LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES TRANSPORTS ET DES COMMUNICATIONS
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 10 mai 2023
Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd’hui, à 18 h 47 (HE), avec vidéoconférence, pour examiner le projet de loi C-18, Loi concernant les plateformes de communication en ligne rendant disponible du contenu de nouvelles aux personnes se trouvant au Canada.
La sénatrice Julie Miville-Dechêne (vice-présidente) occupe le fauteuil.
[Français]
La vice-présidente : Bonsoir, honorables sénateurs et sénatrices. Bienvenue au Comité sénatorial permanent des transports et des communications. Je suis Julie Miville-Dechêne, sénatrice du Québec et vice-présidente du comité. Je remplace ce soir le président, le sénateur Leo Housakos.
[Traduction]
J’invite mes collègues à se présenter.
La sénatrice Simons : Sénatrice Paula Simons, Alberta, du territoire du Traité no 6.
[Français]
La sénatrice Ringuette : Pierrette Ringuette, du Nouveau-Brunswick.
La sénatrice Clement : Bernadette Clement, de l’Ontario.
[Traduction]
Le sénateur Harder : Peter Harder, d’Ottawa.
Le sénateur Cardozo : Andrew Cardozo, de l’Ontario.
La sénatrice Dasko : La sénatrice Donna Dasko, de l’Ontario.
Le sénateur Manning : Fabian Manning, de Terre-Neuve-et-Labrador.
La vice-présidente : Honorables sénateurs, nous poursuivons notre étude du projet de loi C-18, Loi concernant les plateformes de communication en ligne rendant disponible du contenu de nouvelles aux personnes se trouvant au Canada.
Pour notre premier groupe de témoins, nous avons le plaisir d’accueillir M. Kevin Desjardins, président de l’Association canadienne des radiodiffuseurs, et Mme Catherine Edwards, directrice générale de l’Association canadienne des usagers et stations de la télévision communautaire, ou CACTUS, pour les intimes. Nous avons aussi avec nous Mme Amélie Hinse, directrice générale, Fédération des télévisions communautaires autonomes du Québec. En ligne, nous entendrons, de la Presse universitaire canadienne, Mme Amy St. Amand, vice-présidente, et Mme Hannah Theodore, directrice des opérations.
[Français]
Bienvenue à tous. Chacun des groupes dispose de cinq minutes pour présenter ses arguments. Monsieur Desjardins, vous avez la parole.
Kevin Desjardins, président, Association canadienne des radiodiffuseurs : Merci, mesdames et messieurs les membres du comité.
Merci de m’avoir donné l’occasion de me présenter devant vous aujourd’hui au sujet de cet important projet de loi.
L’Association canadienne des radiodiffuseurs (ACR) est la voix nationale des radiodiffuseurs privés du Canada; elle représente plus de 700 membres partout au pays, y compris la grande majorité des stations de radio et de télévision privées et des services spécialisés.
[Traduction]
L’Association canadienne des radiodiffuseurs appuie le projet de loi C-18 pour deux raisons essentielles : il est nécessaire et il est équitable. Pourquoi est-il nécessaire? Tous mes membres, qu’il s’agisse de petits, de moyens ou de grands joueurs dans de petits ou de grands marchés, se heurtent aux mêmes problèmes. Les revenus publicitaires sont sérieusement compromis. Le coût de la programmation continue d’augmenter, tout comme les obligations en matière de réglementation et de droits d’auteur, et les coûts fixes d’exploitation de leurs entreprises augmentent également.
Les radiodiffuseurs canadiens se sont engagés avant toute chose à servir les collectivités situées partout au pays. L’an dernier, les radiodiffuseurs privés du Canada ont investi 681 millions de dollars pour diffuser les nouvelles et pour transmettre les informations communautaires.
Cependant, le maintien de ces salles de nouvelles exige en grande partie une programmation divertissante qui attire les plus grands auditoires et qui génère les revenus publicitaires les plus élevés. Au cours de ces 10 dernières années, les plateformes en ligne étrangères ont accaparé les marchés de la recherche et de la publicité. Dans cette position dominante, elles ont fortement influencé le marché de la publicité en utilisant des algorithmes pour exploiter les données des utilisateurs.
Par conséquent, les plateformes numériques étrangères retirent plus des deux tiers des revenus publicitaires de l’économie canadienne. En très peu de temps, le marché publicitaire du Canada s’est retrouvé face à un déficit commercial. En même temps, ces plateformes exploitent le contenu en ligne des médias d’information canadiens pour renforcer leurs avantages concurrentiels en publicité.
Les moteurs de recherche et les plateformes sociales contribuent à diriger les auditoires vers des sites de nouvelles en ligne, mais contrairement à ce que les représentants de ces plateformes ont affirmé ici et dans l’autre chambre, ces liens ne sont pas gratuits. En réalité, Google et Facebook conservent la plus grande partie de la valeur des interactions des utilisateurs dans les sites de nouvelles, car ils peuvent recueillir, regrouper et revendre les données des utilisateurs aux annonceurs. Néanmoins, les plateformes sociales et les moteurs de recherche n’offrent aucune indemnisation à ces sites d’information pour la valeur qu’ils retirent de ces interactions.
Les radiodiffuseurs et les éditeurs de nouvelles ont du mal à conserver les ressources qu’il leur faut pour informer les Canadiens. Le cadre stratégique décrit dans ce projet de loi est donc essentiel pour faire reconnaître la valeur de leur contenu en ligne. Les représentants des plateformes Internet dominantes vous ont dit, à vous et aux députés, que les nouvelles du Canada ont peu de valeur et d’importance à leurs yeux. Ils ont déjà bloqué l’accès au contenu et ont menacé de retirer toutes les nouvelles de leurs plateformes s’ils n’obtiennent pas ce qu’ils veulent de ce projet de loi. S’ils imposent déjà leurs conditions à ce processus législatif, imaginez le poids qu’ils exercent en dominant les négociations alors qu’ils ne sont même pas tenus de se présenter à la table.
Ils préfèrent le statu quo. Ils préfèrent choisir qui ils appuieront et dans quelles conditions. À l’heure actuelle, lorsque ces plateformes daignent conclure une entente avec un organe de presse canadien, celui-ci n’a pas d’autre choix que de se plier à leurs exigences, vu leur position dominante en ligne et l’absence de tout régime de négociation équitable.
À notre avis, le projet de loi C-18 établit un équilibre important. Il fixe un cadre de négociation juste et raisonnable pour tous les organes de presse canadiens, ce qui permettra à chacun d’entre eux de déterminer la juste valeur de l’utilisation de son contenu. Il soutiendra aussi les processus collectifs de négociation, de sorte que les petits joueurs pourront négocier ensemble pour équilibrer leur pouvoir de négociation face aux géants du numérique. Il prévoit un filet de sécurité arbitral si ces négociations ne sont pas constructives. Comme un organisme gouvernemental n’intervient qu’en dernier recours pour régler des différends lorsqu’aucun accord n’a été conclu, ce projet de loi ne menace pas la liberté de la presse et la liberté d’expression.
La viabilité de nos salles de nouvelles est un élément essentiel de la démocratie canadienne. Elle est plus vitale que jamais, car les Canadiens sont de plus en plus inondés par la désinformation en ligne. En effet, si les exploitants des grandes plateformes bloquent et éliminent le journalisme canadien, les sources de désinformation s’accroîtront. En quoi cela serait-il bon pour le Canada?
Les radiodiffuseurs canadiens tiennent à demeurer la source fiable du journalisme local, national et international qui constitue le fondement des institutions démocratiques canadiennes. Mais pour cela, la valeur de notre contenu d’information doit être équitablement indemnisée. Nous sommes convaincus que le projet de loi C-18 nous aidera à y parvenir.
Nous avons présenté un amendement à l’article 93 sur l’entrée en vigueur de cette loi. Nous recommandons l’ajout d’une disposition exigeant que la loi entre en vigueur, intégralement, au plus tard 180 jours après avoir obtenu la sanction royale.
Je vous remercie et je me ferai un plaisir de répondre à vos questions.
La vice-présidente : Nous allons maintenant entendre Mme Catherine Edwards et Mme Amélie Hinse, qui représentent l’Association canadienne des usagers et stations de la télévision communautaire.
Catherine Edwards, directrice générale, Association canadienne des usagers et stations de la télévision communautaire : L’Association canadienne des usagers et stations de la télévision communautaire, aussi connue sous le nom de CACTUS, compte plus de 100 membres au Canada, dont 30 sont des stations de télévision communautaire sans but lucratif. La Fédération des télévisions communautaires autonomes du Québec représente 42 stations de télévision communautaire à but non lucratif. Nos membres distribuent du contenu télévisuel et multimédia par voie hertzienne, par câble, par satellite et en ligne.
Les médias communautaires font partie intégrante du paysage médiatique. Notre exploitation sans but lucratif et le rôle crucial que nous jouons ont récemment été reconnus dans le projet de loi C-11. CACTUS et la Fédération cogèrent également l’Initiative de journalisme local. Patrimoine canadien a souligné qu’elles se situent en tête de file de la diffusion des nouvelles dans les collectivités mal desservies.
Dans le cadre de la rédaction du projet de loi C-18, nous avons collaboré étroitement avec les trois associations de radios communautaires pour veiller à ce que les médias d’information sans but lucratif soient reconnus à la fois dans l’article 4, l’énoncé de l’objet, et dans l’article 11, qui fixe des exemptions à l’égard des intermédiaires de nouvelles numériques. Nos amendements ne prêtaient pas à controverse. Ils ont eu l’appui unanime des députés de tous les partis siégeant au Comité permanent du patrimoine canadien de la Chambre des communes.
Nos collègues des radios communautaires et nous-mêmes avons proposé deux amendements à l’article 27 pour assurer l’admissibilité des organes de nouvelles communautaires exploités par moins de deux journalistes. De nombreux médias communautaires qui fournissent des nouvelles et de l’information locale aux collectivités mal desservies depuis des décennies n’ont souvent pas même deux journalistes. La télévision est un médium très technique. Ces stations communautaires n’emploient souvent qu’un à trois techniciens, qui possèdent des connaissances médiatiques générales et non journalistiques même s’ils diffusent des nouvelles. Elles ont souvent un journaliste qui collabore avec des journalistes citoyens et avec des organismes locaux pour produire les nouvelles. Par conséquent, ce minimum de deux journalistes s’applique plutôt aux organes de presse des secteurs privé et public.
Le premier amendement que nous avons proposé et qui a été adopté, qui s’applique à l’alinéa 27(1)a), permet donc que les stations de télévision et de radio communautaires titulaires d’une licence du CRTC soient indemnisées.
Bien que la plupart des stations de radio communautaires soient titulaires d’une licence et soient visées par cet amendement, la majorité des télévisions communautaires sans but lucratif ne le sont pas. Soit elles sont distribuées par des câblodistributeurs et ne détiennent pas leurs propres licences, soit leur contenu est diffusé en continu dans les régions du pays où les chaînes communautaires par câble ont fermé leurs portes.
Afin d’assurer l’admissibilité des médias communautaires qui n’ont pas de licence, nous avons proposé un amendement au sous-alinéa 27(1)b)(i) précisant que les entreprises de radiodiffusion sans but lucratif, telles que définies dans le projet de loi C-11, devraient être admissibles.
Cet amendement s’est perdu dans le remaniement, apparemment parce qu’il y avait un autre amendement à la même ligne. Nous proposons donc le même amendement au sous‑alinéa 27(1)b)(i). Nous proposons le libellé suivant : « elle emploie régulièrement au moins deux journalistes au Canada », qui est le libellé actuel. L’amendement adopté par le Comité permanent du patrimoine canadien est le suivant :
[...] qui peuvent être propriétaires de l’entreprise de nouvelles ou associés dans celle-ci ou avoir un lien de dépendance avec l’entreprise.
Alors voici l’amendement que nous suggérons : « ou qui est une entreprise de radiodiffusion sans but lucratif qui produit des nouvelles ».
[Français]
Amélie Hinse, directrice générale, Fédération des télévisions communautaires autonomes du Québec, Association canadienne des usagers et stations de la télévision communautaire : Cet amendement a été rédigé avec Patrimoine canadien et des rédacteurs législatifs pour s’assurer qu’il était conforme au langage actuel de la loi, à son esprit et à ce qui avait été adopté par le passé.
Tout le monde avec qui on s’est entretenu était d’accord pour dire que cela avait beaucoup de sens; on ne sait pas pourquoi cela avait été perdu dans la mêlée.
