LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES TRANSPORTS ET DES COMMUNICATIONS
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mardi 18 octobre 2022
Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd’hui, à 9 heures (HE), avec vidéoconférence, pour examiner la teneur du projet de loi C-11, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois.
Le sénateur Leo Housakos (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour, honorables sénateurs. Je suis Leo Housakos, sénateur du Québec et président de notre comité. J’aimerais que mes collègues se présentent brièvement.
Le sénateur Quinn : Jim Quinn, du Nouveau-Brunswick.
La sénatrice Miville-Dechêne : Julie Miville-Dechêne, du Québec.
La sénatrice Simons : Paula Simons, de l’Alberta, territoire du Traité no 6.
Le sénateur Manning : Fabian Manning, de Terre-Neuve-et-Labrador.
Le sénateur Klyne : Bonjour et bienvenue. Marty Klyne, de la Saskatchewan, territoire du Traité no 4.
Le sénateur Plett : Je ne m’offusquerai pas parce que quelqu’un de la Saskatchewan pense qu’il doit passer avant le Manitoba, mais ce n’est pas le cas. Don Plett, du Manitoba.
La sénatrice Sorensen : Karen Sorensen, de l’Alberta.
Le sénateur Dawson : Dennis Dawson, du Québec.
La sénatrice Gagné : Raymonde Gagné, du Manitoba.
La sénatrice Clement : Bernadette Clement, de l’Ontario.
La sénatrice Dasko : Donna Dasko, de l’Ontario.
La sénatrice Wallin : Pamela Wallin, de la Saskatchewan.
Le président : Merci, chers collègues. Nous nous rencontrons ce matin pour continuer d’examiner a teneur du projet de loi C-11, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois.
Je suis très heureux de souhaiter la bienvenue à Vivek Krishnamurthy, directeur, Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada Samuelson-Glushko de l’Université d’Ottawa. Nous accueillons aussi Gregory Taylor, professeur agrégé de l’Université de Calgary par vidéoconférence et Dwayne Winseck, professeur, École de journalisme et de communication et projet Global Media & Internet Concentration de l’Université Carleton, qui sont avec nous dans le premier groupe.
Bienvenue à notre groupe de témoins. Chacun de vous aura cinq minutes pour présenter sa déclaration liminaire, puis mes collègues vous poseront des questions.
Vivek Krishnamurthy, directeur, Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada Samuelson-Glushko, Université d’Ottawa, à titre personnel : Merci beaucoup. C’est vraiment un honneur d’être ici aujourd’hui pour vous faire part de mon opinion au sujet du projet de loi C-11.
Mon témoignage se concentrera sur les dispositions du projet de loi qui visent à réglementer la distribution du contenu audiovisuel sur Internet. Selon moi, ces dispositions sont vagues, trop générales et constituent une grave menace au droit à la liberté d’expression au Canada et ailleurs.
Je vais commencer mon témoignage aujourd’hui en disant que la plupart des règlements en matière de radiodiffusion dans notre pays doivent être perçus comme une forme d’entrave au droit à la liberté d’expression. Nous le savons grâce au numéro bien connu de l’humoriste George Carlin au sujet des sept mots que nous ne pouvons pas dire à la télévision, mais qu’il est tout à fait légal d’écrire dans des publications ou peut-être de les prononcer au Sénat; cependant, je n’essaierai pas. Comment se fait-il que ce soit le cas, et pourquoi? Pourquoi pouvons-nous restreindre certaines formes d’expression dans le domaine de la radiodiffusion, mais pas dans celui de l’imprimerie ou, encore une fois, dans un lieu public?
Nous n’avons pas beaucoup de jurisprudence à ce sujet au Canada, mais nous savons, vu la façon dont le droit à la liberté d’expression a été interprété dans d’autres démocraties qui respectent les droits, qu’il y a deux raisons pour lesquelles il est justifié d’avoir des règlements plus stricts dans le domaine de la radiodiffusion et dans d’autres contextes. La première : la pénurie de spectre. Il y a une limite au spectre électromagnétique accessible à la radiodiffusion linéaire ou à la largeur de bande accessible à une connexion câblée traditionnelle, de sorte que certains types de restrictions en matière de contenu sont plus justifiés lorsqu’il est question de radiodiffusion plutôt que de diffusion sur Internet ou de textes imprimés.
La deuxième est la nature invasive de la radiodiffusion. Comme dans le cas de la boîte de chocolats de Forrest Gump, vous ne savez jamais sur quoi vous allez tomber lorsque vous ouvrez la télévision; c’est pourquoi toutes les démocraties comprennent que vous pouvez restreindre le genre d’émissions qui sont diffusées à différents moments de la journée de sorte que, par exemple, un enfant ne voit pas quelque chose d’inapproprié. Cette logique disparaît lorsqu’il est question du contenu en ligne. Il n’y a aucune pénurie de spectre sur Internet. Vous pouvez voir autant de vidéos de chats que vous voulez sur YouTube sans empêcher d’autres personnes de visionner du contenu en ligne, et les services de diffusion en continu n’entrent pas chez vous de la même façon que les signaux de radiodiffusion conventionnels.
Malgré ces différences, le projet de loi C-11 vise à appliquer les lois relatives à la radiodiffusion intégralement à des services qui offrent du contenu audiovisuel en ligne. Cela soulève des préoccupations graves à l’égard des droits de la personne garantis par la Constitution. La première, c’est que les dispositions ratissent trop large. Le projet de loi C-11 définit la radiodiffusion comme le fait de diffuser des programmes à un public à l’aide d’un système de télécommunication. La Loi sur la radiodiffusion actuelle, quant à elle, définit le terme programmation comme des sons, des images ou une combinaison des deux qui visent à renseigner, éclairer et divertir.
Prises ensemble, ces deux dispositions visent à réglementer pratiquement tout le contenu audiovisuel diffusé sur Internet. À première vue, la loi prévoit que le CRTC peut réglementer le contenu, et les dispositions qui s’appliquent à la radiodiffusion traditionnelle s’appliquent à la distribution de contenu en ligne. Maintenant, la seule clause de sauvegarde est l’article 4 proposé. J’aborderai ce point bientôt.
Nous ne devrions pas adopter des lois qui englobent tant de contenu dans un seul règlement. Il est évident qu’il y a des problèmes avec la distribution du contenu sur Internet, mais ces problèmes doivent être abordés séparément. Nous ne devrions pas seulement dire que la loi englobe tout, sauf quelques petites choses qui sont laissées de côté.
Regardons les exceptions figurant à l’article 4 proposé. J’ai été avocat pendant presque 15 ans, et cet article est l’une des choses les plus confuses que j’aie jamais vues. Regardons chaque aspect un après l’autre.
Le paragraphe 4.1(1) proposé mentionne que la loi ne s’applique pas aux programmes téléversés sur les médias sociaux, mais il y a deux problèmes. Le premier, c’est le fait que nous ne définissons pas le terme « médias sociaux »; et le deuxième : le paragraphe 4.1(2) entraîne une exception à l’exception, y compris pour les programmes qui génèrent des revenus directement ou indirectement. Toutes les entreprises de médias sociaux sont des entités qui génèrent des profits, donc, bien sûr, toute la programmation qu’elles diffusent générera des revenus directement ou indirectement pour elles parce que c’est dans leur modèle d’entreprise. Donc, rien n’empêche vraiment le CRTC d’imposer des règles à l’intégralité des distributeurs de contenu audiovisuel en ligne.
Maintenant, les partisans du projet de loi souligneront deux choses, j’en suis sûr. D’abord, les dispositions contenues dans le projet de loi qui mentionnent que le CRTC doit tenir compte de la liberté d’expression, puis, que nous pouvons faire confiance à nos institutions, et qu’elles n’iront pas trop loin. Ce n’est pas suffisant, et ce, pour trois raisons. Tout d’abord, le principe fondamental en démocratie, c’est qu’une loi doit être très précise pour atteindre ses objectifs. Il faut y préciser exactement comment l’appliquer, et ne laisser aucun pouvoir discrétionnaire à l’organisme de réglementation. C’est particulièrement important parce que le Canada n’est pas à l’abri des caprices de l’autoritarisme populiste qui se trouve aux quatre coins du monde. Nous ne pouvons pas être sûrs que nos institutions auront autant de succès dans l’avenir qu’elles en ont eu par le passé : nous n’avons qu’à regarder les événements qui se sont produits à Ottawa, en février, pour en avoir la preuve.
Qu’on le veuille ou non, d’autres pays nous regardent et suivront notre exemple. Au Canada, si nous pouvons dire que notre politique culturelle qui vise à inciter les Canadiens à exprimer leur opinion est si importante que nous pouvons réglementer tout le contenu en ligne, qu’est-ce qui empêcherait le premier ministre de la Hongrie, Viktor Orbán, ou le premier ministre de l’Inde, Narendra Modi, qui ont leur propre opinion de qui est un Indien et un Hongrois, d’imposer une opinion analogue et de nous citer à titre d’exemple? Tout cela nous incite à être plus prudents.
Je sais que je n’ai plus de temps. Cependant, j’ai une solution qui réglerait environ 80 % du problème, mais j’attendrai peut-être d’en parler au cours de la période de questions. Merci.
Le président : Merci, monsieur Krishnamurthy.
Gregory Taylor, professeur agrégé, Université de Calgary, à titre personnel : Merci beaucoup de me recevoir aujourd’hui.
J’aimerais commencer, aujourd’hui, par remettre en question certains mythes établis que nous entretenons au sujet des médias contemporains canadiens. Le premier, c’est que la radiodiffusion et les médias dits « traditionnels » sont à l’agonie. Les données de septembre 2022 montrent que presque 70 % des ménages canadiens sont toujours abonnés à un service de radiodiffusion. Pouvez-vous penser à un autre secteur qui rejoint tant de personnes qui se lamenterait en disant que, pour une raison ou une autre, il se trouve dans une situation précaire? Lorsqu’on parle de ce problème, on cite habituellement la personne sur cinq qui s’est débarrassée du service, ce qui veut dire qu’elle ne reçoit plus de signal câblé ou transmis par satellite, pour affirmer que cela montre bien que le secteur est en péril. Habituellement, lorsqu’on me dit cela, je réponds : c’est tout? Il s’agit seulement d’une personne sur cinq, et n’oublions pas que Netflix est maintenant accessible au Canada depuis 12 ans. Je pense que nous savions que ce changement s’en venait depuis plus de 10 ans. À ce moment-là, 85 % des ménages étaient abonnés à la câblodistribution au Canada. Ce pourcentage est en déclin, mais cela ne veut certainement pas dire que le secteur se meurt.
Jusqu’à présent, dans les audiences destinées au projet de loi C-11, la radiodiffusion a été qualifiée « d’artefact désuet du XXe siècle ». Cependant, selon moi, ce qu’il est important de souligner, c’est la résistance incroyable du secteur après 12 ans de guerre ouverte avec les services de diffusion en continu qui se livre dans les salons canadiens. C’est important à divers égards dans le cas du projet de loi C-11.
D’abord, il faut être prudent lorsqu’on entend le secteur des médias, qui est lui-même la source de distribution, crier haut et fort qu’il doit être protégé. Mon collègue, M. Winseck, qui s’adressera à vous bientôt, a démontré dans sa recherche que certains secteurs des médias traditionnels, comme la distribution, vont en fait très bien, et qu’il n’est pas nécessaire de les aider en ajoutant des règlements, mais que d’autres, comme la télévision locale financée par les annonces publicitaires, traversent vraiment des moments difficiles présentement.
Aussi, à ceux qui déclarent que le projet de loi C-11 est une erreur réglementaire, et que nous protégeons une relique d’un autre temps, dans l’ère moderne d’Internet, je dirai que la radiodiffusion est loin d’être morte. Elle continue de toucher des gens.
Le problème, c’est que la distribution est liée à la façon dont nous finançons la création dans notre pays; il est évident que la distribution est en déclin, et rien ne semble pouvoir arrêter le mouvement de sitôt. Le déclin est très lent. Je pense que le projet de loi C-11 tente admirablement de rectifier les choses en demandant aux services de diffusion en continu de contribuer maintenant à la production de contenu au Canada.
Un autre mythe, c’est le fait que les radiodiffuseurs privés canadiens défendent la culture canadienne. Un survol de n’importe quel horaire de télévision à l’heure de grande écoute, au Canada, montrera que l’existence même de la télévision privée conventionnelle canadienne tient à la rediffusion d’émissions américaines. C’est ainsi depuis longtemps. Je pense que si le secteur a besoin d’être protégé par des règlements, il doit faire un bien meilleur travail pour prouver sa valeur aux Canadiens. C’est toujours la première chose à faire, et si « le système canadien de radiodiffusion doit être, effectivement, la propriété des Canadiens et sous leur contrôle », nous devons souligner pourquoi c’est important. Les radiodiffuseurs privés devraient entre autres contribuer réellement au secteur culturel national. C’est quelque chose que devrait envisager le CRTC.
Le troisième mythe, c’est que la radiodiffusion publique était nécessaire à une époque où le choix était limité, mais que ce n’est plus justifiable. Selon moi, l’inverse est aussi vrai. Nous avons beaucoup plus de choix en matière de média, et de loin, mais il est évident que les Canadiens font toujours confiance à CBC/SRC. J’ai inclus dans mon mémoire des liens pour montrer que CBC/SRC est très présente en ligne et que son site de nouvelles est le plus visité au Canada.
D’autres personnes ont écrit que CBC/SRC devrait maintenant offrir un service d’abonnement; nous n’en avons pas besoin. À mon avis, c’est loin d’être une bonne idée, et les médias canadiens ne devraient pas aller dans cette direction à l’heure actuelle.
