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TRCM - Comité permanent

Transports et communications


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES TRANSPORTS ET DES COMMUNICATIONS

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 19 octobre 2022

Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd’hui, à 18 h 46, avec vidéoconférence, pour étudier la teneur du projet de loi C-11, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois.

Le sénateur Leo Housakos (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Je m’appelle Leo Housakos et je représente la province de Québec. J’invite les sénatrices et sénateurs à se présenter.

La sénatrice Simons : Sénatrice Paula Simons, Alberta, territoire du Traité no 6.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Julie Miville-Dechêne, du Québec.

[Traduction]

La sénatrice Busson : Bev Busson, de la Colombie-Britannique.

Le sénateur Klyne : Marty Klyne, sénateur de la Saskatchewan, territoire du Traité no 4.

[Français]

La sénatrice Gagné : Raymonde Gagné, du Manitoba.

[Traduction]

Le sénateur Tannas : Scott Tannas, de l’Alberta.

Le sénateur Quinn : Jim Quinn, du Nouveau-Brunswick.

Le sénateur Manning : Fabian Manning, de Terre-Neuve-et-Labrador.

[Français]

La sénatrice Clement : Bernadette Clement, de l’Ontario.

[Traduction]

La sénatrice Dasko : Donna Dasko, sénatrice de l’Ontario.

La sénatrice Wallin : Pamela Wallin, de la Saskatchewan.

Le président : Merci, chers collègues. Nous poursuivons notre examen du projet de loi C-11, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois.

Nous recevons ce soir notre premier groupe de témoins. J’ai le plaisir d’accueillir M. Peter Menzies, chercheur principal à l’Institut Macdonald-Laurier, qui est avec nous par vidéoconférence, et M. Robert Armstrong, président de Communications Médias Inc., qui est également avec nous par vidéoconférence. Nos deux invités disposeront de cinq minutes chacun pour présenter leur exposé, après quoi les sénateurs leur poseront des questions.

Monsieur Menzies, vous avez la parole.

Peter Menzies, chercheur principal, Institut Macdonald-Laurier : Le développement d’Internet a causé beaucoup de perturbations dans un certain nombre d’entreprises, tout en permettant à beaucoup d’autres de prospérer. C’est l’histoire du progrès. C’est l’histoire de l’évolution.

Ce n’est pas la première fois que cela arrive, et ce ne sera pas la dernière. Dans le cas du secteur canadien de la production cinématographique et télévisuelle, cela a été une période de prospérité sans précédent, avec une croissance d’environ 80 % en une décennie. De plus, des dizaines de milliers de Canadiens peuvent maintenant gagner leur vie grâce à YouTube et à d’autres plateformes en ligne qui leur donnent un accès sans entrave à des auditoires mondiaux.

Le projet de loi C-11 met cette prospérité en péril. À un moment où le Canada a besoin d’une loi tournée vers l’avenir qui lui donnera les outils nécessaires pour réussir au XXIe siècle, le projet de loi C-11 est une régression par rapport à ce qu’on appelle la Loi sur la radiodiffusion, qui est gérée par ce qu’on appelle le Conseil de la radiodiffusion canadienne.

Au moment où le Canada doit favoriser l’innovation et l’adaptation pour que ses secteurs créatifs et d’autres puissent prospérer, le projet de loi C-11 cherche à enfermer les possibilités infinies d’Internet dans une réglementation conçue pour un monde aux ressources et aux possibilités limitées.

Ce faisant, il crée de l’incertitude, et l’incertitude fait baisser les investissements; et moins d’investissements, cela veut dire moins d’emplois et de possibilités pour les Canadiens. Le projet de loi C-11 semble inspiré par le désir d’aider ceux dont les modèles d’affaires ont de la difficulté à s’adapter à l’ère d’Internet. C’est un désir compréhensible, mais l’aide que cette loi apportera à ces groupes se fera au détriment de ceux qui se sont adaptés et qui ont réussi.

Comme nous n’avons pas beaucoup de temps, je vais me concentrer sur trois points. Premièrement, je vous invite à modifier le projet de loi C-11 pour qu’il soit absolument clair que le CRTC n’aura en aucun cas de compétence sur le contenu produit par les utilisateurs, ni directement ni par l’entremise des plateformes qui en dépendent. Je n’ai pas lu tous les mémoires, mais, pour autant que je sache, seul le secteur musical du Québec y est fortement favorable. Si le gouvernement veut offrir un soutien supplémentaire aux producteurs de musique francophones, il doit chercher des moyens moins invasifs de le faire.

Je pense qu’on rendrait service à la majorité des créateurs et des citoyens du Canada en rejetant ce projet de loi et en demandant au gouvernement de se doter d’une stratégie de communication adaptée au XXIe siècle. Sauf votre respect, je ne pense pas que le Sénat le fasse. Vous pourriez cependant — et c’est mon deuxième point — modifier davantage ce projet de loi pour qu’il ne s’applique qu’aux entreprises de diffusion en continu enregistrant des revenus annuels de 150 millions de dollars ou plus au Canada. Non seulement cela simplifiera l’intention initiale de la loi, qui est de tirer de l’argent des géants du Web, mais cela permettra de réduire le nombre de processus fastidieux du CRTC, d’atténuer l’incertitude, de réduire le risque que les investissements soient retardés ou bloqués et d’accélérer l’acheminement de fonds à ceux à qui le gouvernement les destine.

Surtout, il permettra aux créateurs qui souhaitent fonctionner librement dans un environnement entrepreneurial axé sur le marché de continuer à réussir et à innover. Autrement dit, si le gouvernement veut de l’argent des géants du Web, qu’il se contente de cela. S’il veut protéger certains groupes, qu’il le fasse, mais pas au détriment de ceux qui prospèrent en innovant et en s’adaptant.

En réduisant la portée de la loi, on évitera également d’entraver la liberté des Canadiens de choisir ce qu’ils regardent et écoutent en imposant des dispositions de découvrabilité inutiles aux principales applications de diffusion en continu.

Enfin, n’écoutez pas ceux qui admettent que les questions dont vous êtes saisis existent effectivement, mais que c’est le CRTC qui sera le mieux placé pour les régler. Ce n’est pas le cas. Les questions litigieuses s’enliseront dans des années de marchandage réglementaire, de poursuites judiciaires et d’appels devant le Cabinet.

Tout récemment, le Cabinet a ordonné au CRTC de revoir sa décision concernant l’octroi de licence à la SRC. Rappelez-vous, c’est en 2013 que le CRTC a renouvelé la licence de la SRC la dernière fois. Depuis 2018, cette licence a été renouvelée à plusieurs reprises par voie administrative, jusqu’à l’audience de janvier 2021. Il a fallu 18 mois au CRTC pour rendre une décision, et 16 groupes ont fait appel de cette décision devant le Cabinet. Il est donc peu probable que la SRC obtienne des garanties sur ses conditions de licence avant 2023, soit 10 ans après l’obtention de sa dernière licence — 10 ans —, et tout cela pour une simple licence qui, comparativement à ce que le projet de loi C-11 prévoit pour le CRTC, est une bagatelle.

Il y a aussi des enjeux concernant les avantages inhérents de ceux qui connaissent bien le système de réglementation et qui parlent le langage du CRTC contrairement aux non-initiés.

Vous devez agir dès maintenant et, pour le bien de tous les intéressés, restreindre la portée de cette loi avant qu’il ne soit trop tard. Je vous remercie de votre invitation.

Le président : Merci, monsieur Menzies. C’est au tour de M. Armstrong.

[Français]

Robert Armstrong, président, président, Communications Médias Inc. : Bonsoir, monsieur le président et mesdames et messieurs les membres du comité. Je vous remercie de l’invitation à comparaître devant vous.

Je suis conseiller en radiodiffusion auprès d’associations de créateurs francophones en audiovisuel. Ma présentation aujourd’hui est d’ordre personnel et ne représente pas nécessairement le point de vue des organismes que je conseille.

Le projet de loi C-11 vise principalement à intégrer les géants du Web dans le système canadien de radiodiffusion, à assurer qu’ils contribuent à la culture canadienne et à répondre aux besoins et aux intérêts de la population multiethnique et multiculturelle que sert le système de radiodiffusion. Il propose une révision importante et nécessaire qui offre le potentiel d’améliorer le volume et la qualité des émissions offertes aux Canadiens. En même temps, il vise à respecter la liberté d’expression des internautes. En principe, il ne s’appliquerait pas aux médias sociaux, quoique le CRTC puisse utiliser son pouvoir discrétionnaire dans certains cas exceptionnels.

Nonobstant son importance, le projet de loi C-11 fait deux poids, deux mesures en traitant différemment les entreprises canadiennes et les entreprises étrangères. Je l’appuie donc à condition qu’il soit assorti de quelques modifications simples.

Contrairement à la présente loi, qui stipule ce qui suit :

f) toutes les entreprises de radiodiffusion sont tenues de faire appel au maximum, et dans tous les cas au moins de manière prédominante, aux ressources — créatrices et autres — canadiennes pour la création et la présentation de leur programmation […]

— le projet de loi C-11 propose des objectifs distincts pour les entreprises canadiennes et étrangères.

Pourtant, l’alinéa 3(1)f) de la loi actuelle offre déjà une échappatoire aux entreprises étrangères, le cas échéant, en concédant que l’usage de ressources créatrices et autres peut s’avérer « difficilement réalisable en raison de la nature du service ». Auquel cas, les entreprises de radiodiffusion devront faire appel aux ressources en question dans toute la mesure du possible. Je propose donc soit d’adopter le libellé proposé par la Coalition pour la diversité des expressions culturelles, soit de biffer l’alinéa 3(1)f) du projet de loi et de retenir le libellé de la loi actuelle.

La dualité d’approche du projet de loi C-11 se poursuit en ce qui concerne le cadre réglementaire qui vise à régir les entreprises traditionnelles et les entreprises en ligne, surtout américaines. Le projet de loi C-11 propose d’accorder de nouveaux pouvoirs au CRTC pour les réglementer par ordonnance, des pouvoirs qui visent d’abord les grandes entreprises en ligne. Or, de telles ordonnances ne seraient pas subordonnées à la tenue d’audiences publiques, alors que l’attribution, la révocation ou la suspension de toute licence détenue par une entreprise canadienne existante le serait en conformité avec le paragraphe 18(1) du projet de loi. Cette inégalité de traitement entre ordonnances et licences risque de soustraire les entreprises en ligne à un examen public et elle devrait être corrigée.

La même dualité se manifeste sur le plan de l’appel des décisions du CRTC au Conseil des ministres. Même si la loi actuelle permet aux membres du public de demander au Conseil des ministres de renvoyer au CRTC une décision pour réexamen, le projet de loi C-11 n’autorise pas le renvoi d’une ordonnance. Une fois de plus, les entreprises en ligne de prédominance étrangère obtiendraient un privilège qui ne serait pas accordé aux entreprises canadiennes régies par licence. Le Sénat devrait corriger le paragraphe 28(1) du projet de loi en l’appliquant à toute décision du CRTC.

De plus, en modification connexe, le projet de loi C-11 propose un ajout à l’article 6 de la Loi sur le statut de l’artiste afin qu’elle ne s’applique pas aux entreprises en ligne. Les entreprises en ligne, surtout les géants du Web établis au Canada, ne devraient pas échapper à toute négociation avec nos créateurs, alors que le Code canadien du travail et la Loi fédérale sur le statut de l’artiste continueraient de s’appliquer aux entreprises canadiennes régies par licence. Le Sénat devrait rejeter cet ajout.

Enfin, la loi actuelle permet déjà au gouvernement de donner au CRTC des instructions d’application générale relatives aux objectifs de la loi et à la réglementation du système canadien de radiodiffusion. Par l’intermédiaire du projet de loi C-11, le gouvernement semble vouloir prendre le contrôle presque complet de la réglementation du système au détriment de l’indépendance du CRTC. C’est ce qu’indiquent les modifications aux paragraphes 7(1), et 10(1.2) et à l’article 34.995 de la Loi sur la radiodiffusion concernant les instructions que le Conseil des ministres peut donner au CRTC.

Ces paragraphes réduisent l’autonomie du CRTC au profit des directives du Conseil des ministres du Canada, un geste hautement politique. Le Sénat devrait supprimer ces trois paragraphes.

En résumé, je propose les modifications suivantes, qui sont très simples : biffer l’alinéa 3(1)f) du projet de loi C-11 et conserver le libellé de la loi actuelle; ajouter le paragraphe 9.1(1) au libellé du paragraphe 18(1) du projet de loi C-11, pour faire en sorte que les ordonnances aussi bien que les licences soient subordonnées à la tenue d’audiences publiques par le conseil; au paragraphe 28(1) du projet de loi C-11, remplacer « la décision de celui-ci d’attribuer, de modifier ou de renouveler une licence en vertu de l’article 9 » par « toute décision »; biffer l’ajout à l’article 6 de la Loi sur le statut de l’artiste proposé dans le projet de loi C-11; supprimer les paragraphes 7(1) et 10(1.2) et l’article 34.995 du projet de loi C-11 et conserver le libellé de la loi actuelle afin de maintenir l’indépendance du CRTC par rapport au pouvoir politique.

Je vous remercie de votre attention, et c’est avec plaisir que je répondrai à toute question que vous voudrez me poser.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Armstrong.

