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TRCM - Comité permanent

Transports et communications

 

LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES TRANSPORTS ET DES COMMUNICATIONS

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mardi 21 juin 2022

Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd’hui, à 9 heures (HE), avec vidéoconférence, pour étudier la teneur du projet de loi C-11, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois.

Le sénateur Leo Housakos (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Honorables sénateurs, bonjour. Je suis le sénateur Leo Housakos, du Québec, et je suis président de ce comité. J’aimerais vous présenter les membres du comité qui participeront à cette réunion : la vice-présidente du comité, la sénatrice Miville-Dechêne, du Québec; la sénatrice Clement, de l’Ontario; le sénateur Cormier, du Nouveau-Brunswick; la sénatrice Dasko, de l’Ontario; le sénateur Dawson, du Québec; le sénateur Klyne, de la Saskatchewan; le sénateur Manning, de Terre-Neuve-et-Labrador; le sénateur Quinn, du Nouveau-Brunswick; la sénatrice Wallin, de la Saskatchewan; la sénatrice Simons, de l’Alberta; la sénatrice Sorensen, de l’Alberta.

[Traduction]

Nous nous réunissons aujourd’hui pour poursuivre notre examen de la teneur du projet de loi C-11, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois.

Les témoins de notre premier groupe qui s’exprimeront sur le projet de loi sont deux éminents Canadiens. Avant de vous les présenter, j’aimerais parler d’une chose qui s’est produite à la dernière réunion, car il est très important de corriger le tir afin que cela ne se reproduise pas ou ne crée pas un précédent de façon involontaire. Les règles régissant les comités n’exigent pas que les motions ou les avis de motion soient remis au greffier, au président ou aux membres de ce comité avant d’être proposés. Lorsqu’on présente un avis au préalable, on ne le fait que par courtoisie.

C’est également par courtoisie que les motions sont fournies par écrit pour être distribuées aux membres du comité dans les deux langues officielles. Contrairement aux documents, les motions sont lues lorsqu’elles sont présentées, et tous les membres du comité bénéficient de l’interprétation simultanée, ce qui répond aux exigences en matière de langues officielles. Par conséquent, une motion distribuée dans une seule langue est tout à fait recevable et, à ce titre, la motion qu’a présentée le sénateur Richards la semaine dernière était recevable.

Je voulais remettre les pendules à l’heure. En tant que président, j’assume la responsabilité de l’erreur qui a été commise. J’ai pensé qu’il était important de la corriger et que, comme je l’ai dit, cela ne devienne pas un précédent. Je présente mes excuses au sénateur Richards, et j’espère, chers collègues, que nous ferons tous un meilleur travail à l’avenir en nous rappelant la règle. Je vous remercie.

Sans plus tarder, je vais présenter les témoins. Nous accueillons M. Konrad von Finckenstein, ancien président du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes et ancien commissaire de la concurrence; et M. Michael Geist, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit d’Internet et du commerce électronique, Faculté de droit de l’Université d’Ottawa. Je vous souhaite à tous les deux la bienvenue, et je vous remercie d’être ici et de lancer cette étude.

Nos témoins disposeront de six minutes chacun pour présenter leurs exposés, puis nous passerons aux questions. Contrairement à mon habitude, je serai très rigide aujourd’hui en ce qui concerne le temps de parole. Chaque sénateur disposera de quatre minutes pour poser leurs questions et les invités devront répondre au cours de ces quatre minutes. Je demande à mes collègues de faire preuve de concision lorsqu’ils poseront leurs questions et je demande la même chose à nos invités, lorsqu’ils répondront aux questions.

Je cède la parole à M. Konrad von Finckenstein.

L’hon. Konrad von Finckenstein, ancien président, Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, à titre personnel : Je vous remercie beaucoup de m’avoir invité à faire des commentaires sur le projet de loi C-11, tel qu’adopté par la Chambre des communes.

En tant qu’ancien président du CRTC, je félicite le gouvernement de s’attaquer au problème de l’intégration des services de diffusion en continu, ou diffuseurs en continu, dans le système canadien de radiodiffusion. Il est clair que ces services diffusent du contenu au Canada, qu’ils peuvent générer des revenus importants et qu’ils sont actuellement exemptés du système de réglementation.

Cependant, je n’approuve certainement pas la façon dont cela a été fait et l’idée sous-jacente. Je pense qu’il aurait été préférable de proposer une mesure législative ciblée qui s’attaque au problème spécifique lié aux diffuseurs en continu plutôt qu’une mesure législative qui pourrait englober toute transmission de musique ou de vidéo, ou des deux, sur Internet. Ce qui résulte de cette approche, c’est qu’on donne au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes de nouveaux pouvoirs très étendus qui lui permettent d’imposer des conditions ou d’exempter des entreprises en ligne en se basant sur le concept flou de savoir si elles contribuent « [...] de façon importante à la mise en œuvre de la politique canadienne de radiodiffusion ».

Cependant, c’est la voie que le gouvernement a choisie, et la question qui se pose maintenant, c’est de savoir comment on peut améliorer le projet de loi C-11 pour le rendre applicable et limiter les dommages collatéraux qu’il pourrait causer au grand moteur de l’innovation qu’est Internet.

J’ai cinq points à faire valoir.

Premièrement, le fait de se retrouver avec des pouvoirs aussi étendus, dont les paramètres sont aussi vagues, s’avérera extrêmement lourd pour le CRTC. Chaque partie prenante présentera des demandes d’exemption de conditions et fera valoir que cela relève des vastes pouvoirs accordés au CRTC. Il ne faut pas oublier que le CRTC est une cour d’archives qui cerne des problèmes, soit de son propre chef, soit par le biais de demandes; qui demande l’avis des parties et des intervenants concernés; qui tient des audiences, en direct ou sur papier; et qui rend ensuite une décision. Tout cela doit être fait dans le respect de la procédure et peut faire l’objet d’un appel judiciaire.

Par conséquent, limiter les pouvoirs permettra au CRTC de prendre des décisions judicieuses et ciblées en temps opportun. Bien sûr, l’objectif est de protéger et de renforcer la radiodiffusion canadienne et de favoriser la production canadienne. C’est pourquoi le projet de loi ne devrait viser que les grands diffuseurs en continu qui peuvent concurrencer de manière significative les diffuseurs établis. Les petits acteurs novateurs du Web devraient pouvoir utiliser pleinement leurs capacités d’innovation pour contribuer à la productivité globale de l’économie canadienne.

Ainsi, je vous invite à apporter un amendement au projet de loi visant à ajouter un paragraphe 2(4), qui se lirait comme suit :

La loi vise seulement les entreprises en ligne qui comptent plus de 100 000 abonnés au Canada ou dont les revenus générés au Canada dépassent les 100 millions de dollars.

Deuxièmement, il n’y a aucune intention de couvrir le contenu généré par les utilisateurs et de restreindre ainsi la liberté d’expression des Canadiens. Le contenu généré par les utilisateurs, bien qu’il soit généralement exempté, peut être assujetti à la loi par une exception à l’exemption prévue au paragraphe 4.1(2) du projet de loi. Il est clair que ce paragraphe a été conçu pour les diffuseurs hybrides, comme YouTube, mais on craint beaucoup qu’il touche d’autres diffuseurs de contenu numérique, comme on les appelle, qui produisent des programmes uniquement pour Internet, ainsi que les Canadiens ordinaires qui téléchargent des vidéos ou de la musique.

Par conséquent, le paragraphe 4.1(2) doit être modifié par adjonction du libellé limitatif suivant:

Les règlements pris en vertu de l’alinéa 2b)

i) visent les entreprises en ligne à abonnement payant ou à publicité intégrée qui diffusent leur propre contenu, du contenu commercial ou du contenu généré par les utilisateurs,

ii) sont interprétés de façon à exclure le contenu généré par les utilisateurs.

Troisièmement, bien que la loi vise à protéger, promouvoir et favoriser la production de radiodiffusion canadienne, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, ou CRTC, ne doit pas oublier que ce sont les consommateurs canadiens qui choisissent ce qu’ils veulent regarder. Ce choix est motivé par les forces du marché et n’est modifié qu’au besoin par des mécanismes de réglementation. Ce principe devrait être inclus dans l’article 3 de la loi, qui énonce la politique de radiodiffusion du Canada.

Le paragraphe 3(1) de la Loi sur la radiodiffusion devrait être modifié comme suit:

Il est déclaré que, dans le cadre de la politique canadienne de radiodiffusion:

d) le système canadien de radiodiffusion devrait...

(i.1) tenir compte des préférences et intérêts de ses auditoires et s’y adapter;

(1.2) veiller dans la mesure du possible à faire appel aux forces du marché pour que les gens au Canada obtiennent la programmation de leur choix;

Quatrièmement, le paragraphe 9(1) de la Loi sur la radiodiffusion octroie au CRTC essentiellement les mêmes pouvoirs à l’égard des entreprises en ligne qu’à l’égard des radiodiffuseurs autorisés, tandis que les articles 10 et 11 s’appliquent tant aux radiodiffuseurs en ligne qu’aux radiodiffuseurs autorisés. Lorsqu’il exerce ces pouvoirs, le CRTC doit garder à l’esprit la différence entre ces deux types de diffuseurs. Les radiodiffuseurs autorisés offrent des programmes selon un horaire fixe, et leur offre de programmes est déterminée par des facteurs comme les intérêts du public, les créneaux horaires et la publicité potentielle. Leurs programmes ne sont reçus que sur des téléviseurs par câble ou satellite. Les diffuseurs en ligne, pour leur part, proposent des programmes sur abonnement ou gratuitement avec de la publicité intégrée. Cependant, le moment, le lieu et l’appareil sur lequel les programmes sont visionnés sont totalement entre les mains des téléspectateurs. Il faut tenir compte de cette différence lorsqu’on impose des conditions et qu’on établit des règlements concernant les diffuseurs en ligne dans le but de favoriser l’offre de programmes canadiens. En aucun cas, la confirmation des choix des téléspectateurs ne doit être influencée par des conditions ou des règlements. Toutefois, le CRTC peut obliger les radiodiffuseurs en ligne à offrir des alternatives d’émissions canadiennes, particulièrement en ce qui a trait à la possibilité de découvrir et la présentation.

Par conséquent, je suggérerais un amendement à l’article 11 par adjonction du paragraphe 2.1, qui se lirait comme suit:

2.1 Les conditions imposées ou les règlements pris par le Conseil au sujet des entreprises en ligne conformément aux dispositions 9.1, 10 ou 11

1) n’obligent aucunement les entreprises en ligne à modifier leurs méthodes pour déterminer les choix des auditeurs, sans compter qu’ils respectent les choix des auditeurs et ne cherchent pas à les modifier;

2) peuvent toutefois exiger que les entreprises en ligne offrent une programmation canadienne complémentaire, en plus du choix fait par les utilisateurs.

Cinquièmement, le CRTC a le pouvoir de prendre des règlements exigeant que les entreprises effectuent des dépenses et des contributions à des fonds pour la production de contenu canadien. Très probablement, cette exigence consistera à verser des contributions à un fonds semblable au Fonds des médias du Canada, ce que nous avons à l’heure actuelle. Le droit aux bénéfices de ces dépenses ne devrait pas être limité à la propriété ou au contrôle canadien des producteurs ou à la propriété canadienne des droits de propriété intellectuelle...

Le président : Monsieur von Finckenstein, votre temps de parole est écoulé.

M. von Finckenstein : Il me reste une demi-page, sénateur.

En vertu de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique, ou ACEUM, ces restrictions, bien qu’elles soient visées par l’exception relative à l’industrie culturelle et donc techniquement acceptées, permettent à nos partenaires de prendre des mesures de représailles dont l’effet commercial est équivalent. Comme la plupart des diffuseurs de contenu se trouvent aux États-Unis, on peut s’attendre à ce que cela se produise.

Je propose donc d’ajouter un paragraphe à l’article 11, qui se lirait comme suit :

(5.1) Lorsqu’une entreprise en ligne appartenant à des intérêts étrangers est tenue, conformément au paragraphe 11.1, de payer une dépense pour une personne ou une organisation, ou d’engager d’autres fonds, cette entreprise devient admissible à des avantages accordés à cette personne, à cette organisation ou pour ces fonds comme si elle était détenue ou contrôlée par des Canadiens.

Ce qui signifie que lorsque vous contribuez au fonds, vous avez droit aux avantages qui y sont associés.

C’est tout, sénateurs. Je vous remercie de m’avoir écouté. Je suis désolé d’avoir dépassé le temps qui m’était accordé.

Le président : Merci. Je déteste devoir vous interrompre; votre exposé en valait certainement la peine. Monsieur Michael Geist, vous avez la parole.

Michael Geist, Chaire de recherche du Canada en droit d’Internet et du commerce électronique, Faculté de droit, Université d’Ottawa, à titre personnel :

Bonjour. Je suis professeur de droit à l’Université d’Ottawa, où je détiens la chaire de recherche du Canada en droit d’Internet et du commerce électronique, et je suis membre du Centre de recherche en droit, technologie et société. Je témoigne devant vous à titre personnel seulement.

J’aimerais me centrer aujourd’hui sur deux enjeux associés au projet de loi C-11 : la réglementation du contenu généré par les utilisateurs et l’absence de seuils qui donne lieu à une approche réglementaire étendue. J’aimerais toutefois commencer par souligner deux points d’ordre général.