Le quatrième mythe, c’est que le gouvernement jouera un rôle à la « Big Brother » pour contrôler les médias et/ou le contenu ou pour restreindre la liberté d’expression. Le CRTC est l’organisme même qui a décidé de ne pas réglementer le contenu en ligne en 1999. Rien dans l’Ordonnance d’exemption relative aux entreprises de radiodiffusion de médias numériques n’indiquait que le CRTC n’avait pas le droit légal de le faire s’il voulait réglementer ce contenu, mais il ne l’a pas fait. Je pense que beaucoup des exagérations entourant le rôle à la « Big Brother » du gouvernement et l’idée qu’il nous surveille ne se sont pas réellement concrétisées.
Cela dit, je pense que le projet de loi C-11 n’est pas parfait. Il ratisse trop large. Il donne trop de pouvoir au CRTC. Je remarque que c’est un fil conducteur dans quelques-uns des exposés. Cependant, le fait de garder la loi actuelle telle quelle reviendrait à remettre le système canadien qui s’est édifié sur un siècle à des pouvoirs économiques hors de notre contrôle. Je ne suis pas préoccupé par le fait qu’il est difficile de définir l’identité canadienne. Je pense qu’elle est en sécurité. Je suis préoccupé par la souveraineté politique.
Les amendements de la Loi sur la radiodiffusion font aussi en sorte que la loi est beaucoup plus inclusive. Je pense que c’est un point qui n’est pas assez mentionné dans de nombreuses discussions concernant le projet de loi C-11. Les amendements en font une loi qui est beaucoup plus inclusive que la précédente qui date de 1991. Vous pouvez le constater aux alinéas 3o) et p) où on parle de l’inclusion des groupes minoritaires. Plus précisément, les groupes autochtones sont mentionnés beaucoup plus expressément dans cette loi qu’ils ne l’ont jamais été dans celle de 1991. On met l’accent sur la possibilité d’une plus grande participation des Autochtones et des minorités visibles au Canada, et cela est certainement un pas en avant bien apprécié.
Je vais m’arrêter ici aujourd’hui. Merci beaucoup.
Le président : Merci, monsieur Taylor.
Dwayne Winseck, professeur, École de journalisme et de communication, projet Global Media & Internet Concentration, Université Carleton, à titre personnel : Merci beaucoup de me recevoir. Je suis très heureux d’être avec vous aujourd’hui afin de parler du projet de loi C-11.
Nous devons reconnaître que nous sommes à un moment déterminant, où l’Internet que nous connaissions n’est plus. Aujourd’hui, au lieu d’avoir un « Internet ouvert et libre », nous avons un Internet centralisé qui est géré par un nombre assez restreint d’opérateurs de réseaux d’accès, de moteurs de recherche, de services de médias sociaux, d’agrégateurs de contenu de médias numériques et de plateformes de distribution.
Par conséquent, de nombreux gouvernements démocratiques ou non confondus, réaffirment leur pouvoir de réglementer les services Internet et de composer avec les problèmes continus liés aux politiques régissant les communications et les médias. Certains de ces efforts vont dans la bonne direction. D’autres sont terribles. Certaines des meilleures initiatives ont été bien conçues dès le début, et sont révisées au fur et à mesure.
Malheureusement, la Loi sur la diffusion continue en ligne pourrait être l’une des bonnes, mais les lacunes fondamentales touchant sept aspects de la loi l’empêchent de l’être. Je vais les aborder aujourd’hui.
Tout d’abord, comme l’ont mentionné M. Krishnamurthy, M. Taylor et d’autres, l’objectif du projet de loi de peut-être réglementer les services de diffusion en continu sur Internet est louable, mais le problème, c’est qu’il est difficile de dire qui est visé et ce qui y est inclus et ce qui ne l’est pas : les limites sont alambiquées et peu claires. On doit régler cela. Dans le cadre de cette loi, la définition d’un programme radiodiffusé englobe beaucoup trop de modes d’expression divers, ce qui laisse le CRTC choisir qui sera touché par le règlement et qui ne le sera pas et les aspects qui le seront.
Présentement, l’article 4 se contredit à cet égard, et il contredit aussi le reste du projet de loi. Par conséquent, les utilisateurs pourraient finir par être réglementés, au lieu des grandes plateformes et des grands services de diffusion en continu, comme tout bon projet de loi devrait le faire.
Des seuils clairs fondés sur la capitalisation boursière, les revenus et la taille de l’auditoire sont nécessaires afin qu’il soit possible de délimiter clairement quels services de diffusion en continu sont concernés et lesquels ne le sont pas. La législation sur les marchés numériques et la législation sur les services numériques de la Commission européenne et plusieurs autres projets de loi devant le Congrès aux États-Unis offrent une orientation utile à cet égard.
Le projet de loi C-11 ne parle pas du marché et des mesures de contrôle, mais ce devrait être le cas. Nous vivons dans un pays qui occupe le huitième rang mondial au chapitre des revenus générés par l’économie des médias. Ce n’est pas rien. Au Canada, cette économie a plus que doublé entre 2000 et 2021; elle est passée de 45 milliards de dollars à 94,5 milliards de dollars.
De nombreux secteurs sont florissants et dynamiques. Quelques secteurs sont en péril, comme le montre le document que je vous ai distribué, qui fait état des tendances générales.
Les agrégateurs en ligne et les distributeurs sont devenus des joueurs clés au Canada. Cela ne fait aucun doute.
En 2021, les revenus de Google, d’Amazon, d’Apple, de Facebook, de Microsoft, de Netflix et de Disney provenant de leurs services relatifs aux médias et à Internet au Canada s’élevaient collectivement à 15 milliards de dollars, ce qui constituait environ 16 % des parts de ce marché qui s’élève à 94,5 milliards de dollars.
Ils érodent progressivement les forts degrés de concentration des entreprises qui ont défini pendant très longtemps l’économie des médias au Canada, et ce, particulièrement au cours de la dernière décennie et surtout dans le marché de la télévision, en donnant davantage de choix aux gens et aussi en offrant davantage d’options aux services de programmation qui veulent distribuer leurs émissions.
Cependant, ces services ont aussi éliminé la compétition dans d’autres secteurs, comme celui de la publicité en ligne, où les trois géants américains de la technologie, Google, Facebook et Amazon, occupent maintenant 90 % du marché.
Cela dit, mettons les choses en perspective. Les revenus combinés des six grandes entreprises canadiennes, soit Bell, Telus, Rogers, Shaw, Quebecor et CBC/SRC, s’élevaient à 65 milliards de dollars, l’année passée, ce qui constituait environ 70 % des parts de marché, quatre fois et demie celle des géants américains de la technologie dans le secteur des médias et d’Internet. Encore une fois, dans le document que j’ai distribué, vous pouvez voir un classement des 20 entreprises les plus importantes au Canada.
Bref, il y a un nouveau marché et un marché bien établi, ainsi que des mesures de contrôle au Canada. Le projet de loi C-11 devrait tenir compte de cette réalité, mais il n’en est rien. Tout comme le CRTC réglemente les modalités liées au commerce entre les entreprises de distribution de radiodiffusion, ou EDR, intégrées verticalement et les services de programmation, le projet de loi C-11 devrait permettre au conseil de faire la même chose pour les agrégateurs et les distributeurs de contenu en ligne. Par exemple, on pourrait notamment imposer des seuils liés aux obligations asymétriques aux entreprises qui exercent beaucoup de contrôle et les soumettre à des vérifications périodiques. L’objectif serait de mettre en place quelque chose qu’on pourrait appeler « une fourniture équitable », qui serait composée de principes précis triés sur le volet parmi ceux qui régissent les entreprises canadiennes, et qui doit comprendre des règles que nous avons déjà. On aborderait ce qui touche l’affichage de contenu, l’accès, la distribution et la diffusion, la répartition des revenus et un concept redéfini de découvrabilité qui a malheureusement été détourné dans les débats et les discussions qui ont eu lieu au Sénat au sujet de ce projet de loi interprété simplement comme le seul fait de promouvoir du contenu canadien.
Une meilleure façon d’aborder la découvrabilité serait d’ouvrir le débat et de découvrir ce qui se trouve à l’intérieur des boîtes noires techniques et économiques complexes qui forment maintenant nos systèmes de communication. L’idée selon laquelle les algorithmes d’entreprises et les codes sources ne devraient pas être accessibles ne devrait pas servir de point de départ. Le principe de la fourniture équitable vise à limiter le contrôle tout en favorisant l’accès au contenu des petites entreprises et en faisant la promotion des valeurs démocratiques du pluralisme et de la diversité. Des principes similaires pourraient aussi s’appliquer au système publicitaire sur Internet et servir de fil conducteur dans la Loi sur les nouvelles en ligne, le projet de loi C-18.
J’aimerais terminer en soulignant quelques points.
Le projet de loi C-11 comporte peu d’exigences au sujet de la divulgation d’information, et indique que c’est au CRTC d’apporter des précisions. Le projet de loi doit être beaucoup plus précis quant à l’information qui devrait être communiquée et à qui peut y avoir accès, pas seulement les organismes de réglementation, mais aussi des universitaires, des journalistes et le grand public.
La protection des données et des renseignements personnels devrait être au cœur de la loi vu l’importance de l’information personnelle et des renseignements sur l’auditoire. En fait, j’aime beaucoup le CRTC, croyez-le ou non, mais le projet de loi C-11 surestime grandement sa capacité, son indépendance par rapport à l’influence des entreprises et ses engagements envers l’intérêt public. Le fait de s’en remettre à ce point au CRTC veut aussi dire que les débats controversés qui ont lieu ici et à l’échelle du pays auront maintenant lieu au sein du CRTC et seront réglés dans un environnement beaucoup plus fermé. On ne pourra rien vérifier, et le projet de loi sera privé du degré de légitimité dont il aura besoin à long terme.
Enfin, je pense que le projet de loi C-11 étend la portée de l’intervention ministérielle dans des affaires qui sont devant le conseil, et ce n’est pas une bonne idée. Il convient de la restreindre. Merci beaucoup.
Le président : Merci à nos témoins.
Chers collègues, beaucoup de personnes aimeraient poser des questions. Vu que nous sommes limités dans le temps, je vais tenter d’être discipliné, aujourd’hui, en vous demandant de ne pas dépasser quatre minutes; je ferai la même chose, à titre de président, au moment d’amorcer la période de questions.
Ma question s’adresse à n’importe quel témoin. Monsieur Taylor, vous avez écrit que le projet de loi ratisse trop large, et vous avez proposé de restreindre sa portée; de nombreuses personnes ont dit la même chose. Malheureusement, je ne pense pas que cela se produira, mais ce que vous avez souligné soulève des préoccupations graves au sujet de la mise en œuvre — lacunaire — du projet de loi. Le CRTC lui-même partage certaines de ces préoccupations : il a affirmé que les responsabilités réglementaires prévues pour le CRTC dans ce projet de loi dépassent tout simplement la capacité de l’organisme.
Premièrement, êtes-vous préoccupé par le fait que l’application de cette loi pourrait devenir ingérable? Quelles en seraient les conséquences? Deuxièmement, est-ce que notre comité et le Sénat devraient insister auprès du gouvernement pour qu’il assortisse le projet de loi de directives réglementaires?
Les questions sont destinées à M. Taylor et à toute personne qui voudrait donner son opinion.
M. Taylor : Merci beaucoup.
Suis-je préoccupé par le fait que cela pourrait devenir ingérable? Oui, je le suis. Ce projet de loi, tel qu’il est libellé, devra être accompagné d’une restructuration majeure du CRTC lui-même. Ce n’est pas une situation sans précédent. Lorsque le Royaume-Uni a révisé un grand nombre de ses politiques liées aux médias, il y a 15 ans, il a aussi mis en place un tout nouvel organisme de réglementation des médias, Ofcom. Je ne dis pas que nous avons besoin de faire la même chose, bien que ce soit une option qu’on puisse envisager. Je crois que nous devrions avoir un seul organisme de régulation des communications au lieu d’en avoir deux : ISDE pour certaines choses, et pour d’autres, le CRTC.
Est-ce ingérable? Peut-être. Cela dépendra de la façon dont le CRTC abordera les choses. Cependant, comme tout le monde l’a dit jusqu’à présent, nous pensons que nous confions trop de responsabilités au CRTC en ne précisant pas certaines choses, et le fait de ne « pas préciser certaines choses » veut toujours dire que « nous laisserons le CRTC trouver la solution ».
Je ne suis pas sûr que le CRTC soit toujours un environnement fermé. Tout comme M. Winseck, je suis un grand partisan du CRTC. Une des choses que j’aime à son sujet, c’est qu’il tient effectivement des audiences à divers égards. Par contre, lorsque vous tenez des audiences publiques, les choses vont plus lentement, comme ce qui se passe, maintenant; la démocratie, c’est lent. Le CRTC est une institution démocratique, et il s’en tire bien à ce chapitre, mais cela pose des problèmes.
En ce qui concerne le deuxième point que vous avez soulevé, à savoir si on devrait y inclure des obligations provenant du gouvernement lui-même, j’hésite. Cela limiterait alors l’indépendance du CRTC lui-même. Le gouvernement ne devrait pas lui dicter la voie à suivre, et c’est pourquoi il s’est toujours adonné à ses activités sans tenir compte du prochain cycle électoral.
Donc, je suis préoccupé par l’idée de laisser le gouvernement dire au CRTC ce qu’il doit faire. Je pense qu’il faut apporter des précisions au projet de loi, parce qu’il ne faut pas oublier qu’il va être en place longtemps. Je comprends qu’il est possible que cela n’arrive pas maintenant, mais c’est quelque chose qu’il faut envisager.
Le président : Il reste 30 secondes, si quelqu’un d’autre souhaite s’exprimer à ce sujet. Sinon, nous passerons à autre chose.