[Traduction]

La sénatrice Wallin : Mes questions s’adressent à M. Menzies à titre d’ancien vice-président du CRTC. Je sais que vous avez beaucoup d’autres compétences, mais ce rôle vous en donne une plus particulièrement utile ici. Je vais poser deux questions, et vous pourrez partager votre temps à votre gré.

Premièrement, vous avez dit que le gouvernement compte, grâce à ce projet de loi, tirer plus d’argent des grandes plateformes, mais l’article 4, sous ses différentes formes, lui permettra également d’en tirer des petits créateurs de contenu. Cela ne vous dérange-t-il pas?

Deuxièmement — et je reprends les propos d’un témoin reçu cette semaine —, la quasi-totalité de la réglementation de la radiodiffusion au pays doit être considérée comme une forme de restriction du droit à la liberté d’expression. Est-ce votre avis? Merci.

M. Menzies : Je vous demanderai peut-être de répéter la deuxième question, parce que je ne prends pas de notes.

Le problème est effectivement ce dont les ministres ont parlé dès le départ. L’objectif était de s’assurer que le système permette de tirer de l’argent des géants du Web. Le système traditionnel est menacé — et nous pouvons en débattre, car il y a eu beaucoup d’investissements privés —, puisque les câblodistributeurs sont moins en mesure de contribuer aux sources de revenus traditionnelles en raison du succès des entreprises de diffusion en continu.

Si c’est là le problème, je suggère de simplement le régler. Il n’est pas nécessaire de se mêler du contenu produit par les utilisateurs et de ces autres activités et de s’occuper des petites entreprises ou de promouvoir les entreprises ou les gens qui profitent de la beauté et des merveilles d’Internet et qui réussissent. Il n’est pas nécessaire de restreindre tout cela. Si vous voulez tirer de l’argent des grandes entreprises et vous assurer par un moyen quelconque qu’elles contribuent à ces fonds traditionnels, qui ont toujours été pour deux tiers anglophones et pour un tiers francophone — mais l’orientation de Patrimoine prévoit plutôt 40 % francophone et 60 % anglophone...

Si ce sont les fonds traditionnels et les géants du Web qui vous intéressent, occupez-vous de cela. Il n’est pas nécessaire de se mêler du reste.

La sénatrice Wallin : Ma deuxième question renvoyait à une déclaration d’un de nos témoins antérieurs, qui estimait que presque toute la réglementation de la radiodiffusion au pays doit être considérée comme une forme de restriction du droit à la liberté d’expression. Est-ce votre avis?

M. Menzies : C’est ce que je pense aussi. Les gens ne voient pas le projet de loi C-11 comme une menace à la liberté d’expression. Mais le problème est que le projet de loi C-11 est une modification de la Loi sur la radiodiffusion et que, dans la Loi sur la radiodiffusion, le CRTC est chargé de s’assurer que le système est de bonne qualité ou de qualité supérieure — excusez-moi si je n’ai pas les termes exacts —, et cela lui donne beaucoup de latitude. C’est de cela qu’il s’est prévalu dernièrement en rendant une décision contre la SRC au sujet du mot en « n ». Il s’en est servi pour justifier sa décision concernant RT.

On peut être d’accord ou non avec ces décisions. Les gens peuvent en débattre. Mais il est clair que le CRTC a pour mission, en vertu de la Loi sur la radiodiffusion, d’intervenir lorsqu’il n’est pas d’accord. Donc oui, je suis du même avis que votre témoin.

Concernant la liberté de choix, il ne s’agit pas seulement de ce que nous disons; il s’agit aussi de ce que nous choisissons, de ce que nous entendons et de ce dont nous parlons. Personnellement, je n’ai jamais eu de problème de découvrabilité. Il y a un outil de recherche sur Netflix. Je tape « Canadien », et je trouve ce que je veux. Il est important d’en tenir compte.

La sénatrice Wallin : Merci.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Monsieur Menzies, je vais vous amener sur un terrain légèrement différent, celui de la pornographie. Je veux savoir si, à votre avis, les grandes plateformes pornographiques sont touchées ou visées par le projet de loi C-11 ou, plus généralement, si elles pourraient être réglementées par le CRTC. On sait que maintenant, il y a une migration de cette industrie en ligne et qu’elle existe; cela change beaucoup la donne pour ce qui est de la protection des enfants. J’aimerais vous entendre à ce sujet.

[Traduction]

M. Menzies : Depuis environ 25 ans, le CRTC accorde des licences pour du contenu destiné aux adultes, communément appelé pornographie. Cela passe par l’entremise des câblodistributeurs, et c’est disponible depuis très longtemps. Cela relève donc entièrement de la compétence du CRTC. En fait, tout a commencé parce que les entreprises de diffusion par satellite fournissaient ce contenu, qui s’est révélé extrêmement populaire. Puis les câblodistributeurs s’y sont mis. Ils en assument la gestion, et le CRTC délivre les licences. C’est lui qui supervise le tout.

Je ne peux même pas imaginer que cela échapperait à la portée du projet de loi C-11. Ce serait vraiment exceptionnel. Je ne peux pas imaginer que le CRTC prenne toutes ces mesures, mais laisse la pornographie en ligne hors champ. Il subirait beaucoup de pression de la part des câblodistributeurs qui, je suppose, ont perdu beaucoup d’argent — beaucoup de revenus — parce que la pornographie est accessible en ligne gratuitement plutôt que par abonnement au câble. Ma réponse est donc « oui ».

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Étant donné votre expérience passée de commissaire au CRTC, est-ce que vous jugez que l’on pourrait aussi inclure, dans un mandat possible et potentiel du CRTC, l’obligation de faire de la vérification d’âge pour les sites pornographiques, un peu comme ce qui s’est passé dans la réglementation de la pornographie par le biais des câblodistributeurs?

[Traduction]

M. Menzies : Du côté des câblodistributeurs, je ne suis pas tout à fait à jour, mais, si je me souviens bien, il incombe généralement à chacun de communiquer ses normes, ses assurances, etc. au CRTC. L’accès se fait le plus souvent depuis le domicile. Je ne suis pas sûr qu’il y ait une vérification de l’âge. Corrigez-moi si je me trompe.

Oui, si c’est ce que vous souhaitez, sénatrice, il vous faudrait probablement vous adresser au CRTC dans le cadre d’une audience et lui présenter une demande. Je pense que le CRTC serait enclin à répondre : « D’accord, mais, si on applique cette règle à la pornographie en ligne, ne devrait-on pas l’appliquer au câble? » Peut-être est-ce déjà le cas, je n’en suis pas sûr. Mais je ne vois rien en ligne à ce sujet.

La sénatrice Miville-Dechêne : Est-ce qu’on pourrait inclure dans le mandat du CRTC de demander aux plateformes en ligne d’effectuer une vérification de l’âge ou d’employer une autre méthode pour prévenir la présence d’enfants...

M. Menzies : Le projet de loi C- 11 donne au CRTC le pouvoir de réglementer tout le contenu audio et visuel sur Internet. Le Conseil pourrait donc s’en prévaloir. Et je suis à peu près certain, même de mon point de vue, que le chiffre de 150 millions de dollars englobe la pornographie en ligne, parce que c’est probablement au Canada que se trouvent les plus grandes entreprises de pornographie en ligne.

Le président : Ma question s’adresse à M. Menzies.

Vous avez déjà dit que le projet de loi C-11, en raison des pouvoirs qu’il accorde au CRTC, mettrait en péril 100 000 producteurs de contenu qui utilisent actuellement YouTube au Canada. Selon vous, cela mettrait les producteurs de contenu en danger. Que voulez-vous dire exactement? Est-ce qu’ils pourraient quitter le Canada ou y aurait-il d’autres répercussions si ce projet de loi est adopté?

M. Menzies : Ils risquent simplement d’être pris dans ce dédale réglementaire. Je me rappelle avoir regardé sur YouTube, il y a des années, une vidéo de deux Gwich’in remontant le fleuve Yukon, juste à l’ouest de Dawson City. L’un des hommes avait un violon traditionnel et l’autre, une guitare, et ils chantaient. Cette vidéo a été diffusée parmi les communautés autochtones du monde entier.

Je me rappelle avoir regardé ces deux gars et m’être dit : « Oh mon Dieu, tout le travail qu’ils devraient faire aujourd’hui pour s’y retrouver dans la réglementation et avoir le droit de raconter leur histoire et de chanter leurs chansons — depuis Dawson City, tout là-haut, ces deux Gwich’in. » Cela va entraver le processus. Le CRTC doit quand même décider si c’est de nature commerciale ou si ça tombe sous le coup de la loi ou non, etc.

Ces gars-là n’ont aucune chance. Ils n’ont pas de spécialistes des relations avec le gouvernement. Ils n’ont pas de spécialistes de la réglementation. C’est à ces gens-là que je pense. Les groupes autochtones et les autres groupes sous-représentés devront se débrouiller dans les dédales bureaucratiques liés au CRTC, au financement, etc. Tout ce que ces gens veulent, c’est raconter leur histoire et jouer leur musique.

C’est probablement le meilleur exemple que je puisse vous donner. Il y a de grandes entreprises qui sont plus menacées, mais c’est ainsi que je vois le tableau d’ensemble.

M. Armstrong : Il y a beaucoup d’idées fausses sur les effets du projet de loi C- 11 et sur ce qu’il propose. En l’occurrence, je ne pense pas que cela aura un effet sur les petits joueurs. Je crois que le CRTC aura le bon sens, comme il l’a déjà fait, de simplement exempter tous les petits joueurs. La notion de « petits joueurs » sera définie, espérons-le, à l’occasion d’une audience publique organisée par le conseil. Tous ceux dont les revenus annuels sont inférieurs à 30 millions de dollars — c’est un seuil envisageable, mais il pourrait être plus élevé ou différent — ne seront tout simplement pas touchés. La réglementation ne les concernera pas et n’aura aucun effet sur eux.

Le président : Merci de cette réponse, monsieur Armstrong. J’ai une question complémentaire. Le comité et le Parlement devraient-ils laisser la loi telle quelle lorsqu’il s’agit de la protection des petits producteurs indépendants de contenu ou devrait-on apporter des amendements pour garantir que le CRTC n’ait pas le choix? Je crois que c’est important pour la plupart des Canadiens.

C’était ma première question; voici la suite : pensez-vous tous les deux qu’il serait utile d’annexer des directives réglementaires à ce projet de loi avant de l’adopter? Cela donnerait des lignes directrices plus strictes au CRTC. J’aimerais vous entendre tous les deux à ce sujet.

M. Armstrong : Ma réponse est très simple : non et non. Ce genre de question devrait être laissé à la discrétion du CRTC. Dans le projet de loi C- 11, les articles 4.1 et 4.2 permettent d’exercer un certain contrôle. Malheureusement, ces dispositions sont difficiles à comprendre et prêtent à confusion, mais je pense qu’elles sont suffisantes. Si elles ne le sont pas, il faudrait, comme d’autres témoins antérieurs vous l’ont suggéré, simplement les supprimer et tout laisser à la discrétion du CRTC.

Je fais confiance au CRTC. Il commet des erreurs à l’occasion, comme cela a peut-être été le cas de la décision concernant Radio-Canada et le mot en « n », mais tous nos organismes de réglementation et toutes nos institutions font parfois des erreurs. Je pense que le CRTC, dans l’ensemble, exerce son pouvoir discrétionnaire de façon correcte et appropriée. Disons les choses ainsi.

M. Menzies : Le problème est que, si on laisse la porte ouverte, tôt ou tard, un groupe lésé va se présenter devant le CRTC et demander un changement. Les 30 millions de dollars semblent raisonnables — ou 150 millions —, et là, on ne discute que du prix. Mais, tôt ou tard, cela se produira. Quelqu’un viendra demander au CRTC d’exercer cette compétence, parce qu’il en a besoin.

Les gens dont je parle n’auront pas voix au chapitre devant le CRTC. Le conseil s’occupera de la preuve dont il sera saisi. Les deux Gwich’in de Dawson City n’auront pas la possibilité de se faire entendre devant le CRTC. Ils ne sauront probablement même pas ce qui se passe. Et puis ils s’apercevront qu’ils ne peuvent plus téléverser leurs chansons sur YouTube.

Exercez votre pouvoir discrétionnaire. Fixez une limite le plus rapidement possible.

M. Armstrong : Mais des centaines de personnes comme eux auront la possibilité de...

M. Menzies : Non.

M. Armstrong : Mais si.

Le président : Je suis certain que vous aurez l’occasion d’approfondir cette importante question. Il a beaucoup été question du CRTC, mais nous devons maintenant passer à autre chose.

Le sénateur Klyne : Ma question s’adresse à M. Menzies. C’est un plaisir de vous voir. Il est évident que vous êtes très préoccupé par le pouvoir que ce projet de loi accorderait au CRTC. D’après ce que je peux comprendre, vous estimez que la réglementation des entreprises en ligne est inutile.

Selon de nombreux témoins, le Canada connaît un âge d’or en matière d’investissements et d’emplois dans le secteur des médias, entre autres grâce aux investissements de grandes entreprises en ligne comme Netflix et Disney Plus. Pensez-vous que les investissements diminueront si ce projet de loi est adopté ou ces entreprises produisent-elles du contenu à un rythme tel que cette loi n’aura guère d’impact?