Premièrement, l’examen du comité de la Chambre des communes était à mon avis inadéquat et l’examen qu’on demandera probablement à votre comité de faire est donc essentiel. Bien qu’on parle de l’équivalent de cinq semaines d’audiences, dans les faits, on s’est hâté d’entendre tous les témoins en quelques jours seulement, et de nombreuses voix n’ont pas été entendues. Je pense notamment à celle des Autochtones, par l’entremise du Réseau de télévision des peuples autochtones, de la radio communautaire et des plateformes comme TikTok et Spotify.

De plus, l’imposition d’une motion qui restreignait l’étude article par article à une seule journée a entraîné le vote de 100 amendements sans communication au public, sans débat, sans interrogation des représentants et sans la possibilité de présenter des sous-amendements. En fait, nous ne connaîtrons jamais la teneur de bon nombre de ces amendements.

Deuxièmement, je tiens à souligner que la critique à l’égard du projet de loi n’équivaut pas à une crique de l’appui du public à l’égard de la culture ou de la réglementation des entreprises de technologie. Je crois qu’il faut appuyer la culture, mais l’un des grands problèmes dans ce domaine, c’est que nos règles actuelles sur le contenu canadien ne s’harmonisent pas à nos objectifs stratégiques.

De plus, je suis d’accord avec l’ancienne juge en chef de la Cour suprême, Beverley McLachlin, qui a récemment fait valoir au sujet des plateformes Internet qu’il fallait en assurer la transparence, qu’il fallait une reddition de compte et qu’il fallait établir des règles sur la gouvernance des données et la protection de la vie privée.

Comme je ne dispose que de peu de temps, je vais maintenant me centrer sur deux enjeux principaux : la réglementation du contenu généré par les utilisateurs dans le projet de loi C-11 et l’approche réglementaire trop vaste, qui entraîne le besoin d’une plus grande certitude.

Premièrement, la réglementation du contenu généré par les utilisateurs. Lorsque le ministre du Patrimoine, Pablo Rodriguez, a présenté le projet de loi C-11, il a fait valoir que le gouvernement avait écouté les préoccupations relatives aux médias sociaux et qu’il avait trouvé une solution. En tout respect, bon nombre des préoccupations ne sont toujours pas abordées. Bien que l’exception de l’article 4.1 relative au contenu généré par les utilisateurs ait été rétablie, on a ajouté le paragraphe 4.1(2) et l’article 4.2, qui prévoient la réglementation, par le CRTC, du contenu généré par les utilisateurs. En gros, le contenu généré par les utilisateurs est traité comme une émission et le CRTC a le pouvoir de créer des règlements qui s’appliquent aux émissions téléversées vers les services de médias sociaux.

On entend souvent dire que le projet de loi s’applique aux plateformes, mais pas aux utilisateurs, ce qui est trompeur. Il est vrai que les utilisateurs ne sont pas réglementés comme les diffuseurs, mais leur contenu est assujetti au pouvoir de réglementation du CRTC. Certains députés ont fait valoir qu’il s’agissait de désinformation, ce qui n’est pas le cas.

Plus du tiers des témoins qui ont comparu devant le comité de la Chambre — des créateurs de contenu, des experts, des associations de l’industrie et des plateformes Internet — ont fait valoir qu’il s’agissait d’une préoccupation, ce qui représente la grande majorité des commentaires sur le sujet. De plus, le président du CRTC Ian Scott a confirmé que « [...] l’article 4.2 proposé permet au CRTC de prévoir, par règlement, le contenu téléversé par l’utilisateur qui sera assujetti à la Loi suivant des critères très explicites. »

Vous vous demandez peut-être pourquoi c’est important. Certains diront que le CRTC ne réglemente pas le contenu généré par les utilisateurs et qu’il n’a pas intérêt à le faire. Or, le CRTC dit aussi qu’il prend des décisions non pas en fonction de ses propres intérêts, mais bien en fonction des dossiers publics. Toutefois, certains groupes souhaitent voir le contenu réglementé — sinon cette disposition ne se retrouverait pas dans le projet de loi — et une porte ouverte à la réglementation représente un risque réel, et non hypothétique.

Je tiens à être clair : le risque n’est pas de voir le gouvernement restreindre la liberté des Canadiens de s’exprimer, mais bien leur capacité à se faire entendre. Le projet de loi permet la création de règlements sur « la présentation des émissions et des services de programmation que peut sélectionner le public », et comme il traite le contenu audiovisuel de partout dans le monde à titre d’émission, la portée réglementaire possible est vaste.

Ces règlements ciblent notamment la découvrabilité, qui a attiré l’attention, à juste titre, puisqu’il n’est pas possible de l’appliquer au contenu généré par les utilisateurs parce que nous n’avons pas de mécanisme pour déterminer ce qui est visé, et qui pourrait aussi porter préjudice aux créateurs canadiens dont le contenu pourrait être plus difficile à trouver à l’échelle internationale.

La solution est évidente. Aucun autre pays au monde ne tente de réglementer le contenu généré par les utilisateurs de cette façon, et il faut retirer cette disposition du projet de loi parce qu’elle n’a pas lieu de se retrouver dans la Loi sur la radiodiffusion. On pourrait retirer les pouvoirs de réglementation associés au contenu généré par les utilisateurs, mais préserver la possibilité de contribution des plateformes de contenu Internet.

Deuxièmement, j’aimerais faire quelques commentaires sur la portée excessive du projet de loi et l’incertitude qui y est associée. Selon sa structure actuelle, le projet de loi vise le contenu audiovisuel de partout dans le monde. Comme il a été souligné dans une note du ministère du Patrimoine canadien sur le projet de loi C-10, cela comprend les jeux vidéo, les nouveaux sites, les services spécialisés de diffusion en continu et même les vidéos d’entraînement. Le gouvernement fait valoir que certains éléments seront exclus dans un document d’orientation stratégique, mais refuse de le publier avant la sanction royale.

De plus, la semaine dernière, les députés ont voté contre de nombreux amendements qui auraient établi des seuils, dont un aussi bas que 25 millions de dollars de revenus annuels au Canada, ce qui est bien en deçà de ce que nous venons d’entendre de la part de M. von Finckenstein.

Je crois qu’il y a un besoin clair d’établir des seuils et des restrictions dans la mesure législative même. Sinon, l’incertitude réglementaire perçue — qui, selon les témoins qui ont comparu à la Chambre, prendra des années à démêler — pourrait inciter les services à bloquer le Canada, ce qui entraînera une diminution de l’offre et une augmentation des coûts pour les consommateurs.

Si l’objectif est de cibler les grands services de diffusion en continu ou d’exempter les jeux vidéo ou les diffuseurs spécialisés, il faut l’établir dans la loi. Ce faisant, nous pourrions adopter l’approche de l’Union européenne visant à faire la distinction entre les services organisés et les services non organisés pour que les exigences réglementaires ou les exemptions soient plus ciblées.

Il y a encore beaucoup d’autres éléments à aborder, mais je vais m’arrêter là. Je serai heureux de répondre à vos questions.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Geist.

Ma question s’adresse à vous ou à tout autre témoin qui souhaite y répondre. Lorsque l’actuel président du CRTC a témoigné devant le comité permanent de la Chambre des communes au sujet du projet de loi, il a fait preuve de franchise et a reconnu que les dispositions permettaient au CRTC de réglementer le contenu généré par les utilisateurs. M. Scott a dit qu’il n’avait pas l’intention de le faire, mais il a reconnu que le projet de loi le permettait.

D’après ce que je connais du processus bureaucratique, il semble logique que la raison principale derrière la présence de cette disposition dans le projet de loi soit que le CRTC voulait qu’elle s’y trouve.

Selon vous, pourquoi inscrirait-on une telle opinion dans la loi si, comme l’a fait valoir l’actuel président du CRTC, on ne souhaite pas réglementer le contenu généré par les utilisateurs?

Monsieur von Finckenstein, votre point de vue à ce sujet m’intéresse particulièrement.

M. von Finckenstein : Je suis certain que M. Scott n’a pas l’intention de réglementer le contenu généré par les utilisateurs. Toutefois, plus les règlements sont stricts et précis, plus ils seront faciles à administrer. Si les règlements prévoient une grande discrétion et un éventail de pouvoirs qu’il faut déterminer, tout le monde essaiera d’en faire partie. C’est donc dans l’intérêt du CRTC d’avoir les dispositions les plus précises possible.

Le CRTC n’a pas rédigé le projet de loi; c’est le ministère qui l’a rédigé. Je n’ai aucune idée dans quelle mesure il y a eu consultations. En règle générale, les consultations sont limitées. D’après mon expérience au CRTC, on peut faire des commentaires et des suggestions, mais ils ne seront peut-être pas pris en compte.

Pourquoi les dispositions sont-elles aussi vastes? Probablement parce qu’il est difficile de modifier la loi. On ne l’a pas fait depuis 30 ans. L’idée est que si Internet évolue et se transforme en quelque chose que nous ne connaissons pas, il serait bien d’avoir ces pouvoirs. Nous n’allons pas les utiliser, mais ils sont là et nous pouvons exercer un certain contrôle, selon ce que veulent les ministres. Je présume qu’il s’agit du fondement d’une telle décision.

M. Geist : Je n’ai aucune idée de ce que veut ou ne veut pas le CRTC ou de l’influence qu’il a exercée sur cette mesure législative. Je ne crois pas qu’il s’agit d’une question de pérennité. Je crois qu’il s’agit d’une question d’actualité.

Comme je l’ai dit dans mon discours préliminaire, le CRTC dit qu’il prend des décisions en fonction des dossiers publics. Pour qu’un dossier soit préparé, il faut que plusieurs groupes aient manifesté au gouvernement leur souhait de voir les règles de découvrabilité s’appliquer à ce type de contenu. Je ne crois donc pas que ce soit un hasard. La disposition se trouve là parce qu’il y a un désir d’intégrer certains de ces groupes.

Certains des témoins qui ont comparu devant le comité de la Chambre sont des joueurs clés et de grands exportateurs de contenu canadien. Ils se préoccupent grandement de la possibilité que la réglementation nuise à leur modèle d’affaires, mais ces grands joueurs sont peut-être aussi perçus par d’autres à titre de concurrents, et la possibilité de réglementer cet espace peut être intéressante.

Je ne pense pas que la disposition est dans le projet de loi par mégarde. Il se peut très bien que le CRTC n’ait pas l’intention de l’appliquer pour l’instant, mais qu’il soit influencé par ce qu’il entend pendant les consultations publiques. Et ne nous le cachons pas, les utilisateurs moyens ne se rendent pas à Gatineau pour assister aux audiences; ce sont les groupes de pression qui y participent, et certains d’entre eux ont fait savoir qu’ils veulent ce type de dispositions dans le projet de loi.

Le sénateur Manning : Merci à tous nos témoins de ce matin. L’étude s’annonce déjà fort intéressante.

Ma question s’adresse à M. von Finckenstein ou M. Geist. Un article du projet de loi ajoute ce passage à l’article 4 de la loi :

Pour l’application de l’alinéa 4.‍1(2)b), le Conseil peut, par règlement, prévoir les émissions qui sont assujetties à la présente loi […]

Le Conseil est tenu de tenir compte de différentes questions lorsqu’il rédige de tels règlements. Selon votre compréhension du libellé, le Conseil peut-il tenir compte de questions qui ne figurent pas manifestement dans le projet de loi? De plus, croyez-vous que les enjeux qu’il peut prendre en considération pour la rédaction de règlements sont limités?

M. Geist : Le CRTC est tenu d’examiner trois éléments lorsqu’il prépare un règlement. Le ministre a décrit ces paramètres comme étant un carré de sable, alors que d’autres les ont comparés au désert du Sahara.

Je trouve que les dispositions en tant que telles sont potentiellement assez générales pour englober une grande gamme de contenu. Bien qu’elles n’incluent pas le contenu non commercial généré par les utilisateurs, elles énoncent par ailleurs spécifiquement les revenus directs ou indirects.

À titre d’exemple démontrant à quel point ce libellé pourrait être large, je dirai que TikTok, au terme de son analyse, a conclu que toutes les vidéos comprenant de la musique seraient visées par le projet de loi. La formulation actuelle du projet de loi ferait en sorte que des millions de millions de vidéos seraient visées par cette réglementation.

M. von Finckenstein : J’aimerais faire remarquer que le paragraphe 4.1(2) stipule le passage suivant : « […] le Conseil tient compte […] » Ainsi, si, lors d’une audience, un intervenant fait valoir qu’un type de contenu devrait être inclus, le Conseil a l’obligation d’en tenir compte. Dans ces circonstances, le Conseil doit prendre en considération les arguments pour et contre l’inclusion du contenu avant de prendre une décision. Il doit ensuite justifier pourquoi, après avoir pesé les arguments, il a tout de même décidé d’inclure le contenu généré par l’utilisateur ou tout autre élément porté à son attention. La justification principale sera que la décision reflète la politique au paragraphe 4.2(3).

Ainsi, bien qu’il s’agisse essentiellement d’une procédure procédurale, le CRTC doit tenir compte de ces questions; toutefois, cette procédure ne dicte pas la décision à prendre. Pour autant qu’on fournit une justification, il y aura toujours quelqu’un qui formulera un raisonnement justifiant qu’on peut faire fi des restrictions, ou du carré de sable, comme M. Geist les a appelées.

Le sénateur Manning : Selon vous, une fois que le Conseil aura tenu compte des éléments figurant dans le projet de loi, sa capacité d’assujettir des émissions à la loi sera-t-elle limitée? En outre, les éléments figurant dans le projet de loi devraient-ils être respectés, sur le plan juridique, pour que le Conseil assujettisse les programmes à l’application de la loi?

