LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES TRANSPORTS ET DES COMMUNICATIONS
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mardi 25 avril 2023
Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd’hui, à 9 heures (HE), avec vidéoconférence, pour l’étude du projet de loi C-18, Loi concernant les plateformes de communication en ligne rendant disponible du contenu de nouvelles aux personnes se trouvant au Canada.
Le sénateur Leo Housakos (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Honorables sénatrices et sénateurs, je déclare ouverte cette réunion du Comité permanent des transports et des communications. Je suis Léo Housakos, sénateur du Québec et président de ce comité. J’invite mes collègues à se présenter, en commençant à ma gauche.
Le sénateur Cormier : Sénateur René Cormier, du Nouveau‑Brunswick.
La sénatrice Miville-Dechêne : Sénatrice Julie Miville-Dechêne, du Québec.
[Traduction]
Le sénateur Harder : Peter Harder, de l’Ontario.
Le sénateur Quinn : Jim Quinn, du Nouveau-Brunswick.
Le sénateur Cardozo : Andrew Cardozo, de l’Ontario.
La sénatrice Dasko : Donna Dasko, de l’Ontario.
La sénatrice Wallin : Pamela Wallin, de la Saskatchewan.
Le président : Honorables sénateurs, nous nous réunissons aujourd’hui pour commencer notre étude du projet de loi C-18, Loi concernant les plateformes de communication en ligne rendant disponible du contenu de nouvelles aux personnes se trouvant au Canada. Dans le premier groupe de témoins, nous sommes heureux d’accueillir Thomas Owen Ripley, sous‑ministre adjoint délégué, Affaires culturelles, de Patrimoine canadien. Nous sommes ravis que vous soyez de retour devant le comité. Nous accueillons également Joelle Paré, directrice par intérim, Politique législative et du marché, de Patrimoine canadien, et Isabelle Ranger, directrice, Services commerciaux, d’Affaires mondiales Canada.
Nous entendrons d’abord les déclarations préliminaires de Thomas Owen Ripley et d’Isabelle Ranger. Vous aurez chacun cinq minutes pour faire votre déclaration préliminaire, et nous passerons ensuite aux questions de mes collègues.
Thomas Owen Ripley, sous-ministre adjoint délégué, Affaires culturelles, Patrimoine canadien : Aux fins de précision, nous ferons une seule déclaration préliminaire, et ma collègue, Mme Ranger, est ici pour répondre aux questions.
Le président : Vous aurez donc 10 minutes pour votre déclaration préliminaire.
M. Ripley : Bonjour, sénateurs et sénatrices. Tout d’abord, je tiens à souligner que nous nous réunissons aujourd’hui sur le territoire non cédé de la nation algonquine anishinabe, sur lequel se trouve la région de la capitale nationale.
[Français]
Honorables sénateurs, je vous remercie de nous avoir invités aujourd’hui pour vous soutenir dans votre étude du projet de loi C-18, Loi concernant les plateformes de communication en ligne rendant disponible du contenu de nouvelles aux personnes se trouvant au Canada. Je suis accompagné de mes collègues Joelle Paré, du ministère du Patrimoine canadien, et Isabelle Ranger, d’Affaires mondiales Canada.
Les Canadiens accordent de l’importance aux nouvelles, mais ils ont changé la façon dont ils s’informent et suivent l’actualité. Un petit nombre de plateformes numériques sont maintenant dominantes et agissent à titre d’intermédiaires incontournables de l’information mise à la disposition des Canadiens. Ce qui n’a pas changé, c’est que l’accès à un large éventail d’informations de qualité est essentiel pour favoriser la participation civique des citoyens et constitue la pierre angulaire de toute saine démocratie.
Le projet de loi C-18 vise à créer un nouveau cadre législatif et réglementaire qui atténuerait le déséquilibre des négociations entre les plateformes numériques et les médias d’information et qui leur permettrait de négocier la juste valeur du contenu de l’information numérique.
[Traduction]
Le projet de loi C-18 s’inspire du modèle d’arbitrage actuellement utilisé en Australie. L’objectif est d’inciter les plateformes numériques à conclure des accords commerciaux volontaires et équitables avec des médias d’information. Si les parties ne parviennent pas à conclure des accords commerciaux de leur plein gré, les plateformes seront soumises à des négociations et à une médiation obligatoires, soutenues par un arbitrage de l’offre finale. Les plateformes dont le pouvoir de négociation avec les entreprises de nouvelles est fortement déséquilibré seront soumises au processus de négociation obligatoire. Ce critère sera déterminé à l’aide de facteurs prescrits par la loi et des seuils fixés par voie réglementaire.
Le CRTC, l’organisme indépendant de réglementation des communications au Canada, agira indépendamment du gouvernement pour établir et superviser un cadre de négociation qui permettra aux parties concernées de se mettre d’accord sur une compensation équitable pour les contenus de nouvelles accessibles et partagés sur les plateformes en ligne. Le projet de loi ne réglemente pas les médias d’information, mais fixe plutôt certaines conditions pour que les médias d’information puissent participer à un processus de négociation obligatoire. Le CRTC déterminera l’admissibilité des entreprises de nouvelles qui peuvent participer au processus de négociation obligatoire en fonction des critères établis dans la loi.
Après l’adoption d’amendements au projet de loi par la Chambre des communes, les entreprises de nouvelles peuvent désormais se qualifier de quatre façons, soit à titre d’organisation journalistique canadienne qualifiée en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, à titre de radiodiffuseur titulaire d’une licence de radio communautaire, de radio autochtone ou de radio de campus, à titre d’entreprise produisant un contenu de nouvelles axé principalement sur des questions d’intérêt général, à condition d’employer au moins deux journalistes et d’adhérer à un code de déontologie journalistique, et à titre de média d’information autochtone géré par et pour les Autochtones. Les journaux, les médias d’information en ligne, les magazines d’information, les radiodiffuseurs privés et publics et les entités de propriété étrangère sont des bénéficiaires potentiels. Les entreprises de nouvelles dont le siège se trouve dans les pays soumis à des sanctions ne seraient pas admissibles.
Le projet de loi permettra aux médias d’information de négocier des compensations de manière collective. Cela permettra aux petits médias d’information de participer au processus même s’ils ne disposent que de ressources limitées.
Afin de promouvoir les négociations commerciales et de réduire l’intervention du gouvernement, le projet de loi prévoit une disposition d’exemption. Ainsi, si les plateformes investissent suffisamment pour soutenir la production de nouvelles canadiennes couvrant de manière adéquate les diverses communautés au Canada, comme le prévoit le projet de loi, elles peuvent demander au CRTC une exemption des dispositions de la loi relatives à la négociation obligatoire et à l’arbitrage sur l’offre finale. La disposition d’exemption vise à inciter les plateformes à négocier rapidement.
[Français]
Enfin, dans le but de fournir au public une mesure de l’incidence de la législation sur le marché canadien de l’information numérique, le CRTC sera tenu de publier un rapport annuel sur la valeur des ententes commerciales. Ce rapport sera préparé par un vérificateur indépendant. Il s’agit d’une des importantes mesures de transparence du projet de loi.
En conclusion, le projet de loi qui vous est présenté est le résultat de consultations approfondies avec les parties prenantes et d’une tentative d’équilibre des principales considérations en matière de politique publique, notamment la protection de la liberté de presse, la création du déséquilibre des pouvoirs de négociation entre les plateformes numériques et les médias d’information, la prise en compte de la diversité des besoins et des réalités du Canada, et la promotion d’un écosystème durable de l’information.
C’est avec plaisir que nous répondrons maintenant à vos questions.
[Traduction]
Le président : Je vous remercie, monsieur Ripley. J’ai une brève question à vous poser pour commencer. Vous et votre ministère avez indiqué, dans le cadre de séances d’information, qu’un montant de 215 millions de dollars serait transféré des plateformes numériques aux entreprises de nouvelles du pays à titre d’avantage net pour ces entreprises, et je présume que vous avez utilisé le modèle australien pour arriver à ce montant de 215 millions de dollars. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez calculé ce montant? Par ailleurs, pourriez-vous nous indiquer où exactement, selon vous, ces 215 millions de dollars seront distribués sur le marché canadien?
M. Ripley : Je vous remercie, monsieur le président, de cette question. Le ministère a effectivement calculé, sur le fondement de nos connaissances actuelles sur le fonctionnement du cadre australien, que si un résultat semblable devait se produire ici au Canada, cela aurait un impact d’environ 215 millions de dollars canadiens sur le marché.
La méthodologie du ministère se fonde donc sur le modèle de l’Australie pour calculer ce montant, en partie parce que l’Australie est un exemple réel de ce à quoi ressemble le cadre de négociations, et selon l’évaluation du ministère, il s’agit de la meilleure approximation de l’impact qui pourrait se produire ici, au Canada.
Au cours des délibérations de la Chambre des communes, nous avons appris que Rod Sims avait indiqué que la valeur des accords conclus en Australie s’élevait à plus de 200 millions de dollars australiens. Pour arriver à ce montant, nous avons pris en compte le taux de change, la taille du marché — le marché numérique du Canada est légèrement plus grand que celui de l’Australie — et nous avons apporté les corrections nécessaires, ce qui nous a permis d’arriver au montant de 215 millions de dollars.
Le président : Je vous remercie. J’ai une brève question à poser à Mme Ranger. Nous avons observé précédemment que les Américains, qui sont nos amis et alliés, mais aussi notre principal partenaire commercial, peuvent parfois se montrer très pointilleux s’ils ont l’impression que nous avons adopté un comportement quelque peu agressif à l’égard de certaines de leurs industries. Le représentant au commerce des États-Unis a déjà exprimé une préoccupation au sujet du projet de loi C-11. Les Américains ont exprimé leurs inquiétudes tout au long du processus de réforme de notre système de radiodiffusion.
Craignez-vous les répercussions que pourraient avoir les projets de loi C-18 et C-11 si les États-Unis les considéraient comme discriminatoires à l’égard des entreprises numériques américaines? Les intervenants d’Affaires mondiales ont-ils effectué une analyse complète à ce sujet?
Isabelle Ranger, directrice, Services commerciaux, Affaires mondiales Canada : L’accord Canada-États-Unis-Mexique, ou l’ACEUM, maintient une exemption pour les industries culturelles de l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis de 1988 et de l’Accord de libre-échange nord‑américain de 1994. Cette disposition vise essentiellement à garantir que l’accord ne porte pas atteinte à la capacité du Canada d’adopter et de maintenir des mesures relatives aux industries culturelles, y compris dans l’environnement en ligne.
Dans l’ACEUM, et dans tous les accords de libre-échange canadiens, la définition générale des industries culturelles comprend la publication, la distribution et la vente de livres, de magazines, de journaux, de films, de vidéos, de musique et de radiodiffusion, que ces produits soient distribués sous forme physique ou numérique. Cela signifie que les médias d’information, qu’ils soient imprimés ou numériques, seraient visés par l’exemption. Toute activité qui n’entre pas dans cette liste d’industries n’est pas couverte par l’exemption culturelle.
Au bout du compte, cette exemption culturelle offre à toute partie visée par l’ACEUM la possibilité de riposter. Nous estimons que ce projet de loi est conforme à nos obligations canadiennes en matière de commerce international, y compris les engagements pris dans le cadre de l’ACEUM.
Par conséquent, je ne peux pas me prononcer sur ce que feraient les États-Unis, mais nous croyons que l’option d’exercer des représailles ne s’applique pas dans ce cas-ci.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Monsieur Ripley, je vais vous poser une question plus technique qui a trait à l’amendement que la Chambre des communes a apporté à l’article 93, celui qui parle de l’entrée en vigueur du projet de loi.
Peut-être que cela est arrivé à vos oreilles, mais des parties prenantes m’ont expliqué qu’il y avait une conséquence inattendue à cet amendement. Normalement, il y a une flexibilité pour le gouverneur en conseil de présenter la réglementation au moment choisi. Dans ce cas, l’amendement a supprimé cette possibilité et fait que la réglementation doit être présentée avant ou au moment où le projet de loi C-18 est adopté.
Pour certaines des parties prenantes, cette différence technique fait que cela leur enlève la fenêtre d’opportunité pour négocier jusqu’au bout avec Google ou une autre plateforme afin d’avoir un accord. Parce qu’on le sait, il y a plein de médias qui n’ont pas d’accord en ce moment et qui comptent sur cette fenêtre d’opportunité pour faire un accord.
Est-ce que cet article fait bien ce que je vous dis qu’il fait? Dans le contexte actuel où on essaie d’imiter le modèle australien qui donnait cette fenêtre d’opportunité, est-ce que cet amendement va dans la mauvaise direction? Quel est l’effet de cet amendement?