Cela a du sens de l’inclure dans cet article plutôt qu’au paragraphe 27(1), parce qu’il garantit que même les radiodiffuseurs à but non lucratif non titulaires d’une licence doivent remplir les mêmes conditions que les radiodiffuseurs titulaires d’une licence : être Canadien, produire des nouvelles et adhérer aux normes journalistiques de l’industrie. L’admissibilité explicite des médias communautaires est vraiment cruciale, car on est déjà désavantagé quand on négocie avec les géants du Web.
Dans son mémoire déposé devant votre comité, la NCRA et le Fonds canadien de la radio communautaire affirment avoir déjà essayé à plusieurs reprises de contacter Facebook et Google pour conclure des ententes, sans jamais réussir à les rejoindre ou obtenir une réponse. Ils ont donné l’exemple de radios communautaires et de campus australiens qui n’ont pas réussi à négocier des ententes avec les plateformes, bien qu’ils y soient admissibles conformément à la loi australienne.
Hier matin, j’écoutais Linda Lauzon, qui a témoigné devant vous et qui a fait valoir à peu près le même point. Les petites organisations sont extrêmement désavantagées par cette loi, et cela fera en sorte qu’elles seront incapables de négocier quoi que ce soit avec les géants du Web.
Au Québec — cela vaut la peine de le mentionner —, la télévision communautaire a réussi depuis quelque temps à récupérer une partie des revenus bruts des câblodistributeurs, mais ces revenus sont en baisse. Ils sont en chute libre et ils ont diminué d’environ la moitié dans les 10 dernières années.
Cela, c’est seulement au Québec, parce qu’à l’extérieur du Québec, les chaînes de télévision communautaire à but non lucratif n’ont jamais bénéficié du soutien du gouvernement fédéral ou provincial ni du soutien de l’industrie avant l’initiative relative au journalisme local qui a été adoptée récemment.
Merci beaucoup du temps que vous m’avez accordé.
La vice-présidente : Je vous remercie beaucoup.
Maintenant, nous allons entendre Mme St. Amand, de la Presse universitaire canadienne.
[Traduction]
Amy St. Amand, vice-présidente, Presse universitaire canadienne : Merci, madame la présidente et honorables sénateurs.
Nous représentons la Presse universitaire canadienne, la CUP. Nous vous pardonnerons si vous n’avez jamais entendu parler de nous, mais, avec tout le respect que je vous dois, cela fait partie du problème.
la CUP est la plus ancienne coopérative de presse étudiante au Canada. Nous représentons et défendons le journalisme étudiant depuis 1938. Nous représentons des dizaines de salles de presse de collèges et d’universités dont la diffusion de publications des collèges et des écoles polytechniques ainsi que d’anciennes publications universitaires qui ont une longue et riche histoire profite à des centaines de milliers d’étudiants de partout au Canada.
Nous sommes ici aujourd’hui pour représenter nos membres, qui publient les nouvelles depuis des dizaines d’années. Les journalistes étudiants de nos salles de presse membres publient chaque jour des articles qui ont une incidence sur les Canadiens des campus et de l’extérieur. Ils ont remporté des prix nationaux, et un bon nombre d’entre eux ont été embauchés dans les grandes salles de presse qui bénéficieront du projet de loi C-18. Nos journalistes diplômés travaillent maintenant pour le Tyee, le Globe and Mail, le Toronto Star et pour de nombreux autres organes de presse locaux, nationaux et internationaux.
Les étudiants font partie intégrante du journalisme canadien, mais la CUP n’a pas été consultée pendant la rédaction du projet de loi C-18. Nos étudiants assurent l’avenir du journalisme, mais on les a oubliés.
Le journalisme étudiant ne se concentre pas sur les commérages de campus. Par exemple, en 2021, l’Ubyssey de l’Université de la Colombie-Britannique a annoncé que des étudiants en droit avaient découvert que des camarades de classe violaient les ordonnances de santé publique liées à la COVID-19. Les médias régionaux comme CTV, New Westminster Record et CityNews se sont empressés de transmettre le flambeau.
Nous avons également la réputation de couvrir des événements qui ont des répercussions internationales, comme lorsque la Gazette de l’Université Western a décrit en détail les répercussions d’une cyberattaque iranienne ciblant les bibliothèques de plus de 300 universités internationales, dont 42 au Canada. Les grands organes d’information comme Reuters ont repris ces faits pour les diffuser.
Nos membres couvrent l’actualité aussi bien que les professionnels le font, même si la plupart d’entre eux sont des bénévoles. N’oublions pas non plus qu’ils sont encore étudiants. Ils doivent composer avec des frais de scolarité élevés, avec l’augmentation du coût de la vie, avec un plein programme de cours et avec tous les autres problèmes auxquels les étudiants font face. Malgré tout cela, ils sont déterminés à éduquer leurs pairs. Nous savons à quel point le journalisme est crucial pour nos communautés, et nous désirons vivement que tout le monde le pense aussi.
Nos membres font face aux mêmes problèmes que le reste de l’industrie. Le public ne fait plus confiance aux bulletins de nouvelles et il se désintéresse de l’actualité. La dégringolade des revenus publicitaires a obligé les organes de presse à réduire leur production ainsi que leur personnel et, dans certains cas, à envisager de fermer leurs portes pour de bon.
Prenons l’exemple du journal le Gateway, de l’Université de l’Alberta. Il a été fondé en 1910 et, 113 ans plus tard, il est menacé de dissolution. Aujourd’hui, un petit groupe de sept employés se charge d’informer 40 000 étudiants. Si cette situation ne change pas, ils épuiseront complètement leurs économies au cours de ces deux prochaines années.
Malheureusement, le Gateway est loin de faire exception. Partout au pays, les journaux étudiants font face aux mêmes menaces existentielles que leurs collègues professionnels. Cependant, les professionnels reçoivent des avantages directs de programmes comme l’Initiative de journalisme local. Les journaux étudiants n’y ont pas accès.
La CUP appuie les mesures visant à atténuer les crises auxquelles notre industrie fait face. Malheureusement, comme nous n’avons pas été invités à participer aux consultations, nous ne sommes pas convaincus qu’elles nous avantageront.
Aucune mesure législative ne garantit un avenir brillant au journalisme, même le projet de loi C-18. Quelle que soit la solution, nous avons besoin d’étudiants.
Au nom de nos membres qui sont à l’avant-garde du journalisme canadien depuis des décennies, nous exigeons un siège à la table.
Je vous remercie, honorables sénateurs, de nous avoir invitées à comparaître. Nous serons heureuses de répondre à vos questions.
[Français]
La vice-présidente : Merci beaucoup aux trois groupes pour leurs témoignages.
[Traduction]
La sénatrice Simons : J’aimerais commencer par poser une question à M. Desjardins et à CACTUS.
Les représentants de Meta ont comparu devant nous la semaine dernière. Ils proposent un amendement qui retirerait tout le contenu audio et audiovisuel du champ d’application du projet de loi C-18, qui ne devrait s’appliquer qu’aux publications imprimées. Je me demande ce que vous pensez de l’amendement proposé par Meta.
M. Desjardins : Je serai heureux de commencer à répondre.
Il est bien évident que cela nous a surpris, mais pas autant qu’on le penserait, vu le comportement des géants du Web tout au long de ce processus.
Je tiens cependant à souligner qu’en observant où les Canadiens cherchent à s’informer sur l’actualité, nous voyons très souvent qu’ils se fient avant tout non seulement à la télévision et à la radio, mais qu’ils cherchent aussi les nouvelles dans des sites Web. Ce sont les sources d’actualité auxquelles les Canadiens font le plus confiance.
De toute évidence, il serait très problématique d’éliminer une partie importante des endroits où les gens vont s’informer sur l’actualité et qu’ils jugent très fiables.
J’ajouterais que partout au pays, de nombreuses stations de radio ont repris l’espace libéré par les organes de presse, les hebdomadaires, les quotidiens locaux et autres qui avaient fermé leurs portes. Elles diffusent ces nouvelles dans leurs sites Web.
On parle beaucoup des déserts de l’actualité. Les stations de radio ont été en mesure de s’y installer en partie. Si elles ne reçoivent pas de soutien et si elles n’obtiennent pas une reconnaissance équitable qui leur permette de négocier une juste indemnisation pour leur contenu de nouvelles, elles courent de grands risques.
[Français]
Mme Hinse : Je ne sais pas d’où cela vient ou pourquoi ils ont proposé cela, mais pour nous, c’est évident; on affirme, avec des chiffres à l’appui, que la télévision a été tout autant victime que l’écrit de la perte de revenus de la publicité. Je ne comprends pas leur approche.
[Traduction]
Mme Edwards : En effet. Je suis tout à fait d’accord. Quelle utilité y aurait-il de limiter cela à l’impression? Si les géants de l’information se contentent d’indemniser les nouvelles imprimées, ils limiteront les revenus de l’ensemble des médias canadiens. Je ne vois pas quel avantage ils en retireraient.
La sénatrice Simons : L’avantage, c’est qu’ils verseraient moins d’argent. C’est l’avantage qu’ils en tireraient.
Mme Edwards : C’est vrai.
La sénatrice Simons : Je voulais également poser une question aux témoins de la CUP. J’ai commencé à écrire pour The Gateway. Mon bureau compte un certain nombre d’anciens étudiants de la CUP.
Permettez-moi de jouer l’avocat du diable pendant quelques instants.
The Gateway était autrefois rempli de petites annonces, mais ce n’est plus le cas, à cause de la concurrence. Les journaux universitaires n’ont-ils pas le droit de demander du financement à leur syndicat d’étudiants ou au conseil d’administration de leur université? Cet argent pourrait venir des cotisations versées au syndicat d’étudiants ou d’une contribution de l’administration de l’université. Je sais que cela créerait un conflit d’intérêts, tout comme le fait d’obtenir de l’argent du gouvernement crée un conflit d’intérêts pour les publications grand public. Cette solution serait-elle très néfaste?
Mme St. Amand : Je vous remercie pour cette question. Je me ferai un plaisir de parler de cela.
Malheureusement, certaines de nos publications ne sont même plus financées par les associations étudiantes. The Gateway ne l’est pas. En présentant cet exemple dans notre déclaration préliminaire, nous soulignions que The Gateway ne survit que de ses économies, et il ne lui en reste que pour deux ans.
Dans bien des cas, soit les associations étudiantes n’ont pas assez d’argent, soit elles ne financent pas du tout ces publications. Certaines sont absolument incapables de le faire.
Ma collègue, Mme Theodore, pourrait également vous parler de l’initiative ontarienne de liberté de choix des étudiants.
Hannah Theodore, directrice des opérations, Presse universitaire canadienne : Oui. C’est un autre exemple de la façon dont une loi pourrait nuire aux publications étudiantes. Dès que nous avons vu cette initiative de liberté de choix des étudiants, nous avons compris les répercussions qu’elle aurait sur nos publications. Nous savons que nos associations et nos syndicats d’étudiants n’aiment pas beaucoup verser des fonds aux publications étudiantes. La CUP a présenté des pétitions et s’est opposée à cette initiative, car bien souvent, les menaces qui pèsent sur nos publications viennent de l’interne. Nos associations étudiantes ne sont pas toujours de notre côté.
La sénatrice Simons : En toute justice, l’union étudiante est le gouvernement dont vous couvrez les faits et gestes.
Une voix : Puis-je ajouter quelque chose à la question de la sénatrice, ou le temps est-il écoulé?
La vice-présidente : Peut-être au prochain tour. J’essaie de donner l’occasion de s’exprimer à tous les gens qui sont autour de la table.
La sénatrice Dasko : Je remercie nos témoins d’aujourd’hui. J’aimerais d’abord poser quelques questions à M. Desjardins.
Les représentants des plateformes nous disent qu’elles offrent une grande valeur à vos membres et aux autres médias d’information. J’aimerais que vous me disiez ce que vous en pensez. Quelle valeur offrent-elles? Comment évaluer cela? Savez-vous combien de vos membres ont déjà traité avec l’une ou l’autre des deux grandes plateformes, par exemple?
M. Desjardins : Nous ne savons pas combien. À l’heure actuelle, ces ententes sont privées. Il nous arrive que quelqu’un nous dise que son organisme en a conclu une. Les gens qui me disent avoir conclu une entente ajoutent généralement qu’ils n’en ont pas retiré la valeur espérée, mais qu’au moins c’est un bon début.
La sénatrice Dasko : Ils ont l’impression de ne pas obtenir ce qu’ils croient qu’ils méritent?
M. Desjardins : Les rares personnes qui m’en ont parlé disaient que c’était un bon début, mais pas vraiment une négociation.