M. Geist : Selon ce que j’en comprends, le libellé est on ne peut plus général. Si le projet de loi reçoit la sanction royale, il se pourrait très bien que des instructions en matière de politique, annoncées par le gouvernement, imposent certaines balises. Toutefois, ce ne serait là que des instructions qui ne font pas partie de la loi en tant que telle.

Cette loi est intentionnellement très générale, et tout contenu audiovisuel — de partout dans le monde — qui est lié au Canada pourrait être considéré comme une « émission ».

M. von Finckenstein : En tant qu’organisme décisionnel, le CRTC ne visera pas d’émissions distinctes par règlement, mais il visera des types d’émissions qui seront relevés. Comme M. Geist l’a indiqué, le libellé est très général. Si le CRTC le souhaite, il pourra inclure tout ce qu’il veut inclure, et des instructions n’y changeront rien. Si on veut exclure du contenu, le texte de loi devrait le préciser. Le projet de loi, en énonçant « tient compte », privilégie la voie de la non-inclusion. Il force tout simplement le CRTC à prendre des mesures procédurales avant de lui permettre de faire ce que bon lui semble.

La sénatrice Wallin : Ma première question s’adresse à M. Geist. Vous y avez déjà fait allusion, mais j’aimerais que vous approfondissiez votre pensée : vous avez décrit le projet de loi C-11 comme étant un outil voué à l’échec qui ouvrira la voie à la censure gouvernementale. Or, on a le sentiment que le projet de loi le permet déjà. Quelle distinction faites-vous?

M. Geist : Je crois que j’ai indiqué qu’il était voué à l’échec. Je ne pense pas avoir parlé de censure gouvernementale.

Comme je l’ai indiqué au début, je ne crois pas que le projet de loi limite ce que les gens peuvent dire, mais il limite leur capacité à être entendus en raison des dispositions en matière de découvrabilité.

Pour vous donner un exemple en contexte, pensons, disons, aux créateurs de contenus originaux numériques et aux rouages derrière le visionnement de vidéos — je suis d’ailleurs persuadé que chacun d’entre nous regarde des vidéos sur YouTube ou sur certaines des autres plateformes. Le système scrute ce que nous visionnions, pendant combien de temps et ce sur quoi nous décidons de ne pas cliquer. La situation posera problème si le CRTC impose à ces compagnies d’insérer des vidéos canadiennes — peu importe la définition qu’on y donnera par règlement — puisque le comportement du public n’indique pas qu’il veut de telles vidéos, qui seront en fait ajoutées pour respecter un règlement. Puis, si le public ne clique pas sur le contenu et ne le visionne pas — ce qui est fort probable puisqu’il ne s’agit pas de contenu qu’il a l’habitude de regarder —, la compagnie en déduira que le contenu est de piètre qualité et que le public ne veut pas le visionner.

Le problème est que bon nombre de créateurs qui gagnent la majeure partie de leurs revenus à l’étranger verront leur visibilité augmenter au Canada en raison d’un règlement du CRTC; leur visibilité s’amoindrira toutefois grandement à l’échelle mondiale, ce qui entraînera une baisse importante de leurs revenus et de leur succès en ligne.

La sénatrice Wallin : J’aimerais aussi connaître vos impressions sur le témoignage d’un jeune youtubeur, J.J. McCullough, entendu à la Chambre des communes. Je le cite :

[…] il est tout simplement impossible de réglementer une plateforme comme YouTube sans réglementer également le contenu généré par les créateurs. C’est comme promettre de ne pas réglementer les livres tout en réglementant ce qui peut être vendu dans les librairies.

M. Geist : Je crois qu’il soulève un point des plus importants, qui porte sur une prétention qu’on entend souvent. Les plateformes sont visées par le projet de loi, alors que les utilisateurs ne le sont pas. Il va de soi que, lorsque les plateformes sont visées, ce qu’elles réglementent ou ce qu’elles sont appelées à faire a une incidence sur le contenu généré par les utilisateurs. Il a raison d’avancer que c’est le contenu des utilisateurs qui fait les frais de la création des règles de découvrabilité. Bien entendu, le projet de loi est rédigé ainsi à dessein. C’est l’objectif de ce projet de loi. Il est conçu pour exercer cette influence sur le contenu des utilisateurs, à tout le moins dans sa mouture actuelle et ce, malgré le fait qu’on entend régulièrement que ce contenu n’est pas visé par le projet de loi.

M. von Finckenstein : Je suis désolé. Je ne peux pas appuyer les propos que vous avez cités, sénatrice Wallin. Rendons-nous à l’évidence. Le but du projet de loi est d’obtenir de l’argent des instavidéastes afin de payer la production de contenu canadien. YouTube pose un défi particulier parce que la plateforme offre du contenu généré par les utilisateurs ainsi que du contenu commercial. Ainsi, l’exception qui a été rédigée dans l’article aurait pu s’appeler l’« exception YouTube » et se lire ainsi : « Nous voulons être en mesure de piger dans les revenus du volet commercial de YouTube, peut-être même dans ceux des publicités intégrées au contenu des utilisateurs, sans toutefois influencer le contenu des utilisateurs. » N’en parlons plus.

Le CRTC doit donc prévoir des règlements. Si le projet de loi est adopté dans sa forme actuelle, je suis persuadé que le CRTC s’empressera de dire : « YouTube, vous serez réglementé pour que nous puissions obtenir de l’argent de votre part, mais nous laisserons le contenu généré par les utilisateurs tranquille. » L’amendement que j’ai suggéré allait exactement en ce sens. Clarifiez l’intention. Je sais que cela se produira, mais la situation pourrait aller encore plus loin à l’avenir. Limitez le règlement au contexte de YouTube pour pouvoir toucher de l’argent sans influencer le contenu généré par les utilisateurs.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : D’abord, je voudrais remercier nos deux témoins d’être ici, particulièrement M. von Finckenstein, qui a travaillé au CRTC et qui a donc une fine connaissance de cette machine.

Je voudrais poursuivre sur la question de la sénatrice Wallin, à savoir — si je lis vos amendements, c’est ce que je comprends — que vous voudriez non seulement que les petits joueurs soient exclus, mais aussi que YouTube soit exclu de la réglementation parce que, comme vous le dites, il faudrait que ce soit des organismes qui ont des abonnements payants.

Comment peut-on exclure YouTube d’une telle loi considérant que, pour la culture canadienne et la culture québécoise francophone, c’est une plateforme de diffusion importante? Ne pas essayer de faire la promotion de contenu canadien ou francophone sur cette plateforme nous prive d’un grand champ d’intervention.

M. von Finckenstein : Merci pour la question, madame la sénatrice.

Je ne crois pas avoir suggéré d’exclure YouTube, je parlais d’exclure une partie de YouTube. YouTube doit payer ses contributions à la production canadienne, mais j’aimerais que le contenu non commercial que YouTube présente aux Canadiens ne soit pas assujetti à la réglementation. Ce qu’on peut découvrir ou présenter, c’est entre vous, les utilisateurs et YouTube. J’aimerais qu’on touche seulement la partie commerciale de YouTube.

On ne change pas la méthode de la façon dont la plateforme opère, seulement la question de la partie de la loi qui sera appliquée à YouTube.

La sénatrice Miville-Dechêne : Je vous remercie, j’avais donc peut-être mal saisi la nuance.

J’aimerais poser ma deuxième question à M. Geist, toujours sur le même sujet.

Étant donné ce que vous connaissez de la culture francophone particulièrement, du fait qu’en ce moment, je sais que vous êtes contre cette forme de réglementation dans le projet de loi C-11, mais après tout, les jeunes Québécois francophones écoutent de moins en moins de musique francophone et c’est un problème assez grave considérant que la culture se transmet aussi par l’écoute musicale. Je sais que vous êtes critique de ce projet de loi et vous dites « remplissons des fonds et aidons les musiciens québécois », mais ce n’est pas assez. Il faut aussi que la musique soit écoutée pour que la culture survive.

J’ai de la difficulté à comprendre votre position qui est assez radicale sur cette question, étant donné qu’une culture minoritaire, comme la culture francophone, a besoin de visibilité.

[Traduction]

M. Geist : Je vous remercie énormément de la question, sénatrice. Je ne pense pas prendre une position radicale, même si c’est l’impression qu’a donnée la traduction.

Je dirais, pour reprendre ce que j’ai énoncé dans ma déclaration préliminaire — et cela s’inscrit dans les propos de M. von Finckenstein —, que nous avons l’occasion de garantir que les compagnies feront des contributions. Ce peut être fait grâce à un régime fiscal. Nous pouvons élaborer un système qui garantira qu’elles seront traitées comme des plateformes devant faire des contributions pour aider à financer le secteur de la création. Toutefois, ce système devra aussi écarter les règles de découvrabilité qui n’ont tout simplement pas leur place dans un monde de contenu généré par les utilisateurs.

Je suis certain que vous ne qualifieriez pas des pays comme la France ou d’autres de radicaux ou de marginaux, mais le fait est que l’approche de l’Union européenne sur cette question est d’exclure les plateformes de ce type de réglementation. L’Union européenne reconnaît qu’il existe d’une part les services de contenu sélectionné et organisé; ce sont des services qui choisissent ce que les utilisateurs peuvent voir et qui s’apparentent ainsi à des radiodiffuseurs, comme des stations de radio. Ces services peuvent donc être assujettis à certaines des règles de découvrabilité. Elle comprend que, d’autre part, il existe des services de contenu non sélectionné qui dépendent entièrement de ce que les utilisateurs diffusent. L’approche de l’Union européenne ne prévoit pas ce type de règles pour la raison même qu’il est pratiquement impossible de cerner qui serait visé par ces règles et qu’il serait encore plus difficile de s’ingérer ainsi dans les choix des utilisateurs. Je crois que nous devrions nous assurer que tous les créateurs, tant francophones qu’anglophones, peuvent jouir de possibilités formidables. L’approche axée sur les règles de découvrabilité imposées au contenu des utilisateurs ne constitue cependant pas le moyen de s’y prendre.

[Français]

Le sénateur Cormier : Mes questions s’adressent à nos deux témoins.

Ma préoccupation concerne l’employabilité des ressources culturelles canadiennes, tant pour les entreprises de radiodiffusion canadienne que les entreprises en ligne étrangères.

Le paragraphe 3(4) du projet de loi modifie le libellé de l’alinéa 3(1)f) de la loi et précise, entre autres — et c’est important —, que les entreprises de radiodiffusion canadienne doivent employer des ressources humaines canadiennes pour la création, la production et la présentation de leur programmation.

De leur côté, les entreprises en ligne étrangères doivent, elles, « faire appel dans toute la mesure possible à ces mêmes ressources ».

Alors, j’aimerais vous entendre sur cette différence faite entre deux types d’entreprises. Est-ce qu’il y a là un défi pour l’avenir de l’employabilité des ressources canadiennes?

[Traduction]

M. Geist : Je pense que l’enjeu n’est pas tant la découvrabilité que le système de contenu canadien, qui, pour être franc, n’est plus adapté aux besoins et devrait être revu. Les grandes plateformes dépensent déjà énormément d’argent au Canada. Je crois que Netflix a indiqué au comité avoir dépensé plus de 3 milliards de dollars pour la production et les licences au Canada au cours des dernières années. Cela fait d’eux l’un des plus grands contributeurs au pays. Disney a dit que le Canada était au quatrième rang sur leur liste de production.

Une partie du problème, lorsqu’on compare des pommes avec des oranges, c’est que ces entreprises ont parlé des productions qu’elles ont financées. Par exemple, Jusqu’au déclin a été filmé au Québec par Netflix avec des réalisateurs, des acteurs et du personnel québécois. Tout était québécois, sauf le fait que Netflix en était le bailleur de fonds et le propriétaire, ce qui veut dire que le film n’a pas été considéré comme du contenu canadien. Il en va de même pour Turning Red, un film torontois que Disney a récemment produit ou encore pour la série d’Amazon produite sur les Maple Leafs de Toronto, ou même, plus récemment, pour The Kids in the Hall.

De nombreux contenus canadiens produits par ces entreprises ne comptent pas comme tel.

Selon moi, si nous voulons que ce projet de loi soit une réussite, nous devons nous assurer de faire certaines choses. Par exemple, il faudrait repenser la définition du contenu canadien, car il est plutôt clair que le système actuel ne fonctionne pas tel que prévu.

[Français]

M. von Finckenstein : Je suis complètement d’accord avec M. Geist. Nos règles sont anciennes et ne fonctionnent pas. Il y a d’autres pays, comme l’Angleterre, par exemple, qui utilisent un système de points. Si vous utilisez un régisseur canadien, c’est 10 points, si vous utilisez un acteur canadien, un certain nombre de points, et ainsi de suite.

Le but est clair : on veut faciliter l’utilisation des ressources et des talents canadiens pour faire des productions canadiennes. Cependant, les politiques que nous avons adoptées au Bureau de certification des produits audiovisuels canadiens (BCPAC ou en anglais CAVCO), à Téléfilm et au Fonds des médias du Canada ont comme objectif l’emploi des Canadiens et non pas la production canadienne, qui reflète les Canadiens et leurs valeurs. Cela doit être changé. J’espère qu’une fois cette loi en vigueur, le CRTC va réexaminer les règles et que s’il applique ces règles, cela sera fait de façon uniforme, que ce sera fondé sur la représentation du Canada et pas sur l’emploi de particuliers canadiens.

