LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES TRANSPORTS ET DES COMMUNICATIONS
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 15 septembre 2022
Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd’hui, à 13 h 31 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier la teneur du projet de loi C-11, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois.
Le sénateur Leo Housakos (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour. Je m’appelle Leo Housakos. Je suis un sénateur du Québec et le président du comité. J’invite maintenant mes collègues à se présenter brièvement.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Julie Miville-Dechêne, sénatrice du Québec.
Le sénateur Dawson : Dennis Dawson, sénateur du Québec.
[Traduction]
Le sénateur Harder : Peter Harder, de l’Ontario.
La sénatrice Simons : Paula Simons, sénatrice de l’Alberta, sur le territoire visé par le Traité no 6.
La sénatrice Sorensen : Karen Sorensen, sénatrice de l’Alberta, sur le territoire visé par le Traité no 7.
[Français]
La sénatrice Clement : Bernadette Clement, sénatrice de l’Ontario.
[Traduction]
La sénatrice Dasko : Donna Dasko, de l’Ontario.
La sénatrice Wallin : Pamela Wallin, de la Saskatchewan.
[Français]
Le président : Nous nous réunissons pour poursuivre notre examen de la teneur du projet de loi C-11, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois. Pour notre premier groupe cet après‑midi, nous avons le plaisir d’accueillir les témoins suivants : Mme Carol Ann Pilon, directrice générale de l’Alliance des producteurs francophones du Canada, et Mme Hélène Messier, présidente-directrice générale de l’Association québécoise de la production médiatique. Nous accueillons également, par vidéoconférence, Mme Amélie Hinse, directrice générale de la Fédération des télévisions communautaires autonomes du Québec, et Catherine Edwards, directrice générale de CACTUS, l’Association canadienne des usagers et stations de la télévision communautaire. Bienvenue.
[Traduction]
Je vous remercie d’être des nôtres aujourd’hui.
[Français]
Carol Ann Pilon, directrice générale, Alliance des producteurs francophones du Canada : Merci, monsieur le président et honorables sénatrices et sénateurs. Merci de cette occasion de contribuer au processus menant à l’adoption du projet de loi C-11. Je suis Carol Ann Pilon, directrice générale de l’Alliance des producteurs francophones du Canada, organisme qui regroupe les producteurs indépendants francophones du Canada des communautés de langue officielle en situation minoritaire, les CLOSM. Depuis 1999, l’alliance assure la vitalité de l’industrie francophone des écrans et contribue à son rayonnement au Canada et dans le monde. Notre travail consiste à promouvoir le contenu exceptionnel produit par nos membres et à défendre sa valeur culturelle et économique auprès des responsables des politiques publiques, assurant ainsi l’expression d’une diversité de voix francophones au pays.
L’APFC a salué la portée historique du projet de loi C-11 sur l’écosystème audiovisuel canadien, particulièrement la considération formelle des CLOSM, qui assigne désormais au système de radiodiffusion dans son ensemble des objectifs visant à refléter leur situation et leurs besoins particuliers. Elle s’est réjouie de nouveau de son adoption à l’étape de la troisième lecture, car il s’agit d’un projet de loi qui, lorsqu’il a été déposé pour la première fois en novembre 2020, ne contenait aucune disposition pour assurer la création de contenu par et pour les CLOSM et pour en garantir l’accès.
Les représentants des deux CLOSM, soit les francophones à l’extérieur du Québec et les anglophones au Québec, ont travaillé de pair pour corriger l’absence de dispositions à leur égard. Les membres du Comité permanent du patrimoine canadien ont voté de manière unanime en faveur des amendements proposés par les CLOSM, et ces amendements n’ont suscité aucune objection lors des débats à la Chambre des communes. Les dispositions en question présentent des directions claires sur lesquelles le CRTC pourra s’appuyer pour mettre en place des mesures concrètes et efficaces favorisant l’épanouissement des CLOSM. L’un des rôles du Sénat est de voir à la protection des minorités. Il est essentiel que ces dispositions soient maintenues de manière intégrale dans le projet de loi.
La pression exercée sur le secteur de l’audiovisuel s’amplifie et les iniquités grandissent. La production étrangère de services s’accroît, l’écoute en ligne augmente à une vitesse fulgurante et les entreprises qui bénéficient de cette transformation ne sont toujours pas tenues de contribuer de façon notable à l’expression canadienne et aux objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion.
Assujettie promptement à un cadre réglementaire, toute entreprise qui exerce, en tout ou en partie, des activités de radiodiffusion au Canada est essentielle pour assurer un système véritablement inclusif, équitable et diversifié. Lors de la dernière soirée de débat sur le projet de loi C-11 au Comité permanent du patrimoine canadien, un amendement a été adopté, supprimant effectivement le soutien politique à la production indépendante au Canada, qui est un élément clé de notre système de radiodiffusion depuis 1991.
L’amendement, qui n’avait jamais été discuté au comité, a été adopté par un vote de 6 contre 5 en moins de cinq minutes. L’impact économique de cet amendement sera dévastateur pour le milieu de la production canadienne indépendante, car le nouveau langage égaliserait sa valeur avec celle de la production affiliée aux radiodiffuseurs et aux entreprises en ligne. Par conséquent, le moteur politique de 30 ans de conditions de licence imposées par le CRTC s’évaporerait.
Étant donné la gravité de l’amendement et l’absence totale de débat éclairé sur son impact, nous demandons que le sous‑alinéa 3(1)i)(v) soit rétabli par ce comité dans le projet de loi C-11. L’APFC est membre de la Coalition pour la diversité des expressions culturelles (CDEC) et nous sommes solidaires des demandes qu’elle a mises de l’avant pour bonifier le projet de loi C-11.
La première demande vise à rétablir l’équité entre les entreprises en ligne étrangères et canadiennes quant au recours aux talents canadiens. Un traitement différencié pourrait entraîner une réduction des exigences pour les entreprises en ligne étrangères en ce qui concerne les dépenses en émissions canadiennes, les contributions aux fonds pour soutenir le développement de contenus, les efforts de mise en valeur d’émissions canadiennes, ainsi que la réduction du rôle des ressources créatives dans la création, la production et la présentation de la programmation. La deuxième demande vise à étendre la possibilité de faire appel auprès du gouverneur en conseil des ordonnances du CRTC, et pas seulement aux décisions liées à l’octroi de licences.
La troisième demande vise à inclure l’étape de l’audience publique dans le processus d’émission des ordonnances définissant les conditions de services des entreprises de radiodiffusion, comme c’est le cas pour les licences.
Finalement, nous croyons qu’il ne faut pas restreindre davantage l’approche concernant les médias sociaux dans le projet de loi, afin de ne pas entraver la capacité du CRTC à réglementer les activités de radiodiffusion de ces derniers.
La modernisation de la Loi sur la radiodiffusion se fait attendre depuis trop longtemps. Son adoption avant que les effets négatifs sur le secteur ne soient davantage amplifiés est nécessaire. Faisons en sorte que le projet de loi s’ancre dans la réalité. Je vous remercie de votre attention et je suis prête à répondre à vos questions.
Le président : Merci beaucoup.
Hélène Messier, présidente-directrice générale, Association québécoise de la production médiatique : Bonjour. Merci de me recevoir aujourd’hui. Je suis Hélène Messier. Je suis présidente-directrice générale de l’Association québécoise de la production médiatique. L’AQPM conseille, représente et accompagne plus de 160 entreprises québécoises de productions indépendantes qui œuvrent en cinéma, en télévision et sur le Web. En effet, nos membres produisent également du contenu destiné aux plateformes en ligne, comme des documentaires ou des séries Web.
À ce titre, bon nombre d’entre eux sont aussi des digital first creators, des créateurs qui gagnent leur vie grâce au contenu qu’ils partagent en ligne. La production canadienne nationale est en décroissance depuis plusieurs années. Alors qu’elle représentait 56 % des dépenses en production audiovisuelle effectuées au Canada en 2017, elle n’en totalise maintenant qu’un peu plus de 42 %.
En effet, 58 % des dépenses effectuées dans le secteur audiovisuel canadien sont désormais le fait de compagnies dont le siège social est basé à l’extérieur du Canada. Si le niveau de production interne des diffuseurs, principalement pour des émissions d’information, d’affaires publiques ou de sport, est resté à peu près stable, ce sont les entreprises de production indépendante qui ont écopé au fil des ans. Ces dernières comptent désormais pour 31 % du volume de production, alors qu’elles en représentaient 40 % en 2017.
Pourtant, les entreprises de production indépendantes sont au cœur de l’écosystème de la radiodiffusion et elles sont garantes de plusieurs objectifs fondamentaux que l’on retrouve dans la politique canadienne sur la radiodiffusion. Ce sont ces entreprises qui assurent à tous les Canadiens une programmation variée en produisant ce qu’on appelle des émissions d’intérêt national, que ce soit des séries dramatiques, des documentaires, des émissions de musique et de variétés ou encore des émissions pour la jeunesse. Elles produisent en langue originale française, en langue anglaise, en langue autochtone, et on les retrouve dans toutes les régions du Canada.
Jusqu’en juin dernier, ce rôle fondamental des entreprises de production était reconnu dans la Loi sur la radiodiffusion, au sous-alinéa 3(1)i)(v), qui prévoyait que la programmation offerte par le système canadien de radiodiffusion devait « faire appel de façon notable aux producteurs canadiens indépendants ». Cet article a servi de socle aux obligations imposées aux diffuseurs à l’égard de la production indépendante depuis plus de 30 ans. Le CRTC a ainsi imposé à tous les diffuseurs qu’un minimum de 75 % de leurs dépenses en émissions d’intérêt national soit effectué auprès de sociétés de production indépendantes. C’est grâce à de telles mesures que, depuis des décennies, des dizaines d’entreprises de production indépendante se sont créées et qu’elles procurent l’équivalent de plus de 82 000 emplois annuellement. Malheureusement, lors de l’étude accélérée des amendements au projet de loi C-11 par le Comité permanent du patrimoine canadien, cet article a été modifié et se lit désormais ainsi :
i) la programmation offerte par le système canadien de radiodiffusion devrait à la fois : [...]
(v) faire appel au maximum aux producteurs canadiens, qu’ils soient indépendants, affiliés ou la propriété d’une entreprise de radiodiffusion;
En incluant dans cet article tous les types de producteurs sans distinction, on a donc, en cinq minutes à peine, sans débat ni consultation préalable auprès des principaux intéressés, aboli le fondement du système actuel, qui permettait à des entreprises canadiennes qui sont indépendantes des diffuseurs de se développer, d’assurer la diversité de la programmation et d’être titulaires de la propriété intellectuelle sur leurs œuvres télévisuelles. De plus, les versions anglaise et française de cet amendement divergent de façon importante et peuvent donner lieu à des interprétations très différentes.
L’AQPM souhaite donc que l’on revienne au libellé initial pour cet article.
L’AQPM soutient également trois amendements, à l’instar des autres associations membres de la Coalition pour la diversité des expressions culturelles. Il s’agit de favoriser le recours aux talents canadiens — le fameux alinéa 3(1)f) — pour la création, la production et la diffusion de la programmation canadienne, mais sans différence de traitement entre les entreprises canadiennes de radiodiffusion et les entreprises étrangères. Il s’agit aussi de mieux encadrer le CRTC en permettant de faire appel au gouverneur en conseil des ordonnances rendues par le CRTC et en rendant obligatoire la tenue d’audiences publiques pour l’attribution des conditions des ordonnances qui seront imposées aux entreprises de radiodiffusion. Cela touche les articles 18 et 28.
De plus, utiliser les médias sociaux pour diffuser du contenu audiovisuel original et professionnel et ainsi atteindre des publics qui désertent les médias traditionnels est un phénomène qui ira en s’amplifiant. Il est donc essentiel que le projet de loi permette au CRTC d’inclure dans son champ de juridiction tant les entreprises de visionnement en continu sur abonnement, comme Netflix, Amazon Prime Video ou Club Illico, que les entreprises de médias sociaux comme YouTube, Facebook et TikTok. N’oublions pas que TikTok est désormais l’une des plateformes les plus fréquentées par les jeunes, avec une croissance de 55 % au cours de la dernière année.
Merci beaucoup. Je suis prête à répondre à vos questions.
Amélie Hinse, directrice générale, Fédération des télévisions communautaires autonomes du Québec : Merci beaucoup de nous avoir invités aujourd’hui. En tant que directrices de deux regroupements de télévisions communautaires, nos commentaires porteront principalement sur la télévision communautaire. Nous avons travaillé étroitement en amont avec nos collègues de la radio communautaire et plusieurs demandes se chevauchent, sans qu’elles soient nécessairement formulées de la même façon.
Pour commencer, la définition et la description du rôle de l’élément communautaire qui ont été ajoutées à l’étape de la troisième lecture du projet de loi nous satisfont grandement. Pour nous, la définition et la description des rôles étaient problématiques dans les lois précédentes. Dans la politique du CRTC, la radio communautaire est définie comme étant sans but lucratif et appartenant à la communauté. Le nombre de stations de radio communautaire est resté à peu près le même, soit de 200 environ, avec une soixantaine de stations autochtones. Par contre, la télévision communautaire était gérée traditionnellement par le secteur privé. Elle a ensuite souffert de la consolidation massive de la propriété et de l’interconnexion technique des systèmes de câblodistribution.
Autrefois, plus de 300 chaînes communautaires étaient gérées par le secteur privé. Il n’en reste que 10 % aujourd’hui. La grande majorité d’entre elles ont été fermées dans les plus petites communautés. Celles qui restent, dans les régions plus peuplées du pays, sont devenues des chaînes spécialisées régionales, comme l’unique chaîne provinciale de Rogers au Nouveau-Brunswick.
La semaine dernière, Vidéotron a annoncé à huit stations de télévision communautaire autonomes qu’elle leur retirait 100 % de leur financement. Il s’agit de 1,2 million de dollars qui n’iront pas dans la production communautaire et locale, dans les municipalités de la grande région métropolitaine qui ne sont à peu près jamais visitées par les grands réseaux privés. Les câblodistributeurs ont présenté au CRTC des arguments de rentabilité pour fermer les stations. Cependant, les communautés n’ont jamais été consultées, et le problème est là.
Les véritables médias communautaires, tels qu’ils sont reconnus à l’échelle internationale, sont détenus et gérés par des organismes à but non lucratif enracinés dans leurs communautés. Pour nos membres, à la fédération et chez CACTUS, nous cherchons à combler cette lacune. Nous représentons plus de 60 regroupements de télévisions communautaires autonomes, qui sont soutenus au Québec par le ministère de la Culture et des Communications.
[Traduction]
Catherine Edwards, directrice générale, Association canadienne des usagers et stations de la télévision communautaire : Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, ou CRTC, nous a demandé si la télévision communautaire était encore nécessaire à une époque où l’on peut enregistrer des vidéos sur son téléphone et les téléverser sur YouTube. Cette manière de penser a conduit le CRTC à détourner, en 2016, la grande majorité du budget des télévisions communautaires du Canada — soit plus de 150 millions de dollars à l’époque — pour soutenir les réseaux d’information privés. La valeur de la télévision communautaire est découverte à nouveau grâce à des programmes tels que l’Initiative pour le journalisme local, alors que nous nous rendons compte que la couverture démocratique et civique essentielle ne se fait pas sur les médias sociaux, que les préoccupations concernant les fausses nouvelles augmentent et que nous sommes aux prises avec la nécessité de rendre notre société plus inclusive.
Les médias communautaires sont reconnus par le CTRC et doivent rendre des comptes à des conseils d’administration élus localement. Ce sont des espaces sûrs où les minorités qui craignent d’être attaquées sur les médias sociaux peuvent aller chercher un soutien quant à la production, ainsi qu’une visibilité. Ils sont l’antidote au cloisonnement créé par les médias sociaux. C’est une plateforme commune pour l’ensemble de la communauté. Pour ces raisons, nous sommes vraiment heureux que l’élément communautaire soit enfin clairement défini dans la loi. La télévision communautaire, où tous les membres d’une communauté peuvent s’exprimer, est reconnue comme un modèle de diffusion viable, démocratique et durable.