M. Menzies : Je vais répondre directement à cette question. Premièrement, je ne crois pas que les entreprises en ligne ne devraient pas être réglementées du tout. Il faudrait encadrer beaucoup de domaines par une réglementation moderne, qu’il s’agisse des algorithmes, de la collecte de renseignements personnels, etc. Mais, oui, si vous investissez, disons, 800 millions de dollars par an dans le secteur privé au Canada et que vous avez ensuite la responsabilité de dépenser — la demande serait de 30 % des revenus ou quelque chose de ce genre, j’imagine — par l’entremise de fonds, vous allez manquer d’argent, n’est-ce pas? Il faut bien le trouver quelque part. Vous pourriez le prélever dans des fonds d’investissement non officiels et non approuvés et le reverser dans des fonds approuvés. Il n’y aura pas plus d’argent. Vous allez simplement le déplacer.

Le sénateur Klyne : Merci.

[Français]

La sénatrice Simons : Ma question s’adresse à M. Armstrong, mais je vais la poser en anglais.

[Traduction]

J’ai devant moi le paragraphe 7(1) de la Loi sur la radiodiffusion actuelle et le paragraphe 7(7) du projet de loi qui le modifierait. C’est là que j’ai un problème parce que le paragraphe proposé se lit comme suit :

Il est entendu que les décrets peuvent être pris au titre du présent article relativement aux ordonnances prises en vertu des paragraphes 9.1(1) ou 11.1(2) ou aux règlements pris en vertu des paragraphes 10(1) ou 11.1(1)

Pourriez-vous nous expliquer, en anglais ou en français, mais pas en jargon, quelles sont les répercussions du paragraphe 7(7) proposé sur la Loi sur la radiodiffusion? Que faut-il comprendre?

M. Armstrong : Le paragraphe 7(7) proposé élargit considérablement le pouvoir du gouvernement concernant les directives et la nature des directives qu’il peut donner au CRTC. Il réduit donc considérablement les pouvoirs du CRTC. En ce sens, le projet de loi C-11 réduit beaucoup — potentiellement — les pouvoirs dont dispose le CRTC et les confie au gouvernement du Canada. Soit dit en passant, au sujet des directives que le gouvernement peut désormais donner selon le projet de loi, celles-ci n’auront plus à passer par un comité compétent de la Chambre des communes. Elles seront publiées et lues à la Chambre des communes, mais elles ne seront pas présentées à un comité de la Chambre.

La sénatrice Simons : Est-ce que cela politise le processus décisionnel et est-ce que cela prive les gens d’un droit d’appel? Cela pourrait-il arriver?

M. Armstrong : Le refus du droit d’appel se trouve ailleurs dans le projet de loi. Mais, en effet, il n’est pas permis de faire appel des instructions données au CRTC. Le problème est que le libellé actuel de la loi permet au gouvernement de donner des directives de nature générale.

La sénatrice Simons : D’orientation générale, effectivement.

M. Armstrong : Oui, d’orientation générale. Il se trouve que j’ai écrit un article qui a été publié dans Options politiques à ce sujet. Si on examine en détail ce que le gouvernement s’accorde en vertu de cette disposition, il se donne, à mon avis, toutes sortes d’occasions très détaillées de s’ingérer dans le fonctionnement normal du CRTC. Presque toutes les décisions que le conseil peut prendre, que ce soit en vertu des conditions de licence ou de la réglementation, pourraient faire l’objet d’une directive du gouvernement. Cela me semble malvenu.

La sénatrice Simons : Nous avons entendu une témoin, Monica Auer, qui proposait de simplement supprimer le paragraphe 7(7) : seriez-vous d’accord?

M. Armstrong : C’est exactement ce que j’ai dit dans mon exposé.

La sénatrice Simons : Chaque fois que je pense avoir compris tous les enjeux et les écueils de ce projet de loi, je découvre quelque chose de nouveau et d’intéressant. Merci beaucoup.

Le sénateur Manning : Merci à nos témoins de ce soir. Ma question s’adresse à M. Menzies ainsi qu’à M. Armstrong, si vous voulez bien y répondre.

Comme ancien vice-président du CRTC, vous connaissez la capacité de l’organisme, comme la sénatrice Wallin l’a dit tout à l’heure. Vous avez exprimé des préoccupations semblables à celles soulevées par certains de nos témoins antérieurs, qui estiment que la mise en œuvre de ce projet de loi par le CRTC serait très difficile.

Quelles seraient, d’après vous, les lacunes les plus graves du conseil à cet égard? Si le projet de loi C-11 est adopté sans amendement, combien de temps faudrait-il au CRTC pour se doter de la capacité dont il aurait besoin pour assumer les nouvelles responsabilités qui seraient alors les siennes?

M. Menzies : Je pense que le CRTC remplira toutes les tâches qui lui sont confiées en vertu du projet de loi C-11. Il lui faudra tout d’abord un nouveau président, et ce n’est déjà pas facile. Cela dépend de l’expérience du candidat. À mon avis, il devrait simplement être chargé de gérer le changement et de mettre en place de nouvelles structures et tout cela.

Il y a beaucoup d’enjeux, comme le contenu produit par les utilisateurs, qui sont tout à fait nouveaux pour le CRTC et avec lesquels il devra se familiariser. À mon avis, il lui faudrait deux ans et demi — sans compter les appels devant les tribunaux et les contestations judiciaires du projet de loi C-11 — pour rendre une décision qui traite ne serait-ce que de la portée de ce dont M. Armstrong et moi avons parlé, que le seuil soit de 30 ou 150 millions de dollars ou quelque chose de cet ordre.

Quant aux définitions, on cherche à déterminer ce qui constitue effectivement une entreprise commerciale, etc. Juste pour régler l’essentiel, il faudra compter deux ans et demi.

Pendant cette période, tous ceux qui essaient d’investir dans le système ne connaîtront pas les règles. C’est un problème. Je pense que cela répond à votre question. J’espère que oui.

Le sénateur Manning : Merci. J’ai aussi une question pour M. Armstrong. J’aimerais parler de l’ampleur du pouvoir conféré par l’article 7(7) du Cabinet lorsqu’il est question d’enjeux stratégiques et des activités particulières du CRTC. Monsieur Armstrong, dans un article récemment publié dans Options politiques, vous dites que :

[...] l’élargissement des pouvoirs du conseil des ministres ouvre la porte à une politisation de la réglementation de la radiodiffusion au pays, ce que la création du CRTC visait à éviter.

Cela étant, ne croyez-vous pas qu’il serait utile, voire impératif, que le gouvernement communique sa directive stratégique sur le projet de loi C-11 le plus tôt possible?

M. Armstrong : Je ne suis pas sûr de comprendre la question. Qu’entendez-vous par « communique »? Je pense que cette disposition devrait être supprimée, purement et simplement.

Le CRTC est censé être un organisme indépendant. Le problème que soulève le paragraphe 7(7) est qu’il réduit la distance que le Cabinet ou le gouvernement devrait maintenir avec un organisme indépendant comme le CRTC.

Le sénateur Manning : Donc, d’après vous, on éliminerait l’incertitude dont des témoins nous parlent depuis quelques semaines en supprimant l’article?

M. Armstrong : De quelle incertitude parlez-vous? Je ne sais pas de quoi vous parlez.

En vertu de cette disposition, le gouvernement aurait le pouvoir de donner des instructions très précises et très détaillées sur la conduite des affaires du CRTC. Il n’y aurait pas d’audiences publiques. En principe, ces questions sont traitées dans le cadre d’audiences publiques au CRTC, où n’importe quel citoyen peut se présenter et faire connaître son point de vue. Ce ne serait pas le cas si des directives étaient données au CRTC. Les directives réduiraient la marge de pouvoir discrétionnaire dont dispose actuellement le CRTC.

Le sénateur Manning : Il faudrait donc que le CRTC suive les directives du gouvernement à la lettre?

M. Armstrong : Absolument. Ce serait la loi. Ce serait une extension de la loi, toujours dans le cadre de la loi. Mais le CRTC devrait suivre les directives du Cabinet, et je pense que cela pourrait réduire considérablement son autorité et son indépendance. Le paragraphe 7(7), mais aussi l’article 34.997, et celui dont j’ai parlé dans mon exposé, l’article 34.995.

La sénatrice Dasko : Merci aux deux témoins de leur présence parmi nous. J’ai une question pour M. Menzies. Vous n’aimez pas le projet de loi C-11. Vous n’aimez pas ce projet de loi. S’il n’en tenait qu’à vous, il serait rejeté.

Mais vous avez également dit que, d’après vous, le Sénat va l’adopter. Si le Sénat adoptait le projet de loi, dois-je comprendre que la seule chose que vous changeriez serait d’y ajouter un seuil? C’est ce que j’ai retenu de vos observations préliminaires; vous voudriez peut-être supprimer l’article 4.2 et ajouter un seuil. Est-ce le seul changement que vous apporteriez au projet de loi s’il était adopté par le Sénat? J’aimerais connaître votre avis.

M. Menzies : Non, madame la sénatrice. Vous devez supposer que j’avais cinq minutes pour vous parler de deux ou trois choses et que ce sont celles que j’ai retenues.

M. Armstrong a fait d’excellentes remarques au sujet de l’indépendance du CRTC et de l’importance de le distancer du gouvernement. Cela remonte à la Loi sur la sécurité ferroviaire, il y a plus de 120 ans, quand le gouvernement a créé des organismes de réglementation pour éviter de prendre des décisions politiques qui détermineraient qui pourrait utiliser le télégraphe et qui ne le pourrait pas, etc. Il est donc extrêmement important que le CRTC soit autonome, très autonome. Il a peu d’autonomie à l’heure actuelle et il en a progressivement de moins en moins. Le projet de loi la lui enlèverait complètement.

Pour que le CRTC ait de la crédibilité auprès de la population et des entreprises, il ne faut pas que des gens puissent jouer à des jeux politiques et se tourner vers le Cabinet, quel que soit le parti ou la personne au pouvoir, pour faire valoir leur point de vue et obtenir un décret imposant des mesures au CRTC. Ce serait une épée de Damoclès au-dessus de la tête du CRTC, qui, à chaque fois qu’il prendrait une décision — comme dans le cas de la SRC —, se demanderait si quelqu’un ne s’adressera pas aussitôt au Cabinet pour revenir lui dire qu’il a tort. Vous ferez parfois des erreurs.

La sénatrice Dasko : Il s’agirait donc, pour vous, d’examiner tout le projet de loi et d’en supprimer certaines dispositions.

M. Menzies : Si on pouvait tout recommencer, je créerais quelque chose comme le groupe d’experts chargé d’examiner la législation en matière de radiodiffusion et de télécommunications, avec un Conseil canadien des communications tenant compte du fait qu’Internet est maintenant notre plateforme de communications centrale. Mais j’ai perdu d’avance dans ce genre d’argumentation, et c’est pourquoi j’essaie de me concentrer sur ce qu’on peut faire pour améliorer la situation et la rendre moins dangereuse.

La sénatrice Dasko : Et votre principal souci serait de corriger l’article 4.2 et de fixer un seuil.

M. Menzies : C’est aussi l’avis de M. Armstrong. Il est vraiment important que le CRTC reste indépendant.

La sénatrice Dasko : Merci.

Monsieur Armstrong, je n’ai pas bien compris deux ou trois choses que vous avez dites. Pourriez-vous m’expliquer ce que vous disiez des articles 18.1 et 9.1(1), qui portent sur les consultations publiques, je crois. Pourriez-vous clarifier vos propos? Je suis désolée, mais je n’ai pas entendu la traduction.

M. Armstrong : En matière de consultations, le problème est très simple. À l’heure actuelle, le Conseil est tenu de prendre des décisions après audience publique sur l’octroi, la révocation et la modification en profondeur de licences.

Le projet de loi C-11 instaure un nouveau régime en prévoyant une voie parallèle où, à côté des licences, il y aurait, pour les entreprises en ligne, des ordonnances ou des décrets leur permettant de fonctionner sans licence. Ces ordonnances ne feraient pas l’objet d’audiences publiques selon le libellé actuel du projet de loi C-11.

Et je proposais donc, dans mon exposé, d’assujettir ce genre d’ordonnance à des audiences publiques, comme c’est le cas actuellement pour les décisions relatives aux licences.

Il n’est pas nécessaire que ces audiences soient tenues en personne; on peut procéder au moyen de ce qu’on appelle des « audiences sur dossier ». Mais cela donne à la population la possibilité d’intervenir et de faire connaître son point de vue.

La sénatrice Dasko : Quand vous parlez de la « population », parlez-vous surtout des intervenants ou y a-t-il d’autres...

M. Armstrong : Non, ce sont des audiences publiques. N’importe qui peut intervenir, et beaucoup de gens le font. Voyez les audiences publiques récentes : il y a beaucoup d’interventions par courriel, de présentations, etc. On estime généralement que les gens qui se présentent en personne devant le conseil ont plus d’influence sur ses décisions.

Mais ce sont des décisions publiques. Elles sont publiées, et le conseil se donne du mal pour les rendre publiques. Il y a un espace et un laps de temps qui permettent à la population d’intervenir.

La sénatrice Dasko : D’accord, merci. Je comprends. Merci beaucoup.

La sénatrice Clement : Ma question s’adresse à quiconque veut bien y répondre.

J’aimerais réagir aux commentaires que vous et d’autres témoins avez faits au sujet du CRTC, dont vous considérez que le processus est lourd et pas nécessairement accessible ou simplifié. Cela témoigne peut-être d’une baisse de confiance dans nos institutions publiques. Je ne sais pas.

