LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES TRANSPORTS ET DES COMMUNICATIONS
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 5 octobre 2022
Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd’hui, à 18 h 45 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier la teneur du projet de loi C-11, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois.
Le sénateur Leo Housakos (président) occupe le fauteuil.
Le président : Je m’appelle Leo Housakos, sénateur du Québec, et je suis président du Comité sénatorial permanent des transports et des communications.
[Traduction]
J’invite mes collègues à se présenter rapidement, en commençant à ma gauche.
La sénatrice Simons : Je suis la sénatrice Paula Simons, de l’Alberta, territoire du Traité no 6.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Julie Miville-Dechêne, du Québec.
Le sénateur Cormier : Sénateur René Cormier, du Nouveau-Brunswick.
[Traduction]
Le sénateur Klyne : Marty Klyne, sénateur de la Saskatchewan, territoire du Traité no 4.
Le sénateur Woo : Yuen Pau Woo, de la Colombie-Britannique.
[Français]
Le sénateur Dawson : Dennis Dawson, du Québec.
[Traduction]
La sénatrice Sorensen : Karen Sorensen, de l’Alberta, territoire du Traité no 7.
[Français]
La sénatrice Clement : Bernadette Clement, de l’Ontario.
[Traduction]
La sénatrice LaBoucane-Benson : Patti LaBoucane-Benson, territoire du Traité no 6, de l’Alberta.
Le sénateur Manning : Fabian Manning, de Terre-Neuve-et-Labrador.
Le sénateur Tannas : Scott Tannas, de l’Alberta.
Le président : Nous nous réunissons pour poursuivre notre examen de la teneur du projet de loi C-11, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois.
Plusieurs témoins se joignent à nous aujourd’hui. Comme vous le voyez à l’ordre du jour, nous devions recevoir Nicolas Bouchard, de Believe Canada, mais il a disparu. Il avait exprimé la volonté de comparaître devant le comité et il avait confirmé sa présence; toutefois, le greffier n’a pas réussi à le joindre au cours des derniers jours.
[Français]
Nous accueillons aujourd’hui par vidéoconférence, de Nettwerk Music Group Inc., Patrick Aldous, premier vice-président, Affaires commerciales et juridiques; de l’Alliance nationale de l’industrie musicale, nous recevons Clotilde Heibing, directrice générale, Natalie Bernardin, vice-présidente, et Me Audrey Mayrand, avocate.
Les témoins auront cinq minutes pour faire leur présentation, puis nous passerons à la période des questions.
Nous commencerons avec M. Patrick Aldous, qui aura cinq minutes. Monsieur Aldous, la parole est à vous.
[Traduction]
Patrick Aldous, premier vice-président, Affaires commerciales et juridiques, Nettwerk Music Group Inc. : Merci, sénateur Housakos, honorables membres du comité.
Nettwerk Music Group comprend que les efforts déployés par le gouvernement pour soutenir l’économie de la musique canadienne au moyen du projet de loi C-11 sont bien intentionnés. Cependant, nous croyons que le projet de loi risque d’avoir l’effet contraire, pour les raisons que je vais vous présenter aujourd’hui.
Le concept du contenu canadien a peu de pertinence dans le modèle moderne de découverte de la musique. Depuis l’avènement de la diffusion en continu, la découverte de la musique se fait moins par l’intermédiaire des radios terrestres et d’autres médias traditionnels que par ce qu’on appelle les « scènes en ligne ». La compréhension de ces nouvelles scènes et du rôle qu’y joue la musique peut aider les artistes à trouver un auditoire international. Ces scènes sont numériques; elles ne sont pas délimitées par des frontières géographiques.
La transition entre un modèle traditionnel de commercialisation de la musique et un modèle centré sur les scènes en ligne a eu un effet positif important sur les artistes canadiens de Nettwerk et, par voie de conséquence, sur nos affaires. En moyenne, environ 90 % des revenus de diffusion en continu des artistes canadiens figurant dans notre répertoire actif proviennent de l’extérieur du Canada. Une approche réglementaire en matière de diffusion numérique axée sur le contenu canadien ne concorderait pas avec les aspirations professionnelles sans frontières de nos artistes canadiens. Au mieux, une telle approche ne serait aucunement pertinente à la stratégie de découverte de la musique de Nettwerk. Au pire, elle pourrait grandement lui nuire.
Un régime de réglementation de la diffusion en continu axé sur le contenu canadien risque de nuire sérieusement aux possibilités d’exportation des artistes canadiens. D’après nos recherches, quand un artiste devient populaire seulement ou principalement dans un marché musical délimité géographiquement, cela donne l’impression que cet artiste n’est intéressant que pour les gens de cette région. Il devient alors extrêmement difficile pour l’artiste de sortir de ce marché, ce qui restreint considérablement ses chances de trouver un auditoire international.
L’imposition d’un régime de réglementation axé sur le contenu canadien aux services de diffusion de musique en continu amplifierait cet effet de manière exponentielle. Pour éviter de se retrouver dans une telle situation, les artistes canadiens seraient poussés à signer des contrats avec des maisons de disques situées dans des marchés plus vastes, comme aux États-Unis; ils ne seraient pas motivés à passer des contrats avec des maisons de disques canadiennes.
Nous vivons dans un monde numérique sans frontières qui avantage grandement les artistes canadiens. Ériger un mur de réglementation dans ce monde numérique sans frontières aura pour seul résultat de confiner les artistes canadiens.
Nos collègues de Spotify vous ont dit qu’ils craignaient que d’autres gouvernements ailleurs dans le monde suivent l’exemple du Canada en réglementant à leur tour les services de diffusion en continu. L’effet d’entraînement nous préoccupe aussi. Nous redoutons que la mesure provoque la création de marchés musicaux en ligne protectionnistes ailleurs dans le monde, ce qui pourrait pousser les fournisseurs de musique en ligne à diviser leurs activités en fonction de paramètres nationaux. Une telle situation nuirait grandement à tout modèle d’affaires orienté vers l’international et réduirait considérablement la capacité de toute entreprise canadienne d’exporter ses artistes et de bâtir leur carrière.
Passons maintenant à la question du contenu généré par les utilisateurs. Nettwerk réussit à tirer parti des « moments viraux » créés à partir du contenu généré par les utilisateurs sur YouTube, Instagram et TikTok pour accélérer le succès international des artistes canadiens. C’est parce que ce type de rapport direct est non réglementé et mû par l’impulsion des admirateurs qu’il est si efficace. La réglementation du contenu généré par les utilisateurs nuirait fortement à ce phénomène.
D’autre part, le projet de loi C-11 insère de la réglementation superflue dans des relations commerciales privées. Nettwerk a négocié sa première entente avec Spotify en 2009. À l’heure actuelle, nous sommes l’une des rares maisons de disques indépendantes au monde à avoir des relations de distribution directes à la fois avec Spotify, Apple Music et Amazon Music. Dans les faits, en introduisant un régime de réglementation dans ces relations privées longuement négociées et soigneusement entretenues, le projet de loi C-11 ferait du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, le CRTC, une partie dans nos ententes commerciales privées.
Par ailleurs, les données libres d’influence que nous recevons de la part de nos partenaires de diffusion en continu nous sont indispensables pour bien comprendre les facteurs en évolution constante qui influent sur la découverte de la musique et sur leurs plateformes. En leur imposant un régime de réglementation, on compromettrait les données que ces services nous fournissent, ce qui nuirait à notre capacité de faire rayonner nos artistes canadiens sur la scène internationale.
En conclusion, nous croyons qu’il faut cultiver et renforcer le succès des artistes canadiens dans l’économie de la diffusion en continu en employant les outils sans frontières que les services de diffusion en continu mettent déjà à notre disposition. Nous croyons également que les tentatives visant à réglementer l’économie de la diffusion en continu fermeraient des portes offrant des débouchés aux artistes canadiens qui leur sont actuellement ouvertes, et que la mesure finirait par diminuer le nombre d’artistes canadiens qui réussissent à avoir des carrières viables à l’échelle internationale. Par conséquent, nous appuyons la recommandation présentée au comité par la Digital Media Association d’ajouter une disposition au projet de loi C-11 pour empêcher le CRTC de s’ingérer dans la prise de décision concernant les algorithmes.
En outre, nous appuyons la recommandation de Spotify de communiquer au CRTC une liste de critères précis à prendre en considération avant de réglementer les services de diffusion de musique en continu.
Les règles doivent protéger la possibilité de choisir des consommateurs canadiens et elles doivent leur permettre de conserver le contrôle de leur expérience d’écoute. Il faut revoir les règles définissant le contenu canadien et veiller à ce que les obligations qui y sont liées reflètent le modèle de diffusion numérique audio en continu.
Nous appuyons également la position de YouTube sur l’article 4.2 proposé concernant le contenu généré par les utilisateurs.
Pour conclure, chez Nettwerk, nous croyons que l’élaboration d’une politique efficace sur la découverte de la musique canadienne nécessite une approche ascendante et non descendante. À cet égard, nous appuyons le témoignage de l’Association canadienne de la musique indépendante.
La meilleure façon de favoriser la découverte des artistes canadiens par l’intermédiaire des services de diffusion en continu au Canada et partout dans le monde, c’est en permettant à de florissantes entreprises de musique canadiennes concurrentielles et bien financées d’investir dans la conception, la commercialisation, la promotion, la distribution et l’exportation de musique canadienne remarquable créée par de brillants artistes canadiens.
Je vous remercie pour votre attention.
Le président : Merci, monsieur.
[Français]
Clotilde Heibing, directrice générale, Alliance nationale de l’industrie musicale : Bonsoir, mesdames et messieurs les sénateurs. Je vous remercie de l’invitation de discuter avec vous du projet de loi C-11, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois. Je suis Clotilde Heibing, directrice générale de l’Alliance nationale de l’industrie musicale (ANIM). Je suis accompagnée de Natalie Bernardin, entrepreneure et vice-présidente, et de Me Audrey Mayrand, avocate.
L’ANIM accompagne les professionnels de l’industrie qui travaillent en milieu francophone minoritaire. C’est le seul organisme qui représente toute l’industrie musicale au Canada où le français est en situation minoritaire. Nos 62 membres sont des associations et des entreprises. L’ANIM a pour mandat de favoriser le développement d’une industrie durable. L’ANIM croit en une industrie forte et intégrée dans le paysage national. Elle est pugnace pour faire reconnaître la place que la francophonie doit occuper à la table nationale des arts et de la culture.
Nous avons pris connaissance des allocutions présentées devant vous par nos partenaires stratégiques, notamment celles de la FCCF, de la CDEC — dont l’ANIM est membre —, de l’APFC et de l’ADISQ, avec qui nous collaborons étroitement.
Nous appuyons leurs demandes avec force. Soyez assurés que leurs demandes sont les nôtres. Nous regrettons, comme elles, de devoir nous battre pour maintenir nos acquis lors des refontes législatives plutôt que de les voir progresser.
Natalie Bernardin, vice-présidente, Alliance nationale de l’industrie musicale : Nous voulons aujourd’hui mettre de l’avant un point particulier du projet de loi C-11. Je fais référence à la demande du CRTC en juin dernier, visant à supprimer la disposition de consultation à l’article 5.2. Même si ce n’est pas, en apparence, l’élément le plus passionnant du projet de loi C-11, nous savons qu’il est essentiel.
C’est notre travail de vous démontrer aujourd’hui notre implication à l’endroit des CLOSM, les communautés de langue officielle en situation minoritaire. Cette disposition est d’une importance fondamentale pour les CLOSM que l’ANIM représente.
En effet, trop souvent, les CLOSM ne sont pas consultées ou ne sont pas proprement consultées pour ce qui est des décisions prises par des institutions fédérales comme le CRTC. Cela entraîne des conséquences négatives, voire désastreuses, pour ces communautés.
L’ANIM elle-même mène une bataille administrative et juridique qui dure déjà depuis près d’une décennie. Cette bataille devrait servir d’exemple pour justifier en soi que votre comité rejette fermement la demande du CRTC de supprimer la disposition de consultation.
En effet, dans son recours, l’ANIM soutient que l’absence de communication et de consultation de la part du CRTC a mené à une prise de décisions qui ont elles-mêmes causé des torts importants. Entre 2013 et 2019, c’est plus de 2,3 millions de dollars dont l’industrie musicale de nos communautés n’a pu profiter.
L’article 5.2 proposé dans le projet de loi C-11 vise justement à éviter que l’expérience de l’ANIM ne se reproduise.
L’ANIM a soumis à votre comité un mémoire détaillé qui décrit son recours, les conséquences de la décision du CRTC sur l’industrie francophone et l’importance de la disposition de consultation.
Nous sommes disposées à répondre à vos questions à cet égard.
Mme Heibing : La demande du CRTC est d’autant plus problématique qu’elle met face à face des forces disproportionnées. Saviez-vous que l’ANIM emploie seulement deux ressources à temps plein? Pour préparer cette allocution, nous avons disposé de moins de deux semaines. Durant cette période, nous avons fait vivre une pépinière de 11 nouvelles entreprises, assisté à deux événements nationaux à Winnipeg et à Calgary, participé au jugement du procès qui nous oppose au CRTC, organisé notre assemblée générale annuelle, accueilli deux nouvelles membres et perdu notre comptable.
Nous comparaissons ici ce soir parce que si nous laissons seulement les grands organismes et les grandes entreprises parler, vous présumerez que nous sommes tous armés pour lutter. Nous ne le sommes pas. Nous avons besoin que vous exerciez votre rôle traditionnel de défense des droits et des intérêts des minorités en refusant la demande du CRTC d’abroger la disposition de consultation. C’est au sujet de la relation inéquitable entre le CRTC et le milieu de la musique que nous ouvrir le dialogue avec vous. Je vous remercie de m’avoir écoutée.
Le président : Merci beaucoup.