La télévision communautaire a longtemps été négligée dans l’élaboration des politiques parce que la Loi sur la radiodiffusion était muette quant à son rôle. Le nouvel alinéa 3(1)s) souligne enfin le travail effectué sur le terrain par les communautés et vient compléter les descriptions des rôles des éléments publics et privés qui existaient déjà dans la loi de 1991.
En conclusion, nous souhaitons que les amendements au projet de loi C-11 à l’étape de la troisième lecture — amendements qui définissent et décrivent le rôle de l’élément communautaire — soient retenus. Nous ne demandons aucune autre modification.
Le seul point que nous aimerions porter à votre attention est le suivant : la définition actuelle d’« élément communautaire » dépend de la définition d’« entreprise de radiodiffusion », qui dépend à son tour de la définition d’« entreprise en ligne ». Étant donné que diverses parties remettent en question la définition d’« entreprise en ligne », si celle-ci devait être modifiée, cela pourrait avoir une incidence sur l’élément communautaire. L’élément communautaire représente l’éditeur original et l’agrégateur du contenu généré par les utilisateurs à l’échelle locale. Nous sommes constitués en sociétés et nous devons rendre des comptes au CRTC et à nos auditoires grâce à nos engagements continus en matière de programmation, ce qui fait que nous sommes des radiodiffuseurs. Notre propre conseiller juridique et l’équipe juridique du ministère du Patrimoine nous ont assuré que nos membres qui distribuent du contenu uniquement en ligne — il y en a une minorité — seront assujettis à la nouvelle Loi sur la radiodiffusion. Nous voulons qu’ils le soient afin que la nouvelle politique qui découle de cette loi s’applique à eux. Donc, si la définition d’« entreprise en ligne » devait être modifiée à la suite des travaux de votre comité, nous demanderions simplement à être consultés afin que nos membres qui offrent du contenu uniquement en ligne ne soient pas laissés pour compte.
Nous vous remercions infiniment de votre attention, et nous nous ferons un plaisir de répondre à vos questions si quelque chose n’était pas clair. Merci beaucoup.
[Français]
La vice-présidente : Merci à tous de vos présentations.
[Traduction]
La sénatrice Wallin : Je voudrais revenir, si possible, à Hélène Messier pour lui poser une question. Elle parle d’avoir, parmi ses membres, des créateurs numériques.
Que font ces gens? Qu’est-ce qu’ils créent?
[Français]
Mme Messier : Les producteurs sont actuellement appelés à faire du contenu qui figurant dans les médias qui sont des contenus numériques. Mes producteurs font des séries Web et des magazines numériques diffusés sur différentes plateformes. Ils contribuent aussi de façon professionnelle à alimenter ces plateformes. On s’aperçoit aussi que, de plus en plus, les diffuseurs traditionnels veulent percer dans les médias sociaux comme TikTok, par exemple. Ils demandent aux producteurs de produire du contenu pour ce type de plateforme ou le font à l’interne. Les gens qui viennent devant vous et qui parlent au nom des créateurs numériques ne sont pas les seuls; il en existe aussi au sein de nos organisations, que ce soit celle de Carol Ann Pilon ou la mienne.
[Traduction]
La sénatrice Wallin : Oui, c’est justement pour cette raison que j’ai posé la question. En effet, il y a des gens qui créent, de façon indépendante, leurs propres vidéos TikTok dans leur salon.
Nous avons entendu certains de ces témoignages hier également, et j’aimerais entendre tous les participants d’aujourd’hui. J’ai l’impression que votre véritable préoccupation concerne les diffuseurs traditionnels, tels que nous les connaissons, et le processus réglementaire qui s’y rapporte. Est-ce bien le cas, et cherchez-vous à avoir exactement le même genre de relation avec Internet? Parce que j’ai du mal à comprendre comment cela pourrait se produire.
[Français]
Mme Messier : Internet, c’est deux choses : on parle de diffuseurs en ligne sur demande comme Netflix, Crave et Prime. Ce sont des plateformes réglementées dans plusieurs pays partout dans le monde. Hier, quelqu’un a posé cette question : y a-t-il d’autres exemples dans le monde? Je pense que M. Denton a répondu que personne n’a essayé de transposer le modèle traditionnel dans le monde numérique. Ce n’est pas tout à fait vrai. Par exemple, tous les pays de la Communauté européenne ont transposé ou adopté, dans leur législation nationale, des mesures pour les plateformes de diffusion en ligne sur demande, comme Netflix et Amazon.
Ce qui est plus nouveau, ce sont les médias sociaux. On n’a pas la prétention de dire que c’est facile, mais on a la prétention de dire qu’il est nécessaire de les inclure dans le cadre de la loi actuelle. En effet, si on ne les inclut pas, cela nous privera d’un accès à l’information sur leurs modèles d’affaires et sur leurs habitudes d’affaires. On ne veut pas transposer le modèle existant à ces secteurs; on pense que les mesures qui doivent être exigées, tant sur le plan des dépenses que de la découvrabilité, doivent être adaptées au type de service et de diffusion qu’ils font. Notre prétention n’est pas d’avoir le même système, mais justement de pouvoir les encadrer et mieux connaître leurs pratiques, afin de pouvoir légiférer là où il y a lieu de le faire.
[Traduction]
Mme Edwards : Je pourrais faire une observation à ce sujet.
Si je comprends bien votre question, vous voulez savoir si nous intervenons pour essayer de préserver une vieille structure.
Voici comment nous voyons les choses. Certains de nos membres — des stations de télévision communautaires sans but lucratif — diffusent encore des émissions sur les ondes. D’autres le font par câblodistribution et, dans certains cas, uniquement par câblodistribution. D’autres encore diffusent du contenu sur les ondes et par câblodistribution. Certains le font par satellite. Tous nos membres offrent aussi des services de diffusion en continu, et certains d’entre eux ne font que cela. Nous profitons donc pleinement du nouvel environnement pour distribuer du contenu.
À mon avis, ce qui est important pour nous et la raison pour laquelle nous voulons que notre secteur soit reconnu dans une nouvelle Loi sur la radiodiffusion, c’est que nous considérons la Loi sur la radiodiffusion comme un engagement en matière de service public pour assurer une écosphère médiatique canadienne. Les plateformes changent, mais ce qui ne change pas, c’est l’importance de la propriété communautaire et l’engagement en matière de service public que nous avons envers les communautés pour leur permettre de s’exprimer, les aider à se faire entendre et leur donner accès aux plateformes de distribution.
Notre structure de base et notre engagement n’ont pas changé. Il s’agit simplement de savoir comment les faire migrer vers de nouvelles plateformes. C’est pourquoi nous voulons faire partie de la Loi sur la radiodiffusion afin de pouvoir continuer à avoir une relation de service public avec les Canadiens, le tout reconnu par le CRTC.
La sénatrice Wallin : Oui, je pense que le problème ici, c’est que vous êtes financés, d’une manière ou d’une autre, par des fonds gouvernementaux ou des fonds de médias locaux qui sont distribués localement. Comment appliquer ces règles aux personnes qui n’ont pas de telles relations avec le gouvernement ou les sources de financement?
Comme je l’ai dit, le producteur indépendant qui crée quelque chose dans sa propre cuisine ou son salon n’a accès à aucun des fonds qui existent ou à aucune des mesures de soutien qui sont offertes pour les productions. Je suis surprise que vous, qui œuvrez dans une industrie ou dans une partie de l’industrie à très faible revenu, si je peux m’exprimer ainsi, souhaitiez être assujettis aux règles et peut-être même aux sanctions que prévoit cette loi.
Mme Edwards : Il ne s’agit pas d’une punition. Il s’agit de la possibilité de découvrir le contenu canadien; nous diffusons du contenu canadien.
Et je tiens à mentionner, pour le compte rendu, que le premier programme fédéral ayant offert un financement aux radiodiffuseurs communautaires sans but lucratif est l’Initiative de journalisme local. La raison pour laquelle il n’y a que 25 radiodiffuseurs de ce genre au Canada, alors qu’il y en avait 300 à l’époque de la câblodistribution, c’est qu’ils ne bénéficient d’aucun financement; ils survivent grâce à des bingos et d’autres activités de ce genre. Il y en a 40 au Québec seulement, parce que le gouvernement provincial du Québec les soutient. Nous fonctionnons donc pratiquement en dehors de cette structure de financement.
En 2011, le CRTC a publié un document. Un groupe de réflexion a été organisé, et ils ont invité de nombreux membres de l’industrie afin de leur poser la question suivante : « Comment allons-nous gérer le maintien de services publics de radiodiffusion? » C’est-à-dire qu’en gros, le secteur privé a des engagements à respecter à l’égard des services publics, tout comme Radio-Canada, CBC et le secteur communautaire. Comment allons-nous honorer ces engagements dans un environnement qui dépasse les bornes? Ils ont signalé à ce moment-là qu’il pourrait être plus difficile de réglementer le secteur privé et que le rôle des secteurs public et communautaire devrait s’accroître avec l’appui du gouvernement.
Voilà comment nous envisageons l’évolution de cet environnement. Pour qu’un contenu canadien existe, il va falloir que le gouvernement apporte un soutien plus important.
La sénatrice Wallin : C’est le modèle sur lequel je m’interroge. Nous regardons également les gouvernements non seulement financer la radiodiffusion communautaire, mais aussi soutenir et subventionner le « journalisme traditionnel ».
Est-ce vraiment un modèle que vous considérez comme productif, un modèle qui donne au journalisme la séparation entre l’Église et l’État qui est si nécessaire et fondamentale?
Mme Edwards : Eh bien, comme nous l’avons constaté, l’Initiative de journalisme local fonctionne très bien jusqu’à maintenant. CACTUS et la fédération sont l’une des six organisations administratives qui ont été choisies pour créer un tampon entre les organisations de presse et le gouvernement, de sorte qu’elles soient indépendantes, et nous avons constaté que cette structure fonctionne très bien jusqu’à maintenant.
Lorsque nous demandons au ministère du Patrimoine canadien de nous indiquer si nous devrions faire ceci ou cela, il nous donne toujours la réponse suivante : « Eh bien, en réalité, c’est à vous de mettre en œuvre cette idée, car nous n’avons pas notre mot à dire en ce qui concerne les décisions relatives à la rédaction. »
Nous avons donc constaté que cette structure fonctionne très bien. Il y a environ 25 petites stations de télévision communautaire dans des régions reculées du Canada où il n’y avait pas de journalisme d’enquête à caractère civique avant le lancement du programme, et où il y en a maintenant. Il n’y avait aucun moyen commercial de financer ces stations, et maintenant elles emploient des journalistes.
[Français]
Mme Hinse : Je ne pense pas que l’avenir soit seulement de se faire financer par le gouvernement. Il est également important de maintenir l’indépendance journalistique. Par contre, pour nous, être reconnu dans cette loi permet ensuite de s’insérer dans la législation qui suivra. Aujourd’hui, on parle du projet de loi C-11, mais dans six mois, on parlera du projet de loi C-18. Si on ne fait pas partie de tout cela, on n’aura pas droit à ce financement qui viendra directement des plateformes qui gagnent l’argent que les entreprises de distribution de radiodiffusion (EDR) gagnaient avant, grâce à la publicité à la télévision. Je pense que c’est donc très important, puisque tout cela est intrinsèquement lié. Cela nous paraissait évident.
J’aimerais revenir sur l’exemple de Vidéotron, qui va couper les fonds de la télévision communautaire autonome au cours des prochaines semaines. Tout cela découle de la réglementation de 2016, quand le CRTC a affirmé que trop d’argent était investi dans la télévision communautaire. Pourquoi disait-on cela? Parce qu’il n’y a aucune distinction entre la télévision communautaire appartenant directement aux EDR et la télévision communautaire autonome régie par les citoyens dans leur propre milieu.
Or, en l’absence de distinction, le CRTC considérait peut-être que trop d’argent était investi dans le secteur des télévisions communautaires. Je ne crois pas que ce soit le cas, mais cela fera en sorte de couper le financement des stations de télévision communautaire, qui devront mettre à pied la moitié de leurs employés au cours des prochaines semaines et qui ne couvriront plus les nouvelles locales.
On sait qu’il y a une crise des nouvelles locales actuellement en raison du financement, car les fonds proviennent maintenant d’ailleurs et les EDR sont incapables de récupérer ces fonds, alors qu’elles pouvaient le faire auparavant. Cela fait en sorte qu’il y a moins de journalistes et moins de couverture médiatique sur le terrain. Ceux qui en souffrent en premier lieu, ce sont les petites localités, étant donné qu’il est impossible d’être rentable dans ce secteur.
[Traduction]
La sénatrice Wallin : Je suis toujours étonnée lorsque j’entends les préoccupations et les critiques que vous soulevez à l’égard du CRTC, mais vous appuyez tout de même le projet de loi, qui fera en sorte que le CRTC soit responsable de tout. Cette mise en œuvre sera très coûteuse, et la possibilité de faire appel de ces décisions sera très restreinte, voire inexistante.
Mme Edwards : Je partage votre avis à ce sujet. Pendant 10 ans, nous avons eu du mal à soulever auprès du CRTC des questions relatives à la télévision communautaire parce que, franchement, nous trouvons que le conseil est extrêmement dominé par l’industrie de la câblodistribution. Mais la raison pour laquelle ils ont pu prendre tant de décisions relatives aux nouvelles locales et aux services médiatiques destinés aux communautés qui, selon nous, n’étaient pas dans l’intérêt du public, c’est parce qu’il n’y avait aucune disposition dans la Loi sur la radiodiffusion de 1991 concernant le rôle de la télévision communautaire et les services qu’elle devait offrir.
Par exemple, il y a une grande section étoffée qui porte sur les services que CBC devrait offrir et ses rôles, mais il n’y a rien au sujet de la télévision communautaire. Ils inventaient le programme au fur et à mesure. Nous pensons donc qu’il est important que la loi prévoie suffisamment de directives concernant le rôle de notre élément, afin que l’élaboration des politiques qui en découle soit éclairée et judicieuse, pour ainsi dire.
La sénatrice Wallin : Ce que nous observons en ce moment, c’est que des groupes comme le vôtre, et d’autres intervenants que nous avons entendus, veulent vraiment une réforme de la Loi sur la radiodiffusion, et je ne désapprouve pas cette idée. C’est juste que j’ignore si vous pouvez finir par réglementer Internet pour y parvenir. Je pense qu’il y a deux courants parallèles en ce moment.
Je vous remercie de l’ensemble des observations que vous avez formulées. Je vous suis reconnaissante de votre contribution.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Je vais m’adresser à Mmes Pilon et Messier pour être certaine d’avoir bien compris. Je veux être sûre que l’on parle du même amendement qui vous déplaît.
Est-ce qu’on parle bien de l’amendement qui se trouve à la page 7, au paragraphe 3(5.2) du projet de loi C-11, le sous‑alinéa 3(1)i)(v)?
Est-ce qu’il s’agit bien de l’amendement qui commence par « faire appel au maximum aux producteurs canadiens, qu’ils soient indépendants, affiliés ou la propriété d’une entreprise de radiodiffusion »?
Mme Pilon : Oui, en effet, on fait référence à cet article.
La sénatrice Miville-Dechêne : J’aimerais vraiment comprendre. Je conçois que, dans l’ancienne version, il était purement question des producteurs indépendants et que, dans la nouvelle version, où l’on accorde les mêmes droits à tous les producteurs, il y a une différence.
Cela dit, si je comprends bien, le but du projet de loi C-11 est de favoriser la production canadienne. Donc, j’aimerais que vous m’expliquiez en quoi le fait d’élargir le nombre de producteurs qui doivent être pigés en premier nuit à la production canadienne. J’aimerais vous entendre toutes les deux brièvement à ce sujet.
Mme Pilon : En fait, c’est le secteur de la production indépendante qui doit partager cette obligation ou cet objectif avec des entreprises affiliées aux radiodiffuseurs et, par extension, aux entreprises en ligne également.
Donc, l’ancienne disposition visait spécifiquement les producteurs indépendants et assurait, par le biais des octrois de licences, que les radiodiffuseurs avaient des obligations spécifiques à l’égard de la production indépendante. Maintenant, ces obligations seraient, en quelque sorte...
La sénatrice Miville-Dechêne : Diluées?
Mme Pilon : Oui, tout à fait.