Mais les Canadiens devraient-ils faire confiance aux plateformes et aux diffuseurs pour gérer correctement les productions et le contenu canadiens, d’autant plus que beaucoup de Canadiens n’ont pas accès à beaucoup d’information sur le fonctionnement de ces plateformes et de ces diffuseurs? Monsieur Menzies, vous avez dit que vous suiviez simplement la bannière de contenu canadien. Est-ce suffisant? Devrait-on faire confiance aux diffuseurs? On ne fait pas nécessairement confiance au CRTC selon les témoins. Devrait-on faire confiance aux plateformes?

M. Menzies : À mon avis, la question n’est pas de savoir si on fait confiance au CRTC ou non. Les gens font de leur mieux, mais il y a des processus exigeant une vaste consultation. L’une des particularités de la Loi sur la radiodiffusion est qu’on n’y trouve pas le mot « consommateur ». Cette loi vise à redistribuer les revenus recueillis par les câblodistributeurs à des groupes artistiques pour créer du contenu canadien. Rien de tout cela ne dépend du marché. On pourrait avoir un grand débat à ce sujet si vous le voulez, mais il s’agit en grande partie d’une subvention industrielle. Je dois peser mes mots, parce que je ne veux insulter personne, mais il ne s’agit pas de créer du contenu populaire, mais de veiller à ce que les Canadiens restent dans la course.

Il s’agit donc d’un long processus auquel participent de nombreux intervenants. Comme M. Armstrong vient de le dire, si vous vous présentez, vous aurez plus d’influence. Donc, si vous habitez Montréal, vous êtes à deux heures de route. Si vous habitez Prince George, en Colombie-Britannique, vous n’allez pas vous présenter, et votre voix sera moins bien entendue.

Il s’agit vraiment de ciblage. C’est ce que j’essaie de vous expliquer. C’est une affaire de cibles. Il faut décider. Si ce sont les grandes entreprises de diffusion en continu qu’on veut viser, pas de problème. Pourquoi les Canadiens devraient-ils faire confiance aux grandes entreprises de diffusion en continu? Ils n’ont aucune raison de leur faire davantage confiance qu’à CTV ou à la SRC, qui prennent toutes des décisions en leur nom, mais qui le font en fonction de ce qu’elles pensent que les gens veulent regarder. De son côté, le CRTC prendra des décisions en fonction de ce qu’il pense que les gens devraient regarder. C’est la grande différence.

La sénatrice Clement : Doit-on supposer que les Canadiens veulent regarder des émissions canadiennes?

M. Menzies : Les gens disent toujours que oui, mais...

La sénatrice Clement : J’ai l’impression que personne ne part de cette hypothèse.

M. Menzies : Ils disent que oui dans les sondages. Ils veulent avoir de bons produits canadiens. Mais est-ce qu’ils les regardent? Selon les radiodiffuseurs, non. Les radiodiffuseurs travaillent depuis des années pour obtenir du contenu canadien aux heures de grande écoute. Le Canada est l’un de ces pays bizarres où les radiodiffuseurs ne sont même pas vraiment responsables de leur programmation. Tout ce que les Américains font pour que leurs émissions soient diffusées aux heures de grande écoute a une incidence sur nos décisions en matière de programmation aux heures de grande écoute. Nous ne sommes pas un pays souverain en matière de programmation télévisuelle.

C’est ainsi, et je ne suis pas certain que cela changera de sitôt, à moins que vous laissiez les Canadiens libres de servir les auditoires canadiens. Mais c’est complexe.

La sénatrice Clement : M. Armstrong voudrait-il faire un commentaire?

M. Armstrong : Je dirai seulement que nous pouvons faire confiance aux géants du Web pour défendre leurs propres intérêts; nous pouvons certainement leur faire confiance à cet égard, et c’est ainsi pour la plupart des entreprises. La différence entre les géants du Web et les radiodiffuseurs canadiens licenciés est que ces derniers sont tenus d’offrir certains types de contenu canadien en raison de la nature de leur licence. D’après ce que je peux voir, le projet de loi C-11 vise principalement à assujettir les géants du Web à la réglementation canadienne de façon très souple — c’est du moins l’intention — pour qu’ils ne défendent pas seulement leurs propres intérêts.

Le sénateur Quinn : Merci d’être parmi nous ce soir.

J’ai quelques brèves questions. C’était intéressant d’entendre vos différents points de vue. Vous nous avez fourni des renseignements qui ont fait ressortir certaines des préoccupations que nous avons déjà entendues au sujet de certains aspects du projet de loi C-11, du contenu produit par les utilisateurs et du rôle du CRTC.

Premièrement, ne devrait-on pas clarifier la loi? D’après ce que je comprends, les gros bonnets, les diffuseurs — je suis en dehors de mon domaine d’expertise ici — les gros bonnets, donc, sont assujettis à la loi, tandis que les petits joueurs, ceux qui produisent du contenu d’utilisateur, en sont exclus. Est-ce que cela ne devrait pas être précisé dans la loi? Est-ce qu’il ne faudrait pas apporter des amendements pour que ce soit très clair, pour qu’un organisme de réglementation ne puisse pas interpréter autrement l’intention du gouvernement? J’aimerais avoir une réponse des deux témoins, s’il vous plaît.

M. Armstrong : D’accord. Eh bien, je pense que l’intention des articles 4.1 et 4.2 du projet de loi C-11 est essentiellement d’éliminer le contenu produit par les utilisateurs, sauf dans des circonstances exceptionnelles où ce contenu ou l’entité qui fournit du contenu soi-disant produit par les utilisateurs se comporte en fait comme un géant du Web. C’était donc l’intention des articles 4.1 et 4.2. Et je ne pense pas que vous puissiez faire grand-chose en intervenant davantage dans le libellé de ces dispositions. Je pense qu’on ne peut pas faire mieux. J’avoue que c’est très déroutant.

Je pense qu’il y a deux solutions. L’une consisterait à conserver ces deux dispositions et à accepter qu’il faudra un an ou deux pour déterminer exactement comment les mettre en œuvre, et l’autre serait de les supprimer et de laisser la question à la discrétion du CRTC.

Depuis 1991, le CRTC a la possibilité de réglementer les services en ligne. Le projet de loi C-11 n’ajoute rien à ce pouvoir, sauf certains outils. Mais cela ne change pas sensiblement la définition de la radiodiffusion.

Le CRTC aurait pu réglementer la radiodiffusion en ligne il y a des années. Il a choisi de ne pas le faire et d’exempter les radiodiffuseurs en ligne. Et ce projet de loi vise à pousser le Conseil dans ce sens. Je pense que, si on lui en donnait la possibilité — même si les paragraphes 4.1 et 4.2 n’étaient pas inscrits dans le projet de loi — il n’essaierait pas de réglementer le contenu généré par les utilisateurs, au sens traditionnel du terme.

Le sénateur Quinn : Avant que vous ne répondiez, puis-je poser une autre question à M. Armstrong? Je crois que vous avez touché le cœur du problème, selon de nombreuses personnes qui nous ont dit que le paragraphe 4.2 porte à confusion en ce qui concerne le revenu direct ou que sais-je encore. Si nous ne le rendons pas plus clair et le laissons tel quel, il est à craindre que le CRTC soit en mesure d’adopter des règles risquant de viser les fournisseurs de contenu générés par les utilisateurs.

M. Armstrong : Mais le CRTC n’a aucun intérêt à le faire. En fait, le paragraphe 9(4) de l’actuelle Loi sur la radiodiffusion lui impose de ne pas réglementer si ce n’est pour n’avoir aucun effet important sur l’atteinte des objectifs énoncés à l’article 3 de la loi.

Le sénateur Quinn : Merci. Passons à M. Menzies...

Le président : Malheureusement, sénateur, nous manquons de temps, d’autant que quelques sénateurs attendent le second tour, et votre temps est écoulé. Au nom du comité, je souhaite remercier M. Armstrong et M. Menzies d’être venus nous faire part de leurs points de vue.

Pour notre second groupe de témoins, j’ai le plaisir d’accueillir Stewart Reynolds, aussi connu sous le nom de Brittlestar, et Jennifer Valentyne, animatrice, productrice et créatrice de contenu à la télévision, ainsi que Darcy Michael, créateur de contenu, qui se joint à nous par vidéoconférence. Soyez les bienvenus. Merci de votre participation. Vous disposerez chacun de cinq minutes pour faire une déclaration liminaire, après quoi mes collègues vous poseront des questions.

Monsieur Stewart Reynolds, vous avez la parole.

Stewart Reynolds, (Brittlestar), créateur de contenu numérique, à titre personnel : Merci beaucoup. Je m’appelle Stewart Reynolds, mais je suis mieux connu en ligne sous le nom de Brittlestar. Je suis honoré d’avoir été invité à témoigner ici aujourd’hui, oui, vraiment. Je crée et publie des vidéos humoristiques sur les médias sociaux, soit sur YouTube, Twitter, Facebook, Instagram, TikTok et d’autres.

Je crée des vidéos à temps plein pour les médias sociaux depuis neuf ans. J’ai pu subvenir aux besoins d’une famille de quatre personnes grâce aux médias sociaux. J’ai fait tout cela depuis mon domicile à Stratford, en Ontario. C’est assez formidable, et j’aimerais pouvoir continuer.

Je tiens à préciser que je ne peux pas parler des avantages ou des inconvénients du projet de loi C-11 en ce qui concerne les Netflix et les Disney+ de ce monde. Ces plateformes de diffusion en continu sont très différentes de celles des médias sociaux. Je ne peux pas créer une vidéo dans mon garage et la publier sur Netflix. Il s’agit d’un service à accès réservé aux abonnés qui décide de ce qui est téléchargé sur sa plateforme. L’accès à YouTube, à TikTok et à des plateformes semblables n’est pas réservé aux abonnés. Ces plateformes ne décident pas de ce qui est téléchargé.

Cependant, je peux parler des avantages et des inconvénients pour les créateurs qui, comme moi, privilégient le numérique. Forcer ou tenter de forcer YouTube, TikTok ou d’autres plateformes à prioriser le contenu canadien peut obéir à une bonne intention, mais c’est naïf pour deux raisons principales. Premièrement, forcer les gens à regarder du contenu parce qu’il est canadien n’encourage pas les gens à aimer ce contenu. Il est plus probable, à mon avis, de créer des perceptions négatives du contenu canadien chez les utilisateurs. Si les gens savent qu’une vidéo leur est montrée principalement parce qu’elle est canadienne et non parce que c’est ce qu’ils recherchent, cela peut donner l’impression que la vidéo est de qualité inférieure, que ce soit le cas ou pas. C’est comme aller dans un restaurant qui appliquerait des règles fixées par CornCon sur le contenu en maïs. Même si vous commandez un surlonge de l’Alberta, on vous servira un bol de maïs, qui sera peut-être bon, mais qui ne sera pas ce que vous voulez.

Deuxièmement, les plateformes de médias sociaux appartiennent toutes à des intérêts étrangers. Les bureaux canadiens ne sont guère plus que des bureaux satellites fonctionnant sous les ordres de sièges sociaux situés hors du Canada.

Voici ce que m’a dit un employé d’un des bureaux canadiens d’une plateforme de médias sociaux : le Canada est relégué en bas de la liste sur les tableurs du siège social. Nous sommes minuscules. La notion de contenu canadien pour la radio, même si elle confère la même image négative à de nombreux artistes, était plus facile à mettre en œuvre parce qu’on travaillait avec une station de radio, par exemple, à Kingston, en Ontario.

Dans sa forme actuelle, le projet de loi C-11 — en ce qui concerne les créateurs qui, comme moi, privilégient le numérique —, revient à essayer de contraindre la station radio de Syracuse, dans l’État de New York — que l’on peut capter à Kingston — à diffuser davantage de musique canadienne. C’est une bonne idée, mais les chances qu’elle se concrétise sont minces.

Il ne faut pas se leurrer : il est imprudent de penser que les créateurs du Canada qui privilégient le numérique peuvent prospérer et maintenir leur canadianité sans aucune aide. Nous vivons à côté d’un marché très influent. Bien sûr, certains se démarquent, mais de nombreux créateurs canadiens n’en sont pas encore à des millions et des millions d’abonnés en mesure de contribuer à la croissance de cette industrie axée sur le numérique au Canada.

L’essentiel est de se concentrer sur la création d’un contenu accessoirement canadien, c’est-à-dire sur un contenu qui s’adresse à un large public, mais qui est manifestement canadien par sa localisation, ses détails ou tout le reste. L’objectif devrait être de créer un contenu accessoirement canadien, de l’exporter dans le monde entier et de ramener cet argent au Canada.

Le projet de loi C-11 présente le risque très réel de nous couper du monde, de faire de nous de gros poissons dans un petit étang tandis que nous devrions nous concentrer sur la création de gros poissons.

Je suis d’accord pour dire que le Canada offre énormément aux plateformes en termes de créateurs et de consommateurs. Cela a une valeur réelle. Cependant, au lieu de leur demander d’accorder la priorité au contenu canadien, ce qui me semble futile au mieux et contre-productif au pire, pourquoi ne pas leur demander d’investir dans les créateurs canadiens qui privilégient le numérique? Quand la monétisation devient disponible sur une plateforme, le Canada n’est souvent pas le premier à en bénéficier. En 2016, quand Facebook a offert la monétisation des vidéos, j’ai vu mes vis-à-vis américains et britanniques passer d’une exploitation à une seule personne à des maisons de production comptant de nombreux employés. J’avais le même nombre de visionnements pour mes vidéos, mais comme j’étais au Canada, je n’étais pas admissible à la monétisation, alors je n’ai rien gagné. De plus, TikTok vient d’annoncer aujourd’hui qu’il monétise les vidéos des créateurs, mais apparemment pas au Canada, du moins pas encore.