M. Krishnamurthy : Je dirais que le projet de loi devrait être l’orientation de la réglementation. Au lieu d’émettre une réglementation autonome au CRTC, nous devrions corriger le projet de loi et nous assurer qu’il est adapté aux besoins.
Le président : Merci.
La sénatrice Miville-Dechêne : Ma première question s’adresse à vous, monsieur Winseck. Vous avez parlé du seuil à atteindre pour corriger le paragraphe 4.2(2). Pouvez-vous nous donner une idée du seuil auquel vous pensez? Nous avons entendu ici 100 millions et 150 millions de dollars. Qu’en pensez-vous?
M. Winseck : Je ne suis pas sûr de vouloir m’avancer et de donner un chiffre précis pour l’instant. C’est un chiffre que nous devrions examiner en utilisant la part de marché, les revenus qu’ils ont au Canada et la taille de l’auditoire par rapport aux autres grands acteurs canadiens et trouver une limite entre les grands, les moyens et les petits utilisateurs. Cependant, l’idée que nous devrions viser est que le projet de loi serait peut-être le meilleur endroit pour établir des seuils et ensuite, nous pourrons discuter s’ils ont tout à fait raison.
La sénatrice Miville-Dechêne : Deuxièmement, j’aimerais poser cette question à vous deux, monsieur Winseck et monsieur Krishnamurthy.
La liberté d’expression — vous l’avez mentionnée. Vous savez probablement bien que, dans le projet de loi, à la page 10, il y a eu une modification indiquant que la loi s’applique d’une manière qui est compatible avec la liberté d’expression. Je n’ai pas bien suivi votre argument concernant les restrictions à la liberté d’expression, et vous avez mentionné la protection des enfants. Évidemment, comme vous le savez, la liberté d’expression en tant que droit n’est pas absolue, et il existe des limites raisonnables. Il y en a eu dans l’histoire de ce pays.
[Français]
Ne brandissez-vous pas des épouvantails en parlant de liberté d’expression pour ce projet de loi?
[Traduction]
M. Krishnamurthy : En ce qui concerne l’article 4.2, l’invocation de la liberté d’expression dans le projet de loi ne fonctionne pas, indépendamment de cette déclaration. Bien sûr, le CRTC, le gouvernement ou qui que ce soit d’autre devrait respecter la liberté d’expression, sinon les tribunaux invalideront les dispositions. C’est ainsi que les choses fonctionnent.
Quelle est donc la nature de ma préoccupation? Le problème est que le gouvernement se donne le pouvoir, ou confie le pouvoir au CRTC, en premier lieu de réglementer une grande partie de l’expression humaine en utilisant une structure conçue spécialement pour la radiodiffusion. Les limitations de la liberté d’expression dans le contexte de la radiodiffusion sont plus fortes. Il y a plus de raisons pour un gouvernement d’agir ainsi. C’est ce que notre droit constitutionnel et les lois d’autres pays démocratiques ont établi.
Ce qui m’inquiète, c’est que le gouvernement, dans un premier temps, ratisse très large et crée ensuite des exclusions précises qui ne sont pas très fortes, mais qui pourraient l’être. Nos institutions sont faillibles, et je pense que lorsque nous élaborons une législation, nous ne devrions pas ratisser plus large que nécessaire.
Si vous me le permettez, je peux proposer ma solution simple à 80 % des préoccupations que j’ai soulevées. La solution consiste simplement à refondre l’exception du paragraphe 4.2 de de manière à ce qu’elle ne s’applique pas au contenu généré par les utilisateurs ou à la formuler en fonction d’un contrôle éditorial.
Lorsqu’un service comme Apple TV+ décide de ce qu’il met sur son service, la loi pourrait s’appliquer. Lorsque YouTube a son propre contenu créé qu’il télécharge sur son service, la loi pourrait s’appliquer. Cependant, lorsque je télécharge sur YouTube le vidéo de mon chat très mignon, la loi ne s’applique pas. Elle ne s’appliquerait pas aux choses sur lesquelles la plateforme n’a pas de contrôle éditorial.
Cela permettrait de répondre à bon nombre des préoccupations relatives à la liberté d’expression que moi-même et d’autres personnes avons à l’égard du projet de loi, et je pense que cela constituerait également un exemple positif dans le débat international. Je veux exposer ici les enjeux internationaux.
Le Canada préside la Coalition mondiale pour la liberté en ligne. Un Internet libre et ouvert est au cœur des valeurs canadiennes et de la politique étrangère du Canada, et nous avons assumé ce rôle de leader dans le monde. Lorsque nous réglementons la sphère en ligne, nous devons être très clairs sur ce que nous faisons et ce que nous ne faisons pas et envoyer le signal que nous pensons que la radiodiffusion est différente.
La sénatrice Sorensen : Merci, sénatrice Miville-Dechêne. C’était la première partie de ma question sur les seuils de revenu, je vais donc passer à la deuxième partie.
Je vais poser ma question à M. Winseck, mais je suis également intéressée à entendre les autres. En ce qui concerne votre suggestion concernant les seuils, est-ce que cela correspond à ce que d’autres administrations ont fait?
D’un point de vue plus général — je m’adresse à tous —, j’apprécie vraiment la référence à d’autres administrations. Je suis assez confuse. De nombreux témoins nous ont dit que nous étions le premier pays à faire cela et que les conséquences seraient terribles. Nous avons entendu d’autres témoins, et je pense que tout le monde a fait référence à d’autres administrations.
Pourrais-je obtenir des éclaircissements sur ce que signifie « autres administrations »? Y a-t-il d’autres projets de loi C-11 ou s’agit-il de variantes?
M. Winseck : En ce moment, au niveau international, nous assistons à une énorme quantité d’activités — en fait, tellement que j’en ai la tête qui tourne. Il y a environ deux ans, un de mes collègues en Suisse et moi-même avons décidé de comptabiliser ces activités afin de pouvoir les suivre. J’essayais d’écrire des articles et de citer des sources et je n’arrivais pas à me souvenir s’il s’agissait de telle ou telle version ou de tel ou tel pays. Notre liste a maintenant deux ans. Elle rassemble les principales enquêtes publiques, les projets de loi, les décisions législatives et réglementaires des cinq ou six dernières années et compte désormais 120 entrées. C’est un sol qui commence à être très bien labouré.
Nos points de référence les plus proches sont la directive sur les services de médias audiovisuels de l’Union européenne ainsi que la Loi sur les services numériques et la Loi sur les marchés numériques, ces deux dernières prévoyant des seuils précis pour ce qu’ils appellent les très grandes plateformes en ligne, que je suggère d’utiliser comme guide.
Les États-Unis ont une demi-douzaine de projets de loi qui traitent de divers aspects de l’industrie des très grandes entreprises technologiques, allant du pouvoir du marché à l’interopérabilité en passant par la protection de la vie privée et toutes sortes d’autres choses. Un ou deux de ces projets de loi prévoient également des critères spécifiques pour ce qu’ils appellent les plateformes couvertes, et c’est ce dont nous avons besoin ici au Canada.
J’hésite à présenter un chiffre concret, car il faut être prudent à ce sujet. Je ne veux pas avancer un chiffre qui me ferait passer pour un idiot par la suite. Fondamentalement, nous pouvons parler de chiffres.
Au Canada, Netflix a enregistré des revenus de 1,3 milliard de dollars l’année dernière et compte environ 7,5 millions d’abonnés, soit la moitié des foyers canadiens. Il est clair qu’il serait de la partie. Qu’en est-il de Disney+? Je pense que, en fonction de ses revenus, c’est assurément le cas. Amazon Prime Video, d’après ses revenus et son nombre d’utilisateurs, absolument. Peut-être que CBC Gem ne le serait pas parce qu’elle est très petite et a des revenus et un auditoire réduits.
Il existe de nombreux exemples et des directives claires. Nous pouvons le faire. Le ciel ne nous tombera pas sur la tête. Nous devons partir du principe que ce n’est pas l’Internet de vos parents. Nous n’avons plus d’Internet libre et ouvert.
L’Internet libre et ouvert a été recentralisé conformément à un schéma récurrent qui tend à se produire pour les nouvelles technologies de communication. Elles passent par une phase de 20 à 25 ans où elles sont caractérisées par ce que l’ont peut appeler un enthousiasme sans méthode. Il y a des centaines de milliers d’acteurs différents, et aucune idée claire de la direction que prennent les choses. Puis elles traversent une période de consolidation, qui crée l’institutionnalisation des formes industrielles, technologiques et réglementaires. C’est là où nous en sommes aujourd’hui. De nombreux pays dans le monde tentent maintenant de définir les paramètres institutionnels. Nous devons le faire aussi.
La sénatrice Sorensen : Merci.
Le sénateur Manning : Ma question s’adresse à M. Winseck et aux autres témoins qui aimeraient répondre.
Bon nombre des témoins qui ont comparu devant notre comité ont plaidé en faveur d’une définition plus souple du contenu canadien, où de multiples facteurs peuvent être pris en compte sans qu’aucun ne soit déterminant. Ils ont fait état de nombreuses productions qui, même si elles sont produites au Canada, qu’elles emploient des Canadiens, qu’elles sont écrites par des Canadiens et qu’elles portent même sur le Canada, ne sont pas considérées comme des productions canadiennes parce que la société de production n’appartient pas à un Canadien.
Croyez-vous qu’il est temps que nous adoptions une définition plus souple du contenu canadien et appuieriez-vous une telle modification du projet de loi C-11?
M. Winseck : D’une certaine manière, c’est un élément de plus de ce projet de loi qui ressemble à du théâtre kabuki ou à un combat simulé. Le but de ce débat est que les gens le ramènent au contenu canadien et ensuite s’aventurent sur le terrain glissant du nationalisme culturel, et tout le monde peut alors se disputer et se battre, histoire de prôner l’un ou l’autre.
Il s’agit en fait pour la télévision et le cinéma de trouver ces modèles. Deux modèles de base sont en jeu. L’un est le modèle de la commission, qui consiste à engager un groupe pour produire un film et à en détenir tous les droits. L’autre est un modèle de financement pour des droits partiels.
Ce que font les instavidéastes et ce que les grands studios de cinéma et de télévision américains ont toujours fait au Canada, c’est s’en remettre au modèle de la commission. Ils vous paient, vous produisez les programmes et vous cédez les droits pour toujours — sur tous les supports, à tout jamais et dans toutes les régions.
Il existe d’autres modèles, y compris aux États-Unis, dans lesquels les producteurs indépendants reçoivent un financement d’un studio de distribution, d’investisseurs financiers et d’autres sources, et échangent des droits partiels pour la distribution dans certaines régions.
Je pense que ce qui est réellement en jeu ici au Canada, c’est que nous essayons d’obtenir pour les producteurs un plus grand contrôle sur les droits de distribution de la programmation. Toute cette histoire de contenu canadien n’est qu’une diversion, comme tant d’autres choses, et elle embrouille l’esprit des gens de sorte qu’ils ne peuvent pas penser correctement aux véritables questions d’argent, de contrôle et de pouvoir qui sont en jeu.
Le sénateur Manning : Tous les témoins de ce matin ont soulevé des préoccupations au sujet du projet de loi C-11, tout comme d’autres témoins. Si le projet de loi est adopté dans sa forme actuelle, quelles sont les principales répercussions sur le contenu canadien, la télévision canadienne et la radio canadienne? Je crains que si le projet de loi est adopté sans les modifications que vous, monsieur Krishnamurthy et d’autres ont proposées... en parlant de terrain glissant, sur quel terrain embarquons-nous maintenant? L’année prochaine ou l’année d’après, nous pourrions revenir et essayer d’apporter des modifications au projet de loi C-11 pour corriger les problèmes que vous avez présentés ce matin comme une question possible que nous devons régler.
M. Winseck : Comme je l’ai dit plus tôt, comme le Canada est la huitième économie médiatique en importance du monde, cela signifie que les entreprises ne vont pas éviter le Canada parce qu’il y a un texte de loi qu’elles n’aiment pas ou qui les gênent aux entournures ou limite leur pouvoir. Je pense que nous pouvons oublier cet obstacle qui n’en est pas un.
Cependant, je partage l’inquiétude de M. Krishnamurthy : si nous essayons de faire entrer de force cette gamme diversifiée d’expressions humaines dans le moule des programmes de radiodiffusion, nous créerons un mauvais précédent qui ne servira pas les Canadiens. Il sera la cible des contestations judiciaires, et je pense que cela nous desservira sur la scène internationale.
Je ne suis pas d’accord avec l’Internet libre et ouvert, mais je pense que le Canada peut établir un bon modèle avec le projet de loi C-11 s’il réglemente correctement ses nouveaux services ainsi que les anciens.
Le président : Merci, monsieur Winseck.
La sénatrice Wallin : En ce qui concerne la question du contenu canadien, monsieur Winseck, je comprends votre point de vue selon lequel il s’agit parfois d’un faux-fuyant. Cependant, nous voyons le gouvernement utiliser cela de manière mal définie. La semaine dernière, j’ai passé quelques heures avec certains de ces petits créateurs de contenu qui m’ont expliqué la situation. Ils ont une proposition commerciale; ils gagnent de l’argent. Mais ils n’arrivent pas à savoir ce qui les qualifierait ou les disqualifierait au chapitre du contenu canadien, car c’est tellement essentiel pour eux. Il s’agit de savoir ce qui est poussé vers le haut et ce qui est poussé vers le bas. Si ce n’est pas clair, ils seront poussés vers le bas.