Mme Messier : En fait, la politique ne voudrait plus rien dire, puisque tout le monde serait visé par la politique, alors que la Loi sur la radiodiffusion vise justement à mettre en valeur la programmation canadienne. Ce qu’on voulait mettre en valeur en 1991 et qu’on voulait développer, c’était un secteur de la radiodiffusion fort. Ce qu’on dit, c’est que, peu importe qui fait de la production canadienne, elle aura la même valeur.
On a mis 30 ans à bâtir des entreprises qui sont indépendantes des diffuseurs. Sinon, lorsqu’on parle de producteurs affiliés, on parle de producteurs qui, en fait, appartiennent à des diffuseurs en tout ou en partie.
La sénatrice Miville-Dechêne : Je comprends ce que vous dites, mais on parle toujours des producteurs canadiens. Ce sont les plus gros producteurs parce qu’ils sont associés à des diffuseurs, mais ils demeurent des producteurs canadiens. Est-ce que je me trompe?
Mme Messier : Ils peuvent appartenir en totalité à des diffuseurs ou ils peuvent faire de la production interne. Donc, on revient à l’époque, par exemple, où Radio-Canada produisait tous ses téléromans et ses émissions de variétés à l’interne, et c’est à partir de cela qu’on a voulu se distinguer.
En français, on dit « producteurs canadiens », tandis qu’en anglais...
La sénatrice Miville-Dechêne : On parle du Canadian production sector, soit le secteur de la production canadienne.
Mme Messier : On a tenu des discussions hier, notamment sur ce qu’était le secteur de la production canadienne. Est-ce qu’une entreprise étrangère qui produit au Canada fait partie du secteur canadien de la production? Vous vous souviendrez qu’il y a eu des interrogations hier, pour déterminer si on parlait de l’industrie globalement, de l’industrie de la production au Canada, ou si on parlait de producteurs canadiens.
Les versions anglaise et française étant très différentes dans ce nouvel article, cela pourrait vouloir dire que, si une entreprise étrangère a une maison de production au Canada, on parle d’une contribution au secteur canadien de la production par un producteur qui, à ce moment-là, sera la propriété d’une entreprise de radiodiffusion.
Donc, ce n’est vraiment pas clair, et cela a pour effet de défaire les objectifs qu’on s’était donnés, parce que les maisons de production indépendantes développent des talents et des projets. Elles font beaucoup de choses que les autres maisons de production n’ont pas à faire.
Par exemple, quand une grande maison de production venait recruter Jean-Marc Vallée ou Denis Villeneuve pour réaliser un film, ce sont des talents qui ont été développés par des producteurs indépendants canadiens qui réinvestissent leurs profits dans le développement de créateurs. C’est ce qu’on a voulu développer au Canada et c’est ce que la Loi sur la radiodiffusion visait à appuyer. Maintenant, on lui donne une tout autre orientation en mettant tous les producteurs sur le même pied, y compris, éventuellement, des étrangers qui produisent au Canada selon la version anglaise.
Mme Pilon : Le secteur de la production indépendante assure une diversité de voix. Les maisons de production affiliées sont bâties dans les grands centres et ce que la production indépendante assure, c’est vraiment une représentation à l’écran, car ce sont des gens qui ne sont pas nécessairement affiliés et qui peuvent transiger avec les entreprises de radiodiffusion; bien sûr, ce sont nos clients. Ce contenu, c’est important de le soutenir et de s’assurer qu’il a une place spéciale et prédominante dans les objectifs de la loi.
Mme Messier : Les maisons de production autochtones sont des maisons de production indépendantes. Les maisons de production détenues par les gens des communautés en quête d’équité sont des maisons de production indépendantes, et c’est ce qu’on a voulu développer et favoriser ici, au Canada, pour justement assurer cette diversité de voix.
La sénatrice Miville-Dechêne : Je comprends. Pourriez-vous me dire quelle est la proportion des producteurs indépendants canadiens sur l’ensemble des producteurs, pour me donner une idée de votre poids dans le marché?
Mme Pilon : Le volume de production?
La sénatrice Miville-Dechêne : La mesure du nombre de producteurs indépendants ou leur place dans le système de production, en comparaison avec les affiliés et ceux qui sont carrément dans les entreprises de radiodiffusion.
Mme Messier : C’est difficile, parce qu’on n’est pas nécessairement au courant de toutes les ententes que les diffuseurs ont conclues avec des boîtes de production. Je peux vous dire que c’est une tendance à la hausse. Au cours des derniers mois, plusieurs maisons de production indépendantes sont devenues moins indépendantes ou ont cessé de l’être totalement, parce qu’elles ont été acquises en tout ou en partie par des diffuseurs. Donc, c’est très difficile.
Quant au volume de production interne, pour l’instant, parce qu’il n’y avait pas nécessairement d’incitatifs à en faire plus; on retrouve surtout des émissions d’information et d’actualité, des nouvelles qui sont produites par les diffuseurs, parce que justement, les autres types d’émissions, les séries dramatiques et autres sont produits par de la production indépendante.
Est-ce qu’on reviendra à un ancien modèle où les diffuseurs avaient des studios et faisaient de la production à l’interne? Je ne sais pas, mais ce serait extrêmement dommageable pour l’industrie.
La sénatrice Miville-Dechêne : Je vous remercie beaucoup de vos précisions.
La sénatrice Clement : Merci à tous les témoins. Ma question s’adresse à Mme Pilon.
[Traduction]
Mais j’aimerais remercier Mme Edwards d’avoir fait observer que la télévision communautaire est un antidote. Je n’ai cessé de répéter que je m’inquiète de ces secteurs cloisonnés trop complaisants où nous obtenons notre information, où nous faisons l’expérience d’un contenu créatif, et auxquels, très franchement, les nouveaux artistes et les artistes racisés et autochtones ont eu du mal à accéder. Je vous remercie de votre intervention.
[Français]
Madame Pilon, ma question concerne l’article 5.2 du projet de loi, au sujet de la consultation des communautés de langue officielle en situation minoritaire du Canada, quand le CRTC prend toute décision qui pourrait avoir sur elles un effet préjudiciable. En quoi cet article est-il important pour les communautés de langue officielle en situation minoritaire? Pouvez-vous nous indiquer les raisons pour lesquelles il est justifié de l’inclure dans le projet de loi?
Mme Pilon : Merci de cette question. Je l’avais anticipée, car j’ai pris connaissance du témoignage du président du CRTC en juin dernier. On a fait des recherches, et je vais vous donner une réponse assez exhaustive qui explique bien le raisonnement derrière tout cela.
Les modalités de consultation prévue à l’article 5.2 du projet de loi C-11 reprennent les conditions énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Nation haïda c. Colombie-Britannique pour qu’une consultation soit une véritable consultation. Donc, en anglais, on parle de meaningful consultation. Il s’agit d’un cadre de consultation qui est revendiqué par les CLOSM depuis longtemps dans le cadre du projet de loi C-10, et qui l’est maintenant dans le cadre du projet de loi C-11 et de la modernisation de la Loi sur les langues officielles.
Premièrement, le CRTC argumente publiquement devant la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale, dans un dossier l’opposant à l’Alliance nationale de l’industrie musicale, que la Loi sur les langues officielles, une loi quasi constitutionnelle, ne s’applique pas à lui, notamment en matière de consultation, et que c’est la Loi sur la radiodiffusion qui doit primer. Par conséquent, afin d’éviter d’éventuels débats judiciaires où le CRTC argumentera que les nouvelles modalités en matière de consultation prévues par la Loi sur les langues officielles ne s’appliquent pas à lui, c’est dans la Loi sur la radiodiffusion que ces modalités devraient être inscrites, comme le propose le gouvernement dans son projet de loi C-11 et dans sa précédente version, le projet de loi C-10. La Chambre des communes a adopté ces dispositions à deux reprises.
Quant à la justification, les droits linguistiques et l’équité procédurale — parce que c’est ce dont on a parlé dans le témoignage que le CRTC vous a transmis — sont des concepts complètement distincts. D’abord, il faut rappeler que la Cour suprême du Canada répète avec acharnement, depuis des décennies, que les droits linguistiques sont totalement distincts de l’équité du procès, car les droits linguistiques ont une origine et un rôle complètement distincts et visent à protéger les minorités de langue officielle du pays et à assurer l’égalité de statut du français et de l’anglais. En fait, la Cour suprême a clairement souligné que ce serait une erreur de rattacher les exigences de la justice naturelle aux droits linguistiques ou vice versa, et de lier un genre de droit à un autre. Ces deux genres de droits sont différents sur le plan du concept, et les lier, c’est risquer de les dénaturer tous les deux plutôt que de les renforcer l’un et l’autre.
Étant donné l’origine distincte constitutionnelle et quasi constitutionnelle des droits linguistiques, il est important de rappeler que la Constitution du Canada est la loi suprême du Canada. Elle rend inopérantes les dispositions incompatibles avec tout autre droit, règlement, règle ou politique. La disposition sur la consultation des CLOSM dans le projet de loi C-11 est non seulement compatible et justifiée par le cadre constitutionnel canadien, mais elle lui donne aussi effet dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec. La Cour suprême du Canada explique que la Constitution n’est pas uniquement un texte écrit, mais qu’elle comprend également des principes constitutionnels qui inspirent et nourrissent le texte de la Constitution. Ils ne sont pas simplement descriptifs; ils sont investis d’une force normative puissante qui donne lieu à des obligations juridiques spécifiques et précises qui posent des limites substantielles à l’action gouvernementale.
La Cour suprême du Canada a déjà reconnu que les institutions fédérales, y compris le CRTC, ont l’obligation de consulter les CLOSM. La Cour d’appel fédérale a très clairement tiré cette conclusion récemment en vertu de la partie VII de la Loi sur les langues officielles. La disposition sur la consultation proposée dans le projet de loi C-11 vise à encadrer ces consultations et à assurer que les parties impliquées savent à quoi s’attendre. L’absence d’un cadre clairement énoncé mènera à la judiciarisation des dossiers, et notamment au ralentissement, car les CLOSM risquent de devoir constamment demander aux tribunaux de se prononcer sur la question de savoir si les consultations étaient suffisantes et effectives, au cas par cas.
La sénatrice Clement : C’est une réponse très complète, madame Pilon. L’avez-vous communiquée aux dirigeants du CRTC?
Mme Pilon : Oui, on a demandé à les rencontrer, parce qu’on a été très surpris du témoignage de M. Scott, président du CRTC, en juin. En effet, c’est un amendement qui avait été demandé dans le projet de loi C-10, qui a été proposé et adopté à l’unanimité au comité permanent et qui n’a fait l’objet d’aucun débat ni d’aucune objection à la Chambre par la suite. Il a été reconduit dans le projet de loi C-11.
Le CRTC a comparu devant le Comité du patrimoine canadien et n’a fait aucune mention de son objection à cet article; il a donc été adopté à la Chambre des communes. Vous en êtes maintenant saisi et il y a une objection. Nous étions très surpris, d’autant plus qu’ils ne nous ont jamais approchés. Raison de plus. Voilà une autre preuve du fait que le dialogue doit s’ancrer dans le projet de loi sur la radiodiffusion, d’autant plus qu’ils argumentent devant la cour que la loi doit avoir préséance. Incluons cela dans le projet de loi. Soyons clairs et il n’y aura plus de flou.
La sénatrice Clement : Merci, madame Pilon. C’est tout pour moi.
La sénatrice Simons : J’ai une question qui s’adresse à Mme Messier. Je crois que vous avez dit qu’il y avait des différences entre la version anglaise et française du projet de loi. Pouvez-vous m’indiquer où cela se trouve? Je n’ai que la version anglaise sous les yeux.
Mme Messier : C’est l’article 5.2, où il est question du sous-alinéa 3(1)i)(v) de la même loi, qui est remplacé par ce qui suit... Si vous regardez la version française, on parle de « faire appel au maximum aux producteurs canadiens », et si vous regardez la version anglaise, on dit « include the greatest possible contribution ». C’est assez différent de « faire appel au maximum » et ce n’est pas une traduction exacte.
Puis, on dit « from the Canadian production sector » plutôt que « from Canadian producers ». Le production sector, ce n’est pas la même chose.
De plus, l’amendement a été présenté en français. Donc, je dirais que c’est la version anglaise qui a été mal traduite par rapport au texte original qui a été présenté.
La sénatrice Simons : Est-ce que vous préférez la version française ou la version anglaise?
Mme Messier : Ni l’une ni l’autre. On demande de revenir à l’article initial, qui prévoyait de faire appel de façon notable aux producteurs indépendants. S’il faut favoriser l’une des versions, la version française est nettement plus intéressante et moins dangereuse, parce qu’elle n’englobe pas nécessairement la production faite au Canada par des entreprises étrangères. Cela revient à votre discussion d’hier; est-ce qu’on essaie, au moyen de ce projet de loi, de protéger l’ensemble de l’industrie de l’audiovisuel, ou est-ce qu’on veut protéger la production canadienne de contenu canadien?
La sénatrice Simons : Merci. Excusez-moi pour mon mauvais français, mais j’ai besoin de pratiquer chaque fois que je peux.
Mme Messier : Tout le plaisir est pour moi. Vous avez un excellent français; il est meilleur que mon anglais.
[Traduction]
La sénatrice Simons : Je vais me tirer d’affaire en posant une question en anglais.
Nous avons eu la chance de nous rencontrer à l’époque où il s’agissait du projet de loi C-10. Il me semble que c’était il y a longtemps. Nous avons parlé du rôle de la télévision communautaire à ce moment-là. Depuis, le projet de loi a été réécrit et modifié pour vraiment souligner l’importance des communautés linguistiques minoritaires, des communautés autochtones, des communautés racisées et des autres communautés marginalisées de notre pays.
Mesdames Hinse et Edwards, je me demande si vous pourriez parler du rôle que la télévision communautaire pourrait jouer, afin de contribuer à réaliser certains des objectifs très ambitieux énoncés dans le projet de loi C-11 en ce qui concerne la représentation de ces communautés.
Mme Edwards : Je pense que l’un des rôles importants du secteur communautaire a toujours été de fournir un lieu où les minorités pouvaient se faire entendre, même si elles ne représentaient pas une part suffisamment importante de la population pour qu’une entreprise commerciale les prenne en considération.
Il ne s’agit pas toujours d’avoir simplement voix au chapitre. Parfois, les communautés les plus défavorisées de notre société, notamment les communautés d’immigrés, ne disposent pas des outils nécessaires pour s’exprimer. Il s’agit donc d’un lieu sûr où ces personnes peuvent apprendre en étant soutenues. Ce processus est très important.
Notre secteur a toujours été très bon pour adapter l’environnement de radiodiffusion afin que les groupes marginalisés puissent y participer. Par exemple, on parle toujours de l’accès à la radiodiffusion pour les personnes n’entendant pas parfaitement bien. Dans le vocabulaire du CRTC, le terme « accès » signifie qu’il suffit d’offrir de l’interprétation en langue des signes pendant les nouvelles pour que les personnes sourdes aient une fenêtre sur le monde des entendants. Ce n’est pas ce qu’elles veulent. Elles sont venues nous voir et nous ont dit : « Nous voulons avoir accès à la radiodiffusion. Nous voulons nous exprimer dans notre propre langue. » Nous avons donc réorganisé notre studio pour elles. Ces personnes ne pouvaient pas utiliser des casques audio pour que leur réalisateur sourd communique avec l’équipe sourde dans le studio. Nous avons donc installé une quatrième caméra dans la salle de régie pour filmer les propos du réalisateur en langue des signes. Il y avait un écran supplémentaire dans le studio pour que les caméramans sourds puissent suivre. Je n’oublierai jamais l’expression sur le visage de ce réalisateur sourd à la fin du tournage, quand il a dit « coupez »! Il était tellement heureux.
Cela n’arrive nulle part ailleurs que dans les médias communautaires, où l’on peut répondre aux besoins particuliers de nombreux groupes différents. C’est notre rôle.
La sénatrice Simons : Merci. C’est un exemple magnifique.
La sénatrice Dasko : J’aimerais rebondir sur ce que vous venez de dire à la sénatrice Simons, madame Edwards.