Pourquoi le gouvernement canadien ne travaillerait-il pas avec les plateformes pour s’assurer que les créateurs canadiens de l’ère numérique bénéficient des mêmes possibilités que ceux des États-Unis, du Royaume-Uni et d’autres pays? Pourquoi, au lieu de verser des droits aux seuls diffuseurs traditionnels, ne pas demander aux plateformes de médias sociaux de financer des mesures incitatives, des programmes et un soutien aux créateurs canadiens du numérique, par exemple en aidant les créateurs de contenu francophone à trouver un public mondial et en veillant à ce que les histoires canadiennes importantes puissent être racontées dans toutes les langues? Sinon, nous permettons à une industrie potentiellement massive de rester inutilement sous‑développée. C’est comme avoir un kiosque caché dans un marché agricole.

Le Canada est le meilleur endroit au monde où créer. Notre qualité de vie est de loin supérieure à celle de nombreux autres pays. Travaillons à faire du Canada un moteur de production de contenu. Travaillons à faire en sorte que le monde veuille regarder du contenu canadien, non seulement parce que c’est canadien, mais parce que c’est le meilleur. Pour cette raison, j’estime qu’il est dans l’intérêt du Canada de modifier le projet de loi C-11.

Merci.

Le président : Merci, monsieur. Madame Valentyne, vous avez la parole.

Jennifer Valentyne, animatrice de télévision, productrice et créatrice de contenu à titre personnel : Bonsoir. J’ai travaillé à la radio et à la télévision pendant la plus grande partie de ma vie. J’ai commencé ma carrière à MuchMusic alors que j’étais encore à l’école de radiodiffusion et j’ai fini par passer à une émission matinale locale à Toronto. J’adorais mon travail. J’ai travaillé fort. J’ai été là pendant 23 ans, jusqu’à ce qu’un homme me dise que ce serait une bonne idée pour une femme de mon âge de faire la transition vers un autre emploi. Ce n’était pas la première fois qu’un homme dans un bureau du coin mentionnait mon âge dans ce métier, et ça n’allait pas être la dernière. Cette histoire est vieille comme le monde : une femme est mise de côté parce qu’elle a presque dépassé sa date d’expiration, même si elle peut encore beaucoup contribuer.

L’émission du matin a effacé tous mes segments vidéo de son site Web et de ses plateformes sociales, comme si je n’avais jamais existé. Or, ces vidéos visaient à mettre en valeur la collectivité, pas moi, par le biais de récits communautaires dont les médias traditionnels et le projet de loi prétendent se soucier tant.

J’ai évolué dans un milieu implacable, et si cela s’était produit il y a des années, les gens auraient dit : « Vous vous souvenez de Jennifer Valentyne? Je me demande ce qui lui est arrivé. » Mais un nouveau monde est en train de naître. La nouvelle de mon congédiement a été annoncée le matin du 1er avril — sans blague — non pas sur la station de télévision à laquelle j’avais consacré la moitié de ma vie, mais par un court message dans les médias sociaux disant : « Nous avons annulé le segment Live Eye pour nous concentrer davantage sur ce que le public recherche : des nouvelles et de l’information. »

Il n’est pas surprenant que le public n’ait pas aimé qu’on lui dise ce qu’il voulait et ce qu’il ne voulait pas. Il a exprimé son opinion. Cette publication sur Facebook a été partagée des milliers de fois, et des milliers de commentaires sont venus du monde entier. Le message est devenu viral, avant d’être effacé dans l’espoir qu’il tombe dans l’oubli.

J’ai ensuite créé ma propre publication sur mon compte Facebook, et une chose incroyable s’est produite : cette publication est devenue virale et les utilisateurs l’ont suivie. J’ai passé d’innombrables heures à répondre aux commentaires et aux mots de soutien des gens. Les femmes m’ont raconté leurs propres histoires d’âgisme, et en quelques semaines, mes chiffres ont augmenté de 30 000.

Facebook m’a sauvé, comme tant d’autres. Les plateformes sociales permettent aux gens de nouer des liens, et c’est ce que des gens de partout dans le monde ont fait durant la pandémie. Tout au long de ma carrière en radiodiffusion, j’ai souvent été approchée par des étudiants en journalisme qui disaient vouloir faire ce que je faisais à la télévision et qui me demandaient conseil. Je leur ai dit de poser leur candidature à des emplois en radiodiffusion, mais d’aller sur YouTube. Soyez maître de votre destin. Ne laissez pas des dirigeants vous dire que vous n’êtes pas assez bons, assez intelligents ou assez talentueux. Si votre contenu est bon, les gens vous suivront.

Donc, après m’être retrouvée sans emploi à 48 ans, j’ai suivi mon propre conseil. J’ai commencé à produire mon propre contenu que je publiais moi-même, et personne ne pouvait l’effacer, sauf moi. Ça m’a fait du bien, et les gens ont suivi mes publications. Ils se sont mobilisés; ils ont partagé, laissé des pouces et enregistré mes publications. C’est ce qui a stimulé encore plus mon contenu : les fameux algorithmes. Mon contenu atteignait maintenant un public intéressé par ce que je produisais. J’ai fini par travailler à une autre chaîne de télévision et je me suis retrouvée dans l’un des pires environnements toxiques que l’on puisse imaginer. C’est une situation que quatre autres femmes ont dénoncée.

Récemment, j’ai beaucoup parlé de la discrimination fondée sur le sexe en milieu de travail, surtout dans le milieu de la radiodiffusion, et je ne suis pas la seule. Beaucoup d’autres femmes commencent à parler et à raconter leur histoire. Récemment, Lisa LaFlamme est allée sur Twitter pour annoncer qu’elle avait été congédiée à 58 ans — il s’agit d’une autre femme qui a tellement plus à offrir. Les mots-clics #keepthegrey et #greyisbeautiful sont devenus viraux dans le monde entier.

Alors, vers qui les femmes se tourneront-elles pour gagner leur vie quand les hommes leur diront qu’elles sont trop âgées pour travailler dans les médias traditionnels? Elles iront sur des plateformes sociales où il n’y a pas de tels obstacles fondés sur l’âge et le sexe.

Toutefois, les créatrices comme moi devront à nouveau mener une bataille difficile pour survivre ou atteindre leur plein potentiel, même si ce n’est qu’une conséquence involontaire, tout cela pour tenter de relever une fois de plus les médias traditionnels, qui dépensent moins pour les émissions locales et de plus en plus pour du contenu syndiqué étranger, ainsi que des nouvelles et des sports syndiqués.

Le gouvernement espère que le projet de loi C-11 sauvera les médias traditionnels en disant qu’il veut que tout le monde soit sur un pied d’égalité. Mais ce faisant, il nuira à des milliers de créateurs de contenu de partout au pays qui perdront tout ce qu’ils ont travaillé si dur à bâtir si le contenu généré par les utilisateurs et la manipulation des algorithmes ne sont pas mentionnés par ce projet de loi.

Dans le domaine de la radiodiffusion, les dirigeants brandissent leur baguette magique pour déterminer qui seront les gagnants, combien ils seront payés et comment ils seront traités. Par exemple, il m’aurait fallu 10 ans pour atteindre ce que mes coanimateurs masculins ont atteint en une année seulement. Et maintenant, on passe le flambeau au CRTC pour décider qui seront les gagnants et qui seront les perdants dans Internet. Cette décision revient aux utilisateurs, les Canadiens, qui possèdent leurs propres baguettes magiques pour décider du contenu qu’ils veulent regarder.

Pourquoi retournons-nous en arrière? Je vous demande, en mon nom et au nom de tous les autres créateurs et utilisateurs de contenu, de modifier l’article 4.2 en le rédigeant d’une façon qui ne laisse aucun doute que le contenu produit par les utilisateurs n’est pas régi par cette loi. Merci.

Le président : Merci, madame Valentyne. Je cède maintenant la parole à M. Michael. À vous la parole, monsieur.

M. Darcy Michael, créateur de contenu, à titre personnel : Merci de me consacrer de votre temps aujourd’hui. Je vous dirai honnêtement que je suis tenté de gagner du temps en répondant tout simplement « c’est ce que j’allais dire » aux témoignages de M. Reynolds et de Mme Valentyne.

Depuis 16 ans, je suis un humoriste et un acteur canadien. J’ai eu beaucoup de succès auprès des diffuseurs traditionnels du cinéma et de la télévision au Canada. J’ai participé à 10 galas télévisés de l’émission Juste pour rire, j’ai joué pendant deux ans dans la comédie de CTV Spun Out et j’anime ma propre émission spéciale d’une heure de monologues comiques sur Crave, qui s’intitule Darcy Michael Goes to Church et dont le visionnement est fortement recommandé.

Lorsque la production de notre comédie Spun Out a pris fin, j’ai passé quatre ans à concevoir et à rédiger ma propre comédie de situation pour Bell Média. Au bout de ces quatre ans, les dirigeants m’ont annoncé qu’ils ne pensaient pas que ce contenu plairait au public. Eh oui, j’étais en avance sur mon temps.

Au Canada, lorsqu’un réseau de télévision refuse une émission, nous n’en avons plus que deux autres auxquels la proposer. Lorsque les trois réseaux ont refusé mon émission, on m’a dit d’essayer de la diffuser d’abord aux États-Unis, puis de revenir au pays. Les réseaux de notre pays aiment envoyer les artistes trouver le succès ailleurs pour ensuite clamer fièrement qu’ils sont canadiens.

Lorsque la COVID-19 a frappé, le tournage et l’industrie du stand-up ont cessé de produire, à juste titre. Comme, pour une raison inconnue, l’humour n’est pas reconnu comme une forme d’art au Canada — contrairement à celle des musiciens, des danseurs et des écrivains —, les humoristes ne sont pas admissibles à des subventions. La pandémie ne m’a donc laissé aucune manière de me soutenir et de soutenir ma famille. Alors je me suis tourné ailleurs. J’ai décidé de diffuser ma comédie de situation sur des plateformes numériques comme TikTok, en partie pour me divertir pendant les jours sombres de la pandémie, mais aussi parce que je voulais prouver que le concept de mon émission intéressait le public. Je ne faisais pas cela en espérant que les réseaux changeraient d’idée, mais parce que j’étais amer et que je voulais leur prouver qu’ils avaient tort — et j’ai réussi.

Deux ans plus tard, j’ai plus de 3 millions d’abonnés en ligne sur toutes les plateformes. À lui seul, notre canal TikTok affiche en moyenne de 30 à 60 millions de visionnements par mois. Pour la première fois de ma carrière, je rejoins des types de ménages canadiens dont je ne pouvais que rêver. De plus, je suis propriétaire à 100 % de mon contenu et entièrement maître de mes créations. Grâce à des plateformes comme YouTube et TikTok, les artistes ont leurs créations et leurs entreprises bien en main.

Cette décision de devenir un créateur de contenu en ligne a été la meilleure décision de ma vie. En fin de compte, le contenu produit par les utilisateurs illustre la démocratie à l’œuvre. Quand un contenu réussit en ligne, c’est que le public le voulait. Je crois fermement que le choix de ce que l’on affiche en ligne devrait être confié uniquement à l’auditoire. Même si, à ce que je comprends, le CRTC n’aura pas le pouvoir de modifier un algorithme, cet article me semble assez vague, et je crois que mon entreprise mérite une protection législative.

Je m’adresse à vous aujourd’hui à titre de fier créateur gai dont le contenu numérique célèbre les conversations sur la santé mentale, sur la positivité du corps et sur les droits de la personne. J’ai essayé de traiter tous ces enjeux sur les réseaux traditionnels, mais trois gardiens de réseau pensaient qu’ils n’intéresseraient pas le public. Trois millions de personnes leur ont donné tort. Ma carrière se poursuit en dépit de l’industrie.

Cela dit, j’appuie la plupart des dispositions du projet de loi C-11. À titre d’acteur, je trouve que les géants de la diffusion en continu devraient contribuer davantage à la culture canadienne. Cependant, je ne trouve pas que le projet de loi C-11 règle le problème des médias sociaux. Merci beaucoup pour votre temps.

Le président : Merci à tous trois pour vos témoignages très convaincants. Ma première question s’adresse à Mme Valentyne.

Après avoir quitté la télévision et la radio pour remporter un succès retentissant dans le monde numérique — je vous ai suivie dans les médias sociaux —, je dois dire que vous nous inspirez profondément, d’autant plus que l’on vous a en quelque sorte forcée à faire ce virage. Vous ne cherchiez pas à le faire, il vous a été imposé. Vous avez transformé une situation désastreuse en un grand succès. J’aimerais avoir votre point de vue de femme à ce sujet, puisque le gouvernement prétend que ce projet de loi protège les gens comme vous et d’autres artistes. Expliquez-nous votre point de vue. Pensez-vous que vous avez besoin de la protection de ce projet de loi? Avez-vous besoin que le gouvernement intervienne pour protéger le succès que vous avez réussi à atteindre?