M. Ripley : Merci pour la question, madame la sénatrice.
Si je me souviens bien, l’ancien modèle, qui existait avant le moment que vous avez mentionné, indiquait que les articles entraient en vigueur à la suite d’un processus du gouverneur en conseil. Cela laissait la discrétion au gouverneur en conseil de proposer la façon dont le projet de loi va être mis en œuvre.
Pendant le processus parlementaire, du côté de la Chambre des communes, il y avait un intérêt de la part de certains intervenants d’avoir plus de clarté quant à la séquence des choses à la suite de l’adoption du projet de loi. Il y avait certaines inquiétudes à l’idée ce que le projet de loi entre en vigueur tout en même temps. Les intervenants se demandaient s’ils seraient tenus responsables tout de suite pour la distribution des nouvelles sur les plateformes, etc. Ce qu’on tentait de faire, au moyen des modifications proposées, était de donner plus de clarté sur la séquence des choses.
Le premier point que je soulignerai est qu’il y a certains articles du projet de loi qui entrent en vigueur tout de suite, dès la sanction royale, y compris la possibilité de négocier de façon collective. Pour répondre à votre question, la position du gouvernement est que c’est tout à fait approprié et attendu que les négociations peuvent commencer tout de suite après l’adoption du projet de loi. En fait, les entreprises de nouvelles auront la possibilité de négocier de façon collective tout de suite. C’est la première chose que je soulignerais.
Ce que vous voyez à l’article 93 est la séquence que le gouvernement propose de mettre en œuvre, en commençant par le processus réglementaire à l’article 6, pour préciser quelles plateformes seront assujetties à la loi. Ensuite, vous allez voir la séquence et les dispositions sur les négociations, et ensuite, à la fin, le code de conduite.
La sénatrice Miville-Dechêne : Si une entreprise ne fait pas partie d’un collectif, si un média ne fait pas partie d’un collectif, en fonction de cet article amendé, vous dites qu’il va y avoir une fenêtre suffisante pour négocier avant le passage des règlements qui entraînent ou pas une exemption.
M. Ripley : Ils ont le droit de poursuivre les négociations. Comme je l’ai mentionné, la demande visait vraiment à obtenir la précision à savoir que les intermédiaires numériques ne sont pas tenus responsables de la distribution des nouvelles sur les plateformes jusqu’au moment où ils auront la clarté, qu’ils sauront s’ils sont assujettis à la loi ou non. Ce moment de clarté est vraiment l’adoption des règlements à la suite de l’article 6, parce que c’est là qu’on va préciser les seuils ou autres qui vont s’appliquer aux plateformes.
L’intention derrière ces modifications n’était pas de poursuivre le modèle australien; certaines des plateformes ne sont pas désignées de toute façon. Il s’agissait juste de préciser la séquence des étapes que le gouvernement va poursuivre après l’adoption du projet de loi.
La sénatrice Miville-Dechêne : Merci, monsieur Ripley.
Le sénateur Cormier : Bienvenue aux témoins.
J’ai deux questions pour vous : une qui touche l’article 11 et l’autre qui touche l’article 86. À la lumière du libellé de l’article 11 sur les exemptions, est-ce qu’il est certain que les intermédiaires de nouvelles devront avoir conclu des ententes avec une partie importante des médias de communautés de langue officielle en situation minoritaire pour pouvoir obtenir une ordonnance d’exemption?
M. Ripley : Merci pour la question, monsieur le sénateur.
Je dirais que l’objectif de l’article 11, en général, est d’assurer un cadre bénéfique pour la diversité des entreprises de nouvelles au Canada, y compris les entreprises de nouvelles qui publient en langue française. On sait qu’on a de grosses chaînes de langue française, on sait qu’on a de petites entreprises indépendantes de langue française, on sait qu’il y a un marché au Québec, on sait qu’il y a un marché hors Québec de communautés en situation minoritaire.
Ce que vous voyez à l’article 11 est une indication qu’il y a des ententes avec tous, incluant les médias de langue française. Cependant, si j’ai bien compris l’esprit de votre question, le défi est qu’il y a une intersection avec la langue française, avec tous ces autres considérations et facteurs qui sont énumérés à l’article 11.
Le sénateur Cormier : Je parle des communautés de langue officielle, je parle évidemment des médias de langue française à l’extérieur du Québec, mais aussi des médias anglophones en situation minoritaire au Québec. Comment s’assure-t-on que les médias qui font réellement partie des communautés de langue officielle en situation minoritaire seront pris en compte dans ces ententes possibles, puisqu’on parle de « notamment » dans le libellé?
S’il y a une entente conclue avec un seul média francophone à l’extérieur du Québec, est-ce qu’on a fait le travail ou est-ce qu’il faut qu’on l’ait conclue avec une partie importante de ces médias? C’est le sens de ma question.
M. Ripley : Vous avez souligné, c’est à l’alinéa 11(1)a).
Le sénateur Cormier : Ligne 39.
M. Ripley : C’est un article qui a été modifié par la Chambre des communes aussi, qui dit que:
[...] reflétant une diversité de modèles d’entreprise qui fournissent des services à l’ensemble des marchés et des diverses populations, notamment, d’une part, les marchés locaux et régionaux dans l’ensemble des provinces et territoires et, d’autre part, les communautés francophones et anglophones, dont les communautés des langues officielles en situation minoritaire [...]
C’est une indication assez forte qu’il y a une attente pour que l’on reflète bien la diversité de ces marchés. Est-ce que le fait d’avoir une entente avec une entreprise de nouvelles dans une communauté est suffisant? Je dirais que non, selon les données qui sont là.
Le sénateur Cormier : Je vous remercie. Je comprends votre point de vue. J’ai des préoccupations et je continue à en avoir malgré votre réponse.
Je vous amène à l’article 86 qui porte sur le rapport annuel du vérificateur indépendant. Je vais essayer d’être clair dans ma question. On dit à la ligne 25 que ce rapport contiendra « a) des renseignements relatifs à la valeur commerciale totale de ces accords; ».
Est-ce qu’on inclut dans ces ententes les ententes préalables qui ont été prises avant que les intermédiaires ne soient tenus par la loi d’entrer dans un processus de négociation, de médiation et d’arbitrage? Est-ce que cela va inclure la valeur commerciale des ententes qui ont été prises avant l’entrée en vigueur de la loi?
M. Ripley : Je veux m’assurer d’avoir bien compris la question. Avez-vous mentionné un article en particulier?
Le sénateur Cormier : Oui. Je suis à l’article 86 qui parle du rapport annuel, vous en avez parlé dans votre présentation sur les vérifications indépendantes. À l’alinéa a), on dit que le rapport contiendra « des renseignements relatifs à la valeur commerciale totale de ces accords ».
Pour les ententes qui auront été prises préalablement à l’entrée en vigueur de la loi, donc que les intermédiaires auront pu négocier avant, est-ce que le contenu de ces ententes sera inclus dans ce rapport, question de transparence?
M. Ripley : La réponse courte est oui. Cependant, cela dépend si la plateforme amène ces ententes comme preuves d’avoir respecté les critères de l’article 11 dans le cadre d’une demande d’exemption.
Les sources d’information pour le vérificateur indépendant sont les ententes qui sont tenues par le CRTC, donc c’est le CRTC qui aura ces informations. Cela nécessite que les plateformes amènent ces ententes préalables comme élément de la demande d’exemption. Si c’est le cas, tout à fait, cela va se refléter dans l’accord.
Le sénateur Cormier : D’accord. Je vous remercie.
[Traduction]
Le sénateur Cardozo : Je remercie les témoins d’être ici aujourd’hui. J’aimerais revenir à un niveau plus général et vous poser quelques questions fondamentales sur la loi. Selon vous, qu’arriverait-il si nous n’adoptions pas cette loi? C’est une autre façon d’expliquer pourquoi nous en avons vraiment besoin.
M. Ripley : Je vous remercie de votre question, sénateur.
Selon moi, si le projet de loi n’est pas adopté, deux choses risquent de se produire. Tout d’abord, il y a un risque que rien ne garantisse que les négociations d’accords qui sont en cours dans le contexte canadien se poursuivent, parce que les plateformes n’ont aucune obligation de continuer à mener ces négociations. Au fil du temps, les plateformes pourraient tout à fait cesser de conclure des accords avec les entreprises de nouvelles canadiennes. En fait, c’est un phénomène que nous pourrons bientôt observer, car nous verrons comment cette transition se déroule dans le contexte australien. Encore une fois, dans le contexte australien, comme je l’ai mentionné à votre collègue, la loi n’a pas encore été mise en œuvre.
Dans ce cas-ci, si le projet de loi est adopté, on propose que les plateformes aient une obligation durable de conclure des accords avec les entreprises de nouvelles. C’est donc le premier risque.
Le deuxième risque, c’est que les accords qui sont en place, même s’ils sont maintenus, ne soient pas éclairés par un cadre d’intérêt public. Encore une fois, l’un des objectifs visés par le projet de loi est de s’assurer que ces accords, ainsi que les avantages de ce cadre, profitent à une grande diversité d’entreprises de nouvelles, car à l’heure actuelle, il y a un risque que ces accords ne soient conclus qu’avec certains médias d’information et pas d’autres, puisqu’il n’y a pas de cadre d’intérêt public général pour éclairer ces décisions. Ce sont donc les deux risques qui se posent.
Le sénateur Cardozo : Et si ces accords n’existaient pas non plus?
M. Ripley : Voulez-vous dire si les accords n’existaient pas du tout? L’objectif principal du projet de loi est de mettre en place une obligation de négocier pour les plateformes, afin de garantir une source de revenus aux entreprises de nouvelles qui sont en position d’avoir… En réalité, ces grandes plateformes dominantes agissent actuellement comme des passerelles, essentiellement, comme je l’ai mentionné dans ma déclaration préliminaire. En effet, les entreprises de nouvelles dépendent considérablement de ces plateformes pour distribuer leur contenu de nouvelles et atteindre le public canadien. L’objectif principal du projet de loi est donc de mettre en place un cadre qui garantit une source de revenus aux entreprises de nouvelles dans le contexte de cette relation inégale en matière de négociations avec les plateformes.
Si aucun accord n’était en place, on assisterait, du point de vue du gouvernement, du moins à court et à moyen terme, à une érosion continue du marché canadien des nouvelles. Nous avons déjà observé une baisse importante du nombre de journalistes, c’est-à-dire une diminution de 21 % depuis 2010, selon Statistique Canada. Nous savons que les revenus des entreprises de nouvelles ont été durement touchés, et nous nous attendons donc à ce que cette tendance se poursuivre à moyen et à court terme.
Le sénateur Cardozo : Je vous remercie de votre réponse. Mon autre question concerne le modèle que nous proposons dans ce cas-ci. Je tiens à dire « nous » — ce n’est pas seulement vous — parce que nous sommes dans le même bateau, pour le meilleur et pour le pire. Faisons donc en sorte que ce soit pour le meilleur.
Avez-vous examiné d’autres modèles? Il a été suggéré de créer un fonds. Je pense à d’autres programmes comme l’Initiative de journalisme local et le Fonds du Canada pour les périodiques. Fort de ces idées et de cette expérience, avez-vous envisagé d’emprunter cette voie plutôt que la voie que vous suivez actuellement? Et quelles auraient été les exigences liées à cette autre voie?
M. Ripley : En effet, le gouvernement a été tout à fait transparent sur le fait qu’il examinait deux modèles. En 2021, nous avons d’abord communiqué avec les intervenants du secteur qui avaient un intérêt dans ce domaine, c’est-à-dire les entreprises de nouvelles, les plateformes et d’autres parties. Nous leur avons envoyé un questionnaire qui indiquait que le gouvernement envisageait d’adopter un cadre de négociation similaire à celui de l’Australie, mais qu’il souhaitait également obtenir des commentaires sur un modèle semblable à celui que nous avons vu dans le système de radiodiffusion, dans lequel les plateformes pourraient, par exemple, être invitées à cotiser à un fonds qui serait ensuite utilisé pour soutenir les entreprises de nouvelles.
Au cours de l’été et de l’automne 2021, nous avons également mené une consultation ouverte à laquelle tout le monde pouvait participer et exprimer son avis. On a indiqué de manière très transparente que ces deux modèles étaient ceux qui étaient proposés. Nous avons eu des élections et le gouvernement a indiqué qu’il allait envisager d’adopter le cadre des négociations que nous avions observé en Australie compte tenu d’un certain nombre de considérations à ce sujet.
J’aimerais préciser qu’il existe, ailleurs dans le monde, un troisième modèle qui est fondé sur le droit d’auteur. Nous avons vu ce modèle en Europe où l’on donne aux éditeurs de nouvelles, par exemple, ce qu’on appelle un « droit voisin », c’est-à-dire une forme de droit d’auteur, sur leur contenu de nouvelles, ce qui leur permet ensuite de conclure des accords de licence. C’est en quelque sorte la situation actuelle. Au bout du compte, le gouvernement a déterminé que le cadre de négociation était le meilleur modèle pour toute une série de raisons.