[Traduction]
La sénatrice Simons : Monsieur Aldous, il a beaucoup été question ici des effets de la révolution numérique sur la télévision. À mon avis, le bouleversement total du modèle traditionnel de vente de la musique provoqué par la révolution numérique est loin d’avoir reçu assez d’attention.
Vous dites que les revenus de vos artistes proviennent en grande partie de la diffusion en continu. Je pense qu’il y a une distinction très importante à faire.
Le gouvernement affirme, entre autres, qu’il a besoin d’un moyen d’inclure dans la loi les maisons de disques géantes qui se servent de YouTube comme service de diffusion de musique en continu pour concurrencer Spotify et Apple. Il parle de sociétés comme Sony et Warner Brothers. J’aimerais savoir où se situe Nettwerk. Faites-vous de la diffusion en continu sur YouTube ou faites-vous exclusivement affaire avec les services commerciaux de diffusion en continu?
M. Aldous : Je vous remercie pour la question. Nous considérons aussi YouTube comme un précieux partenaire. Nous avons négocié des ententes directes avec Spotify, Amazon et Apple, mais YouTube occupe également une place importante dans notre stratégie d’entreprise. Toute notre musique est offerte sur YouTube. Nous trouvons que c’est une excellente façon d’établir des rapports avec les admirateurs.
La sénatrice Simons : Que pensez-vous de l’argument du gouvernement selon lequel le paragraphe 4.2(2) est nécessaire pour soumettre à la loi les grandes maisons de disques qui se servent de YouTube afin d’éviter de fausser la concurrence pour les services comme Spotify?
M. Aldous : Excusez-moi, pouvez-vous répéter la question? Il y a eu une interruption.
La sénatrice Simons : Le gouvernement nous a répété à maintes reprises qu’il avait besoin du paragraphe 4.2(2), l’exemption à l’exemption, pour inclure YouTube dans la loi dans les cas où cette plateforme est utilisée par les maisons de disques géantes comme Sony et Warner Brothers pour offrir un service de diffusion en continu. Selon le gouvernement, omettre cette exemption équivaudrait à accorder un passe-droit aux maisons de disques géantes. Je me demande simplement où se situe Nettwerk par rapport à cela. D’après vos discussions avec le gouvernement, faites-vous partie de la même catégorie, ou les sociétés comme Sony et Warner Brothers sont-elles tellement plus grandes que la vôtre que vous vous classez quelque part au milieu?
M. Aldous : Notre part du marché est loin d’être aussi importante que celle de ces grandes sociétés, mais d’après ce que j’ai compris, la disposition en question s’appliquerait à nous. La taille de la société n’entrerait pas en ligne de compte; toute entreprise commerciale qui génère des revenus serait soumise à la disposition.
La sénatrice Simons : Vos artistes sont tous enregistrés, aux termes du paragraphe 4.2(2)?
M. Aldous : Oui.
La sénatrice Simons : Avez-vous pris connaissance des amendements proposés par YouTube? En avez-vous lu le texte intégral?
M. Aldous : Je n’ai pas lu le texte intégral. J’en ai parlé avec les représentants de YouTube. Je n’ai pas une connaissance approfondie de ces amendements.
La sénatrice Simons : D’après ce que vous en savez, à vos yeux, les amendements proposés par YouTube et sa position à l’égard du paragraphe 4.2(2) sont-ils acceptables?
M. Aldous : D’après ce que j’ai compris, franchement, les amendements proposés par YouTube représentent en quelque sorte un compromis pour cette société. Les représentants de YouTube nous ont dit sans détour qu’ils étaient prêts à laisser tomber la musique commerciale à but lucratif. C’est ce que j’ai compris.
C’est mon interprétation de leur position. La proposition de YouTube que nous appuyons relativement à l’article 4.2, c’est celle qui porte précisément sur le contenu généré par les utilisateurs et qui a une incidence sur la stratégie que nous utilisons pour générer des moments viraux dans le contexte des médias sociaux.
La sénatrice Simons : Je me demande si vous allez vous faire coincer entre le marteau et l’enclume puisque, d’un côté, votre part du marché est de loin inférieure à celle de Sony, mais de l’autre, vous n’êtes évidemment pas seulement un jeune muni d’une guitare et d’une webcam. Vous produisez de la musique commerciale destinée à un marché concurrentiel, mais dans un créneau beaucoup plus étroit.
M. Aldous : Tout à fait. Selon moi, c’est là un des défauts de la disposition : elle ratisse trop large. Le défi, certainement pour la Chambre des communes, c’est de bien définir ce qui constitue une entreprise à but lucratif ou génératrice de revenus. Pour nous, c’est une des préoccupations qui ont émergé des séances de la Chambre : comment peut-on obtenir une meilleure définition d’une entreprise génératrice de revenus? Car elles ne sont pas toutes égales, comme vous venez de le souligner à juste titre.
[Français]
Le sénateur Cormier : Mes questions s’adressent aux représentantes de l’Alliance nationale de l’industrie musicale. Je remercie tous nos témoins, mais particulièrement l’Alliance nationale de l’industrie musicale. Je connais le travail que vous faites auprès des artistes des communautés de langue officielle en situation minoritaire et les succès qui émanent de votre travail. Je suis ravi que vous soyez là.
Vous avez parlé de l’article 5.2, et j’y reviendrai, mais j’aimerais d’abord vous entendre sur la perception du projet de loi qu’ont les artistes qui sont membres de vos associations. On a beaucoup entendu parler des youtubeurs qui ont témoigné des impacts négatifs du projet de loi.
Je suis certain que vous avez des créateurs parmi vos membres qui utilisent YouTube pour diffuser du contenu. J’aimerais savoir ce qu’ils pensent du projet de loi. Plus spécifiquement, est-ce que ce projet de loi les empêcherait de rejoindre des auditoires à l’extérieur du Canada? Quels sont les effets bénéfiques du projet de loi dans sa mouture actuelle? J’aimerais que vous nous parliez de votre position à partir du point de vue des artistes de la chanson et de la musique qui sont membres de votre organisation.
Mme Heibing : Merci du compliment. Sur cette question, je pense qu’il est assez clair pour nos artistes qu’ils font vraiment une différence entre les contenus créés par des professionnels et les contenus créés par des personnes qui n’en font pas un usage professionnel. Nous sommes dans une position extrêmement différente de celle des grosses entreprises. Nous avons de nombreux artistes autogérés. Nous avons grand nombre de toutes petites entreprises.
J’aimerais que Natalie Bernardin puisse parler de sa situation en tant qu’entrepreneure; sa situation est très différente. Nous faisons partie d’un paysage où notre auditoire est régional; il est parfois national, mais rarement international. Nous avons donc besoin d’une loi qui nous protège. J’encourage Natalie à continuer la conversation.
Mme Bernardin : J’abonde dans le même sens. Proportionnellement, les artistes de nos communautés sont de très petits poissons dans un énorme océan. J’écoutais la réponse de notre collègue sur la question de la découvrabilité et de YouTube. Nos artistes ont besoin d’avoir ce genre d’accès. Les marchés canadiens francophones hors Québec — on rapetisse l’océan — sont de plus en plus petits. Pour eux, il faut viser de plus en plus large pour avoir accès à cette découvrabilité.
Ensuite, le problème, c’est que les entreprises sont très peu nombreuses dans nos communautés. Mme Heibing a fait allusion à 11 pépinières avec lesquelles l’ANIM est en train de travailler. On a besoin de mieux financer ces entreprises pour qu’elles puissent s’assumer dans ce marché de plus en plus compétitif, et surtout pour ne pas que l’écart s’agrandisse entre ces petites entreprises, comme la mienne, où les artistes... J’estime, par exemple, sur le plan de la francophonie canadienne, que je travaille quand même avec des artistes qui ont une certaine notoriété.
Malgré cette notoriété, l’écart entre ces artistes et ceux qui travaillent avec des maisons de disques majeures est très, très grand. Mon entreprise n’a pas les moyens de compétitionner avec ces grandes entreprises sur les plans du marketing et de la découvrabilité. Dès le début, on traîne toujours un peu de l’arrière.
Le sénateur Cormier : Vous avez abondamment parlé de l’article 5.2 et de la nécessité de mener des consultations entre le CRTC et les organisations qui émanent des communautés de langue officielle en situation minoritaire. Quel serait l’impact du retrait de l’article 5.2, selon vous? Qu’est-ce que cela veut dire concrètement? La disposition inclut un certain nombre d’objectifs à prendre en compte dans les consultations que le CRTC devrait mener avec vos organisations. Quel serait l’impact du retrait de cette disposition?
Mme Heibing : Merci beaucoup pour la question. Je me permets de donner la parole à Me Mayrand.
Me Audrey Mayrand, avocate, Alliance nationale de l’industrie musicale : Bonjour. Merci pour la question. Comme on y a fait allusion tout à l’heure, l’Alliance nationale de l’industrie musicale a vécu une situation particulière avec son recours judiciaire, qui aurait très bien pu être prévenu par une disposition comme celle-ci.
Cette disposition ne sort pas de nulle part. Elle est basée sur des critères établis par la Cour suprême en matière de consultation. Cela établit un cadre clair pour s’assurer que le CRTC fasse de la consultation. Dans le cas qui occupe l’ANIM, ils n’avaient tout simplement pas été informés d’un processus qui allait les affecter de façon importante.
Premièrement, il faut s’assurer que le CRTC prend conscience de cette obligation et l’applique. Deuxièmement, il faut qu’il y ait des attentes claires sur ce que cela implique. Quelles sont les étapes qui doivent être prises pour qu’une consultation soit adéquate et efficace?
Comme on y a déjà fait allusion, pour les communautés en situation minoritaire, on n’interagit pas à parts égales avec un organisme comme le CRTC, qui est en mesure de comprendre et d’évaluer les impacts de leurs décisions sur les communautés, et d’informer ces communautés sur ces impacts pour qu’elles puissent s’engager dans un processus.
Cependant, pour un petit organisme de l’industrie musicale comme l’ANIM, recevoir un avis général ou public qui ne répond pas à ses besoins particuliers ne soulève pas les impacts possibles qu’il pourrait y avoir sur la communauté. Cela ne permet pas à ces communautés de s’engager et de réellement participer.
Retirer cet article risque de faire en sorte qu’on se retrouve à répétition dans des situations où de petits organismes de la minorité doivent se battre en cour pour faire reconnaître le droit d’être consulté et essayer de réparer après coup les préjudices causés par les décisions prises sans consultation.
[Traduction]
Le sénateur Manning : Merci aux témoins d’être avec nous ce soir.
Ma question s’adresse à M. Aldous. Vous avez mentionné le travail que Nettwerk a accompli au cours des 10 dernières années pour nouer et approfondir ses relations avec les services de musique en ligne. Selon vous, le projet de loi C-11 interférerait avec ces relations au détriment de Nettwerk et de ses artistes en introduisant un régime de réglementation dans ces relations privées soigneusement négociées et longuement entretenues. Si je vous ai bien compris, dans les faits, le projet de loi C-11 ferait du CRTC une partie dans vos ententes commerciales privées, sans que les artistes canadiens ou les consommateurs de musique canadiens en retirent le moindre avantage concret.
D’après vous, quelles répercussions cela aurait-il sur les artistes et les consommateurs canadiens? Comment les artistes canadiens réagiront-ils si le projet de loi C-11 est adopté tel quel?
M. Aldous : Je vous remercie pour la question. Comme je l’ai dit durant ma déclaration préliminaire, à l’heure actuelle, les services de diffusion numérique en continu offrent aux artistes canadiens un monde sans frontières. Dans ce monde sans frontières, nos partenaires peuvent nous fournir des données très utiles qui nous permettent à la fois d’interpréter le succès actuel de nos artistes et de prédire avec une certaine exactitude l’avenir de ce succès à l’échelle internationale.
Je le répète, nous craignons que la réglementation des services de diffusion numérique de musique en continu interfère avec la manière dont ces services traitent la musique canadienne. Elle aura pour résultat de confiner la musique canadienne à l’intérieur des frontières du Canada et elle nuira à la découvrabilité de la musique canadienne à l’extérieur du pays.
Chez Nettwerk, nous appelons ce phénomène le « géoblocage »; le terme « blocage géographique » est aussi employé. C’est ce qui arrive quand un service de diffusion numérique en continu nourrit la popularité d’un artiste dans une région délimitée dans une telle mesure que l’artiste finit par être confiné à l’intérieur de cette région. Une fois que la popularité attribuable à la diffusion en continu confine l’artiste à l’intérieur d’une région géographique donnée, il devient extrêmement difficile de sortir l’artiste de cette région. Ce phénomène ne touche pas seulement les artistes canadiens; nous l’avons aussi observé chez bon nombre d’artistes australiens. Le problème se pose pour les artistes provenant de marchés musicaux relativement petits partout dans le monde.
Selon nous, non seulement l’imposition d’un régime de réglementation interférera avec les données que nous recevons, mais encore, elle aura pour résultat de confiner les artistes canadiens à l’intérieur du Canada, réduisant ainsi leurs chances d’avoir des carrières viables à l’ère de la diffusion en continu. Je ne sais pas si j’ai bien répondu à votre question.
Le sénateur Manning : Oui, merci.
Vous avez souligné qu’environ 92 % des revenus de diffusion en continu de Nettwerk proviennent de l’extérieur du Canada et que 98 % des activités de diffusion en continu d’un de vos artistes au Québec se déroulent à l’extérieur du Canada. Vous avez parlé du risque que la diffusion numérique en continu confine les artistes à l’intérieur de leur propre pays.
Le Canada est-il en train de devenir un chef de file mondial au chapitre du protectionnisme culturel?
M. Aldous : Oui. C’est une de nos préoccupations principales. À ma connaissance, l’Australie a tenté de mettre en place une mesure législative semblable, et la France aussi, mais les deux ont laissé tomber. Je ne sais pas où sont rendues les mesures proposées par l’Australie et la France.