Pour ce qui est de l’autre valeur que les plateformes disent offrir, de nouveau, je ne pense pas que ces plateformes numériques soient devenues des géants de plusieurs milliards de dollars en distribuant des liens gratuits. Elles sont évidemment en mesure de les monnayer. Même en dirigeant les utilisateurs vers les sites de nos membres, elles retirent des revenus publicitaires non seulement en vendant des annonces, mais en les facilitant. Autrement dit, lorsqu’un de nos membres vend des annonces publicitaires par l’intermédiaire de leur plateforme, celle-ci retire une part des profits. Cette publicité en ligne ne remplace pas celle que nous avons perdue pendant ces 10 dernières années .
La sénatrice Dasko : Vous dites que la valeur qu’elles vous offrent, à vous et à vos membres, n’est pas si extraordinaire?
M. Desjardins : Je ne pense pas qu’elle soit proportionnelle à la valeur qu’elles en retirent.
La sénatrice Dasko : Dites-moi, que se passera-t-il, selon vous, si Facebook, ou Meta, retire nos nouvelles? Quelle incidence cela aura-t-il sur vos membres? Ils en ont parlé, n’est‑ce pas?
M. Desjardins : Oui. Il est possible qu’elles aient de la difficulté à le faire à cause du libellé du projet de loi. Je ne sais pas si le fait de retirer toutes les nouvelles canadiennes serait considéré comme une préférence indue. Je ne sais pas si elles élimineraient seulement les sources canadiennes de toutes les autres sources. Si elles réduisaient ou éliminaient la valeur des nouvelles sur leurs plateformes, elles se heurteraient certainement à la résistance de leurs utilisateurs.
Elles ont déjà proféré cette menace dans d’autres pays. Elles l’ont fait en Australie d’une manière tellement maladroite qu’elles ont dû la retirer. Je ne crois pas que cette mesure les avantagerait et qu’elle avantagerait les Canadiens. Je le répète, nous espérons qu’elles agiront comme elles l’ont fait en Australie. Dès que la loi le leur permettra, elles se présenteront à la table.
La sénatrice Dasko : J’ai une question pour Mme Hinse. Vous venez de dire que vos membres ont de la difficulté à négocier. J’aimerais que vous me disiez si le projet de loi C-18 leur permettrait de négocier ou si nous devrions l’amender pour améliorer la situation que vous venez de décrire?
[Français]
Mme Hinse : Actuellement, en raison de la façon dont la loi est rédigée, 75 % de nos membres seraient exclus des pourparlers. Google, Facebook ou n’importe qui d’autre pourrait déterminer que nous ne répondons pas aux critères et refuser de conclure une entente avec nous. Ce serait légitime et nous n’aurions plus de recours. La limite établie à deux journalistes nous bloque, parce que nous ne sommes pas explicitement mentionnés.
[Traduction]
Le sénateur Cardozo : Je tiens à dire à nos témoins de la Presse universitaire canadienne que j’aurais aimé qu’elles soient avec nous ici. Ce moment est assez ironique pour moi. Il y a 45 ans, lorsque j’ai fait mes débuts en journalisme à Excalibur, à l’Université York, je suis venu à Ottawa pendant la Semaine de la lecture avec un de mes amis, Mark Boudreau. J’ai couvert une conférence fédérale-provinciale qui avait justement lieu à l’endroit où nous sommes. C’était alors une grande salle. Les représentants de la presse étaient assis à peu près là où je suis aujourd’hui. En 45 ans, je n’ai pas beaucoup avancé. Je me retrouve à la même place, ou j’ai fait la boucle, si l’on veut.
Ma question à M. Desjardins est la suivante : vous et vos membres traitez beaucoup avec le CRTC. Les gens se sont demandé si le CRTC aurait la capacité de surveiller et d’aborder cette nouvelle situation. J’aimerais que vous me disiez si vous estimez qu’il a la capacité de surveiller ou de réglementer ce domaine.
Pour ce qui est des autres représentants de la Presse universitaire canadienne et de CACTUS, envisagez-vous d’entamer ensemble des négociations avec les plateformes, et comment pensez-vous que cela se déroulerait?
M. Desjardins : Oui. Nous pensons que le CRTC a la capacité de gérer un dossier comme celui-ci. Il est toujours intervenu pour régler des différends, surtout entre les distributeurs et les radiodiffuseurs. Son personnel possède de grandes connaissances et beaucoup d’expertise dans ce domaine. Soulignons que nous ne les appellerons à l’aide qu’en dernier recours. En effet, le système d’arbitrage des propositions finales, s’il fonctionne comme il se doit, devrait nous éviter d’en arriver là. Nous devrions réussir à éviter cela en négociant. À notre avis, le CRTC est bien équipé pour gérer cette situation.
Le sénateur Cardozo : Merci.
Mme Edwards : Comme notre association de la télévision communautaire compte environ 70 membres, nous envisagerions de négocier en groupe. La radio communautaire compte environ 200 membres. Il y a cinq associations en tout. Nous négocierions en groupe. Concrètement, nous savons qu’il sera utile que le projet de loi inclue toute une variété de modèles d’entreprise et de régions du pays. Bien des régions ne sont servies que par des radiodiffuseurs communautaires. Nous espérons que cela nous aidera. Nous pourrions dire aux grandes plateformes qu’elles n’ont pas de radiodiffuseurs sans but lucratif, mais que si elles signent avec nous, elles en acquerront 70 en un seul contrat. Nous espérons que cela les intéressera, mais il n’y a pas moyen de le savoir. Jusqu’à présent, elles n’ont répondu à aucun organisme du secteur des médias communautaires au Canada. Aucun de nos membres n’a encore signé d’entente avec elles.
Le sénateur Cardozo : Merci. Mesdames de la Presse universitaire canadienne, quelles sont vos réflexions sur les négociations en groupe?
Mme St. Amand : Oui, merci. Nous avons le même sentiment que les autres intervenants. Nous représentons nos membres collectivement.
Soulignons que nous avons un peu les mêmes difficultés, en ce sens qu’un journal d’université ne pourrait pas négocier directement avec Google ou Meta. Je ne suis certainement pas experte en la matière, mais nous agirions en groupe pour défendre nos membres.
Le sénateur Cardozo : En fin de compte, est-ce que votre temps et vos efforts en vaudraient la peine? Tous ces journaux différents ne généreront pas énormément de revenus.
Mme St. Amand : Pas nécessairement, mais je pense que tout montant d’argent nous aidera. Même la légitimité que cela conférerait à certains de nos journaux serait bénéfique.
Tous les membres de notre conseil d’administration sont des bénévoles, mais nous sommes certainement tous très passionnés. Nous sommes ici aujourd’hui, et c’est quelque chose qui, à notre avis, vaut certainement la peine, même si cela ne va pas nous apporter des millions de dollars.
Le sénateur Cardozo : Avez-vous un bref commentaire à faire sur le montant que cela vaut, madame Hinse?
[Français]
Mme Hinse : C’est très difficile à dire. Nous ne le savons pas et c’est un peu cela, le problème. Même si nous travaillons de façon collective, nous demeurons de petites organisations. Cathy est seule à l’Association canadienne des usagers et stations de la télévision communautaire; chez nous, nous sommes deux. Je veux bien tout faire pour nos membres en essayant de conclure une entente avec eux, mais c’est beaucoup de travail de la gérer à l’interne par la suite. La structure proposée par la loi est loin d’être idéale, selon moi.
Le sénateur Cardozo : Merci.
[Traduction]
Le sénateur Harder : Merci à nos témoins.
Ma question s’adresse à Kevin Desjardins. Vous avez dit que la loi était à la fois nécessaire et équitable. Pour ce qui est de sa nécessité, vous prédisez, je suppose, qu’en l’absence de ce projet de loi, il y aura une spirale descendante de la capacité. J’aimerais que vous parliez de ce qui se passerait si cela ne se réalisait pas.
De plus, j’aimerais que vous parliez de ce qui pourrait se produire si cela se réalisait, c’est-à-dire ce que nous pourrions raisonnablement attendre quant à la façon dont vos membres — je comprends que cela dépend de la négociation —, mais à quoi ressemblerait le succès, et vos membres planifient-ils ce qu’ils pourront faire si la loi est adoptée et que les négociations sont fructueuses?
M. Desjardins : Oui. Je ne pense pas qu’un grand nombre de mes membres ont commencé à dépenser cet argent avant que nous ayons achevé le processus législatif et le prochain processus réglementaire.
Le sénateur Harder : Absolument.
M. Desjardins : Je sais que, comme me l’a dit récemment un de nos radiodiffuseurs membres, nous ne comptons pas les dollars; nous comptons les sous.
Comme je l’ai dit, la radiodiffusion peut très bien être une entreprise à coûts fixes. Toutes sortes de coûts sont déjà incontournables. Lorsque vous regardez où ils se trouvent — quand vos revenus sont à la baisse, quand les revenus d’abonnement sont à la baisse —, le seul coût sur lequel vous pouvez économiser est parfois celui du personnel. C’est difficile, mais c’est ce qui finit par arriver.
Pour nous, cela préserverait des emplois en journalisme. Cela préserverait les journalistes dans les salles de nouvelles.
Le sénateur Harder : J’ai une brève question complémentaire, si vous me le permettez.
Vos homologues des autres pays se tournent-ils vers vous pour savoir ce qui se passe au Canada? Nous avons eu le modèle australien. Je sais que d’autres s’intéressent à ce que nous faisons ici. Avez-vous des contacts avec vos homologues de l’étranger?
M. Desjardins : Je pense qu’il est encore tôt. Cela intéresse d’autres pays. Il y a certainement eu quelque chose de semblable aux États-Unis.
Le sénateur Harder : En effet.
M. Desjardins : Quelques autres pays ont manifesté de l’intérêt.
Nous ne sommes pas le fer de lance, mais nous ne sommes pas loin derrière l’Australie. Les autres pays se tournent vers nous pour voir à quoi cela ressemblera.
Le sénateur Harder : Merci.
[Français]
La vice-présidente : Je vais me permettre de poser deux questions, puisqu’il nous reste du temps.
J’aimerais d’abord poser une question de précision, madame Hinse. Vous avez dit que les télévisions communautaires sans but lucratif ne sont pas couvertes par le projet de loi C-18. On parle de combien de stations de télévision communautaire ou de radios?
J’essaie de comprendre cela, parce qu’on a déjà environ 650 ou 700 médias couverts par le projet de loi C-18, puisque la Chambre des communes a ajouté beaucoup de médias.
De votre côté, on parle de combien de télés ou de radios communautaires qui ne sont pas couvertes?
Mme Hinse : Il s’agit de 42 membres de la fédération au Québec, en plus de ceux qui ne sont pas membres; le nombre peut atteindre 46 membres au maximum. Au Canada, il s’agit d’une trentaine, parce que nous ne sommes pas propriétaires de la licence. Ce que le projet de loi C-18 a ajouté concerne les propriétaires de licence; cela concerne donc majoritairement les radios qui n’ont pas le choix d’avoir une licence pour diffuser du contenu. De notre côté, notre diffusion peut être assurée par un câblodistributeur; c’est lui qui est propriétaire de la licence. Nous comptons deux membres qui sont propriétaires d’une licence numérique et ils peuvent aussi diffuser par le biais d’un câblodistributeur, mais c’est tout. On parle donc de 2 membres sur 45 au Québec. Au Canada, je ne sais pas.
[Traduction]
Mme Edwards : Il y a 9 stations au Canada qui ont des licences, et qui sont donc déjà couvertes et admissibles, mais il y en a 25 qui sont en croissance et qui ne le sont pas. Elles sont diffusées en continu ou leur contenu est retransmis sur les chaînes communautaires par câble.
La vice-présidente : Vous savez donc que le projet de loi C-18 est fondé sur la valeur — la valeur de ce que vous apportez à la table.
Mme Edwards : C’est exact.
La vice-présidente : Savez-vous si la radio et la télévision communautaires sont diffusées sur Google et Facebook? Y sont‑elles diffusées?
Mme Edwards : Tous nos membres se servent de Facebook — je pense que Facebook est plus utilisé que Google. Ils utilisent YouTube; ils distribuent tout le temps leurs vidéos sur YouTube et Facebook. Cela joue un rôle très important dans les petites collectivités qui n’ont pas d’autre source de médias. Le groupe Facebook de la ville devient leur média, s’il s’agit d’une station qui diffuse seulement en ligne.
Cela nous ramène à la question de la sénatrice Dasko à savoir quelle est la valeur de ces plateformes pour nous?
Nous considérons que c’est très semblable à ce qui s’est passé dans les années 1970 lorsque le câble est arrivé au Canada, et que le gouvernement canadien s’en est inquiété. Pour que ce soit une bonne chose, nous allons recevoir beaucoup d’émissions supplémentaires des États-Unis, mais ce ne sont que des distributeurs, alors ils devraient être tenus, en retour, de soutenir le contenu canadien afin que nous ne soyons pas simplement inondés d’émissions américaines.