Mon autre question concerne cette intervention et ce projet de loi. Contribueront-ils à soutenir votre réussite? Quels obstacles craignez-vous? Les producteurs de contenu craignent que ce projet de loi ne leur mette des bâtons dans les roues. Pouvez-vous nous dire ce que vous en pensez?

Mme Valentyne : La plupart des créateurs de contenu m’ont dit qu’ils en perdent le sommeil. Ils ne sont pas seuls. Moi aussi, j’en perds le sommeil. Nous craignons tous que si les algorithmes se font manipuler, notre contenu n’atteigne plus les bons publics. Le Sénat nous dit aussi qu’il voudrait savoir comment les algorithmes fonctionnent. Je ne comprends pas pourquoi les politiciens n’ont pas cherché à le savoir avant d’adopter ce projet de loi qui bouleversera la vie des créateurs de contenu et des utilisateurs canadiens.

Les algorithmes actuels semblent fonctionner de façon étonnante. Je ne crée pas énormément de contenu. Je n’ai pas des millions et des millions d’abonnés, alors je crois que je suis une petite créatrice de contenu. J’ai réussi à générer un différent type de revenu pour gagner ma vie, pour payer mes factures, pour payer mon hypothèque. C’est incroyable que nous puissions faire cela au Canada.

Il y a des années, nous devions nous installer aux États-Unis pour réussir, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nous pouvons vivre dans le pays que nous aimons. Je peux rester à Stratford, en Ontario, pour créer mon contenu numérique tout en prenant soin de ma famille. N’est-ce pas ce que nous désirons? Nous ne voulons pas quitter le Canada. Nous aimons le Canada. En même temps, nous faisons la promotion du Canada dans le monde entier. Nous avons une plateforme mondiale qui peut générer plus de recettes, et cela avantage tout le monde.

J’ai peur que cette loi ne renverse les créateurs de contenu, qu’il démolisse mes contenus et ceux de tant d’autres. À l’heure actuelle, j’ai l’impression que les algorithmes rejoignent l’auditoire auquel je désire m’adresser, au Canada comme de l’autre côté de l’Atlantique.

Le président : Ma prochaine question s’adresse à M. Michael. Vous avez parlé du succès de votre entreprise et des inquiétudes que ce projet de loi vous cause, mais vous avez ajouté que vous en appuyez certaines sections. Ma question est très simple et succincte. Quels amendements proposez-vous? Je sais, vous n’êtes pas législateur, mais quelles sont les parties du projet de loi qui, selon vous, seraient les plus faciles à amender pour le rendre acceptable, tout en réalisant certains objectifs du gouvernement? Comment l’amender sans détruire cette industrie de production de contenu, qui est clairement en pleine croissance?

M. Michael : Je vous remercie pour cette question. Avec tout le respect que je vous dois, je pense qu’il est important de reconnaître que je ne suis pas la personne la plus brillante dans la salle, alors je ne peux pas vraiment vous donner toutes ces réponses. En fait, je crois que ce projet de loi essaie d’associer deux industries que l’on ne devrait pas mélanger. Du côté du divertissement, je crois fermement que les plateformes de diffusion en continu comme Netflix, Disney, Apple, devraient rendre des comptes au même titre que CTV, CBC et Global. Quant aux médias sociaux, je ne crois vraiment pas qu’ils devraient être visés par ce projet de loi. J’espère que ma réponse n’est pas trop simpliste.

Le président : Est-ce que quelqu’un d’autre voudrait intervenir à ce sujet, ou pouvons-nous passer à autre chose?

M. Reynolds : Je suis tout à fait d’accord avec M. Michael. Ce projet de loi essaie de mélanger de l’huile à de l’eau. Ces deux industries sont entièrement différentes, elles sont tout à fait différentes.

Le président : Merci.

La sénatrice Wallin : Je pense que vous avez très bien résumé la situation, monsieur Michael. Nous essayons de marier deux créatures complètement différentes. Comme nous le soulignons depuis très longtemps, Internet n’est pas un réseau de télévision. Il faut donc lui appliquer un processus différent.

Vous avez tous demandé, sous une forme ou une autre, pourquoi tout le monde veut que nous soyons de gros poissons dans de petits étangs. Notre contenu est excellent. Les gens nous cherchent et nous trouvent grâce aux algorithmes. De plus, vous êtes Canadiens, ce qui est en quelque sorte un avantage auxiliaire, car votre talent réel n’en dépend pas. Votre talent est unique. Et puis, monsieur Michael, la seule mesure de votre succès est la réponse que vous recevez de votre public.

Est-ce que vous pourriez chacun nous dire pourquoi, à votre avis, en 2022, les gouvernements veulent limiter ceci, contrôler cela, vous restreindre, endiguer ces gros poissons dans de petits étangs? Monsieur Reynolds, voulez-vous commencer?

M. Reynolds : Je pense que l’intention du projet de loi — j’essaie de lui donner le bénéfice du doute — est d’éviter que la culture canadienne ne se laisse écraser par la culture américaine. Comme M. Menzies l’a dit tout à l’heure, nous sommes à la merci des caprices de la culture américaine, qui est un énorme marché voisin que nous ne pouvons pas ignorer. Il est sage de protéger la culture canadienne, mais il n’est pas sage d’en gaver le public comme une oie. Ce n’est pas nécessaire, car cette culture est de grande qualité. Nous devrions y investir. Nous devrions essayer de créer le meilleur contenu possible. Nous devrions peut-être aider les créateurs de contenu à en produire plus. Je ne suis pas seul à le demander, de nombreux autres créateurs de contenu auraient besoin d’aide pour promouvoir la culture canadienne dans le monde.

Vous avez parlé de l’avantage auxiliaire du contenu canadien. Si je filme quelque chose à Vancouver, à Toronto, à Banff, à Dawson City ou ailleurs, je montre le Canada au monde entier. Cela attire les gens et crée de nombreux avantages pour le Canada. Bien sûr, comme Mme Valentyne l’a dit aussi, je peux ramener au Canada de l’argent qui se transformera en versements fiscaux, ce qui n’est pas une mauvaise chose.

La sénatrice Wallin : Madame Valentyne, j’ai joué dans une version antérieure de votre film. Pourriez-vous me parler un peu de votre relation avec l’auditoire et me dire pourquoi vous pensez qu’il s’agit d’une relation plus réelle et plus authentique que ce que l’on regarde à la télévision?

Mme Valentyne : Je crois que tous les créateurs de contenu répondraient que pour eux, le contenu et la création passent en premier et que l’argent est secondaire. C’est pourquoi ces créations ont tant de succès partout dans le monde. Elles naissent de la passion. L’argent n’est qu’un avantage auxiliaire.

N’est-il pas incroyable que l’expression « artiste fauché » risque de disparaître? Les enfants de nos enfants ne l’entendront peut-être jamais. Il y a tellement d’artistes au Canada qui sont maintenant capables de gagner leur vie. Tout le monde ne raffole pas de mon contenu. Si mon public est plus vaste, mes créations atteindront les gens qui les apprécient.

Je pourrais citer de nombreux exemples, mais j’en trouve un qui est excellent, et c’est Lee Howard. Il se consacre à la mise en art de l’horreur. Son marché est très restreint. Il crée des oursons en peluche mutilés qui ont des dents de vampire. Sa créativité est incroyable. Il dessine et il produit des films. Maintenant qu’il est sur TikTok, je crois qu’il a 1 million d’abonnés à un canal et 2,7 millions à l’autre. Je ne sais même pas ce qu’il fait dans YouTube et Facebook, mais il est maintenant en mesure de subvenir aux besoins de sa famille. Il peut vendre ses créations partout dans le monde grâce à TikTok. Voilà une belle réussite canadienne.

N’est-il pas étonnant que le nombre d’emplois dans le secteur de la télévision soit si limité? On ne m’en offrira jamais d’autres. J’ai vieilli, mais on ne sait jamais. Je trouve que ce nouveau domaine est merveilleux pour le Canada. Il y a tellement de réussites. Je pourrais vous en citer un million.

La sénatrice Wallin : Je vais m’adresser à M. Michael pour qu’il ne dise pas « c’est ce que j’allais dire ». Je voudrais que vous nous parliez un peu du point de vue des humoristes. Vous ne bénéficiez pas des mêmes fonds de production. C’est vraiment un débouché important pour vous.

M. Michael : Oui, c’est sûr. Je n’ai pas l’avantage de présenter une demande de financement ou de subvention au Conseil des arts du Canada. Il serait bon de consacrer une séance pour en discuter. Nous avons toujours dû faire preuve de créativité dans notre industrie.

En janvier, mon mari a quitté son emploi à six chiffres pour travailler à temps plein pour moi. Nous avons pu rembourser le prêt d’études de ma fille. Elle est maintenant sur le marché du travail sans dettes grâce à notre réussite en ligne.

J’aime souligner que ma première émission spéciale pour Comedy Network remonte à 13 ans. Le réseau m’avait payé 2 000 $ pour la faire. Il la diffuse encore presque chaque semaine. Maintenant, grâce à ce succès, je facture à intervalles de 15 secondes.

La sénatrice Wallin : Merci beaucoup à tous.

La sénatrice Simons : Je vais commencer par M. Reynolds. Vous et moi avons participé à une conversation en petit groupe, et vous m’avez expliqué votre modèle d’affaires. Je l’ai trouvé intéressant, et je pense que d’autres s’y intéresseraient aussi. Pourriez-vous nous expliquer comment vous monétisez vos vidéos et quelle est l’importance de vos marchés internationaux pour votre plan d’affaires global?

M. Reynolds : Bien sûr. Je monétise ce que je fais de plusieurs manières. Dans YouTube et Twitter, lorsque des annonces publicitaires sont diffusées avant ou pendant mes vidéos, je reçois une partie des revenus publicitaires. C’est une petite part de nos recettes.

Une plus grande partie de nos revenus provient de la promotion de marques de commerce. Les entreprises nous demandent de créer du contenu en y insérant leur marque. Nous recevons des honoraires pour créer ce contenu.

De cette activité découlent nos ventes de marchandise et autres. C’est l’autre secteur de notre entreprise, qui intéresse les gens qui me suivent parce qu’ils aiment le contenu que je crée. Ensuite, cela sert de tremplin pour faire connaître la marchandise afin que les gens l’achètent et nous soutiennent.

Je crois que je vous ai dit au cours d’une autre séance que jusqu’à très récemment, nous ne travaillions que pour des marques américaines. Nous avons signé notre premier contrat de contenu publicitaire avec Disney en 2013. Jusqu’à 2017, le marché canadien ne connaissait pas vraiment ce mode de publicité, et maintenant, il le connaît, heureusement. Maintenant nous travaillons avec un plus grand nombre d’entreprises canadiennes, c’est formidable.

Il est essentiel que j’atteigne le plus de gens possible. Quand je crée du contenu qui plaît, même pour un gouvernement provincial, même les gens de l’Ohio et du Texas le regardent. Ils disent « C’est exactement ce que fait notre gouverneur! », et nous gagnons de l’argent, ce qui m’aide beaucoup. Si ce contenu ne s’affichait qu’en Ontario, je ne gagnerais que 40 ou 50 $. Je ne gagnerais pas assez pour continuer à le produire.

Il est extrêmement important d’avoir accès à ce marché, de faire connaître le Canada au reste du monde et d’habituer les Américains à l’idée du mot « province » au lieu de « État ». Rien que cela en vaut la peine.

La sénatrice Simons : Monsieur Michael, comment monétisez-vous vos vidéos sur TikTok? Cette idée me laisse encore perplexe.

M. Michael : C’est très semblable au modèle d’affaires de M. Reynolds. Nous avons des partenariats et des ententes de promotion de marques dans le cadre desquels nous affichons des publications commanditées sur notre chaîne, tant sur TikTok que sur Instagram et YouTube. Croyez-moi, si cela ne dépendait que de mon mari, je serais pilote de course dans chaque vidéo, couvert des logos de toutes les entreprises qui veulent bien payer. Cependant, nous nous efforçons de n’accepter que quelques contrats publicitaires par mois, parce que nous voulons que les gens viennent pour notre contenu.

C’est une chose que je m’efforce de contrôler. Jeremy, mon mari, et moi désirons travailler avec 75 % de marques canadiennes, puis consacrer le reste de notre temps aux Américains, parce que nous voulons ramener nos activités dans l’économie canadienne. À l’heure actuelle, nous exportons notre culture canadienne dans le monde. Nous atteignons les gens dans le monde entier. Je trouve cela passionnant. Je tiens à exposer notre culture au Canada et à l’étranger.

Comme le fait M. Reynolds, nous vendons de la marchandise, nous faisons la promotion de marques de commerce. Sur les sites comme YouTube et autres, nous sommes payés par visionnement. Mais il y a aussi une percolation économique. Les gens qui aiment ma comédie vont acheter mon album dans iTunes ou Apple ou ils regardent mon émission spéciale dans YouTube, ce qui génère plus de revenus publicitaires et augmente nos recettes.

La sénatrice Simons : Une chose me préoccupe, et le projet de loi C-11 n’y apporte aucune correction. Vous surfez tous trois sur une vague de succès en ce moment parce que les algorithmes fonctionnent pour vous. Ces algorithmes ne sont pas agnostiques. Ils sont manipulés par les entreprises à leur avantage. Vous vous en tirerez bien tant qu’elles en profiteront.