L’un des objectifs est de représenter les diverses voix de la société. Comment les décisions éditoriales sont-elles prises à cet égard, ou à tout autre égard, compte tenu des autres objectifs de la télévision communautaire? Aussi, comment évaluez-vous vos résultats? Comment évaluez-vous si ces objectifs sont atteints? Qui l’évalue? Selon quels critères évalue-t-on ce que font les chaînes de télévision communautaires?
Mme Edwards : L’évaluation et les normes se fondent sur plusieurs choses. Bien avant la loi de 1991, qui est toujours en vigueur, le CRTC a publié des normes pour le réseau communautaire. Nous les examinions justement hier pour savoir comment gérer les émissions où les gens appellent en direct, afin d’assurer un équilibre, pour que différentes voix puissent être entendues.
La force du modèle du réseau communautaire — et je pense que c’était l’un des défauts du modèle par câble —, c’est que la communauté n’avait pas son mot à dire avant. L’avantage d’une télévision communautaire à but non lucratif gérée par un conseil d’administration communautaire, c’est qu’elle peut établir ses propres normes communautaires.
Par exemple, l’alinéa 3(1)o) fait état du droit des groupes autochtones de produire eux-mêmes leurs émissions. Or, la plupart des petites communautés autochtones n’auront jamais de radiodiffuseur commercial, mais elles pourraient avoir un radiodiffuseur communautaire, parce que nous avons les ressources nécessaires pour former tout groupe souhaitant produire son propre contenu.
Le fait est qu’un conseil d’administration sans but lucratif permet à la communauté d’établir ses propres normes. Elle doit toujours respecter le cadre du CRTC en matière de diffamation, de codes journalistiques et tout et tout, mais si un membre de la communauté se plaint qu’une norme n’a pas été respectée ou qu’il y a une perception de déséquilibre, il peut s’adresser au conseil d’administration local. Ce n’est pas un groupe extérieur qui ne connaît peut-être pas bien les normes culturelles.
La sénatrice Dasko : Je vois. C’est ainsi que l’évaluation est faite, par la communauté. Le CRTC ne joue donc aucun rôle dans l’évaluation?
Mme Edwards : Il en joue un aussi, parce que c’est lui qui accorde les licences. Ces chaînes sont gérées localement, mais dans le respect des règles du CRTC. C’est pourquoi j’ai dit d’emblée que les normes relatives aux chaînes communautaires, qui ont été publiées avant 1992, sont toujours en vigueur. Il s’agit d’un document général, national, que tout titulaire de licence doit respecter. Dans ce cadre, il y a des responsabilités locales si l’on perçoit des déséquilibres particuliers au niveau local ou un accès inéquitable aux ressources, par exemple, quoi que ce soit de ce genre.
La sénatrice Dasko : Vous dites, par exemple, qu’il ne serait pas possible pour un groupe en particulier d’avoir l’emprise de la télévision communautaire.
Mme Edwards : Ce serait soumis au conseil d’administration local. Si pour une raison ou une autre, on estime que le conseil n’est pas suffisamment représentatif... Il est déjà arrivé que le CRTC retire sa licence à une chaîne communautaire. C’est arrivé à quelques reprises. Je pense qu’il y a une station de radio de Toronto qui a perdu sa licence il y a quelques années et que cela avait suscité pas mal de controverse. Cela peut donc arriver. Nous sommes des entités titulaires de licences sous surveillance fédérale aussi, la plupart d’entre nous.
En sa qualité d’association nationale, CACTUS recommande des structures de conseil d’administration aux nouvelles entités. Nous recommandons, pour assurer la stabilité, qu’il y ait une représentation au conseil d’administration des entités permanentes du milieu, comme la Chambre de commerce, le conseil municipal, la bibliothèque locale ou les commissions scolaires. Nous recommandons que la moitié du conseil d’administration se compose de représentants des organisations culturelles, commerciales et d’éducation stables, et que l’autre moitié se compose de représentants des groupes d’utilisateurs afin de répondre aux problèmes des utilisateurs.
Nous ne pouvons pas forcer une entité à adopter la structure qui nous semblerait la mieux pour elle, mais nous lui prodiguerons assurément des conseils. Ces conseils ont du poids, parce que nous administrons des programmes de financement.
Parfois, si nous pensons qu’une entité présentant une demande de financement ne représente pas l’ensemble de la communauté, nous lui poserons des questions avant de lui accorder un financement.
Il y a trois paliers : le conseil d’administration local sans but lucratif, les associations nationales, tout comme dans le secteur privé, et puis il y a le CRTC.
La sénatrice Dasko : Merci. C’est très utile.
[Français]
Le sénateur Quinn : Je viens du Nouveau-Brunswick, une province bilingue. J’aimerais savoir s’il y a des organisations qui viennent du Nouveau-Brunswick qui sont membres de votre organisation.
Mme Edwards : Nous avons maintenant deux télévisions communautaires au Nouveau-Brunswick qui sont sans but lucratif et qui sont gérées par la communauté; la première a son siège social à Saint Andrews, dans le comté de Charlotte. Elle vient de gagner un prix provincial pour la reconnaissance de son rôle dans la couverture de la pandémie. La couverture a été faite avec le financement du programme Initiative de journalisme local. Ensuite, il y a une entité qui s’appelle NB Media Coop. C’est comme un groupe de journalistes indépendants qui veulent avoir une plus grande visibilité en travaillant ensemble. Ce groupe était jusqu’à maintenant surtout formé de membres de la presse écrite, mais ils viennent de recevoir un financement de notre part pour la première fois pour le vidéojournalisme.
Ils ont l’appui de St. Andrews Community TV pour grandir. C’est un secteur qu’il faut développer. Franchement, dans la soi‑disant chaîne communautaire de Rogers — je ne sais pas si vous êtes au courant —, il y avait auparavant 36 télévisions communautaires sur câble qui desservaient les petites communautés. La plupart, sauf six, ont été fermées par Rogers lors du processus d’interconnection de toute la province. C’est vraiment juste une grande chaîne provinciale maintenant, qui diffuse parfois les séances du conseil municipal indépendant de Miramichi ou d’un autre endroit, mais ce n’est vraiment pas le cas pour chaque communauté. Le but de notre association nationale est de rétablir les télévisions communautaires dans ces grands trous créés par le « retrait des câblodistributeurs ». Peu à peu, on essaie de les remplacer par des organisations communautaires.
Le sénateur Quinn : Nous avons une population francophone assez importante au Nouveau-Brunswick, et ses membres font parfois partie d’organisations québécoises. Est-ce qu’il y a des membres de ces organisations qui sont parmi nous cet après‑midi?
Mme Pilon : Oui. L’Alliance des producteurs francophones du Canada représente des producteurs indépendants qui sont situés et qui œuvrent à l’extérieur du Québec et qui produisent du contenu en français. Environ un tiers des membres se trouve dans les provinces de l’Ouest, un peu plus d’un tiers en Ontario et l’autre tiers se trouve dans les provinces de l’Atlantique, surtout au Nouveau-Brunswick et à Moncton.
En fait, cette région grandit, et ce, particulièrement parce que, avec le CRTC, nous avons réussi à imposer auprès de certains radiodiffuseurs des obligations de dépenses en émissions canadiennes avec les producteurs indépendants de ces régions. Cela a permis de consolider le secteur et il y a de nouvelles boîtes de production qui ont vu le jour depuis que ces obligations de dépenses ont été mises en place.
Ces boîtes de production réussissent bien. En fait, nos membres ont recueilli plus de 21 nominations au prix Gémeaux cette année. C’est une année record, le double de ce qu’ils avaient été en mesure de recueillir par le passé. Cela montre bien que, avec des mesures concrètes mises en place par le CRTC, le secteur peut se développer. Ce ne sont pas que les producteurs indépendants qui en bénéficient; ce sont tous les créateurs et techniciens qui travaillent sur ces projets, et c’est tout le secteur culturel qui en bénéficie, tout comme la communauté, évidemment, qui a le droit de se voir refléter dans les émissions qui lui sont proposées.
Donc, voilà encore d’autres raisons d’instaurer un cadre de législation qui s’applique à toutes les entreprises en ligne, pour s’assurer que ce n’est pas que la responsabilité des radiodiffuseurs canadiens de soutenir la production diversifiée et inclusive au Canada, mais que c’est aussi la responsabilité de l’ensemble de ceux qui sont touchés par cette nouvelle législation.
Le président : J’ai quelques commentaires et quelques questions. J’aimerais avoir la perspective des témoins qui sont ici aujourd’hui.
J’ai beaucoup de difficulté depuis longtemps avec la définition de contenu canadien que nous avons ici. J’ai souvent entendu dire, aujourd’hui et lors d’autres séances : « Il faut protéger la culture canadienne et protéger la culture québécoise. »
Je veux promouvoir la culture canadienne et la culture québécoise. Lorsqu’on dit qu’il faut protéger quelque chose, habituellement, on protège quelque chose de faible, qui manque de force, comme lorsqu’on doute de notre capacité à compétitionner sur le plan international ou qu’on n’en a pas les moyens. Cependant, je ne vois pas cela et je suis très fier de notre communauté culturelle et artistique au Canada, et au Québec particulièrement. On a d’excellentes histoires de réussites comme exemples. Je vois ce projet de loi et je vois la définition de « contenu canadien » comme étant une contrainte dans notre capacité à utiliser tous les différents réseaux et plateformes qui existent en 2022 afin de promouvoir la richesse culturelle et artistique que nous avons.
J’aimerais vous donner un exemple. Dans votre milieu, quand quelqu’un croit suffisamment et qu’il dit : « J’habite à Londres ou à Paris et je veux investir dans un projet à Montréal, Québec ou Toronto. Je veux investir 5 millions de dollars, et vous savez quoi, je veux mettre mon argent pour engager des écrivains, des acteurs et des actrices canadiens. Je veux aussi embaucher des réalisateurs et des producteurs canadiens et québécois. » Cependant, avec ce projet de loi, la personne qui veut investir arrive au Canada et, tout d’un coup, le gouvernement dit, avec cette définition, qu’il ne s’agit pas de contenu canadien, parce que la personne qui croit en nous et en notre secteur habite à Los Angeles ou à New York.
Pouvez-vous m’expliquer le raisonnement derrière tout cela?
De plus, n’êtes-vous pas d’accord pour dire que c’est une façon de discriminer et de créer un désavantage pour le milieu artistique et culturel au Canada?
Mme Messier : Je ne peux pas être d’accord avec ce que vous dites, monsieur le président. Pour moi, il y a une différence importante sur le plan du contenu canadien dont il faut tenir compte. Je pense que c’est important, comme vous dites, que lorsque les gens viennent produire au Canada, si un étranger décide de venir produire au Canada... Vous demandiez pourquoi on ne peut pas considérer cela comme du contenu canadien. Je vous dirais que, la plupart du temps, il n’y a pas de scénaristes canadiens ou de réalisateurs canadiens. On parle d’un scénario qui a été écrit aux États-Unis, par exemple, et que l’on vient tourner dans des studios au Canada, avec des techniciens au Canada, oui, mais avec fort peu de comédiens canadiens en général, et avec des scénaristes et des réalisateurs américains. Déjà pour moi, il y a un noyau créatif que l’on doit retrouver, qui est formé du réalisateur, du scénariste, mais aussi du producteur canadien.
Pourquoi le producteur canadien est-il important et doit-il détenir la propriété intellectuelle? Je ferai une analogie boiteuse. Lorsqu’on construit une automobile japonaise dans une usine ontarienne, cela reste une automobile japonaise. Elle ne devient pas une automobile canadienne parce qu’elle est construite au Canada avec des employés canadiens. On voudrait que, dans le secteur de la culture, si un étranger trouve que c’est une bonne occasion d’affaires à cause du taux de change, des incitatifs fiscaux et de la qualité de la main-d’œuvre, qu’il trouve tout aussi intéressant d’investir dans une production faite au Canada, que l’on veut tout à coup caractériser comme du « contenu canadien ».
C’est un secteur économique important, mais ce sont aussi de bonnes occasions d’affaires. Ils viennent ici faire des affaires parce que l’environnement y est favorable. Cependant, ce qui est tout aussi important, c’est la propriété intellectuelle. C’est pour cela que la notion de contenu canadien, ultimement, est liée à qui détient les droits, qui pourra commercialiser l’œuvre, qui pourra gagner de l’argent avec cette œuvre et le réinvestir, comme je le disais tout à l’heure, dans le développement de contenu canadien.
Votre compagnie américaine viendra tourner ici, elle va utiliser les talents canadiens, les meilleurs Canadiens, mais elle n’investira pas nécessairement dans le développement de talent ni dans la croissance de son entreprise au Canada. C’est cela qu’on veut encourager : la croissance et le développement d’entreprises qui sont ici, au Canada.
Je pense que la distinction se fait sur le plan de la propriété intellectuelle, à savoir qui détient les droits. Ce n’est pas parce qu’une entreprise suédoise de médicaments vient fabriquer ses comprimés au Canada qu’ils sont canadiens. Si le brevet est suédois, le produit reste suédois; il n’est pas canadien parce qu’il est fait ici.
C’est un raisonnement que vous n’appliqueriez jamais à un autre secteur de l’économie, mais parce qu’il s’agit de la culture, on dirait qu’on est prêt à diminuer le contenu canadien pour satisfaire des investisseurs étrangers. C’est un secteur économique, mais pour moi, tout cela fait partie de l’écosystème de l’audiovisuel. C’est de la production qui se fait au Canada, mais ce n’est pas de la production de contenu canadien.
Le président : Si je comprends bien, si nous avons trois Canadiens qui sont propriétaires de trois différents projets canadiens et de trois films, et qu’ils sont en train de faire trois films au Canada, c’est très bien et c’est un bon investissement. Cela va permettre de créer des emplois pour les artistes, pour les écrivains, pour les réalisateurs et pour tout le monde dans le secteur. Qu’est-ce qui est mauvais dans le fait d’avoir trois ou quatre autres investisseurs qui viennent d’ailleurs et qui vont créer plus d’emplois pour ce secteur? Cela va ajouter de la compétition, mais d’une bonne façon, parce que cela donnera l’occasion de promouvoir pas seulement trois projets canadiens, mais sept projets canadiens.
Pourquoi est-ce important d’avoir un investissement qui vient d’ailleurs ou non d’un point de vue artistique? Dans une perspective d’affaires, c’est sûr qu’il y a un argument pour affirmer que la propriété intellectuelle sera contrôlée par l’étranger, mais on pourra quand même promouvoir un projet canadien, et ce sera bon pour le secteur.
Mme Messier : Lorsqu’un studio américain vient tourner ici, comme pour un film de Disney... Nous avons tourné X-Men ici; je suis désolée, mais ce n’est pas du contenu canadien parce que ce film a été tourné à Montréal. Ce n’est pas parce qu’on tourne au Canada n’importe quel type de contenu qu’on devrait le définir comme du contenu canadien. Je ne dis pas que c’est mal. Cela a été très bon pour le secteur économique d’accueillir des gens. Cela fait partie d’un secteur économique intéressant, mais ce n’est pas du contenu canadien; c’est du contenu audiovisuel produit au Canada qui profite à un certain nombre de gens impliqués, et c’est très bien. Comme Mme Pilon s’apprêtait à le dire, on peut tout à fait faire les deux.
C’est ce qu’on appelle du contenu de service, et on a le choix dans la vie entre faire seulement du service ou être maître du service. Voilà la distinction. C’est bien de rendre service aux autres, mais c’est bien aussi d’être maître chez nous. Pouvoir affirmer sa souveraineté culturelle, c’est cela, pour moi, offrir du contenu canadien. C’est être fier de notre culture et produire notre propre contenu de façon souveraine.
Mme Pilon : J’ajouterais qu’il faut reconnaître la distinction entre ce qui est du contenu canadien et la production de services. Ces contenus coexistent, comme Mme Messier l’a dit. S’il n’y a pas une définition claire qui distingue ce contenu qui est créé et produit par les Canadiens par rapport à la production de services, c’est nous qui perdrons au change, parce que pour faire rayonner notre contenu, il faut avoir les moyens de le produire. Il faut avoir un système qui valorise ce contenu et qui nous permet de le créer, de le produire, de le concevoir et de pouvoir exprimer ce qu’on a à dire et continuer d’être soutenu pour ce faire. Il y a un vrai risque de glissement et d’avoir une uniformisation de contenu qui ne nous ressemble pas, qui n’a rien à voir avec ce que nous sommes. C’est important de le dire.