Nous voyons l’histoire se répéter.
À l’époque de l’arrivée du câble, on avait recommandé que les câblodistributeurs consacrent 10 % à la télévision communautaire locale pour que les collectivités locales puissent porter un regard sur elles-mêmes. Ce pourcentage a été ramené à 5 %, puis à 2 % et maintenant à 1 %. Les entreprises de distribution de radiodiffusion, ou EDR, financent également la production professionnelle. Nous voyons la même chose. Ces canaux, qui n’appartiennent même pas aux entreprises canadiennes, sont remplis de contenu canadien pour lequel ils ne paient pas et minent leurs sources de revenus publicitaires. Ils devraient donc donner quelque chose en retour pour rester remplis de contenu canadien. C’est le même processus.
La vice-présidente : Merci. La dernière question s’adresse à M. Kevin Desjardins.
[Français]
Vous avez demandé à ce que l’article 93 soit modifié afin que le projet de loi entre en vigueur six mois après la sanction royale. J’aimerais que vous m’expliquiez la logique de tout cela, parce qu’on avait une première version de l’article 93, qui prévoyait que les dates soient fixées par décret. Ensuite, pour faire plaisir aux plateformes — je comprends que ce sont les plateformes qui ont demandé cela —, un amendement a été proposé pour fixer différents moments auxquels différents règlements vont entrer en vigueur. Maintenant, vous dites que non, ce n’est pas cela ni la première version; ce que vous demandez, c’est six mois.
Pourquoi en êtes-vous arrivés là? Il me semble qu’en Australie, il n’y avait pas un tel échéancier avec une date précise.
[Traduction]
M. Desjardins : Ce qui nous inquiétait, de notre côté, lorsque nous avons vu les dispositions relatives à l’entrée en vigueur, c’était que nous nous demandions, connaissant les joueurs avec lesquels nous traitons, s’ils trouveraient des moyens de retarder, à chaque étape, l’entrée en vigueur de cette loi.
Je dirais qu’il est assez urgent d’adopter ce projet de loi et de mettre en place un cadre de négociation.
À ce stade-ci, tous les acteurs, toutes les organisations de presse, sont très alertes. J’ai dit qu’ils n’avaient pas encore dépensé l’argent. D’une certaine façon, ils l’ont fait, dans le sens où ils ont besoin d’argent pour commencer à franchir la porte.
Notre crainte était qu’il soit possible de manipuler les dispositions d’entrée en vigueur de façon à ce qu’elles puissent être repoussées à perpétuité. Cela permet de prendre certaines de ces mesures comme on l’avait demandé, tout en fixant une date limite.
La sénatrice Clement : Merci à vous tous d’être ici. J’ai aimé votre réponse, madame Edwards, à la question de la sénatrice Miville-Dechêne. Vous voyez les choses de la même façon. Je comprends cela. Il y a toutefois des différences idéologiques.
À cette fin, la semaine dernière, Meta est venue nous dire qu’il n’y a aucune façon pour elle de profiter économiquement des liens, et qu’elle n’en tire aucun profit. Elle ne voit donc pas d’inconvénient à se retirer, car elle n’obtient rien de ces liens gratuits.
Vous avez dit, monsieur Desjardins, qu’il lui était possible de monétiser ces liens.
J’essaye de comprendre ce qu’il en est. Meta utilise des données, alors les gens cliquent sur des liens, qui montrent des préférences, ce qui permet à Meta de cibler la publicité à leur envoyer. Est-ce bien ce que vous voulez dire? S’il y a autre chose, pouvez-vous nous en dire plus?
Vous avez également dit que Meta devrait s’attendre à une réaction négative si elle restait à l’écart du marché. Elle ne semble pas partager cet avis. Elle dit que selon ses analyses, les gens ne s’intéressent pas aux nouvelles et aux liens. Aidez-moi.
M. Desjardins : Pour ce qui est de l’intérêt des gens pour les nouvelles, encore une fois, nous devons nous fier à l’interprétation que Meta fait de ses recherches indiquant si les gens s’intéressent ou non aux nouvelles. Pour prendre l’exemple que j’ai déjà donné, je sais que dans quelques semaines, je vais aller sur la machine de Google pour demander ce qui sera ouvert à Ottawa la fin de semaine de la fête de la Reine. Je sais que cela aura pour résultat qu’au moins deux organismes de presse vont publier des articles en réponse à cette question.
Qu’est-ce que Google en retire, ou qu’est-ce que Facebook en retirera? Ils savent que je suis à Ottawa. Ils seront en mesure d’associer cette information à toutes sortes de choses comme le lieu où je me trouve et mes antécédents sur ces plateformes. Du point de vue de Meta, c’est ce que je regarde sur Facebook par rapport à ce que je regarde sur Instagram, et qui sont mes amis. Il y a beaucoup de données qu’ils aident à intégrer.
Soit dit en passant, si je clique, comme je le fais souvent, sur une certaine publication d’un site d’information que je reçois sur leurs plateformes, ils savent que je m’intéresse aux nouvelles et ils m’en fournissent davantage.
Ce qu’ils sont en mesure de faire, c’est de vendre ces renseignements en disant : cherchez-vous quelqu’un qui s’intéresse aux nouvelles, et qui vit à Ottawa? Ils sont tout simplement en mesure de faire beaucoup avec ces données, tant en ce qui concerne les sites eux-mêmes que le contenu de ce que les gens vont chercher.
La sénatrice Clement : En ce qui concerne la CUP, j’ai trouvé un peu inquiétant d’entendre que les syndicats d’étudiants n’investissent pas d’argent dans les journaux universitaires. Pouvez-vous expliquer comment vous interagissez avec les étudiants, comment vos membres interagissent avec les étudiants? Quelles plateformes utilisent-ils? Quel est le lien avec la collectivité?
Mme St. Amand : Absolument. Merci. Je tiens d’abord à préciser que ce ne sont pas toutes les associations étudiantes qui ne financent pas les journaux. Je n’ai pas les chiffres exacts. Il y en a beaucoup qui le font, mais il y en a aussi beaucoup qui ne le font pas.
Nos membres se servent de toutes les plateformes disponibles. Nous utilisons beaucoup Facebook. Bon nombre de ces publications sont entièrement en ligne, et utilisent donc l’optimisation des moteurs de recherche, ou SEO, pour faire en sorte que les articles soient vus. Un bon nombre de nos membres ont des comptes Instagram, Facebook et TikTok. Surtout ceux qui ne peuvent plus imprimer sont passés au monde en ligne pour diffuser leurs nouvelles et pour qu’elles soient vraiment vues par les étudiants.
Tout comme de nombreuses grandes organisations médiatiques comptent sur des balados, des sites Web ou des bulletins d’information, nos organisations sont dans la même situation.
La sénatrice Clement : Merci à vous tous.
[Français]
La sénatrice Ringuette : Monsieur Desjardins, du Nouveau‑Brunswick, je suis un peu intriguée par votre suggestion d’ajouter un amendement proposant d’attendre 180 jours après la sanction royale pour la mise en vigueur du projet de loi. Lorsqu’on regarde les articles du projet de loi ayant trait à l’entrée en vigueur, et considérant le chantage que le gouvernement reçoit de la part d’organisations comme Google, ne croyez-vous pas que le gouvernement va s’empresser de prendre des décrets pour rendre tous les articles du projet de loi efficaces?
Il faut considérer qu’un amendement qui serait apporté ici provoquerait des délais, parce qu’il faut renvoyer le projet de loi à l’autre endroit. Il faut penser à tout cela lorsque nous faisons des recommandations. Je mets tout cela dans le facteur temps, qui vous semble très important.
M. Desjardins : Oui, absolument, le temps est extrêmement important pour nous. On fait un exercice d’équilibre entre ce qui arriverait peut-être s’il n’y avait pas cet amendement et si cela traînait pendant des années avant que le projet de loi ne soit en vigueur. Il est possible qu’il soit en vigueur au moment où l’on commencera à développer le cadre réglementaire. Ce sont des avocats experts en réglementation qui ont dit cela, ce n’est pas moi qui l’ai inventé.
Ce que je souhaite, c’est que le projet de loi C-18 soit adopté aussi rapidement que possible. Ce que l’on propose comme amendement est assez simple et sans controverse. Je ne pense pas que cela va créer un délai de jours, de semaines ou de mois. J’espère que ce sera une discussion assez rapide au moment de l’étude article par article.
La sénatrice Ringuette : Compte tenu de l’expérience qu’on vient tout juste de vivre avec le projet de loi C-11 et du soutien que vous avez apporté au projet de loi... Il y a eu des délais considérables. Vous avez droit à votre opinion et je la respecte, mais je ne suis pas d’accord avec vous.
J’ai une question pour Mme Edwards. Je viens d’une petite communauté où il y a une radio communautaire et une radio privée; essentiellement, ce sont des entreprises locales qui achètent la publicité. Compte tenu de cela, pouvez-vous nous dire ceci : combien de revenus locaux vos membres ont-ils perdus à cause de Google? Essentiellement, ils vont prendre les grandes sociétés canadiennes, les compagnies automobiles, etc. C’est de cette envergure.
Mme Hinse : J’ai des chiffres pour le Québec. Les revenus ne sont pas liés directement à la publicité commerciale, parce qu’on n’en fait pas. Les revenus sont liés à ce que le câblodistributeur donnait pour la télévision communautaire, soit un pourcentage de ses revenus bruts.
Si les revenus bruts du câblodistributeur sont en chute libre parce que les annonceurs se sont tournés vers Internet — et c’est la même chose pour les abonnés qui se sont tournés vers la diffusion en continu en ligne —, il y a moins de revenus, et donc moins d’argent qui peut servir à la télévision communautaire.
En 2015, j’ai fait une tournée de tous mes membres. La région de Montréal recevait environ 1 million de dollars pour toutes les télévisions communautaires de la région, sans parler de MAtv, la télévision communautaire de Vidéotron, qui devait recevoir 20 millions de dollars ou même plus; maintenant, c’est zéro.
En huit ans, on est passé de 1 million de dollars à zéro. C’est la perte que je peux identifier et c’est pour sept télés communautaires de la région de Montréal, sans parler de tous les autres membres qui ont vu eux aussi leurs revenus diminuer à cause de cela.
La sénatrice Ringuette : Merci.
[Traduction]
La sénatrice Simons : J’ai une question pour les représentants de la CUP. À la suite des amendements apportés par le comité de la Chambre, maintenant, le projet de loi mentionne expressément que les stations de radio de campus doivent être incluses. De nos jours, les stations de radio de campus — et j’ai moi-même travaillé dans l’une de ces stations — ne font pas beaucoup de reportages originaux. C’est beaucoup de musique et peut-être des discussions sur la culture.
Pensez-vous qu’il soit juste que les stations de radio de campus soient expressément désignées comme ayant droit à un financement, alors que les journaux de campus ne le sont pas?
Mme St. Amand : Je pense que non, personnellement, surtout quand vous dites que les radios de campus ne diffusent pas autant de nouvelles. Je ne comprends pas pourquoi elles sont incluses dans le projet de loi, alors que les journaux des campus ou les nouvelles des campus ne le sont pas.
En fait, nous publions davantage de nouvelles que les stations de radio collégiales et, à certains égards, notre portée est peut-être plus grande. Le contenu que nous couvrons ressemble davantage à ce que font les grandes organisations de nouvelles. Il n’est pas logique que les stations de radio soient incluses et que les journaux ne le soient pas.
Mme Edwards : Les stations de radio et de télévision communautaires gèrent l’Initiative de journalisme local. Les radios communautaires sont tenues, aux termes de leur licence, d’avoir un certain pourcentage d’émissions orales, qui sont généralement des nouvelles. Elles diffusent de l’information, tout comme les stations de télévision communautaires, et c’est pourquoi on leur a confié le mandat d’administrer l’Initiative de journalisme local, ou IJL. Je pense que votre perception selon laquelle c’est surtout de la musique n’est pas exacte.
La sénatrice Simons : Il s’agit précisément des stations de radio de campus.
Mme Edwards : Oui, les stations de radio de campus sont incluses. Bon nombre d’entre elles emploient actuellement des journalistes de l’IJL. On considérait qu’elles manquaient de ressources. Elles accueillent donc des journalistes professionnels et produisent des nouvelles professionnelles.
La sénatrice Simons : Est-il juste qu’elles obtiennent ce financement, contrairement aux journaux?
Mme Edwards : Elles ne sont pas admissibles à l’IJL? Je ne pense pas que ce soit juste non plus, mais je ne voulais pas que leur exclusion soit une raison pour exclure également les médias communautaires. Parce que les deux font des reportages importants dont nous avons besoin, surtout dans les petites collectivités, et pour les communautés minoritaires de nos grands centres.