M. Winseck : C’est un véritable nœud gordien. Je pense vraiment que leurs inquiétudes ne sont pas fondées. Je ne pense pas qu’ils aient à craindre ces choses. En fait, ils pourraient trouver bénéfique de s’ouvrir et de découvrir ce qu’il y a dans cette boîte noire qui détermine qui voit leur contenu, comment il est distribué et, fait plus important encore, comment ils sont payés. C’est l’idée qu’il va y avoir une image magique de ce qui constitue le contenu canadien et que ce sera le Graal qu’ils doivent maintenant reproduire pour monter ou descendre dans les classements.
La sénatrice Wallin : Ce sont des entreprises prospères. Elles essaient de déterminer à quel moment elles sont définies comme du contenu canadien ou non, car cela aura des répercussions sur leurs résultats financiers ou sur leur découvrabilité — je déteste ce mot également — dans le système. Elles ont du succès. Ils ont un public ciblé. Il ne s’agit pas de vidéo de chats sauvages. C’est un contenu éducatif, et ils ont besoin qu’il soit défini.
M. Winseck : Je connais la personne dont vous parlez. J’ai lu son fil de discussion la semaine dernière et écouté une partie de son témoignage. Je l’ai trouvé excellent, et je ne veux pas donner l’impression de rabaisser ou de critiquer qui que ce soit. Je pense que ce qu’elle a fait et que ce que beaucoup d’autres personnes ont fait ici est formidable. Je pense que cette partie de l’article 4 est un vrai problème. Elle les englobe en raison des conditions qu’elle fixe en ce qui concerne les licences, les agents, les gains, etc. Je considère que la redéfinition de leur contenu comme émission de radiodiffusion est fondamentalement déficiente. Il est clair que cela devrait être supprimé du projet de loi et abordé ailleurs. L’idée que, d’une manière ou d’une autre, ils devront intégrer ce qu’ils font dans leur programmation éducative ou de jeu dans une conception étroite du contenu canadien est quelque chose que je refuse de croire. Je pense qu’ils jouent le jeu, tout comme le gouvernement fédéral.
M. Krishnamurthy : Je pense que ce point particulier met en évidence les aspects pernicieux de l’utilisation du modèle axé sur le contenu canadien pour traiter le contenu généré par les utilisateurs et qui est téléchargé sur les plateformes en ligne.
Vous avez entendu le commissaire à la protection de la vie privée, qui a exprimé de sérieuses inquiétudes quant à la protection de la vie privée. Afin de profiter de l’élan que donneraient les dispositions relatives à la découvrabilité, vous devez vous identifier et montrer comment vous vous conformez à ces exigences. Pour certains types d’émissions, il s’agit de grandes productions de plusieurs millions de dollars. Les grandes entreprises échangent des droits. Peut-être que nous ne nous soucions pas tellement des définitions parce qu’elles sont faciles à respecter. Cependant, lorsqu’il s’agit de personnes, de petits entrepreneurs, qui créent du contenu ou s’expriment de manière démocratique sur ces plateformes, ce pour quoi elles sont utilisées, nous nous heurtons à un problème de liberté d’expression.
C’est ma proposition pour exempter de ces règlements tout ce qu’un utilisateur télécharge lui-même. Il y a certainement des choses que nous devons faire ici. Des plateformes ont besoin de réglementation. Il existe de nombreux modèles internationaux intéressants. Je serai heureux de répondre aux questions à ce sujet, mais il s’agit d’un ensemble de problèmes différents qui nécessitent une législation différente.
La sénatrice Simons : Monsieur Krishnamurthy, vous nous avez suggéré de simplement exclure tout le contenu téléchargé par l’utilisateur du paragraphe 4.2(2). Voici le problème : le gouvernement nous a dit à plusieurs reprises qu’il en avait besoin à cause des grandes maisons de disques comme Warner et Sony qui utilisent YouTube comme plateforme de distribution en continu pour concurrencer Spotify. Il a dit qu’il n’était pas juste pour Spotify que nous ayons une liberté de diffusion sur YouTube, car ce sont Warner et Sony qui téléchargent. Si vous exemptez des contenus créés et téléchargés par les utilisateurs, vous risquez d’exclure de très gros géants internationaux du divertissement.
Monica Auer, du Forum for Research and Policy in Communications du Canada, propose de supprimer purement et simplement l’article 4. YouTube propose un ensemble compliqué de modifications de l’article 4 qui tenterait d’exclure uniquement les grandes maisons de disques. J’aimerais proposer une modification au paragraphe 4.2(2). Quelles modifications puis-je proposer pour faire en sorte que les petits acteurs soient autorisés à utiliser cette plateforme, sans pour autant exempter les grandes maisons de disques? Alors peut-être que nous n’avons pas besoin de seuils et d’argent. Nous aurions juste un libellé clair sur qui est admis et qui ne l’est pas.
M. Krishnamurthy : Je suppose que la question est de savoir ce qu’un seul texte de loi peut résoudre sans se compliquer.
Toutes les plateformes de contenu généré par l’utilisateur, comme Facebook, ont des utilisateurs divers et offrent de multiples formes de fonctionnalité. La réponse à votre question, qui est peut-être insatisfaisante, est le problème économique posé par les maisons de disques qui, franchement, possèdent les droits d’auteur sur ces choses. C’est en quelque sorte leur affaire de rendre disponible leur matériel protégé par le droit d’auteur. Ce problème doit être résolu par une législation différente. C’est peut-être une question qui relève de la Loi sur le droit d’auteur. C’est peut-être une question de loyauté commerciale et de pratiques anticoncurrentielles. Est-ce un abus du monopole du droit d’auteur qu’une maison de disques s’oppose de cette manière à ce service de diffusion en mettant la disposition d’autrui son catalogue protégé par le droit d’auteur sur une plateforme comme YouTube? Nous devons traiter ce problème en tant que problème économique plutôt que d’utiliser un moyen de traiter qui englobe une grande partie de l’expression protégée et de créer des problèmes liés à la libre expression.
La sénatrice Simons : Que pensez-vous de la suggestion de Monica Auer de se débarrasser complètement de l’article 4?
M. Krishnamurthy : Je pense que c’est un peu un problème en raison de la façon large dont les entreprises et les programmes en ligne ont été définis. Si nous voulons nous débarrasser de l’article 4 — et je pense qu’il y a beaucoup à dire à ce sujet — nous devons raffiner ces définitions. Nous devons élaborer d’autres types de principes restrictifs pour dire qu’un GIF, ou format d’échange graphique, sur mon site Web, qui est un contenu audiovisuel, n’est pas couvert par cette disposition. Nous devons avoir d’autres principes clairs et restrictifs pour déterminer à qui le projet de loi s’applique et à qui il ne s’applique pas.
La sénatrice Simons : Elle soutiendrait que l’article 2 fait justement cela.
M. Taylor : Je pense que c’est un changement qui a été apporté entre le projet de loi C-10 et le projet de loi C-11. Je pense que le projet de loi C-11 est plus clair en ce qui concerne l’exclusion du contenu téléchargé par les amateurs. Je pense que nous passons beaucoup de temps sur quelque chose qui est vraiment abordé dans le projet de loi. Le paragraphe 2.1 est assez clair à cet égard.
L’autre chose que je voulais souligner concerne l’idée de M. Winseck d’établir des paliers. Nous ne réinventons pas la roue. Le CRTC le fait déjà pour les distributeurs de radiodiffusion au Canada. Si vous êtes un distributeur de radiodiffusion et que vous n’avez que 20 000 abonnés, vous n’avez pas les mêmes obligations réglementaires que si vous êtes Bell ou Rogers. Je voulais intervenir et dire qu’il y a un précédent pour cela. Ce que M. Winseck propose existe déjà dans le domaine de la radiodiffusion.
La sénatrice Simons : Merci. C’est très utile.
Le sénateur Quinn : Merci à tous nos témoins. La séance a été très intéressante. Cela souligne l’importance d’entendre des gens qui ont une expertise dans ce domaine. Je ne suis pas l’un d’entre eux, et pourtant, on me demandera de voter sur cette question.
L’un des thèmes qui ressortent clairement pour moi est la nécessité d’apporter certaines modifications au projet de loi — ne pas procéder à une refonte complète —, mais certains domaines doivent être clarifiés afin que le CRTC soit mieux guidé par la loi.
Nous avons entendu beaucoup de préoccupations de divers témoins au sujet des pouvoirs du CRTC. Quand des témoins ont comparu, il y a de cela quelques séances, je me suis demandé s’il n’y avait pas une méthode qui permettrait au CRTC de créer des règlements, mais, avant qu’ils ne soient promulgués, de les renvoyer aux comités de la Chambre et du Sénat pendant 30 jours pour qu’ils puissent être examinés et que des témoins viennent parler de ces changements afin qu’il y ait une certaine certitude que ces changements sont de bonne foi, exacts et logiques. Je me demande simplement ce que vous pensez de ce genre d’approche. Cette question s’adresse à tous les témoins.
M. Krishnamurthy : Je ne suis pas un expert des contestations en droit administratif que cela pourrait poser. Spontanément, je crois que c’est une bonne idée dans la mesure où je suis favorable à ce que les organismes de réglementation comme le CRTC aient le plus de transparence possible dans leur processus; il semble qu’un comité parlementaire ou un comité du Sénat soit un endroit idéal pour parler de ces choses. Bien sûr, nous avons un modèle d’organisme de réglementation indépendant au Canada. Le CRTC est censé être indépendant de la politique dans une certaine mesure. Ce sont d’excellents endroits où étudier les choses. Je pense que c’est une idée qui mérite d’être explorée.
M. Winseck : J’hésiterais à l’idée que le CRTC revienne devant un comité parlementaire ou sénatorial pour lui soumettre quelque chose. Je pense que ce dont nous avons besoin, c’est d’une loi claire et nette. Je ne suis pas avocat. La formulation du texte doit être claire et nette. Je pense que Mme Auer a été claire sur ce point, et je m’en remets à son jugement à ce sujet.
Il faut donc que la spécificité de la loi soit plus claire, et je pense que M. Krishnamurthy a fait la même remarque. Je pense qu’au départ, certaines définitions sont maladroites. L’idée de faire entrer de force toute une gamme d’expressions humaines dans une émission de radiodiffusion me reste vraiment en travers de la gorge. Historiquement, la radiodiffusion n’a été qu’une petite partie d’un concept beaucoup plus large de communication à distance par des moyens électriques. C’est le concept principal. C’est un concept grandiose. La radiodiffusion a été séparée de ce concept de façon sélective à partir des années 1930, puis soumise à des règles spéciales en raison de ses caractéristiques particulières, dont certaines ont été décrites par M. Krishnamurthy au début. Ce que nous voyons avec le projet de loi C-11 renverse les priorités. C’est le monde à l’envers.
Je pense que c’est un gros problème qui finit par faire en sorte que le projet de loi et le CRTC ratissent trop large. Il nous entraîne dans ces débats acrimonieux entre ceux qui défendent la liberté d’expression et ceux qui défendent une culture nationale forte. Encore une fois, je ne suis pas avocat, mais je pense que la loi serait susceptible de faire l’objet de contestations juridiques et constitutionnelles. L’idée que ce que nous disons, la façon dont nous nous exprimons et la façon dont nous agissons en ligne puissent en quelque sorte être intégrées dans la notion d’émission de radiodiffusion, je pense que c’est tout simplement... cela doit disparaître, à mon avis.
M. Taylor : Je ne pense pas nécessairement que tout cela soit intégré de force à la radiodiffusion, mais je comprends l’argument de M. Winseck concernant le monde à l’envers. C’est peut-être accorder trop d’importance au secteur de la radiodiffusion. J’ai essayé de souligner que la radiodiffusion n’est en aucun cas morte, mais qu’elle est assurément en déclin. L’accent devrait être placé sur le modèle en ligne.
Y aura-t-il des défis à relever à l’avenir? Bien sûr qu’il y en aura. Je ne vois aucun moyen d’y échapper...
Le président : Merci, monsieur Taylor. Je suis porteur de mauvaises nouvelles, j’essaie de tenir compte du temps.
Le sénateur Klyne : J’ai quelques questions rapides à poser à M. Taylor et à M. Winseck.
Nous avons entendu parler de l’excellente croissance économique du secteur des médias canadiens. Nous avons également entendu dire que le secteur de la distribution est en déclin. Pour ce qui est de la radiodiffusion canadienne, nous avons entendu dire que la rediffusion représente un pourcentage important des programmes provenant de l’extérieur du Canada. Ceux-ci pourraient être contre-intuitifs, mais il est peut-être question de trois différents groupes.
Les diffuseurs canadiens atteignent habituellement leurs quotas de contenu canadien en incluant des émissions nationales de sports et de nouvelles. Ce ne sont pas des options qui s’offrent aux entités étrangères. De plus, le système actuel repose sur quelques conditions qui doivent être remplies pour que le contenu soit considéré comme canadien. Comment cette loi et la définition de « contenu canadien » changent-elles ce paysage et les tendances? Et les crédits d’impôt pour la production cinématographique et pour les médias ont-ils une incidence sur Netflix, en particulier pour les tournages faits ici, et si quelque chose empêche ça, cherchera-t-on à tourner sur d’autres scènes locales?
M. Taylor : Si je peux répondre à la première question, je crois que vous avez demandé si les tendances changent avec ce projet de loi. Je ne le constate pas à l’heure actuelle. En ce qui concerne ce que vous avez dit, monsieur le sénateur, au sujet de la rediffusion de films ou d’émissions de télévision américains, non, je ne constate aucun changement en raison de ce projet de loi. Je ne vois pas nécessairement de mesures incitatives. C’est pourquoi j’ai insisté pour dire que, si nous laissons le soin au CRTC de prendre certaines décisions, c’est un secteur où il faudra vraiment se réinventer. Si nous faisons bien les choses, cela pourrait revitaliser le secteur qui est en déclin parce que les gens peuvent trouver ces émissions n’importe où. Ce modèle industriel et économique nous a bien servis durant des décennies. Ça n’a jamais apporté grand-chose à la culture canadienne, quelle qu’elle soit. Donc, est-ce que je vois des changements dans le cadre de ce projet de loi? La réponse courte est non.