Comme je l’ai dit dans ma présentation, au dernier point, on doit s’assurer que si on demande la contribution des étrangers, l’étranger doit aussi avoir la capacité d’être admissible aux fonds pour employer des Canadiens et pour faire des productions canadiennes.

Le sénateur Cormier : J’avais une deuxième question, mais ce sera au deuxième tour.

[Traduction]

La sénatrice Simons : J’aimerais remercier nos deux témoins de leurs critiques réfléchies sur le projet de loi.

J’aimerais tout d’abord m’adresser à M. von Finckenstein. Ma question portera sur ce que vous avez dit à la fin de vos remarques liminaires sur le libre-échange et l’ACEUM. Vous disposez désormais d’un peu plus de temps pour en parler. Pourriez-vous nous expliquer un peu plus en détail où le projet de loi C-11 pourrait engendrer des frictions commerciales?

M. von Finckenstein : Je vous remercie de la question. Comme vous le savez, j’ai participé aux négociations sur l’exemption culturelle originale du Canada, donc je la connais très bien.

Essentiellement, voici comme les choses fonctionnent — dans l’ACEUM, mais aussi dans d’autres ententes passées telles que l’ALENA. Tout ce qui se fait dans le domaine du cinéma, de la vidéo et des livres peut être en violation des règles de traitement national, selon lesquelles il faut traiter les étrangers de la même façon. Soit. C’est possible de le faire. Faites-le à votre guise. Cela dit, lorsque vous le faites et que cela cause un préjudice commercial aux entreprises, alors, même s’il ne s’agit pas d’une violation de l’accord et que celui-ci demeure, vous devez offrir une indemnisation à hauteur du préjudice commercial. Il s’agit d’un mécanisme d’autoassistance. Disons que l’autre pays estime que vous avez causé préjudice à son industrie à hauteur de 500 millions de dollars. Il décidera ensuite d’imposer des tarifs de 500 millions de dollars. Cela peut se faire pour n’importe quoi, pas seulement pour des produits culturels.

Ce qui m’inquiète, c’est que nous allons demander à Prime, Netflix, YouTube et ces autres entreprises américaines de verser des montants considérables dans un fonds pour les productions canadiennes. Si nous le leur demandons, elles le feront. Cela dit, en fin de compte, elles pourraient dire : « Nous avons mis de l’argent dans le fonds, mais nous n’en tirons rien .» Oui, vous pouvez exiger une telle chose. Il s’agit d’une exemption culturelle. Cela dit, l’effet net d’une telle situation sera que YouTube, Prime et les autres perdront 500 millions de dollars — pour reprendre mon exemple —, ou le montant que vous voulez. Nous allons perdre l’argent d’une autre façon.

Nous savons tous à quel point l’industrie médiatique est puissante aux États-Unis et à quel point les politiciens écoutent ce qu’elle a à dire. Il est tout à fait possible que de telles représailles se produisent. Pour éviter cela, je pense que ces entreprises devraient pouvoir accéder aux fonds auxquelles elles contribuent. Elles sont admissibles à la production canadienne. Si YouTube verse 250 millions dans ce fonds et désire créer une production canadienne — ou Prime, ou une autre entreprise —, elle pourrait le faire. En vertu d’autres règles, ce ne serait peut-être pas le cas, mais l’entreprise ne serait pas disqualifiée parce qu’elle n’est pas canadienne. C’est ce que je tentais de dire.

La sénatrice Simons : C’est un point intéressant, car si je comprends bien le fonctionnement du Fonds des médias du Canada, la seule façon d’obtenir de l’argent de ce fonds est d’être un producteur canadien établi qui a déjà conclu un contrat avec un réseau de radiodiffusion ou un réseau câblé canadien pour diffuser sa programmation.

M. von Finckenstein : C’est exact.

La sénatrice Simons : Le ministre parle d’un milliard par an. Présumons que c’est un peu optimiste. Cela dit, ce serait une aubaine si c’était le cas. Compte tenu de la structure actuelle du Fonds des médias, je crains que l’argent n’aille presque exclusivement qu’aux producteurs canadiens établis pour des projets diffusés à la télévision canadienne.

Ma question s’adresse peut-être à M. Geist également. Partons de la prémisse qui veut qu’il y ait un fonds d’un milliard de dollars par an. Que doit-on faire pour veiller à ce que cet argent soit distribué équitablement afin que les artistes émergents puissent aussi en profiter?

M. von Finckenstein : Vous avez soulevé deux enjeux différents. Je laisserai à M. Geist le soin de parler des artistes émergents.

Si l’argent est versé dans le FMC, il faudra en changer la structure, ou alors carrément créer un nouveau fonds qui n’aura pas les mêmes restrictions. Le cinquième changement que j’ai proposé traitait exactement de cet enjeu. Lorsque de l’argent étranger est versé dans un fonds, ces contributeurs étrangers ont également le droit d’accéder à ce fonds tant qu’ils produisent du contenu canadien. Cela permettrait d’éliminer ce problème.

Je vous laisse le soin de traiter du deuxième enjeu, monsieur Geist.

M. Geist : J’aimerais soulever trois points brièvement.

Tout d’abord, j’estime que la prévision d’un milliard de dollars est incroyablement optimiste. En fait, je pense que cela induit quelque peu les gens en erreur. Plusieurs grands diffuseurs nous ont dit qu’ils dépensent déjà beaucoup d’argent au Canada. Une partie de ces dépenses, comme nous l’avons entendu, ne compte pas comme du contenu canadien. Selon moi, plutôt que de dépenser un milliard de dollars supplémentaires, il est plus probable que ces entreprises décident de réaffecter les fonds qu’elles dépensent déjà au Canada pour s’assurer que leurs projets se qualifient comme du contenu canadien. Autrement dit, on ne parlerait pas réellement d’un milliard de dollars supplémentaires, mais plutôt essentiellement d’une redistribution de la majorité des fonds déjà dépensés au Canada autrement.

En ce qui concerne les artistes émergents, j’exhorterais le comité à prendre le temps d’écouter certains des créateurs numériques qui sont venus comparaître devant le comité de la Chambre. Ils ont clairement indiqué, tout d’abord, qu’ils n’ont pas misé sur ce système pour trouver des moyens de générer de nouveaux revenus. Ce sont des entrepreneurs. Ils sont tournés vers le monde, et croient pouvoir s’en tirer sans ce type de dépendance à l’égard du système.

Cela ne veut pas dire que le système n’a pas sa place. Au contraire, bien sûr. Cela dit, nous devons reconnaître que bon nombre de ces créateurs émergents ne cherchent pas à appuyer ce système. Ils ne veulent pas avoir à se soumettre à des réglementations et aimeraient que le gouvernement les laisse faire et leur permette de poursuivre leurs ambitions et de s’exprimer avec créativité, et ils pensent pouvoir le faire sans avoir à dépendre du système actuel.

La sénatrice Dasko : J’aimerais souhaiter la bienvenue à nos témoins. Vous êtes les premiers que nous recevons au comité, et c’est un excellent point de départ pour notre étude.

J’ai quelques questions et les deux témoins pourront y répondre. Premièrement, j’aimerais parler des dispositions en matière de diversité. Le système répondra aux besoins des Canadiens, y compris ceux des communautés racisés, des divers milieux ethnoculturels, ayant divers statuts socio-économiques et diverses capacités, vivant avec un handicap, etc. Le gouvernement fait grand cas de la diversité. J’ai remarqué qu’il en parle beaucoup dans ses annonces. Les dispositions actuelles vont-elles réellement permettre d’inclure la diversité dans le fonctionnement du système? S’agit-il d’une simple façade, ou cela va-t-il devenir une sorte d’exigence dont il faudra tenir compte pour la surveillance? C’est ma première question.

Deuxièmement, j’aimerais explorer un peu plus le sujet du contenu canadien, qui vient d’être soulevé. Va-t-on changer la façon d’évaluer le contenu canadien? Je présume que oui, mais j’aimerais que vous nous disiez comment les choses changeront, selon vous. De plus, qu’en est-il des exigences en matière de contenu canadien? Nous savons qu’il existe des exigences très précises pour les radiodiffuseurs. Est-ce que ces exigences vont changer?

Troisièmement, y aura-t-il une différence dans les exigences pour les radiodiffuseurs en ligne et les radiodiffuseurs conventionnels à l’avenir, selon vous, ou pensez-vous qu’on arrivera réellement à tous les mettre sur un pied d’égalité?

Je vous ai lancé plusieurs questions, mais je les pose d’un seul coup.

M. Geist : Tout d’abord, je tiens à souligner que la semaine dernière, au festival de Banff, le Black Screen Office a réellement cherché à faire progresser la politique en matière de diversité. Les références à cet égard sont fantastiques.

Bien qu’il s’agisse plus d’une politique dans le cadre du projet de loi, je crois qu’il aurait été utile que le comité de l’autre endroit reçoive des groupes tels qu’APTN s’il s’intéresse sérieusement à ce type d’enjeu. Il ne l’a pas fait, et c’est étonnant. Cela dit, votre comité a l’occasion de rectifier le tir, en partie.

Pour ce qui est des changements possibles apportés au contenu canadien, je dirais que les règles auraient dû être changées avant même le dépôt du projet de loi. En ce qui concerne le succès de ce que l’on tente d’accomplir en augmentant la quantité de productions canadiennes, il nous faut réfléchir à ce que cela signifie d’avoir des productions canadiennes dans le milieu actuel. Un nombre record de films et de productions télévisuelles sont produits en ce moment au Canada. Or, bon nombre de ces projets ne sont pas considérés comme du contenu canadien.

S’agit-il d’une politique économique visant à faire travailler le plus grand nombre de personnes possible, auquel cas le secteur connaît actuellement un immense succès?

S’agit-il d’une politique visant à « raconter des histoires canadiennes »? Si oui, beaucoup ont reconnu que le système actuel n’exige pas d’histoires canadiennes. Souvent, les histoires canadiennes ne comptent pas, alors que les autres comptent, elles.

S’agit-il d’une politique de propriété intellectuelle? Possiblement.

C’est tout cela, en partie, mais nous aurions dû aborder ces questions au préalable, et c’est ce qu’il nous reste à faire.

Rapidement, pour terminer, en ce qui concerne l’égalité des chances, je ferai remarquer, tout d’abord, que les radiodiffuseurs bénéficient, en réalité, de toute une série d’avantages par rapport aux services de diffusion en continu, allant des règles de substitution de signaux identiques jusqu’à l’obligation réglementaire de transmission. L’idée qu’en les forçant à payer, nous créerons en quelque sorte des conditions de concurrence équitables... Le fait de participer à ce système depuis pas mal longtemps comporte ses avantages, si bien qu’on se trouve à comparer des pommes et des oranges plus que toute autre chose.

Cela dit, il est probable que le CRTC reconnaisse que les diffuseurs en continu et les radiodiffuseurs ne sont pas identiques et qu’ils doivent tous deux contribuer, mais pas nécessairement de la même manière.

La sénatrice Dasko : Monsieur von Finckenstein, je crains qu’il ne me reste pas beaucoup de temps.

M. von Finckenstein : Pour ce qui est de la référence aux communautés racisées, aux différences, etc., non, il ne s’agit pas d’une simple façade. Une fois qu’elles sont mentionnées dans la loi — évidemment, elles auraient dû y figurer —, mais maintenant qu’elles sont là, lorsqu’on tiendra des audiences, les gens qui y participeront pourront invoquer cet article, entre autres, pour proposer des mesures précises qui devraient être adoptées par le CRTC. Celui-ci aura évidemment à les prendre en considération.

En ce qui a trait au contenu canadien, je suis tout à fait d’accord avec M. Geist. Sur le plan de la différence entre les radiodiffuseurs autorisés et les diffuseurs en ligne, le projet de loi, dans sa forme actuelle, permet d’appliquer les mêmes conditions aux deux, mais j’espère que le CRTC se rendra compte qu’il s’agit de technologies différentes, qui fonctionnent selon des modalités totalement différentes et qui sont commercialisées différemment, et qu’il n’est pas logique de les traiter de la même manière.

Donc, bien qu’ils disposent des mêmes pouvoirs, ils seront visés par des règles différentes. Même si personne ne veut l’admettre, il existe une règle pour les radiodiffuseurs autorisés et une autre pour les diffuseurs en ligne. C’est ainsi qu’il faut procéder. On n’a pas le choix. Ensuite, lorsqu’on établit des règles...

Le président : Je regrette de devoir vous interrompre, mais nous devons passer à un autre intervenant. Merci.

Le sénateur Quinn : Je remercie les deux témoins d’être des nôtres aujourd’hui. C’est fascinant et utile. Bon nombre de mes collègues possèdent une expertise dans ce domaine, mais c’est tout nouveau pour moi.

Ce qui me préoccupe depuis le début... Notre étude en est à l’étape préliminaire, et je songe à la façon dont cela s’est déroulé à la Chambre des communes. Vous avez reconnu que le tout s’est fait rapidement. Des témoins n’ont pas été entendus. Il est donc très utile que nous ayons ces délibérations.

Puisque de nombreux amendements ont été adoptés sans grandes discussions, le comité continuera d’étudier ce sujet à l’automne, et j’espère que vous serez tous les deux au rendez-vous lorsque nous reprendrons l’étude pour en discuter plus en détail, car vos témoignages ont été très utiles. Je vous remercie.

