LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DE LA SÉCURITÉ NATIONALE ET LA DÉFENSE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le lundi 8 décembre 2014
Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd’hui à 13 heures pour étudier, afin d’en faire rapport, les menaces à la sécurité nationale.
Le sénateur Daniel Lang (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président: Soyez les bienvenus au Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense. Nous sommes aujourd’hui le lundi 8 décembre 2014. Avant de souhaiter la bienvenue à nos témoins, j’aimerais d’abord présenter les gens autour de la table. Je m’appelle Dan Lang, sénateur du Yukon.
Voici Josée Thérien, greffière du comité, et à ma droite, l'analyste de la Bibliothèque du Parlement qui nous a été affectée, Holly Porteous.
J’aimerais faire un tour de table et demander aux sénateurs de se présenter et d’indiquer la région qu'ils représentent, en commençant par notre vice-président.
Le sénateur Mitchell: Grant Mitchell, de l’Alberta.
[Français]
Le sénateur Dagenais: Jean-Guy Dagenais, sénateur du Québec.
[Traduction]
La sénatrice Stewart Olsen: Carolyn Stewart Olsen, du Nouveau-Brunswick.
La sénatrice Beyak: Lynn Beyak, de l’Ontario.
Le sénateur Enverga: Tobias Enverga, de l’Ontario.
Le sénateur White: Vernon White, de l’Ontario.
Le président: Chers collègues, le 19 juin 2014, le Sénat a accepté que le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense soit autorisé à étudier, afin d’en faire rapport, les menaces à la sécurité nationale, notamment le cyberespionnage, les menaces aux infrastructures essentielles, les opérations antiterroristes et les poursuites contre les terroristes, le recrutement et le financement de terroristes, et que le comité en fasse rapport au Sénat au plus tard le 31 décembre 2015.
Cet après-midi, notre séance va durer quatre heures pendant lesquelles nous poursuivrons notre examen des menaces à la sécurité du Canada, en particulier le terrorisme. Nous entendrons des universitaires, des spécialistes du droit, un professeur musulman modéré qui a beaucoup écrit sur le sujet, ainsi qu’un représentant de la Sûreté du Québec.
La fin de semaine dernière, les Canadiens ont pu voir une vidéo d’un autre Canadien radicalisé, dans laquelle ce combattant pour le groupe armé État islamique exhorte les musulmans du Canada à joindre les groupes djihadistes ou à aiguiser leurs couteaux. Ce jeune Canadien a décidé de mener une guerre contre notre pays et ses alliés au nom du califat islamique qui, a-t-il proclamé, a été créé par l’EIIS.
Comme ce comité l’a déjà souligné, nous devons comprendre comment ces jeunes Canadiens se radicalisent, où ils se radicalisent et qui les radicalise en leur servant une doctrine religieuse et un discours de victimisation. Ce débat national est une occasion d’en connaître davantage sur les menaces qui pèsent sur les Canadiens, sur ce qui se fait déjà et sur ce qui devrait se faire afin d’assurer la paix, l’ordre et la bonne gouvernance.
À ce jour, nous savons qu’au moins 93 Canadiens ont été identifiés comme étant des voyageurs à risque élevé. Ces personnes cherchent à quitter le Canada pour aller joindre les rangs de l’EIIS. Elles ont été placées sous surveillance ou se sont vu confisquer leur passeport. Quatre-vingts Canadiens détenteurs de la double nationalité sont rentrés au pays après avoir fourni un soutien matériel à l’EIIS. Parmi ceux-ci, deux jeunes sœurs qui fréquentaient l’école secondaire à Brampton, en Ontario, qui ont été interceptées en Turquie alors qu’elles allaient rejoindre le groupe État islamique, avant d’être renvoyées au Canada.
Nous savons qu’il y a actuellement 145 Canadiens dans les rangs de l’EIIS à l’étranger. Dans l’ensemble, 318 Canadiens figurent sur la liste officielle des individus qui représentent une menace pour la sécurité. Cette liste pourrait s’allonger si l’on considère le fait que nous ne connaissons pas tous les radicalisés qui vivent au sein de nos collectivités.