M. Winseck : À mon avis, la principale chose que ce projet de loi devrait permettre en ce qui concerne les politiques culturelles canadiennes est d’obtenir de l’argent à investir dans les productions télévisuelles et cinématographiques canadiennes d’ici; la distribution — c’est-à-dire l’accès — au moyen d’un régime équitable de distribution aux entreprises traditionnelles de radiodiffusion et aux nouveaux agrégateurs et distributeurs de contenu en ligne; et des droits. Nous devons être plus souples et tenter de déterminer ce qui est ou non du contenu canadien. J’évolue dans le milieu universitaire depuis près de 30 ans. J’ai commencé lorsque les débats autour de ce concept étaient acrimonieux, et ils le sont toujours aujourd’hui, et je ne vois pas d’issue. Laissons cette question de côté et concentrons-nous sur l’argent, la distribution et les droits.
Netflix s’adapte, essentiellement. Chaque fois qu’un territoire, qu’il s’agisse de l’Australie, de l’Union européenne ou d’un autre endroit, met en place de nouvelles règles, Netflix passe à l’action, et s’y adapte. C’est son truc.
En 2014, l’entreprise a envoyé paître le président du CRTC. Cette époque est révolue, et c’est une bonne chose, à mon avis.
Le président : Chers collègues, malheureusement, notre temps est écoulé, et certains de nos collègues sont toujours en attente. Au nom du comité, j’aimerais remercier MM. Krishnamurthy, Winseck et Taylor de leur participation et de leur point de vue. Nous en sommes très reconnaissants.
[Français]
Pour notre deuxième panel, nous accueillons par vidéoconférence, de l’Union des artistes, Sophie Prégent, présidente, et Christine Fortin, directrice adjointe des relations du travail.
Nous recevons également, de la Coalition pour la diversité des expressions culturelles, Marie-Julie Desrochers, directrice générale.
[Traduction]
Nous accueillons John Lewis, vice-président international et directeur des affaires canadiennes de l’Alliance internationale des employés de scène.
Bienvenue.
[Français]
Vous avez chacun cinq minutes pour vos présentations. Nous passerons ensuite à la période des questions et des réponses. Madame Prégent, vous avez la parole.
Sophie Prégent, présidente, Union des artistes : Bonjour et merci. Je m’appelle Sophie Prégent et je suis la présidente de l’Union des artistes (UDA) depuis 2013. L’UDA représente plus de 13 000 artistes : des danseurs, chanteurs lyriques et populaires, des acteurs, des animateurs et des humoristes, des artistes circassiens, et j’en passe. On représente les artistes professionnels œuvrant en français au Québec et ailleurs au Canada, ainsi que tous les artistes œuvrant dans une autre langue que l’anglais au Canada. Je vous remercie de m’avoir invitée à témoigner aujourd’hui. C’est très important. Sans artistes et créateurs, il n’y a pas de culture.
Le projet de loi C-11 sur la radiodiffusion est extrêmement important pour les artistes. Il est plus que temps que les géants du Web soient assujettis aux règles canadiennes de radiodiffusion. Il est important d’inciter les entreprises de diffusion en ligne à appuyer la production de contenus originaux canadiens. Cependant, une autre loi est tout aussi importante pour les artistes : la Loi sur le statut de l’artiste (LSA).
En effet, cette loi fédérale ainsi que son applicabilité à toute entreprise canadienne ou étrangère est primordiale, car elle permet d’offrir des conditions de travail minimales aux artistes. Malheureusement, l’introduction d’un nouvel amendement au paragraphe 31.1 cet été a pour objet de soustraire les entreprises en ligne à l’application de la Loi sur le statut de l’artiste. Cette situation est totalement incohérente pour nous, car elle annule la portée de cette loi. Cela voudrait dire que toute entreprise en ligne qui produit et diffuse des émissions sur Internet pourrait se soustraire à la loi.
Il faut comprendre que la loi a une définition trop large de ce qu’est une entreprise en ligne : « Entreprise de transmission ou de retransmission d’émissions par Internet destinées à être reçues par le public à l’aide d’un récepteur. »
Je vais vous donner des exemples, en commençant avec les radiodiffuseurs canadiens : la Société Radio-Canada, TVA et TFO. Ces entreprises de radiodiffusion détiennent déjà une licence du CRTC et sont actuellement visées par la LSA. L’UDA a donc des ententes collectives avec ces trois entreprises pour garantir des conditions minimales de travail aux artistes.
En ajoutant le fameux paragraphe 3 à l’article 6 de la LSA fédérale, « [...] ne s’applique pas aux entreprises en ligne [...] », cela permet aux entreprises de radiodiffusion canadiennes telles la SRC, TVA et TFO de se soustraire de la LSA fédérale. Or, Radio-Canada est une société d’État, qui se qualifie à l’heure actuelle d’entreprise en ligne au sens du projet de loi C-11 : elle produit de plus en plus de baladodiffusions ou toutes autres œuvres en ligne, et les diffuse. Si, dans un futur rapproché, la SRC produisait et diffusait ces œuvres uniquement en ligne, les artistes qui y travaillent n’auraient pas droit aux normes minimales de conditions de travail et perdraient tous leurs avantages découlant de nos conventions collectives si durement gagnées. Il est donc impératif de colmater la brèche afin que nos entreprises de radiodiffusion canadiennes puissent continuer à être soumises à la LSA fédérale.
La situation des plateformes numériques — Crave, Amazon, Netflix, et j’en passe — est que ces entreprises viennent ou sont déjà au Canada; elles produisent et diffusent elles-mêmes leurs contenus sur leurs plateformes en retenant les services d’artistes canadiens. En vertu du nouvel amendement, ces entreprises n’offriraient aucune protection des conditions de travail pour les artistes.
En conséquence, si la LSA ne peut pas s’appliquer sur ces plateformes, c’est donc dire que toutes les associations d’artistes du Québec et d’ailleurs devront tenter de soumettre ces géants du Web à la LSA provinciale, ce qui n’est pas gagné d’avance. S’ensuivra inévitablement un long débat constitutionnel, puisque les plateformes prétendront — avec raison, d’ailleurs — qu’elles sont des entreprises fédérales soumises au projet de loi C-11. Dans ce contexte, qui perdra le plus? Ce seront nos artistes, qui n’auront, ni d’un côté ni de l’autre, des conditions minimales de travail.
En conclusion, si cet amendement n’est pas retiré, il entraînera inévitablement des conséquences fatales pour les artistes. Nous savons que la diffusion uniquement sur Internet est déjà une réalité. Par conséquent, l’amendement de l’article 31.1 du projet de loi C-11 doit être retiré pour le bien et l’avenir des artistes. Merci.
Le président : Merci beaucoup, madame Prégent. Marie-Julie Desrochers, vous avez la parole.
Marie-Julie Desrochers, directrice générale, Coalition pour la diversité des expressions culturelles : Monsieur le président, honorables sénateurs et sénatrices, bonjour et merci d’offrir à la Coalition pour la diversité des expressions culturelles cette occasion de présenter notre position à l’égard du projet de loi C-11, qui est essentiel pour l’avenir de la souveraineté culturelle canadienne.
Mon nom est Marie-Julie Desrochers et je suis la directrice générale de la coalition, qui rassemble 49 organisations représentant ensemble plus de 360 000 créateurs, créatrices et professionnels, et plus de 2 900 entreprises des secteurs du livre, du cinéma, de la télévision, des nouveaux médias, de la musique, des arts d’interprétation et des arts visuels, partout au pays, dans les deux langues officielles.
Depuis plus de 20 ans, nos membres s’unissent pour protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles. Nous participons régulièrement, entre autres, à des assemblées de l’UNESCO afin de soutenir les objectifs de la Convention de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, que le Canada a d’ailleurs été le premier à ratifier, comme vous le savez assurément.
À la fin du mois de septembre, à titre de secrétaire générale de la Fédération internationale des coalitions pour la diversité culturelle, j’ai eu l’occasion de participer activement à MONDIACULT, une conférence mondiale de l’UNESCO sur les politiques culturelles et le développement durable. Un tel rassemblement n’avait pas eu lieu depuis 40 ans. À cette occasion, 150 États ont signé une déclaration finale qui appelle, et je cite :
[...] à une régulation substantielle du secteur numérique, en particulier des grandes plateformes, au bénéfice de la diversité culturelle en ligne, de la propriété intellectuelle des artistes et d’un accès équitable pour tous aux contenus.
Oui, partout dans le monde, les États cherchent à protéger et promouvoir la diversité de leurs expressions culturelles dans un univers dominé par un oligopole d’entreprises qui détient un accès inégalable vers les consommateurs et citoyens et qui opère sans tenir compte des politiques culturelles et cadres réglementaires en place. La démarche entreprise par le Canada dans le cadre du projet de loi C-11 ne saurait être plus légitime.
Sous réserve des quelques modifications que nous proposons, ce projet de loi, attendu et nécessaire, sera bénéfique pour les Canadiens et les Canadiennes. Il favorisera la liberté d’expression des citoyens et des créateurs, contrairement à ce qu’on peut souvent entendre. Il augmentera le choix des consommateurs et leur accès à une diversité de contenus, et il soutiendra notre structure industrielle indépendante.
La Loi sur la radiodiffusion est au cœur de notre souveraineté culturelle, mais nous savons tous que ses effets s’étiolent depuis 20 ans. Sous prétexte de ne pas vouloir brimer l’innovation d’entreprises disruptives qui se sont imposées graduellement dans nos vies pour aujourd’hui y occuper une place dominante, nous avons tardé à adapter notre cadre réglementaire. S’il n’est pas trop tard pour remédier à la situation, il est urgent d’agir. Moderniser une loi dont les objectifs sont toujours valables, mais dont les effets sont de moins en moins tangibles n’a rien de passéiste ou de nostalgique, au contraire.
À la coalition, nous portons quatre demandes qui font consensus dans l’ensemble du milieu culturel canadien et qui permettraient d’apaiser certaines des craintes souvent entendues à l’égard du projet de loi C-11. D’abord, pour réinstaurer l’équilibre dans notre écosystème, le projet de loi doit être le plus neutre possible sur le plan technologique. Ainsi, toutes les entreprises exerçant des activités de radiodiffusion, peu importe leur modèle d’affaires, doivent être sous sa portée. Les objectifs qui y sont énoncés doivent être équivalents pour tous les services. C’est au CRTC qu’il reviendra ensuite de déterminer quels services et quelles activités ont un impact suffisant dans notre écosystème pour être régulés — ça, c’est écrit dans le projet de loi — et sur la base des données probantes qu’il pourra enfin récolter, le CRTC doit déterminer comment cette réglementation doit s’articuler, le cas échéant.
Le CRTC a toujours tenu compte de la nature et de la réalité propres à chacun des services qu’il régule. Cela ne changera pas. Concrètement, nous demandons donc que l’alinéa 3(1)f) n’établisse pas un standard moins important pour les entreprises en ligne étrangères que pour les entreprises de radiodiffusion canadiennes. Nous présentons une proposition longuement réfléchie et consensuelle qui permet d’éviter cet écueil tout en tenant compte des réalités du marché.
De même, nous demandons que les articles concernant les médias sociaux demeurent inchangés. Les usagers ne sont pas visés et le CRTC ne régulera pas des activités dont l’impact n’est pas significatif. Toutefois, restreindre la portée de la loi comporte plusieurs risques, notamment en matière d’accès aux données et en matière d’équité dans l’écosystème.
Ensuite, nos demandes portent sur le CRTC, souvent la cible de critiques venant de tous les côtés. Maintenir un lien de confiance entre les Canadiens et le conseil est essentiel. Nous sommes convaincus que le rétablissement de deux mécanismes clés peut y contribuer de façon importante.
D’abord, il faut maintenir la possibilité de tenir des audiences publiques lors de processus réglementaires ayant un impact sur le financement et la mise en valeur des contenus canadiens. Ensuite, il faut conserver l’appel au gouverneur en conseil, qui permet la contestation de décisions touchant à ces mêmes éléments, à condition de démontrer que ces dernières contreviennent aux objectifs de la loi.
Face à l’ampleur des travaux qui attendent le CRTC dans les prochaines années, le maintien d’un espace de réflexion et de débat adéquat en amont des décisions et celui d’un mécanisme permettant de contester ces dernières lorsque nécessaire paraissent plus essentiels que jamais. Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions. Je vous remercie.
Le président : Merci beaucoup.
[Traduction]
Monsieur Lewis, vous avez la parole.
John Lewis, vice-président international et directeur des affaires canadiennes, Alliance internationale des employés de scène : Merci de m’avoir donné l’occasion de me présenter devant vous. Je suis ici au nom de l’Alliance internationale des employés de scène, ou l’IATSE, le plus grand syndicat de l’industrie du divertissement qui représente 34 000 travailleurs au Canada.
Nous appuyons les efforts du gouvernement fédéral visant à moderniser la Loi sur la radiodiffusion par le projet de loi C-11. Dans la mesure où le projet de loi C-11 vise à créer un cadre flexible qui permettra au CRTC de reconnaître les différentes façons dont les services personnels en ligne s’avèrent utiles, d’adapter les conditions de service appliquées aux entreprises en ligne et de moderniser la définition du contenu canadien, nous croyons que c’est la bonne approche. Il faut de la flexibilité dans une industrie qui change constamment à mesure que de nouvelles plateformes de diffusion sont lancées.
