparée de moi.
Tout d’abord, je veux convenir du fait que l’objectif de la modernisation de la loi en 1991, c’était de la mettre à jour. La modernisation remonte toutefois à bien des années, alors nous devons à nouveau nous prêter à l’exercice. Il faut dire que c’est grâce à l’appui — soit la protection et la promotion de notre savoir-faire — de nos gouvernements que nous sommes un centre de production rayonnant abritant une industrie fructueuse. C’est ce que nous devons continuer à faire, plutôt que de renouer avec un Far West où le marché reprendra le contrôle. Si le marché avait décidé... Je m’exprime en anglais pour aborder la situation au Québec. Aujourd’hui — cette semaine au Québec — marque la plus importante semaine de production indépendante francophone des 30 dernières années, le tout ayant été produit dans le cadre existant. La concurrence entre les différents réseaux étrangers au Québec se traduit par le fait que bien des émissions au Québec cette semaine rallient un million de personnes. La société y est différente qu’ailleurs au pays, bien entendu. C’est un monde différent. Nous avons réussi cet exploit. Oui, une protection est garantie en raison de la langue.
[Français]
On a une protection naturelle en raison de notre langue, mais on l’a parce que les gouvernements successifs, conservateur ou libéral, ont appuyé et protégé l’industrie culturelle canadienne pour devenir des commanditaires. On le voit au Québec : c’est un succès.
On voit aussi que cela ne nous empêche pas d’être des acteurs sur la scène internationale. Au Festival international du film de Toronto, le Canada est reconnu comme un centre de compétition international car nous sommes des acteurs; nous sommes des acteurs parce que nous faisons de la production à Vancouver, dans les Rocheuses, au Québec, à Montréal.
Quelqu’un a dit plus tôt qu’on nous fournirait les chiffres sur la baisse du pourcentage. J’aimerais que vous partagiez ces données avec nous tous, monsieur le greffier. Il y a une baisse et il y a une augmentation. En 1991, quand on a adopté la loi, Internet et Netflix n’existaient pas. Toutes ces organisations sont aujourd’hui les plus gros producteurs et ceux-ci ne sont pas assujettis à notre réglementation. On doit s’assurer que l’avenir est protégé comme nous l’avons fait par le passé. Quand le CRTC a été créé, les gens disaient qu’on n’en avait pas besoin, qu’il suffisait de laisser les lois du marché s’en occuper. Ce ne sont pas les lois du marché qui ont fait du Canada un succès. C’est l’intervention du gouvernement.
Madame Charette, je pense que vous avez dit plus tôt au sujet de vos membres qu’il y a eu un déclin. Cette semaine à Montréal, j’ai dit que des émissions sont en train de se faire concurrence sur un marché restreint. Cela doit être quand même bon pour vos membres.
Mme Charette : Je n’ai pas mentionné qu’il y avait eu un déclin parmi nos membres.
Le sénateur Dawson : Ah bon, excusez-moi. Un des témoins a mentionné plus tôt qu’il y avait eu un déclin depuis 10 ans, en ce qui a trait à la production. La santé de l’industrie au Québec est quand même un bon exemple. On connaît un déclin. Ce n’est pas le présent qui m’inquiète, c’est l’avenir, à cause de Netflix et Amazon. Si nous ne modernisons pas notre loi, si nous tombons dans le piège des témoins qui ont comparu plus tôt en pensant que les règles du marché vont nous protéger, ce n’est pas vrai. Nous connaissons un succès parce que nous avons adopté une loi — bien entendu, je parle en tant que parrain du projet de loi.
Au sujet du droit de l’artiste, il faudra se pencher sur certains des amendements qui ont été adoptés à la dernière minute et voir de quelle façon ils pourraient être encadrés ou au moins éclaircis lorsque le ministre comparaîtra devant le comité, pour savoir pourquoi nous avons abandonné les artistes. Je m’excuse, madame Charette, je croyais que c’était vous qui aviez mentionné le déclin.
[Traduction]
Je dirais à quiconque a mentionné un déclin que la robustesse de notre industrie ne fait aucun doute. Mais la menace pesant contre notre industrie depuis deux ans... Nous débattons en effet de la question depuis quatre ans, et nous sommes saisis du texte de loi depuis deux ans; pendant cette période, nous avons perdu des parts de marché. Pendant les deux dernières années, nous avons perdu de l’argent. Nous devons agir.
Je me mets à poser des questions à la manière du président. Je débite un discours plutôt que de poser une question. Voici ma question : qu’en pensez-vous, honorables témoins?
M. Sonoda : Merci, monsieur le sénateur. Je vous suis reconnaissant de la question. La diminution de 10 % est une citation de notre mémoire et de notre intervention, qui est tirée du CRTC — votre conseil. Nous vous fournirons les chiffres.