Si elles décident, même de façon cavalière, de changer ces algorithmes d’une façon qui ne vous avantage pas, vous n’aurez aucun contrôle, encore moins de contrôle que lorsque vous travailliez pour des entreprises ou que vous tentiez d’obtenir des contrats de radiodiffusion.

Je ne sais pas s’il est possible de corriger cela. Je crains que les producteurs de contenu fascinant comme vous soient à la merci des grandes sociétés internationales — américaines, chinoises et autres — et qu’une fois que vous dépendrez entièrement d’elles, vous n’aurez aucun recours pour vous défendre.

J’affichais dans Facebook toutes sortes de vidéos qui attiraient des milliers et des milliers de visionnements. Mais maintenant que Facebook a décidé publiquement de cesser d’étendre la portée algorithmique des nouvelles politiques et autres, je n’attire plus autant de visionnements. Je soupçonne que Facebook m’afficherait que si j’achetais des annonces publicitaires, ce qui ne me semble pas être une manière judicieuse de dépenser l’argent du Sénat, alors je ne le fais pas. Bon, j’ai assez parlé de moi-même. Je voudrais savoir ce que vous ressentez en traitant avec ces entreprises face à un déséquilibre total des pouvoirs.

Le président : Veuillez répondre très brièvement, parce que nous avons dépassé le temps alloué.

M. Reynolds : Je vous dirai que je déteste les algorithmes. J’ai atteint le succès malgré les algorithmes. Les médias sociaux m’ont permis de créer ma propre image de marque pour que les gens me reconnaissent. Je peux présenter cette marque sur n’importe quelle plateforme, et les gens me reconnaîtront. C’est la valeur que je retire de la création axée sur le numérique.

La sénatrice Simons : Merci. Cette réponse est utile.

M. Michael : Je vais répondre brièvement que c’est justement ce que j’allais dire.

Mme Valentyne : Moi aussi. C’est justement ce que j’allais répondre.

Le président : Je vous remercie pour ces réponses succinctes.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : J’aimerais d’abord prendre le temps de vous dire à quel point vos réussites me touchent. Je dois dire que, comme féministe, je suis particulièrement touchée par la réussite de Mme Valentyne, puisque j’ai été journaliste à la télévision, comme elle. Quelle belle histoire!

Je veux reprendre certains propos, parce que malheureusement, ma collègue et moi avons parfois la même façon de penser.

Je vais demander ceci à Mme Valentyne : tout va bien pour l’instant. Vous avez des gens qui vous écoutent, qui vous suivent, mais les algorithmes sont faits pour faire gagner de l’argent à YouTube. Ce sont des recettes commerciales et vous pourriez être éjectée du jour au lendemain. Cette confiance qui semble presque aveugle dans un système commercial qui, pour l’instant, vous favorise... Je suis sûre que vous pensez à cela, parce que vous savez bien comment cela fonctionne. En fait, personne ne le sait, parce que les algorithmes et leurs recettes sont secrets, mais je voudrais vous entendre là-dessus.

[Traduction]

Mme Valentyne : Je pense vraiment que chaque élément de contenu a un milieu qui l’accueille et que si l’on crée un bon contenu, il trouvera son petit chez-soi. Vous avez raison, je ne sais pas vraiment comment fonctionnent ces algorithmes, mais je sais que si les gens aiment notre contenu, ils s’attachent à notre contenu, ils le partagent entre eux, ils le sauvegardent, cela [Difficultés techniques].

Je crois que le contenu trouvera sa place. Je crois que c’est une question d’attachement, de partage, d’appréciation et de commentaires. Mais je le répète, je ne sais pas vraiment comment fonctionnent ces algorithmes. J’ai déjà souligné que nous devrions vraiment essayer de comprendre cela avant d’adopter ce projet de loi.

Je ne pense pas que les algorithmes me favorisent. Je pense que beaucoup de créateurs travaillent sept jours sur sept. Nous travaillons vraiment très fort pour créer le contenu. J’ai examiné cette question. Je ne me contente pas de vaquer à mes activités de la journée pour ensuite afficher quelque chose de drôle dans les médias sociaux. Je fais de la recherche. Je travaille bien plus de huit heures par jour. Je suis certaine que la qualité du contenu démontre le temps que nous y consacrons. Ceux qui produisent du bon contenu attirent et accroissent leur public.

La sénatrice Miville-Dechêne : Vous ne craignez pas que votre public s’en lasse à un moment donné?

Mme Valentyne : Je crois que oui. Je pense que certains s’en lasseront, tout comme ils se lassent des émissions de télévision. Combien de fois avez-vous regardé une émission de télévision à laquelle vous vous êtes profondément attachés? L’émission This Is Us en est un excellent exemple. Au bout de deux saisons, j’ai arrêté de la regarder.

Tout le monde finit par s’ennuyer un peu, même dans une relation. Parfois on s’ennuie un peu, mais on trouve autre chose. À une certaine époque, j’avais une excellente cote d’écoute, mais ces téléspectateurs sont passés au contenu de quelqu’un d’autre, parce qu’ils en avaient marre de Jennifer Valentyne. Mais il nous arrive de nouveaux abonnés, soit du Canada, soit d’ailleurs au monde. C’est la vie.

Donc, non, je n’ai pas peur du tout. J’adore les médias sociaux. Je pense que la période actuelle est excellente, surtout pour les musiciens. À l’époque, les groupes canadiens que nous aimions tant, comme Chalk Circle — je mentionne peut-être les plus petits —, n’avaient pas de succès aux États-Unis. Tous ces groupes — je ne le savais pas de ce temps-là — ne pouvaient pas vivre avec les recettes de leur musique. Ils devaient tous prendre un emploi à temps plein.

N’est-il pas merveilleux que nous vivions maintenant au Canada, où nous pouvons produire de la musique qui a le potentiel d’être entendue dans d’autres pays et que nos musiciens puissent survivre? Ils peuvent gagner leur vie au Canada. Ils n’ont pas à quitter le pays. Je pense que les musiciens en souffriront plus que quiconque.

Le sénateur Manning : Je remercie nos témoins. Je voudrais revenir à Mme Valentyne, si vous voulez bien. Tout d’abord, félicitations d’avoir si bien su changer de vie. Vous vous débrouillez très bien.

Mme Valentyne : Merci.

Le sénateur Manning : Sans vous demander d’aborder les aspects techniques de la rédaction et de la modification des lois, quelles seraient les meilleures circonstances que ce projet de loi créerait pour vous, et quelles seraient les pires, selon vous? Je serai heureux si d’autres témoins acceptent d’y répondre aussi.

Mme Valentyne : Les pires circonstances pour tous les créateurs de contenu seraient que le CRTC contrôle les algorithmes. Je ne pense pas que ce serait équitable. Je ne pense pas que ce soit bon pour qui que ce soit. Nous avons tous peur de cela parce que nous voulons continuer à croître, et je pense que cela nous empêchera de le faire. Je ne vois rien de mal au fait d’avoir un auditoire mondial. Nos artistes restent au Canada, comme il se doit. Les pires circonstances seraient que les algorithmes soient contrôlés.

Les meilleures circonstances seraient que personne ne contrôle les algorithmes. On pourrait tout simplement les éliminer, et tous les créateurs auraient l’occasion de s’épanouir. Les règles du jeu seraient équitables.

Le sénateur Manning : Que pourriez-vous faire, comme créatrice, si les algorithmes étaient contrôlés? Que pourriez-vous faire pour éviter cela ou pour surmonter cet obstacle?

Mme Valentyne : Vous voulez savoir si je quitterais le pays? Je ne sais pas. Je n’y ai pas réfléchi. Si les algorithmes sont contrôlés, je ne sais pas quels effets cela aura sur moi et sur les milliers d’autres créateurs de contenu. Je pense qu’il faudra vivre cela au jour le jour.

Je pense que ce sera très stressant pour beaucoup de gens et que cela va causer beaucoup de dépression chez les créateurs de contenu ici au Canada. Nous nous consacrons à la création en ligne depuis longtemps. Les créateurs créent du contenu, font de l’argent et se produisent devant un public mondial depuis des années. Quel âge a YouTube? Depuis combien de temps YouTube existe-t-il?

Le sénateur Manning : Est-ce d’autres témoins voudraient ajouter un commentaire?

M. Reynolds : Bien sûr, je peux moi aussi vous répondre rapidement. Je pense que le pire, c’est que cela va vraiment embrouiller les choses et miner la réputation du contenu canadien et des créateurs de contenu. Les gens penseront qu’ils offrent un produit de qualité moindre qui a besoin de soutien, parce qu’on force le public de le regarder.

Je trouve que l’idée selon laquelle ce projet de loi permettra de contrôler les algorithmes de YouTube et de TikTok est très drôle. Je pense que nous ne gagnerons pas. Les plateformes qui appartiennent à des intérêts étrangers ne se soucient pas de nous. Je pense que nous devrions essayer de mieux jouer nos cartes. Nous devrions de retourner la situation à notre avantage au lieu d’essayer de plier ces grandes plateformes à notre volonté.

M. Michael : Je suis d’accord. La croissance de l’un démolira l’autre. Si l’on manipule les algorithmes, les pires circonstances possible seront que nous n’aurons plus de plateformes pour gagner de l’argent et pour réaliser l’art que nous aimons créer. Sans compter que je devrai probablement aller m’excuser auprès de Bell Média après tout cela.

Selon moi, dans les meilleures circonstances, nous chercherons des solutions. Est-ce que je pense que TikTok, YouTube, Instagram et Facebook devraient payer leurs créateurs de façon plus équitable? Absolument. Ce projet de loi présente‑t‑il une solution? Absolument pas. Ce projet de loi risque de ruiner nos carrières. Je ne veux pas paraître trop dramatique, mais je ne veux pas que cela se produise.

Le sénateur Manning : Merci beaucoup.

La sénatrice Dasko : C’est vraiment merveilleux de vous avoir tous les trois ici pour nous décrire votre parcours. C’est vraiment fascinant. Je vais m’en tenir au sujet des algorithmes, que je trouve extrêmement intéressant et important.

Le projet de loi interdit au CRTC de trafiquer les algorithmes et de rendre des ordonnances pour le faire. Vous parlez tous comme si le CRTC allait modifier les algorithmes, mais il est dit très clairement dans l’article sur la découvrabilité que :

[...] l’alinéa (1)e) n’autorise pas le Conseil à prendre une ordonnance qui exige l’utilisation d’un algorithme informatique ou d’un code source particulier.

Ne vous sentez-vous pas rassurés, puisque cet article souligne que le CRTC n’enfreindra pas ce projet de loi? S’il vous plaît, l’un de vous, ou vous tous, pourriez-vous nous dire ce que vous en pensez?

M. Reynolds : Vous avez raison, on y lit clairement que le CRTC ne devra pas modifier un algorithme. C’est pourquoi je ris à l’idée de le voir essayer. C’est un peu comme si l’on disait: « Hé, cher voisin, je viens chez toi pour replacer tous tes meubles. » Le voisin fermerait sa porte à clef. Bonne chance.

Nous n’avons aucun contrôle sur ce que font les sociétés étrangères, et elles ne veulent pas que nous cherchions à les contrôler. Quand je dis que cela va embrouiller les choses, ce n’est pas tant parce que l’on modifierait des algorithmes. Il y a cette notion d’essayer de placer le profil du contenu canadien en premier. J’ai rencontré les dirigeants de ces plateformes. Quand je leur en ai parlé, ils m’ont répondu que ces algorithmes seront mondiaux et qu’ils fonctionneront comme toujours.

Si l’on nous oblige à y ajouter un élément qui souligne que notre création est canadienne, cet élément deviendra le premier mot-clé de la recherche. Cela nous écartera de nombreuses occasions d’afficher. La manipulation d’algorithmes ne m’inquiète pas. Je m’inquiète du fait que cette obligation irrite les plateformes au lieu de coopérer avec elles pour en tirer le maximum d’avantages pour le Canada.

Mme Valentyne : Le CRTC pourrait demander aux différentes entreprises, comme YouTube, de manipuler les algorithmes. Il éviterait ainsi de le faire lui-même, n’est-ce pas?

La sénatrice Dasko : Non. Le projet de loi lui interdit de donner l’ordre de modifier des algorithmes. Le libellé de cet article est clair.

Mme Valentyne : Mais le CRTC peut établir des règles sur la découvrabilité, n’est-ce pas?

La sénatrice Dasko : Oui, mais pas en modifiant des algorithmes...

Mme Valentyne : Mais la seule façon d’apporter un changement pour découvrir un artiste est de modifier ses algorithmes. De quelle autre façon peut-on rendre un artiste découvrable?

La sénatrice Dasko : Non. Il y a bien d’autres façons de le faire. Le projet de loi exige que les plateformes trouvent d’autres moyens, parce que le CRTC ne peut pas modifier les algorithmes. J’aimerais savoir ce que vous en pensez.

Mme Valentyne : Pourquoi ne modifie-t-on pas le libellé de façon à garantir à tout le monde que cela ne se produira pas?

La sénatrice Dasko : Bien... c’est ce qu’on lit dans le projet de loi.

Monsieur Michael, avez-vous une réponse à cette question?

Mme Valentyne : Je pense que l’on pourrait retirer le mot « découvrabilité ».

M. Michael : Exactement. J’allais dire la même chose.

Mme Valentyne : Il suffirait de retirer ce mot.

La sénatrice Dasko : Le CRTC peut assurer la « découvrabilité », mais il ne peut pas modifier d’algorithmes pour la promouvoir.