L’industrie est en croissance, mais nous sommes en concurrence avec des centres de production aux quatre coins du monde. Nous devons nous assurer que le Canada demeure une destination viable pour les investisseurs soutenant tous les travailleurs créatifs canadiens qui deviennent de plus en plus des chefs de file en matière d’innovation technologique et d’excellence créative.
Il faut appuyer de nombreux éléments du projet de loi C-11. Nous convenons que tous les acteurs de l’industrie, y compris les services étrangers de diffusion en continu, devraient contribuer à l’industrie nationale. À notre avis, une industrie cinématographique dynamique a besoin à la fois d’un solide secteur étranger et d’un solide secteur national.
Nous nous inquiétons lorsque nous entendons dire que le projet de loi C-11 doit uniformiser les règles du jeu et intercepter les profiteurs en garantissant que les studios et les diffuseurs étrangers contribuent équitablement aux productions nationales. Le fait est que les entreprises internationales de diffusion et les grands studios soutiennent déjà l’industrie canadienne. Les studios mondiaux sont maintenant la deuxième source en importance de financement pour la production de contenu canadien, et les préventes et avances étrangères représentent 15 % du financement total. En comparaison, le Fonds des médias du Canada représente 9 %, et Téléfilm, 2 %.
Le financement n’est pas la seule contribution que ces entités apportent au Canada. Le ministre Rodriguez a mentionné que la création de bons emplois pour la classe moyenne était un objectif du projet de loi C-11. Les studios mondiaux sont maintenant les plus grands employeurs de Canadiens travaillant dans la production cinématographique. Cette explosion d’emplois dans les productions mondiales à gros budget signifie également que les Canadiens ont pu rester au Canada, apprendre et travailler avec les nouvelles technologies et que les équipes hautement qualifiées du Canada sont maintenant reconnues comme des techniciens cinématographiques de renommée mondiale.
Même si nous soutenons les entités mondiales qui contribuent de manière importante aux productions et histoires canadiennes, il est déraisonnable de les soumettre aux mêmes normes de diffusion liées au contenu canadien que celles qui s’appliquent aux entités nationales. Les diffuseurs canadiens atteignent généralement leurs quotas de contenu canadien en incluant des émissions nationales de sports et de nouvelles. Cette option n’est pas offerte aux entités étrangères. De plus, Disney+, par exemple, ne diffuse que des productions Disney. Il leur est tout simplement impossible de respecter ces normes dans le cadre de leur modèle d’affaires et selon la définition actuelle du contenu canadien. La flexibilité doit être une fois de plus un principe directeur.
Cela nous amène à notre prochaine préoccupation, c’est-à-dire le contenu canadien. Nous appuyons de tout cœur le récit des histoires canadiennes, mais cela ne doit pas être confondu avec le contenu canadien. Le système actuel repose à tort sur quelques conditions qui doivent d’abord être remplies, comme la propriété intellectuelle, la propriété de l’entreprise, puis se fonde sur une échelle de 10 points pour classer les films, qui doivent obtenir au moins 6 points pour être considérés comme « canadiens ».
Nous avons tous entendu parler du problème de la série télévisée La servante écarlate, mais le problème est encore plus clair lorsque nous regardons Jusqu’au déclin. C’était le premier long métrage original de Netflix au Canada. C’est une histoire canadienne, créée par des Canadiens et tournée au Canada par une équipe canadienne. C’est aussi une histoire en français écrite par des Canadiens francophones qui met en vedette des acteurs québécois. Netflix a doublé le film en 31 langues différentes, et il a été visionné par des téléspectateurs du monde entier, dont 95 % sont situés à l’extérieur du Canada. C’est une réussite remarquable qui contribue au rayonnement du Canada dans le monde. Tout comme La servante écarlate, elle n’est pas considérée comme du contenu canadien. La seule chose qui ne rend pas canadienne cette production, c’est le fait que Netflix l’a financée.
Nous avons besoin d’un système équitable afin de déterminer quelles productions devraient être considérées comme canadiennes et, pour ce faire, il faut apporter deux changements.
Tout d’abord, les quatre conditions qui sont actuellement obligatoires, comme la propriété intellectuelle, devraient être prises en considération, mais ne devraient pas être déterminantes. Il n’y a pas un pays — bien que j’aie participé au groupe de témoins précédent et que ça me stresse un peu de dire que nous n’avons trouvé aucun pays, parce qu’il semble que beaucoup de choses se passent dans le monde — qui utilise la propriété intellectuelle comme facteur obligatoire pour déterminer la nationalité d’une production.
Ensuite vient le système en 10 points. Un réalisateur ou un scénariste canadien vous rapporteront deux points chacun. Le costumier? Aucun point. Le responsable du maquillage ou des coiffures? Aucun point non plus. Le travail de ces postes créatifs est récompensé par des prix comme les Oscar, les Emmy, les prix BAFTA et les prix Écrans canadiens, mais les Canadiens qui occupent ces postes créatifs — et plus encore — ne comptent pas.
Le Royaume-Uni utilise un critère culturel de 35 points beaucoup plus large, et les Pays-Bas utilisent un système de 200 points. Ces pays et de nombreux autres montrent qu’un système plus solide et équitable est possible.
Nos membres travaillent pour des productions de service nationales et étrangères, et nous voulons nous assurer d’atteindre un équilibre afin que les deux secteurs puissent réussir. Nous sommes convaincus que c’est la visée du projet de loi C-11. L’IATSE soutient entièrement son adoption, mais nous devons nous assurer d’avoir un système qui sert et qui promeut au mieux le Canada, ses travailleurs créatifs et ses histoires.
Le président : Merci, monsieur Lewis.
[Français]
Le président : J’aimerais commencer. Ma question s’adresse à l’Union des artistes. Vous avez exprimé votre appui au projet de loi C-11, je vous cite :
[...] inciter les entreprises de diffusion en ligne à appuyer la production de contenu canadien tout en assurant la protection du français, lui reconnaissant le statut particulier de la langue minoritaire en Amérique du Nord.
Vous avez ajouté qu’« il appartiendra au CRTC d’imposer un cadre réglementaire en matière de mise en valeur de découvrabilité du contenu ». J’ai trois questions : étiez-vous préoccupée de laisser cette nouvelle autorité au CRTC, étant donné ce que certains témoins l’ont décrite comme un processus à huis clos au sein du CRTC qui manque souvent de transparence? Selon vous, quelle est la durée du processus de réglementation au CRTC? Ma troisième question : dans quel délai souhaitez-vous que le CRTC agisse?
Mme Prégent : Je vais me permettre de répondre à la première partie de la question. En ce qui concerne le CRTC et sa crédibilité, bien, écoutez, on part de lui en ce qui concerne les médias numériques puisqu’il n’y a rien pour le moment.
Alors, considérant cet état de fait, et considérant qu’à la télé traditionnelle, il y a déjà des mesures de quotas et de vérification, nous, on s’est appuyé là-dessus et on s’est dit que cela pourrait très bien se transmettre vers le numérique. Pourquoi pas? Il pourrait y avoir une forme de règlement ou de vérification.
Vous dire que le CRTC est parfait, non, je n’ai pas cette prétention, mais on trouvait qu’on partait tellement de loin, en fait — parce que nous, on appelle cela le Far West, le numérique. Il nous semblait important qu’il y ait une mesure et comme cela existait déjà à la télé traditionnelle, pourquoi ne pas la faire migrer vers le numérique et voir son application à court ou à long terme après?
Il fallait bien commencer et établir un socle sur lequel l’évaluation pouvait se faire et il nous semblait que le CRTC pouvait être la solution.
Madame Fortin, je vous laisserais poursuivre, si vous me permettez.
Mme Fortin : Je laisserais la parole à Mme Desrochers qui me semble plus apte à répondre.
Mme Desrochers : On a entendu des témoins, précédemment, dire qu’ils étaient des fans du CRTC. On peut être un fan du CRTC, apprécier cet outil démographique qui nous permet d’avoir des politiques réglementaires en matière de radiodiffusion tout en étant parfois critique, c’est certainement le cas du milieu culturel.
En ce qui concerne la transparence, vous soulevez un excellent point. Il y a d’ailleurs un amendement qui a été apporté au projet de loi qui invite le CRTC à être proactif et transparent dans sa façon de communiquer avec le public. C’est une nouveauté dans le projet de loi C-11, et il faut le souligner.
Sinon, comme on l’a exprimé dans notre mémoire et dans notre intervention aujourd’hui, on pense que pour pallier ces enjeux de manque de transparence, qui est parfois reproché au CRTC, il est essentiel de conserver des audiences publiques pour permettre à la population, aux groupes d’intérêt, aux Canadiens qui sont très intéressés par ces questions, comme on le voit, de participer à chacun des processus publics qui seront mis en place pour réglementer les nouveaux services.
La sénatrice Miville-Dechêne : J’aimerais remercier tous nos témoins, et particulièrement la coalition et l’Union des artistes pour leurs messages très clairs. Je ne poserai pas de question sur ces messages puisqu’ils sont très clairs. Ma question porte davantage sur le contenu généré par les utilisateurs.
Vous avez dit représenter les créateurs. Parmi les créateurs, nous avons entendu ici Fred Bastien, un Youtubeur francophone, fier d’être francophone, qui gagne sa vie comme Youtubeur et qui est très inquiet au sujet des éventuelles normes de contenu canadien et de changement des algorithmes. Est-ce que vous représentez aussi les Youtubeurs comme Fred Bastien?
Clairement, il y a là deux discours quant au projet de loi C-11 et à ses risques.
Mme Prégent : C’est vrai qu’il y a une faune, une exploration qui se fait sur YouTube, et loin de nous l’idée d’annuler tout cela et de faire en sorte que cette création n’existe plus. D’ailleurs, c’est très drôle, parce que Fred Bastien fait partie du conseil d’administration de l’Union des artistes.
Les Youtubeurs comme tels, non, madame la sénatrice, on ne les représente pas; on aimerait bien les représenter, la juridiction de l’Union des artistes s’étend, j’en ai fait état au départ, aux acteurs, animateurs, chanteurs, danseurs et à tous ces nombreux métiers qui en découlent, mais, non, pas les Youtubeurs. J’aimerais bien qu’on les ait un jour, cela me semble nécessaire et évident qu’on s’en aille là. On n’en est pas à dire que tout ce foisonnement artistique et créatif devrait mourir, bien au contraire. Je ne pense pas que le projet de loi C-11 vise cette faune sous-jacente, je pense que ce sont les grands joueurs que l’on regarde, ce sont les grands de ce monde qui font...
La sénatrice Miville-Dechêne : Madame Prégent, je vous interromps parce que j’ai peu de temps.
Si le projet de loi ne ciblait que les grands joueurs, pourquoi donc l’Union des artistes ou la coalition ne seraient-elles pas pour l’élimination de la clause 4.2.2 qui est justement celle qui est contestée, parce qu’elle pourrait toucher des petits Youtubeurs?
Mme Desrochers : Je vais répondre de façon globale à votre question, madame la sénatrice.
D’abord, j’ai écouté avec intérêt le témoignage de Fred Bastien. Je note quand même qu’il a mentionné qu’il souhaitait aussi que ces plateformes contribuent financièrement et qu’il souhaitait en bénéficier. Maintenant, c’est une personne qui a peur que les mesures de découvrabilité — qui n’existent pas encore et qui n’ont pas encore été définies —, que des mesures hypothétiques de découvrabilité puissent lui nuire parce que ce sont ce que les plateformes lui ont expliqué.
Donc je pense qu’on est dans un scénario qui est, ici, très hypothétique et je ne peux pas le blâmer d’avoir peur de perdre son public, évidemment, mais cela n’est absolument pas démontré. Le CRTC, quand il aura devant lui les faits et une démonstration faite par YouTube de son fonctionnement, ce sera à lui de trouver des mesures qui seraient en faveur des gens qui sont régulés.
C’est encore très hypothétique, parce que le ministre, M. Rodriguez, a dit que ces gens qui ne souhaitent pas être inclus dans la portée de la loi en matière de découvrabilité seront exclus en raison d’un décret.
J’aimerais rappeler aussi que dans le projet de loi, il est indiqué en ce moment que le CRTC doit éviter d’imposer des obligations qui ne contribuent pas de façon importante à la politique de radiodiffusion. Donc, tout cela devra être déterminé sur la base des faits; c’est le premier problème qu’on a avec ces plateformes : pour l’instant on n’a accès à aucune donnée concernant leur impact dans notre système.
Alors, j’étais très contente d’entendre M. Bastien nous parler du pourcentage de gens qui le regardent à partir de l’Europe, ce sont des données individuelles, mais quand on aura des données agrégées sur l’impact de ces services, sur la place occupée par ces joueurs individuels, on pourra prendre des décisions éclairées; mais avant cela, il nous faut un projet de loi qui inclut tout, parce que sinon, on n’aura pas de données sur ces éléments.
La sénatrice Miville-Dechêne : Merci beaucoup, je crois que j’ai dépassé mon temps.
[Traduction]
La sénatrice Simons : Merci. Ma question s’adresse à John Lewis de l’IATSE.
On parle beaucoup des productions de service en les dénigrant. Pourriez-vous nous donner une idée de l’incidence des productions canadiennes bénéficiant de financement international pour vos membres? Combien de bons emplois y a-t-il pour la classe moyenne? M. Winseck a parlé de la croissance économique du secteur, mais que cela représente-t-il sur le terrain pour vos membres?
M. Lewis : Nous nous sommes retrouvés dans une situation en raison de la COVID — contrairement à l’industrie du spectacle et du théâtre, qui a encore du mal à revenir en force — où les productions télévisuelles et cinématographiques ont repris très rapidement et à grands frais en raison des protocoles de tests et ainsi de suite.