La semaine dernière, les Canadiens apprenaient l’arrestation, à Montréal, d’un jeune homme de 15 ans qui devra répondre à des accusations de vol qualifié au profit d’activités terroristes. Et, toujours la semaine dernière, le directeur du Service de police de la Ville de Montréal, Marc Parent, a affirmé que la Ville ne disposait d’aucune équipe spécialement affectée au dépistage d’activités de financement du terrorisme ou à la surveillance du phénomène de radicalisation dans les écoles ou les établissements religieux. Au Canada, nous apprenons que la menace est bien réelle.
En 2013-2014, le CANAFE, l’organisme chargé de détecter et de surveiller le financement d’activités terroristes et le crime organisé, a fait 1 143 divulgations d’information à des organismes d’application de la loi, comparativement à 919 l’année précédente. De ce nombre, 234 étaient liées au financement terroriste ou à des menaces à la sécurité du Canada. C’est quasiment le double du nombre de cas signalés au cours des années antérieures et cela représente plus de 600 cas.
Chers collègues, pour entamer notre examen des menaces qui pèsent sur le Canada et les Canadiens, nous recevons Jocelyn Bélanger, professeur au département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal. Les travaux de M. Bélanger se concentrent sur la psychologie de la radicalisation et de la déradicalisation.
Professeur, soyez le bienvenu au comité. On m’informe que vous avez une déclaration préliminaire. Nous vous écoutons.
Jocelyn Bélanger, Professeur, Département de psychologie, Université du Québec à Montréal, à titre personnel: Monsieur le président, permettez-moi de vous remercier pour cette invitation à présenter mon point de vue au comité sur la menace que représentent la radicalisation et le terrorisme.
Le problème est complexe et, compte tenu des limites de temps qui nous sont imposées, mes propos pourraient sembler un peu simplistes. Je pense donc qu’il est essentiel de nous pencher dès le départ sur différentes conceptions erronées du terrorisme afin de clarifier ce qu’est, ou n’est pas, la psychologie du terrorisme, en nous fondant sur des faits concrets.
La première pensée qui nous vient à l’esprit devant des tragédies comme celles qui se sont produites au Québec et à Ottawa cette année, c’est qu’elles sont l’œuvre de fous, de personnes qui ont complètement perdu la raison. En fait, l’idée même de tuer et, finalement, de sacrifier sa propre vie pour une cause nous laisse tous perplexes.
Il est normal de réagir comme nous le faisons par rapport à ces comportements violents, parce que nous percevons généralement les individus comme étant des êtres hédonistes qui recherchent le plaisir, fuient la douleur et sont déterminés à survivre coûte que coûte. Alors que cela est vrai pour le commun des mortels, la motivation qui pousse certaines personnes à se radicaliser est toute autre. Croire que les radicalisés sont des êtres cinglés et qu’ils n’ont pas toute leur tête, c’est commettre notre première erreur en ce qui concerne l’élaboration de stratégies efficaces de lutte contre le terrorisme.
L’hypothèse de l’instabilité mentale reflète plutôt notre incompréhension profonde du processus de radicalisation. La nature humaine a tendance à démoniser ce qu’elle ne comprend pas, et nous sommes souvent portés à tenir trop vite pour acquis que quelque chose ne va pas dans la tête de ces personnes. En fait, les individus instables sont expulsés de ces organisations parce qu’ils représentent un risque du point de vue de la sécurité.
Notre deuxième méprise est de croire qu’il est possible d’établir le profil des individus radicalisés. Malheureusement, le profilage fondé sur des données démographiques, le niveau d’éducation et la situation socio-économique a été scientifiquement discrédité. Les individus radicalisés viennent de toutes les couches de la société et n’entrent dans aucun moule préétabli, du moins selon les données dont les chercheurs disposent actuellement.
Plutôt que de partir du principe que les radicalisés sont des malades mentaux ou encore des personnes dotées de traits de personnalité particuliers, mes collègues et moi examinons les cas de radicalisation en nous fondant sur l’hypothèse que celle-ci peut s’expliquer par la présence de forces sociales écrasantes, lesquelles créent une ouverture cognitive pour les idéologies radicales. En d’autres mots, nous partons de l’idée que n’importe qui peut devenir radical si les circonstances y sont favorables.