J’ajouterais simplement que le gouvernement considère ce cadre comme étant complémentaire aux programmes que vous avez mentionnés, par exemple le Fonds du Canada pour les périodiques et l’Initiative de journalisme local. Ces programmes continueront d’être très importants pour soutenir les petites entreprises de nouvelles qui pourraient avoir besoin de soutien supplémentaire.
Le sénateur Cardozo : Je vous remercie.
Le sénateur Harder : Je remercie nos témoins. J’aimerais approfondir la question du cadre stratégique général et reprendre là où vous vous êtes arrêtés.
En ce qui concerne le cadre stratégique et les représailles potentielles découlant des accords commerciaux — ou du moins de leur non-respect —, je crois comprendre que vous étiez régis, sur le plan stratégique, par la notion d’agnosticisme en matière de plateforme. Pourriez-vous élaborer cette notion et décrire les conversations que vous avez eues, le cas échéant, avec des non‑Canadiens sur l’option stratégique que vous avez choisie? Je dois conclure que cela a joué un rôle dans la décision d’adopter le modèle que vous avez choisi au bout du compte.
M. Ripley : Je vous remercie, sénateur, de votre question.
Comme l’a mentionné ma collègue, Mme Ranger, le cadre a été élaboré de manière à respecter nos obligations commerciales internationales. Il n’y a rien, dans l’article 6, au sujet de l’origine nationale de chaque plateforme. Les critères qui seront établis dans l’article 6 seront neutres. Même si le débat d’aujourd’hui se concentre souvent sur quelques grandes plateformes principales, le gouvernement s’attend à ce que cela puisse changer au fil du temps, et l’application de l’article 6 serait déclenchée indépendamment de l’origine nationale de la plateforme en question ou de son siège social. C’est donc la première chose.
Deuxièmement, les entreprises de nouvelles non canadiennes peuvent également être bénéficiaires du projet de loi, pour autant qu’elles remplissent les critères d’admissibilité énoncés à l’article 27. Par exemple, si la publication The New York Times menait ses activités au Canada, qu’elle avait une empreinte journalistique ici, qu’elle employait au moins deux journalistes et qu’elle couvrait les institutions démocratiques, elle serait admissible pour participer au cadre de négociation. Il s’agit en partie de répondre à nos obligations commerciales et aussi de nous assurer que nous mettons en place un cadre non discriminatoire.
Le gouvernement considère que ce projet de loi est autonome et qu’il n’a pas besoin de s’appuyer sur l’exemption des industries culturelles. L’analyse aurait pu être différente dans un contexte de création d’un fonds dont les bénéficiaires — encore une fois, nous formulons des hypothèses dans ce cas-ci, car ce n’est pas la proposition qui a été présentée — seraient exclusivement les entreprises de nouvelles canadiennes.
Le sénateur Harder : L’interdiction de gouvernements visés par des sanctions a vraisemblablement pour objet, par exemple, de considérer la télévision russe comme non admissible d’après ce critère. Pouvez-vous le confirmer?
M. Ripley : C’était un amendement de la Chambre des communes. Le débat à ce sujet avait beaucoup à voir avec le conflit russo-ukrainien actuel. On tenait à des mesures de protection qui empêcheraient un média d’information comme Russia Today de s’en prévaloir en raison des sanctions frappant actuellement la Russie, malgré sa présence journalistique active au Canada et même s’il pouvait montrer qu’il répondait aux critères.
Le sénateur Harder : Après deux années de l’expérience australienne, y a-t-il des leçons à en tirer sur lesquelles vous souhaiteriez attirer notre attention, des leçons positives et inattendues?
M. Ripley : Ayant eu l’avantage de nous guider sur l’Australie, nous avons tiré un certain nombre de leçons de son expérience, et le projet de loi déposé s’en inspire.
La première leçon, que j’ai bien décrite au sénateur Cardozo, est que, en Australie, la loi, pour devenir opérante, a besoin qu’un ministre y assujettisse telle ou telle entreprise. Pour un certain nombre de motifs, notamment la transparence et la volonté d’assurer la pérennité du cadre mis en place, le projet actuel de loi vise à ce que la loi s’applique en tout temps; aucune situation n’est prévue pour que la loi ne s’applique pas. Il comporte une disposition d’exemption qui, comme en Australie, autorise les nouvelles entreprises et plates-formes à négocier leurs accords et à ne pas être assujetties à une négociation obligatoire, mais la loi s’appliquera en tout temps. C’est en partie pour en assurer, à long terme, la pérennité.
À un certain moment, les accords négociés en Australie sur l’éventualité d’une désignation expireront, et le gouvernement de ce pays devra recommencer tout le processus. Il lui reviendra de déterminer une réponse à cette situation.
Nous tenions à éviter ce genre de situation et à exprimer clairement l’application continue du cadre en place.
La deuxième leçon concerne la transparence, qui entre en jeu dans un certain nombre d’articles de la loi. Le premier est que, dans la loi australienne, à laquelle j’ai fait allusion, la question de la désignation incombe au ministre du Trésor, et ces décisions s’inspirent très peu d’un ensemble de critères axés sur l’intérêt public. D’où l’article 11, qui énonce tous ces critères, pour nous assurer que le CRTC, un organisme indépendant de réglementation qui sera chargé de cette tâche, s’inspirera de tels critères pour dépolitiser ces décisions dans une grande mesure.
Ensuite, en ce qui concerne encore la transparence, il faut s’assurer que les effets du projet de loi seront dans le collimateur des Canadiens, des médias, de la société civile et des universités. Nous y avons intégré un élément prévoyant un rapport sur la transparence pour avoir, à un niveau au moins global, une idée de l’efficacité du projet de loi, ce que ne permet pas la loi australienne homologue.
La sénatrice Wallin : Voici encore une question générale. Il n’y avait pas de problème avec les plateformes prenant en charge le contenu d’entreprises de nouvelles, petites ou grandes, au Canada, et les liens y conduisant. Ce système marchait. Dans le même temps, les revenus baissaient, les modèles économiques et techniques des médias traditionnels en ligne étaient périmés. Les deux peuvent coexister.
Pouvez-vous obliger les plateformes à conserver artificiellement en vie ces modèles économiques non durables, même si le monde change? Y a-t-il là assez d’argent sous le régime des lois du pays? Je ne vois pas très bien pourquoi vous voudriez le faire; vous pouvez également l’expliquer.
Vu ce que nous avons observé en Australie — et nous pouvons entrer dans ces détails —, c’est-à-dire que les grandes plateformes peuvent simplement laisser tomber la prise en charge de tel contenu sous prétexte qu’il constitue une partie insignifiante de ses revenus, vous mettez vraiment en péril l’accès à l’information de tous les Canadiens.
M. Ripley : Merci.
L’esprit du projet de loi est en partie une réponse, sur le plan de la concurrence, à une situation que j’ai décrite plus tôt, pendant laquelle, comme vous dites, les habitudes des consommateurs et l’accès des Canadiens à l’information ont radicalement changé. La majorité des Canadiens ont désormais accès à des nouvelles et à de l’information par l’Internet, et beaucoup font confiance aux médias sociaux et y naviguent par la recherche et d’autres moyens.
La difficulté vient des conséquences de ces habitudes sur le marché de la publicité. Maintenant, les entreprises de nouvelles comptent sur ces plateformes pour atteindre leurs publics. Beaucoup d’entreprises de nouvelles — pas toutes, parce que leurs modèles économiques sont différents — dépendent encore beaucoup des revenus publicitaires. Pour la distribution, elles s’en remettent à ces grosses plateformes à qui elles font concurrence sur le marché de la publicité. Les joueurs mêmes dont elles dépendent pour la distribution sont également leurs concurrents sur le plan publicitaire et, pis encore, certains d’entre eux sont également propriétaires d’une partie importante de la pile publicitaire et de l’ensemble de technologies du marché publicitaire numérique. Même si ces entreprises de nouvelles peuvent tirer des revenus de la publicité, elles doivent en reverser une part importante à ces importants fournisseurs de technologies qui mettent les techniques publicitaires à leur disposition.
Les entreprises de nouvelles se retrouvent donc en position très délicate. Essentiellement, le projet de loi annonce aux plateformes qui occupent une position dominante sur le marché et qui influent sur l’accès des Canadiens aux nouvelles et à l’information qu’elles ont en plus la responsabilité de négocier loyalement avec les entreprises de nouvelles.
La sénatrice Wallin : En général, les plateformes affirment ne pas tirer beaucoup de revenus des contenus de nouvelles, parce que le public qui les regarde, les lit ou les écoute les délaisse. Ils constituent une fraction si minime dans leur activité qu’il est difficile de prouver que la publicité sur les plateformes a tué les médias traditionnels, qui étaient en déclin avant de subir l’impact. J’ai une pensée pour le journal local qui vient de fermer ses portes.
Cela a vraiment peu à voir avec Google ou Facebook, mais beaucoup avec la fin des publicités fédérales dans le journal; avec l’existence d’autres formes de communication en ligne, que choisissent les audiences et les lecteurs; avec le rôle du bureau de poste dans les communautés locales et leur capacité de livrer directement la publicité, c’est-à-dire de faire concurrence — impossible de laisser tout ça aller. Cette fois-ci encore, cela pose un risque, comme celui que nous avons observé en Australie. Les gouvernements ont été obligés de se raviser, parce que les grandes entreprises leur ont dit que s’ils ne voulaient pas informer leurs populations, elles, elles ne le feraient pas.
M. Ripley : Le stress exercé sur le secteur des nouvelles est, bien sûr, le résultat d’une combinaison de facteurs. Je dirais que cela a commencé avec l’arrivée des Craigslist et des sites de cette espèce, qui ont prélevé d’importants revenus aux dépens des annonces classées.
Mais les conséquences importantes des grandes plateformes sur le marché de la publicité ont également touché le modèle de revenus des entreprises de nouvelles. En effet, comme, en partie, le modèle des plateformes présente l’information de façon plus efficace à l’internaute en prélevant ses renseignements et ses données personnelles, cela a révélé, du point de vue financier, que c’est de la publicité plus efficace, mais sans nier cet effet sur les modèles économiques des entreprises de nouvelles.
Ces entreprises cherchent à se réinventer en optant pour des modèles économiques nouveaux, moins dépendants de la publicité — nous sommes dans une grande période de ruptures et de transitions —, mais, à court et à moyen terme, notre pays doit toujours répondre à la question de la survie d’entreprises de nouvelles qui parleront de nos institutions et de nos processus démocratiques. C’est ce que le projet de loi...
La sénatrice Wallin : Mais vous disposiez d’un processus pour le faire. Vous subventionniez directement des entreprises de nouvelles que vous jugiez admissibles. Il me semble bizarre que, dès qu’un projet de loi devient projet de loi, le gouvernement ait décidé qu’il comprend que la façon de faire traditionnelle dans le secteur est le modèle à privilégier alors que, dans le monde, nous voyons que tout change.
M. Ripley : Le gouvernement estime que, dans cet espace, les interventions doivent être multiples. Pour répondre à ce que vous disiez — et le sénateur Cardozo a mis en relief certains des programmes de notre ministère —, vous venez de faire allusion au crédit d’impôt en vigueur sur la main-d’œuvre. En dépit de ces interventions, nous avons continué à assister à un déclin du secteur des nouvelles. Ces autres interventions consistent donc davantage en un soutien financier direct par l’entremise de diverses interventions de l’État ou indirect, par des crédits d’impôt. Ce projet de loi vise à édicter une loi-cadre pour le marché pour enjoindre aux plateformes numériques de négocier si elles occupent cette position.
La sénatrice Dasko : Merci beaucoup d’être ici. Heureuse de vous revoir.
Dans l’autre endroit, on s’est efforcé d’exclure CBC/Radio-Canada de ce projet de loi. L’entreprise est une source vitale de nouvelles pour les Canadiens, en ligne ou pas, et dans les deux langues officielles. Se trouve-t-il quelque chose dans ce projet de loi, actuellement, qui peut servir à exclure CBC/Radio-Canada?
Ultérieurement, comment pourrait-on exclure cette société ou d’autres organisations? Faudrait-il modifier la loi? Est-ce que ce serait par une directive du CRTC, par exemple? À l’avenir, comment pourrait-on faire, en particulier en ce qui concerne CBC/Radio-Canada, mais aussi toute autre organisation?
M. Ripley : Merci beaucoup pour la question. CBC/Radio-Canada serait admissible à négocier dans ce cadre. Comme vous l’avez fait observer, des modifications ont été faites à l’autre endroit à l’égard de CBC/Radio-Canada. On a modifié l’un des pouvoirs réglementaires qui se serait appliqué. On imposait à CBC/Radio-Canada l’obligation de divulguer ses dépenses en vue d’un accord et les éventuelles conséquences de ces dépenses sur sa couverture médiatique.