Mme Messier : J’ajouterais que tout cela privilégie rarement du contenu francophone. On parle de produire en anglais un certain type de contenu.
[Traduction]
Le président : Je tiens à préciser que je ne dis absolument pas que parce que quelqu’un vient tourner ici, il s’agit de contenu canadien.
Cependant — je veux être clair, et j’utiliserai des exemples précis pour le compte rendu — lorsque Céline Dion ou Bryan Adams enregistre un album à l’extérieur du Canada et que des investisseurs, par exemple, ne sont pas canadiens, je trouve ridicule de dire que Céline Dion et Bryan Adams ne sont pas canadiens, comme on pourrait en conclure selon la définition actuelle du contenu canadien.
Je trouve tout aussi ridicule de considérer La servante écarlate, dont l’autrice n’est nulle autre que l’icône canadienne Margaret Atwood, comme un contenu non canadien.
Quoi qu’il en soit, le débat se poursuit. Continuons.
[Français]
Merci beaucoup de votre présence ici aujourd’hui. C’est fort apprécié par le comité.
[Traduction]
Pour la deuxième heure, nous sommes heureux d’accueillir des témoins qui se joignent à nous en personne et par vidéoconférence. Nous accueillons dans la salle, avec nous, Kevin Desjardins, président de l’Association canadienne des radiodiffuseurs. De la Canadian Media Producers Association, nous accueillons Reynolds Mastin, président et chef de la direction, et Haydn Wazelle, président de Tabula Dada Productions. Enfin, nous accueillons également, du Groupe de diffuseurs indépendants, Joel Fortune, conseiller juridique, et Luc Perreault, conseiller stratégique, du Groupe Stingray.
Bienvenue. Nous commencerons par la déclaration préliminaire de M. Desjardins.
[Français]
Kevin Desjardins, président, Association canadienne des radiodiffuseurs : Monsieur le président et mesdames et messieurs les membres du comité, merci de m’avoir donné l’occasion de me présenter devant vous aujourd’hui au sujet de cet important projet de loi.
L’ACR est la voix nationale des radiodiffuseurs privés du Canada et elle représente plus de 800 membres partout au pays, y compris la grande majorité des stations de radio et de télévision privées et des services spécialisés.
[Traduction]
La Loi sur la radiodiffusion joue un rôle central dans la façon dont les radiodiffuseurs sont réglementés au Canada. Le processus législatif dans lequel nous sommes actuellement engagés déterminera si la radiodiffusion au Canada sera guidée par et pour les Canadiens à l’avenir. Pendant cette période d’incertitude, entre l’adoption de cette loi essentielle et le statu quo, la Loi sur la radiodiffusion semble toujours plus dépassée par l’évolution technologique qui a rapidement transformé la façon dont les Canadiens reçoivent et consomment le contenu audio et vidéo.
Les plateformes non réglementées ont eu toute une décennie pour pénétrer le marché canadien sans entrave ni surveillance, et les radiodiffuseurs canadiens leur font directement concurrence pour les abonnés, les droits de diffusion du contenu, les annonceurs et les auditoires. De plus, les radiodiffuseurs canadiens sont assujettis à un cadre réglementaire touffu qui dicte, entre autres, combien nous devons dépenser pour certains types de contenus.
Les acteurs étrangers bénéficient de tous les avantages économiques associés à leur présence au Canada, tandis que les radiodiffuseurs canadiens continuent de porter tout le fardeau du soutien aux secteurs de la création audiovisuelle. Autrement dit, les radiodiffuseurs canadiens suivent les anciennes règles, alors que les plateformes étrangères non réglementées suivent leurs propres règles. Il est plus que temps de mettre en place un système juste, équitable et souple.
Le projet de loi C-11 a été présenté pour reconnaître la présence des entreprises étrangères de médias numériques et exiger qu’elles contribuent aux objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion. Il s’agit d’une étape nécessaire vers une réforme en profondeur de la politique de radiodiffusion.
Les radiodiffuseurs canadiens ont désespérément besoin de clarté et de certitude en matière de réglementation. Ils ont besoin de connaître les règles qui s’appliqueront à eux et à leurs concurrents étrangers pour planifier leurs activités, et ils ont besoin de savoir que ces règles seront justes et équitables. Les radiodiffuseurs canadiens sont prêts à faire face à la concurrence, mais ils ne peuvent le faire dans un système qui permet à des acteurs de plus en plus dominants de prendre tout ce qu’ils veulent et de ne redonner que ce qu’ils veulent.
À l’heure actuelle, les sociétés de radiodiffusion canadiennes doivent planifier plusieurs années à l’avance comment elles investiront dans le contenu et le talent canadiens. Compte tenu des longs cycles de production, des coûts croissants et des pressions concurrentielles incessantes, les entreprises médiatiques modernes ne peuvent pas se permettre de prendre des décisions de dernière minute.
L’enjeu est grand pour le Canada. Ce sont les emplois de plus de 60 000 Canadiens qui dépendent de notre secteur de la radiodiffusion et, surtout, ce sont les 681 millions de dollars que les radiodiffuseurs investissent chaque année dans les nouvelles et l’information locales.
Les radiodiffuseurs canadiens sont fermement résolus à conserver des salles de nouvelles professionnelles dans les collectivités de tout le pays. Les nouvelles canadiennes les plus importantes que la plupart des Canadiens voient et entendent chaque jour proviennent de nos salles de nouvelles. Il est essentiel de conserver des salles de nouvelles représentatives des communautés canadiennes, pour tenir nos dirigeants responsables et relayer l’information en temps opportun et de manière professionnelle. Nous savons que les diffuseurs numériques n’ont ni l’intérêt ni les moyens de le faire.
Malheureusement, les nouvelles télévisées ne s’autofinancent pas; elles dépendent beaucoup des revenus tirés des émissions de divertissement qui attirent un plus vaste public au Canada. Si l’on continue de permettre aux diffuseurs étrangers d’accaparer tous les avantages financiers du marché canadien sans rien redonner en retour, les voix canadiennes seront de moins en moins audibles, il y aura moins d’artistes canadiens et, surtout, moins de journalistes canadiens.
Dans l’ensemble, le projet de loi C-11 atteint les objectifs législatifs voulus. En fait, la version modifiée du projet de loi qui a été adoptée par la Chambre des communes comprend des améliorations essentielles qui contribueraient à rendre le système plus équitable. Il s’agit notamment de veiller à ce que les radiodiffuseurs canadiens ne se voient pas imposer des droits de millions de dollars auxquels les radiodiffuseurs étrangers sont soustraits. Il s’agit en outre de reconnaître le rôle des radiodiffuseurs canadiens dans la création et la production de contenu canadien.
Quant aux discussions plus litigieuses sur la façon dont le projet de loi C-11 s’appliquerait aux plateformes de médias sociaux, nous croyons que la version actuelle du projet de loi propose de bonnes mesures. Les exemptions prévues pour les utilisateurs sont bien. Il ne serait pas approprié de prévoir dans la loi des exemptions générales pour ces plateformes. On observe déjà que ces plateformes peuvent exercer une concurrence et qu’elles accaparent déjà une part du marché canadien de la radiodiffusion, notamment pour l’acquisition et la diffusion de contenu exclusif et la diffusion de musique en continu. Rien ne justifie de permettre à ces puissantes plateformes mondiales de médias sociaux de continuer de contourner les règles du Canada tout en exploitant le marché canadien.
Le projet de loi C-11 propose une réforme nécessaire et attendue depuis longtemps de la Loi sur la radiodiffusion. Il est essentiel pour les Canadiens que le gouvernement aille de l’avant avec ce projet de loi et mette en place un système de radiodiffusion adapté aux réalités d’aujourd’hui.
Je vous remercie. Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions.
Le président : Merci beaucoup. Monsieur Mastin, vous avez la parole.
Reynolds Mastin, président et chef de la direction, Canadian Media Producers Association : Bonjour, sénateurs.
Notre association représente plus de 600 sociétés de production indépendantes réparties à travers le Canada, engagées dans la production d’émissions canadiennes. Je suis accompagné aujourd’hui de Haydn Wazelle, président de Tabula Dada Productions, une société de production de Vancouver. Il est membre du conseil d’administration national de la CMPA, ainsi que du Bureau de l’écran des Noirs et du Fonds canadien pour l’écran indépendant destiné aux créateurs et créatrices afrodescendant.e.s et racisé.e.s. Je vous remercie de nous avoir invités à comparaître devant vous aujourd’hui.
L’essor des technologies numériques et la mondialisation de la diffusion de contenu peuvent présenter une occasion fabuleuse pour les Canadiens. Mais pour vraiment la saisir, il faut moderniser le système de radiodiffusion canadien. C’est pourquoi notre association appuie vivement l’adoption du projet de loi C-11.
Il est essentiel de nous doter d’un cadre stratégique actualisé qui tient compte de la participation au marché des services de diffusion en continu étrangers pour préserver notre souveraineté nationale et créer un système plus inclusif qui servira mieux tous les Canadiens. Ce cadre actualisé doit respecter le principe réglementaire fondamental selon lequel ceux qui profitent de notre système doivent également y contribuer. Non seulement le non-respect de ce principe empêcherait le Canada d’exploiter pleinement les possibilités du numérique, mais il pourrait présenter une menace existentielle.
Bien que nous appuyions l’adoption du projet de loi C-11, nous proposons trois amendements.
Haydn Wazelle, président de Tabula Dada Productions, Canadian Media Producers Association : Notre premier amendement vise à rétablir un objectif stratégique fondamental. Selon la Loi sur la radiodiffusion, le système canadien de radiodiffusion doit « faire appel de façon notable aux producteurs canadiens indépendants ».
Cependant, le Comité du patrimoine canadien de la Chambre des communes a adopté un amendement qui alourdit cette formulation pour inclure également la production interne et les producteurs affiliés. Malheureusement, l’amendement du comité témoigne d’une mauvaise compréhension de la raison pour laquelle la loi prescrit de faire appel aux producteurs indépendants. Au fond, il s’agit d’assurer la diversité de la programmation. C’est la raison d’être de la politique sous‑jacente.
Toutes les émissions ne doivent pas être à la fois créées et distribuées par les radiodiffuseurs; au moins une partie de la programmation doit provenir de producteurs indépendants des radiodiffuseurs. Le fait de nommer clairement le secteur de la production indépendante favorise une plus grande diversité de voix ainsi qu’une représentation et une participation plus larges dans la production d’émissions canadiennes. En outre, cela a pour but de faire contrepoids à la domination écrasante des radiodiffuseurs.
Il n’est pas nécessaire de mentionner également ici le contenu produit par les radiodiffuseurs. Cet objectif stratégique ne vise pas à énumérer les choses que les radiodiffuseurs font déjà pour leur propre bénéfice, mais plutôt à mettre en lumière ce que les radiodiffuseurs devraient faire pour contribuer à notre système. Nous demandons donc au Sénat d’annuler l’amendement du comité de la Chambre et de rétablir le libellé actuel de la loi. Notre système doit faire appel de façon notable aux producteurs canadiens indépendants dans l’établissement de sa programmation.
M. Mastin : Notre deuxième proposition d’amendement concerne l’alinéa 3(1)f) et l’obligation d’utiliser des ressources canadiennes pour la création, la production et la présentation de la programmation. Le projet de loi C-11 propose une norme différente pour les diffuseurs étrangers, d’une part, et les diffuseurs canadiens, d’autre part, en ce qui concerne l’utilisation de ressources canadiennes.
Les diffuseurs étrangers bénéficient de la distribution au Canada. Ils devraient donc également contribuer de façon significative à la programmation canadienne et le faire en faisant appel au maximum aux ressources canadiennes, comme les radiodiffuseurs et les services en ligne canadiens sont tenus de le faire en vertu de l’alinéa 3(1)f).
Il n’y a aucune justification politique solide à l’existence de deux normes différentes. Cela irait à l’encontre de l’objectif premier du projet de loi, qui est de créer des règles du jeu équitables entre les diffuseurs étrangers et les radiodiffuseurs canadiens.
M. Wazelle : Notre troisième proposition d’amendement met en relief la nécessité d’imposer des conditions de marché. Ce sont surtout les grandes entreprises canadiennes de télécommunications intégrées verticalement et les géants étrangers de la technologie qui achètent le contenu produit. Ils détiennent un avantage disproportionné dans la négociation des droits. Les producteurs sont souvent confrontés à une proposition « à prendre ou à laisser » : céder leurs droits sur le contenu ou risquer qu’il ne soit pas produit du tout. Il faut vraiment corriger ce déséquilibre du marché. Les sociétés de production canadiennes doivent pouvoir conserver des droits sur leur contenu. Il faut créer les conditions de marché nécessaires à la durabilité et à l’investissement à long terme. Le projet de loi C-11 devrait permettre au CRTC d’imposer et de faire respecter des conditions de marché collectives pour les acheteurs et les producteurs, d’adopter une série de conditions de base à respecter dans les négociations de bonne foi entre acheteurs et vendeurs de contenu. Cette solution n’a vraiment rien d’inédit. Elle a déjà été adoptée avec succès au Royaume-Uni, en France et en Allemagne.
M. Mastin : Je vous remercie de votre attention. Nous serons ravis de répondre à vos questions.
Le président : Merci. J’invite maintenant les représentants du Groupe de diffuseurs indépendants à nous présenter leur exposé.
Joel Fortune, conseiller stratégique, Groupe de diffuseurs indépendants : Monsieur le président, honorables sénateurs, je suis accompagné de Luc Perreault, conseiller stratégique pour le Groupe Stingray, qui est membre du Groupe de diffuseurs indépendants, ou GDI, aux côtés de 12 autres entreprises indépendantes de diffusion et de médias numériques. Ces entreprises sont actives dans tous les genres de diffusion sur des plateformes numériques établies et nouvelles et dans les activités de médias et de production connexes.
Les diffuseurs indépendants sont des entrepreneurs commerciaux et sociaux, qui constituent la diversité à laquelle nous pensons souvent en disant que nous voulons que le système de radiodiffusion canadien soit le miroir de la véritable diversité canadienne. Il peut s’agir de la diversité linguistique, de la représentation des personnes en situation de handicap, de la diversité ethnoculturelle et de la participation significative des Autochones au système de radiodiffusion.
Le projet de loi contient certainement des objectifs stratégiques qui concernent directement le rôle crucial des diffuseurs indépendants canadiens dans le système de radiodiffusion.
[Français]
Luc Perreault, conseiller stratégique, Groupe Stingray, Groupe de diffuseurs indépendants : Nous appuyons le projet de loi C-11, mais il faut apporter des changements ciblés pour faire en sorte que le CRTC dispose des pouvoirs précis dont il aura besoin pour atteindre les objectifs de la loi.
Premièrement, le CRTC devrait avoir le pouvoir d’établir les modalités de distribution de certains services de programmation distribués sur les plateformes numériques. À l’heure actuelle, l’alinéa 9.1(1)i) de la Loi sur la radiodiffusion, dans sa version modifiée, permettrait au CRTC d’exiger que certains services soient distribués sur les plateformes numériques sans en fixer les conditions, comme il le fait actuellement pour des services comme APTN, TV5 Québec Canada, UNIS et autres.
Deuxièmement, le CRTC a maintenant le pouvoir de régler les différends dans un environnement de câblodistribution et de satellite. Cette même autorité devrait s’appliquer dans un environnement en ligne.
Il est essentiel de contribuer à uniformiser les règles du jeu et d’offrir des recours importants aux services canadiens, en particulier aux petits radiodiffuseurs indépendants, lorsqu’ils font affaire avec des plateformes numériques. Il faudrait ajouter qu’à l’avenir, ces plateformes numériques pourraient aussi être des joueurs canadiens comme Bell, Telus ou Rogers, ainsi que des plateformes mondiales comme Amazon, Roku ou YouTube.
Enfin, le CRTC devrait pouvoir établir le cadre réglementaire pour veiller à ce que les services canadiens soient distribués et offerts équitablement dans un environnement en ligne. À l’heure actuelle, le CRTC peut réglementer la distribution de toute entreprise de programmation étrangère ou autre par les services par câble et de satellite.