Afin de découvrir quelles sont les circonstances qui amènent quelqu’un à adopter des convictions radicales, nous avons réalisé plusieurs projets de recherche avec des collaborateurs au Canada, aux États-Unis, au Maroc, en Espagne, aux Philippines, en Palestine et au Sri Lanka — un véritable voyage dans le cœur et dans l’esprit des radicaux, si on peut dire.
Nous avons bénéficié d’un privilège d’accès à travers le monde et sommes allés dans des endroits où peu de spécialistes en sciences sociales ont l’occasion de se rendre. Plus particulièrement, nous avons visité des prisons du Sri Lanka où nous avons rencontré plus de 10 000 terroristes faisant autrefois partie des Tigres tamouls, une organisation à qui on attribue l’invention de la ceinture d’explosifs utilisée par les commandos suicides. Nous avons aussi visité des prisons aux Philippines, où nous avons étudié ce qui se passait dans l’esprit de djihadistes ayant combattu pour une branche radicale de l’islam.
Notez que tous ces différents groupes d’individus luttaient pour des idéologies différentes. Pourtant, en dépit de ces différences idéologiques, nous avons constaté d’étonnantes similitudes entre les extrémistes de partout dans le monde.
Nous avons constaté que, quel que soit le groupe de personnes, le besoin d’adopter une attitude radicale est dicté par le désir d’être quelqu’un, d’être important et respecté, un phénomène que mon cher collègue, Arie Kruglanski de l’Université du Maryland, a défini comme étant la « quête de sens personnel ». Il s’agit d’une motivation humaine universelle bien documentée en psychologie. Lorsque ce sentiment de sens se perd, les individus sont naturellement poussés à tout faire pour le retrouver. Pourquoi? Parce que la quête de sens est l’ingrédient qui rassemble les pièces de notre puzzle psychologique. Sans elle, notre existence nous semble n’avoir aucune valeur.
Loin d’être un concept flou et farfelu, nous savons que la perte de sens personnel a des conséquences psychologiques énormes sur les individus. Par exemple: les données factuelles de la neuroscience publiées dans la prestigieuse revue Science ont montré que les régions du cerveau associées à la douleur physique sont les mêmes que celles impliquées dans la douleur sociale, laquelle peut être déclenchée par l’ostracisme. Autrement dit, la perte de sens personnel fait mal, très mal.
Vous vous demandez peut-être ce que tout cela a à voir avec la radicalisation? Il y a de multiples façons de satisfaire cette quête de sens. On peut décider, par exemple, de devenir un modèle de rôle, de réussir sa carrière et de se lancer dans des activités prosociales. Le problème avec ces moyens, c’est qu’ils sont très lents; ils demandent détermination et persévérance, et les encouragements sont rares. L’autre voie, beaucoup plus rapide, l’autoroute vers la reconnaissance, si l’on peut dire, c’est la lutte pour une idéologie radicale qui vous fait sentir quelqu’un en démontrant du pouvoir, en faisant des victimes et en inspirant la peur. Voilà précisément pourquoi la propagande de l’EIIS a été d’une efficacité aussi remarquable. Son idéologie dicte les actions à accomplir pour devenir un héros, un martyr et même une rock star. Un bon exemple de cela: un des frères Tsarnaev, les responsables de l’attentat à la bombe du marathon de Boston en 2013, a fait la une du magazine Rolling Stone.
En raison de l’urgence ressentie à réparer la perte de sens personnel, ces militants se coupent de leur propre culture pour partir adhérer à une idéologie dont ils ne connaissent que très peu de choses. Voici un exemple. Nous avons appris cette année que Yusuf Sarwar et Mohammed Ahmed, deux djihadistes britanniques ayant combattu en Syrie l’an dernier, avaient commandé Le Coran pour les Nuls juste avant leur départ, sur le site Amazon. Bien sûr, je ne vous raconte pas cela pour dire que ces hommes sont des nuls, mais pour vous montrer que les personnes radicalisées sont rarement des idéologues, ce sont des chercheurs de sens. Ils recherchent une idéologie prédigérée, facile à assimiler, claire et nette, et surtout, qui leur donne de l’importance.