Le sénateur Klyne : Les points de vue exprimés ici sont très intéressants. Malheureusement, j’ai manqué le début de la discussion, mais je m’abstiendrai de revenir sur quelque chose qui a déjà été abordé.

Voici ce qui me pose problème : en ce qui concerne le Canada et l’imposant marché qui se trouve au sud de notre frontière, c’est l’économie capitaliste qui prédomine le marché économique mondial d’aujourd’hui. Il y a quatre caractéristiques qui définissent cette réalité : la propriété privée, la liberté de choix, la motivation liée aux profits et la concurrence. Je peux accepter que tout cela soit peut-être une question d’argent. J’ai tendance à préconiser l’idée que la loi devrait s’appuyer sur les forces du marché.

On me dit que le cabinet du ministre veut que le contenu canadien soit facile à découvrir. Je crois, pour ma part, qu’il devrait être facile à rechercher. À cette fin, il faut que les gens s’y intéressent, qu’ils veuillent le répéter et le recommander à d’autres, et il faut aussi que le fournisseur ait la réputation de fournir constamment un contenu de bonne qualité.

Pour que le contenu soit facile à rechercher, il faut aussi faire de la promotion. De nombreux artistes — artistes-interprètes, artistes en général dans le domaine de la musique et du cinéma — recherchent cette visibilité et cette promotion. Ils ne restent pas les bras croisés, à se demander d’où viendra le prochain auditoire ou le prochain public; ils participent à des festivals et à des tournées; ils montent sur scène à Las Vegas.

Pour moi, l’expression « facile à découvrir » commence à évoquer un contenu que l’on impose au public, dans l’espoir d’en attirer certains, alors que le terme « facile à rechercher » sous-entend des services créatifs qui permettent de promouvoir des choses. Selon vous, à quoi devrait servir l’argent? Devrait-on l’utiliser pour rendre le contenu canadien « facile à découvrir », quitte à l’imposer aux auditoires, aux gens ou aux marchés, en espérant attirer leur intérêt, ou devrait-on plutôt l’utiliser pour faire en sorte que le contenu canadien soit « recherché » d’une manière plus méthodique, plus ciblée et plus promotionnelle?

M. von Finckenstein : En ce qui a trait à la promotion, le CRTC évite de s’en mêler parce que la promotion signifie des choix, et les choix devraient être faits par les téléspectateurs et non par les organismes de réglementation. Il faut donc rester à l’écart de la promotion.

On doit s’assurer que les gens peuvent choisir parmi diverses options, et cetera. Par exemple, dans le domaine de la radiodiffusion sous licence, il faut respecter des règles précises en matière de contenu canadien; ainsi, on doit offrir une certaine quantité de contenu aux heures de grande écoute, entre autres, et selon le genre. Or, il faut tout de même que les gens veuillent regarder ce contenu.

Sur les plateformes en ligne, bien entendu, les gens regardent ce qu’ils veulent, quand bon leur semble et de la façon qui leur convient. Il n’y a pas moyen de les influencer.

Comme je l’ai proposé dans mes amendements, le mieux que le CRTC puisse faire, c’est dire : « Ne jouez pas avec les algorithmes; ne leur faites pas montrer quelque chose de différent de ce que les Canadiens veulent ». Les algorithmes sont là pour mettre en évidence les intérêts des gens, entre autres. Prenons un exemple précis. Quelqu’un regarde beaucoup de séries policières britanniques. Il n’y a rien de mal à ce que le CRTC dise : « L’algorithme indique que cette personne regarde des séries policières britanniques, mais voici des options canadiennes qui pourraient s’avérer intéressantes. » C’est toujours le téléspectateur qui choisit, mais il est exposé à des options canadiennes qu’il ne connaissait peut-être pas.

Voilà à quoi peut servir le règlement. Je ne pense pas que le CRTC puisse faire de la promotion. Il ne peut certainement pas obliger les entreprises en ligne à montrer un contenu à telle ou telle heure ou de telle ou telle manière. L’ensemble du système fonctionne selon le principe voulant que les préférences des gens dictent ce que les ordinateurs montrent et ne montrent pas. Tout ce que vous pouvez faire, c’est ajouter de la valeur à ce système en proposant également des options canadiennes qui pourraient intéresser les gens.

Le sénateur Klyne : Nous avons surtout parlé du contenu en ligne. Est-ce que M. Geist peut intervenir, lui aussi?

Le président : Votre temps est écoulé. Je vais laisser M. Geist répondre brièvement, car les quatre minutes sont amplement dépassées.

M. Geist : Merci. Je voudrais souligner deux points. Premièrement, l’ancien président du CRTC, Jean-Pierre Blais, avait soulevé exactement la même question il y a quelques années, en parlant de la possibilité de consacrer un certain financement à l’aspect de la découvrabilité. Toutefois, beaucoup de créateurs canadiens s’y sont opposés en affirmant qu’ils préféraient recevoir de l’argent pour la production. Les fonds destinés à la découvrabilité devraient s’ajouter au financement de la production, et non le remplacer. C’était leur point de vue.

Cependant, je pense que vous avez raison de dire que le manque de visibilité d’une œuvre réduit, de toute évidence, son rayonnement. Voilà ce sur quoi nous devons nous concentrer.

Deuxièmement, je tiens à souligner que rien ne laisse supposer qu’il existe un problème de découvrabilité, d’autant plus que le rapport Yale n’a pas révélé beaucoup d’éléments de preuve à cet égard.

D’ailleurs, j’invite tous les sénateurs à créer un nouveau compte sur YouTube ou Netflix pour voir à quel point le système s’adapte rapidement au contenu qu’ils recherchent. J’ai essayé en anglais et en français sur YouTube. Il m’a suffi de regarder une poignée de vidéos correspondant à mes goûts pour que le système m’en recommande d’autres, et ce, littéralement en l’espace de quelques minutes.

Si nous avons raison de dire que les Canadiens veulent voir plus de récits et plus de contenus qui les représentent, les incitations sont clairement là pour que ces services rectifient le tir. À bien des égards, c’est à cela que sert l’algorithme.

La sénatrice Clement : Je tiens à remercier les deux témoins. J’aimerais revenir sur une observation faite par M. Geist.

Vous parliez des artistes émergents qui ne cherchent pas nécessairement à appuyer le système ou à s’en prévaloir et qui veulent être en mesure de s’exprimer avec créativité. J’ai discuté avec des artistes et des créateurs émergents qui pensent le contraire. Chose certaine, ceux qui se heurtent à des obstacles et qui sont en position de vulnérabilité tiennent vraiment à avoir accès au système.

Pouvez-vous nous dire ce que vous en pensez? Êtes-vous d’avis que ce sont les personnes aux prises avec des obstacles qui ont davantage besoin de cet accès? Pouvez-vous également nous expliquer pourquoi le groupe auquel vous faites allusion considère cela comme un obstacle à l’expression créative?

M. Geist : Je vous remercie de la question, madame la sénatrice.

Je ne veux pas laisser entendre qu’il s’agit d’un obstacle, et j’espère ne pas avoir donné cette impression. Je voulais simplement dire que les créateurs numériques, en particulier — ceux qui ont trouvé le moyen d’atteindre de vastes auditoires et de connaître un succès commercial sur des plateformes comme YouTube ou TikTok — ne se considèrent pas vraiment comme faisant partie de ce système de base. D’une certaine manière, je crois que l’idée de les intégrer au système, dans une perspective réglementaire, ne constitue tout simplement pas, à leur avis, la bonne façon de procéder.

Prenons l’exemple d’Oorbee Roy, alias Aunty Skates. Cette femme de 47 ans, qui est originaire de l’Inde du Sud, a su trouver son auditoire. Elle a livré un témoignage que j’ai trouvé fort percutant. Elle a expliqué qu’elle n’arrivait pas à se faire entendre par le passé, qu’elle était laissée pour compte et qu’elle ne se sentait pas représentée au sein du CRTC.

Lorsque les gens jettent un coup d’œil au système actuel, ils n’ont pas l’impression d’être bien représentés. Cela ne veut pas dire que nous ne devrions pas nous efforcer de changer le système pour remédier à la situation. Ceux qui veulent profiter de ces occasions ont la possibilité de le faire. Pour revenir à la question de la sénatrice Dasko, c’est ce qui explique pourquoi le libellé concernant la diversité est d’une grande importance.

L’une des autres leçons que nous avons tirées des séances organisées jusqu’ici et de ce qui se passe en ligne, c’est que les plateformes d’utilisateurs sur Internet offrent des possibilités à de nombreuses voix issues de la diversité, possibilités qui n’existaient tout simplement pas dans le système conventionnel.

Essayer d’imposer certains des règlements de type conventionnel à ce genre d’expression, disons par l’entremise de la découvrabilité ou de la réglementation du CRTC, est carrément inapproprié.

La sénatrice Clement : Merci.

Le président : Merci. Chers collègues, nous avons dépassé l’heure prévue pour nos deux invités. Cela est dû au fait qu’ils étaient tous deux instructifs et intéressants. Nous avons une deuxième série de sénateurs qui aimeraient intervenir, mais, malheureusement, c’est tout le temps que nous avions.

Je tiens à remercier nos deux témoins, M. von Finckenstein et M. Geist, de leurs exposés. À l’automne, à la demande générale, nous pourrions vous faire revenir pour un rappel. Merci beaucoup.

Nous allons maintenant suspendre la séance pendant quelques minutes afin de permettre aux prochains témoins de prendre place. Merci.

[Français]

Le président : Nous reprenons la suite de notre examen préalable du projet de loi C-11 avec notre deuxième panel.

Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Michèle Rioux, professeure, Département de science politique, Université du Québec à Montréal et directrice du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation.

Nous accueillons également M. Alain Saulnier, auteur et professeur de communication à la retraite de l’Université de Montréal.

Bienvenue et merci de vous joindre à nous ce matin par vidéoconférence, alors que nous poursuivons notre examen de la teneur du projet de loi C-11. Vous avez six minutes pour faire votre déclaration d’ouverture et nous procéderons ensuite à la période de questions avec mes collègues.

Michèle Rioux, professeure, Département de science politique, Université du Québec à Montréal, directrice du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation, à titre personnel : Je suis très honorée d’être ici pour vous parler de la recherche que j’ai faite sur la découvrabilité. J’espère que cela pourra renseigner votre processus.

Premièrement, je dois dire que j’ai suivi l’élaboration et la réalisation du rapport Yale et tous les projets de loi qui se sont succédé. Ce sont des débats que j’ai trouvé très intéressants. Je dois dire que, comme mes collègues l’ont dit dans le premier panel, il n’y a pas de loi parfaite. J’aurai peut-être des éléments à mentionner sur ce qui a été dit par rapport à l’ancien monde comparé au nouveau monde, c’est-à-dire qu’on est un peu entre les deux mondes — dans un monde de transition. Manifestement, on s’en va vers un nouveau monde. On ne peut pas prédire, au moyen de la loi actuelle, où on s’en va. Même s’il faut être très précis, je considère qu’il faut être assez clairvoyant, laisser des marges et faire confiance au processus de délibération pour prévoir la suite des choses.

Comme ce qui a été dit auparavant à propos d’Internet, je pense qu’on est dans une transition numérique et on est en train de faire des ajustements. Évidemment, il y a de grandes occasions de rayonnement de la culture et de diversité des expressions culturelles, et de consommation de produits de partout dans le monde. Je pense qu’il ne faut pas perdre cela de vue. Il y a aussi des menaces, et c’est ce que nous avons essayé de documenter.

Nous avons fait une étude pour la France en 2015, qui soulignait l’importance des possibilités, mais aussi des prédictions quant aux directives transversales à l’UNESCO, qui pourraient assurer le cheminement des États vers des cadres réglementaires qui assurent la promotion et la protection de la diversité des expressions culturelles.

À mon retour, après avoir présenté cette étude en Europe, j’étais très préoccupée justement par la forme des politiques publiques et des cadres réglementaires. Comment devrait-on évoluer pour faire migrer les cadres réglementaires et les lois vers ce nouveau monde? J’ai décidé, à ce moment-là, de créer un laboratoire au sein de mon centre qui s’appelle le Laboratoire de recherche sur les transformations des industries culturelles à l’ère du commerce électronique. Notre premier projet a été de créer un indicateur de mesure de la découvrabilité.

Comme on l’a dit tout à l’heure, il est très difficile de définir le contenu canadien. On n’a pas défini ce qu’était un produit, mais on a pris un panier de produits québécois et des listes que nos partenaires industriels nous ont données en matière de musique et d’audiovisuel, et nous avons développé une méthodologie fondée sur le système « présence, visibilité et représentation » (PVR) qui mesure à peu près ce que M. Geist définissait comme la curation — car il y a un aspect de la diffusion en continu qui est quand même une curation — et la recommandation.

La méthode PVR nous a permis de faire du moissonnage, du profilage — comme l’a dit M. Geist tout à l’heure — et également des analyses de profils. Nous avons aussi fait des études qualitatives d’analyse de plateformes, surtout celles qui pouvaient poser problème au Canada dans le cadre de cette transition numérique vers la diffusion en continu, soit les nouvelles façons de consommer.

Nous avons découvert qu’il existe beaucoup de barrières à la découvrabilité, même si le potentiel est énorme. Nos listes de musique étaient présentes de 75 à 85 %, dépendamment des plateformes, parce que ce sont différents modèles d’affaires. Cela chutait radicalement pour ce qui est de la visibilité et encore plus pour la recommandation. Nous pouvons, bien sûr, avoir beaucoup de potentiel de rayonnement à l’international, mais comment sortir et éliminer ces barrières à la découvrabilité?