La sénatrice Simons : Je pense que nous comparons des pommes et des oranges. Je parle de The Gateway, le journal de l’Université de l’Alberta; CJSR est la station de radio. Je ne critique pas la station de radio. Je ne suis pas particulièrement en faveur du projet de loi C-18, comme nous le savons tous, mais il me semble ridicule qu’on mentionne expressément que les stations de radio de campus doivent pouvoir négocier et que les journaux de campus soient laissés de côté. Si nous avons un projet de loi, il doit être logique.
[Français]
La vice-présidente : Sur ce, nous allons mettre fin à cette première partie de la réunion. Je veux tous vous remercier de nous avoir parlé de vos attentes et de vos inquiétudes.
[Traduction]
Honorables sénateurs, nous poursuivons notre examen du projet de loi C-18, Loi sur les nouvelles en ligne.
Pour notre deuxième groupe, nous avons le plaisir d’accueillir, d’Hebdos Québec, Sylvain Poisson, directeur général, et Benoit Chartier, président du conseil d’administration.
À titre personnel, nous accueillons Dwayne Winseck, que nous avons vu, je crois, au sujet du projet de loi C-11, et qui est professeur à l’École de journalisme et de communication, et directeur du Global Media & Internet Concentration Project, de l’Université Carleton.
[Français]
Bienvenue et merci de vous joindre à nous. Nous commencerons donc par les remarques d’ouverture d’Hebdos Québec, puis nous poursuivrons avec M. Dwayne Winseck. Chaque groupe ou chaque personne aura cinq minutes pour faire ses remarques préliminaires; ensuite, nous passerons à la période de questions.
Benoit Chartier, président du conseil d’administration, Hebdos Québec : Bonjour. Je m’appelle Benoit Chartier, président du conseil d’administration d’Hebdos Québec, et je suis accompagné de Sylvain Poisson, directeur général.
Nous représentons ici plus d’une quarantaine de propriétaires d’hebdomadaires indépendants à but lucratif, qui regroupent plus d’une centaine de médias dans la province de Québec et au pays.
La presque totalité de ces médias imprimés bénéficie d’une plateforme en ligne. Nous représentons plus de 200 journalistes dans l’ensemble du Québec, répartis dans toutes ces publications. Nous distribuons 10,3 millions d’exemplaires par année sur l’ensemble de notre territoire, alors que nos plateformes numériques comptent un total de 20 millions de pages vues et près de 15 millions de visiteurs uniques par mois.
Nous sommes une association qui représente la quasi-totalité, ou en tout cas un gros morceau de l’industrie de la presse écrite lucrative au Québec. Je suis moi-même propriétaire et éditeur de cinq hebdomadaires et sites Web, dont Le Courrier de Saint‑Hyacinthe, qui est le doyen de la presse écrite de langue française au Québec. Nous soulignons nos 170 ans d’existence. Nous sommes le plus vieux journal de langue française en Amérique du Nord et je suis la troisième génération qui travaille au sein de cette entreprise.
Incidemment, Hebdos Québec célébrait ses 90 ans d’existence en 2022, en marge de cette crise des médias sans précédent et cette tempête parfaite, sans que ses membres aient pu bénéficier du parapluie que représente le projet de loi C-18, que nous vous demandons encore aujourd’hui d’adopter dans les plus brefs délais.
La presse est un rempart précieux de la démocratie et son devoir d’informer le public avec la plus grande rigueur journalistique ne doit pas être asservi par l’hégémonie de quelques géants du Web qui s’enrichissent non seulement en s’appropriant un contenu que nous produisons à grands coûts, mais qui diffusent également un lot de fausses nouvelles dénuées de véritables pratiques journalistiques et de sens éthique, un contenu non vérifié et inexact.
Ces géants du Web, comme Facebook et Google, laissent aussi libre cours aux agrégateurs de contenu auxquels Internet a donné naissance.
Ceux-ci se sont multipliés sans produire des contenus originaux, avec très peu ou sans investissements dans les ressources journalistiques et peu de règles d’éthique en matière d’information.
La presse hebdomadaire francophone au Québec a d’ailleurs joué un rôle fondamental dans la livraison de l’information au cœur de plusieurs communautés locales, souvent dans des régions ne comptant aucun autre média local ou régional. Dans ce contexte, on peut affirmer qu’une presse affaiblie, menacée d’abandonner sa mission et de disparaître après des décennies d’existence, met sérieusement en péril notre démocratie.
Les hebdos, quant à eux, font partie du paysage économique et culturel, certains depuis près d’un siècle, et ils sont essentiels à la vitalité démocratique. Hors des grands centres, ils sont souvent les seuls à jouer un tel rôle et leur pertinence demeure tout aussi grande qu’avant l’avènement des réseaux sociaux.
Nos journalistes créent et produisent du contenu original local ou régional pour chacun de nos produits d’information à partir de nos salles de nouvelles respectives, qui totalisent plus de 200 journalistes au Québec.
On peut dire que c’est une très grande salle de rédaction qui parcourt l’ensemble du Québec.
Chaque jour, ils livrent de la nouvelle de proximité de grande qualité et contribuent à ériger un mur contre la vague de désinformation qui déferle, particulièrement depuis quelques années.
N’oubliez pas que, sans nouvelles de proximité, il n’y a pas de faits d’armes locaux et régionaux révélés, pas d’information municipale, pas de visibilité pour les organismes du milieu, pas de débat public sur un projet ou une initiative citoyenne, pas de rayonnement pour les personnalités du milieu, les élus et les organismes culturels, sportifs et économiques. Je vais céder la parole à mon collègue M. Poisson.
Sylvain Poisson, directeur général, Hebdos Québec : Bonsoir. Dans un sondage réalisé par Pollara Strategic Insights au nom de Médias d’Info Canada en mai 2022, on a appris que 90 % des Canadiens estimaient qu’il est important que les médias locaux survivent, que 79 % des Canadiens étaient d’accord pour que les géants du Web doivent partager leurs revenus avec les médias canadiens et que 80 % des Canadiens étaient favorables à l’adoption du projet de loi à l’étude aujourd’hui.
Pour notre part, c’est un véritable « cri du cœur » : nous vous demandons d’avaliser ce projet de loi et de permettre la négociation collective pour pallier le déséquilibre du marché entre les plateformes Web mondiales et les éditeurs de médias d’information locaux et régionaux.
Même les ententes déjà conclues entre certains éditeurs et Google ou Facebook présentent une inégalité et un déséquilibre par rapport aux autres.
Ces géants du Web ont, de fait, cannibalisé nos revenus sans assumer aucune des responsabilités sociales et fiscales qui s’y rattachent en contrôlant les algorithmes. Ils ont bouleversé notre modèle d’affaires et diminué la valeur réelle de l’information. Ils ont surtout réussi à s’attirer 80 % des investissements publicitaires d’entreprises et de commerçants locaux et régionaux sans qu’il y ait de retombées tangibles dans les communautés.
En quelques années seulement, sans contribution fiscale, ces géants du Web ont érodé les revenus des médias traditionnels qui, pendant des décennies, ont investi temps et argent dans leur communauté, encouragé leurs commerçants et professionnels, soutenu leurs institutions et servi l’intérêt public de leurs concitoyens. Google et Meta, pour ne nommer que ceux-là, bénéficient et tirent nettement profit de notre contenu. Ils maintiennent ainsi l’intérêt de leurs utilisateurs, dont ils collectent et traitent les données afin de cibler les publicités vendues.
Au fond, c’est leur modèle d’entreprise.
Pour couronner le tout, ces géants nous menacent de bloquer les nouvelles au Canada si le projet de loi C-18 est adopté.
Ils n’ont aucun intérêt à le faire, et cela viendrait d’ailleurs plomber leur propre modèle d’entreprise. Ces menaces sont un « copier-coller » d’un contexte semblable précédent qu’ils ont finalement effacé pour éviter de se nuire à eux-mêmes.
Pour conclure, nous avons tous la responsabilité de préserver cette démocratie, de protéger le droit du public à l’information et d’adopter des mesures concrètes et permanentes pour limiter cette outrageuse domination des géants du Web.
Nous vous faisons confiance à vous, sénatrices et sénateurs, ainsi qu’à tous les parlementaires, pour adopter le projet de loi C-18 dans les plus brefs délais.
Merci de m’avoir écouté.
La vice-présidente : Merci de ce cri du cœur, monsieur Poisson. Nous allons maintenant passer à notre prochain témoin, Dwayne Winseck.
[Traduction]
Dwayne Winseck, professeur, École de journalisme et de communication, directeur du projet Global Media & Internet Concentration, Université Carleton, à titre personnel : Merci beaucoup de m’avoir invité ce soir. Je suis heureux d’être ici.
À mon avis, la Loi sur les nouvelles en ligne a été malmenée dans une égale mesure par ses défenseurs et par ses critiques. D’un côté, le projet de loi découle d’allégations spécieuses selon lesquelles Google et Meta se seraient approprié les nouvelles et auraient causé la crise du journalisme. De l’autre, les critiques prétendent que la réglementation de Google et de Meta est une attaque contre la liberté de la presse et Internet ouvert. Ces critiques sont mal informées. Il est ridicule de prétendre que les objectifs stratégiques du gouvernement concernant Internet s’apparentent aux méthodes des régimes autoritaires de Chine, de Russie et de Corée du Nord.
La Loi sur les nouvelles en ligne ne vise pas seulement à faire payer Google et Meta pour les liens vers les nouvelles. Il s’agit de créer un cadre de distribution équitable pour régir la façon dont une poignée de très grandes plateformes numériques peuvent regrouper, classer et intégrer le contenu des nouvelles dans leurs recherches, leurs médias sociaux, leurs boutiques d’applications, leurs marchés publicitaires et d’autres produits et services émergents.
Par exemple, le contenu des nouvelles du Globe and Mail, de Postmedia, de CBC, de CTV, duToronto Star, etc., affiche des résultats de recherche de Google, News Showcase, des balados et des produits Nest sous forme de chaînes YouTube et d’applications dans Google Play et son échange publicitaire en ligne, le moteur de son empire.
De fait, ces services sont devenus un élément essentiel des stratégies de distribution à plateformes multiples des médias d’information, au Canada et partout dans le monde. C’est l’une des raisons pour lesquelles Google et Facebook ont conclu des centaines d’ententes avec des fournisseurs de nouvelles, et c’est une autre raison pour laquelle ils ont fait obstacle à des mesures de réglementation comme le projet de loi C-18. Cependant, comme ces ententes sont privées, on en sait très peu à leur sujet. La loi va changer cela en les assujettissant à l’examen du CRTC.
La position de ces entreprises au carrefour des communications et du commerce leur donne le pouvoir de fixer, de modifier ou de supprimer les conditions de distribution liées à l’accès du public à l’information. Ces conditions déterminent les modes de diffusion, de promotion, de consommation et de paiement des nouvelles. Elles déterminent également qui possède et contrôle les données sur l’auditoire que produisent ces activités — lesquelles sont la force vive de l’économie des médias numériques.
Le projet de loi C-18 est rédigé en fonction du fait que Google, par exemple, détient le quasi-monopole de la recherche et le contrôle de la moitié des recettes des boutiques d’applications, des systèmes d’exploitation mobiles, et de la publicité et des dépenses sur Internet depuis une bonne partie de la dernière décennie. La part du portefeuille de services de Meta sur les réseaux sociaux n’a pas été inférieure à 60 % depuis une décennie, tandis que sa part des recettes publicitaires en ligne a atteint un tiers du marché en 2021.
Ensemble, Meta et Google ont produit des recettes de près de 11 milliards de dollars au Canada en 2021. Les deux plateformes ont récolté 80 % des 12,3 milliards de dollars de recettes publicitaires en ligne et sont à l’origine de près de 60 % de toutes les dépenses publicitaires dans tous les médias du pays, soit deux fois plus que l’ensemble des secteurs de la radiodiffusion, de la télévision et des journaux.
L’Union européenne a traité ces questions en estimant que très peu de grandes plateformes avaient des caractéristiques systémiques exigeant un cadre réglementaire formel, des protocoles d’atténuation des risques et des obligations publiques correspondant à leur taille et à leur influence. La Loi sur les nouvelles en ligne du Canada énonce certaines de ces obligations pour les plateformes qui diffusent des nouvelles ici. Au départ, elle ne s’appliquera qu’à Google et à Meta, mais d’autres grands agrégateurs de nouvelles comme Apple, Microsoft, Samsung et Twitter pourraient être visés par ses dispositions ultérieurement.