Actuellement, rien, dans le projet de loi, ne pourrait servir au gouvernement ou à l’organisme de réglementation à exclure CBC/Radio-Canada du cadre. Pour l’exclure, il faudrait modifier la loi.
La sénatrice Dasko : Donc, à l’avenir, il faudrait modifier la loi.
M. Ripley : Oui.
La sénatrice Dasko : Sur l’admissibilité, il a été dit que certaines organisations sans réelle présence numérique en ligne pouvaient être admissibles. Pourriez-vous l’expliquer? Il serait difficile d’imaginer comment des entreprises de nouvelles sans présence numérique pourraient être visées par le projet de loi, parce que, bien sûr, elles n’apporteraient aucune valeur aux intermédiaires de nouvelles numériques — les plateformes — sans présence en ligne. Comment pourriez-vous l’expliquer? Y en a-t-il maintenant d’admissibles au processus de négociation avec une plateforme?
M. Ripley : Merci pour la question. J’attire votre attention sur la distinction entre les critères d’admissibilité de l’article 27, d’après lequel, en théorie, un média sans présence en ligne pourrait satisfaire à ces critères, mais je distingue entre admissible et en mesure de profiter du cadre. Le cadre concerne la valeur de négociation quand des nouvelles sont rendues disponibles et distribuées en ligne. Si le média n’est pas présent en ligne, même si, en théorie, il est admissible, le cadre ne lui procurera aucun avantage, parce que, en fin de compte, rendu au bout, à l’arbitrage sur l’offre définitive, il s’agit alors des critères concernant l’échange de valeurs entre la plateforme et l’entreprise de nouvelles, et aucun échange n’a lieu si la plateforme n’offre pas de nouvelles.
La sénatrice Dasko : Pourquoi, en premier lieu, une de ces organisations serait-elle admissible? Je ne vois pas. L’un des critères d’admissibilité ne devrait-il pas être une présence de contenus de nouvelles en ligne? Pourquoi est-ce que ce serait d’abord là?
M. Ripley : Dans la pratique, c’est un éventail. Il est certain que des entreprises de nouvelles possèdent des stratégies très évoluées concernant les nouvelles en ligne tandis que d’autres sont moins bien pourvues. L’éventail va d’une présence très limitée en ligne à, manifestement, des modèles économiques entièrement numériques dépourvus désormais de tout tirage imprimé. Il n’est pas exagéré de dire que ceux qui se trouvent à l’extrémité de l’éventail qui dépend d’un tirage physique ont peu de chances de tirer leur épingle du jeu.
Le présent est numérique, et nous le savons. Je ne conteste pas que, dans certains cas et certains modèles économiques, il continuera d’y avoir un rôle pour les tirages physiques, mais la tendance est vers plus de numérique. Comme les entreprises nouvelles vont dans cette direction, tant qu’elles satisfont aux critères d’admissibilité, il pourrait y avoir plus de valeur à négocier.
La sénatrice Dasko : La notion d’équité — de juste rémunération — est un principe de base du projet de loi. Le sénateur Harder, dans son allocution mémorable, a souligné que le principe était la notion d’équité.
Quels sont, exactement, les facteurs d’équité? Allons-nous voir un jour de quels éléments sont faits les accords en vigueur? Le CRTC en viendra-t-il à une méthode pratique de pondération des divers facteurs pris en considération pour traduire l’équité?
M. Ripley : Merci pour la question.
J’ai quelques éléments de réponse. Effectivement, le CRTC aura accès aux accords; en fait, il aura accès à ces accords et s’assurera qu’ils satisfont aux critères de l’article 11. L’un de ces critères, notamment — le premier — est que les accords « prévoient une indemnisation équitable des entreprises de nouvelles pour le contenu de nouvelles rendu disponible par l’intermédiaire de nouvelles numériques ». Il en découle, par nature, la nécessité d’une évaluation. Dans l’examen des accords, le CRTC pourra constater des différences et des échanges de valeurs différentes, mais, si un accord semble aberrant, par excès ou par défaut, cette évaluation devra avoir lieu.
C’est le premier...
La sénatrice Dasko : Une évaluation de quoi?
M. Ripley : Une évaluation de l’échange de valeur réalisé. Par exemple, je m’attends à ce que ce comité entende parler des petits médias qui, s’ils obtiennent un accord, s’inquiètent de ne recevoir qu’une somme modique de la part d’une plateforme. « Voici votre chèque symbolique. Maintenant, allez-vous-en, s’il vous plaît. » L’article 11 est rédigé de manière à éviter précisément une situation où vous avez certains...
Le président : Je dois interrompre nos témoins, car le temps de la sénatrice Dasko est écoulé.
Le sénateur Quinn : Je vous souhaite à nouveau la bienvenue. J’ai quelques courtes questions.
En ce qui concerne le bénéfice estimé de 215 millions de dollars pour l’industrie, lorsque j’ai parlé avec des représentants d’une plateforme, ils ont souligné que le secteur des nouvelles ne représentait qu’une petite partie de leurs activités et qu’il n’était pas très important. Je leur avais demandé s’ils avaient une idée de ce que la diffusion de nouvelles signifiait exactement sur le plan de la croissance de la publicité.
En ce qui concerne les 215 millions de dollars, disposez-vous d’une analyse plus détaillée? J’essaie de comprendre si ces 215 millions de dollars représentent les revenus perçus par les plateformes grâce à la diffusion de nouvelles.
M. Ripley : Je vous remercie de la question, sénateur. Ce sujet nous ramène à l’échange que j’ai eu avec la sénatrice Wallin et que nous n’avons pas pu terminer.
Les 215 millions de dollars ne sont qu’une estimation. Si le cadre était appliqué comme en Australie, il s’agirait de la valeur et de l’incidence qu’il aurait sur le marché canadien. C’est ce que représentent les 215 millions de dollars. Comme la sénatrice Wallin, j’ai également entendu les représentants des plateformes dire que leur modèle d’affaires ne dépendait pas des nouvelles et qu’ils n’en tiraient pas de valeur. Nous disposons de peu de données publiques que nous pouvons analyser pour savoir si c’est le cas.
Ce que nous savons, d’après les données de Comscore et d’autres sources de ce genre — et qui fait contrepoids à ceux qui disent « cela ne fait pas vraiment partie intégrante de notre modèle d’affaires » —, c’est que les Canadiens utilisent ces plateformes pour lire les nouvelles et trouver de l’information. Beaucoup de données montrent que ces plateformes sont bien placées pour agir comme passerelle vers les nouvelles et l’information.
Je reviens donc à reconnaître — et nous pouvons certainement débattre de la mesure dans laquelle les plateformes en profitent financièrement — que les Canadiens utilisent ces plateformes pour accéder aux nouvelles et à l’information, et les données le confirment.
Le sénateur Quinn : Ma dernière question est la suivante : l’expérience australienne démontre-t-elle que l’adoption de cette approche a eu une incidence sur ce que les consommateurs doivent payer pour accéder à ces plateformes?
M. Ripley : Pas à ma connaissance, sénateur.
Le sénateur Quinn : Nous pourrions donc nous attendre à la même chose ici. D’accord, je vous remercie.
Le président : Monsieur Ripley, vous semblez toujours être le témoin préféré de ce comité; il y a déjà quatre sénateurs qui veulent poser des questions au deuxième tour. Nous avons tant de questions et si peu de temps. Il ne nous reste que quatre ou cinq minutes, et je tiens à ce que toutes les questions complémentaires soient posées. À cet effet, je demanderai à mes collègues de s’en tenir à deux minutes, et je demanderai au témoin de faire de même. Soyez bref.
Je vais commencer.
Je reviens aux 215 millions de dollars. Quel pourcentage de ces 215 millions de dollars provient de Google et de Facebook? Que se passe-t-il s’ils se retirent; qu’adviendrait-il de cette projection de 215 millions de dollars?
Voici ma dernière question : avec ce projet de loi, le gouvernement souhaite, en partie, s’attaquer à la désinformation. Pourriez-vous nous expliquer comment cela fonctionnera?
M. Ripley : Je vous remercie, sénateur.
Pour ce qui est du pourcentage de ces 215 millions de dollars attribué à Google et Facebook, je répète que nous basons nos chiffres sur le modèle australien, et sur ce que nous savons ou ce que nous avons entendu à propos de ce qui s’est passé là-bas, bien qu’il n’y ait pas de preuve formelle à l’appui. Nous avons quand même entendu officieusement qu’en Australie, environ deux tiers de ce montant provenaient de Google, et un tiers de Facebook. Voilà ce qu’on nous a raconté. Vous pouvez tirer vos propres conclusions en ce qui concerne l’incidence de ces plateformes sur les 215 millions de dollars.
Si le projet de loi ne s’appliquait pas à l’une de ces plateformes parce qu’elle décidait de se retirer du marché des nouvelles, la valeur diminuerait.
Le président : L’un des objectifs déclarés de ce projet de loi est de s’attaquer à la désinformation. Comment définissez-vous cela et comment cet objectif sera-t-il atteint?
M. Ripley : Il s’agit d’assurer une source de revenus viable aux entreprises de nouvelles professionnelles qui souscrivent à des codes de déontologie journalistique, et de faire en sorte que le marché des nouvelles dispose de sources fiables de nouvelles et d’informations vers lesquelles les Canadiens peuvent se tourner.
[Français]
Le sénateur Cormier : Sans être trop technique, je vous ramène à l’article 32 sur la question des accords avec un groupe. Ça dit bien que le groupe d’entreprises de nouvelles admissible qui conclut un accord avec un exploitant doit déposer une copie de l’accord.
Est-ce qu’une entreprise de nouvelles qui conclut seule une entente aura aussi l’obligation de déposer un rapport au CRTC?
M. Ripley : De façon pratique, oui, si l’entente fait partie de la demande d’exemption. Donc, il va falloir faire la preuve que les ententes respectent les critères de l’article 11.
L’article que vous avez cité existe parce que, effectivement, un des effets du projet de loi est de donner une exemption dans le cadre de la Loi sur la concurrence. On voulait s’assurer qu’il y ait toujours un régulateur qui a un aperçu de la situation dans le contexte où les entreprises de nouvelles peuvent maintenant agir de façon collective, donc il s’agit d’une mesure de protection.
Le sénateur Cormier : Merci.
La sénatrice Miville-Dechêne : La Chambre des communes a élargi fortement la portée du projet de loi en ayant de 650 à 750 médias couverts. Or, vous venez de le dire, les petits médias comme les médias universitaires et communautaires n’ont pas de valeur financière sur les grandes plateformes.
N’y a-t-il pas une certaine hypocrisie dans tout cela? Oui, il faut effectivement financer les médias communautaires, mais vous parlez de valeur dans votre projet de loi; or ces médias n’ont pas de valeur pour les grandes plateformes. À moins que je ne m’abuse.
M. Ripley : Il est certain qu’il y a des modèles numériques, de très petites entreprises dont le modèle est lié à la distribution numérique. Ce n’est pas juste de dire que toutes les petites entreprises n’ont pas de valeur. Nous avons des exemples de petites entreprises dont la valeur existe en ligne.
La sénatrice Miville-Dechêne : Je songe aux médias communautaires et aux médias plus traditionnels.
M. Ripley : Comme je l’ai mentionné plus tôt, ce sera un défi pour eux. On leur donne un outil important dans le sens qu’ils peuvent négocier de façon collective, mais, oui, à la fin, si vous allez jusqu’à la fin, la décision d’un arbitrage s’appuie sur l’échange de valeurs et, oui, c’est fondé sur ce concept.
La sénatrice Miville-Dechêne : Merci.
[Traduction]
Le sénateur Cardozo : J’ai deux questions rapides. L’une des critiques envers ce projet de loi est qu’il donne trop de latitude au CRTC ou au gouvernement pour décider quelles entreprises de nouvelles seront habilitées à conclure des ententes et lesquelles ne le seront pas, et quelles entreprises tireront profit du régime. Qu’en pensez-vous? Mon autre question a trait au CRTC. A-t-il, selon vous, la capacité et l’expertise nécessaires pour jouer le rôle que nous lui assignons?
M. Ripley : Pour ce qui est de la première question, comme nous l’avons souligné, les critères d’admissibilité énoncés à l’article 27 ont été élargis. Ils incluent désormais une très grande partie du secteur des nouvelles, dont les entités qui ont le statut d’organisation journalistique canadienne qualifiée, celles qui remplissent les critères énoncés à l’alinéa b), les titulaires de licence, les radiodiffuseurs de la communauté autochtone et les médias d’information autochtones. Bon nombre d’entreprises de nouvelles peuvent faire une demande et faire l’objet du processus de négociation. Le gouvernement a toujours été clair sur le fait qu’en fin de compte, l’article 11 exige un investissement important dans la diversité du marché canadien des nouvelles, mais il ne garantit pas que chaque entreprise de nouvelles obtiendra un accord. Ce n’est pas l’objectif du projet de loi.