Ça ne se limite pas à l’embauche de nos membres. Nous sommes incapables de trouver du personnel à l’heure actuelle, il y a trop de travail. C’est un problème, et nous nous occupons de le régler.
Cela crée également une infrastructure qui aide toute l’industrie. Ça crée des plateaux de cinéma. Ça permet à des fournisseurs d’équipement comme William F. White... et de voir de plus en plus de plateaux de cinéma en Alberta à l’heure actuelle et en Colombie-Britannique, à Montréal, à Toronto et ailleurs. Ça contribue à construire une infrastructure qui aide toute l’industrie.
Selon les chiffres les plus récents que j’ai vus, les services étrangers génèrent près de 5,27 milliards de dollars et les services nationaux génèrent 2,7 milliards de dollars. Ça vous donne une idée de l’importance et de la croissance.
Mais, dans mon cas, ça signifie également qu’il y a du travail pour les techniciens. Il est rare maintenant que des techniciens américains travaillent sur des productions. Ça arrive de temps en temps, parce que, au fil du temps, nous avons travaillé avec les meilleurs et, bien honnêtement, nous avons pu accroître les connaissances de nos équipes locales; 97 % ou 98 % des membres d’une équipe qui travaille sur de grosses productions sont des Canadiens, et ils peuvent donc utiliser ces compétences lorsqu’ils travaillent avec des producteurs d’ici. C’est donc un atout.
Ce n’est pas comme si le secteur des services étrangers nous enlevait quelque chose; ce n’est pas comme s’il y avait un financement limité et que, si l’argent était destiné au service étranger, cela enlève d’une façon ou d’une autre quelque chose aux producteurs locaux ou que ça leur est nuisible. Ce n’est pas le cas.
Des questions ont été posées plus tôt au sujet des crédits d’impôt. Les définitions dont nous parlons sont vraiment liées à la politique sur la radiodiffusion, mais non à la politique sur le crédit d’impôt, parce que je ne crois pas qu’on va tenter de changer cette politique et obtenir plus de financement.
Le crédit d’impôt fait vraiment une différence. Le projet de loi C-11 changera les choses. Une fois de plus, nous devons nous assurer de faire la distinction entre la radiodiffusion et la production de contenu. Ça concerne également la Loi sur le statut de l’artiste et ce genre de dispositions.
Il y a deux différents modèles d’entreprise. L’un est un modèle de distribution, et l’autre est un modèle de production de contenu. L’un est aussi important que l’autre.
Si nous ne faisons pas bien les choses, on ira voir ailleurs. C’est un marché mondial compétitif, et nous devons éviter qu’il y ait des conséquences imprévues à la suite de décisions prises en matière de production.
La sénatrice Simons : Tenons-nous-en à la question sur les conséquences imprévues. J’ai parlé il y a quelques mois de ça avec Val Creighton du Fonds des médias du Canada, qui a soulevé cette question. C’était la première fois qu’on me signalait qu’il n’y a littéralement pas assez de personnes pour faire tous les films et toutes les émissions télévisées qui sont tournés à l’heure actuelle au Canada. Nous n’avons pas suffisamment de membres de votre Alliance. Nous n’avons pas suffisamment de réalisateurs. La demande est grande à ce point.
M. Lewis : Il en va de même pour les comptables. Mon fils est un comptable qui travaille dans l’industrie à Vancouver. Il travaille principalement à Toronto et à Montréal à l’heure actuelle parce qu’il manque de comptables dans l’industrie. Allez savoir.
La sénatrice Simons : J’imagine qu’il faut alors se poser la question suivante : à quel moment devient-il plus difficile pour les productions canadiennes à petit budget de faire concurrence si les grands services américains de diffusion mettent la main sur tous vos membres?
M. Lewis : C’est toujours un problème. Au Québec, nous venons juste de fusionner avec l’AQTIS, qui était un syndicat des techniciens du Québec. Ce qu’il y a de formidable, c’est qu’un bassin plus large de techniciens sont maintenant disponibles pour travailler à la fois dans le secteur étranger plus important et dans le secteur national.
Il y aura toujours la possibilité de travailler sur des productions nationales. Nos techniciens sont plus jeunes, et des relations personnelles se sont développées. Certaines personnes ont évolué avec certains producteurs et reviendront toujours travailler pour eux même si ça rapporte moins d’argent. Mais il n’y a pas une grande différence, dans nos conventions collectives, entre celles des services nationaux et des services étrangers. Nous avons été en mesure de nous en occuper, mais il s’agit d’un problème qui touche l’ensemble du secteur, et nous travaillons d’arrache-pied à combler certaines de ces lacunes en matière de personnel.
La sénatrice Simons : Certains amis de ma fille travaillent sur des productions de films de Noël de Hallmark.
M. Lewis : Nous n’en avons pas assez, j’en conviens.
La sénatrice Simons : Ils ont tous fait ensemble des études en lettres anglaises, et ils travaillent maintenant sur des films comme techniciens de l’AIEST. Par ailleurs, avons-nous suffisamment de programmes de formation dans notre pays?
M. Lewis : Non, et l’industrie finance tout. Les provinces ont été généreuses quant aux crédits d’impôt afin d’attirer des productions, mais il y a eu très peu de formation.
Nous obtenons des fonds de formation grâce aux conventions collectives. Au Québec, les conventions collectives prévoient une taxe de formation de 1 %, et c’est utile, mais en général, la formation relève du secteur privé, grâce aux syndicats qui collaborent avec nos employeurs.
La sénatrice Simons : En milieu de travail.
M. Lewis : En milieu de travail. Nous avons maintenant aussi des établissements de formation.
La sénatrice Simons : Merci beaucoup.
Le sénateur Klyne : J’ai quelques questions à poser à M. Lewis en ce qui concerne le commentaire selon lequel les quatre conditions qui sont actuellement obligatoires devraient être prises en considération, mais ne devraient pas déterminer la nationalité d’une production cinématographique. Ainsi, vous dites que cette décision suppose un pouvoir discrétionnaire plutôt qu’un processus clairement défini. Pour certaines personnes, un tel pouvoir peut être nuisible s’il se retrouve entre de mauvaises mains. J’aimerais entendre vos commentaires à ce sujet.
Si nous avons besoin d’une définition claire de ce qu’est le contenu canadien, comment travaillons-nous de manière discrétionnaire? Nous avons peut-être besoin de trouver une solution canadienne, ce qui n’est pas une mauvaise chose, parce que nous trouvons généralement de bonnes solutions, mais ça crée un précédent pour ce qui est de définir de manière générale la « nationalité ».
M. Lewis : Cette question a été relevée par des témoins précédents. On aborde en général ces questions dans de nombreux pays. Je ne suis pas un partisan du CRTC, mais son processus permet de consulter tous les acteurs de l’industrie. Je ne sais pas s’il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire, mais c’est simplement un autre facteur à inclure. Vous vous prêtez à l’exercice ou non, et ça devient un facteur déterminant, tout comme le fait de tourner au Canada devrait l’être. Ce ne l’est pas à l’heure actuelle. Une équipe entièrement composée de membres canadiens devrait être un facteur, et ce ne l’est pas à l’heure actuelle; ils ne doivent occuper que certains postes précis. Tous ces facteurs devraient être pris en considération.
C’est un processus en évolution. À mon avis, c’est un processus qui a vraiment besoin que le CRTC obtienne l’avis de l’industrie et qui ne doit pas être fondé sur des facteurs précis et incontournables énoncés dans une loi qui sera très difficile à changer par la suite.
Le sénateur Klyne : Dans votre déclaration préliminaire, vous avez donné de bons exemples de quelques films et, plus particulièrement, un exemple qui m’a frappé en ce qui concerne le contenu sur Netflix, qui ne correspondrait pas à la définition proposée de « contenu canadien », ce qui semble erroné si on pense à la série La servante écarlate, par exemple, et si on pense à tout le contenu canadien et aux emplois techniques et créatifs qui ont été créés et aux productions tournées ici. Comment le pouvoir discrétionnaire entrerait-il en jeu?
M. Lewis : Une fois de plus, je ne crois pas qu’il s’agirait d’un pouvoir discrétionnaire. Ce serait un autre facteur. À titre de comparaison, les films de Noël de Hallmark, qui sont censés se dérouler « n’importe où, aux États-Unis », sont tous canadiens. Il n’y a rien de canadien dans leurs histoires.
Le sénateur Klyne : Ma deuxième question concerne les observations au sujet du système de classement en dix points. J’ai réfléchi à la question lorsque nous avions un programme prospère et fort apprécié de crédit d’impôt pour la production cinématographique et les plateaux de cinéma en Saskatchewan.
M. Lewis : Espérons que ça revienne bientôt.
Le sénateur Klyne : Lorsque ce programme a pris fin, il en a été de même pour les emplois techniques fort prisés, ce qui a eu une incidence sur l’économie. Tout ça s’est en allé en Colombie-Britannique et à Toronto, de façon générale.
M. Lewis : En Alberta et au Manitoba aussi.
Le sénateur Klyne : Je ne sais pas si l’Alberta a toujours le programme de crédit d’impôt.
M. Lewis : Un programme très généreux, oui.
Le sénateur Klyne : Donc, nous laissons s’échapper beaucoup de gens talentueux, ce qui a une incidence économique. À cet égard, pour avoir un secteur de production et de distribution prospère et recherché, nous avons besoin d’une industrie cinématographique prospère. Nous devons reconnaître les emplois techniques et leur donner du crédit, et ne pas uniquement nous en tenir aux emplois et aux gens créatifs. Vous avez fait mention des comptables, mais il y a également les maquilleurs, les créateurs de costumes et les personnes qui s’occupent de trouver des voitures destinées à être démolies durant un tournage et qui doivent les reconstruire trois ou quatre fois pour tourner plus de scènes. Ces emplois ont une incidence importante. Ce sont tous principalement des emplois locaux, et nous ne leur donnons aucun crédit dans cette définition.
M. Lewis : Pour être juste, ces définitions ont été établies il y a des décennies, et elles doivent être changées. Mes membres ont probablement gagné plus d’Oscars au Canada que les membres de toute autre organisation, mais ils ne sont pas considérés comme des créateurs de contenu aux fins de déterminer le contenu canadien. Ce n’est pas bien, et les choses doivent changer.
L’industrie parle des histoires canadiennes, et elles sont importantes, mais pour revenir à ce qu’un témoin précédent a dit, c’est un peu un jeu de devinettes. Il s’agit vraiment d’établir un modèle de financement. Tout le monde utilise le terme « contenu canadien » parce qu’on s’enflamme à ce sujet, mais vraiment, nous parlons de modèles de financement. C’est vraiment ce dont il s’agit ici.
Le sénateur Klyne : Merci.
[Français]
La sénatrice Gagné : Ma question s’adresse à la Coalition pour la diversité des expressions culturelles et aussi à l’Union des artistes. Nous entendons peu la voix des artistes francophones de l’industrie musicale au sujet du projet de loi C-11. Êtes-vous en mesure de commenter ce fait? Pourquoi, selon vous, est-ce le cas? Que répondez-vous à ceux qui craignent que la réglementation ne défavorise les créateurs canadiens?
Mme Desrochers : Dans un premier temps, sans vouloir vous contredire, je vous dirais qu’on entend la voix des créateurs canadiens francophones par le truchement des associations qui les représentent. Par contre, il est vrai qu’aucun artiste, à ma connaissance, n’a comparu devant votre comité sénatorial à titre personnel. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce fait. La première est que les artistes ont besoin de ces plateformes. Il leur est donc difficile de venir s’exposer, car ils craignent l’impact que cela pourrait avoir.
Ensuite, il s’agit de sujets très compliqués; les personnes ne se sentent pas nécessairement à l’aise de venir participer à des processus très techniques comme cela, mais en même temps, c’est à cela que nous servons, nous, la Coalition pour la diversité des expressions culturelles, l’association, et vous avez l’ADISQ qui est venue, l’Association des professionnels de l’édition musicale (APEM), l’UDA qui est là aujourd’hui, qui s’expriment toutes au nom des artistes et qui présentent des positions établies de façon démocratique et qui représentent des voix collectives, une majorité des voix d’artistes. Lorsqu’une personne se présente, elle va parler en son nom seulement, en général.
Nous, ce que l’on porte, ce sont des messages collectifs. Je peux parler des craintes de référencement. On peut comprendre que des personnes aient peur des référencements. Il y a deux prémisses qui sont erronées quand on tient pour acquis, en ce moment, que le projet de loi C-11 pourrait nuire à la découvrabilité ou à la mise en valeur des artistes canadiens.
La première prémisse est que cela présume de la façon dont la réglementation sera faite. On doit d’abord comprendre comment fonctionnent les services et quels sont les mécanismes qui seraient à notre portée. La deuxième prémisse, que je considère comme erronée, est de présumer, malheureusement, que les Canadiens n’aimeraient pas le contenu canadien qu’on leur proposerait. Ce que je peux dire, c’est que les plateformes nous connaissent très bien et elles ont accès à énormément de données sur nous, mais peut-être qu’elles ne connaissent pas assez bien nos contenus pour pouvoir présenter la richesse et la grande diversité des contenus produits au Canada, dans toutes les langues, aux Canadiens susceptibles de les aimer. On doit se faire confiance plus que cela et penser que si on fait bien les choses, les Canadiens vont aimer les contenus qu’on leur présente et on va simplement améliorer leur visibilité.
Mme Prégent : J’ai peu de choses à ajouter. Je suis assez d’accord avec Mme Desrochers. C’est vrai que le secteur de la culture est très particulier; il a sa propre biodiversité et son propre mode de fonctionnement. Cela dit, si vous avez envie qu’on vous en parle de façon plus étoffée, on peut déposer un document concernant seulement la musique, si cela peut aider et contribuer à votre réflexion. Il n’y a aucun problème.