Google et Meta prétendent qu’elles se retireraient de la diffusion des nouvelles plutôt que de se conformer à la loi, sous prétexte que les nouvelles ne représentent qu’une infime partie de leurs services. Mais cette prise de position passe à côté de l’essentiel. Ces entreprises tirent d’énormes avantages de leurs activités dans notre pays. Le Canada est l’un de leurs marchés les plus lucratifs au monde. Les recettes par utilisateur de Facebook au Canada sont parmi les plus élevées, avec les États-Unis, soit deux fois plus qu’en Europe, quatre fois plus qu’en Asie et 10 fois plus que dans le reste du monde. Je doute qu’elles se retirent à la légère.
En plus de leurs caractéristiques systémiques, ces deux plateformes ont acquis l’obligation publique de continuer à distribuer des nouvelles parce qu’elles constituent des voies d’accès majeures pour le tiers et la moitié des Canadiens respectivement. En effet, la valeur publique de l’information dans une démocratie est au cœur de leur influence systémique et l’une de leurs obligations publiques fondamentales prévues dans ce projet de loi.
C’est pourquoi l’une des meilleures dispositions de la loi, l’article 51, interdit aux plateformes désignées de privilégier indûment certains services de nouvelles ou, à l’inverse, d’en désavantager d’autres indûment. Cette mesure souple de « diffusion obligatoire » pourrait empêcher Google et Meta de mettre à mal les médias d’information canadiens.
Les dispositions contre la discrimination envisagées à l’article 51 pourraient même être améliorées par l’inclusion d’une limite législative à l’exercice du contrôle rédactionnel des services de nouvelles que distribuent ces plateformes, qui serait semblable à la disposition énoncée à l’article 36 de la Loi sur les télécommunications. Ensemble, ces dispositions empêcheraient les intermédiaires en ligne de bloquer les nouvelles au Canada et permettraient notamment d’entraver leurs efforts continus pour saboter la distribution des nouvelles au Canada dans le cadre de leurs campagnes respectives visant à torpiller le projet de loi C-18.
Malgré ses intentions vertueuses, la Loi sur les nouvelles en ligne comporte toujours de graves lacunes. D’une part, elle ne brise en rien le monopole enraciné de Google et de Meta. Leur domination est telle que les fournisseurs de services d’information obtiennent une plus petite part des recettes publicitaires, que les annonceurs paient leurs publicités plus cher et que la vie privée des gens est plus mal protégée qu’elle ne le serait sur un marché plus concurrentiel.
Deuxièmement, la loi tente de faire en sorte qu’une plus grande part des recettes et des données des plateformes revienne aux médias d’information canadiens plutôt que de freiner les forces du capitalisme de surveillance. Étant donné que des entreprises comme Bell s’occupent maintenant de collecte de données, le projet de loi C-18 maintient le statu quo des médias sociaux personnalisés et des médias dépendant de la publicité.
Troisièmement, les plus grands conglomérats médiatiques du Canada — dont certains ont des recettes plusieurs fois plus élevées que celles que Google et Facebook tirent de leurs activités canadiennes — seront probablement les plus grands bénéficiaires du projet de loi, et ce n’est pas de bon augure.
Quatrièmement, en raison de la faiblesse lamentable des obligations énoncées dans le projet de loi C-18 en matière de divulgation de l’information, nous, les Canadiens qui sommes censés être l’intérêt public représenté dans le projet de loi, serons laissés dans l’ignorance de la nature des ententes entre les plateformes et les éditeurs.
Il y a six façons de corriger la loi, et je vais en parler rapidement. Il faudrait ajouter une clause à la fin de l’alinéa 2(2)b) pour exclure explicitement la disposition concernant ce que j’appelle les « hyperliens simples » ou URL.
Deuxièmement, il faudrait ajouter des seuils précis à l’article 6 en fonction de la portée, de la part de marché et de la capitalisation, en s’inspirant des critères employés dans les pays de l’Union européenne pour désigner les très grandes plateformes en ligne ou les très grands moteurs de recherche en ligne, qui sont couverts par le règlement sur les services numériques, ou DSA, ou le règlement sur les marchés numériques, ou DMA, mais aussi par plusieurs projets de loi actuellement présentés au Congrès des États-Unis.
Il faudrait par ailleurs muscler les mesures obligatoires prévues à l’article 51, améliorer les obligations de divulgation de l’information prévues aux articles 53 à 56 et ajouter des mesures pour veiller à ce que le public puisse participer aux audiences du CRTC.
Il faudrait enfin ajouter des mesures de protection de la vie privée et des données personnelles pour les auditoires de nouvelles en ligne. Je vous remercie. Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions.
La vice-présidente : Merci beaucoup. J’aimerais que vous nous fassiez parvenir vos chiffres sur les recettes de Facebook, parce que je n’ai jamais entendu dire que le Canada était un marché plus intéressant que les autres. Peut-être que je ne lis pas assez. Si vous pouviez nous faire parvenir vos sources, cela m’intéresserait beaucoup.
M. Winseck : Sans faute.
[Français]
La vice-présidente : Je vais poser une question à M. Chartier. Est-ce que les hebdos du Québec ont signé des ententes avec Facebook et Google?
M. Chartier : Aucune.
La vice-présidente : Est-ce que vous avez tenté de le faire?
M. Chartier : Non, cela ne nous intéresse pas.
La vice-présidente : Vous attendez l’arbitrage?
M. Chartier : On attend l’entrée en vigueur du projet de loi C-18 et l’arbitrage par la suite.
La vice-présidente : Vous avez le sentiment que vous ne pourrez pas avoir de négociations correctes et équilibrées avec ces deux plateformes? Vous préférez l’arbitrage? Comment dois-je comprendre cela?
M. Chartier : Cela dépend. Il nous faut l’entrée en vigueur du projet de loi. À la seconde où le projet de loi sera en vigueur, nous allons nous asseoir avec Médias d’Info Canada, les 140 journaux du Québec et tous les autres journaux de Médias d’Info Canada, qui totalisent 600 journaux dans l’ensemble du Canada. On va négocier tous ensemble en solidarité, d’un seul morceau.
La vice-présidente : Merci.
[Traduction]
La sénatrice Simons : Monsieur Winseck, au risque de me mettre dans l’embarras, qu’est-ce qu’un « hyperlien simple »?
M. Winseck : Un hyperlien simple est ma façon provocatrice de désigner un lien dépouillé, comme ceux, par exemple, de la vieille version 2002 du moteur de recherche de Google. Ce serait un lien direct sans tous les liens commandités qui l’entourent, sans les barres latérales avec toutes les boîtes d’information décrivant les éléments que vous recherchez et les choses qui y sont associées, et le carrousel de nouvelles en dessous. C’est un lien dépouillé. Donc, si je vous envoyais un lien sur Facebook, sénatrice Simons, et que je vous disais : « Allez voir mon nouveau rapport ou allez voir le témoignage de quelqu’un qui a comparu devant vous ce soir ou hier », je vous enverrais un lien simple.
Mais, quand on commence à l’enchâsser dans Google News Showcase, dans l’onglet Facebook News et dans des articles instantanés qui ont été abandonnés et qu’on se met à créer des choses comme l’App Store autour de cela, c’est complètement autre chose.
La sénatrice Simons : Êtes-vous en train de dire que... par exemple, j’écris encore une chronique régulière pour le magazine Alberta Views... si j’affiche le lien vers ma chronique sur ma page Facebook, vous pensez donc que cela ne devrait pas être inclus? En fait, ce n’est pas très différent de ce que Google nous a proposé, c’est-à-dire que cela ne devrait être inclus que si c’est dans Showcase ou dans l’une de ses fenêtres exclusives, si je peux m’exprimer ainsi.
M. Winseck : En effet. Je pense que cela nous rapproche de la situation actuelle. Il faudrait que je voie ce que Google vous propose. J’essaie d’éviter deux choses : premièrement, l’idée qu’un simple lien engage la loi et, deuxièmement, mettre en évidence tous ces autres moyens par lesquels ces conglomérats numériques d’envergure planétaire ont construit une série ou un portefeuille de produits et services autour de l’information et d’autres contenus.
La sénatrice Simons : Je voudrais revenir à l’article 51. Quand les représentants de Google ont comparu devant nous, ils ont fait valoir que cet article était trop restrictif parce qu’il ne leur permettrait pas d’organiser les nouvelles pour vous envoyer seulement... selon eux, si l’article dans sa forme actuelle était interprété trop littéralement, ils ne pourraient pas vous envoyer le Wall Street Journal avant le Epoch Times, par exemple. Ils veulent conserver le droit de vous envoyer sélectivement les liens les plus fiables et les plus populaires.
Vous demandez des règles encore plus rigoureuses pour leur interdire de causer des préjudices dans leur mode de diffusion des nouvelles. Que répondez-vous à leur affirmation que cela va briser l’algorithme?
M. Winseck : Leur argument est fallacieux parce qu’ils font comme si chaque nouvelle ou élément d’information devait être traité exactement de la même façon. Nous savons déjà que, sur Internet, les compagnies de téléphone elles-mêmes font déjà des distinctions entre différents types de produits. Un courriel sera traité très différemment d’une vidéo ou d’un appel vocal, et une vidéo de chat sera acheminée selon des modalités différentes de celles d’un tomodensitogramme. Nous pouvons faire des distinctions entre les grandes catégories de contenu et permettre qu’elles soient traitées de manière à répondre aux exigences techniques, c’est-à-dire que le tomodensitogramme est plus urgent et nécessite une meilleure qualité que la vidéo de chat.
Autrement dit, les types de contenu de nouvelles semblables qui sont diffusés par Google dans ses résultats de recherche ou dans Google News Showcase doivent être traités de la même façon. Ces plateformes ne peuvent pas, par exemple, isoler les nouvelles canadiennes parce qu’elles n’aiment pas telle ou telle réglementation — disons, le projet de loi C-18 — et donc interdire la diffusion de ces nouvelles. Cela me semble être une forme de discrimination injuste. Il faudrait entrer dans les détails, mais cela irait dans ce sens.
[Français]
Le sénateur Cardozo : Ma première question s’adresse aux représentants d’Hebdos Québec.
Vous avez présenté un dossier très solide, mais certains disent que ce projet de loi soutient, entre guillemets, les dinosaures. Certains disent que vous tirez profit de la publication de votre contenu sur leurs sites. Quelle est votre réponse?
M. Chartier : Notre réponse est assez simple : ce sont manifestement eux qui bénéficient de notre contenu, car notre contenu amène énormément de rigueur et de crédibilité à leurs plateformes. Paradoxalement, cela entraîne aussi beaucoup d’achalandage sur leurs plateformes et cet achalandage leur fournit beaucoup de données en ce qui a trait au sexe, à l’âge, au lieu et ainsi de suite. Ces plateformes, comme Google et Facebook, gagnent énormément d’argent grâce aux données des utilisateurs. Les utilisateurs sont là parce que c’est notre contenu qui se trouve sur leurs plateformes; notre contenu est d’une grande rigueur et fait l’objet de beaucoup de recherche quand vient le temps de faire de la nouvelle, et nous avons des salles de 200 journalistes et plus partout au Québec. Ce sont eux qui en bénéficient bien plus que nous. C’est une excuse très facile qu’ils utilisent pour essayer de faire un peu de fumée.
Le sénateur Cardozo : C’est seulement que le monde change.
M. Chartier : Oui, le monde change, mais on a nos plateformes nous aussi. On a nos sites Web, on a plusieurs millions de visiteurs uniques sur nos plateformes Web; nous ne sommes pas des dinosaures en fait de diffusion de la nouvelle. C’est seulement qu’il y a un amalgame qui fait en sorte qu’on ne peut pas bénéficier du revenu publicitaire qu’ils viennent nous voler chez nos clients annonceurs, entre autres.
[Traduction]
La vice-présidente : J’aimerais simplement ajouter une question subsidiaire, si vous permettez.
[Français]
L’argument des plateformes, on peut en penser ce qu’on veut. Bien sûr, ces plateformes tirent profit de votre contenu, mais vous tirez aussi profit du fait d’être diffusé sur ces plateformes. Cela va dans les deux sens, monsieur Chartier; cela ne peut pas aller que dans un sens.
Êtes-vous en mesure de l’évaluer? Vous parlez de votre valeur, et je le comprends, mais cela peut aller dans les deux sens.
M. Chartier : En ce qui a trait aux deux sens, on peut dire que l’on bénéficie un peu des plateformes que sont Facebook et Google, mais je vois davantage une proportion de 80 %-20 %. Ces plateformes bénéficient de 80 % des avantages, alors que nous bénéficions d’environ 20 % des avantages. Je ne vois pas du tout les choses de façon égale. La preuve, c’est que nous avons subi une forte baisse de revenus publicitaires qui est catastrophique depuis 2014. Regardez les profits et les actions de Google et de Facebook, et vous allez comprendre pourquoi je dis que tout cela est à sens unique.