Par exemple, c’est le pouvoir que le CRTC utilise actuellement pour notamment s’assurer que les services de télévision locale sont distribués localement; veiller à ce que les services en français soient offerts — comme vous le savez, la prédominance des services en ligne en anglais est une préoccupation croissante; donner accès aux services de programmation multiculturels canadiens; assurer un traitement équitable des services lorsqu’ils font l’objet d’un différend, y compris la règle du statu quo qui empêche la cessation d’un service pendant le règlement d’un différend; garantir la protection des consommateurs — par exemple, lorsque des changements sont apportés aux services existants.
Au mieux, le projet de loi C-11 crée un nuage d’incertitude quant au pouvoir d’agir du CRTC dans ces domaines dans l’environnement en ligne. Un petit changement proposé au paragraphe 9.1(1) de la Loi sur la radiodiffusion réglera ce grave problème.
[Traduction]
M. Fortune : Nous craignons que sans les changements que nous proposons, le CRTC n’ait pas le pouvoir nécessaire pour appuyer les objectifs stratégiques en matière de radiodiffusion. Pour dire les choses le plus directement possible, le projet de loi établit des objectifs ambitieux pour le secteur de la radiodiffusion canadien, sans toutefois accorder au CRTC les pouvoirs dont il aura besoin dans l’avenir pour bien exécuter son mandat.
Les deux premiers changements ciblés que nous proposons, que le CRTC a explicitement appuyés lorsqu’il a comparu devant vous en juin, et le troisième, qui est semblable, feront beaucoup pour combler cette lacune.
Nous vous remercions de nous avoir offert l’occasion de témoigner aujourd’hui. Nous répondrons avec plaisir aux questions que vous pourriez avoir.
Le président : Je vous remercie. J’accorderai maintenant la parole à la sénatrice Simons afin d’entamer la période de questions.
La sénatrice Simons : Après avoir rencontré M. Desjardins et M. Fortune un nombre infini de fois lors de petites diffusions, je suis enchantée que vous soyez ici et de vous voir en personne.
Ma première question s’adresse à M. Mastin et M. Wazelle. Les témoins précédents, dont Mme Messier, nous ont informés d’un problème de traduction à l’article 3(5.2) du projet de loi, lequel propose une modification au sous-alinéa 3(1)i)(v) de la Loi. Il n’indique pas la même chose en anglais et en français. Je pense qu’il s’agit de l’amendement auquel vous avez fait référence et qui ajoute la phrase indiquant « qu’ils soient indépendants, affiliés ou la propriété d’une entreprise de radiodiffusion ».
Ai-je raison? Est-ce l’amendement en question?
M. Mastin : Oui, c’est le bon amendement.
La sénatrice Simons : Le libellé français initial, que mon amie la sénatrice Miville-Dechêne m’a présenté il y a quelques instants, indique ce qui suit :
[Français]
(v) faire appel de façon notable aux producteurs canadiens indépendants;
[Traduction]
Voudriez-vous rétablir le libellé initial en anglais et en français?
M. Mastin : Oui, sénatrice, je voudrais revenir au libellé qui figure actuellement dans la Loi sur la radiodiffusion.
La sénatrice Simons : Vous craignez donc ici que l’ajout du passage indiquant « affiliés ou la propriété d’une entreprise de radiodiffusion » ne nuise à la position privilégiée que le libellé initial accordait à la production indépendante?
M. Mastin : Oui, c’est juste.
La sénatrice Simons : Je vous remercie. Nous en prenons bonne note et portons cette observation au compte rendu.
Monsieur Desjardins, nous avons entendu plus tôt aujourd’hui vos collègues de CORUS et Québecor, qui ont soulevé un grand nombre des questions que vous avez abordées. Ce qui me préoccupe, c’est que quand on veut mettre tout le monde à égalité, on peut le faire en élevant certains ou en creusant un trou pour en rabaisser d’autres.
Je crois comprendre que les amendements apportés au projet de loi C-11 en juin éliminent les droits de licence pour les radiodiffuseurs privés. Est-ce exact?
M. Desjardins : Il y a eu un amendement qui, selon nous, éliminerait les droits de licence dans la partie II. Les droits de licence figurant dans la partie I visent à soutenir le CRTC, alors que ceux que prévoit la partie II étaient versés directement au Trésor. Ce sont quelque 120 millions de dollars venant du système de radiodiffusion canadien qui allaient garnir les coffres du gouvernement chaque année sans qu’ils soient réinvestis de quelque manière que ce soit, à un moment où le système de radiodiffusion canadien ne peut vraiment pas se permettre de voir ces fonds lui échapper.
La sénatrice Simons : Ainsi, cet argent n’allait pas au Fonds des médias du Canada, mais au Trésor.
M. Desjardins : En effet. Il n’était lié à aucune autre dépense.
La sénatrice Simons : Que signifiera l’élimination de ces 120 millions de dollars pour vos membres? Cela semble une somme costaude dans l’ensemble, mais j’imagine qu’en fin de compte, ce n’est pas tant que cela pour chaque acteur.
M. Desjardins : Cela ne change pas la donne, mais c’est important. C’est le genre de chose qui permettra potentiellement de garder les journalistes dans les salles de rédaction, mais ce n’est pas ce qui sauvera le secteur canadien de la radiodiffusion à lui seul. Je pense que cet argent est important pour tous nos membres dans leur budget. Je le répète : dans les faits, cet argent est une taxe. Il est très important pour nous d’éliminer ces droits, mais cela ne fera certainement pas de miracles pour notre industrie.
La sénatrice Simons : Il n’y a donc rien là qui vous exempte de contribuer au Fonds des médias du Canada ou de commander du contenu canadien.
M. Desjardins : Le Fonds des médias du Canada concerne plus les distributeurs de radiodiffusion, qui y contribuent.
La sénatrice Simons : D’accord. Plus que les radiodiffuseurs eux-mêmes, donc.
M. Desjardins : Oui. En ce qui concerne la discussion sur l’amendement apporté la dernière fois au sous-alinéa 3(1)i)(v) de la loi, je dois dire que je suis profondément déçu. À l’heure actuelle, nous devrions mettre l’accent sur les géants étrangers qui sont à notre porte et qui, comme je l’ai souligné, raflent certainement les profits du système canadien et nous font une concurrence féroce pour les auditoires et la publicité. Toutes les plateformes de diffusion en continu ont indiqué qu’elles s’associeront à des annonceurs tiers. Elles s’immisceront dans le marché canadien de la publicité au moment où les radiodiffuseurs canadiens ne peuvent certainement pas se permettre d’affronter une telle concurrence. Je pense que nous devrions nous assurer que nous avons un système juste et équitable avec ces géants.
Je suis déçu de constater que nous allons discuter davantage de la manière dont nous veillerons à garder les radiodiffuseurs canadiens comme coussin de sécurité pour que de l’argent neuf afflue dans le système, alors que nous voulons aussi qu’ils soient tous assujettis aux mêmes obligations et exigences qu’ils ont toujours eues. Si vous examinez ce qui s’est passé pendant la décennie précédant la COVID, vous constaterez que le secteur de la production indépendante a cru chaque année pendant une décennie au Canada. Il y a 30 ans, on a reconnu ce secteur dans la loi afin de l’aider à croître. Il y a maintenant des producteurs indépendants qui sont plus imposants que des radiodiffuseurs, et nous sommes tous confrontés à des entreprises de diffusion plus grosses que nous tous.
Pour ma part, je ne comprends pas qu’on mette de l’énergie à discuter du placement de cet amendement qui fait en sorte qu’on ne reconnaît pas le rôle des créateurs de contenu au Canada, si ce n’est que pour s’assurer de garder les radiodiffuseurs comme coussin de sécurité si les législateurs ne pensent pas pouvoir obtenir ce dont ils ont besoin des acteurs étrangers.
La sénatrice Simons : Je vous remercie beaucoup.
La sénatrice Miville-Dechêne : Je vous remercie beaucoup, monsieur Desjardins.
Je voudrais demander à M. Mastin de répondre brièvement à M. Desjardins, qui a exprimé une critique intéressante concernant votre demande. Devrions-nous débattre de qui est le plus canadien, de qui est le moins canadien, des Canadiens les plus méritants, ou devrions-nous mettre l’accent sur les acteurs étrangers? Pouvez-vous répondre à cette question, que je trouve fort intéressante?
M. Mastin : Je vous remercie beaucoup de cette question. Pour répondre à votre question et aux observations de M. Desjardins au sujet du changement relatif à l’objectif qui concerne le secteur de la production indépendante, je dirais que ce n’est pas que pour assurer la diversité de la programmation au Canada que cet objectif figure dans la loi, bien que ce soit certainement un but premier. Ce changement vise également à admettre que le pays compte des diffuseurs indépendants qui sont aux prises avec de multiples défis alors qu’ils affrontent la concurrence des diffuseurs intégrés verticalement du pays, particulièrement aujourd’hui, dans un système marqué par un fort regroupement dans le secteur de la radiodiffusion. Nous voulons nous assurer que ces diffuseurs ne peuvent pas dominer complètement le marché national avec leurs choix et des comportements anticoncurrentiels. Le secteur de la production indépendante est là pour empêcher tout cela.
En outre, les objectifs stratégiques que contient l’article 3, où figure cet objectif, ne servent pas à énumérer les choses que les radiodiffuseurs et les entreprises de diffusion feront dans le cadre de leurs activités, mais bien à faire en sorte que certains éléments clés constituant un système de radiodiffusion sain, diversifié et modernisé soient là et soient défendus et maintenus. Voilà pourquoi la loi fait expressément référence et offre du soutien au secteur de la production indépendante.
Les radiodiffuseurs et entreprises de diffusion canadiens ou étrangers font déjà de la production maison, ainsi que de la production affiliée. Ils continueront d’agir ainsi. Ils ont leurs propres incitatifs pour le faire. Les objectifs stratégiques de la loi visent à intervenir quand ils ne font pas certaines choses que nous avons besoin qu’ils fassent, car leur rôle dans le système consiste à faire en sorte que ce dernier est sain, équilibré et diversifié.
La sénatrice Miville-Dechêne : Je pense que vous continuerez d’être en désaccord, mais permettez-moi de passer à un autre sujet : celui des conditions de marché. Vous demandez un changement assez substantiel sur le plan de la négociation des contrats. Il me semble que vous voulez prendre une partie de ce que le projet de loi C-18 fera pour l’appliquer au projet de loi C-11 pour qu’au final, ce soit le CRTC qui décide ce qui constitue un contrat équitable.
Nous avons discuté avec les représentants de Disney, qui nous ont indiqué que s’ils viennent au pays et financent entièrement une production et que c’est leur idée ou je ne sais quoi d’autre, ils voudront évidemment conserver toute la propriété intellectuelle. Voyez-vous les choses autrement? Sur le plan des conditions de marché, vous réclamez un changement assez substantiel, pas seulement pour les maisons de production étrangères, mais aussi pour les diffuseurs. Parlez-moi de la question. Parlez-moi de la propriété intellectuelle. La personne qui finance la production ne devrait-elle pas avoir droit à la propriété intellectuelle?
M. Mastin : Je vous remercie de la question. Je la renverrai dans un instant à M. Wazelle, qui est producteur indépendant. Il peut parler de ce que c’est, en réalité, de négocier actuellement avec ces acteurs et des répercussions que les conditions de marché auraient sur son entreprise.
En ce qui concerne le témoignage qu’ont livré les représentants de Disney plus tôt et le scénario que vous évoquez, sénatrice, dans lequel la propriété intellectuelle d’une émission vient de Disney et donc de Hollywood, et que le Canada est essentiellement utilisé comme plateforme de fabrication de la propriété intellectuelle, je voudrais préciser qu’il s’agit d’un service de production d’émission. Ce n’est certainement pas notre point d’intérêt ou, ferions-nous valoir, l’objet du projet de loi C-11. C’est dans une catégorie entièrement différente.
Ce qui nous intéresse, c’est quand la propriété intellectuelle ne vient pas de Disney, mais d’un producteur canadien travaillant avec des créateurs canadiens et cherchant à s’associer avec Disney pour réaliser une émission à l’avantage mutuel des parties. Dans ce scénario, il importe, selon nous, que si l’émission remporte du succès, tous les partenaires puissent en profiter. Dans le présent exemple, cela inclurait la maison de production canadienne, les créateurs canadiens et Disney. Les conditions de marché forment un cadre permettant à l’industrie de recalibrer ce qui serait autrement un déséquilibre colossal du pouvoir de négociation entre les diffuseurs étrangers et les producteurs indépendants, ou les diffuseurs canadiens, particulièrement ceux de grande taille, et nos membres. Nous voulons nous assurer que les négociations aboutissent à une entente, que cette dernière soit équitable pour toutes les parties et que tout le monde profite du succès que remporte l’émission.
Monsieur Waselle, voudriez-vous ajouter votre grain de sel?
M. Wazelle : Oui. Je vous remercie de la question, sénatrice.
De nombreux producteurs, et particulièrement ceux des communautés sous-représentées, se font souvent dire « c’est à prendre ou à laisser. » Ils peuvent parfois se voir offrir un droit de licence inadéquat et des exigences d’exclusivité pendant de nombreuses années. Dans la plupart des cas, quand ils travaillent avec nos amis américains et des voisins qui profitent de nos incitatifs fiscaux concurrentiels à l’échelle mondiale, les occasions de conserver la moindre propriété intellectuelle sont rarissimes, même si elle a été créée au Canada. Ainsi, tous les profits filent vers le sud de la frontière et ont peu ou pas d’incidence bénéfique sur notre PIB.
À notre avis, les conditions de marché constituent des outils de réglementation peu contraignants qui contribuent à rééquilibrer le pouvoir de négociation entre les radiodiffuseurs et les services de diffusion et le producteur indépendant.
Je me considère personnellement comme un entrepreneur canadien indépendant dans le secteur des médias et du divertissement. J’ai cofondé zeddrive.ca, une entreprise conceptrice de logiciels dont la propriété et le contrôle appartiennent entièrement à des intérêts canadiens. Elle a appuyé plus de 400 productions de médias et de divertissement, la vaste majorité de ses clients étant canadiens. Je travaille depuis 17 ans comme producteur ici, en Colombie-Britannique, exclusivement dans des productions canadiennes, et j’observe régulièrement les défis auxquels nous sommes confrontés, non seulement quand il s’agit de conserver la propriété intellectuelle, mais aussi en ce qui concerne l’objectif désiré quand on exploite la propriété intellectuelle à l’étranger avec l’intention de ramener les profits au pays afin de faire croître notre entreprise et d’employer plus de Canadiens.
La sénatrice Miville-Dechêne : Je comprends, mais je veux savoir si vous faites une distinction quand vous négociez la propriété intellectuelle si l’idée vient du Canada, mais est entièrement financée par un acteur étranger. En pareil cas, pensez-vous qu’un contrat équitable vous accorderait une partie de la propriété intellectuelle ou est-ce une question de proportionnalité sur le plan du financement du film ou du documentaire?
M. Mastin : J’ai une réponse en deux parties à cette question, sénatrice. Sachez d’abord qu’il est extrêmement rare qu’un radiodiffuseur ou qu’un service de diffusion étranger finance entièrement une production. Parfois, le chiffre « 100 % » est lancé, mais de façon générale, ce n’est pas le cas. Habituellement, des crédits fiscaux sont au moins investis dans le financement de l’émission. Voilà pour le premier point.
J’ajouterais qu’un certain nombre de nos membres font de la distribution. Dans le cadre de leurs activités d’entreprises canadiennes, il est essentiel pour elles de conserver au moins une partie des droits de distribution mondiaux pour le contenu qu’elles produisent en partenariat avec les radiodiffuseurs et les services de diffusion étrangers. Pour s’assurer de conclure une entente juste et équitable pour tout le monde, elles investissent des avances de distribution — des pièces sonnantes et trébuchantes, donc — dans le financement des émissions, puis conservent une partie des droits de distributions mondiaux.
Mais souvent, les services de diffusion étrangers déclarent qu’ils ne produiront l’émission que si les acteurs canadiens s’abstiennent d’y investir, car ils veulent posséder et contrôler entièrement leur propriété intellectuelle. Voilà le genre de problème que nous tentons de résoudre en instaurant des conditions de marché.