Quelles sont les implications pour la lutte contre le terrorisme? Premièrement, je dirais que si nous voulons stopper le nombre sans cesse grandissant des Occidentaux qui rejoignent les rangs d’organisations terroristes, nous devons concevoir un discours qui vienne contrecarrer l’attrait du terrorisme. Des efforts en ce sens ont été entrepris au Royaume-Uni auprès de 100 imams qui ont signé une lettre dans laquelle ils enjoignent aux musulmans britanniques de ne pas voyager en Syrie ou en Irak. Il s’agit d’une approche réfléchie, car en neutralisant ces organisations radicales sur des bases religieuses, on étouffe la perception qu’en ont leurs adeptes potentiels, c’est-à-dire qu’elles peuvent donner un sens à leur vie. Mais ce n’est que la pointe de l’iceberg, ce n’est qu’un début. Des efforts supplémentaires doivent être déployés à l’endroit des médias sociaux, là où la propagande de l’EIIS fonctionne à plein régime.
Pour ceux qui entretiennent déjà des relations avec des organisations radicales, ceux qui reviendront au Canada après l’Irak et la Syrie et ces autres qui, en ce moment même, sont désignés comme des recrues potentielles, il y a une lueur d'espoir. Les États-Unis, le Royaume-Uni et certains pays du Moyen-Orient et de l’Asie ont mis sur pied des programmes de déradicalisation dont l’objectif est de changer les cœurs et les esprits des radicaux. Étonnamment, le Canada n’a pas de programmes de ce genre en place, malgré le fait qu’il s’agisse de stratégies très efficaces de lutte contre le terrorisme. Pour vous donner un exemple, les taux de récidive rapportés par l’Arabie saoudite, Singapour et le Sri Lanka oscillent généralement entre 0 et 10 p. 100, ce qui est formidable.
Les données expérimentales que nous avons recueillies au Sri Lanka montrent que la recette du succès comprend deux ingrédients: de un, traiter les bénéficiaires de ces programmes avec respect et dignité, et de deux, leur dispenser la formation professionnelle qui leur permettra de redevenir des membres actifs dans la société. En d’autres mots, si l’on arrive à combler leur quête de sens personnel, les bénéficiaires de ces programmes ont la capacité de se désengager de la violence politique, de réintégrer la société et de devenir des balises d’espoir, de paix et de changement positif pour les autres.
Je vous remercie de m’avoir écouté. Je serai heureux de répondre à vos questions.
Le président: Merci beaucoup, monsieur Bélanger.
Le sénateur Mitchell: C’était très intéressant. Ce type d’analyse est unique en son genre, nous n’avons jamais entendu d’explication semblable. Vous dites que ces individus cherchent un sens à leur vie et qu’il existe plusieurs façons de le trouver. Vous avez probablement répondu à cette question, mais pourquoi sont-ils si nombreux en ce moment à être attirés par les idéaux djihadistes? Est-ce parce que la presse y accorde une aussi grande visibilité?
M. Bélanger: Je pense que ça fait partie du Zeitgeist, c’est-à-dire que l’islam est dans l’air du temps, on en parle partout dans les médias. Cette idéologie est très accessible aux personnes en quête de sens.
Le sénateur Mitchell: La religion comme telle ne revêt donc aucune signification particulière. C’est cette guerre en particulier qui compte. On pourrait faire le parallèle avec ceux qui allaient se battre en Espagne dans les années 1930.
M. Bélanger: Exactement.
Le sénateur Mitchell: Quelque part dans votre esprit, vous concevez l’idée que vous êtes un héros en faisant cela.
M. Bélanger: Comme je l’ai dit plus tôt, de tous les autres moyens de gagner en prestige, celui-ci est perçu comme étant le plus rapide. Nous avons vu des entrevues avec des auteurs d’attentat suicide raté. Ils disaient qu’appuyer sur le détonateur, c'était être à un clic du paradis, la voie la plus rapide vers la reconnaissance qui donne un sens à leur vie.