[Traduction]
Le sénateur Cardozo : Mon autre question s’adresse au professeur Winseck. Il y a un autre point de vue à ce sujet, évidemment plus libertaire, celui du professeur Michael Geist, votre homologue de l’autre université, partisan d’Internet ouvert.
Que pensez-vous de l’argument selon lequel le monde évolue, qu’il faut s’y faire et qu’il n’est pas question de laisser l’État ou le CRTC dicter ce qui doit être soutenu ou non?
M. Winseck : Je pense que ce point de vue aurait pu être tout à fait valable avant la consolidation, la centralisation et le remodelage d’Internet à l’échelle planétaire entre les mains de quelques conglomérats numériques comme Google, Facebook et Amazon. Ces entités sont aujourd’hui l’antithèse d’Internet ouvert. Elles ont construit ces immenses jardins clos qui ont substitué leur propre code technique exclusif à l’ancien code commun ouvert sur lequel Internet lui-même a été construit et qui a été encensé par des gens très intéressants comme Lawrence Lessig, Yochai Benkler, Jonathan Zittrain et Barbara van Schewick tout au long des années 1990 et jusqu’au milieu des années 2000.
Tout cela a changé. Si vous voulez vous brancher, disons, à l’App Store d’Apple ou aux produits de Meta, vous devez avoir accès à leur interface de programmation ou API, à leur kit de développement et assister aux conférences de développeurs. Vous n’êtes plus le gamin qui crée une page Web dans son sous‑sol et qui communique avec le reste du monde. Ce temps-là est révolu.
Le sénateur Cardozo : Le jardin clos est une image très intéressante. Je précise que je ne voulais pas dire que M. Geist estimait que le CRTC était nocif, mais certains le pensent. L’analogie du jardin clos est très importante pour le comité.
M. Winseck : Puis-je terminer là-dessus? Je voulais dire quelque chose au sujet de l’État. Il me semble très important de reconnaître que nous vivons dans l’un des pays les plus démocratiques du monde, qui se classe toujours en tête du point de vue de la liberté de la presse et de la liberté d’expression. Nous ne vivons pas dans un pays autoritaire, et toute comparaison entre le Canada et les pays autoritaires est à mon avis absurde, comme je l’ai dit tout à l’heure.
Je critique sévèrement le CRTC, mais je suis aussi le directeur d’un projet de concentration des médias dans 40 pays et je peux vous dire que le CRTC se classe assez bien par rapport aux autres organismes de réglementation du monde. J’estime qu’il souffre de graves lacunes, mais je pense qu’il est à la hauteur de la tâche et je sais qu’il prendra la chose au sérieux, surtout avec le nouveau leadership en cours.
La vice-présidente : Merci, monsieur Winseck.
La sénatrice Dasko : Merci. Ma question s’adresse à M. Winseck. Je vais me faire l’avocat du diable, ce qui est dangereux parce que vous en savez plus long que moi. Je suis donc désavantagée. Vous avez parlé des énormes revenus que ces plateformes tirent du Canada.
M. Winseck : Oui.
La sénatrice Dasko : C’est fantastique, ce qu’elles obtiennent. Il est peut-être vrai, comme le dit Meta, qu’une très faible part provient de l’accès aux nouvelles. Il se peut aussi, disons, que si elles n’offrent plus les nouvelles, cela n’ait aucune incidence sur leurs revenus. N’est-ce pas exact?
M. Winseck : Voici ce que je dirais à ce sujet, et c’est là que j’utilise l’expression « voies d’accès aux nouvelles ».
Quoi qu’en disent Meta ou Google, comme je l’ai dit, environ le tiers ou la moitié des Canadiens utilisent Google et Meta pour accéder aux nouvelles. Les Canadiens trouvent donc que c’est très important.
Deuxièmement, il est très difficile d’attribuer une valeur monétaire aux nouvelles comme à tout produit du domaine de la culture et de l’information. Toutes les industries culturelles le savent depuis longtemps. Cette valeur ne tient pas à un élément d’information ou à un contenu donnés, mais plutôt à un répertoire de produits, qu’il s’agisse d’un catalogue d’enregistrements musicaux, de livres ou de films ou encore, de nos jours, à la variété du contenu rendu disponible par l’entremise des nouvelles.
On ne peut pas essayer d’isoler les nouvelles et d’en établir la valeur. C’est la même chose à propos du lien. C’est impossible.
La sénatrice Dasko : Oui, mais si Meta dit qu’elle va simplement supprimer sur Facebook ou ailleurs les liens qui renvoient aux nouvelles, cela n’aura peut-être pas beaucoup d’incidence sur ses résultats financiers. En fait, ses représentants nous ont dit que les internautes n’aiment pas beaucoup consulter les nouvelles sur Facebook. Cette conclusion découle peut-être d’un sondage qu’ils ont réalisé. Je peux concevoir qu’ils en arrivent à une conclusion semblable.
Cela fait partie de l’argumentaire qu’ils nous présentent pour prétendre, ce qui peut être vrai, que s’ils retirent les nouvelles, cela ne changera peut-être rien à leurs résultats financiers.
Vous prétendez que, en fait, il y aura des conséquences d’ordre financier. Mais peut-être pas. Ils ont peut-être raison sur ce point.
M. Winseck : Ce que je dis, c’est que je ne donne pas à Meta les guides du programme réglementaire et législatif au Canada. Ce que je dis, c’est que l’objectif du projet de loi, comme nous l’observons dans d’autres pays, c’est d’établir des obligations publiques que...
La sénatrice Dasko : Oui, je comprends cela. Très juste.
M. Winseck : Donc, que cela leur plaise ou non, compte tenu de leur taille, de leur portée et de leur rôle central dans la vie des Canadiens comme moyen d’accès aux nouvelles et comme lieux de rencontre, un gouvernement démocratique a tout à fait le droit d’énoncer et de clarifier, en lettres claires, les obligations publiques des plateformes.
La sénatrice Dasko : Autre chose, avant que mon temps ne soit écoulé. Il me semble que ces grands acteurs pourraient quitter le secteur des nouvelles, et vous dites qu’ils ne devraient pas être autorisés à le faire. Ai-je bien compris? Vous dites qu’ils ne devraient pas être autorisés à quitter le secteur des nouvelles?
M. Winseck : Je dirais qu’ils ont une obligation publique. Une chose ici...
La sénatrice Dasko : Un instant. Vous dites qu’ils pourraient être pris dans une situation de préférence indue, mais on sait qu’il est extrêmement difficile de prouver la préférence indue.
Je sais — peut-être que je vais à l’encontre de mon argumentaire, car si on se retire du secteur des nouvelles... Je ne vois pas comment on peut dire qu’il y a préférence indue. Si un boulanger-pâtissier refuse de faire des gâteaux au chocolat, qui va le forcer à en faire? Il fera peut-être autre chose. Vous comprenez ce que je veux dire? Vous dites donc que le gouvernement va les obliger à fournir les nouvelles?
M. Winseck : Je dis qu’ils... Oui, la loi dirait que c’est une obligation publique.
Voici une meilleure analogie. Lorsque la réglementation ferroviaire a été instaurée au Canada, en 1903, les sociétés ferroviaires ont dit : « Vous savez quoi? Au diable ce règlement. Nous n’allons tout simplement pas desservir les producteurs de céréales et de porcs du Manitoba et de la Saskatchewan. » Cela n’a pas passé. D’accord? En vertu de la Loi sur les chemins de fer, elles ont été essentiellement tenues d’assurer le transport des porcs, des céréales et des voyageurs, dans chaque cas de façon non discriminatoire, mais elles ont dû transporter les porcs et les voyageurs partout aux mêmes conditions. Elles pouvaient faire une distinction entre les porcs et les voyageurs. C’était juste.
La sénatrice Dasko : Bien. Mon temps de parole est écoulé.
Le sénateur Manning : Merci aux témoins.
Ma première question s’adresse à M. Winseck. Je vous ai entendu dire que la crise actuelle du journalisme tient à de nombreux facteurs, comme le déclin du tirage des journaux depuis le début des années 1970, les problèmes d’endettement et bien d’autres. Vous avez fait valoir que bon nombre de ces facteurs sont antérieurs à l’arrivée de Google et de Facebook et que le gouvernement, ayant fondamentalement mal diagnostiqué les problèmes, ne réglera pas les difficultés actuelles avec le projet de loi C-18.
Que pensez-vous? Le projet de loi C-18 aggravera-t-il la situation? Par exemple, si Google et Facebook refusent de participer et commencent à supprimer les liens vers les nouvelles, la situation sera-t-elle pire pour les consommateurs? Si les États-Unis prennent des mesures commerciales contre le Canada relativement au projet de loi C-18, cela pourrait-il empirer les choses? Il ne semble pas que le projet de loi C-18, à votre avis, améliorera quoi que ce soit. J’essaie simplement de comprendre comment, selon vous, il empirera les choses.
M. Winseck : Je suis heureux que vous ayez soulevé cette question, car, comme je l’ai dit au début, je ne crois pas que Facebook et Google soient à l’origine de la crise du journalisme. Nous entendons constamment parler de dates spéciales. Nous l’avons entendu ce soir à plusieurs reprises. Il y a 10 ans, les revenus ont commencé à baisser. Notre collègue de l’Association canadienne des radiodiffuseurs, l’ACR, et d’autres l’ont dit. Ce n’est pas le cas. La crise du journalisme tient à de multiples facteurs. Cela dépend de ce par quoi on veut commencer. Essentiellement, le tirage des journaux par habitant a commencé à diminuer dans les années 1980 et 1990. Les revenus culminent autour de 2005-2006 et commencent à fléchir par la suite. Pourquoi? À cause de la crise financière mondiale. Ces entreprises étaient mal préparées à cause des fusions, et elles étaient endettées au moment même où la publicité commençait à chuter et où les géants d’Internet commençaient à émerger.
Nous ne devrions pas les blâmer, d’accord?
Mais pour en venir à la deuxième partie de votre question, quel tort ce projet de loi causera-t-il aux Canadiens? À mon avis, le projet de loi n’est pas assez ambitieux. Il ne suffit pas à saper ou à contrecarrer la machine du capitalisme de surveillance qui a permis à Meta et à Google de construire les forteresses et les armes qu’ils ont et le pouvoir monopolistique qu’ils détiennent, et nous avons déchaîné une ruée vers le fond dont des entités comme Bell, Telus et Rogers veulent maintenant s’inspirer. Il ne s’agit pas de contrôler la machine du capitalisme de surveillance, mais d’en prendre les commandes. En ne tenant pas compte de ces questions, le projet de loi nuira aux Canadiens. Le fait de ne pas accorder suffisamment d’attention à la distribution équitable des bienfaits qui découleront du projet de loi dans l’intérêt des entités d’information plus petites et dynamiques qui pourraient animer notre écologie de l’information est un problème. Voilà donc certains des préjudices.
Je ne suis pas inquiet pour autant. Les menaces qu’ils font, les grands acteurs les font partout dans le monde. On ne peut menacer de se retirer d’un si grand nombre de pays que tant de fois. Comme je l’ai dit, le Canada est un des 10 principaux marchés. Ils ont brandi ces menaces en Australie. Ils l’ont fait au Brésil. Ils l’ont fait en Europe. En fait, ils l’ont fait, alors que le règlement sur les services numériques et le règlement sur les marchés numériques étaient en préparation. L’Europe n’a pas reculé, et ces règlements sont maintenant en place. Ces dispositions seront en place et pleinement opérationnelles au début de l’an prochain. Les grands acteurs n’ont pas abandonné ces marchés. Nous devons tenir bon et poursuivre notre action.
Le sénateur Manning : Merci.
Vous avez dit dans votre réponse il y a quelques instants que, selon vous, le projet de loi ne va pas assez loin. Selon vous, quelle serait la priorité à respecter pour amender le projet de loi ou y ajouter quelque chose pour améliorer la situation actuelle? Le but du projet de loi C-18, d’après ce que je comprends, est d’améliorer les choses, mais quand je vous écoute et que j’écoute vos réponses, j’ai l’impression que nous n’allons pas dans ce sens. Comment, selon vous, pourrions-nous améliorer le projet de loi?
M. Winseck : Il faudrait accorder beaucoup d’attention à la partie de l’article 2 au sujet des liens. Je ne suis pas avocat, mais il s’agit d’ajouter quelque chose pour essentiellement exempter ce que j’appelle les liens simples et les URL, pour éliminer l’idée qu’il s’agit simplement d’une taxe sur les liens. D’accord? Cela nous a causé beaucoup de tort et a pris beaucoup de place dans le débat. Ce serait une chose. Précisez que les liens simples sont exclus et que les autres services sont inclus.