La sénatrice Dasko : Je suis un peu plus mêlée dans cette affaire d’amendement, mais peut-être la mettrai-je de côté un instant. Je veux revenir à la question d’égalité pour tous avec M. Desjardins.
L’objectif consiste à égaliser les conditions pour tous, mais ce n’est pas ce que fait le projet de loi. Il se contente d’assujettir les diffuseurs en ligne à un cadre de réglementation.
Dites-moi, le projet de loi contient-il quelque chose qui vise expressément les radiodiffuseurs canadiens? Qu’accomplit-il à part assujettir au système ce groupe de concurrents et de personnes extérieures au système? Y a-t-il autre chose pour les radiodiffuseurs? Manifestement, vous appuyez vivement le projet de loi. Ces changements se feront-ils tous sentir dans l’avenir? Que fait le projet de loi pour vous maintenant, en langage simple?
M. Desjardins : Oui. La seule chose que je dirais, c’est que je ne minimiserais pas l’idée d’assujettir les acteurs étrangers au cadre réglementaire canadien. C’est le but de ce projet de loi. C’est l’élément essentiel : les y intégrer. Deux processus réglementaires en découlent et ils seront essentiels pour déterminer l’avenir de la radiodiffusion canadienne. Or, il faut commencer par cette mesure législative, par l’intégration des acteurs étrangers dans le cadre réglementaire.
Ce n’est pas une mince affaire. Je comprends la question sur le « comment », parce que j’entends souvent « dites-nous comment ». Ce sont là des questions relatives au cadre réglementaire, et nous ne pouvons pas passer à ce stade tant que le projet de loi n’aura pas été adopté.
J’ai écouté les témoignages de ce matin et j’ai entendu l’un des représentants d’un des services de diffusion en continu dire « donnez-nous une année supplémentaire, et nous aurons un peu plus de données pour vous dire comment nous pensons que les choses vont fonctionner ». En réalité, nous avons commencé à discuter de ce projet de loi il y a six ans. Au cours de ces six années, il s’agissait, encore une fois, de donner à ces acteurs étrangers une avance extraordinaire. Ils augmentent leur part de marché ici.
Comme je l’ai dit, Disney+ et Netflix vont vendre de la publicité au Canada. À l’heure actuelle, 50 % du marché canadien de la publicité est occupé par des acteurs numériques étrangers. Nous laissons une grande partie de l’argent des médias quitter le pays, et c’est en partie pour cela que je suis un peu frustré par une partie de nos discussions ici.
Par exemple, à notre avis, le projet de loi vise à renforcer la capacité des entreprises médiatiques canadiennes à créer du contenu canadien et à nous assurer que nous disposons d’un système de radiodiffusion permettant la diffusion de bulletins de nouvelles de Lethbridge, Victoria, Moncton et Regina à l’heure du souper. Il s’agit de veiller à ce que nous ayons un solide système de radiodiffusion au service des communautés canadiennes.
La sénatrice Dasko : Supposons que les diffuseurs en continu soient tenus de contribuer à un fonds. Les radiodiffuseurs canadiens bénéficieraient-ils de ce fonds?
M. Desjardins : Je ne pense pas que nous ayons une réponse à cette question à ce stade-ci.
La sénatrice Dasko : Mais potentiellement?
M. Desjardins : Je ne pourrais pas le dire. Je ne pourrais pas dire à quoi cela va ressembler. En fin de compte, cependant — et je comprends que la sénatrice Simons et vous-même parliez de l’idée d’égalité pour tous —, pour les membres de mon association, l’idée, c’est que si l’on bénéficie concrètement du marché médiatique canadien, alors on a l’obligation d’aider à soutenir ce marché. À l’heure actuelle, tout cela retombe sur les radiodiffuseurs, des radiodiffuseurs qui ont vu leurs revenus chuter au cours des cinq dernières années, tant du côté des abonnements que de celui des annonceurs.
La sénatrice Dasko : Au risque de revenir sur la question des amendements — parce que je suis plus mêlée dans tout cela, et peut-être que tout le monde comprend —, en ce qui concerne les amendements qui ont été proposés tardivement à l’autre endroit, pouvez-vous expliquer clairement ce qu’ils apportent aux radiodiffuseurs canadiens? Qu’est-ce que cela fait pour vous?
M. Desjardins : Je vais commencer et je verrai si mes collègues veulent ajouter quelque chose. Ils donnent l’occasion aux radiodiffuseurs canadiens... Encore une fois, pour revenir à la question de savoir à qui appartient la propriété intellectuelle, lorsque nos radiodiffuseurs travaillent avec des producteurs indépendants, en général, le producteur indépendant conserve la propriété intellectuelle. Les radiodiffuseurs paient, mais ils n’ont pas la possibilité d’exploiter cette propriété intellectuelle par la suite. Ils investissent de l’argent. En fait, ils louent quelque chose, ils ne le possèdent pas. Les radiodiffuseurs auraient ainsi la possibilité de jouer un rôle plus important dans la production de contenu. Ils peuvent alors investir et voir les fruits de cet investissement.
Les radiodiffuseurs canadiens vont continuer à travailler avec des producteurs indépendants. Ils vont continuer à collaborer. Il y aura des coproductions. Je pense qu’il ne s’agit pas d’opposer les producteurs canadiens aux radiodiffuseurs canadiens, parce que nous sommes coincés dans ces cloisons, et pendant ce temps, comme je l’ai dit, les géants mondiaux nous éclipsent tous. C’est le but du projet de loi.
M. Fortune : Je comprends le point de vue de M. Desjardins. Je vois cette partie comme un avantage pour les radiodiffuseurs canadiens parce que nous reconnaissons que les radiodiffuseurs canadiens sont aussi des producteurs. Cela n’enlève rien aux producteurs indépendants canadiens, qui jouent un rôle différent dans le système. Mais dans l’environnement actuel, il y a une différence entre une production réalisée par un radiodiffuseur canadien — c’est-à-dire une production canadienne réalisée par une entité canadienne au Canada, comme des nouvelles locales, des documentaires ou tout autre type de production — et une production réalisée par un diffuseur en continu qui n’est pas canadien. Il s’agit d’un autre type d’entité.
Ce que j’aime dans cette partie — et je comprends les critiques du producteur indépendant —, c’est qu’on reconnaît que les radiodiffuseurs canadiens sont aussi des producteurs. Ils ne sont pas simplement une sorte de base de départ qui accueille le contenu et le diffuse. Ils sont responsables de la production.
Je comprends le point de vue des producteurs indépendants, mais j’aime aussi le mien.
La sénatrice Dasko : Merci, monsieur le président.
La sénatrice Wallin : Je pense que vous convenez tous que les radiodiffuseurs traditionnels ne sont plus les plus gros joueurs dans ce pays. Vous semblez dire que les diffuseurs en continu provenant principalement de l’Amérique sont là. Il me semble qu’il s’agit de financer et de protéger le contenu canadien et d’imposer le concept de découvrabilité à ces gros joueurs en réglementant Internet. C’est un peu ma prémisse.
Ma question est très simple, car nous avons entendu des témoignages à ce sujet pas plus tard qu’hier soir. Le CRTC — que vous connaissez tous très bien — est-il le bon organisme pour réglementer Internet? A-t-il le personnel, la capacité et la portée nécessaires pour mener à bien cette tâche et prévoir des mécanismes abordables et opportuns permettant de contester les décisions prises afin que le CRTC ne s’autoréglemente ou ne s’autosurveille pas?
Je ne sais pas qui veut intervenir à ce sujet. Allez-y, monsieur Fortune.
M. Fortune : En un mot, oui. C’est assurément le bon organisme. Il fait ce travail depuis des décennies. Il a l’expertise et il s’agit d’une institution canadienne. Donc, c’est sans aucun doute l’organisme compétent en la matière.
La sénatrice Wallin : Jusqu’à quel point devrait-il se préparer s’il devait commencer à réglementer Internet?
M. Fortune : Oui, il a besoin de ressources adéquates. Il doit faire le travail. Le CRTC ne réglemente pas Internet en entier. Le tout se fera graduellement, dans la plus pure tradition canadienne : graduellement.
Je ne suis pas préoccupé par la capacité du CRTC à assumer les responsabilités contenues dans le projet de loi. Ce sera du travail. Il aura besoin de ressources, mais c’est sans contredit le bon organisme.
M. Desjardins : Je suis du même avis. Notre industrie est réglementée, et nous avons souvent des tensions créatrices avec notre organisme de réglementation. Cela dit, le CRTC est sans contredit le bon organisme. Pour ce qui est du point que vous avez soulevé, il a déjà commencé à se préparer. Je pense qu’il y a des gens qui ont les connaissances et les compétences, surtout que nous ne parlons pas de réglementer entièrement Internet. Nous parlons d’une très petite tranche d’Internet, qui ressemble beaucoup à la distribution qu’il a toujours réglementée.
La sénatrice Wallin : Je pense que si l’on veut imposer la découvrabilité du contenu canadien, on va devoir, en fait, réglementer entièrement Internet, même si cela semble une tâche impossible. On ne saura jamais où l’on va découvrir du contenu canadien.
M. Desjardins : La découvrabilité n’est pas l’une de nos principales préoccupations. Cela dit, les défis qui ont été mis de l’avant par les gens qui disent à quel point ce sera impossible... Je ne pense pas que la découvrabilité soit toujours une question d’algorithmes. Il ne s’agit pas de gérer ou de réglementer les algorithmes. J’ai déjà entendu un certain nombre de témoins dire qu’il peut s’agir simplement de s’assurer que le contenu canadien peut être trouvé sur les pages d’accueil ou ailleurs.
Honnêtement, je trouve que les discussions sur la découvrabilité sont en quelque sorte des bobards.
La sénatrice Wallin : Est-ce que les autres témoins veulent intervenir?
M. Perreault : Nous ne parlons pas de réglementer Internet. Nous parlons de réglementer les plateformes. À l’heure actuelle, les grands distributeurs de ce pays — Shaw, Rogers, Vidéotron, Cogeco, Bell et Telus — se dirigent tous vers la distribution par IP. Ils déplacent leur technologie — ce qu’on appelait autrefois le câble — pour fournir du contenu, par le même fil, à des plateformes capables de le recevoir par Internet. Ainsi, ce que nous réglementons, ou ce que nous essayons de réglementer, c’est la plateforme.
Par exemple, lorsque je suis chez moi à Montréal, que je prends la télécommande de Vidéotron, qui est basée sur la plateforme Xfinity — une plateforme américaine appartenant à Comcast — et que je dis « musique », c’est Stingray Music qui apparaît. Si je dis « sport », ce sont RDS, TSN, Sportsnet, etc. qui s’affichent. Donc, la découverte de contenu se produit lorsque la plateforme est adaptée au marché dans lequel elle opère, parce que cette plateforme — ne vous méprenez pas — est contrôlée par Comcast à Philadelphie, mais elle est adaptée au marché.
La sénatrice Wallin : Mais il y a une raison pour laquelle Stingray apparaît. C’est ce que je veux dire.
M. Perreault : C’est décidé par le service de musique qui dessert ce marché.
La sénatrice Wallin : Et il est affilié au fournisseur. Oui. Pouvons-nous entendre les autres témoins?
M. Mastin : Nous ne pouvons pas manquer l’occasion de dire que nous sommes entièrement d’accord avec nos collègues de la radiodiffusion sur ce point. En particulier, nous sommes persuadés que le CRTC est en mesure de s’acquitter du nouveau mandat qui lui serait confié dans le cadre du projet de loi C-11.
Je veux faire une remarque, sénatrice. Dans votre question, vous avez mentionné l’idée de s’assurer que le CRTC ne s’autoréglemente pas. À cet égard, nous tenons à souligner qu’en vertu de la Loi sur la radiodiffusion, les Canadiens ont depuis longtemps la possibilité de faire appel des décisions du CRTC directement auprès du Cabinet fédéral lorsqu’on estime que le CRTC a commis une erreur. Ces appels n’ont pas été très fréquents au cours des 30 dernières années, car je pense que les gens croient en général que le CRTC fait un très bon travail. C’est arrivé à l’occasion. Cela fournit un mécanisme de dérogation.
Ce qui manque dans le projet de loi, c’est que ce mécanisme soit appliqué aux conditions des accords de service que le CRTC serait habilité à conclure avec les services de diffusion en continu étrangers. À notre avis, le mécanisme d’appel fonctionne bien et il n’y a aucune raison de ne pas l’appliquer aux services de diffusion en continu étrangers si nous les intégrons à notre système.
Enfin, je voulais simplement laisser M. Wazelle intervenir afin qu’il parle de la découvrabilité du point de vue d’un producteur indépendant.
M. Wazelle : Je veux dire moi aussi qu’il ne s’agit pas nécessairement de surveiller Internet dans son intégralité pour trouver du contenu canadien. La seule chose qui a changé, c’est le mécanisme de prestation.
Je m’en voudrais de ne pas souligner que si nos enfants ne peuvent pas se connecter aux grands services de diffusion en continu et facilement — pas raisonnablement, mais facilement — s’y trouver représentés, trouver facilement des histoires illustrant nos valeurs, alors tout ce qui nous vient à l’esprit lorsque nous pensons à ce que signifie être Canadien s’érodera avec le temps et sera remplacé par les valeurs et les idéaux d’un autre pays.
Notre collègue qui a témoigné aujourd’hui a parlé des grands services de diffusion en continu qui ajoutent de la publicité sur leurs plateformes. Vous pouvez imaginer que s’ils ajoutent de la publicité sur leurs plateformes, ce qui inclut leur capacité à créer leur propre contenu, ils vont naturellement faire de la publicité pour leur contenu d’une manière qui rendra très difficile la découverte de tout ce qui est canadien et de tout contenu canadien qui n’est pas directement affilié à ces grands services de diffusion en continu.
La sénatrice Wallin : Concernant la publicité, nous parlons de leur capacité à pousser, ce qui explique pourquoi, dans toute cette discussion, le volet qui concerne les algorithmes est si important.
Hier, des témoins ont dit que pour faire appel, on doit passer par les tribunaux, et ce sont là des éléments auxquels tous les gros joueurs qui ont été représentés ont peut-être accès et ils disposent d’équipes d’avocats.
Toutefois, lorsqu’il est question de réglementer le contenu généré par les utilisateurs, cela ne concerne pas seulement les gros joueurs. Il s’agit d’individus. C’est pourquoi tout ce processus d’appel doit être envisagé d’un point de vue légèrement différent. Quoi qu’il en soit, comme le président, je fais moi aussi des déclarations au lieu de poser des questions. Je vais donc me taire. Merci.
Le président : Nous vivons encore dans une société libre, sénatrice, pour l’instant.
À deux ou trois reprises, les témoins ici présents ont parlé de la façon dont le projet de loi propose des mesures pour sauver la culture canadienne et promouvoir le contenu canadien. Franchement, je suis plutôt d’avis que la seule chose que le projet de loi vise à faire, c’est de protéger les radiodiffuseurs traditionnels de la concurrence et d’essayer, par conséquent, de limiter le choix des consommateurs.
J’ai deux jeunes à la maison. Je suis vieux, alors je m’assois devant mon téléviseur et je regarde TVA et même Radio-Canada et CTV. Mes enfants, qui ont 25 et 22 ans, passent sans cesse devant la salle familiale, me regardent de temps en temps et rient. Entre les allers-retours et les rires, ils m’informent de ce qui se passe partout dans le monde, en particulier dans leur cour, car ils semblent toujours obtenir l’information plus rapidement que moi. Ce sont des adeptes de la diffusion en continu. Je suppose que c’est ce qu’on peut dire au sujet de cette génération.
Monsieur Desjardins, vous avez dit plus tôt que nous avions besoin d’un cadre réglementaire pour que tout le monde soit au même niveau. Ne diriez-vous pas que nous avons besoin d’un cadre réglementaire pour établir des règles du jeu équitables? Seriez-vous prêt à accepter un allégement de la réglementation pour vous délier les mains et pour que ces règles du jeu équitables soient établies?
Bon nombre de jeunes me disent que le projet de loi réduira le choix des consommateurs. Beaucoup de gens disent aussi que cela nuira aux investissements futurs dans l’industrie canadienne. Ce sont là deux problèmes que je soulève à l’intention des témoins.
Puisque je vous ai interpellé, monsieur Desjardins, je vais vous laisser répondre en premier.