En ce qui concerne votre deuxième question, le gouvernement estime que le CRTC a la capacité nécessaire et est le bon organisme de réglementation pour remplir ce mandat. Ce qui est proposé est un cadre très différent de la Loi sur la radiodiffusion, de la Loi sur les télécommunications ou de la nouvelle position du CRTC en tant qu’organisme de réglementation plus proactif. Au bout du compte, il s’agit de contrôler et de superviser le cadre d’arbitrage sur l’offre finale, s’il était adopté. Sur ce point, le CRTC possède une grande expertise étant donné qu’il exerce des fonctions très semblables dans le contexte de la radiodiffusion.
Le président : Je vous remercie, chers collègues, et je vous remercie, monsieur Ripley et mesdames Paré et Ranger de vos témoignages aujourd’hui. Merci, chers collègues, de votre coopération.
Pour notre deuxième groupe de témoins, nous accueillons Jean-Hugues Roy, journaliste et professeur à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal, qui se joint à nous par vidéoconférence; l’honorable Konrad von Finckenstein, ancien président du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes; et Chris Pedigo, vice-président principal, Affaires gouvernementales, Digital Content Next. Nous vous souhaitons la bienvenue et vous remercions de vous joindre à nous.
Nous allons commencer avec les déclarations préliminaires. M. Jean-Hugues Roy débutera et il sera suivi de M. Konrad von Finckenstein, puis de M. Chris Pedigo. Vous disposerez chacun de cinq minutes. Nous passerons ensuite à la période de questions et réponses.
[Français]
Monsieur Roy, vous avez la parole.
Jean-Hugues Roy, journaliste et professeur, École des médias, Université du Québec à Montréal, à titre personnel : Merci, monsieur le président. Merci à tous, sénatrices et sénateurs, de me recevoir aujourd’hui.
Je suis déjà intervenu en février auprès de certaines personnes dans la salle pour dire que projet de loi C-18 est le moins mauvais projet de loi auquel on peut parvenir. Je le vois comme un bon mécanisme de redistribution de la richesse. Les plateformes numériques font une partie de leur fortune grâce à des contenus d’information. Il est normal qu’une partie de cet argent revienne aux producteurs de cette information.
Le projet de loi s’applique à de petits médias, c’est bon. Les organisations journalistiques qui vont en bénéficier doivent adhérer à un code de déontologie, c’est une bonne nouvelle.
Cependant, le mécanisme de négociation semble complexe. Y aura-t-il de la transparence? J’ai lu l’article 86, mais est-ce qu’on saura précisément qui recevra combien? Cela reste à voir.
J’ai lu et consulté les mémoires qui ont été présentés à votre comité. Celui de l’Internet Society, le chapitre canadien, m’a interpellé plus particulièrement. Je suis d’accord avec plusieurs points de ce mémoire, notamment quand l’Internet Society dit que le projet de loi C-18 part du principe que les plateformes s’approprient la valeur du contenu de l’information. Les plateformes ont simplement réussi à mieux s’adapter au modèle numérique, au modèle d’affaire des médias, au monde numérique.
Par ailleurs, l’Internet Society dit qu’une solution plus efficace serait de créer un fonds. Je suis d’accord avec cela aussi. L’Internet Society dit que ce serait un moyen plus élégant et équitable de financer l’information, et ce serait plus pérenne également, à mon avis.
Cependant, il y a un argument dans son mémoire qui est un argumentum ad metum, c’est-à-dire un appel à la peur. Quand ils disent que Meta a annoncé que si le projet de loi C-18 était adopté, il allait empêcher les utilisateurs canadiens de transmettre des liens vers des contenus d’information et qu’Alphabet est en train d’envisager également de désindexer les sources d’information au Canada, que cela pose un risque de désinformation.
C’est un argument que je n’admets pas. À l’approche d’une réglementation, les entreprises qui modifient leurs produits d’une façon telle que cela a un impact sur la qualité de la vie démocratique du pays, à mon avis, sont de piètres citoyens corporatifs. Je vous invite à ne pas céder à cet argument. Les Canadiens s’informent au moyen de ces plateformes, alors les parlementaires doivent s’assurer que les Canadiens accèdent à une information de qualité. Les législateurs doivent donc sévir contre des entreprises qui voudraient priver les Canadiens d’une information de qualité.
Quand j’ai reçu l’invitation du comité, la semaine dernière, je travaillais sur un projet de recherche pour savoir comment l’information québécoise voyage dans les médias sociaux, donc j’ai accéléré un projet de recherche. Je vous en présente les grandes lignes immédiatement.
J’analyse les contenus de 300 pages Facebook de médias d’information du Québec, en anglais et en français. J’ai un échantillon d’environ 1 700 000 publications entre janvier 2012 et mars 2023. Je voudrais pouvoir partager mon écran, mais j’ai un document imprimé pour vous montrer l’évolution des interactions que ces publications ont suscitées au cours des 10 dernières années. Je vais vous en présenter ici l’évolution dans le temps.
On voit qu’au cours des deux dernières années, les interactions de ces publications médiatiques ont diminué, génèrent moins d’interactions — 30 % moins d’interactions entre mars 2021 et mars 2023. Qu’est-ce qui se passe? Est-ce que Facebook, Meta est en train de réduire, louer les interactions de ses abonnés sur les contenus d’information?
Pour comparer cela, j’ai pris un autre échantillon d’environ 1 500 000 publications non médiatiques au Canada, en français, pour conclure que non, cette diminution des interactions ne touche pas ces autres publications. Elles vivent le phénomène inverse : les interactions suscitées par ces pages Facebook ont connu une croissance de 27 % au cours des deux dernières années. Il se passe quelque chose du côté de Facebook, manifestement, selon ces données.
J’ai aussi étudié ce qui arrive lorsqu’on enlève l’information de Facebook. Ce qui reste, ce sont des pages, des contenus que je qualifierais d’insignifiants. Beaucoup de contenus viraux. Il y a aussi plusieurs politiciens et politiciennes qui ont des pages politiques, des pages du gouvernement. On voit aussi plusieurs pages de contenu religieux qui ressortent du lot. Oui, il y a de la désinformation qui ressort du lot, des pages comme Québec fier, par exemple, font partie des pages non médiatiques qui suscitent le plus d’interactions au moment où on se parle dans Facebook.
Pour moi, le journalisme est un rempart contre la désinformation. S’il y avait quelque chose que vous pouviez faire pour les Canadiens, je vous demande de penser d’abord et avant tout aux Canadiennes et aux Canadiens. Ils ont besoin d’une information de qualité et les plateformes numériques sont un moyen par lequel cette information de qualité leur parvient.
En dépit de ses imperfections, il faut adopter le projet de loi C-18. Les Canadiens ont trop attendu. Il faut quand même travailler immédiatement à une version 2 d’un projet de loi qui permettrait aux Canadiens et aux Canadiennes de continuer d’avoir accès à de l’information de qualité et qui passerait par la création d’un fonds.
Voilà ce que j’avais à vous dire aujourd’hui.
Le président : Merci beaucoup. Maintenant, c’est monsieur Konrad von Finckenstein qui a la parole.
[Traduction]
L’honorable Konrad von Finckenstein, ancien président, Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, à titre personnel : Je vous remercie de m’avoir invité à formuler des commentaires au sujet du projet de loi C-18. Comme vous le savez, j’ai été président du CRTC pendant cinq ans et, à ce titre, mes observations porteront principalement sur le travail du CRTC et sur la façon dont il pourrait être facilité.
Je n’appuie pas du tout le concept sous-jacent du projet de loi, mais ce dernier a été adopté par la Chambre des communes, et il s’agit maintenant de voir comment nous pouvons le modifier pour l’améliorer. Lors de l’application de nouvelles mesures législatives, les détails et les critères objectifs définis dans le projet de loi sont d’une grande utilité. Pour le responsable de la mise en œuvre ou l’administrateur des nouvelles mesures, le flou est une très mauvaise chose, car il entraîne la gestion d’un grand nombre de demandes, de contestations, de retards, d’appels et de points de décision avant de pouvoir assurer le bon fonctionnement des nouvelles mesures.
L’essentiel de ce projet de loi est assez clair. Les intermédiaires de nouvelles numériques doivent s’identifier et s’enregistrer auprès du CRTC. Ils doivent ensuite négocier avec les entreprises de nouvelles admissibles. Si la négociation n’aboutit pas, il y a médiation et, enfin, arbitrage.
Voici quelques améliorations que j’aimerais vous proposer. Tout d’abord, qui sont les intermédiaires de nouvelles numériques? Le projet de loi ne les définit pas du tout. Il dit simplement :
... au vu de facteurs spécifiques, il existe un déséquilibre important entre le pouvoir de négociation de l’exploitant et celui des entreprises de nouvelles;
a) la taille de l’intermédiaire ou de l’exploitant;
b) le fait que le marché de l’intermédiaire donne ou non à l’exploitant un avantage stratégique par rapport aux entreprises de nouvelles;
c) le fait que l’intermédiaire occupe ou non une position de premier plan au sein du marché.
Tous ces concepts sont relatifs. Ils n’ont rien d’objectif. De quel marché parle-t-on, de quel déséquilibre parle-t-on? À tout le moins, cela devrait être énoncé plus précisément afin que personne ne puisse dire : « Cela ne s’applique pas à moi » ou « Je devrais être exempté », et cetera.
Je vous suggère donc d’introduire des critères objectifs dans le projet de loi. Il me semble que nous voulons cibler les grands intermédiaires de nouvelles numériques, c’est-à-dire ceux qui ont un revenu annuel d’au moins 70 millions de dollars ou qui comptent un million d’utilisateurs — quelque chose du genre —, mais vous avez besoin d’un critère objectif pour le définir.
Ensuite, que négocie-t-on? Le projet de loi est très vague à ce sujet. Nous pouvons y lire :
Le processus de négociation est limité aux questions relatives à la mise à disposition par l’intermédiaire de nouvelles numériques concerné d’un contenu de nouvelles produit par le média d’information...
Ce passage ne répond pas à la question. Quand ces parties se réunissent-elles? Sur quoi vont-elles négocier? En fait, leurs négociations portent sur la valeur des données qu’obtiennent les intermédiaires de nouvelles numériques. Ils reçoivent d’énormes quantités de données de la part des gens qui consultent les nouvelles. Il ne s’agit donc pas de nouvelles, mais de données d’utilisateurs. Les intermédiaires peuvent ajouter ces données à celles qu’ils possèdent déjà et les vendre à des gens qui font de la publicité ciblée. Voilà ce dont il s’agit.
Le projet de loi devrait préciser que l’objet de la négociation est d’abord la valeur des données obtenues par les intermédiaires de nouvelles numériques en établissant des liens avec les entreprises de nouvelles admissibles, et ensuite, le montant de cette valeur qui devrait être partagé avec les entreprises de nouvelles admissibles. Voilà de quoi il est question : les données.
Quel est le résultat du projet de loi? Curieusement, le projet de loi l’énonce indirectement à l’article 11, où il est écrit que vous pouvez faire l’objet d’une exemption si vous remplissez les conditions suivantes : une indemnisation équitable; une partie convenable de la production de nouvelles locales, régionales et nationales; aucune atteinte à la liberté d’expression et à l’indépendance journalistique; une contribution à la viabilité du marché canadien des nouvelles; les entreprises de nouvelles locales et indépendantes en bénéficient; et cetera. Tous ces objectifs sont en fait des objectifs du gouvernement; ce ne sont pas des objectifs privés. Ils sont censés figurer dans l’accord conclu par l’intermédiaire de nouvelles numériques avec l’entreprise de nouvelles, afin que celui-ci puisse bénéficier d’une exemption, mais ils devraient également figurer dans chaque accord négocié. Ils devraient être suivis et appliqués par le CRTC.
Le CRTC est le seul organisme qui peut décider si les intermédiaires contribuent à la viabilité du marché canadien des nouvelles ou s’ils interfèrent avec la liberté d’expression, et cetera. Vous ne voulez pas que Google soit l’organisme qui établisse si la liberté d’expression a été entravée ou non. Il n’est pas logique de faire peser ces obligations sur les intermédiaires de nouvelles numériques. Il s’agit d’obligations gouvernementales ou du moins d’obligations qui devraient être appliquées par le gouvernement.