En tant que réalisateur au Canada, j’ajouterai que la réduction s’explique par la migration des radiodiffuseurs conventionnels vers les entreprises en ligne. Sans l’adoption du projet de loi C-11 pour protéger la narration de ces récits, le contenu canadien sera pratiquement réduit à néant. C’est ce que nous tentons de protéger.
Par ailleurs, les budgets de production sont marqués par des écarts, ce qui représente une tout autre paire de manches. Un apport de soutien pour les récits et conteurs canadiens nous aidera toutefois à raconter ces récits à un niveau compétitif; nous sommes confrontés à de gargantuesques émissions dont le budget de chaque épisode est de 15 ou 16 millions de dollars alors que mes épisodes sont de l’ordre d’un demi-million ou d’un million de dollars, si vous pouvez imaginer ce type de déséquilibre.
Mme Kelly : J’aimerais ajouter que nous convenons tout à fait que la modernisation de la Loi sur la radiodiffusion se fait attendre depuis longtemps. Nous sommes ravis que le projet de loi C-10 ne soit pas mort de sa belle mort et que le projet de loi C-11 a vu le jour. Comme nous vous l’avons exprimé, nous jugeons qu’il faut y apporter quelques changements. Mais, tout comme vous, monsieur le sénateur, nous sommes d’avis que ce texte de loi doit être adopté, et ce, aussi rapidement que possible.
M. Sonoda : Le projet de loi C-11 tire son ADN de la première Loi sur la radiodiffusion, qui a existé pendant 31 ans alors que différents gouvernements se sont succédé. Nous croyons à sa pertinence puisqu’il permet de préserver ce dont vous avez parlé, soit l’intégrité et la force des récits canadiens. Nous en sommes ici aujourd’hui grâce à ce qui s’est accompli par le passé, il y a 31 ans.
La tâche qui vous est maintenant confiée, honorables sénateurs, est de veiller à ce que les 31 prochaines années permettent de promouvoir les voix canadiennes et le talent canadien désireux de raconter ces récits.
Mme Kelly : On n’a qu’à penser au système forestier pour constater les effets de l’inaction d’un gouvernement pour protéger une importante ressource ou industrie nationale. Je suis donc entièrement d’accord avec vous, monsieur Sonoda.
Mme Noble : J’ajouterai que des interventions aident notre industrie à prendre de l’expansion ici et à ainsi éviter que des travailleurs quittent le pays pour devenir réalisateur, producteur ou scénariste. Je suis artiste-interprète. Je me suis établie à Los Angeles pendant un certain temps. J’ai décidé de revenir parce que je voulais travailler ici, dans mon pays que j’aime, à des récits canadiens qui nous sont chers. Comme Mme Kelly les a qualifiés, ce sont des récits que nous pouvons diffuser à l’international et qui reflètent notre identité et notre pays.
Il est réellement temps de passer à l’action. Si nous n’adoptons pas ce projet de loi rapidement — le moment est réellement arrivé pour nous placer sous les feux de la rampe partout dans le monde —, il sera dommage de rater notre chance et de voir tous les autres nous dépasser. Nous serons alors réduits à une industrie de services ici au Canada et nous perdrons notre contenu canadien.
[Français]
Mme Charette : J’aimerais ajouter que du point de vue du Québec, nous jugeons absolument essentiel que cette loi voie le jour pour protéger l’industrie et pour protéger la culture québécoise.
Le président : Merci infiniment.
[Traduction]
Je me suis permis de formuler plus de commentaires que de questions, à l’instar de mon collègue, le sénateur Dawson. Je suis persuadé que lui, en tant que parrain du projet de loi, et moi, en tant que porte-parole, continuerons à porter le débat en deuxième et troisième lectures.
Je puis vous dire que tous les parlementaires canadiens sont très fiers de notre milieu artistique et culturel. Je crois que nous sommes unis par un objectif commun, soit de continuer à le renforcer. Nos opinions divergent parfois — le sénateur Dawson veut le protéger, alors que je veux l’ouvrir sur le reste du monde —, mais je suis persuadé que nous trouverons un terrain d’entente à un certain niveau au terme du débat.
Je remercie sincèrement les témoins d’avoir comparu devant ce comité. Nous allons poursuivre notre travail. N’hésitez pas à écrire à notre greffier si vous désirez nous fournir des renseignements supplémentaires pendant notre étude.
Chers collègues, je vous remercie de votre bon travail aujourd’hui. Nous nous reverrons demain à 10 heures pour poursuivre notre étude. Merci.
(La séance est levée.)