Nos partenaires dans d’autres pays nous ont dit que les yeux de l’industrie mondiale de la musique numérique étaient rivés sur le Canada et sur le projet de loi. Nous craignons que le modèle d’affaires que nous avons construit dans un monde de diffusion numérique en continu sans frontières soit restreint et confiné à l’intérieur de régions géographiques fermées. Nous craignons aussi qu’il devienne de plus en plus difficile de faire percer les artistes ailleurs dans le monde, dans d’autres marchés géographiques protégés.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Ma question s’adresse à M. Aldous, de Nettwerk Music Group.
Corrigez-moi si je me trompe, mais je crois vous avoir entendu dire que le CRTC allait intervenir dans les algorithmes pour arriver à ses fins. Revenons au projet de loi C-11 que nous étudions. L’article à la page 16 est assez clair et dit qu’on n’autorise pas le CRTC à prendre une ordonnance qui exige l’utilisation d’un algorithme informatique ou d’un code source particulier. On laisse donc aux différents acteurs le choix des moyens qui seront pris pour recommander du contenu canadien.
Avez-vous bien dit que les algorithmes seraient manipulés par le gouvernement, ou est-ce que je me trompe?
[Traduction]
M. Aldous : Non, vous ne vous trompez pas. Notre préoccupation, qui est aussi celle de la Digital Media Association, a trait à la formulation de la loi, qui énonce que :
L’alinéa (1)e) n’autorise pas le conseil à prendre une ordonnance qui exige l’utilisation d’un algorithme informatique ou d’un code source particulier.
Bien que nous approuvions une telle mesure, à notre avis, elle ne va pas assez loin. Nous croyons qu’il faudrait ajouter une disposition sous-jacente qui empêcherait le CRTC d’interférer avec le processus décisionnel algorithmique. Il faudrait donc ajouter un alinéa au paragraphe 9.1(8) pour veiller à ce que le CRTC n’exige pas de changements ou d’engagements en ce qui a trait aux algorithmes ou au code source. Nous croyons qu’il ne suffit pas de dire que le conseil ne peut exiger l’utilisation d’un algorithme ou d’un code source particulier. Il s’agit donc d’une interférence générale ou de l’imposition de certains engagements relatifs aux algorithmes ou au code source, par opposition à l’imposition d’un algorithme ou d’un code source en particulier à un fournisseur de services numériques. Nous croyons qu’il s’agit là d’une distinction très importante et que le paragraphe 9.1(8) laisse place à l’interprétation et à la manipulation possible du CRTC.
La sénatrice Miville-Dechêne : Pouvez-vous nous expliquer comment la nouvelle formulation serait meilleure que celle de la disposition actuelle?
M. Aldous : Oui. Je crois que l’on pourrait faire un pas de plus et préciser que non seulement l’organisme de réglementation ne peut imposer son algorithme ou celui d’un tiers aux services de diffusion numérique, mais qu’il ne peut pas non plus les forcer à manipuler leur propre algorithme à une fin particulière dictée par l’organisme de réglementation.
C’est donc la différence entre remettre au service de diffusion en continu un moteur que le CRTC a construit et ouvrir le capot pour manipuler le moteur déjà construit par les services de diffusion en continu... si ce n’est pas une métaphore trop poussée.
La sénatrice Miville-Dechêne : Vous proposez une disposition beaucoup plus vaste, parce que vous voulez éviter que la plateforme doive utiliser son algorithme pour atteindre certains résultats. En fait, cela fait partie du projet de loi, en ce sens que le gouvernement veut que le contenu canadien puisse être découvert, et c’est ce que vous voulez éviter, si je comprends bien.
M. Aldous : Ce n’est pas que nous voulions l’éviter. Nous croyons que les services de diffusion numérique offrent suffisamment d’outils pour...
La sénatrice Miville-Dechêne : Lesquels, par exemple?
M. Aldous : La découvrabilité algorithmique n’est qu’une façon de découvrir les artistes par l’entremise des services de diffusion numérique. Il existe ce qu’on appelle la découvrabilité organique, où les utilisateurs partagent la musique qu’ils aiment et les listes de lecture qu’ils ont créées, et ce qu’on appelle la mise en liste de lecture éditoriale, où des personnes créent des listes de lecture structurées, qui sont offertes sur les plateformes de diffusion numérique, qui permettent de faire connaître le talent canadien. Nous croyons que nos partenaires chez Spotify, Apple Music et Amazon font un excellent travail en ce sens.
Il y a donc d’autres outils à la disposition des plateformes de diffusion numérique qui ne nécessitent pas de manipulations algorithmiques, et nous croyons que ces outils sont plus que suffisants pour appuyer le contenu canadien et la découvrabilité canadienne sur ces plateformes. Selon ce que je comprends du témoignage des représentants de Spotify, l’entreprise est tout à fait prête à continuer dans cette voie et à appuyer la découvrabilité du contenu canadien par la mise en valeur du talent.
La sénatrice Sorensen : J’aimerais poser deux questions. La première s’adresse à M. Aldous. Elle sera brève. Je vous ai entendu dire que le régime du contenu canadien allait inciter les artistes à se tourner vers les maisons de disque américaines. Je crois que vous avez déjà répondu à cette question, mais est-ce que vous faisiez référence à la découvrabilité, au géoblocage, et cetera? Est-ce que c’est ce que vous vouliez dire?
M. Aldous : Oui. En raison du géoblocage de l’économie musicale canadienne, les artistes et leurs gérants comprendraient qu’il est impossible d’avoir une carrière internationale s’ils se trouvent dans un marché ainsi protégé.
La sénatrice Sorensen : Ils seraient donc plus enclins à se tourner vers les maisons de disque américaines, par exemple.
M. Aldous : C’est exact.
La sénatrice Sorensen : Ma prochaine question s’adresse à nos deux témoins. Je demanderais à Mme Heibing d’y répondre en premier, puis à M. Aldous. Croyez-vous que, selon sa forme actuelle, le projet de loi entraîne des avantages pour les créateurs canadiens?
[Français]
Mme Heibing : Je pense que nous n’évoluons pas du tout dans les mêmes mondes. Je pense que l’approche de l’industrie francophone en situation minoritaire est très, très différente de la situation d’une multinationale. Nos artistes et nos gérants ne sont pas en position de se demander si, pour des raisons de découvrabilité, ils feraient mieux de déménager aux États-Unis.
C’est tellement en retrait des préoccupations actuelles et des préoccupations de notre industrie qu’on se posait la question avec Mme Bernardin en aparté sur Messenger. On se disait que c’est comme si vous nous posiez des questions et, que la réponse soit oui ou non, on ne sera pas gagnant de toute façon. En fait, on est tellement en retrait par rapport à notre connaissance des outils de découvrabilité, par rapport à nos ressources pour le faire, qu’on a souvent l’impression qu’on sera perdant quoi qu’il arrive.
C’est une attitude qui n’est pas défaitiste, mais il faut se dire qu’il est temps que nous nous remontions les manches et que nous ayons des moyens, nous aussi. Nous serons obligés d’avoir des moyens de mutualisation, qu’on mettra ensemble pour arriver un jour à pouvoir s’exprimer, à partir de données que nous n’avons pas aujourd’hui, parce que nous n’avons pas de données sur la situation de nos artistes dans la francophonie.
Je ne peux donc pas répondre à votre question, et ne pas pouvoir vous répondre est en soi une réponse. Ce n’est pas un manque de volonté de savoir, c’est qu’aujourd’hui nous ne sommes pas équipés pour le faire et il est de notre responsabilité collective de nous outiller pour être en mesure de le faire. Il n’est pas normal que je n’aie pas la possibilité d’avoir accès à des données et d’avoir accès aux mêmes capacités qu’une entreprise privée. Ce n’est pas normal.
[Traduction]
M. Aldous : Nous nous sommes centrés sur les problèmes du projet de loi et pour être honnête, il m’est difficile de le voir sous un autre angle et d’en tirer du positif. Je le répète : nous approuvons l’esprit du projet de loi...
La sénatrice Sorensen : Son intention est bonne. Oui.
M. Aldous : L’intention et l’esprit de la loi sont bons. Nettwerk fait partie de l’industrie de la musique depuis 1984 et nous appuyons pleinement tout ce qui peut l’aider. Il ne fait aucun doute que certains éléments du projet de loi atteindront cet objectif. Je ne peux pas en parler parce que nous nous sommes centrés sur ce qui représentait pour nous un problème.
La sénatrice Sorensen : Merci.
Le président : J’aimerais vous poser quelques questions. Ma première a trait à un problème qui semble récurrent. J’ai entendu de nombreux témoins et intervenants parler de manipulation algorithmique et je ne savais pas de quoi il s’agissait jusqu’à ce que nous entreprenions cette étude. Plus j’en apprends sur le sujet, plus je trouve cela effrayant parce qu’en fin de compte, la manipulation algorithmique détermine ce qu’une personne peut voir et publier. C’est évident.
Dans le cas de ce projet de loi en particulier, le gouvernement a fait tout en son pouvoir pour nous faire comprendre qu’il n’était pas question de manipulation algorithmique. Il a dit que le projet de loi ne donnerait pas le pouvoir à une quelconque force sombre et malfaisante en ce sens. Or, j’entends plusieurs défenseurs du projet de loi dire que c’est exactement ce dont nous avons besoin pour protéger la culture canadienne.
Nous ne pouvons pas souffler le chaud et le froid en même temps. Soit le gouvernement a raison et le projet de loi ne permet pas la manipulation algorithmique, soit le président du CRTC, qui a témoigné devant le comité, a raison lorsqu’il dit que le projet de loi ne lui confère pas ce pouvoir, mais qu’il lui permet de forcer les plateformes à le faire. À mon avis, cela entraîne une grande incertitude et un malaise chez les Canadiens qui utilisent ces plateformes pour obtenir de l’information et surtout chez les jeunes... qui appartiennent à la génération de mes enfants et à d’autres et qui utilisent ces plateformes pour s’informer et se divertir. Elles semblent être le centre de leur univers.
Est-ce que nos invités peuvent nous parler de l’interprétation du projet de loi en ce qui a trait à la manipulation algorithmique? Croyez-vous que le projet de loi confère au CRTC ou au gouvernement un tel pouvoir? Est-ce une bonne chose ou non? J’aimerais vous entendre à ce sujet.
[Français]
Mme Heibing : Avant de travailler dans la musique, j’ai travaillé dans le monde économique, dans des univers extrêmement concurrentiels. Je suis toujours étonnée de voir les gouvernements, y compris le CRTC, s’engager dans des voies technologiques où on est toujours en retard. Quand vous voulez manipuler un algorithme, vous aurez toujours des gens plus en avance que vous qui pourront aller plus loin que vous.
La recommandation que j’aurais vis-à-vis du CRTC, c’est d’imposer un résultat, imposer une obligation de résultat, et non pas une obligation de moyens; il faudrait imposer des quotas, imposer le résultat que vous voulez obtenir et laisser les plateformes, qui sont très, très riches et très développées technologiquement, trouver les moyens d’atteindre ces quotas.
[Traduction]
M. Aldous : Je vous remercie pour votre question.
Je crois que j’ai abordé le sujet lorsque j’ai parlé des amendements au paragraphe 9.1(8). Tout ce que nous pouvons faire c’est, comme vous l’avez dit, nous fier à ce qu’a dit le président du CRTC : le projet de loi ne semble pas permettre la manipulation des algorithmes. Je crois que cela revient à la distinction relative à la formulation, évoquée par la Digital Media Association et les représentants de Spotify dans le cadre de leurs témoignages.
Pour répondre à votre question, nous ne croyons pas que le gouvernement devrait pouvoir manipuler les algorithmes des entreprises privées. Nous croyons que les plateformes, selon leur forme actuelle, fonctionnent bien. Elles fonctionnent bien pour bon nombre de créateurs canadiens, notamment pour nous, et nous croyons qu’un système ouvert sans intervention du gouvernement représente la forme de commerce appropriée dans ce domaine.
Évidemment, nous ne serions pas ici si nous n’avions pas de préoccupations sur le sujet.
Le sénateur Woo : Merci. Ma question s’adresse à M. Aldous. J’aimerais que vous nous expliquiez la dichotomie entre ce que vous appelez la classification en fonction des « scènes » et la classification géographique. Je crois que vous avez parlé de blocage géographique.
Vous nous avez donné l’impression que l’une excluait l’autre et je ne comprends pas pourquoi, surtout dans le contexte numérique, où les bits et les octets, par définition, traversent les frontières. Pourquoi une chanson de votre répertoire ne pourrait-elle pas à la fois être classée comme étant canadienne et aussi être classée dans une quelconque scène qui favoriserait sa diffusion?
Je pense à l’équipe de soccer Manchester United, ou plutôt à Manchester City, qui se porte mieux que l’autre équipe à l’heure actuelle. Donc, Manchester City est adulée par les Mancunians. C’est une équipe locale incontournable, mais elle est aussi un phénomène mondial à l’heure actuelle. Il est donc possible d’avoir les deux.
J’aimerais que vous nous aidiez à comprendre pourquoi vous parlez d’une dichotomie entre les scènes et la géographie.
M. Aldous : Je vous remercie pour votre question. Mon intention n’était pas de placer les scènes et la géographie en opposition. Bien sûr, un artiste peut à la fois connaître du succès à l’échelle locale et sur la scène mondiale. Notre artiste, Anomalie, de Montréal en est un excellent exemple.
Ce n’est pas que l’on doive choisir entre l’un ou l’autre. Ce qui pose problème, c’est la concentration géographique d’un artiste au début de sa carrière, qui donne lieu à une concentration des habitudes d’écoute au fil du temps et à la perception, par les services de diffusion, d’un manque de pertinence à l’échelle mondiale. Donc, si l’on crée une microcommunauté musicale dans une région géographique donnée, elle aura tendance à s’autoalimenter et il sera de plus en plus difficile d’atteindre le public qui se trouve à l’extérieur de cette région.