Enfin, le projet de loi contient une disposition contre la préférence indue, la discrimination et l’imposition d’un désavantage déraisonnable. Toute entreprise de nouvelles admissibles qui se sent visée par ces éléments peut s’adresser au CRTC et demander une réparation. Le CRTC tiendra une audience. Le cas échéant, il peut rendre des ordonnances et imposer des pénalités pouvant aller jusqu’à 10 millions de dollars. Cela ne reflète pas vraiment la réalité. Nous parlons de décisions de classement. Ces décisions sont prises par des machines, des ordinateurs et des algorithmes. Voulez-vous que chaque décision de classement puisse faire l’objet d’un appel devant le CRTC? Ce serait tout à fait impossible à gérer.
Vous voulez vous concentrer sur l’algorithme utilisé par Google ou Facebook. Cet algorithme est-il exempt de partialité, de discrimination et de favoritisme envers ces plateformes ou un autre joueur? Si ce n’est pas le cas, le texte devrait être modifié comme suit : « Toute personne qui estime que l’algorithme est conçu pour lui nuire peut faire appel au CRTC. Le CRTC peut examiner la situation et c’est seulement dans ce cas que le fardeau est inversé. » En d’autres termes, les allégations doivent être démenties par Google ou Facebook, et non l’inverse. Dans l’état actuel des choses, chaque allégation est considérée comme vraie et doit être réfutée ou débattue par l’intermédiaire de nouvelles numériques. Ce n’est pas logique.
Je vous ai remis en annexe quatre amendements qui, je pense, régleraient ces quatre points. Je suis à votre disposition pour répondre à toute autre question que vous pourriez avoir. Je vous remercie.
Le président : Merci beaucoup. Nous passons maintenant à M. Pedigo.
Chris Pedigo, vice-président principal, Affaires gouvernementales, Digital Content Next : Bonjour. Je vous remercie de m’avoir invité à témoigner.
Digital Content Next (ou DCN) est la seule association professionnelle au service des entreprises de contenu numérique original de haute qualité qui gère des relations directes et de confiance avec les consommateurs et les responsables de la commercialisation. Nous comptons parmi nos membres plus de 60 entreprises de médias de tous les segments du marché, des grandes entreprises aux entreprises de taille moyenne, en passant par les nouveaux venus qui se taillent une place sur les marchés spécialisés dans le domaine de la diffusion de contenu original sur le Web. Nous comptons parmi nos membres le New York Times, le Boston Globe, Dow Jones, le Guardian, le Philadelphia Inquirer et même la Ligue majeure de baseball.
Digital Content Next est heureux de réitérer son soutien au projet de loi C-18. Comme certains d’entre vous le savent, nous avons appuyé des projets de loi semblables, y compris en Australie, qui a adopté sa version en 2021. À une époque où les parlements du monde entier enquêtent sur la façon dont le duopole de Google et Facebook s’est emparé de la quasi-totalité de la croissance de la publicité numérique, drainant ainsi l’élément vital de la presse locale, nous devons apprendre et nous inspirer des travaux des autres, comme vous le feriez en adoptant le projet de loi C-18.
Dans mon témoignage d’aujourd’hui, j’aimerais souligner brièvement ce que nous considérons comme les éléments les plus importants, puis je serai heureux de répondre à vos questions sur le marché plus large de la publicité numérique.
À des fins de mise en contexte, je travaille pour Digital Content Next depuis plus de 10 ans et j’ai plus de 20 ans d’expérience dans la représentation d’entreprises, d’organismes sans but lucratif et d’associations commerciales dans le monde entier.
À propos du projet de loi C-18, je dirais premièrement que cela contribuerait à rééquilibrer les pouvoirs de négociation entre les parties. L’image de marque des producteurs de nouvelles inspire confiance. Elle constitue un gage de qualité. L’inclusion de contenus de nouvelles provenant des grands médias d’information dans les plateformes numériques influe considérablement sur les habitudes quotidiennes de navigation sur Internet et d’utilisation des médias sociaux des Canadiens, qui ont permis à Google et à Facebook de devenir des plateformes dominantes. Par exemple, au cours de la dernière décennie, les deux sociétés ont parfois enregistré 80 % ou 90 % de la croissance progressive du marché de la publicité numérique. Autrement dit, pour chaque 5 milliards de dollars de croissance du marché, 4 milliards sont allés directement à Google et à Facebook.
L’absence de protection et de droits de négociation pour ces contenus de même que l’accès quasi illimité aux données du Web pour le microciblage publicitaire ont engendré un marché où les producteurs de nouvelles et leur contenu sont devenus des produits interchangeables. Le projet de loi C-18 protégerait la propriété intellectuelle des producteurs de nouvelles et établirait un équilibre entre le pouvoir de négociation de ces entreprises et celui des plateformes en ligne, qui permettrait aux premières de recevoir une rémunération équitable et qui encouragerait par le fait même la liberté et la pluralité de la presse.
Deuxièmement, le projet de loi à l’étude laisse le marché déterminer à combien s’élèvera la rémunération versée aux producteurs de nouvelles pour leur contenu ainsi que le mode de paiement. Cette approche flexible permet à différents types de producteurs de nouvelles de conclure un accord adapté à leurs besoins. Certaines entreprises en démarrage préféreront peut-être sacrifier des revenus pour accroître leur nombre d’utilisateurs, tandis que les producteurs de nouvelles établis voudront peut-être de leur côté maximiser le rendement de leur image de marque.
Selon nous, le gouvernement ne devrait pas établir les taux. La disposition relative à l’« arbitrage sur l’offre finale » est une solution élégante permettant d’accélérer les négociations et d’arriver à un accord équitable.
Troisièmement, le projet de loi s’applique seulement aux situations qui présentent un grand déséquilibre entre les pouvoirs du producteur de nouvelles et ceux de l’intermédiaire, ou plateforme. Soulignons surtout que les producteurs de nouvelles auraient le choix de participer ou non, mais pas les grandes plateformes.
Quatrièmement, le projet de loi ne change d’aucune manière la structure ou la forme du Web et n’instaure pas de paiements pour les liens. En Australie, des heures ont été consacrées à la réfutation de la mésinformation véhiculée par les défenseurs de Google et de Facebook, qui prétendaient que cette loi allait détruire Internet. Or, Internet fonctionne encore très bien en Australie.
Cinquièmement, le projet de loi permet aux producteurs de nouvelles de négocier collectivement ou individuellement. Il est en effet important de leur fournir cette latitude. Comme je l’ai mentionné, il est facile d’imaginer que certains producteurs préféreront négocier individuellement les aspects qui se rapportent à leur image de marque. Les petits et moyens producteurs, toutefois, pourraient trouver plus efficace de mettre en commun leurs ressources et de négocier en groupe. Le projet de loi procure un cadre souple qui permettra à une variété de nouveaux producteurs de nouvelles d’accéder à davantage de ressources.
En somme, nous soutenons le projet de loi C-18, la Loi sur les nouvelles en ligne, car la réforme qu’il propose est raisonnable et nécessaire. Grâce aux mécanismes de négociation axés sur le marché qu’il instaure, les nouveaux producteurs de nouvelles recevront une rémunération équitable en échange du contenu qu’ils créent et que les grandes plateformes prennent, diffusent et utilisent pour vendre de la publicité. Pour que le marché canadien de l’information perdure, il est essentiel de fournir des règles du jeu équitables aux grands producteurs de contenu de qualité et fiable. Nous exhortons le comité à faire avancer le projet de loi.
Merci encore de m’avoir invité à comparaître. Je suis prêt à répondre aux questions.
Le président : Merci beaucoup. Nous allons amorcer la période de questions.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Je vais poser ma question à M. Roy, professeur à l’UQAM. Je veux d’abord dire en toute transparence que Jean-Hugues Roy et moi avons été collègues, il y a 15 ans, à Radio-Canada.
Monsieur Roy, j’aimerais vous entendre sur deux questions. La première est la suivante : je crois que vous avez travaillé aussi sur la valeur des nouvelles au Canada pour des plateformes comme Google et Facebook et que vous avez fait des évaluations. Alors, j’aimerais savoir quelles sont ces évaluations et si ces estimations sont solides?
Par ailleurs, êtes-vous en mesure d’estimer, du côté des médias, ce qui est plus complexe, la valeur du fait d’être répercuté sur les médias sociaux? Est-ce qu’on est capable de juxtaposer ces deux valeurs? Peut-être pas.
Je voudrais vous entendre d’abord sur cette question.
M. Roy : Merci pour la question, sénatrice Miville-Dechêne.
Oui, j’ai fait des estimations et c’est très difficile d’y arriver. Tout à l’heure, j’ai indiqué que la richesse générée par ces plateformes s’appuie en partie sur le contenu de l’information. Donc, j’enseigne le journalisme et c’est important pour moi que les étudiants et étudiantes aient de l’emploi. Pour cela, il faut qu’il y ait un écosystème de l’information robuste au Canada.
Quelle est la valeur de l’information qui circule sur les plateformes? C’est une information que j’essaie de trouver depuis longtemps. Il est difficile de le faire pour Alphabet et Google, mais pour Facebook, c’est possible; on a des données accessibles. Le chiffre d’affaires de Facebook nous donne le chiffre d’affaires pour le Canada, d’une part. Par ailleurs, Facebook ou Meta a un outil qui s’appelle CrowdTangle; c’est celui que j’ai utilisé pour concevoir les graphiques que je vous ai montrés. Il nous permet de voir les interactions suscitées par différents contenus. Lorsqu’on prend les contenus d’information dans Facebook, j’ai estimé que bon an, mal an, environ 5 % des revenus que Facebook ou Meta a gagnés au Canada sont attribuables à la circulation des contenus d’information.
C’est une estimation qui est imparfaite, à laquelle j’arrive avec les données auxquelles Facebook nous donne accès, mais cela équivaut à environ 200 millions de dollars canadiens en 2021 et en 2022, pour chacune de ces deux années.
Par ailleurs, quelle est la valeur que les médias d’information reçoivent de Facebook? C’est très difficile à évaluer. Facebook dit que les médias, grâce à l’achalandage que Facebook et Google amènent sur les médias canadiens, que ces derniers peuvent vendre de la publicité en ligne. Cependant, c’est de plus en plus difficile de le faire compte tenu de la domination de ces deux entreprises sur le marché publicitaire numérique au Canada.
La sénatrice Miville-Dechêne : Deuxième question : vous avez fait allusion, dans votre intervention préliminaire, à la complexité de ces négociations.
J’aimerais vous entendre parler de façon plus précise de ces négociations à venir, parce qu’on sait qu’au Québec, par exemple, de grands joueurs comme La Presse et Québecor n’ont pas encore d’ententes avec les grandes plateformes. Donc, quelles sont les complications que vous voyez venir dans ces négociations?
M. Roy : Il y a un nombre effarant de joueurs au Canada, cela s’est même complexifié. Il y a quelques années, on parlait de concentration de la propriété des médias; on assiste depuis une quinzaine d’années à un phénomène de déconcentration.
Plusieurs groupes de presse se départissent de leurs propriétés. Par exemple, au Québec, Power Corporation possédait sept quotidiens. De ces sept quotidiens, il y en a un, La Presse, qui est devenue un organisme sans but lucratif; les six autres ont créé une coopérative. Transcontinental possédait plusieurs hebdomadaires qui se sont brisés en une demi-douzaine de plus petits joueurs, incluant Métro Média, à Montréal.
Bref, il y a une multiplicité d’entreprises de presse, et négocier avec chacune de ces entités, c’est ce qui m’apparaît complexe.
La sénatrice Miville-Dechêne : Est-ce complexe ou impossible?
M. Roy : C’est possible, mais difficile.
Le sénateur Cormier : Ma première question s’adresse aussi à M. Roy et concerne le processus de négociation.
Vous avez parlé des enjeux que vous voyez autour de ces processus. Je me demande comment vous imaginez les négociations et le pouvoir de négociation des petits médias dans ce contexte. Est-ce qu’ils seront adéquatement outillés pour négocier, et si vous jugez que non, est-ce qu’à l’intérieur ou à l’extérieur du projet de loi, il doit y avoir des mesures afin de les aider à acquérir cette capacité de négocier?
Que pouvez-vous nous dire à ce sujet, monsieur Roy?
M. Roy : Le projet de loi C-18 m’apparaît comme une façon de protéger les plus petits médias, l’article 11 me semble garantir cet accès, même pour les plus petits joueurs, au processus de négociation. Que ce soit l’Acadie Nouvelle ou le Daily Herald de Prince Albert, en Saskatchewan, je ne vois pas pourquoi ces petites entités seraient exclues.
Le sénateur Cormier : Est-ce qu’ils ont toute la valeur commerciale pour inciter vraiment Google et Facebook à entrer en négociations avec eux?
M. Roy : Si je comprends bien le projet de loi, ce n’est pas à Google ou Facebook de décider s’ils négocient ou pas. La loi leur demande de négocier des ententes avec une variété d’acteurs et, selon ma compréhension, cela devra inclure aussi de plus petits joueurs locaux ou régionaux.