Je m’intéresserais aussi à l’article 6, et je proposerais que nous nous inspirions de ce qui s’est fait aux États-Unis : notion de plateforme couverte ou, dans l’UE, notions de très grandes plateformes en ligne ou de très gros moteurs de recherche en ligne et utilisation de la portée, des revenus et de la capitalisation boursière comme seuils clairs permettant de savoir qui est visé ou non. Car, là encore, il y a eu toutes sortes de propos alarmistes. On a exprimé la crainte que, d’une façon ou d’une autre, Canadaland ou d’autres entités ne soient visées par le projet de loi parce qu’elles proposent des liens. Tout cela est absurde, mais nous pourrions aider à clarifier les choses.
Troisièmement, j’opterais pour l’idée de renforcer l’article 51 sur l’obligation de transmission et je tirerais des leçons de l’histoire des articles 36 et 26 de la Loi sur les télécommunications, ce qui est très important. Je sais que vous avez reçu un mémoire de l’Internet Society qui dit que la notion de transport commun ne s’applique qu’aux produits généraux. Ce n’est absolument pas vrai.
En 1891, on a utilisé cette notion pour la messagerie personnelle. En 1910, la Commission des chemins de fer l’a utilisée dans une affaire opposant la Western Associated Press de Winnipeg à Télécommunications CNCP et à la Great North West Telegraph Company, qui était le prolongement de la Western Union aux États-Unis.
Voilà donc ce que je ferais, avec en plus la protection des renseignements personnels et la divulgation de l’information.
[Français]
La vice-présidente : Comme nous avons un média ici et que nous avons Hebdos Québec, j’aimerais leur demander s’ils sont d’accord avec l’idée que l’on ne peut pas blâmer Google et Facebook pour la crise des médias. Vous avez été assez dur dans votre présentation sur le rôle de ces grandes plateformes. Vous vivez une crise. Est-elle vraiment seulement attribuable à Google et Facebook?
M. Chartier : Oui, tout simplement.
M. Winseck ne semble pas être sur le terrain. Nous sommes sur le terrain. Il faut comprendre que c’est une guerre de revenus publicitaires. Nous avons perdu énormément de revenus publicitaires. Ces revenus publicitaires ont été déviés vers les grandes plateformes américaines à San Francisco, comme Google, Facebook et Twitter dans une moindre mesure. D’année en année, depuis sept à huit ans, on voit notre chiffre d’affaires baisser et les annonceurs, qui annonçaient depuis 50 ou 60 ans dans nos journaux, nous disent qu’ils préfèrent Facebook et Google, parce qu’ils peuvent cibler leurs clients avec l’âge, le sexe, l’endroit où ils habitent et leurs habitudes de consommation.
Donc, la presse écrite imprimée ou même la presse écrite sur Internet, mais pas sur une plateforme référencée comme Facebook et Google... Tout cela fait en sorte qu’on est dans une crise majeure où on n’a plus les moyens de payer nos journalistes pour créer de la nouvelle.
Il ne faut pas chercher midi à 14 heures pour trouver la raison de cette crise des médias qui existe depuis 2014 ou 2015.
Quand j’entends M. Winseck dire que cela date du début des années 1980... Non. Dans les années 1980 et 1990, les journaux, au Québec — et vous êtes bien placée pour le savoir en tant qu’ancienne journaliste —, étaient des entreprises qui faisaient énormément de profits et généraient de grands contenus avec beaucoup de rigueur et de recherche.
Force est de constater que, depuis sept à huit ans, c’est une crise majeure. Ce n’est pas seulement au Québec, c’est partout au Canada et sur la planète que les revenus publicitaires ont totalement bifurqué vers ces grandes plateformes. C’est un vol. Ils prennent nos clients et notre contenu original sans nous dédommager.
Merci au projet de loi C-18, qui va nous servir à régler une partie du problème. Je ne vous dis pas que le projet de loi C-18 va tout régler, mais cela aidera plusieurs médias écrits et électroniques partout au Canada à mieux respirer et à avoir un peu d’oxygène.
D’ailleurs, un gouvernement québécois a compris cela assez rapidement. On bénéficie d’un crédit d’impôt du gouvernement du Québec depuis quelques années.
La vice-présidente : Je dois vous interrompre; j’ai pris trop de temps et je vais laisser mes collègues continuer. Merci pour votre réponse.
[Traduction]
Le sénateur Harder : Ma question portait en grande partie sur le thème que vous avez abordé.
Je trouve, monsieur Winseck, qu’une grande partie de votre analyse est très provocatrice et souvent divertissante, mais je peux vous assurer que le projet de loi n’est pas conçu pour briser le régime de capitalisme de surveillance. L’objectif est beaucoup plus modeste, et il s’agit de fournir un mécanisme qui donne une occasion juste et équilibrée pour le secteur des journaux et le secteur des nouvelles de négocier une juste compensation pour les revenus publicitaires, ce qui est loin de l’objectif que vous souhaitez.
Je voudrais voir plus en détail avec Hebdos Québec votre analyse de ce qui arrivera si le projet de loi n’est pas mis en application le plus rapidement possible. Autrement dit, on peut discourir sur la philosophie du régime de capitalisme de surveillance pendant qu’on est en train de faire faillite.
Pourriez-vous nous parler des pressions que vous subissez dans l’immédiat?
[Français]
M. Chartier : Oui, on subit de très grandes pressions. Lorsque le revenu n’est pas là pour payer la salle de rédaction et toutes les dépenses qui y sont associées, on subit une pression incommensurable. C’est le cas depuis quelques années. Plusieurs journaux ont fermé leurs portes au Québec et la dernière chose que l’on veut, ce sont des déserts journalistiques en région. Je ne crois pas que le Canada et le Québec — je parle pour Hebdos Québec — veuillent voir des déserts journalistiques ou voir des villes qui ont eu des hebdomadaires depuis 100 ans cesser de publier. Je ne crois pas que c’est le but de la chose. Ces pressions deviennent extrêmement sournoises et mettent beaucoup de stress sur l’éditeur, sur le propriétaire du journal. J’en possède cinq; ma famille œuvre dans les médias depuis 1930 et je connais d’autres propriétaires d’hebdos partout au Québec qui subissent de très grandes pressions financières parce que la marge de profit n’est plus là. Certains se demandent sérieusement s’ils devraient continuer à publier leur journal. Le projet de loi C-18 va nous aider à voir la lumière au bout du tunnel.
M. Poisson : En fait, il y a un autre phénomène qu’on oublie peut-être. C’est qu’avec l’arrivée ou la possibilité de voir un désert journalistique, avec moins de journalistes pour produire du contenu local et régional, on va assister inévitablement à une montée des fausses nouvelles qui circulent déjà à grands flots chez Google, notamment, et Facebook.
Je trouve cela dramatique pour un pays comme le Canada et cela pourrait être le cas partout ailleurs. Ce sera inévitable, parce que tout le contenu est mêlé sur les réseaux sociaux, chez les géants du Web. Il n’y a absolument aucun contenu qui est vérifié. Tout est poussé, que ce soit de la fausse nouvelle, des potins, du commentaire ou peu importe, et je trouve cela dramatique. J’ajoute que si l’on se fie à leurs prétentions, si on leur est d’une si grande inutilité, ne pensez-vous pas qu’ils auraient déjà bloqué les nouvelles il y a longtemps?
Ils ont fait ces menaces en Australie et ailleurs, et chaque fois ils font marche arrière. Pourtant, ils prétendent que nous sommes totalement inutiles pour eux. Je prends la chose a contrario. C’est très simple, mais cela prouve absolument ce fait.
La sénatrice Clement : Justement, je voulais parler de détermination et de vos inquiétudes et comprendre exactement comment le projet de loi va vraiment répondre à cette réalité.
M. Poisson : D’abord, plus il y aura de ressources journalistiques compétentes, plus il y aura de vraies nouvelles, des nouvelles fouillées et recherchées, et moins on va laisser de place à ces fausses nouvelles qui circulent à grands flots. Inévitablement, le projet de loi va contribuer à cela.
Comme l’a dit M. Chartier précédemment, le projet de loi ne va pas tout régler, mais il contient des éléments importants, et c’est pourquoi il doit être adopté le plus tôt possible. Malheureusement, la majorité des jeunes s’informent sur les réseaux sociaux. C’est un peu dramatique.
Je suis formateur au sein d’un programme qui lutte contre la désinformation dans les écoles, et ce, au primaire, au secondaire et à l’université. Malheureusement, non seulement ils sont inondés, mais ils lisent énormément de fausses nouvelles qui ne sont identifiées d’aucune façon sur les réseaux sociaux. De là l’importance du projet de loi C-18, pour que l’on puisse consolider nos ressources journalistiques et les bonifier. Sinon, on en vient à la possibilité d’un désert journalistique et lorsque les journaux locaux et régionaux disparaîtront des milieux, il n’y aura absolument plus personne pour couvrir les communautés. Cela vaut pour tous les ordres de gouvernement.
La sénatrice Clement : Merci.
[Traduction]
La sénatrice Simons : Chaque fois que j’entends parler de très grandes plateformes en ligne, je pense à la Princess Bride et aux « rongeurs de taille inhabituelle ». Mais comment établir un seuil, monsieur Winseck? Quel est le seuil de base? Lorsque j’ai rencontré des membres du personnel de Patrimoine canadien, ils m’ont dit que TikTok serait la prochaine entreprise qu’ils voudraient peut-être assujettir au projet de loi C-18. Mais j’ai fait remarquer que TikTok ne donne pas de liens vers des nouvelles.
Comment pourrions-nous organiser les choses de façon logique? Amazon, par exemple, est une plateforme de taille inhabituelle, mais elle ne transmet pas des nouvelles. Comment décide-t-on qui est visé et qui ne l’est pas?
M. Winseck : Les trois critères auxquels je suis habitué sont la portée, les revenus et la capitalisation boursière. Le critère de portée de l’UE est de 45 % de la population de l’UE. Je n’ai pas toutes les réponses, mais ce que je dirais, c’est que les gens qui ont trouvé des réponses et qui les ont institutionnalisées, comme l’Union européenne et ceux qui ont rédigé les projets de loi américains et qui ont proposé l’idée de plateformes couvertes, il faut leur parler et voir exactement ce qu’ils ont fait pour définir ces trois critères. Ici, au Canada, nous pouvons dire que la portée de 45 % est atteinte, c’est certain, et Google et Facebook atteignent le seuil. Avec des revenus d’environ 4 milliards et 7 milliards chacun, je dirais qu’ils atteignent absolument ce seuil. Mais il faudrait que nous discutions sérieusement de ce qu’il convient de faire, afin de ne pas utiliser n’importe quel chiffre.
La sénatrice Simons : Je dirai aux représentants d’Hebdos Québec que nous avons rencontré hier des représentants du Conseil national des musulmans canadiens qui étaient très préoccupés par un journal traditionnel au Québec qui, selon eux, répand la haine, une information erronée et de la désinformation.
Comment pouvons-nous savoir qu’un nouveau produit en ligne qui ressemble à un journal est fiable, par opposition à un nouveau produit en ligne qui pourrait, en fait, être plus fiable?
[Français]
M. Chartier : Ce journal qui fait de la désinformation ne fait pas partie de notre association. On publie seulement des journaux généralistes qui font de l’information générale dans des régions du Québec. Ce sont des titres qui ont beaucoup d’âge et de notoriété; je prends pour exemple mon journal, Le Courrier de Saint-Hyacinthe, qui a 170 ans d’existence sans une semaine d’interruption.
Ces journaux ont beaucoup de notoriété et de crédibilité. Ce sont des titres qui sont passés de génération en génération. C’est très rare que les gens se demandent si ces journaux ont une légitimité ou non ou s’ils pratiquent la désinformation ou non.
[Traduction]
La sénatrice Simons : Je citais, simplement.
[Français]
M. Chartier : Je ne connais pas ce journal. Peut-être que mon collègue le connaît.
La vice-présidente : C’est-à-dire que ce journal ne fait pas partie de cette association.
M. Poisson : Absolument, d’abord, il n’est pas dans l’association. Deuxièmement, je ne le connais pas du tout et troisièmement, il y a des organismes au Québec comme la Fédération professionnelle des journalistes du Québec.
M. Chartier : Le Conseil de presse du Québec.
La vice-présidente : Messieurs, je dois vous arrêter, car nous n’avons plus de temps. La séance est terminée. Je remercie nos témoins de ce soir, MM. Winseck, Poisson et Chartier.
(La séance est levée.)