M. Desjardins : Je suis heureux de donner mon point de vue sur la question. Pour ce qui est de protéger les radiodiffuseurs canadiens de la compétition, eh bien, la compétition est déjà là. Il n’y a rien dans le projet de loi qui nous protégera des concurrents internationaux.
À propos de ce que vous avez dit au sujet du fardeau réglementaire, je suis d’accord avec M. Péladeau, qui a affirmé ce matin qu’il fallait le rééquilibrer.
En ce moment, quelques gros joueurs, qui possèdent plus de la moitié du marché, doivent en partie leur croissance à leur accès à toutes les grandes capitales mondiales. Nous sommes des radiodiffuseurs canadiens appartenant à des Canadiens et nous avons un accès limité aux sources de capitaux et aux possibilités d’investissement dans le monde. Nos secteurs d’investissement sont restreints. Alors, à la question de savoir si je souhaite voir un assouplissement et un allégement du fardeau réglementaire, je répondrais par l’affirmative. Par contre, je préciserais que les autres joueurs n’ont pas une once de fardeau réglementaire.
Si nous gardons le statu quo, aucun système de radiodiffusion canadien ne présentera d’histoires canadiennes. Voilà ce que j’essaie de faire comprendre. Autrement dit, aucun contenu canadien, comme les nouvelles, ne sera diffusé aux Canadiens. Les Canadiens ne se reconnaîtront pas dans les émissions qui leur seront offertes.
Au sujet du choix des consommateurs, j’ai entendu entre les branches que certains services allaient plier bagage et quitter le Canada. Tous ces services, lorsqu’ils parlent aux analystes, mettent dans le même panier les abonnés canadiens et américains. Ils n’abandonneront jamais leurs abonnés, ne serait-ce que 12 à 15 % d’entre eux, car ils comprennent l’importance que revêt le volume d’abonnés pour les analystes des marchés financiers.
Je ne vois rien dans le projet de loi qui protège les radiodiffuseurs canadiens. L’expression « uniformiser les règles du jeu » revient souvent. Tout ce que nous voulons, c’est un arrangement « juste et équitable ». Ces deux mots, que nous continuons à répéter, ont été supprimés de l’alinéa 5(2)a.1). Nous voudrions que les mots « juste et équitable » figurent dans le libellé de l’alinéa 5(2)a.1). Voilà ce que nous demandons.
M. Fortune : Les notions de règles du jeu uniformes et de concurrence sont au cœur de ce dont nous parlons. Je m’en voudrais de ne pas mentionner que certains services, parce qu’ils atteignent certains objectifs, sont soutenus par notre système de radiodiffusion. Ces services sont non commerciaux. Je pense entre autres à APTN, à TV5Unis ou à AMI. Ces services ont un rôle à jouer dans notre système. S’ils étaient privés de soutien, la réalité des citoyens qu’ils représentent ne serait certainement pas diffusée au Canada, et ce ne sont pas les services de diffusion continue mondiaux qui présenteront aux Canadiens un contenu culturel où ils se reconnaîtront. Les services de diffusion continue mondiaux ne créeront jamais de contenu autochtone comme le fait APTN. Point final. En plus, ces services ne sont pas détenus par des Autochtones.
Les radiodiffuseurs doivent incontestablement composer avec un environnement très compétitif. Par contre, la Loi sur la radiodiffusion soutient certains services d’intérêt public. Un point important à considérer en matière d’équité, c’est que les joueurs établis que sont les câblodistributeurs ou les entreprises de distribution par satellite soutiennent ces services au moyen d’ententes de gros, contrairement aux plateformes mondiales. Nous avons d’ailleurs soulevé cette préoccupation auprès du comité. Ce niveau d’équité devrait être intégré au projet de loi.
M. Mastin : Au sujet de la question sur les investissements étrangers, plus particulièrement sur l’incidence du projet de loi à cet égard, il faut mentionner qu’au cours des deux dernières années, les services de diffusion continue des États-Unis ont ouvert pour la première fois des bureaux de production au Canada. Selon nous, le moment où surviennent ces ouvertures n’est pas une pure coïncidence. C’est en grande partie parce que le projet de loi C-11 est sur le point d’être adopté. Ainsi, pour la première fois, les services de diffusion américains n’utiliseront plus le Canada simplement comme une plateforme commerciale pour leurs propres PI. On s’attendra également à ce qu’ils contribuent à la santé et à la durabilité de l’industrie de la production au pays.
À cet égard, il faut également mentionner que l’industrie de la production au pays, c’est-à-dire nous, travaille d’arrache-pied depuis les 25 dernières années pour bâtir ce secteur au Canada, mais aussi pour attirer des services de production au pays. Des représentants de l’Alliance of Canadian Cinema, Television and Radio Artists et de la Guilde canadienne des réalisateurs ont témoigné devant vous hier soir. Nous travaillons avec eux et avec diverses parties prenantes de l’industrie au pays, notamment les propriétaires d’espaces studio, que nous envoyons en « mission commerciale » à Hollywood pour attirer plus de services de production au Canada. À cet égard, je pense que nous avons dépassé les attentes les plus folles. L’an dernier, les services de production se trouvant à l’étranger ont atteint un volume de production se chiffrant à 5,27 milliards de dollars.
Par contre, ce succès a eu des conséquences inattendues, dont celle d’intensifier la pression déjà énorme exercée sur l’industrie de la production au pays.
Nous soutenons pleinement les services de production. Nous déployons des efforts constants pour en attirer davantage au Canada. Le projet de loi C-11 nous permettra de nous assurer que nous avons un portefeuille de production équilibré entre les services de production et le secteur de la production au pays. Or, jusqu’à il y a environ cinq ans, ce portefeuille était équilibré depuis longtemps et fonctionnait très bien, autant pour les services de production que pour le secteur de la production au pays. Mes membres font les deux.
Nous n’insisterions pas, ici devant vous, pour que vous adoptiez ce projet de loi si ses répercussions sur les services de production suscitaient de graves préoccupations. Ce que nous voyons, ce sont des perspectives d’investissements encore plus substantiels au Canada, mais pour les histoires autochtones et non l’inverse si le projet de loi est adopté.
Monsieur Wazelle, voudriez-vous ajouter quelque chose?
M. Wazelle : Je suis d’accord avec tout ce que vous avez dit. Regardons ce qui se passe dans les autres pays, particulièrement au Royaume-Uni, où les revenus du secteur de la production indépendante sont passés de 1,3 milliard de dollars en 2005 à près de 3,1 milliards de dollars en 2013 dès que des codes de pratique ont été instaurés. Les investissements étrangers n’ont pas diminué et les services de diffusion continue sont demeurés très actifs dans leur secteur de production respectif.
La France et l’Allemagne ont elles aussi mis en place des codes de pratique. Leurs secteurs de la production respectifs sont tout de même restés forts, et les services de production s’y sont maintenus.
Le sénateur Dawson : Je tiens à préciser, monsieur le président, que je suis reconnu pour faire des déclarations pour mieux les transformer en questions. C’est probablement ce que je vais faire à l’instant.
À titre de parrain du projet de loi, je n’ai pas honte d’admettre que ce texte a pour objet de protéger les producteurs indépendants, les compositeurs et les radiodiffuseurs canadiens. Je n’ai pas honte de le dire. Les consommateurs ne seront pas pénalisés par ces mesures. Ils ne subiront aucun préjudice. Je veux que cet aspect soit clair.
Je n’ai pas honte de penser que le CRTC — même si certains savent que je l’ai déjà critiqué dans le passé — est de loin le meilleur outil pour atteindre cet objectif, de même que pour faire de l’arbitrage sur les modalités des ententes commerciales. Il y a toutes sortes de possibilités. Il ne faut pas oublier que le CRTC et les radiodiffuseurs canadiens ont fait du bon travail au fil des années.
Comme l’a mentionné monsieur Perreault, j’ai siégé au conseil d’administration de TV5 il y a plusieurs années. TV5 n’existerait pas si les radiodiffuseurs n’avaient pas donné leur appui. À moyen terme, nous devons trouver un moyen de faire participer ces services de diffusion en continu — canadiens ou non, car les producteurs s’en vont dans cette direction — au financement des services comme APTN ou TV5, entre autres. Je n’ai pas honte d’admettre que c’est l’objectif du projet de loi. Vous avez beau m’en accuser, j’assume ma position.
Qu’en pensez-vous, monsieur Desjardins?
M. Desjardins : Je pense que c’est bien dit.
Le sénateur Dawson : Je le sais et je n’en ai pas honte. Contrairement à vous, je ne lève pas les yeux au ciel chaque fois que je ne suis pas d’accord avec quelque chose.
Comme je suis parrain du projet de loi, je fais preuve de prudence parce que je dois penser aux intérêts du projet de loi, mais je dois aussi, comme Canadien...
Le président : Sénateur, personne ne veut vous enlever le droit d’exprimer votre...
Le sénateur Dawson : Madame formule sûrement des commentaires lorsque vous n’écoutez pas. Je ne fais jamais de commentaires sur madame pendant qu’elle prend la parole. Je m’attends au même respect de sa part. Je parle de la sénatrice Wallin, pour ceux qui ne regarderaient pas la séance à la télévision.
Le président : Tout le monde est respectueux dans cette Chambre, et tout le monde a du temps pour s’exprimer. Cela s’appelle la démocratie. Le panel peut répondre aux commentaires, aux points de vue et aux questions du sénateur Dawson.
M. Desjardins : Je m’opposerais — vous l’aurez peut-être deviné — à une seule partie de votre plaidoyer passionné sur le système de radiodiffusion canadien. Selon moi, les modalités commerciales entre les radiodiffuseurs canadiens et les producteurs indépendants canadiens ne sont pas très souples. Je pense que cet aspect serait extrêmement problématique pour les radiodiffuseurs, surtout en cette période où ils doivent affronter la concurrence mondiale.
Voilà le seul grain de sel que je voulais apporter à votre fougueux et passionné plaidoyer sur le système de radiodiffusion canadien.
M. Mastin : Si je puis me permettre, j’aimerais d’abord, dans la foulée de mes collègues, vous remercier de soutenir ce projet de loi et d’avoir accepté de le parrainer. J’aimerais aussi souligner — parce que nous ne pouvons pas être d’accord avec M. Desjardins trop longtemps — que les modalités commerciales sont essentielles et qu’elles ont été testées et approuvées dans d’autres pays. Haydn a parlé du Royaume-Uni, où le volume du secteur de production indépendante a triplé en moins d’une décennie.
Je voudrais corriger quelque chose pour le compte rendu. M. Desjardins disait plus tôt que les radiodiffuseurs canadiens qui collaborent avec un producteur dans le cadre d’une émission ne retirent aucun avantage économique, parce qu’il y a des droits de licence et que le producteur détient l’émission. Je pense que nous devons faire très attention.
En raison de ce déséquilibre des pouvoirs de négociation entre les grands radiodiffuseurs et producteurs, ce qui arrive, c’est que même si les producteurs détiennent l’émission sur papier, les radiodiffuseurs accaparent la vaste et écrasante majorité des droits et des revenus qui y sont associés. Pire encore, il arrive souvent que ce soient les producteurs qui se tapent la vente et la promotion de l’émission un peu partout dans le monde, mais que les radiodiffuseurs encaissent les revenus.
Les radiodiffuseurs réalisent des revenus substantiels des contrats qu’ils signent avec les producteurs, car les règles du jeu ne sont pas uniformes. De nombreuses règles doivent être uniformisées : les règles entre les radiodiffuseurs canadiens et les services de diffusion en continu, mais aussi les règles entre, d’une part, les producteurs indépendants, et d’autre part, les radiodiffuseurs canadiens et les services de diffusion en continu. De cette manière, tout le monde obtiendra sa part du gâteau si une émission récolte du succès. C’est ce que nous essayons d’obtenir. Nous voulons défendre les entrepreneurs de cette industrie pour que les parties concernées partagent les retombées des émissions à succès — que ce soit les radiodiffuseurs partenaires ou les services de diffusion en continu partenaires — avec nos membres.
La sénatrice Clement : Moi qui ne connais pas encore très bien ce processus, j’essaie encore de comprendre. J’aimerais que nous reparlions des salles de nouvelles.
Je veux remercier madame Wazelle d’avoir mentionné deux fois l’exemple du Royaume-Uni. Ce pays semble disposer d’un grand nombre de données intéressantes, en tout cas davantage qu’ici, au Canada. Je voudrais peut-être relancer madame Wazelle ou ce groupe à ce sujet.
M. Desjardins, en cette ère de désinformation croissante, les Canadiens comptent sur nos salles de nouvelles. Même les plus jeunes, comme les enfants du président du comité, regardent peut-être les bulletins des chaînes CTV et CBC, mais utilisent également les canaux plus rapides comme Twitter et les diverses plateformes des salles de nouvelles.
Pouvez-vous nous expliquer le lien entre ce qui menace la programmation et l’accès à celle-ci et les salles de nouvelles?
M. Desjardins : Bien sûr. Parlons d’abord de ce que vous venez de dire et des commentaires formulés plus tôt par le sénateur Housakos. Je ne veux pas que les gens pensent que mes membres sont des dinosaures. Ce sont des entreprises médiatiques canadiennes vraiment dynamiques et novatrices. Puisqu’ils s’adressent aux publics de tous âges, ils sont sur YouTube, Twitter et Instagram.
Quelques-uns de mes membres diffusent du contenu sur des plateformes de médias sociaux, mais aussi sur des plateformes de diffusion continue qu’ils ont eux-mêmes mises au point. Je viens du Nouveau-Brunswick. Je peux regarder la chaîne Global des Maritimes et l’application Global TV. Nos membres ne suivent pas seulement le vieux modèle linéaire. Ils sont partout.
À propos de ce que vous souleviez sur les droits de programmation, le marché des droits de programmation est hyper compétitif au Canada. Autrefois, c’étaient entre autres les émissions très populaires, américaines pour la plupart, qui contribuaient à financer les salles de nouvelles. Mais le Canada est un marché unique au monde, car aucun autre pays ne consomme autant de contenu provenant d’un pays étranger. À l’époque où le plus gros forfait télé se composait de 15 chaînes par câble, 4 de ces chaînes par câble provenaient de réseaux américains. Les États-Unis ont toujours tenu cette place dans notre marché. Il est très important d’avoir accès au contenu que les Canadiens recherchent.
Aujourd’hui, les services de diffusion continue mondiaux on fait leur entrée. Une bonne partie de leur programmation n’est pas disponible, et le reste est offert à un coût très élevé. À cela s’ajoute, encore une fois, la diminution du nombre de nos abonnés en raison des gens qui se font couper le câble ou de ceux qui s’en passent. En plus, les joueurs mondiaux accaparent une part du marché de la publicité.
Un paquet d’entreprises se préoccupent de leurs revenus et de leurs dépenses. Elles doivent faire des compressions. Souvent, ce sera la salle de nouvelles, ou un autre secteur au sein de l’organisation. Les radiodiffuseurs canadiens dépensent, encore aujourd’hui, 681 millions de dollars annuellement pour les nouvelles et les émissions d’informations communautaires. Ces services importants sont en danger.
La sénatrice Clement : Merci.
Le président : J’aimerais commencer par remercier les témoins. J’aimerais aussi remercier chaleureusement toutes les personnes présentes, car nous sommes allés bien au-delà du temps alloué. Je vous remercie de votre indulgence envers le comité. Les échanges ont été fructueux.
Chers collègues, les séances se sont toutes étirées au-delà du temps alloué. J’ai été généreux envers tous mes collègues en ce qui a trait au temps alloué aux questions. Nous avons étiré les séances, car notre comité sénatorial était le seul à siéger cette semaine. La semaine prochaine, je voudrais rappeler à mes collègues que nous reviendrons aux limites de temps habituelles. Le président devra donc être un peu plus strict. Ce sera davantage quatre à cinq minutes par personne, car nous aurons seulement le temps qui nous est alloué. Je veux être juste envers tout le monde. Nous dirons également à nos invités, pendant nos travaux la semaine prochaine, qu’ils devront répondre de façon succincte aux questions. Je pense que nous avons fait du bon travail hier et aujourd’hui.
Merci à vous tous. À la semaine prochaine.
(La séance est levée.)