Ces barrières sont encore plus grandes dans le domaine audiovisuel, parce qu’il y a peu de films canadiens. Lorsque nous nous sommes penchés sur Netflix, Apple TV et d’autres, nous avons constaté que nous n’étions pas du tout présents, et si nous ne sommes pas présents, nous ne pouvons pas être visibles ni recommandés.

Cette étude a duré 18 mois. Tous les jours, nous avons vérifié les évolutions et cela n’a pas beaucoup bougé. On me dit que c’est en train de fluctuer, mais nos recherches sont terminées et les résultats que je vous livre datent de 2018.

Nous en sommes arrivés à une conclusion de coresponsabilité pour faire tomber ces barrières à la découvrabilité. C’est-à-dire qu’il revient autant aux utilisateurs de savoir que leur façon de consommer va influencer la machine algorithmique, la façon dont la plateforme va interagir avec eux, qu’aux industriels de s’adapter aux standards des plateformes. Toutes sortes de processus et de pratiques doivent être modifiés. Le Québec avait un plan culturel numérique qui a favorisé cette transition.

Il y a aussi le cadre réglementaire. Ce que vous essayez de faire actuellement, c’est-à-dire ajuster la loi, y compris peut-être quelques passages qui sont des zones de débat et des zones grises, est assez important pour lever certaines barrières structurelles à la découvrabilité, celles qui ne peuvent pas être levées simplement au moyen des choix des consommateurs.

J’ai beaucoup entendu parler aujourd’hui du choix des consommateurs. Est-ce que le consommateur fait véritablement un choix? C’était la question centrale. Est-ce que le consommateur explore le contenu, le découvre, ou est-ce qu’il y a un élément de curation, d’intermédiation et de pression des différents modèles d’affaires, qui sont devenus dominants dans nos sociétés?

Je conclurai en disant que je trouve très intéressante l’idée d’avoir un cadre réglementaire évolutif capable d’innover au fil du temps. C’est, à mon avis, le modèle de l’avenir. Certains éléments contenus dans le projet de loi C-11 ouvrent la porte à cela et surtout, à un CRTC qui joue un rôle plus important sur le plan de la recherche, de façon à pouvoir documenter véritablement les problèmes et être en mesure de négocier ou d’engager les entreprises transnationales que sont les GAFAM, qui ont aussi tout à gagner en s’ajustant et en rendant le contenu canadien, québécois et francophone plus découvrable.

Merci de votre écoute.

Le président : Merci beaucoup, madame Rioux. Monsieur Saulnier, vous avez la parole.

Alain Saulnier, auteur et professeur de communication (à la retraite), Université de Montréal, à titre personnel : Merci, monsieur le président, de m’accueillir pour l’étude de ce projet de loi. J’ai pris ma retraite de l’enseignement du journalisme à l’Université de Montréal. J’y ai enseigné 10 ans, plus précisément le journalisme d’enquête. Dans ce cadre, je me suis partiellement intéressé à la relation des médias et de la culture avec les géants numériques, car je constatais que nos médias et notre culture étaient de plus en plus marginalisés par les superpuissances numériques. Cette expertise m’a amené à publier en février dernier un livre intitulé Les barbares numériques : résister à l’invasion des GAFAM.

Je vous signale que dans une vie antérieure, j’ai aussi été directeur général de l’information à la radio et à la télé de Radio-Canada.

Je disais que je m’intéressais beaucoup à la relation entretenue entre la culture et nos médias avec les géants numériques — américains pour la plupart, il faut s’en souvenir —, ces géants, que je qualifie de barbares, car ils ont agi comme des envahisseurs. Ils ont défié nos frontières, nos réglementations, l’autorité de l’État, notre système fiscal et produit des dommages collatéraux comme la désinformation, la radicalisation des discours sur les réseaux sociaux, l’affaiblissement du modèle d’affaires de nos médias, tandis que d’autres, comme Amazon, menacent aujourd’hui l’existence de nos commerces.

Dans mon livre, j’écris :

L’Histoire du monde occidental retiendra qu’il s’agit de la plus importante conquête du XXIe siècle. De quoi s’agit-il? De la conquête de l’univers numérique et de nos territoires par les superpuissances américaines. En fait, il s’agit de la plus écrasante attaque à la souveraineté nationale qu’aient connue les États dans ce nouveau millénaire.

C’est la raison pour laquelle je considère que les États et leurs institutions doivent prendre les mesures appropriées afin de protéger nos médias et notre culture. Le problème, c’est qu’on n’a pas saisi que pour nous, francophones, cette invasion des géants numériques sur notre territoire a eu comme conséquence de marginaliser nos médias, notre langue et notre culture.

Rappelons-nous toujours que ces superpuissances sont majoritairement américaines. Il faut résister à cette invasion. Je considère que l’actuel projet de loi C-11 est un véritable moyen de le faire. Il y aura d’autres mesures pour résister aux GAFAM — je le souhaite —, mais déjà, voilà une façon de réguler la cohabitation entre les géants numériques américains et nous. Mettre sur un même pied les entreprises numériques étrangères et canadiennes est fondamental. Donner le pouvoir au CRTC de réguler toute l’activité numérique en matière de culture et de communication peut favoriser une saine cohabitation entre ces géants numériques et nos entreprises, nos créateurs et le public. Obliger ces superpuissances à réinjecter une proportion importante de leurs chiffres d’affaires réalisés au pays dans le domaine de la création et de la production, faite par des gens d’ici, est une façon de soutenir notre milieu de la culture et nos médias. C’est surtout la bonne manière de contrer l’imposition des contenus américains qui dominent ces plateformes.

Que devons-nous faire, alors? Protéger notre souveraineté culturelle. Ne rien faire, c’est revenir à un chaos, et à ce jeu, nous ne gagnerons pas. Ne rien faire, c’est laisser ces géants numériques et leur définition de la loi du marché dicter ce qui est bon et mauvais pour nous. À ce jour, ils refusent de reconnaître l’autorité de l’État. On l’a vu, ils ont échoué dans l’autodiscipline, dans le rôle de grand régulateur de contenu. Les fausses informations se sont accumulées tout comme leurs profits records.

Le Canada a toujours su réagir lorsque les entreprises américaines ont voulu inonder notre territoire de leurs contenus culturels. En 1936, c’est la raison pour laquelle Radio-Canada a été créée et la raison pour laquelle on a donné au CRTC ce pouvoir de réglementation dans le domaine des communications. En 1952, le gouvernement a créé la télévision de Radio-Canada/CBC, encore pour contrer l’invasion des contenus de la télévision américaine sur notre territoire. Malheureusement, en 1997, le CRTC a échappé la balle lorsqu’il a décidé de ne pas s’occuper d’Internet pour favoriser son essor. L’essor est venu, c’est le moins qu’on puisse dire. De nos jours, les moins de 35 ans ne jurent que par les réseaux sociaux et les plateformes de ces géants américains. Ils s’informent par le truchement des réseaux sociaux, ce qui affaiblit nos médias. YouTube constitue maintenant leur principale porte d’entrée vers la musique. Quelle est la part des interprètes québécois parmi les 10 000 interprètes les plus populaires au Québec? Selon les analyses, c’est 8 %, et en français, c’est 6 %. Essayez de découvrir la musique de Hubert Lenoir ou d’Ariane Moffat dans leur top list. Comment vivre de la chanson quand on sait qu’une écoute sur YouTube procure 0,5 ¢ à son auteur ou son autrice?

Une autre source d’inquiétude : pour la première fois de notre histoire, la télévision traditionnelle est maintenant déclassée par les plateformes d’écoute comme Netflix, Amazon et Disney+. Selon l’Observateur des technologies médias, 70 % des anglophones et 58 % des francophones au pays sont abonnés à Netflix. C’est désormais le principal accès pour regarder les téléséries et le cinéma, mais pas nos créations. Aujourd’hui, nous devons donc nous livrer au même exercice qu’en 1936 et en 1952. Nous devons nous donner les moyens de protéger et de soutenir notre culture. Le défi est grand, en particulier pour la francophonie. Soulignons que selon Statista, 63,7 % des sites Internet dans le monde numérique sont en anglais, tandis que 3,3 % sont en français.

L’actuelle Loi sur la radiodiffusion a été adoptée grâce au leadership de Marcel Masse, un ministre conservateur, en 1991. Bien avant Internet et les superpuissances numériques américaines.

Aujourd’hui, ces géants veulent établir leurs propres règles du jeu et défient les nôtres. Ils exercent, on le sent et on le voit bien, un immense lobbying et se liguent contre la volonté des États d’établir une saine cohabitation entre eux et nous. À mon avis, il n’appartient pas aux actionnaires des géants numériques de nous imposer leurs règles du jeu et leurs contenus culturels, écartant les nôtres sur la voie d’évitement. C’est pourquoi il faut agir maintenant. Le projet de loi C-11 doit être adopté. Arrêtons de tergiverser.

Comme je l’ai écrit : « Il se fait tard, mais il n’est pas trop tard. »

Le président : Merci, monsieur Saulnier. J’ai une liste de sénateurs qui désirent poser des questions. Je tiens à souligner que, si possible, il faut être concis. Vous disposez d’environ quatre minutes.

La sénatrice Miville-Dechêne : Merci à nos deux invités. Je dois préciser, en toute transparence, que j’ai été la collègue d’Alain Saulnier. Il était devenu mon patron à Radio-Canada.

Je vous remercie de vos exposés. Ma question concerne la faisabilité du projet de loi C-11. En ce qui concerne les Netflix de ce monde, la controverse est moindre. On se dit qu’ils vont contribuer à un fonds et qu’il y aura de la production canadienne. Toutefois, c’est sur le sujet de la musique que je veux vous amener. Comme vous le savez, aucun pays, même pas la France, n’a essayé de modifier la découvrabilité de la musique sur des chaînes comme YouTube, et c’est sans précédent. Comment pensez-vous qu’on pourra y arriver? Les algorithmes ont été exclus par le gouvernement. Les musiciens ne veulent pas juste de l’argent, ils veulent aussi être écoutés. Comment arriver à cela, concrètement? M. Saulnier pourra peut-être commencer, puis Mme Rioux suivra. C’est comme vous voulez.

M. Saulnier : Concrètement, il va sans dire qu’il faudra toujours une stratégie de soutien au milieu culturel, en particulier au domaine de la chanson. Sans le CRTC et sans la réglementation, la chanson francophone aurait sans doute perdu beaucoup d’espace dans la sphère radiophonique au cours des années 1970, 1980 et suivantes.

Des mesures existent. Ce qui veut dire qu’un fonds en appui à la création est nécessaire et particulièrement en ce qui concerne les petites « nations », comme la minorité francophone, les Acadiens, et les Premières Nations encore davantage. Cet appui est nécessaire de la part de nos gouvernements, de nos ministres du Patrimoine, de nos ministres de la Culture, au Québec et ailleurs.

Je ne suis pas un expert des algorithmes, je dois le reconnaître, mais il me semble qu’on devrait trouver une façon d’assurer une plus grande découvrabilité. Je vais laisser Mme Rioux compléter.

Mme Rioux : Le laboratoire qui est sous ma direction avait l’ambition, justement, de démontrer la possibilité d’une technique d’évaluation de la découvrabilité. Tout notre cadre conceptuel était conçu pour devenir opérationnel. On a fait des représentations un peu partout au Canada et devant le CRTC, qui était très intéressé. Un laboratoire comme le mien a des moyens modestes, et d’un point de vue politique, il ne peut pas engager la discussion avec les grandes entreprises de ce monde. Je crois qu’il serait tout à fait possible d’engager la discussion avec Deezer, Spotify et YouTube au sujet d’une méthode qu’on pourrait développer et faire en sorte que chaque modèle d’affaires et d’entreprise puisse engager cette discussion.

En Europe, on le fait pour le domaine de l’audiovisuel. Les considérations politiques sont bien différentes, mais pour ce qui est des quotas, des contributions et des directives européennes, on pourrait en faire autant pour la musique. Nous faisons partie d’un centre de recherche avec des collaborateurs, en France, qui avec la mission Québec-France, met sur pied des recherches en collaboration avec des firmes informatiques pour développer ces méthodes et ensuite les utiliser sur le plan réglementaire.

La sénatrice Simons : J’ai une question pour le professeur Rioux.

[Traduction]

Je dois dire d’emblée que la professeure Rioux m’a beaucoup aidé au cours des deux dernières années à approfondir la question de la découvrabilité et des algorithmes.

Nous vivons dans un monde contrôlé par les algorithmes. L’époque où nous recevions le TV Hebdo et regardions passivement ce qui était programmé est révolue depuis longtemps. Ces algorithmes sont des propriétés exclusives. Ils appartiennent aux entreprises. Ces dernières gardent très soigneusement les secrets des formules de leurs algorithmiques. Je ne pense pas qu’il soit raisonnable pour le gouvernement de contrôler les algorithmes, mais pensez-vous, professeure Rioux, qu’il existe un moyen d’exiger plus de transparence et plus d’information sur ce vers quoi les algorithmes tendent? L’un des problèmes n’est pas seulement la découvrabilité du contenu canadien. Le problème, c’est que les algorithmes, en particulier sur YouTube, ont tendance à faire remonter à la surface les choses les plus controversées, les plus haineuses et les plus aptes à semer la discorde, parce que ces choses obtiennent plus de clics.

Pensez-vous qu’il y aurait une façon pour le gouvernement d’exiger plus de transparence pour nous permettre de comprendre comment ces algorithmes opèrent sur nous?