Mais nous ne croyons pas qu’il y ait une incohérence entre une économie musicale canadienne qui compte des artistes qui s’identifient en tant que Canadiens, mais qui adoptent une approche mondiale axée sur la scène. Prenons par exemple le folk indie, qui correspond à un style musical, mais que nous voyons plutôt comme une communauté ou une scène musicale. Les artistes de cette communauté viennent de partout dans le monde et contribuent à la scène, chacun à leur façon en raison de leur origine géographique, notamment, alors il y a bel et bien de la place et un besoin pour les voix canadiennes dans l’économie mondiale axée sur la scène.
Je pense notamment à l’artiste Carsen Gray d’Haida Gwaii, en Colombie-Britannique, qui a signé un contrat avec notre maison d’édition. Cette femme autochtone contribue à la scène soulful pop, et 89 ou 90 % de son auditoire se trouve à l’extérieur du Canada. Elle apporte une touche unique à la scène musicale au sein de laquelle elle évolue.
Je ne vois donc aucune incohérence ici. Ce que je vois, c’est le danger de dresser un mur autour d’une région géographique, qui empêchera les Canadiens de se faire voir sur la scène mondiale.
Le sénateur Woo : Mais nous n’avons pas à dresser un mur et il n’y a rien, à priori, qui empêcherait un algorithme de déterminer qu’une chanson est à la fois canadienne et du style folk indie, par exemple, afin qu’elle rayonne dans les deux domaines. Est-ce que je résume bien vos propos?
M. Aldous : Je crois que oui. Je ferais seulement la mise en garde suivante : la classification d’une œuvre à titre de canadienne... il n’y a rien de mal à cela. Ce qui nous préoccupe, c’est la réglementation qui impose une certaine quantité de contenu canadien qui doit être découvert par l’entremise des services de diffusion. Je crois que c’est ce qui risque de créer un blocage géographique, et c’est ce qui nous préoccupe.
[Français]
La sénatrice Clement : J’aimerais remercier tous les témoins, ainsi que Mme Heibing de sa réponse très succincte en ce qui concerne les capacités des plus grandes organisations et les ressources dont elles disposent pour répondre aux contraintes perçues dans ce projet de loi.
[Traduction]
Ma question s’adresse à M. Aldous. Vous avez dit que les Canadiens profitaient du contexte actuel, et c’est ce qu’on entend également. Les artistes de talent canadiens connaissent un grand succès. Mais j’aimerais que vous nous parliez des artistes émergents, qui se butent à certains obstacles. Ce sont eux qui nous préoccupent. Ils sont eux aussi excellents, mais en raison de certains enjeux sociaux, ils font face à d’autres obstacles. J’aimerais vous entendre là-dessus.
Aussi, pour revenir à la question de la sénatrice Sorensen, j’aimerais savoir de quelle façon vous modifieriez le projet de loi C-11 pour répondre à vos préoccupations relatives aux manipulations algorithmiques?
M. Aldous : Je vous remercie pour votre question. Pour aider les artistes qui ont de la difficulté à percer le marché musical mondial dans un monde entièrement numérique, je crois qu’il faut adopter une approche ascendante plutôt qu’une approche descendante. Si le gouvernement veut aider les personnes qui, à juste titre, veulent faire entendre leur voix, je crois que la meilleure approche consiste à les aider à se perfectionner, à créer de l’excellente musique, à avoir accès aux meilleurs producteurs et à des maisons de disques bien financées et bien gérées au Canada, qui peuvent les aider à percer le marché mondial.
Pour les artistes indépendants du monde numérique, il y a certaines communautés sur les diverses plateformes qui permettent d’enclencher le processus. Habituellement, un artiste commence à se faire connaître dans une communauté en ligne et à un moment donné, il attire l’attention de sociétés comme Nettwerk, qui l’approchent dans le but de l’amener à un autre niveau.
Il n’est pas tant question de réglementer la découvrabilité du contenu, mais bien d’aider les artistes émergents afin que l’on puisse découvrir leur musique. Je crois qu’il s’agit d’une distinction importante, que la Canadian Independent Music Association a établie clairement dans son témoignage devant le comité.
En ce qui a trait aux modifications que nous apporterions au projet de loi C-11, je crois que j’en ai déjà parlé. Nous voudrions qu’on précise explicitement que le CRTC ne peut pas manipuler les algorithmes des fournisseurs de musique numérique. Je crois que c’est réellement au cœur de la discussion.
Comme je l’ai mentionné durant mon exposé, nous partageons un grand nombre des points de vue exprimés par Spotify. Par exemple, nous sommes également d’avis que, si le CRTC envisage ou adopte une position en ce qui concerne les fournisseurs de musique numérique, il devrait tenir compte de certains critères précis avant de réglementer les services de diffusion de musique en continu. Nous ne voyons pas de tels critères dans le projet de loi, et nous estimons que les règles devraient faire en sorte que les consommateurs canadiens aient différentes options tout en conservant le contrôle de leur expérience d’écoute.
Enfin, tout le concept du contenu canadien doit être actualisé et les obligations qui s’y rattachent devraient prendre en compte le modèle de diffusion en continu de la radio numérique plutôt que le vieux modèle de la radio terrestre, comme le fait le présent projet de loi à notre avis.
Le président : Monsieur Aldous, j’aimerais vous poser une brève question, semblable à celle que la sénatrice Clement a posée, mais d’une manière différente.
Il me semble que les artistes émergents ne sont pas confrontés actuellement à des obstacles en ligne en ce qui a trait aux plateformes qui sont à leur disposition. Êtes-vous d’accord avec cette affirmation? Ma question est simple : si le projet de loi C-11 est adopté, est-ce que ces artistes feront face à des obstacles?
M. Aldous : Je crois que dans un monde numérique sans frontières, accéder à une plateforme ne constitue pas un obstacle; c’est plutôt s’élever au-dessus de la mêlée et se faire entendre. C’est la difficulté pour tous dans un monde numérique sans frontières.
Je ne pense pas que le projet de loi C-11 va aider les artistes émergents ni qu’il va leur nuire. Ce qui sera difficile pour eux, c’est lorsqu’ils chercheront à connaître le succès à l’extérieur du Canada s’ils sont devenus confinés sur le plan géographique durant leur développement. Nous estimons que le régime de réglementation axé sur le contenu canadien, qui, il faut l’avouer, a été très bénéfique pour le secteur de la musique au Canada, a été conçu pour des artistes qui correspondent au modèle de la radio commerciale. Ce régime a très bien fonctionné pour eux.
Nettwerk ne s’est jamais concentré sur ces artistes. Nous nous sommes toujours intéressés aux artistes qui ne correspondent pas à ce modèle. Imposer ce régime de réglementation aux artistes émergents ne leur sera pas bénéfique à long terme, selon moi. Il y aurait peut-être l’avantage à moyen terme de se faire connaître au Canada, mais comme je l’ai expliqué aujourd’hui, je pense, ce serait une arme à deux tranchants pour ces artistes sur le plan de la viabilité de leur carrière à long terme.
Le président : J’aimerais remercier nos témoins pour la discussion intéressante que nous avons eue avec eux. Un certain nombre de sénateurs voulaient poser d’autres questions au cours du deuxième tour, mais le temps est écoulé.
[Français]
Je remercie nos témoins de leur présence, qui a été fort appréciée.
[Traduction]
Nous allons passer à notre deuxième groupe de témoins. Je suis ravi d’accueillir Fenwick McKelvey, professeur agrégé à l’Université Concordia, qui comparaît par vidéoconférence; Emily Laidlaw, chaire de recherche canadienne en droit de la cybersécurité et professeure agrégée à l’Université de Calgary, qui comparaît aussi par vidéoconférence; et Blayne Haggart, professeur agrégé en sciences politiques à l’Université Brock.
Je vous remercie de votre présence. Chacun d’entre vous disposera de cinq minutes pour faire une déclaration liminaire, et ensuite, je vais donner la parole à mes collègues pour la période des questions.
Monsieur McKelvey, la parole est à vous.
Fenwick McKelvey, professeur agrégé, Université Concordia, à titre personnel : Je vous remercie beaucoup.
Je suis professeur agrégé en politique des technologies de l’information et de la communication à l’Université Concordia. Mes recherches portent sur la relation entre les algorithmes et l’intelligence artificielle, ou l’IA, et la politique relative aux médias. Mes observations d’aujourd’hui, que je présente à titre de professeur, représentent uniquement mon point de vue personnel.
Je vous parle depuis le territoire autochtone non cédé de Tiohtià:ke/Montréal. La nation Kanien’kehá:ka est reconnue comme étant la gardienne des terres et des eaux sur lesquelles nous nous trouvons aujourd’hui. Cette reconnaissance revêt un caractère urgent pour moi. À titre de participant au Natural Culture Summit, j’ai été témoin du consensus pour réinventer la politique culturelle issue de la commission Massey et définir un avenir où les investissements dans les arts ne constituent pas un projet colonial, un avenir où la politique culturelle est au cœur des responsabilités du gouvernement et des relations avec les nombreuses personnes qui ont trouvé un chez-soi au Canada.
Cet avenir est également lié aux médias de service public au Canada. Nous parlons beaucoup de la désinformation et des menaces à la démocratie. À ce sujet, les données universitaires sont claires. La résilience du Canada dépend des médias de service public, qui ont besoin de financement et d’innovation. Le changement ne peut pas attendre.
Chaque année, je constate à quel point les médias de service public sont de moins en moins pertinents lorsque j’interroge mes étudiants au sujet de leurs habitudes par rapport aux médias. Ces étudiants font partie d’une nouvelle génération de créateurs culturels qui œuvrent sur de nouvelles plateformes dans des conditions de travail précaires. Nous n’avons qu’à penser au harcèlement coordonné dont a été victime récemment Clara Sorrenti pour constater que décider qui est considéré comme un travailleur culturel et protégé à titre de travailleur culturel pèse lourd. Je comprends mieux cela grâce à la recherche de Margaret McDonald et Valerie Webber sur les travailleurs du sexe en ligne et au travail sur les créateurs de mèmes sur TikTok que j’ai effectué en collaboration avec Saskia Kowalchuk. Ces créateurs doivent avoir des droits.
Ce sont là des questions extrêmement importantes, mais elles ne sont pas traitées directement, ou du moins elles ne le sont pas assez clairement, dans le projet de loi C-11. Je recommande de réduire la portée du projet de loi C-11 et que la prochaine mesure législative porte sur les objectifs de la politique culturelle canadienne, comme je l’ai mentionné, renouvelle les médias de service public et établisse des droits et des protections pour les créateurs numériques.
Le présent projet de loi vise un objectif clair, à savoir faire en sorte que le CRTC détienne la capacité de réglementer de grandes entreprises canadiennes et étrangères de distribution de radiodiffusion qui détiennent une puissance économique. La diffusion en continu en ligne demeure malheureusement un terme vaste, mais la fonction critique de cette nouvelle loi doit tenir compte de la convergence des grandes entreprises de services de vidéo sur demande en ligne et des entreprises traditionnelles de distribution de radiodiffusion. La maturation des services de diffusion en continu offerts par quelques joueurs dominants indique que les services en ligne sont devenus des câblodistributeurs par d’autres moyens.
Le projet de loi C-11 doit faire en sorte que le CRTC dispose du pouvoir de réglementer ce système de radiodiffusion issu de la convergence. Pour ce faire, il y a quatre aspects à améliorer : la découvrabilité, la protection de la vie privée, les réformes visant le CRTC et la portée du projet de loi.
Premièrement, l’absence d’une définition claire de la découvrabilité, par opposition à l’importance des quotas visant les catalogues, nuit au mouvement en faveur d’une reddition de comptes en matière d’algorithmes et d’intelligence artificielle. Je recommande que la loi définisse la découvrabilité et ses conséquences pour les entités réglementées ainsi que sa faisabilité en vertu de l’engagement du gouvernement à l’égard de l’Accord États-Unis—Mexique—Canada, l’AEUMC. En outre, je recommande un effort mieux coordonné à l’échelle du gouvernement en vue de mettre en place une loi sur la reddition de comptes en matière d’algorithmes et d’intelligence artificielle.
Je crois également que la question de la découvrabilité est une question indirecte qui pourrait être reformulée. Est-ce que le fait d’être des collecteurs de données privés donne aux distributeurs de radiodiffusion une emprise injuste sur le marché? Je crois que oui. Mon co-auteur, Bram Abramson, et moi-même avons recommandé que l’objectif de politique suivant soit ajouté dans la loi :
[...] à la protection de la vie privée des personnes et reconnaître la signification publique et culturelle de l’information les concernant.
Cet amendement tient compte à la fois de la nécessité d’harmoniser les politiques en matière de protection de la vie privée et de radiodiffusion et de l’importance de la politique culturelle en tant que bien public dont il faut prendre soin et qu’il faut protéger, particulièrement à l’ère de DALL-E et de Stable Diffusion.
Étant donné la complexité de ces enjeux, je trouve décourageant que la loi ne mette pas en application les recommandations du Groupe d’examen du cadre législatif en matière de radiodiffusion et de télécommunications concernant la réforme du CRTC, particulièrement la mise sur pied d’un comité d’intérêt public. Étant une personne qui s’intéresse au CRTC et qui participe activement à ses activités, je crains que le projet de loi C-11 établisse des attentes irréalistes à l’égard du CRTC et qu’il accorde trop d’importance aux intérêts des sociétés et qu’il en accorde trop peu à l’intérêt public. Je recommande que les recommandations du groupe d’examen, de la partie 1, soient considérées comme faisant partie du projet de loi C-11 ou d’une autre mesure législative qui l’accompagne.
En dernier lieu, je dois dire que je ne sais toujours pas quelle est la portée du projet de loi. Le manque de clarté et le refus de limiter l’application du projet de loi au système médiatique canadien sont des lacunes persistantes. Je recommande de clarifier l’article 4.1 et de préciser comment les plateformes affiliées seraient assujetties à une éventuelle réglementation.