M. Michael : Je crois que cela laisse une trop grande marge d’interprétation, parce qu’en laissant le mot « découvrabilité », on souligne essentiellement la manipulation d’algorithmes. On pourra changer le libellé tant qu’on le voudra, mais les faits sont là. Si l’on demande à YouTube de diffuser une vidéo parce qu’elle présente un contenu canadien, les gens de YouTube ne vont pas réécrire les algorithmes en secret, mais s’ils commencent à pousser le contenu canadien, cela manipulera les algorithmes.

Nous tournons en rond en répétant la même chose. Ce libellé est manipulateur, pour dire les choses bien franchement. C’est pourquoi je ne saurais trop insister sur le fait que le CRTC ne devrait pas intervenir. Ce projet de loi n’a pas besoin de régir les créations affichées dans les médias sociaux.

Parlant d’algorithmes, Netflix et Disney en utilisent aussi. Si nous ouvrons tous notre Netflix en même temps, nos portables afficheront des flux entièrement différents.

La sénatrice Dasko : C’est vrai. Vous avez votre liste et ils ont une liste farfelue pour moi.

M. Michael : Exactement. Ces deux entreprises sont fondamentalement différentes, mais lorsqu’on demande à une plateforme — que ce soit Netflix ou TikTok — de promouvoir la découvrabilité, on manipule des algorithmes.

La sénatrice Dasko : Vous ne croyez donc pas qu’il existe d’autres façons de mesurer la découvrabilité, même si le projet de loi dit que les algorithmes ne doivent pas être modifiés?

M. Michael : Non. Je ne sais pas vraiment si... J’essaie de faire preuve d’un grand respect envers tous ceux qui ont participé à la rédaction de ce projet de loi, et je ne crois pas...

Le président : Je dois très respectueusement vous interrompre. Nous avons largement dépassé le temps alloué.

La sénatrice Sorensen : Merci beaucoup. Le témoignage de ce groupe a été extrêmement intéressant et divertissant. On dirait presque que vous êtes des humoristes. Si le nombre de vos abonnés augmente ce soir, vous pourrez remercier tous ceux qui regardent SenVu. C’est un canal de grande renommée.

Le projet de loi C-11 tente de mettre à jour une loi qui n’a pas été modifiée depuis 30 ans. Il tente de l’adapter aux circonstances actuelles. Il est toujours très difficile de prévoir l’avenir lorsqu’on crée une loi. Il est évident qu’aucun d’entre nous ne sait à quoi cet avenir ressemblera.

Je vais poser ma question à M. Reynolds, surtout parce qu’il a complimenté ma ville natale, Banff.

Monsieur Reynolds, il n’y a pas longtemps, vous m’avez expliqué le point de vue de votre fils sur le projet de loi C-11, en mentionnant son âge et le fait qu’il est aussi un créateur. Il n’est pas ici avec vous, mais pourriez-vous nous décrire un peu son point de vue de jeune créateur?

M. Reynolds : Certainement. Il s’appelle Gregor Reynolds. Il nous regarde sur SenVu. Mais il est déjà un de mes abonnés, alors cela n’augmentera pas mes recettes.

Il est lui-même créateur de contenu pour les médias sociaux, et il est très prospère. Il mène ses propres transactions. Il a un très grand nombre d’abonnés sur TikTok, plus d’un demi-million. Il fait cela depuis qu’il a 11 ans. Cette notion lui tient beaucoup à cœur.

L’une des choses que nous avons constatées, que lui a constatées, c’est qu’au Canada, nous sommes désavantagés parce que nos créations sont d’abord affichées aux États-Unis. La monétisation se fait d’abord aux États-Unis. TikTok Pulse, la nouvelle solution de partage des revenus publicitaires, qui vient de sortir, traite d’abord les revenus américains. Les collègues avec qui mon fils a travaillé aux États-Unis vont en profiter, alors que lui doit attendre que cette solution percole enfin au Canada.

Il m’a dit que si ce projet de loi est adopté et qu’il gâche ce qu’il fait, il décidera tout simplement de partir. Il quittera le Canada pour s’installer peut-être à Los Angeles.

Quel dommage. Tout d’abord, comme je suis son père, je ne veux pas qu’il parte si loin, parce qu’il me coûtera très cher d’aller lui rendre visite, même si j’aime Los Angeles. Je préférerais que lui et d’autres créateurs de son groupe d’âge — il a 20 ans — restent au Canada et créent le contenu canadien extraordinaire qu’ils aiment vraiment.

Je crois qu’il s’inquiète du fait que les plateformes ne se préoccupent pas vraiment du Canada à l’heure actuelle et qu’en les tourmentant, nous n’arriverons à rien, nous ne réussirons qu’à aggraver la situation. Nous en avons discuté à maintes reprises. Ma femme en a assez d’entendre parler du projet de loi C-11. Nous avons tous deux conclu qu’il vaudrait beaucoup mieux que le gouvernement traite avec les plateformes en leur disant que le Canada devrait figurer au sommet de leurs feuilles de calcul. Il faut que quand les créateurs affichent leurs produits dans TikTok, Facebook, Twitter ou autre aux États-Unis, l’argent soit monétisé au Canada. Il devrait y avoir un accord Canada—États‑Unis—Mexique pour cela. Il devrait y avoir un aspect de libre‑échange. Ce serait un avantage incroyable pour les créateurs de contenu canadien de l’industrie.

Le sénateur Quinn : J’aimerais revenir brièvement aux algorithmes et à la question de savoir s’ils peuvent être modifiés et à ce que la loi dit et ce qu’elle ne dit pas.

Nous avons parlé tout à l’heure de la clarté du projet de loi. J’essaie de comprendre ce que signifie chacune de ces catégories. Si j’ai bien compris, le CRTC peut émettre des ordonnances et des directives et il peut créer des règlements. Dans la loi, on parle d’ordonnances.

Serait-il plus rassurant d’ajouter les mots « décret, directive et règlement » au libellé définitif? Est-ce que cela préciserait mieux les dispositions à cet égard? Cette question s’adresse à tous les témoins.

Mme Valentyne : Je pense que nous voulons tous les retirer.

Le sénateur Quinn : Mais si l’on ne peut ou ne réussit pas à les retirer, est-ce que ce que j’ai proposé vous rassurerait?

M. Reynolds : Moi? Peut-être, c’est possible. J’aime l’idée de préciser le libellé pour affirmer que c’est interdit. Peut-être pour les plateformes, je ne peux pas parler en leur nom. Mais je ne sais pas s’il s’agit du problème principal. Il s’agit de la pire des circonstances.

Je trouve l’article 4.2 assez flou. Il n’est pas très clair. Je pense qu’il serait bon de le préciser. Je trouve que les intentions du projet de loi sont bonnes, mais il faudrait simplement y apporter quelques amendements.

M. Michael : Je suis d’accord avec M. Reynolds. Je pense qu’il serait utile d’ajouter ce libellé. D’un autre côté, si l’on rédige un projet de loi qui n’accorde au CRTC aucun contrôle sur ce genre de choses, pourquoi se donner la peine d’y inclure ces mots? Enlevez-les complètement.

Mme Valentyne : Je suis d’accord.

Le sénateur Quinn : Merci.

Le président : Au deuxième tour, ma préoccupation rejoint celle des témoins.

Contre l’avis de certains de mes collègues, je persiste à dire que la manipulation d’algorithmes devrait être interdite. Certaines choses me préoccupent beaucoup. Le président du CRTC a déclaré clairement et publiquement devant notre comité que ce projet de loi lui donne le pouvoir de trafiquer des algorithmes et de forcer les plateformes à manipuler des algorithmes pour obtenir certains résultats. C’est ma première préoccupation. La deuxième est que le parrain de ce projet de loi, mon collègue, le sénateur Dawson, a affirmé, dans son discours au Sénat, que son projet de loi accorde ce pouvoir au CRTC.

En fin de compte, notre débat vise à protéger la culture canadienne des instavidéastes. La seule façon d’y parvenir est d’utiliser des algorithmes. J’ai moi aussi cette préoccupation, et j’espère que quelques-uns de mes collègues la partagent. C’est une déclaration et non une question.

À la lumière des questions que quelques-uns de mes collègues vous ont posées ce soir, je vais présenter la mienne sous un angle différent.

Si ces plateformes internationales, ces grandes sociétés internationales à but lucratif, comme les appellent mes collègues, créent des algorithmes pour générer des profits, elles ne peuvent le faire que si elles disposent d’un excellent contenu de créateurs comme vous. S’ils font de l’argent, c’est parce que vous faites de l’argent. C’est une relation symbiotique.

Nous avons créé des millions d’emplois, semble-t-il, des tonnes de recettes pour notre Conseil du Trésor. Les gens comme vous ont du succès, et vous contribuez, par exemple, au Fonds du patrimoine canadien du film en payant vos impôts, mais vous n’avez pas accès à ce fonds. Si ces plateformes n’avaient pas existé, quels débouchés nos radiodiffuseurs traditionnels vous auraient-ils offerts, à vous trois, en 2022?

M. Michael : Pas grand-chose, pas grand-chose. Je suis membre de l’ACTRA. En fait, j’ai dû refuser trois emplois non syndiqués cette année parce que le syndicat ne voulait pas que je les accepte. Sans ces trois emplois, je n’aurais eu aucun revenu cette année provenant des médias traditionnels.

Le président : Quelqu’un d’autre veut-il ajouter une observation? Je ne me fais pas particulièrement un plaisir de critiquer les radiodiffuseurs traditionnels, mais enfin...

Mme Valentyne : Pour ma part, je me suis exprimée très franchement. Je suis convaincue que j’ai été écartée de ma profession à cause de mon âge. L’âge n’a aucune importance sur ces plateformes. On trouve sur TikTok des créateurs qui ont 70, 80 ou 90 ans et qui attirent des millions d’abonnés situés partout dans le monde. C’est magnifique de voir cela.

Je regardais une femme sur une plateforme de médias sociaux, et elle pleurait. Elle était dans la soixantaine. Toute sa vie, elle avait dit qu’elle voulait être actrice. Elle voulait devenir comédienne. Maintenant, ces plateformes lui en donnent l’occasion. Elle pensait que son rêve ne se réaliserait jamais. Elle pensait qu’il était trop tard. Avec les médias sociaux, il n’est pas trop tard pour qui que ce soit. Il n’y a pas de concurrence. Il y a deux façons de réussir dans la vie : travailler fort ou détruire vos concurrents. La plupart de ces créateurs choisissent de travailler fort, mais il n’y a pas de concurrence. Tout le monde est égal.

Le président : Merci. La sénatrice Simons va conclure notre deuxième tour.

La sénatrice Simons : Merci beaucoup. Je voudrais parler avec M. Michael de la propriété intellectuelle. C’est une préoccupation qui a été soulevée par les deux parties. Elle concerne la définition du contenu canadien. Les gens se demandent qui devrait être propriétaire de la propriété intellectuelle.

D’après vos expériences de travail avec Crave et avec la radiodiffusion conventionnelle, dans quelle mesure est-il important, selon vous, que les créateurs et les producteurs canadiens soient propriétaires de leur contenu?

M. Michael : C’est impossible. Personne ne le permettra. Personne ne nous le donnera. Vous savez, j’ai enregistré deux émissions spéciales au Canada, et je ne suis pas propriétaire de ce contenu. Tout cela demeure la propriété de Bell Média.

Ma dernière émission spéciale, celle qui est diffusée en continu sur Crave, est le résultat de cinq ans de tournées. J’ai rédigé le contenu de cette émission, j’ai passé du temps loin de ma famille pour créer cette œuvre. Quand je veux en afficher un extrait dans TikTok, je dois demander la permission à Juste pour rire et à Bell Média. La plupart du temps, ils refusent.

Je dois alors m’installer dans mon salon devant ma caméra, reproduire cette partie de l’émission, l’afficher et voir des millions de personnes l’apprécier. Après cela, je dois leur dire que s’ils veulent visionner toute la vidéo de cette émission spéciale, ils doivent visiter Crave.ca, qui est géobloqué à l’extérieur du Canada.

La sénatrice Simons : Si les gens de Netflix venaient vous dire qu’ils ont fini de diffuser John Mulaney et qu’ils voudraient produire une émission spéciale avec vous...

M. Michael : Ils ne me le demanderaient jamais.

La sénatrice Simons : Vous avez tort. C’est tout à fait possible. S’ils vous offraient, à vous et à M. Reynolds, d’enregistrer une émission en deux parties et si Netflix en possédait la propriété intellectuelle, est-ce qu’à votre avis, ce serait quand même du contenu canadien?

M. Michael : Oui. Je suis Canadien. Je produis un contenu canadien. J’ai dit dans mon dernier témoignage que je ne sais pas ce que je pourrais dire de plus. Je suis un homosexuel marié qui fume du pot. Rien n’est plus canadien que cela. C’est ce qui me rend fou. Je ne veux pas demander au CRTC de prouver que je suis Canadien.

Pardonnez-moi.

Le président : Eh bien, vous êtes tous Canadiens et nous sommes très fiers de vous. Je vous remercie pour vos profonds témoignages et merci d’être venus comparaître devant nous aujourd’hui.

Chers collègues, la séance est levée. Nous poursuivrons nos délibérations sur le projet de loi C-11 la semaine prochaine. Merci beaucoup.

(La séance est levée.)

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