Mme Rioux : Oui, bien sûr. Je pense que le gouvernement devrait le faire et qu’il doit le faire. Je m’intéresse au monde de la gouvernance des données depuis trois ou quatre ans, parce que j’ai étudié les problèmes de découvrabilité et les barrières, et une partie de cela est le fonctionnement des algorithmes. Ces algorithmes promettent d’être très neutres et très puissants, orientés vers le marché et neutres à cet égard, mais, en fait, il existe une abondante littérature sur le fait que les algorithmes sont partiaux et que nous devrions nous intéresser à leur fonctionnement, à leurs résultats et aux conséquences qu’ils peuvent avoir.

Je pense que c’est l’avenir. C’est l’avenir, non seulement en ce qui a trait à la transparence, mais en reconnaissant le fait que la richesse générée par les données — nos données — nous est enlevée sans aucune... Bien sûr, c’est une question qui évolue et qui fait l’objet de débats. Cependant, je pense que nous devrions et que nous devons faire quelque chose de plus, non seulement pour protéger les individus, ce dont beaucoup de gens parlent, mais aussi pour protéger l’intérêt public et les objectifs des politiques publiques.

La sénatrice Simons : Parce qu’en fin de compte, une chaîne comme Prime vous vend bien sûr des films, mais en réalité, elle fait partie de tout un marketing intégré d’Amazon. Ce que je veux dire, c’est qu’en fait, ce qu’ils vendent, ce sont nos données; plus encore que le contenu de divertissement.

Mme Rioux : Oui. C’est ce que j’appelle l’asymétrie de l’information, et elle est basée sur l’exploitation de nos données.

Il y a un point que vous avez soulevé et sur lequel je veux insister, à savoir qu’ils ont envahi — comme Alain Saulnier l’a dit plus tôt — notre culture et notre industrie sans demander la moindre permission.

Or, ce ne sont pas des spécialistes de la culture. Ces sociétés prennent le rôle des industries culturelles, des gens qui sont des spécialistes, et parfois en intégrant certains d’entre eux — donc je ne dis pas qu’elles ne font pas un bon travail. Sauf qu’en pratique, elles opèrent un effet de restructuration et le fait est qu’elles ne sont pas forcément spécialisées dans les messages névralgiques en matière d’identité, d’appartenance et de symbolique. Je pense que ce que vous avez dit est très important.

[Français]

Le sénateur Cormier : Ma question s’adresse à nos deux témoins, que je remercie d’être présents. Je ne voudrais pas caricaturer les discussions autour des séances. Toutefois, en réfléchissant à ce qu’on entend, je vois plusieurs visions se confronter : celle de la protection des minorités contre la majorité; la vision proréglementation contre le libre recours; la vision plus générationnelle. On a parlé aussi des artistes émergents.

Fondamentalement, j’ai l’impression qu’il y a un problème de vision : comment allons-nous nous assurer de la protection de notre culture canadienne et de sa présence dans les plateformes numériques?

En ce qui concerne le projet de loi C-11, quels sont les ajustements qui devraient être faits? J’aimerais vous entendre, particulièrement sur la question des artistes émergents, parce que d’après certains commentaires, ils ne voudraient pas de réglementation pour laisser libre cours à leur créativité et à l’accès aux marchés. J’aimerais vous entendre tous les deux sur ces sujets.

M. Saulnier : J’ai beaucoup discuté avec des artistes émergents, j’ai siégé à titre de coprésident de la Commission du Montréal numérique de Culture Montréal, et je peux vous dire que ce n’est pas le point de vue que j’ai entendu. Il y a eu beaucoup de tapage autour de cette prise de position, au cours des derniers mois par certaines organisations, mais en ce qui concerne la situation au Québec, ce n’est pas ce que j’ai entendu.

Alors, je pense qu’il est possible de composer avec le fait d’être un artiste émergent et de pouvoir être présent à l’intérieur des différentes plateformes qui nous sont proposées.

Mme Rioux : En ce qui me concerne, je pense que c’est vraiment un problème de concentration. En 2015, lorsque j’avais parlé de l’étude que j’avais faite pour la France, je mettais beaucoup d’emphase sur le mot « opportunité » parce que la France voulait que je mentionne les dangers et la menace des GAFA. J’ai trouvé que cela était allé trop loin. Il y avait beaucoup d’occasions, et les politiques publiques et les conventions internationales de ce monde devaient aussi se pencher sur les possibilités incroyables qu’offrent Internet et ses nouvelles plateformes, le capitalisme de plateformes. Il ne faut pas diaboliser ces plateformes, mais il faut plutôt conscientiser les gens sur la concentration économique et l’effet sur les asymétries qui existaient déjà auparavant, mais qui sont exacerbées ou accentuées par la concentration.

J’ai vu une étude la semaine dernière — je pourrais vous la faire parvenir — qui mentionne que la concentration sur le plan des GAFA, qui ne sont que quatre ou cinq, contrôle tout le marché des données, et cela a des conséquences sur la redistribution des revenus des flux d’information et des services qui circulent sur Internet.

J’ai pris conscience, au cours des cinq dernières années, de problématiques qui ont évolué. Je pense qu’il faut documenter les problèmes, analyser ces problèmes et ne pas nécessairement dire qu’il faut tout réglementer. Cependant, lorsqu’il y a des problèmes, il faut être en mesure d’agir.

Le sénateur Cormier : Merci.

[Traduction]

La sénatrice Wallin : Cela me met un peu mal à l’aise lorsque j’entends des discussions sur les gouvernements qui forcent les algorithmes à faire avancer un contenu particulier. Nous voyons ce que font les radiodiffuseurs d’État en Russie et en Chine, et ce sont des questions qui posent problème. Supposons simplement que le gouvernement décide de forcer les algorithmes à transmettre ou à pousser un contenu particulier — et, pour les besoins de la présente discussion, disons qu’il s’agit d’un contenu francophone ou d’un contenu culturel français. Même si vous le diffusez, même si vous le financez, vous ne pouvez pas obliger les gens à le regarder. Ces algorithmes répondent déjà au comportement des gens. Comment pensez-vous que cela aidera à arranger les choses au final? J’aimerais avoir votre avis à tous les deux.

Mme Rioux : Merci de la question. J’ai moi aussi peur de voir l’autorité du gouvernement s’exercer dans l’Internet. Bien sûr, nous avons tous peur de cela et ce n’est pas ce que nous voulons. C’est le cadet de nos souhaits. Le problème actuel, c’est que nous devons comprendre qu’il faut accroître la liberté et la diversité. Dans un certain sens, c’est une démarche proactive et une lutte contre la discrimination. Il s’agit de renverser l’autorité exercée par le secteur privé transnational afin de concrétiser certains objectifs stratégiques. À mon sens, c’est une démarche très démocratique et non autoritaire.

Bien sûr, vous ne pouvez que créer un potentiel de découvrabilité. On ne peut pas forcer la découverte; on ne peut pas imposer des choses aux gens. Or, je ne vois rien dans le projet de loi C-11 à cet égard. Si c’était le cas, je ne l’appuierais pas.

[Français]

M. Saulnier : J’aimerais ajouter quelque chose. Si on se fie à la loi du marché, comme certains voudraient qu’on le fasse, cela signifie que vous avez quatre immenses entreprises qui détermineront les contenus qui devront être proposés selon leur façon de dicter et d’organiser ces contenus.

Je ne pense pas que ce soit raisonnable d’accepter cela pour quelque État que ce soit. Il est plutôt raisonnable de vouloir encadrer et favoriser une saine cohabitation entre les géants numériques, le public et l’État canadien. Alors, d’une certaine manière, je pense que c’est normal qu’on le fasse. Sinon, l’autre option serait de ne rien faire. Ne rien faire, qu’est-ce que cela signifierait? Ce serait laisser les actionnaires de ces immenses entreprises dicter leur façon de définir les contenus.

[Traduction]

La sénatrice Wallin : Ce que je veux dire, c’est que vous pouvez imposer plus facilement des règles désignées par le CRTC à un réseau de télévision qui a des frontières nationales, mais l’Internet est une entité mondiale. Il est très difficile d’imposer la découvrabilité à l’échelle internationale. Je ne sais pas comment vous pourriez établir une frontière, une frontière numérique, sur le 49e ou à tout autre endroit.

Mme Rioux : Ce qu’il y a de beau avec l’Internet — et je crois vraiment à cela même si j’ai l’air d’aimer l’idée d’une barrière nationale —, c’est le fait que nous ayons un espace transnational. Je travaille sur la gouvernance de l’Internet depuis 2003, et je plaide pour un Internet non fragmenté. L’idée n’est pas d’amputer Internet de sa capacité et de son potentiel en ce qui concerne la libre circulation de l’information, parce que c’est cette capacité et ce potentiel que nous voulons. C’est exactement ce que nous voulons préserver.

Si nous ne régulons pas l’Internet dès maintenant, c’est exactement le contraire qui va se produire. Il va être fragmenté par ces entreprises qui sont en fait en train de le fermer. L’Internet est censé être ouvert, mais ces entreprises le ferment. C’est contre cela que j’ai plaidé sur d’autres tribunes.

En Europe, c’est ce qu’ils font. Je viens de voir un rapport sur le fait que sur Netflix, 30 % du contenu provient du contenu de la quasi-totalité des grands marchés, et qui affirme que cela ne nuit pas à son modèle économique. Je pense que Netflix et aussi Amazon s’adaptent à ces quotas. Techniquement, c’est acceptable et faisable. Pour eux, la chose semble également acceptable d’un point de vue politique et commercial. Voilà ma réponse.

Le sénateur Manning : Encore une fois, je tiens à remercier nos témoins de nous avoir prêté main-forte pour notre étude préalable. En tant que Terre-Neuvien et Labradorien, je suis également très préoccupé par la culture et le patrimoine et, assurément, par la promotion qu’on en fait sous quelque forme que ce soit. J’ai quelques préoccupations, et je veux revenir sur une chose que la sénatrice Miville-Dechêne a mentionnée plus tôt. Je suis prêt à être repris si je fais fausse route.

Aucun autre pays n’a abordé la question de la découvrabilité des artistes sur YouTube. Nous sommes en train de créer un précédent. C’est peut-être une bonne chose à court terme, mais que se passera-t-il si d’autres pays décident d’appliquer à leur tour les dispositions législatives que nous envisageons d’adopter pour le Canada? Bien sûr, cela permettra de promouvoir nos artistes, notre culture et notre patrimoine au Canada, mais si d’autres pays commencent à faire la même chose, je me demande si nous n’allons pas limiter le succès de nos artistes à l’échelle mondiale. Je vais prendre l’exemple de Justin Bieber. Je suis certain qu’il y en a beaucoup d’autres comme lui dans le contexte d’un marché mondial.

Si d’autres pays font la même chose que nous, quel effet cela aura-t-il sur nos artistes, ici, au Canada?

Mme Rioux : Je peux commencer si vous voulez. Je pense qu’il est important dans cet Internet mondial d’avoir une forte coopération internationale. Je pense que si d’autres pays commencent à suivre le Canada dans cette voie, il devra y avoir une coopération et des principes convenus et, bien sûr, des négociations. Je pense que les GAFA — Google, Apple, Facebook et Amazon et d’autres entreprises de la sorte — aimeraient probablement avoir une réponse internationale négociée. Ces sociétés n’aiment pas la paperasserie. C’est quelque chose qui devra se faire, sans quoi, il pourrait y avoir un problème, et je pense que vous avez raison à ce sujet. La coopération internationale a un rôle très important à jouer dans la gouvernance d’Internet, des flux de données et des industries axées sur le commerce et la culture.

Le sénateur Manning : Cela devrait se faire à l’échelle internationale, et j’espère que cela se produira. Y a-t-il d’autres suggestions que l’un ou l’autre d’entre vous veut formuler à notre intention? Je reviens à un accord de libre-échange.

[Français]

M. Saulnier : En 2005, l’UNESCO a adopté une convention qui permettait la protection des différentes cultures. Voilà un exemple de collaboration qui s’est exercée sur le plan international.

Selon moi, il est possible d’aller dans cette direction parce que le Canada ne pourra pas à lui seul encadrer et réguler les géants numériques. Il faut nécessairement qu’il y ait un effort de concertation avec les autres pays. Je trouve que l’expérience européenne est intéressante. Il faut justement le faire de concert avec les Européens et avec d’autres pays, parce que seul, on ne va pas y arriver, très certainement.

[Traduction]

Le sénateur Manning : Pour poursuivre dans le même sens que vous, je dirais que c’est possible. Tout est possible. Ils ont envoyé un homme sur la lune, donc tout est possible. Ce qui m’inquiète, c’est que si nous fermons la porte ici au Canada par rapport aux autres, est-ce que nous fermons aussi la porte à nos propres artistes à l’échelle mondiale? Nous avions un accord de libre-échange. Je vais revenir à l’accord de libre-échange entre trois pays, nommément l’Accord de libre-échange nord-américain. Trois pays ont accepté cet accord. Si le Canada fait cavalier seul et que nous nous tournons vers notre plus grand partenaire commercial, les États-Unis, que se passera-t-il s’ils adoptent le même type de loi? Vont-ils limiter l’accès de nos artistes à leur marché? C’est l’une de mes préoccupations.