Ce sont-là des enjeux actuels, mais ce qui me passionne le plus ce sont les futures politiques culturelles dont j’ai parlé au début de mon exposé. J’estime que le programme de politiques n’avance pas en raison de l’absence de modifications au projet de loi C-11. Je vous remercie beaucoup.
Emily Laidlaw, chaire de recherche canadienne en droit de la cybersécurité et professeure agrégée, Université de Calgary, à titre personnel : Je vous remercie de m’avoir invitée à m’adresser à vous au sujet du projet de loi C-11. Mon exposé portera sur les médias sociaux, en particulier le contenu diffusé dans les médias sociaux, car c’est mon domaine de travail.
Il y a deux questions : celle de savoir si les médias sociaux devraient être visés par le projet de loi, et celle de savoir si la portée étroite des dispositions protège la liberté d’expression. Je crois que la chose la plus utile que je peux faire, c’est expliquer à l’intention de tous ce que signifie en droit la liberté d’expression et expliquer le contexte général de la réglementation d’Internet et la mesure dans laquelle cela peut avoir une incidence sur la légalité du projet de loi C-11.
Certains éléments sont connus, mais je vais examiner plus en profondeur le projet de loi dans un instant. La liberté d’expression inclut le droit de chercher, de recevoir et de communiquer de l’information et des idées sans égard aux frontières. C’est un droit qui est large. Nous protégeons ce droit, car il permet à une société démocratique de chercher la vérité et de déterminer qui elle est et ce qui l’anime. C’est la pierre angulaire de collectivités créatives, résilientes et informées. Lorsqu’on analyse la constitutionnalité du projet de loi, la question est non seulement de savoir si le but est de restreindre la liberté d’expression, mais aussi de savoir s’il s’agit simplement de sa conséquence.
L’incidence indirecte de cette mesure législative sur les internautes et ce qu’ils cherchent, reçoivent et communiquent en ligne est importante pour l’analyse. Si les effets négatifs des dispositions sur les utilisateurs des médias sociaux sont trop importants, alors l’entrave à la liberté d’expression est disproportionnée et inconstitutionnelle.
La liberté d’expression doit être interprétée de façon large et libérale, et toute restriction doit se prêter à une interprétation très étroite. Cela pose un dilemme en ce qui a trait au projet de loi C-11, car, afin qu’il soit souple, il est logique que les détails figurent dans le règlement, que le CRTC devra élaborer, ce que je préconise dans le domaine des préjudices en ligne. Cette tâche doit être confiée à un organisme de réglementation. Toutefois, tel qu’il est rédigé actuellement, le projet de loi C-11 laisse trop d’éléments à être déterminés plus tard et il se trouve à viser le contenu généré par les utilisateurs dans les médias sociaux, pratiquement dans l’ensemble de l’écosystème des médias sociaux. Les dispositions du projet de loi sont donc vagues et trop générales.
Je comprends le désir de cibler une petite partie du contenu commercial, mais le problème en ce moment, c’est le libellé, en raison de ce qu’il englobe. Le projet de loi ne respecte pas le critère selon lequel toute restriction aux droits doit se prêter à une interprétation très étroite.
Voici quelques-uns des problèmes. Il y a premièrement la définition des médias sociaux, qui est absente du projet de loi C-11. Si l’objectif est de cibler les principaux joueurs, alors il faut être explicite. Une façon de faire, qui n’est pas parfaite, serait de cibler les très grandes plateformes en ligne. Est-ce que les médias sociaux incluent les messageries privées? Certains groupes de messageries privées sont énormes. Le projet de loi s’applique aux téléchargements, mais nous ne savons pas s’il inclut les hyperliens. Qu’en est-il d’un hyperlien dans Facebook qui mène un utilisateur à un site Web où une personne diffuse des chansons ou des vidéos et qu’il s’agit d’un site d’abonnement? Qu’en est-il des liens qui mènent à des vidéos, comme un gazouillis qui contient un lien vers une vidéo dans YouTube?
Un autre problème, c’est que le projet de loi vise des émissions qui génèrent des revenus de façon directe ou indirecte. Cette disposition en particulier ne respecte pas le critère de l’interprétation étroite de toute restriction aux droits. Elles génèrent des revenus pour qui? Dans quelle mesure sont-ils générés indirectement? L’enchevêtrement de sources de revenus dans les médias sociaux est complexe, et ce sont principalement des contenus audiovisuels qui sont diffusés maintenant dans les médias sociaux, alors, beaucoup de contenus ordinaires pourraient être visés. Je pense que l’objectif est de cibler des types particuliers de contenu commercial, donc je recommande une disposition très pointue qui est peu englobante.
Un autre problème est la découvrabilité. Le projet de loi impose la découvrabilité de contenu commercial canadien dans les médias sociaux, et si nous cherchons à cibler le contenu commercial sur les très grandes plateformes, alors ce pourrait être raisonnable. Cependant, en ce qui a trait à la proportionnalité, il faut se demander si le résultat souhaité sera atteint. Est-ce que la liberté d’expression est restreinte davantage que nécessaire? Est-ce que le projet de loi favorise des pratiques qui empiètent sur la vie privée? Il faudrait peut-être déterminer si on contraint les plateformes de certaines manières qui ne peuvent pas être justifiées. Certains ont fait valoir qu’on met l’accent sur les résultats des algorithmes, et non sur les algorithmes eux-mêmes, mais cela n’a rien à voir avec la légalité des approches adoptées.
Certains des risques que j’ai soulignés sont éliminés par l’exigence que le règlement d’application respecte la liberté d’expression. Cela oblige à procéder à une analyse des droits, ce qui est une bonne chose, mais il y a un problème : quels paramètres sont en place pour élaborer un règlement qui respecte la liberté d’expression et qui s’applique aux contenus dans les médias sociaux? C’est un nouveau domaine au Canada et partout dans le monde, et par conséquent, il faut non seulement dire au CRTC de tenir compte de la liberté d’expression, mais aussi lui dire comment s’y prendre.
Le droit constitutionnel canadien est un cadre beaucoup trop étroit pour qu’on puisse tenir compte de la liberté d’expression. Nous évoluons dans un écosystème mondial, et il est impératif que l’on prenne en considération l’infrastructure d’Internet. Si le CRTC veut tenir compte adéquatement de la liberté d’expression, il doit prendre en compte, bien entendu, la jurisprudence canadienne en matière de liberté d’expression, notamment la Charte des droits et libertés et le droit privé, mais aussi les droits internationaux de la personne, les travaux des organismes qui établissent des normes, comme l’OCDE et l’Union internationale des télécommunications, l’UIT, et la réglementation d’Internet dans son ensemble. En quoi consiste l’infrastructure d’Internet? Comment l’information circule-t-elle?
Au bout du compte, les médias sociaux ne sont pas des émissions, et c’est là le problème. Il existe des raisons légitimes de réglementer certains aspects commerciaux de ce qui est diffusé dans les médias sociaux, mais cela devrait être fait dans le cadre d’une autre mesure législative ou d’une manière différente. Je dois dire que M. McKelvey a proposé quelques solutions créatives tout à l’heure.
Si vous allez de l’avant avec ce projet de loi, j’ai deux conseils à vous donner. Premièrement, il faudrait cibler uniquement les médias sociaux d’une certaine taille et réduire l’éventail de contenus et de comportements qui sont visés. En bref, le projet de loi doit être moins englobant au nom de la certitude et de la constitutionnalité. Deuxièmement, pour s’attaquer à la véritable racine du problème, il faut inclure la reddition de comptes en ce qui a trait aux algorithmes. M. McKelvey a rédigé un excellent article sur la découvrabilité et la reddition de comptes en matière d’algorithmes qui, à mon avis, devrait guider les réflexions du CRTC et votre étude. Merci.
Blayne Haggart, professeur agrégé, Sciences politiques, Université Brock, à titre personnel : Je tiens à remercier le comité de me donner l’occasion de m’exprimer ce soir au sujet du projet de loi C-11. Je suis professeur agrégé de sciences politiques à l’Université Brock. Je suis également agrégé supérieur de recherches au Centre for International Governance Innovation, à Waterloo, et agrégé supérieur de recherche associé au Centre for Global Cooperation Research à l’Université de Duisburg-Essen, en Allemagne. Mes recherches portent sur la gouvernance de l’économie du savoir, ce qui inclut la réglementation des plateformes. J’ai rédigé plusieurs articles dans des revues, j’ai corédigé deux ouvrages sur ces sujets et j’ai également écrit un livre sur la politique sur le droit d’auteur numérique en vigueur au Canada et ailleurs dans le monde. Je devrais aussi mentionner que j’ai été DJ à la radio à l’époque où j’étais un étudiant de premier cycle, et que j’ai maintes fois rempli des registres de contenu canadien. Cela fait donc passablement longtemps que je réfléchis au rôle du gouvernement au chapitre de la politique culturelle.
Mes commentaires vont porter sur les exigences sur la découvrabilité énoncées dans le projet de loi C-11. Si ces exigences sont adoptées, elles vont constituer un grand pas en avant sur le plan de la réglementation au Canada des intermédiaires de contenus internationaux qui sont devenus des organes de réglementation culturelle importants n’ayant essentiellement aucun compte à rendre. L’objectif de ces exigences est de promouvoir le contenu canadien et les œuvres de créateurs canadiens auprès des intermédiaires de contenu en ligne ou des plateformes numériques. Elles s’inscrivent donc dans la continuité des objectifs en matière de politique culturelle établis depuis longtemps au Canada.
Le premier grand point que je voudrais faire valoir, c’est que ces règles n’impliquent pas l’intervention du gouvernement dans le libre marché des idées, ce qui fait habituellement l’objet de ce genre de débat sur le contenu canadien. Elles ciblent plutôt les entreprises qui agissent déjà comme des organes de réglementation, car ce sont les plateformes qui façonnent le marché.
Le président : Monsieur Haggart, je vous serais reconnaissant de ralentir un peu, car l’interprète a du mal à suivre. Je sais que vous essayez de présenter en cinq minutes un exposé de sept minutes, mais je vous demanderais de ralentir un peu.
M. Haggart : Je vais faire de mon mieux. Fondamentalement, le débat sur le contenu canadien se concentre traditionnellement sur la question de savoir si le gouvernement doit interférer dans le libre marché des idées, mais ce n’est pas ce qui se passe ici. On cible les entreprises qui agissent déjà comme des organismes de réglementation indirects, et c’est ce qu’est une plateforme. C’est là que les algorithmes entrent en jeu. Les algorithmes deviennent l’un de ces mots magiques et effrayants qui intimident les gens, mais il ne s’agit en fait que d’un ensemble de règles qui ne font que se répéter. Je vois cela comme une forme de bureaucratie automatisée. C’est une forme de réglementation.
Dans ce cas, des entreprises comme YouTube ou TikTok dépendent de cette réglementation automatisée pour décider ce qu’elles veulent montrer aux utilisateurs, bref, leurs règles de découvrabilité privées. Ces règles de découvrabilité privées ne sont pas conçues simplement pour faire apparaître le contenu le plus populaire ou le contenu qui vous intéresse le plus en tant que spectateur ou lecteur. Ces entreprises ne se contentent pas de nous dire quel contenu est populaire, elles définissent le terme « populaire ». Elles créent déjà des gagnants et des perdants et définissent la popularité en fonction de leurs propres intérêts, quelle que soit la façon dont elles décident de la définir.
Or, cette attitude intéressée peut aussi défavoriser activement certains groupes et créateurs. Par exemple, YouTube a longtemps été critiqué pour avoir prétendument démonétisé le contenu LGBTQ. Je dis « prétendument » parce que YouTube ne rend pas publics ses critères de classement, et c’est là un exemple de réglementation secrète. Cela signifie également que les chercheurs et les créateurs doivent procéder à une rétro-ingénierie de l’algorithme pour en comprendre le fonctionnement. La nécessité de ce genre de conjecture rend également plus difficile l’élaboration de mesures législatives applicables à ces plateformes. L’un des avantages de la réglementation de ces plateformes par le CRTC serait, espérons-le, la production de données qui nous permettraient d’élaborer des politiques fondées sur des preuves tangibles plutôt que sur des anecdotes.
Il est également important de comprendre que ces entreprises modifient constamment les règles de manière à aider certains créateurs et à en léser d’autres. Il n’y a rien de naturel ou d’inévitable dans le maintien de la formule actuelle de privatisation. En bref, la question qui se pose au Parlement est la suivante. Quels critères voulons-nous utiliser pour déterminer le contenu à promouvoir auprès des Canadiens, et qui devrait être autorisé à prendre ces décisions? Ce sont toutes des raisons justifiant l’intervention du gouvernement fédéral et du CRTC.
Le plus gros problème que pose l’exigence de découvrabilité dans sa forme actuelle est que la façon dont nous pourrions savoir si elle fonctionne ou non n’est pas bien définie. L’idée même de la découvrabilité est tout à fait conforme à la théorie selon laquelle la politique culturelle doit être axée sur l’offre, et pas seulement sur la demande ou le marché. Idéalement, les cibles contribueraient à promouvoir non seulement la culture canadienne dans son ensemble, mais aussi la culture francophone et autochtone, ainsi que les créateurs qui ne font pas partie du courant dominant au Canada. Je pense que cela va dans le sens de ce dont parlait M. McKelvey, mais il faut une discussion approfondie sur ce que devraient être ces objectifs, et je doute que cela se soit produit.