Le sénateur Cormier : Dans l’article de l’entrevue que vous avez donnée dans Le Devoir, vous avez dit être surpris de l’ampleur des retombées économiques que le directeur parlementaire du budget avait émises, et vous évoquiez une crainte que ce mécanisme remplace les crédits d’impôt attribués aux entreprises de médias.
Pouvez-vous nous parler de cette préoccupation?
M. Roy : Il faudra s’assurer que cela ne les remplace pas, que le projet de loi C-18 ne permet pas au gouvernement canadien d’éliminer le programme de crédit d’impôt mis en place. Il a déjà quelques années et, selon ma compréhension, il viendra à échéance en 2024.
Donc, le programme de crédit d’impôt permet de financer l’information locale partout au pays. Pour moi, il faudra que cela continue. Par ailleurs, la chute des revenus publicitaires est telle qu’il faudra un nouveau mécanisme, et le projet de loi C-18 me paraît être un bon mécanisme pour pallier cette chute des revenus publicitaires. À mon sens, les deux mécanismes devront survivre.
Le sénateur Cardozo : J’aimerais poser mes questions tout de suite.
Monsieur Roy, que pensez-vous du modèle qui a été proposé ici, selon lequel le CRTC joue le rôle clé? Selon vous, le CRTC a-t-il la capacité de mettre en œuvre la loi?
Les questions s’adressent aussi à M. von Finckenstein, car il était le président du CRTC et du Bureau de la concurrence Canada.
[Traduction]
Quel serait, selon vous, l’organisme le mieux taillé pour ce rôle?
Monsieur Pedigo, je présume que vous soutenez activement le projet de loi depuis le départ. Selon votre expérience en Australie et ailleurs dans le monde, que pense-t-on dans différents pays de la nécessité d’un projet de loi de cette teneur?
[Français]
M. Roy : Merci pour la question, monsieur le sénateur.
Je vais tout de suite vous dire que je ne suis pas certain d’être la meilleure personne pour vous répondre. M. von Finckenstein me paraît mieux qualifié que moi pour répondre à votre question, je lui laisse la parole.
[Traduction]
M. von Finckenstein : La tâche sera ardue pour le CRTC. Ces gens n’ont pas l’habitude de travailler dans ce domaine. Ils connaissent assez bien l’arbitrage et ainsi de suite, mais dans ce cas-ci, il leur faudra ériger toute une structure. Le projet de loi exige la création d’un code de conduite qui établira en détail ce que les parties peuvent faire. Le CRTC pourra évidemment s’inspirer du code de conduite d’un autre organisme et le modifier, mais cela demeure une tâche monumentale.
Ce n’est pas dans la nature du CRTC d’exercer une supervision. Son rôle est plutôt de nature décisionnelle. Il devra agir en modérateur. Il lui faudra en effet laisser les deux parties suivre le processus et n’intervenir qu’au besoin pour faire débloquer les choses, pour ensuite retourner à son rôle de supervision, et ainsi de suite.
Ce n’est certainement pas au-delà des compétences du CRTC. Ces gens n’ont pas l’habitude de faire ce genre de choses. Ce sera nouveau pour eux. Des contestations surgiront en cours de route à propos de certains aspects juridiques et des décisions qu’ils auront prises, sans compter les tentatives pour retarder le processus et compliquer les choses.
Comme je l’ai mentionné au départ, plus le projet de loi sera précis, plus il sera facile pour le CRTC d’instaurer le processus et moins il y aura de difficultés en cours de route. L’octroi au CRTC d’un pouvoir discrétionnaire — ce que fait dans une grande mesure le projet de loi — pourrait en amener certains à dire que le CRTC a outrepassé ses attributions et ainsi de suite. On dira que ce sont les attributions du CRTC, mais qu’il les a mal exercées. Il y aura certainement une longue série de contestations avant que la loi ne soit entièrement mise en œuvre et fonctionnelle.
Le sénateur Cardozo : Pensez-vous que le CRTC pourra rester politiquement neutre?
M. von Finckenstein : Les activités du CRTC sont publiques. Il s’efforce de remplir les objectifs établis par le gouvernement de manière impartiale. Malheureusement, comme je l’ai mentionné tout à l’heure, les objectifs ne sont pas suffisamment explicités. Par exemple, le projet de loi pourrait énoncer clairement que l’article 11 prévoit l’objectif à atteindre et les mesures à prendre à cet effet. Ce n’est pas le cas actuellement.
Le sénateur Cardozo : Ces précisions pourraient-elles être apportées dans les règlements?
M. von Finckenstein : Ces détails pourraient évidemment apparaître dans les règlements, ou dans les directives du gouvernement. Mais je le répète, les directives du gouvernement ne sont jamais limpides. Elles sont toujours ambivalentes. Elles suivent littéralement toutes sortes d’orientations.
Pour revenir aux règlements, vous permettront-ils de faire ce que vous voulez, ou aurez-vous à les outrepasser? Je vois déjà venir les contestations.
M. Pedigo : Merci pour la question. D’abord, cette discussion est la plus approfondie que j’ai eue sur cet enjeu. Je vous suis reconnaissant de m’avoir invité à y participer.
Des conversations comme celle-là se tiennent partout dans le monde. Il y a quelques années, l’Europe étudiait la possibilité d’adopter une directive sur le droit d’auteur, qui visait aussi les producteurs de nouvelles. Cette directive renferme un mécanisme différent, mais établit une dynamique identique au projet de loi, qui oblige les plateformes à négocier avec les producteurs de nouvelles pour obtenir le contenu créé par ces derniers. L’Australie a emboîté le pas à l’Europe en instaurant un cadre de négociations pour les producteurs de nouvelles, soit le News Media Bargaining Code. Après avoir menacé maintes fois de se retirer du marché, Google et Facebook se sont ravisées, car ce marché est très lucratif pour elles. Je pense que la même chose se produirait au Canada.
Aux États-Unis, les répercussions des grandes plateformes sur l’industrie de l’information suscitent beaucoup de préoccupations. Un groupe de procureurs généraux de différents États ont lancé des poursuites contre Google et Meta pour pratiques déloyales et anticoncurrentielles en grande partie à l’égard des médias d’information. Le Congrès américain étudie sérieusement un projet de loi sur la concurrence et la protection du journalisme, qui comporte plusieurs similarités avec le projet de loi C-18. Le projet de loi américain a le soutien autant des républicains que des démocrates. La conversation qui a lieu au Canada est à certains égards plus avancée et plus approfondie, mais elle s’inscrit dans une grande conversation qui se tient à l’échelle mondiale.
La sénatrice Wallin : Monsieur von Finckenstein, merci encore de votre présence parmi nous. Je vais d’entrée de jeu combiner deux questions. Pourquoi avons-nous besoin du projet de loi? Quels sont les objectifs du gouvernement selon vous? En outre, comme vous l’avez noté, le CRTC n’est peut-être pas prêt à s’acquitter de ce qu’on lui demande. Le projet de loi C-11 lui a déjà conféré un rôle considérable, qui sera appelé à s’élargir. Comme vous l’avez fait remarquer, un grand nombre de questions sont laissées à la discrétion du CRTC, qui est un organisme dirigé par le gouvernement.
M. von Finckenstein : Nous savons tous que le gouvernement veut assurer la survie de certains journaux et de certains médias d’information, qui souffrent beaucoup ces temps-ci essentiellement en raison de la capacité des plateformes à attirer la publicité. Ils disent que les plateformes récoltent tous les revenus publicitaires. Le gouvernement essaie de rendre les règles du jeu équitables et de s’assurer que les profits que réalisent les plateformes grâce aux journaux reviennent aux journaux. De façon très générale, c’est ce que le gouvernement tente de faire. Il dit aux plateformes : « Vous obtenez gratuitement, grâce aux producteurs de nouvelles, une grande partie des énormes profits que vous engrangez. Vous devriez leur verser une rémunération. »
Le gouvernement a décidé de se tourner vers le modèle australien. Toutefois, comme vous l’avez entendu ce matin, ce modèle n’a jamais été appliqué. Plusieurs ont dénoncé la lenteur du processus. En fait, la loi est entrée en vigueur, mais Rupert Murdoch, Facebook et Google ont conclu un accord dont personne ne connaît le contenu. C’est une entente secrète de cinq ans. Pour cette raison, le gouvernement n’a jamais dit à qui la loi s’appliquerait.
Nous n’adhérons pas à cette vision des choses. Nous soutenons le fait que la loi s’applique à tout le monde, même si ce manque de précisions est discutable, comme je l’ai souligné. De toute manière, une fois adoptée, elle s’appliquera à tous. Cette avenue est-elle la bonne? Honnêtement, la tâche sera herculéenne. Les contestations poseront de gros problèmes au CRTC. Les gens du CRTC y arriveront, mais ce n’est pas demain la veille. Comme vous l’avez dit, ils ont hérité d’une tâche monumentale dans la foulée du projet de loi C-11, et voilà qu’ils doivent composer avec un vaste domaine entièrement nouveau pour eux.
La sénatrice Wallin : À votre avis, le CRTC possède-t-il l’expertise voulue pour s’acquitter de ces deux nouvelles tâches colossales? Les infrastructures et les ressources nécessaires sont‑elles déjà en place?
M. von Finckenstein : Non. À mon avis, ils mettront probablement sur pied une nouvelle division qui s’occupera du projet de loi C-18 et qui réunira l’expertise nécessaire. Ils auront sans doute recours à la sous-traitance pour une bonne partie du travail, notamment le code de conduite. Personne au CRTC ne pourrait en établir un à mon avis. Quoique j’ai peut-être tort... Je ne saurais le dire aujourd’hui, puisque j’ai quitté l’organisation il y a 10 ans. Le CRTC compte peut-être aujourd’hui beaucoup plus d’expertise qu’à mon époque. Il est possible aussi d’aller chercher ce savoir-faire à l’extérieur. Ils pourront demander à des consultants de rédiger le code et de leur soumettre. Il leur suffira ensuite de le commenter et de l’adopter. Cela ne se réalisera pas du jour au lendemain. C’est un processus de longue haleine.
La sénatrice Wallin : Je voudrais souligner quelque chose brièvement. J’espère que nous y reviendrons. Une des choses les plus importantes que vous avez dites aujourd’hui portait sur les données recueillies par les plateformes, et non pas sur les nouvelles qu’elles relaient. Voilà un des effets imprévus qui accroissent encore plus le pouvoir et l’influence des grandes plateformes.
M. von Finckenstein : C’est la partie du projet de loi que je n’aime pas. Les plateformes contrôleront le contenu des accords et s’efforceront d’atteindre les objectifs du gouvernement. L’article 11 renferme les objectifs du gouvernement, et non pas les objectifs de Google ou de Facebook. Pourquoi alors ces objectifs devraient-ils faire partie d’un accord dont les plateformes sont une des parties?
La sénatrice Wallin : Merci.
Le sénateur Harder : Merci aux témoins. J’aimerais commencer par vous, monsieur Pedigo, et poursuivre dans la foulée de vos commentaires de tout à l’heure.
Visiblement, nous sommes à un point de bascule à l’échelle mondiale. Certains diront que les décisions du Canada se répercuteront au-delà des frontières canadiennes, notamment sur les changements qui sont étudiés aux États-Unis et en Europe. Pensez-vous que les décisions auront une incidence sur la position de Google et de Meta? Comment interprétez-vous les menaces que ces sociétés brandissent contre le Canada par rapport à l’ensemble plus vaste des contestations dans le marché américain et européen?
M. Pedigo : De toute évidence, Meta et Alphabet — Facebook et Google — font toujours la même chose. Lorsqu’elles n’aiment pas une loi qui vient d’être adoptée, elles menacent souvent de quitter le marché. Elles l’ont fait lors de l’adoption en Europe du Règlement général sur la protection des données et de la directive sur le droit d’auteur qui englobait le droit des producteurs de nouvelles. Elles ont également réagi lors de l’étude du News Media Bargaining Code en Australie, et elles font la même chose au Canada aujourd’hui. Leur message s’adresse autant aux législateurs au Canada qu’aux législateurs aux États-Unis. Elles essaient de tracer des lignes de démarcation claires et de s’opposer à ce type de cadre.
Il faut comprendre ce qui se passe lorsque ces projets de loi deviennent des lois. En Australie, les plateformes ont conclu très rapidement des accords. Elles ont fait la même chose en Europe. Je m’attends à ce qu’elles agissent vite au Canada également. En fait, elles s’activent déjà en amont en signant de façon anticipée des accords avec les producteurs de nouvelles. Nous assistons peut-être en partie à une opération de relations publiques visant à miner l’utilité du projet de loi, mais bref, elles peuvent bouger rapidement et je ne doute pas qu’elles passeront à l’action de façon imminente.