[Français]

Mme Rioux : Surtout dans le monde du commerce, actuellement, il y a toujours un grand potentiel de rivalité et de conflit. Sans minimiser ce qui a été dit, un des témoins a mentionné que même si on a une exemption culturelle, il y a quand même cette possibilité, par exemple pour les États-Unis, de nous faire payer, finalement. On va chercher et finalement, cela se neutralise et s’annule et il y aurait aussi de potentielles sanctions.

Je pense que le vent tourne dans une nouvelle direction. À l’heure actuelle, je crois qu’on parle même de réguler les plateformes aux États-Unis ainsi que de la concentration économique et de ses effets. On assiste à un retour des États à l’interventionnisme. Je pense qu’on est dans un monde de rerégulation, c’est-à-dire qu’on a eu une part du marché pendant plusieurs années, et maintenant, j’ose espérer qu’on ne serait pas isolé commercialement, mais je pense qu’il y a beaucoup de pays qui nous appuieraient dans nos actions et qui pourraient faire pencher la balance du côté de la réponse raisonnée de nos partenaires commerciaux.

Le sénateur Dawson : Vous avez parlé, monsieur Saulnier, de la convention adoptée par l’UNESCO en 2005, et je pense que vous travaillez sur l’avenir du numérique. Vous organisez une conférence, je crois, avec un de nos anciens collègues à Paris, dans quelques mois.

Il y a un clivage — et on le voit — entre les anglophones et les francophones. Les francophones ont besoin d’encadrement et ont toujours eu besoin d’un encadrement pour se protéger contre le nombre; le numérique dans le sens du nombre et non pas dans le sens de la technologie.

Trouvez-vous que ce front commun, pour traiter un peu les problèmes mentionnés par les sénateurs Manning et Cormier, cette espèce de communauté francophone internationale doit travailler de concert pour se protéger autant que nous devons le faire?

Vous savez, je vous trouvais modeste tout à l’heure quand vous parliez de votre passé, parce que vous avez sauté par-dessus Radio-Canada et cela a été un grand pan de votre histoire — j’ai eu le plaisir de vous recevoir comme témoin plus d’une fois au Comité sénatorial permanent des transports et des communications. Bref, pensez-vous qu’un front commun des francophones pourrait aider face à la mondialisation numérique des GAFA, pour nous protéger contre cet envahissement?

M. Saulnier : C’est essentiel et fondamental. Il est certain que, lorsqu’on parle juste de la force numérique, le nombre de francophones au Canada ne fait pas le poids à l’intérieur de cet univers numérique, où je disais tantôt que 63,7 % des sites Internet sont en anglais. Nécessairement, il faut se tourner vers la Francophonie et vers des partenaires comme l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Il faut aussi essayer de consulter l’UNESCO pour savoir s’il y a lieu de faire des interventions pour protéger, par exemple, les langues autres que l’anglais à l’intérieur de cet univers numérique.

Ce sont des réflexions sur lesquelles on travaille, effectivement, et j’espère avoir l’occasion, l’automne prochain, de faire avancer cette discussion pour nous permettre d’avoir encore plus de poigne sur cette possibilité, et que les francophones puissent faire front commun à l’intérieur de la Francophonie, avec nos partenaires français, mais aussi avec les partenaires africains dont la langue française occupe une place si importante.

Oui, j’y crois profondément.

Le sénateur Dawson : Juste pour vous dire, et je termine là-dessus, qu’on organise cet été l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF), qui fait partie visiblement de la Francophonie, un débat que je vais présider au Rwanda avec les Africains qui ont la même préoccupation quant à la protection de leur langue et qui ont encore moins de moyens techniques pour se protéger que nous.

Je vous remercie. J’ai déjà lu votre livre et j’ai hâte de voir votre conférence.

M. Saulnier : Merci.

Le sénateur Quinn : Merci, madame Rioux et monsieur Saulnier, pour vos présentations, c’était très intéressant. J’ai deux questions, mais la première a déjà été répondue.

[Traduction]

Ma deuxième question porte en partie sur le régionalisme au Canada, sur la culture et la protection des cultures régionales, et cetera. Ma question s’adresse davantage à M. Saulnier, mais bien sûr, toute observation de Mme Rioux serait également la bienvenue.

Vous avez fait référence aux grands, aux États-Unis et à d’autres pays. Je comprends tout à fait cette perception et cette préoccupation d’être dominé par nos bons amis du Sud. Cependant, je suis un sénateur du Nouveau-Brunswick, et lorsque nous parlons de régionalisme et de la façon de promouvoir et de protéger la culture canadienne et les intérêts d’Internet, comment pouvons-nous éviter que les petites régions du pays soient avalées par les plus grandes? Comment équilibrer cela? J’aimerais avoir votre opinion à ce sujet. Je vous remercie.

[Français]

M. Saulnier : C’est très certainement un défi. Les régionalismes font en sorte qu’il y a de plus en plus de gens qui vont quitter leur région pour venir faire de la culture dans de grandes régions comme Montréal et Québec, et cela pose un problème, justement pour l’industrie et pour les créateurs.

En même temps, je ne pense pas que le projet de loi C-11 va résoudre ce problème non plus, c’est-à-dire qu’il y aura toujours cette cohabitation entre les régions plus importantes que d’autres comme, par exemple, les villes de Toronto et de Vancouver ainsi que d’autres qui peuvent occuper un espace très différent de celui que St. John’s, à Terre-Neuve-et-Labrador, peut occuper. De ce point de vue, je crois qu’il faut d’abord défendre l’ensemble de la Francophonie, en ce qui nous concerne.

Je veux insister là-dessus, il faut véritablement travailler de concert avec les Acadiens afin de pouvoir soutenir ces différentes cultures à l’intérieur de la Francophonie. Je suis sûr qu’avec d’autres types d’interventions et d’actions de la part des ministères de la Culture, de Patrimoine canadien, du Conseil des arts du Canada, et du Conseil des arts et lettres du Québec, il y a moyen de faire jaillir davantage cette diversité.

[Traduction]

Le sénateur Quinn : Simplement à titre de suivi, et peut-être que Mme Rioux pourrait commenter : je suis d’accord avec nos amis acadiens du Nouveau-Brunswick quant à la dominance, comme vous le dites, de Québec et de Montréal. Mais, les Maritimes, par exemple, présentent un aspect culturel plus large, comme c’est le cas de l’Ouest canadien, j’en suis convaincu. Souvent, nous voyons les grands centres, comme le Québec et l’Ontario, dominer au détriment des autres. Ne devrions-nous pas chercher l’équilibre au pays dans la même mesure où nous le cherchons à l’international?

[Français]

Mme Rioux : Vous touchez à un très bon point. Premièrement, quant au financement par rapport au PIB, on n’a jamais atteint la cible de 2 %. Donc, je pense qu’il y a beaucoup à faire sur ce plan. Quant à la décentralisation, vous avez parlé des régions, mais aussi de la question des artistes indépendants émergents qui sont plus nichés, si on veut, qui ne sont pas dans le courant principal, qui ont du mal à sortir et s’imposer sur les grandes plateformes ou même sur les autres plateformes et les diffuseurs en général.

Il y a beaucoup à faire en matière de décentralisation, et Internet offre les moyens de le faire. Cela, c’est la bonne nouvelle.

[Traduction]

La sénatrice Dasko : Merci aux témoins. Ma question s’adresse à Mme Rioux. Évidemment, vous êtes une spécialiste de la découvrabilité, donc je veux me concentrer un peu plus là-dessus. Je veux m’assurer de comprendre votre point de vue. Vous connaissez le cadre du projet de loi C-11. Vous savez que, selon le projet de loi, on ne modifiera pas les algorithmes, qu’ils ne pourront pas être manipulés. C’est clairement énoncé dans le libellé. J’aimerais comprendre ce que vous estimez être la meilleure approche en découvrabilité, surtout par rapport, disons, aux principaux diffuseurs en ligne.

Prenons Netflix et Spotify comme exemples. Quelle serait selon vous la meilleure façon pour eux de gérer la découvrabilité dans le cadre du projet de loi C-11? Je veux m’assurer de bien comprendre ce que vous dites là-dessus. Merci.

Mme Rioux : Eh bien, nos recherches indiquent que vous pouvez le faire, mais, bien sûr, nous avons utilisé une méthodologie diversifiée. Essentiellement, ce qui est intéressant, c’est que nous pouvions suivre la progression des différents indicateurs dont j’ai parlé, soit la présence, la visibilité et la recommandation, ou PVR. Nous n’avions pas besoin de connaître l’algorithme et son fonctionnement. Nous avions seulement besoin de savoir lire les résultats : sommes-nous présents? Sommes-nous visibles?

Tous les jours, nous avons simplement choisi les points de collecte de cet indicateur qui nous semblaient pertinents. Bien sûr, ce peut être contesté parce que, peut-être, nous avons choisi le mauvais point, mais cinq chercheurs ont fait ce choix. Je peux vous dire que nous avons débattu entre nous, que nous nous sommes assurés de faire des tests et que nous disposions de placebos. Nous savons que la quantification est possible.

Si vous pouvez quantifier, le CRTC peut dire : « Hé, sur Spotify, nous avons cet instrument qui nous permet de calculer la diffusion en continu de ceci — la présence, la visibilité et la recommandation — et vous devez y répondre. Assurez-vous d’avoir une cible. »

La sénatrice Dasko : Bien. Donc, il pourrait formuler une exigence pour en favoriser la diffusion? Je crois que c’est ce que vous dites. Il y aurait une exigence quant à l’offre de ces choix aux consommateurs?

Mme Rioux : Bien sûr.

La sénatrice Dasko : Disons dans le cas de Spotify et de Netflix?

Mme Rioux : Je ne suis pas certaine de ce que ferait le CRTC parce qu’il réfléchit probablement à la façon d’être compatible au numérique. Je peux seulement vous parler de mon expérience, et je sais que j’ai été en mesure de conceptualiser et de documenter cette façon de mesurer la découvrabilité. Le CRTC va probablement le faire d’une tout autre façon, mais je dis seulement que c’est possible. Pas seulement ici, mais en Europe, où on le fait aussi, et plus particulièrement en France. Chaque pays européen y réfléchit, donc c’est possible.

La sénatrice Dasko : Merci.

[Français]

La sénatrice Clement : J’ai une question pour chacun des témoins. Madame Rioux, votre laboratoire d’analyse fait un travail important. J’ai cru entendre que vous avez suggéré qu’il y a un manque de profondeur quant à la compréhension des utilisateurs sur la complexité de l’effet des algorithmes sur la curation. Quelle est la solution? Est-ce que le projet de loi C-11 propose quelque chose ou est-ce que le CRTC devrait jouer un rôle quant à la compréhension des utilisateurs?

Monsieur Saulnier, « géants barbares », il y a du charisme dans ces termes-là. Vous avez parlé avec approbation de la contribution des gros joueurs, mais est-ce qu’il y a un contrecoup potentiel là-dedans? Les témoins précédents ont dit que les gros joueurs pourraient faire de demandes difficiles en échange de leurs contributions. Pouvez-vous nous parler du contrecoup?

Madame Rioux, quant au niveau de compréhension des utilisateurs, qu’est-ce qu’on doit faire?

Mme Rioux : En ce qui concerne les utilisateurs, comme je l’ai dit, notre recherche a débouché sur une conclusion de coresponsabilité. Tous les acteurs doivent s’ajuster. Il y a beaucoup, beaucoup d’éducation à faire.

Il faut être responsable de la manière dont on clique. Ce n’est pas parce qu’on clique qu’on est conscient qu’on va entraîner la machine de cette manière et que cela aura un impact. Peut-être qu’on ne veut pas cela, justement. Peut-être qu’on ne veut pas être dans cette bulle algorithmique. On veut en sortir, mais on ne sait pas comment. Il y a une éducation à faire au sujet de cet enjeu.

Moi-même, en cinq ans d’étude, j’ai vraiment appris beaucoup de choses. Je ne suis pas informaticienne, mais j’ai travaillé avec des informaticiens, des artistes et des membres des industries culturelles. Ce monde de l’informatique et ses impacts, non pas juste sur la culture, mais sur les autres industries aussi, et notamment en culture, c’est très important.

Développer le mot « homoinformaticoresponsable »; on parle de l’éthique des algorithmes, mais si on veut que les algorithmes agissent de façon éthique et juste, il faut qu’on ait des comportements qui forcent l’algorithme. Ce n’est pas facile de manipuler la bête, par contre. C’est plutôt elle qui nous tient.

M. Saulnier : Quant à l’autre partie de votre question sur le contrecoup, il y aura nécessairement des grincements de dents. Il est certain que les géants numériques ne vont pas laisser passer tout cela de façon très simple, mais c’est la raison pour laquelle il faut une concertation avec d’autres pays, avec d’autres initiatives. Mme Rioux parlait tantôt de ce qui se passe en Europe. Il faut qu’on soit capable d’arrimer nos initiatives à celles de nos autres partenaires sur le plan international.

Il est possible que ce soit fait. Par exemple, même si ce n’est pas tout à fait à la bonne échelle, l’OCDE a réussi à s’entendre sur un minimum d’impôt. Il est possible d’avoir des ententes de cette nature. Je crois que c’est la raison pour laquelle il faut que le Canada puisse aussi intervenir sur le plan international. Seuls, nous ne pourrons pas faire —

[Traduction]

Vincent Labrosse, greffier du comité : Monsieur le président, je suis désolé d’interrompre la séance. Nous devons suspendre les travaux en raison d’une alarme incendie.

Le président : Il est maintenant 11 heures. Je vais vous laisser évacuer l’édifice et nous allons lever la séance.

(La séance est levée.)

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