Je terminerai par un bref avertissement. Le projet de loi C-11 ne doit pas être considéré comme une fin de parcours, mais plutôt comme le premier pas vers une réglementation robuste des plateformes. Le gouvernement et ses organismes de réglementation doivent commencer à se doter de la capacité de comprendre et de réglementer ces entreprises, et cette capacité exige que les organismes de réglementation disposent d’outils pour effectivement faire leur travail de réglementation. Il y aura des erreurs, certaines dispositions ne fonctionneront pas comme nous l’avions prévu. C’est tout à fait normal dans un nouveau domaine comme celui-ci. Lorsque cela se produit, nous procédons à une réévaluation et à des adaptations. L’Allemagne, par exemple, est l’un des pionniers de la lutte contre la haine en ligne, et elle en est déjà à la deuxième itération de sa loi révolutionnaire. Pendant ce temps, lorsqu’il s’agit de la réglementation des plateformes au Canada, nous n’avons même pas encore franchi la ligne de départ, et je pense qu’il est temps que nous nous mettions en route. Je vous remercie et je suis impatient de répondre à vos questions.
Le président : Je vous remercie, monsieur.
[Français]
Le sénateur Cormier : Ma question s’adresse à M. McKelvey, mais j’inviterais M. Haggart à y répondre également.
Monsieur McKelvey, j’ai lu avec grand intérêt l’article intitulé « It’s time for an online creators act », que vous avez corédigé et qui a été publié dans le magazine Options politiques en août dernier. Cet article évoque les relations de pouvoir entre les plateformes de médias sociaux et les créateurs en ligne. Ce qui m’intéresse, c’est justement ce rapport de force entre les plateformes en ligne et les créateurs eux-mêmes.
À votre avis, comment le projet de loi C-11 vient-il aider à maintenir un équilibre entre ces plateformes en ligne qui, évidemment, gagnent beaucoup d’argent, et les créateurs, dont certains gagnent beaucoup d’argent et d’autres, beaucoup moins? Comment le projet de loi C-11 est-il équilibré de manière à maintenir un équilibre qui fait en sorte que les créateurs y trouvent leur place? Comment le projet de loi C-11, tel qu’il est articulé, permet-il à ces créateurs d’obtenir de meilleures conditions de travail? J’aimerais vous entendre sur ces questions.
J’aimerais aussi entendre M. Haggart, qui vient de dire que certains créateurs sont aidés davantage que d’autres. Ce sont des questions essentielles pour moi, parce que les créateurs sont à la base de la matière première du contenu qui circule sur nos plateformes numériques.
[Traduction]
M. McKelvey : Je vous remercie de vos observations. Pour commencer, j’aimerais souligner qu’il existe un éventail de créateurs et que l’un des défis actuels est la confusion ou du moins la nécessité de délimiter les différents spectres en fonction des créateurs commerciaux désignés comme tels par le gouvernement d’un côté, et les utilisateurs qui génèrent du contenu de l’autre. L’un des éléments qui, selon moi, compliquent le projet de loi est le rôle croissant des plateformes dans la promotion des créateurs, que ce soit au moyen de programmes d’affiliation ou d’accords de baladodiffusion avec Spotify. Il est important de dire que lorsque nous parlons de créateurs, nous ne parlons pas d’une seule et même catégorie.
Le problème avec le projet de loi actuel est que cette nuance fait défaut. Au mieux, nous avons l’article 4.1 qui fait allusion à la possibilité de considérer certains créateurs qui nouent des relations contractuelles avec des plateformes comme relevant de ce projet de loi. Mais cela laisse deux grandes questions sans réponses à mes yeux. Premièrement, la manière dont ces catégories particulières de créateurs seront saisies n’est pas claire. Lorsque je parle de Keffals et de ses rapports avec Twitch qui a réduit considérablement les profits et les revenus des diffuseurs en continu en ligne au cours des deux dernières semaines, je parle des nombreuses conditions différentes du marché du travail, et il est difficile de voir comment l’approche universelle du projet de loi C-11 pourra en tenir compte.
Pour moi, il est vraiment important d’avoir un projet de loi et une réglementation pour les créateurs numériques. C’est plus compliqué que ce qui est envisagé ici dans le projet de loi C-11. Je ne dis pas que des réformes ne sont pas requises, mais je pense qu’à cette fin, le projet de loi C-11 est lourd. En particulier, compte tenu de la façon dont nous en discutons et de la façon dont une grande partie de ces responsabilités aboutira au CRTC, il y a lieu de s’inquiéter des problèmes connus dans le mécanisme de consultation du CRTC. Sans une représentation adéquate des créateurs et des syndicats de créateurs, vous risquez de ne pas pouvoir faire en sorte que ce soit vu comme efficace ou valable par toute une génération de créateurs, surtout ceux qui n’ont pas grandi avec le système de contenu canadien et qui ne se considèrent pas comme faisant partie de ce système.
Le sénateur Cormier : Merci. Monsieur Haggart, voulez-vous répondre?
M. Haggart : Je vous remercie de vos questions. En ce qui concerne les personnes qui sont désavantagées par cela, encore une fois, ce qui est important, c’est que lorsque nous parlons d’algorithmes ou des systèmes privés d’établissement de règles ou de découvrabilité privée, les plateformes doivent choisir ce qu’elles vont promouvoir, et la façon dont elles vont mesurer la popularité et ce qui est considéré comme hors norme.
Par exemple, en mars 2020, on a signalé que les youtubeurs qui mentionnaient le mot « coronavirus » dans leurs vidéos étaient démonétisés. La plateforme a donc essentiellement dit, et ce sont donc les chaînes de plateformes qui l’ont fait, et elles ont compris les incidences après coup seulement... La raison donnée par YouTube était que c’était pour éviter aux annonceurs d’être associés à des contenus dits sensibles. Bien sûr, cela désavantage les personnes qui veulent en parler.
Cela crée également un degré de précarité dans la manière dont les créateurs... dans les relations avec ces plateformes. C’est beaucoup moins stable que si l’on dit simplement que YouTube va nous présenter le contenu le plus populaire partout.
En ce qui concerne ce que M. McKelvey disait à propos du manque de nuance, je pense que c’est un très bon point. En même temps, cependant, je suis assez favorable à la position du gouvernement, car avec des définitions trop précises dans la loi — la catégorie des contenus générés par les utilisateurs est énorme, comme l’a souligné M. McKelvey —, on risque de limiter l’organisme de réglementation à un moment précis et de l’empêcher de s’adapter. Cela dit, comme je l’ai mentionné dans ma déclaration, il serait certainement utile d’avoir un peu plus d’orientation pour déterminer exactement la direction que le CRTC et le gouvernement veulent prendre dans ce domaine.
Le sénateur Cormier : Merci.
Le président : Ma question s’adresse à M. Haggart, mais j’aimerais que les trois professeurs y répondent.
Monsieur Haggart, je comprends bien que les plateformes actuelles peuvent utiliser des algorithmes, et ce, de différentes manières, mais au bout du compte, qui est la personne qui détermine comment ces algorithmes sont utilisés? Est-ce le gouvernement, le CRTC ou le consommateur? Tout bien considéré, je fais toujours beaucoup plus confiance aux Canadiens qu’aux personnes dont j’ignore l’identité, le lieu où elles se trouvent et les raisons pour lesquelles elles font ce qu’elles font.
Est-ce qu’il y a une différence entre autoriser ces plateformes à définir leurs algorithmes et autoriser une station de radio à utiliser les classements pour établir sa sélection ou une librairie à choisir les livres qu’elle expose en vitrine en fonction de la liste des meilleurs vendeurs? En fin de compte, même les artistes canadiens ont besoin de revenus. S’ils ne parviennent pas à inciter les clients à revenir consommer ce qu’ils produisent, il arrive un moment où la seule culture que nous soutenons est celle des stations de radio, de la musique et des livres que le gouvernement subventionne parce que les Canadiens ne veulent pas les écouter ou les lire. J’aimerais savoir ce que vous en pensez, monsieur Haggart. Peut-être que les deux autres témoins pourront intervenir aussi. Je pense que c’est le cœur du débat.
M. Haggart : Ce débat est en grande partie dominé par la question de la diffusion en continu, des plateformes et des algorithmes. Fondamentalement, cela se résume à savoir qui devrait être autorisé à tracer la voie pour la culture canadienne. Est-ce le marché libre? Comme je l’ai dit, ce n’est pas vraiment libre si ce sont essentiellement des entreprises qui déterminent ce qu’on voit. Est-ce que le gouvernement devrait intervenir dans ce domaine?
En réponse à votre première question sur ceux qui fixent ces règles, je dirais qu’à l’heure actuelle, ce sont les entreprises privées qui le font. Ce sont les algorithmes, et non les choix du consommateur. Le choix des consommateurs et ce qu’ils font sur ces plateformes y contribuent, mais il y a d’autres facteurs. On détermine si le contenu correspond ou non à la publicité, ou s’il est considéré comme controversé, par exemple. En fait, nous ne le savons pas parce que ces algorithmes relèvent d’un savoir-faire privatif. Ce sont des secrets commerciaux. Nous ne pouvons donc pas savoir exactement comment ces choses fonctionnent.
Est-ce différent du présentoir qu’on installe à l’entrée d’un magasin? Je dirais que c’est différent, si je ne dénature pas ce que vous avez dit. Je pense que c’est un peu différent de cela à plusieurs égards.
Tout d’abord, c’est semblable à la réglementation relative au contenu canadien. Nous disons essentiellement que l’objectif n’est pas de promouvoir uniquement les produits les plus populaires sur le plan commercial, ce qui ne correspond pas à l’objectif de la politique culturelle canadienne des trois ou quatre dernières décennies. Il s’agit de faire la promotion de la culture que nous considérons comme nécessaire pour le bien du pays, par exemple la culture francophone et québécoise, qui n’a pas une part du marché mondial. Nous pourrions élargir ce champ d’action de manière à inclure également les peuples autochtones et les groupes marginalisés.
La différence, je pense, c’est que lorsque nous parlons de plateformes, nous ne sommes pas dans un univers où il y a des milliers de libraires différents. En fait, nous avons quatre ou cinq plateformes qui déterminent ce que les Canadiens voient, de même que les créateurs canadiens qui sont mis en valeur et ceux qui sont laissés de côté.
Mme Laidlaw : J’ai quelques observations à faire à ce sujet, car je veux m’assurer que nous ne confondons pas plusieurs choses différentes lorsque nous parlons de responsabilité ou, du moins, d’algorithmes. Nous avons ici un aspect juridique qu’il va falloir aborder, à savoir la mesure dans laquelle une loi peut contraindre à des résultats algorithmiques précis, et à savoir s’il s’agit d’une forme de discours imposé. Aux États-Unis, il existe à cet égard un courant jurisprudentiel qui laisse penser que cela risque de poser problème. Par exemple, des débats ont déjà eu lieu sur la possibilité de considérer comme un discours imposé le fait de prescrire certains résultats de recherche.
Je ne pense pas que ce serait aussi extrême au Canada. Cela ne semble pas être le cas dans la jurisprudence, mais cela signifie qu’il faut se garder d’imposer des exigences trop strictes ici.
Ce qui importe, c’est la responsabilité algorithmique. Je ne suis pas favorable à l’idée de montrer du doigt les plateformes en disant que ce sont les méchants, qui sont entièrement guidés par leur propre intérêt, car je pense que c’est beaucoup plus complexe que cela. Il y a beaucoup de choses à faire pour corriger certains comportements, et nous devons instaurer la responsabilité des algorithmes. Les entreprises s’engagent dans certaines activités privées de traitement des algorithmes, et c’est ce dont nous avons besoin. L’enjeu est la mesure dans laquelle le gouvernement doit exercer une surveillance à cet égard.
Il y a deux aspects essentiels. L’un est la responsabilité en général, ce qui comporte la nécessité d’une transparence accrue de la part de ces entreprises sur la façon dont leurs algorithmes fonctionnent et ce qu’elles en font, de même qu’un audit approprié de ces algorithmes et la surveillance correspondante.
L’autre aspect est de savoir s’il est légitime d’exiger certains résultats algorithmiques. C’est un point d’interrogation sur le plan juridique. Je pense que c’est possible. Il faut donc plutôt se demander si cela peut mener à l’atteinte des objectifs de diffusion; Patrick Aldous et les autres témoins du groupe précédent ont creusé la question et ont répondu à cet aspect particulier.
M. McKelvey : Je vérifie mes notes, et je disais la même chose que Mme Laidlaw. Je pense qu’il y a un amalgame entre la responsabilité algorithmique, qui est la question réelle et urgente, et la question de savoir si la responsabilité algorithmique va régler le problème du contenu canadien, alors que ce sont deux choses distinctes.
Le président : Merci. C’était succinct et précis.
La sénatrice Simons : Je vais commencer par Mme Laidlaw. C’est aux articles 4.1 et 4.2 et au paragraphe 4.2(2) que nous semblons nous embourber. J’ai examiné le libellé que proposent TikTok et YouTube pour réduire le champ d’application de manière à inclure les chansons complètes, par opposition aux extraits de chansons, et uniquement le contenu commercial.
Puis Mme Monica Auer, du Forum for Research and Policy in Communications, a comparu devant nous et a déclaré avec une redoutable efficacité : « Pourquoi ne pas éliminer complètement l’article 4? ». Elle l’a dit avec beaucoup de conviction. J’essaie encore de décider si ce ne serait pas en fait la solution la plus simple et la plus élégante, plutôt que d’essayer de réécrire l’article 4 pour le rendre plus compliqué et plus restrictif. Je me demandais ce que vous pensiez de la solution qu’elle a proposée pour dénouer le nœud gordien.
Mme Laidlaw : Je n’ai pas vu ce qu’elle avait proposé. Expliquez-moi l’effet qu’aurait la suppression totale de l’article 4. Je l’ai devant moi.
La sénatrice Simons : Cela signifierait que rien de ce qui est généré par les utilisateurs ne serait inclus dans la portée. Mais cela signifierait également que YouTube aurait un accès privilégié aux grandes étiquettes de musique comme Sony et Warner Bros.
Mme Laidlaw : Je pense que c’est l’approche la plus simple. L’approche la plus simple consiste à exclure complètement les contenus générés par les utilisateurs. Mais je comprends l’enjeu très particulier à YouTube.