Le sénateur Harder : Je vais passer à M. von Finckenstein. Nous nous connaissons depuis plusieurs années. Votre expérience au CRTC est la principale raison pour laquelle vous êtes invité à témoigner.
Les points de vue semblent diverger entre les anciens dirigeants et les dirigeants actuels du CRTC. Tous ne s’accordent pas pour dire que le CRTC est l’organisme le mieux choisi pour remplir ce rôle et qu’il possède les capacités nécessaires pour s’en acquitter. Ne devrions-nous pas au moins convenir que l’application de cette loi requiert les compétences qui y sont décrites? Ne vaudrait-il pas mieux, selon vous, confier ce rôle à un organisme qui possède déjà l’expertise et l’expérience relatives à la supervision dans ce domaine?
Mon commentaire porte sur la machine gouvernementale. Les législateurs ne sont pas forcément des cracks en la matière.
M. von Finckenstein : Nous convenons tous deux qu’il est beaucoup plus facile de confier des responsabilités à une organisation existante que d’en créer une nouvelle, ce qui nécessite des efforts de la part du gouvernement, une mise en œuvre, et cetera.
Or, si la responsabilité est confiée au CRTC, il faut lui fournir les outils et les ressources nécessaires. Il faut aussi examiner la structure actuelle. La structure est-elle favorable, ou des changements structurels à la Loi sur le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes s’imposent-ils? Est-ce là la voie à privilégier, ou — étant donné les énormes nouvelles responsabilités en vertu de la Loi sur la radiodiffusion, les enjeux à l’étude aujourd’hui et, de façon générale, les défis numériques — est-il peut-être temps de restructurer ou de changer tout le fonctionnement?
Le sénateur Harder : Certainement. Je ne remets pas ces arguments en question.
Je suggérerais toutefois que, si ce projet de loi est adopté et que la compétence est conférée au CRTC, le CRTC a la capacité de s’en acquitter, ou qu’il acquerra cette capacité. Dans un certain sens, nous serions donc en train de débattre des détails entourant la façon dont un organisme réglementaire indépendant sera organisé et devrait être organisé. Il faudra assurément réfléchir à la question des pouvoirs des intervenants actuels du CRTC. Nous devrons entendre leurs témoignages sur la manière dont ils mettront ce projet de loi en œuvre et pour savoir si la version actuelle du projet de loi fournit une façon de procéder et une orientation appropriées. Comme vous l’avez suggéré, il ne serait pas surprenant que le contenu soit contesté, mais tout se fait contester.
M. von Finckenstein : Monsieur le sénateur, je conviens que, des organisations qui forment le gouvernement du Canada, le CRTC est l’entité logique à laquelle lier ce projet de loi. Je ne suis pas convaincu, contrairement à vous, que le CRTC est bien outillé à l’heure actuelle. Il aurait été utile de voir de plus amples précisions dans le projet de loi ainsi que, peut-être, des changements structurels apportés à l’organisation. Il n’y en a pas.
Par conséquent, comme je l’ai dit, la mise en œuvre sera longue.
Le sénateur Harder : Merci.
La sénatrice Dasko : Mes questions s’adressent à M. von Finckenstein.
Je vous remercie énormément de vos commentaires. Je suis entièrement d’accord avec la sénatrice Wallin : vous avez dit à très juste titre que la proposition de valeur des intermédiaires de nouvelles numériques consiste à obtenir les données des organisations, et vous croyez que cette transaction devrait naturellement faire l’objet d’une négociation entre les deux.
J’essaie de comprendre un élément : suggérez-vous que cette proposition de valeur — ce facteur — devrait être reconnue d’une quelconque façon dans le texte de loi? Croyez-vous qu’elle devrait être insérée en tant qu’élément précis? Est-ce ce que vous sous-entendiez?
M. von Finckenstein : Nous demandons aux intervenants de prendre le temps de négocier. Nous disons : « Si vous n’arrivez pas à une entente, les discussions iront en médiation. S’il n’y a pas de médiation, les discussions iront en arbitrage, et vous devrez accepter le résultat. » Le projet de loi ne précise pas la teneur des négociations, mais il précise à tout le moins que le processus de négociation se limite aux questions relatives à la mise à disposition des nouvelles numériques. D’accord, mais qu’en est-il de ces questions? Qu’obtenons-nous précisément?
Comme d’autres témoins vous l’ont dit, ce ne sont pas tant les nouvelles qui importent, mais plutôt les données que les plateformes obtiennent des médias d’information, dont elles se servent ensuite — grâce à leurs propres algorithmes qui sont intégrés à d’autres données — pour cerner les groupes ciblés à des fins publicitaires.
Il sera très compliqué d’appliquer ce processus, mais les entités qui détiennent les données et qui savent comment s’y prendre sont les plateformes. Ainsi, si nous leur présentons le processus en précisant qu’elles obtiendront des données de sources précises et qu’elles les utiliseront, nous pourrons leur demander, entre autres, à combien s’élèveront les coûts. Puis, en deuxième lieu, il faudra déterminer quelle part du gâteau sera donnée à quel journal. Comme mon collègue ici présent l’a dit, différents médias d’information apportent des contributions différentes, auront des exigences différentes et devraient être récompensés différemment.
La sénatrice Dasko : J’essaie de comprendre si ce devrait être mentionné quelque part dans le projet de loi.
M. von Finckenstein : Je vous ai suggéré des amendements qui devraient se retrouver dans le projet de loi pour préciser cet enjeu. Voici ce dont il est question : la valeur que les plateformes obtiennent. Elle doit faire l’objet de négociations.
La sénatrice Dasko : Je comprends.
Je reviens sur vos commentaires quant à la préférence indue, aux algorithmes et aux organisations qui se diront victimes de « discrimination » eu égard à leur traitement par les intermédiaires de nouvelles numériques. La plupart des algorithmes s’appuient principalement sur les utilisateurs : ce que les utilisateurs font, où ils vont et le type de contenu en ligne qui les intéresse.
Est-ce que d’autres éléments sont considérés comme de la discrimination? Il ne s’agit pas du seul facteur formant les algorithmes; même s’il s’agit du facteur principal, d’autres facteurs les composent. Croyez-vous que des facteurs autres que le comportement de l’utilisateur pourraient être considérés comme de la « discrimination »?
M. von Finckenstein : L’article 51 stipule qu’il est interdit de faire preuve de discrimination et d’accorder à quiconque une préférence ou un avantage indu. On peut présumer que c’est interdit dans les activités des plateformes. Présumons que vous vous plaignez auprès d’une plateforme parce qu’elle agit de façon discriminatoire, qu’elle accorde un traitement préférentiel ou un avantage indu, par exemple. Que fera la plateforme? C’est elle qui détermine le classement. Les utilisateurs vont sur cette plateforme et demandent de l’information, des produits ou autres choses. Vous pouvez croire que vous êtes victime de discrimination en raison du classement que vous attribue la plateforme. Le classement est au cœur de tout. Le classement n’est pas déterminé en vase clos et n’est pas attribuable à une seule décision.
Or, le libellé actuel de l’article 51 ne mentionne même pas cette réalité. On y trouve simplement des termes comme « discrimine », avantage « indu », et cetera. Puis, plus loin, cachée dans l’article 69, se trouve l’idée que, lorsqu’une plainte est à l’étude, la plateforme a le fardeau de démontrer qu’elle n’agit pas de façon discriminatoire. Le fardeau est renversé. C’est raisonnable; je n’y vois pas d’inconvénient puisque c’est vous qui avez créé la plateforme. Or, lorsqu’une plainte est formulée, veillons à ce que l’algorithme conçu soit examiné. Le plaignant pourrait dire : « Vous avez conçu l’algorithme de façon à ce qu’il soit discriminatoire à mon égard. C’est ce que j’allègue. Je figure toujours au dixième rang. Pourquoi est-ce que j’arrive à ce rang alors que mes produits sont meilleurs? » Ainsi, il incombe à Google de rétorquer : « Non, voici ce que nous faisons, et votre allégation n’est pas fondée. » Ou peut-être que la plateforme ne peut le prouver et se voit alors imposer une amende.
La sénatrice Dasko : Une compagnie figure peut-être au dixième rang parce que les consommateurs n’aiment pas faire affaire avec elle.
M. von Finckenstein : Non, non. Si la plateforme répond : « Nous vous classons au dixième rang parce que, peu importent les conditions, toutes nos données nous indiquent que vous êtes le dixième choix », elle peut tout à fait arriver à ce résultat.
La sénatrice Dasko : Oui, d’accord. Merci. Je voulais simplement qu’on éclaircisse ce point.
Le président : J’essaie d’obtenir une réponse à cette question. Un des objectifs du projet de loi consiste à tenter de lutter contre la désinformation. Bien entendu, je suis toujours d’avis que les gouvernements se lancent sur une pente glissante lorsqu’ils se mettent à déterminer quels renseignements sont utiles, lesquels constituent de la mésinformation, ainsi de suite. Tous les gouvernements croient qu’ils ne devraient pas être scrutés à la loupe et qu’ils sont vulnérables.
Voici ma question : selon ce projet de loi, de qui l’enjeu de la désinformation relèverait-il et, au bout du compte, qui créera les paramètres? Ai-je raison de croire que nous nous engageons sur une pente glissante à ce sujet? J’invite n’importe lequel de nos témoins à répondre.
M. von Finckenstein : Comme vous le dites à très juste titre, la désinformation s’inscrit dans une réalité très large. Je ne pense pas qu’il faut l’aborder en parallèle de ce projet de loi. Le gouvernement a annoncé qu’il proposera de l’information à ce sujet, un texte de loi, et cetera. Comme vous le savez, c’est un sujet très épineux. Ce qu’une personne qualifie de désinformation ne l’est pas aux yeux d’une autre. Qu’est-ce que le terrorisme? Qu’est-ce que la dissidence légitime, et cetera? Ce sont là des zones très floues, et je ne pense pas qu’il serait judicieux de vous y attaquer dans un projet de loi dont l’objectif est au fond d’appuyer les médias d’information. Ce n’est pas un enjeu qu’on peut en quelque sorte accoler au projet de loi.
[Français]
M. Roy : Tout ce que je peux dire c’est que si on a moins d’entreprises de presse ou moins de journalistes au Canada, la désinformation ne va que croître. Alors, le projet de loi C-18 est un mécanisme qui, à mon avis, soutient la production d’informations au Canada et c’est un bon mécanisme pour lutter contre cette désinformation.
Le président : J’aimerais savoir comment cela va lutter contre la désinformation, c’est bien que ce soit un bon projet de loi et que les journalistes aiment ça parce qu’il amène une possibilité d’apporter un peu d’argent, qui actuellement n’est pas disponible pour les médias, mais comment va-t-on gérer la désinformation et qui va le faire?
[Traduction]
M. von Finckenstein : Le projet de loi exige des journalistes qu’ils soient membres d’organisations journalistiques accréditées, et on peut présumer que la plupart de ces organisations sont dotées d’un mécanisme interne afin de gérer la discipline et de maintenir les normes de qualité. C’est probablement la meilleure façon, ou une façon plus élégante que la voie législative, d’aborder ces enjeux.
Le président : Mais elles sont toutes autogérées. Si on pense aux normes des médias canadiens ou aux médias de la Colline parlementaire, il s’agit d’organisations autogérées. Elles instaurent ces normes. Nous lancerons ce débat en temps opportun.
Je vais laisser le dernier mot de ce deuxième tour au sénateur Cormier.
[Français]
Le sénateur Cormier : Monsieur Roy, j’aimerais revenir à ma préoccupation pour les petits médias et approfondir cette question avec vous. Je présume que dans les ententes volontaires entre les grands médias et les intermédiaires que sont Google et Facebook, il y a des ressources, un équilibre et des mécanismes. Je suis préoccupé par la capacité des petits médias à créer des ententes qui sont à leur avantage, qui sont volontaires.
Est-ce qu’il y a quelque chose, à votre avis dans le projet de loi, qui tient compte de cette préoccupation et qui fait en sorte qu’on puisse être rassuré? Vous semblez rassuré par le fait que le projet de loi tient compte des enjeux qui touchent les petits médias d’information.
M. Roy : Rien ne les empêche de collaborer et de se mettre ensemble. Il y a déjà une organisation qui regroupe les petites organisations de presse francophones à l’extérieur du Québec. C’en est une, mais même si les petits médias n’en faisaient pas partie, rien ne les empêcherait de s’associer en bloc avec les plateformes. Le projet de loi semble permettre ce type de mécanismes.
Le sénateur Cormier : Je vous remercie beaucoup, monsieur Roy.
Le président : Merci à tous nos témoins.
[Traduction]
Merci, chers collègues. La séance est levée.
(La séance est levée.)