La sénatrice Gagné : Cela peut certainement y contribuer. Merci.
Mme Desrochers : Très bien.
Mme Prégent : On va s’appliquer à vous déposer quelque chose rapidement.
La sénatrice Gagné : Je voulais revenir à Mme Desrochers. Vous avez mentionné le fait que le Canada est signataire de la convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles et vous avez aussi mentionné votre participation, évidemment, aux discussions entourant cela.
Vous avez aussi expliqué comment le Canada peut bien remplir ses engagements aux termes de la convention, à l’ère numérique, et comment le projet de loi C-11 y répond en quelque sorte. Voulez-vous préciser davantage?
J’aimerais que vous expliquiez pourquoi il est nécessaire de conserver un écosystème local de production.
Mme Desrochers : C’est une excellente question, parce qu’on a entendu parfois, dans les débats, une distinction entre protéger notre culture et protéger notre écosystème entrepreneurial. À mon sens, ces deux choses vont de pair et vont main dans la main parce qu’elles constituent la base de la diversité des expressions culturelles. Avoir un écosystème local indépendant, c’est permettre aux voix des artistes d’ici d’avoir plusieurs portes et plusieurs endroits où ils peuvent aller cogner pour se faire accompagner dans le développement de leur carrière.
Si on pense par exemple au milieu de la musique, partout dans le monde il y a les majors qui sont responsables de la majorité de la production musicale. Au Québec, par exemple, 95 % de la production est faite par des entreprises indépendantes. Cela permet à des artistes d’ici qui ne seraient pas nécessairement capables d’avoir une carrière viable aux yeux des majors de développer leur carrière sur un territoire qui est plus petit. Le fait de soutenir un écosystème industriel indépendant local, c’est donc une façon de nous assurer de conserver une grande diversité des voix et de permettre aux Canadiens de se reconnaître dans une grande diversité de contenu.
La sénatrice Gagné : Merci.
La sénatrice Clement : Merci à tous nos témoins et bravo, madame Desrochers, pour vos commentaires concernant la confiance que l’on devrait avoir dans le fait que les Canadiens vont aimer ce qui est canadien. On devrait même présumer cette réalité.
J’ai deux questions. La première s’adresse à Mme Prégent et elle concerne l’amendement visant à supprimer ou réduire l’ampleur de la loi fédérale sur le statut des artistes. J’essaie de comprendre pourquoi le gouvernement présenterait cet amendement. On sait que les intervenants ont exprimé une surprise, et j’étais aussi surprise, d’ailleurs. Pouvez-vous expliquer pourquoi? Cela m’aiderait à comprendre un peu plus la discussion.
Madame Desrochers, vous avez parlé du CRTC et du fait qu’il aura un rôle accru en ce qui a trait au projet de loi. Toutefois, vous savez qu’il y a une méfiance envers le CRTC. Vous avez parlé d’une transparence accrue, mais qu’est-ce qu’on pourrait faire de plus quant à ce manque ou cette baisse de confiance générale envers nos institutions fédérales? Qu’est-ce que le CRTC devrait faire de plus? On peut commencer par Mme Prégent.
Mme Prégent : Merci.
Écoutez, on a posé la question aux instances politiques parce qu’effectivement, cet amendement est apparu quelque part au milieu de l’été, en juin ou en juillet, quelque chose comme cela. Depuis le début de la Commission Yale, depuis le projet de loi C-10 ou le projet de loi C-11, nous n’avions jamais vu cette forme d’amendements arriver. C’est né tout à coup dans la nuit du dimanche au lundi, comme on dit, et puis sans trop s’expliquer pourquoi, lorsqu’on a posé des questions aux instances politiques, on nous a dit que c’était une question de territoire et de respect des lois de territoires provinciaux et canadiens. Selon elles, cela venait jouer dans la sphère de compétence de la Loi sur le statut de l’artiste au Québec. C’est donc la raison pour laquelle on changeait tout à coup de palier en disant qu’on allait soustraire la Loi sur le statut de l’artiste au fédéral et laisser le Québec, au provincial, exercer sa compétence sur notre territoire. Je vais maintenant laisser Christine vous parler parce qu’en fait, c’est faux; selon nous, cette interprétation est simple, réductrice et mal interprétée.
Mme Fortin : C’est un amendement qui a pris par surprise tous les intervenants et qui a été fait le soir par un député libéral. Il n’y a pas eu de consultation du milieu. C’était la première surprise. Les fonctionnaires politiques du ministre ont dit que c’était une question de compétence constitutionnelle selon laquelle Netflix ou toutes les entreprises en ligne sont régies, de toute manière, par les lois sur le statut de l’artiste provinciales. Cela est faux pour nous, puisque si le projet de loi C-11 prétend pouvoir régir les entreprises en ligne, cela signifie nécessairement que ce sont des entreprises en ligne de compétence fédérale, et que tout le droit du travail, non seulement pour les artistes, mais aussi pour les employés — il y a une incongruité ici, si on exclut de la loi seulement la Loi sur le statut de l’artiste fédérale, mais non pas le Code canadien du travail fédéral. Il y a là aussi une ambiguïté.
On nous dit que si Netflix produit, elle va aller au Québec et vous allez pouvoir négocier avec elle en vertu de votre loi québécoise, ce qui est faux. Il y aura un débat constitutionnel au Tribunal administratif du travail et Netflix prétendra, probablement avec raison, qu’elle est de compétence fédérale, puisqu’elle est une entreprise étrangère, qu’elle diffuse partout au Canada, qu’elle est régie par le projet de loi C-11 et qu’elle a une licence du CRTC, etc., et elle va probablement gagner cette bataille-là. Nous, les artistes, allons nous retrouver sans conditions minimales de travail, autant au Québec qu’au fédéral, ce qui est un non-sens.
La sénatrice Clement : J’avais une question pour Mme Desrochers. Je l’ai posée tantôt.
Mme Desrochers : Merci. En ce qui concerne le CRTC, je dirais que la première réponse ne se trouve probablement pas tout à fait dans la loi, mais évidemment, il faudra augmenter les moyens et les ressources du CRTC en lui confiant ce nouveau mandat. Le gouvernement a annoncé avoir l’intention de le faire. Pour rétablir la confiance des citoyens à l’égard de leurs institutions démocratiques — on peut se poser la question à l’échelle mondiale en ce moment —, il faut certainement un partage d’information, de la transparence, le fait de rendre des décisions qui sont basées sur des faits; ce sont des aspects super importants. Grâce à des moyens rehaussés, le CRTC pourra produire, je l’espère, des études et des recherches comme on le voit à l’Ofcom et à l’Agence française de communication (AFCOM).
Évidemment, le fait de réguler de nouveaux services va exiger que nous ayons une nouvelle connaissance, une nouvelle compréhension de notre écosystème, et pour cela, le projet de loi C-11 va nous permettre enfin d’aller trouver les données nécessaires pour bâtir tout cela. Ensuite, parmi nos demandes, il y a évidemment le rétablissement des audiences publiques en lien avec les ordonnances. En ce moment, dans le projet de loi C-11, on maintient un processus d’audience publique qui est pratiquement vide de sens puisqu’il est lié uniquement aux licences. On voit comment ces questions suscitent de l’intérêt. Il faut permettre aux Canadiens et aux groupes d’intérêt qui ont des choses à dire sur le sujet de venir s’exprimer devant le CRTC.
Les audiences publiques permettent le dialogue des différentes positions. Comme l’a dit le professeur Winseck plus tôt : c’est long, la démocratie. Je pense que c’est important pour rendre des décisions qui sont éclairées et pour maintenir la confiance de la population.
Finalement, l’appel au gouverneur en conseil est un mécanisme qui nous permet — lorsqu’on considère qu’une décision va à l’encontre des objectifs de la loi, il y a des balises très sérieuses à respecter— de déposer un appel de cet ordre. Ce mécanisme est très important parce que cela constitue un dernier garde-fou. Si on considère que le CRTC erre complètement dans une décision, on peut demander au gouvernement de demander au CRTC de refaire ses devoirs et non pas de rendre une nouvelle décision à sa place. Ce n’est pas le gouvernement qui décide lui-même de ce qui arrivera, mais on demande au CRTC de refaire ses devoirs et de rendre une nouvelle décision.
On a de la difficulté à comprendre que ce mécanisme soit disparu du projet de loi actuel, puisque plusieurs représentants du monde culturel l’ont requis récemment dans le cadre d’une décision jugée malheureuse impliquant Radio-Canada. Le processus a fonctionné et le CRTC va devoir réviser cette décision. Il me semble que cela témoigne vraiment très éloquemment de la nécessité de rétablir ce mécanisme dans le projet de loi actuel.
La sénatrice Clement : Merci.
[Traduction]
La sénatrice Dasko : Ma question s’adresse à M. Lewis. Le sénateur Klyne a en partie posé la question que j’allais poser au sujet de ce que vous avez dit à propos du contenu canadien.
Bon nombre de témoins ont parlé de la définition du contenu canadien et de la manière dont elle est déficiente et du fait qu’elle doit changer d’une manière ou d’une autre, ainsi que des différents points de vue concernant la manière dont ça serait fait et à quoi ça pourrait ressembler en fin de compte.
Je veux me pencher sur ce que vous avez dit sur la propriété intellectuelle et la manière dont cette question est intégrée et devrait être intégrée dans le contenu canadien, à votre avis.
Pour revenir un peu en arrière, vous soutenez que davantage d’activités dans l’industrie devraient être considérées comme faisant partie du contenu canadien. En ce qui concerne la propriété intellectuelle, comment proposeriez-vous qu’elle soit intégrée au contenu canadien?
Ensuite, comment proposeriez-vous que le projet de loi C-11 soit modifié pour régler toutes ces questions?
M. Lewis : Tout d’abord, je crois que la liste des professions et des catégories qui sont prises en considération est très limitée, élitiste et exclusive. À mon avis, la propriété intellectuelle devrait être prise en compte comme tout autre facteur, sans être un facteur déterminant. Il faudrait peut-être lui accorder plus de poids. Peut-être que ce facteur est plus important qu’un poste de direction de la photographie. Mes membres ne sont peut-être pas d’accord, mais on devrait y accorder un certain poids, et peut-être que ce facteur est particulièrement important, mais ne l’est pas au point où tout le reste devient inutile. Laissons l’industrie travailler avec le CRTC. L’industrie est à l’aise avec ce processus. C’est là que la question devrait être traitée au lieu d’être inscrite dans une loi.
Je répète que l’industrie est en train de changer. Nous avons parlé des services de vidéo sur demande par abonnement, où les VSDA. J’ai négocié ces ententes en Amérique du Nord, et elles sont compliquées. Nous allons maintenant devoir compliquer les choses à nouveau en raison des services de vidéo sur demande fondés sur la publicité, ce qui s’en vient. Il y a six ans, on nous a dit que cela n’arriverait jamais et que ce modèle est insoutenable. Eh bien, il est ici et il s’en vient.
Les budgets sont incroyables. Auparavant, un gros budget de trois ou quatre millions de dollars était consacré à un épisode. Star Trek tourne quelques séries à Toronto, et on consacre environ 10 millions de dollars à chaque épisode. Les studios ne nous donnent jamais de chiffres précis parce que nous en avons besoin. Puis il y a la nouvelle émission du Seigneur des anneaux. Chaque épisode coûte 54 millions de dollars. Cette série à elle seule génère probablement plus d’argent que beaucoup de marchés provinciaux, et il s’agit seulement d’une émission. Ce sont le genre de montants qui sont investis.
La sénatrice Dasko : Merci. Cette industrie est très importante pour ma ville. Des films sont tournés à chaque coin de rue de Toronto. Nous sommes chanceux d’avoir tous ces emplois à Toronto.
Vous avez peut-être entendu plus tôt le témoignage de M. Winseck. Il a parlé de la propriété intellectuelle partielle et de la façon dont cela devrait être considéré comme un facteur. Avez-vous une idée de la manière dont cela pourrait se présenter? J’ignore si vous avez entendu son témoignage.
M. Lewis : Je l’ai entendu. Je lui ai donné ma carte parce que je croyais qu’une bonne partie de son témoignage était convaincant.
Faut-il vendre tous les droits de distribution partout dans le monde ou n’en vendre qu’une certaine partie, et y a-t-il un délai qui s’y rattache? Le CRTC devrait-il jouer un rôle sur le plan commercial? On a en quelque sorte changé d’idée pour ce qui est des diffuseurs traditionnels qui font affaire avec des producteurs indépendants. J’ignore comment vous imposez cela à des diffuseurs étrangers en continu si vous n’imposez pas les conditions d’un modèle commercial ou la force exécutoire du CRTC lorsqu’il est question des diffuseurs traditionnels.
Je crois que tout cela devrait être pris en considération. Nous devrions y jeter un coup d’œil, et peut-être, jeter aussi un coup d’œil au format ou à la structure de la propriété intellectuelle. Ce n’est peut-être pas une manière facile de répondre à la question de savoir où est détenue la propriété intellectuelle.
La sénatrice Dasko : Bien sûr. Ce n’est pas un modèle bimodal de distribution du financement. Il existe de nombreuses formes différentes de financement. Je pense que c’est cela dont il s’agit.
Pensez-vous que le CRTC devrait, essentiellement, s’occuper de ça?
M. Lewis : Oui, je le pense. C’est l’organisme qui est en place.
La sénatrice Dasko : Ne devrions-nous pas essayer d’inclure quelque chose dans la loi, à votre avis?
M. Lewis : Je suis d’accord avec ça.
Le président : S’il n’y a pas d’autres questions, je vais remercier nos témoins de leur participation.
Chers collègues, nous allons poursuivre cette étude dans les jours et les semaines qui suivront. Merci.
(La séance est levée.)