Je dirais qu’il y a une légitimité à cibler ce type de contenu particulier, mais peut-être pas sous l’angle des médias sociaux ou des contenus générés par les utilisateurs.
Ce que j’ignore, parce que je m’occupe principalement de la réglementation des médias sociaux — et il s’agit en quelque sorte du manque de transparence —, c’est la nature exacte de la relation entre, disons, YouTube et Sony, par exemple. Est-ce qu’il s’agit d’une situation où YouTube joue le rôle de média social et où du contenu généré par les utilisateurs est publié, ou s’agit-il plutôt d’un accord d’octroi de licence?
C’est ce qui m’est venu à l’esprit : je ne suis pas au courant de l’arrangement en question. Cela pourrait quand même être inclus si ce n’est pas vraiment ce que nous considérons traditionnellement comme des contenus générés par les utilisateurs.
La sénatrice Simons : C’est le contenu téléchargé. Il est téléchargé par les maisons de disques et non par YouTube. C’est le trou noir dans lequel nous nous engouffrons.
Mme Laidlaw : Mais est-ce qu’il y a avec YouTube un autre lien contractuel qui change la nature de cela? Bien sûr, nous nous engageons maintenant dans la voie de la monétisation directe et indirecte. Mais je pense qu’il pourrait y avoir une autre façon d’aborder cela en examinant de plus près la nature des types particuliers d’accords contractuels afin de mieux les cibler.
La sénatrice Simons : Je ne pense pas que le gouvernement avait l’intention de cibler un chanteur folk indépendant qui vend des chandails ou une mère indo-canadienne qui fait des vidéos de planche à roulettes sur TikTok, mais je crains pourtant que ce soit exactement ce que le libellé permet de faire.
Mme Laidlaw : C’est ce que je crains également. Même les exemples que j’ai donnés étaient des exemples de ce qui n’est pas du tout ciblé ici par le projet de loi, mais c’est néanmoins l’effet obtenu. Il crée un effet d’entraînement qui accroît l’incertitude. Au minimum, je pense qu’il faudrait restreindre considérablement la portée du libellé pour pouvoir cibler ne serait-ce qu’un ensemble très limité de ce que nous tentons actuellement d’encadrer, en espérant que la loi sera réexaminée plus tard, ce qui ne se produira probablement pas avant très longtemps. Mais ce serait la meilleure approche : soit qu’on laisse tomber le projet de loi, soit qu’on en restreint beaucoup la portée.
La sénatrice Simons : J’aimerais dire, monsieur Haggart, que vous soulevez un point très important. Nous savons que les algorithmes ont tendance à favoriser le contenu controversé et choquant, le contenu lié à la nouvelle selon laquelle Elon Musk pourrait acheter Twitter à tout moment. Je pense qu’il est vraiment important pour nous d’être conscients que les algorithmes ne sont pas agnostiques ou inoffensifs. En même temps, je ne vois rien dans ce projet de loi qui s’attaque aux problèmes que M. McKelvey et vous-même avez soulevés. Le projet de loi ne cherche pas à régler le problème. Il s’attaque à un problème lié au contenu canadien, mais pas à la question de savoir si les algorithmes sont justes pour les artistes ou s’ils privilégient certaines œuvres plutôt que d’autres.
M. Haggart : Je pense que c’est ce qu’on essaie de faire. Et je pense que c’est ici qu’on arrive à la question de la découvrabilité. Si nous parlons, par exemple, de la transparence ou de choses du genre, ce n’est utile que si nous savons où nous voulons en venir. Surtout lorsque ces choses sont des boîtes noires, on évalue l’algorithme en évaluant le résultat. Il faut avoir une idée de ce que nous voulons accomplir pour déterminer si c’est une bonne chose ou non.
La sénatrice Simons : Ce que YouTube veut, c’est maximiser ses revenus publicitaires.
M. Haggart : Bien sûr. En effet, et ce n’est pas ce qui intéresse — directement — le Canada en ce qui a trait à notre politique culturelle. C’est du moins ainsi depuis longtemps. Il est question de promouvoir la politique culturelle en tant que culture, de reconnaître que nous ne devrions pas nous en remettre entièrement au marché.
Je répète qu’il n’est pas fou de vouloir des règles de découvrabilité. C’est tout à fait conforme à ce genre de tradition. Mais le problème, du moins actuellement — et je pense que vous entendez beaucoup de frustration même de la part des témoins ce soir —, c’est une sorte de manque de compréhension. Nous parlons effectivement de la découvrabilité, ce qui est formidable, mais à quelle fin? À quoi la politique ressemblera-t-elle? Je pense qu’il est probablement judicieux que ce projet de loi offre une certaine, voire une grande marge de manœuvre. Mais je pense également que le gouvernement ne se rend pas du tout service en présentant un plan bien établi. Voici ce que nous voulons englober; voici ce que nous ne voulons pas englober, mais nous sommes aussi conscients que le marché pourrait changer, tout comme ces entreprises et ces cibles mobiles. Nous devons donc nous donner une certaine marge de manœuvre.
La sénatrice Simons : J’ai beaucoup d’autres questions, mais je vais passer le bâton.
Le président : Il vous reste encore du temps, sénatrice.
La sénatrice Simons : Monsieur McKelvey, lorsque vous avez parlé de l’ACEUM, vous avez dit que l’absence de définition de la découvrabilité dans l’accord posait peut-être problème. Je me demande si vous pouvez expliquer en quoi cela pourrait être problématique.
M. McKelvey : Je veux commencer par saluer le travail de Robyn Caplan et de Tarleton Gillespie. Leur article sur la gouvernance par étape publié dans Social Media + Society décrit selon moi ce que la professeure Laidlaw a dit à propos de savoir s’il s’agit encore d’un contenu généré par les utilisateurs. Je pense qu’il n’y a toujours pas de définition du type de créateurs dont nous parlons, et la relation contractuelle entre les créateurs en ligne et les plateformes est notamment mal comprise et mérite plus d’attention, car cela entraînera, je crois, des modifications à l’article 4.
Je pense que le deuxième point à retenir sur la découvrabilité est que les répercussions de la promotion du contenu canadien obligent les plateformes à obtenir des résultats, ce qui semble hors contexte ou peut-être en contradiction avec les exceptions relatives aux algorithmes prévues dans l’ACEUM ainsi que les liens vers les exemptions de responsabilité de la plateforme en vertu de l’ACEUM. J’estime que ce sont deux problèmes de coordination stratégique sur lesquels les avocats se pencheront. Je pense que cela soulève de véritables problèmes comme ceux qui sont survenus pour le CRTC et les problèmes de substitution simultanée pour le football — ces problèmes sont connus et devraient être réglés avant l’adoption du projet de loi.
La sénatrice Simons : Si vous pouviez transmettre au greffier du comité le travail des universitaires dont vous venez tout juste de parler, ce serait extrêmement utile.
M. McKelvey : C’est ce que je ferai.
La sénatrice Simons : Merci à tous.
Le sénateur Manning : Je remercie nos témoins. De nombreux témoins ayant comparu devant notre comité ont parlé des répercussions plus générales du projet de loi C-11 sur le plan du protectionnisme culturel. Dans l’éventualité où d’autres pays reprendraient l’approche du projet de loi C-11, nous aurions un milieu culturel mondial beaucoup plus limité dans lequel la plupart des artistes ne pourraient encore une fois joindre un public que dans leur propre pays et dans lequel les petits artistes ne pourraient pas survivre. J’invite l’un ou l’autre des témoins à répondre à la question : est-ce préoccupant pour vous? L’un de vous pense-t-il que le libellé actuel du projet de loi C-11 mènerait à la concrétisation de ces préoccupations?
M. Haggart : Je peux commencer. Je suis relativement moins préoccupé par cette possibilité que par la partialité actuelle de la découvrabilité privatisée de ces algorithmes, de ces plateformes. Ce n’est pas un système neutre. Cela signifie que les entreprises peuvent le modifier pour lui faire faire ce qu’elles veulent.
Si, par exemple, le Canada avait un règlement sur le contenu canadien, une règle de découvrabilité, pour essentiellement dissocier le classement du contenu canadien au Canada de la norme mondiale de l’algorithme de Google ou de YouTube, rien n’empêcherait les gens de Google, s’ils le voulaient, de modifier l’algorithme pour qu’il corresponde davantage à leur perception de ce qu’il devrait être dans l’univers plus vaste de Google. Une simple correction technique pourrait régler la question si c’est ce que l’entreprise veut.
Le sénateur Manning : D’autres témoins aimeraient-ils se prononcer?
M. McKelvey : Ce que je dirais rapidement, c’est que je pense que les plateformes ont souvent recouru à ce genre de menace, et c’est une chose que j’ai vue dans le code australien sur les médias d’information. Même si j’ai de sérieuses réserves au sujet du code australien, je pense que nous voulons examiner de plus près l’idée de sortir de certains marchés et ses conséquences pour les créateurs. Je suis certain qu’il pourrait y avoir des risques. Je pense également que la politique culturelle n’est pas tout simplement une politique économique. Je pense que nous négligeons trop souvent la responsabilité d’un État providence pour ce qui est de protéger les arts et la culture dans nos discussions sur la protection économique des arts et de la culture.
Il est important pour moi de faire ces distinctions et de nuancer le risque.
Mme Laidlaw : Je veux tout simplement dire que la réglementation d’Internet a souvent eu un effet d’entraînement dans d’autres pays. Cela dit, je ne veux surtout pas vous dissuader d’imposer une loi au pays, n’est-ce pas? Il ne faudrait pas. Je pense toutefois, lorsque nous regardons la portée des mesures prises — je veux dire, d’un point de vue juridique —, qu’il faut examiner les objectifs et déterminer s’ils sont atteints de manière à nuire et à perturber le moins possible les différents droits. C’est l’essentiel. Cette mesure aide-t-elle les créateurs et les industries comme elle est censée le faire? Dans l’affirmative, il est un peu plus justifié d’entraver des droits d’autres façons. Si l’objectif n’est pas vraiment atteint, il est beaucoup moins justifié d’entraver ainsi des droits.
Le sénateur Manning : Nous avons entendu les préoccupations soulevées — et je les ai entendues encore une fois ce soir — à propos du pouvoir des plateformes lorsque les gouvernements n’interviennent pas et des répercussions sur le pouvoir de réglementation et le pouvoir en matière de politiques. Nous avons également entendu des témoins qui sont sérieusement préoccupés par le pouvoir potentiel du CRTC — par les audiences à huis clos et par les petits créateurs de contenu en ligne qui sont balayés du revers de la main par les grands télédiffuseurs traditionnels qui savent comment naviguer dans le système de réglementation et qui ont donc tout le pouvoir. Je pense à un éventuel équilibre afin que les règles du jeu soient au moins équitables pour tout le monde.
Je me demande comment nous pouvons atteindre cet équilibre dans la loi afin de faire face aux répercussions de la grande bureaucratie gouvernementale, surtout pour les petits créateurs de contenu en ligne qui se sentent laissés pour compte, qui ne peuvent pas nécessairement faire les choses eux-mêmes.
Le président : Quelqu’un souhaite-t-il répondre? Vous n’êtes pas obligés.
Mme Laidlaw : Je peux ouvrir le bal. Je vais fournir la réponse que vous ne voulez pas entendre, soit qu’il n’existe pas de réponse simple à cette question.
À l’heure actuelle, avec ce type de texte législatif, on ne peut sortir gagnant, peu importe ce que l’on fait. Étant donné le contexte en évolution, un organisme de réglementation doit prendre des décisions sur certains de ces détails, n’est-ce pas? Effectivement.
Toutefois, un des problèmes auxquels nous nous heurtons est attribuable à l’avarice de détails du texte de loi qui nous empêche d’indiquer clairement au CRTC ce qu’il est censé faire. Dans sa mouture actuelle, je ne pense pas que le projet de loi nous permettrait de savoir ce que les plateformes font ou de leur demander des comptes. Le projet de loi ne règle pas ce problème. Je ne trouve pas vraiment ce mécanisme de reddition de comptes dans le libellé. J’y vois des exigences sur le rendement, mais je n’y vois pas le type de responsabilisation que nous devrions exiger des plateformes.
Je tiens à ce que nous nous concentrions sur un élément précis. Je sais que nous nous dirigeons vers d’autres sujets tels que les préjudices en ligne. Or, ce n’est pas ce dont il est question. Il est question de réglementation en matière de radiodiffusion et du type de reddition de comptes pour ces plateformes. Il s’agit d’un morceau du casse-tête.
M. McKelvey : Pour renchérir sur ce sujet, s’il est question de la reddition de comptes des plateformes et du fait que la responsabilité sera déléguée au CRTC, je trouve l’idée risible. Le CRTC éprouve d’immenses difficultés à demander des comptes aux monopoles actuels au Canada. Nous pourrions revenir sur la panne du « vendredi rouge » et discuter de ce qui se passe chez Rogers. En ma qualité d’intervenant qui a multiplié les comparutions devant le CRTC pour examiner des enjeux techniques impliquant la confidentialité, les algorithmes et l’IA, je peux vous mettre en garde contre l’incapacité répétée du conseil à démontrer une compétence technique. Cette réalité devrait nous alarmer. Les exigences prévues dans le projet de loi seront vaines. J’en suis extrêmement inquiet puisque je me verrai obligé de composer avec ces problèmes pendant des années. Je peux comprendre l’enjeu de confidentialité. Le CRTC a du mal à faire des calculs rudimentaires entourant Internet, un problème infiniment plus simple que les discussions actuelles sur une recommandation d’algorithme. Si vous pensez sérieusement que le CRTC a la capacité de régler ce problème à l’heure actuelle, je crois que vous vous mettez un doigt dans l’œil.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Je vais adresser ma question à M. Blayne Haggart.
D’abord, je dois vous dire que votre concept de découvrabilité privée m’intéresse beaucoup. Depuis plusieurs semaines, on a quand même entendu des créateurs de contenu nous dire à quel point les algorithmes étaient une recette secrète qui ne tenait compte que de la popularité et de l’intérêt des créateurs et des consommateurs. Je voudrais que vous alliez un peu plus en détail à ce sujet. D’abord, il faut quand même que ces algorithmes tiennent compte de ce qui est populaire et de ce qui ne l’est pas. Quels autres critères pourraient-ils utiliser?
Vous avez parlé de la publicité. Est-ce qu’il pourrait y avoir, de façon théorique, des contrats entre des maisons de disque, des géants musicaux et, par exemple, YouTube et Spotify pour mettre de l’avant des chanteurs ou des groupes particuliers qui seraient favorisés par ce genre de plateformes? Franchement, on n’en sait rien, on n’est pas dans ces compagnies. On ne sait pas comment elles créent leurs algorithmes. J’aimerais entendre brièvement ce que vous avez à dire à ce sujet.
Pouvez-vous aussi peut-être expliquer plus précisément comment vous pensez que les plateformes peuvent contrer les effets négatifs de la découvrabilité du contenu canadien? Vous avez dit qu’elles n’ont qu’à changer certaines choses, ce qui annulera l’effet négatif à l’échelle internationale du fait de faire la promotion du contenu canadien au Canada.
Donc, j’ai deux questions et j’espère qu’elles ont été traduites. J’aimerais entendre vos commentaires à ce sujet, parce que c’est une façon de voir les algorithmes assez différente de ce que nous livrent les plateformes.
[Traduction]
M. Haggart : Merci. Si je ne réponds pas entièrement à vos questions, veuillez les répéter.
Le dernier point sur la capacité des plateformes à annuler tout effet lié à la promotion du contenu canadien représente davantage une question hypothétique. Je ne sais pas comment l’algorithme fonctionne parce que je ne travaille pas pour YouTube. Je sais néanmoins que les algorithmes sont créés par des humains et qu’ils suivent la formule du « si x, alors y. » C’est ainsi qu’ils fonctionnent.
Dans un certain sens, la méthode est alambiquée, mais, si on y pense de façon abstraite, elle peut s’avérer fort simple. Ce qu’il faut savoir, c’est que si la plateforme voit par exemple une œuvre de contenu canadien qui émerge d’une certaine façon et qui est visionnée ou pas, il serait en principe possible de tenir compte de cette différence lorsqu’elle ferait émerger ce contenu pour d’autres publics.
Au sujet de l’autre point que vous avez soulevé au début, le fait est que ces algorithmes sont impénétrables à dessein. Ils sont conçus ainsi en partie pour que les utilisateurs ne puissent les déjouer, ce qui veut aussi dire que ces algorithmes changent constamment. Voici une citation d’un créateur :
C’est la nature de YouTube [...] La plateforme dicte les règles; mon rôle, c’est d’essayer de déterminer ce que ces fichues règles peuvent bien être avant même qu’elles ne changent encore.
Voilà la situation dans laquelle nous nous trouvons. Les créateurs ne sont pas les seuls à être touchés; les organismes de réglementation le sont aussi puisqu’ils doivent essayer de comprendre de quoi il en retourne.
J’aimerais aussi abonder dans le même sens que M. McKelvey qui critique le CRTC. Je suis tout à fait en faveur de l’intervention gouvernementale dans ce marché. Je sais toutefois fort bien que le CRTC n’a pas exactement démontré qu’il est un organisme de réglementation très puissant dans le milieu des télécommunications en général. Le besoin de se doter de réglementation dans ce domaine ne disparaît pas pour autant. Dans ce contexte, il faut remanier le CRTC de sorte que les petits groupes et les petits créateurs qu’un autre intervenant a mentionnés, je crois, soient inclus.
Le sénateur Woo : M. McKelvey et Mme Laidlaw nous encouragent à réfléchir à la reddition de comptes par rapport aux algorithmes plutôt qu’à la modification des algorithmes en tant que tels ou même à une proposition de rendement pour que les compagnies modifient elles-mêmes les algorithmes. L’idée de la reddition de comptes par rapport aux algorithmes est très intéressante sur le plan intellectuel, mais je me demande si c’est le seul aspect à considérer. J’aimerais inviter les témoins à se pencher sur la traçabilité des politiques. Qu’est-ce qui est réalisable? Qu’est-ce qui est faisable?
Vous êtes nombreux à nous avoir décrit à quel point ces algorithmes sont impénétrables, secrets, en constante évolution et jalousement protégés et à nous avoir dit qu’il existe probablement beaucoup de doublons même quand certains renseignements sont divulgués. Dans ce contexte, ne croyez-vous pas qu’une approche secondaire approximative pour tenter de réaliser certains objectifs stratégiques entraînerait peut-être les meilleurs résultats possible pour réaliser l’objectif de promotion du contenu canadien? Cette approche secondaire proposerait les objectifs désirés plutôt que de modifier les algorithmes. Je présume qu’il y a un certain consensus par rapport au besoin de promouvoir le contenu canadien.
Mme Laidlaw : Merci de la question. Je trouve la solution élégante. Permettez-moi d’expliquer la situation ainsi : nous sommes nombreux dans le milieu étudiant la réglementation en matière de préjudices en ligne et la reddition de comptes des plateformes, à explorer l’idée proposée. On cherche plutôt à responsabiliser les plateformes sans leur dire précisément ce qu’elles sont censées faire. L’objectif consiste donc à réduire les préjudices en ligne, à lutter contre les discours haineux. À bien des égards, on s’attaque à l’enjeu au deuxième niveau. L’objectif consiste à promouvoir les industries culturelles du Canada et à les protéger. Une solution en ce sens est d’améliorer l’accès des organismes de réglementation et des tierces parties aux plateformes afin qu’ils leur demandent des comptes après avoir constaté en quoi consistent les algorithmes.
L’autre solution pourrait être d’établir certains objectifs stratégiques en énonçant les résultats souhaités. Chaque plateforme pourrait déterminer comment réaliser ces objectifs. Chaque plateforme, faite sur mesure, pourrait décider comment s’y prendre et divulguer les mesures prises pour ce faire. De nombreuses plateformes déploient certains de ces efforts. Ainsi, la reddition de comptes se verrait améliorée, et on répondrait à certains besoins propres au Canada.
Je crois que cette approche potentielle pourrait être envisagée. D’autres administrations l’étudient. J’ajouterai qu’une grande partie des changements d’approches qui ont eu lieu dans les réformes législatives en Europe s’appuyaient beaucoup plus sur les processus.
Le message à retenir est toutefois que je souscris aux préoccupations entourant le CRTC. Je dirais encore plus directement que le conseil n’est pas un organisme de réglementation en matière de technologie, d’internet ou de droits de la personne. Ainsi, lorsqu’on parle d’enjeux entourant la reddition de comptes liée aux algorithmes, comme on l’a mentionné plus tôt, on fait allusion à un organisme de réglementation pour le monde numérique. La question ne se limite pas au texte de loi dont nous parlons aujourd’hui; elle dépasse peut-être la portée du dossier dont vous êtes saisis, mais c’est sans contredit ce qui me préoccupe.
M. McKelvey : Je dirais que les intervenants se soucient du CRTC et le respectent. Je ne veux pas trop l’insulter, mais je veux qu’il s’améliore. La question de savoir de quoi relèvent certaines des idées lancées, en particulier la reddition de comptes par rapport aux algorithmes, est une question plus pointue. Cette reddition de comptes est-elle liée au sujet qui nous occupe aujourd’hui, ou plutôt à la Loi sur l’intelligence et les données ou aux réformes du projet de loi C-27? Une meilleure coordination à ce sujet serait très utile.
Nous utilisons souvent les algorithmes comme système de rechange qui dépend maintenant surtout de l’intelligence artificielle. Le fait que nous composions avec un système exempt de paramètres codés et s’appuyant plutôt sur un réseau neuronal aux comportements émergents entraîne toute une gamme de nouveaux risques. J’ai du mal à imaginer que les discussions pourront suivre la cadence de l’évolution du milieu. Cela me préoccupe parce que j’aimerais que les discussions suivent le rythme de la technologie.
Du côté des innovations, en particulier au sein du bureau de la commissaire à l’information, la création d’un code de conception selon l’âge de l’utilisateur représente une façon novatrice de réfléchir aux moyens par lesquels on établit les normes pour la conception et le développement de l’IA et des algorithmes. Cette innovation se voit au Royaume-Uni.
M. Haggart : Au bout du compte, afin de garantir la reddition de comptes, il faut définir les objectifs à atteindre. On pourrait les définir vaguement comme étant la promotion de la culture canadienne, mais il faudra à un moment donné que quelqu’un explicite ce à quoi on s’attend. Voilà le problème.
Pour revenir, par exemple, à la réglementation traditionnelle du contenu canadien, le but était de promouvoir la culture canadienne. Or, on calculait combien de fois une chanson était jouée à la radio, ce qui a créé un effet d’entraînement.
Je note votre commentaire sur la traçabilité d’un objectif stratégique qui n’est pas nécessairement la solution de second choix et qui se traduit par une cible pour le contenu canadien. En d’autres mots, on conviendrait qu’on peut parvenir au résultat voulu. C’est une méthode re rechange pour obtenir ce que nous voulons, soit de promouvoir la culture canadienne, même si ce n’est pas l’intégralité de la culture canadienne qui serait visée.
Le président : Nous avons discuté d’algorithmes pendant la réunion, ce qui, comme je l’ai dit, me fascine depuis quelque temps. J’ai écouté les témoignages fort intéressants des professeurs invités.
J’écoute Spotify; j’utilise Twitter; je regarde Netflix et je fais constamment des recherches sur Google. Je remarque que les résultats proposés semblent toujours correspondre à mon champ d’intérêt. Ma perspective est peut-être simpliste, mais je crois que ces plateformes sont des entreprises qui connaissent énormément de succès parce qu’elles fournissent à leur clientèle et aux utilisateurs comme moi ce que nous voulons voir et écouter, et ce, à la vitesse de la lumière.
Vous pouvez me corriger si j’ai tort, et je donnerai ensuite la parole au sénateur Cormier.
[Français]
Le sénateur Cormier : Ma question va dans une tout autre direction, mais elle s’adresse à M. McKelvey. Je suis désolé, je vous ai appelé par votre prénom tout à l’heure.
J’aimerais revenir à ce rapport de force entre les plateformes et les créateurs, qui manifestement ne sont pas protégés d’aucune façon dans leur pouvoir de négociation avec les plateformes. Ma question sort peut-être du cadre du projet de loi, mais à votre avis, comment pourrait-on protéger davantage les créateurs dans cette relation avec les plateformes, et comment pourrait-on mieux équilibrer leur pouvoir de négociation avec les plateformes?
[Traduction]
M. McKelvey : C’est un des commentaires que j’ai formulés au début. Les intervenants fondent vraiment l’espoir de voir l’adoption d’une loi sur les créateurs numériques ou un autre outil qui pourrait s’apparenter au modèle de rémunération dans le monde de l’information. Grâce à un tel modèle, les créateurs se prévaudraient de droits de négociation ou d’autres moyens leur permettant de recourir à un arbitrage contraignant auprès des plateformes. Il faudrait déterminer le rôle du gouvernement dans ce type de système.
Je crois que vous abordez des questions cruciales. Elles ne figurent pas dans la version actuelle du projet de loi, ce qui nuit grandement aux efforts. C’est en partie la raison pour laquelle je propose d’exclure la fonction limitée de ce projet de loi : je crois que vous soulevez à juste titre des questions plus poussées sur le pouvoir de négociation entre les petits créateurs et les grandes plateformes. Selon moi, la décision de Twitch de diminuer les tarifs pour les instavidéastes démontre le déséquilibre entre ces pouvoirs de négociations. Je ne vois pas comment le projet de loi C-11 permettra de nous orienter vers ces enjeux, mais ces derniers doivent à tout prix faire l’objet de textes de loi du gouvernement à l’avenir.
Le sénateur Cormier : Merci.
Le président : Est-ce que quelqu’un aimerait répondre à ma courte question? Monsieur Haggart, peut-être, puisqu’elle s’adresse plutôt à vous?
M. Haggart : Merci. Vous résumez ce qui fait que cet enjeu est si difficile à comprendre. Lorsqu’on dépend d’un algorithme de découvrabilité ou d’un moteur de recherche, on ignore ce qu’on ne voit pas. C’est la définition même de ces outils. L’illusion ainsi créée est celle de l’exhaustivité. En un seul clic, Google fournit des milliers de sites Web potentiels pour une recherche précise, mais l’utilisateur ne sait pas exactement comment le rang des résultats est déterminé ou comment le moteur de recherche fonctionne.
Oui, on a l’impression que l’outil nous fournit tout ce dont on a besoin. Or, on peut avancer — et d’autres ont fait la remarque récemment — que le moteur de recherche de Google, qui est probablement le meilleur qui soit dans sa catégorie, se détériore. Le moteur de recherche est inondé de publicités, et il est plus difficile de trouver des résultats réellement pertinents pour les internautes.
Google décide de privilégier du contenu au détriment d’autres résultats, et ces décisions n’accordent pas nécessairement beaucoup d’importance aux internautes ou à leurs intérêts fondamentaux. De plus, on peut parfois se retrouver avec 100 pages de résultats. Je ne connais pas vos habitudes, mais, si vous êtes comme moi, vous vous arrêtez probablement au 10e résultat parce que le haut de la liste est suffisamment utile. Or, les meilleurs résultats pour vos recherches se retrouvent peut-être à la page 4 ou 5.
Le président : Je tiens à remercier les témoins de nous avoir consacré du temps. Je dois dire que la discussion est captivante. Je peux vous dire que si, pendant mes études universitaires, mes professeurs s’étaient avérés aussi intéressants que ce groupe de témoins, j’aurais peut-être poursuivi mes études jusqu’au doctorat.
Blague à part, vos témoignages valaient grandement la peine d’être entendus. Merci d’avoir comparu devant nous.
(La séance est levée.)