Le sénateur Mitchell: Ces propos sont, dans une certaine mesure, contraires à la logique de votre dernière observation concernant l’expérience menée au Sri Lanka et en Arabie saoudite sur les taux de récidivisme et les programmes d’aide à la réintégration sociale des terroristes qui revenaient au pays. J’ai entendu dire que l’Union européenne avait adopté des pratiques comparables: elle isole littéralement chaque terroriste qui rentre au bercail afin de l’analyser, trouver la nature de son problème et y apporter une solution. Vous avez dit qu’on leur témoignait du respect et qu’on leur offrait de la formation professionnelle; la réaction instinctive est de les jeter en prison et détruire la clé. Pouvez-vous expliquer ce paradoxe?
M. Bélanger: Certainement. Ces personnes ont du sang sur les mains et il va de soi qu’elles doivent être punies selon les lois qui régissent nos sociétés. En passant, ce ne sont pas tous des tueurs. Certains d’entre eux occupent différentes fonctions dans l’organisation, par exemple assurer l’apport de financement ou jouer un rôle de soutien. Ce que montre notre expérience auprès de ceux qui n’ont pas de sang sur les mains, c’est que comparativement au groupe témoin, le groupe expérimental que l’on a traité avec respect et dignité et qui a pu bénéficier de formation professionnelle et de réintégration sociale peut maintenant faire partie de la société et n’a commis aucun autre acte terroriste.
À ce sujet, voici un fait très intéressant: les détenus qui ont subi des tortures à Guantanamo affichent un taux de récidive de 20 p. 100 une fois revenus en Arabie saoudite. Au Sri Lanka, où nous n’avons constaté aucun signe de torture, le taux de récidive actuel est de 0 p. 100. Il s’agit de résultats très rudimentaires, et le programme est très récent. C’est la version 2.0 du programme de l’Arabie saoudite, le programme de Singapour, mais la différence entre les deux taux de récidive est phénoménale.
Le sénateur Mitchell: Vous avez parlé de l’importance d’un contre-discours, un discours qui fasse contrepoids à cet autre discours qui incite à la radicalisation. Qui en détermine la teneur? Où sont les gens qui peuvent en établir le contenu, et par quels moyens le diffuserons-nous? Si quelqu’un choisit de ne pas cliquer sur ce site parce qu’il est davantage attiré par l’autre site, par l’autre discours, comment faire passer le message?
M. Bélanger: C’est une excellente question. Nous sommes à l’exacte limite entre les libertés civiles et la liberté d’expression. Il est très difficile d’éliminer ce genre de propagande de l’Internet, comme tout le reste. Ce contre-discours, je pense, serait une puissante déclaration livrée par les personnalités religieuses qui font figure d’autorité en la matière. Il transmettrait un message très différent, un message qui dit, par exemple, que l’islam ne pardonne pas le meurtre d’innocents, que c’est un péché. C’est ce à quoi je faisais allusion tout à l’heure quand je disais que la lettre signée par 100 imams au Royaume-Uni était un pas dans la bonne direction.
Je pense qu’il reste énormément d’efforts à faire en ce sens. Une lettre ne suffira pas. Il faut que ce message soit martelé sans relâche et devienne aussi accessible que la propagande de l’EIIS, par exemple.
La sénatrice Stewart Olsen: Merci, professeur. Tout ça est très intéressant. Y a-t-il d’autres études disponibles sur la radicalisation au Canada en particulier, et qui décrivent où, quand et comment des personnes se radicalisent?
M. Bélanger: Dans la littérature en général, on avance que les mosquées et les madrasas, des écoles religieuses, seraient des lieux de prédilection pour la radicalisation des personnes.
En ce qui concerne les madrasas au Pakistan, certaines preuves indiquent qu’elles sont beaucoup axées sur les réseaux sociaux. Voilà l’un des principaux indicateurs de radicalisation, qu’il s’agisse de réseaux sociaux en ligne comme Twitter, Facebook ou autres, ou de groupes de gens fréquentant la même mosquée ou la même école et partageant tous les mêmes convictions extrémistes.
Les spécialistes qui se sont penchés sur le phénomène des Brigades rouges en Italie pendant les années 1970 ou sur Al-Qaïda au début des années 2000 ont montré que 67 p. 100 de ceux qui se sont joints à ces organisations radicales comptaient une personne radicale dans leur réseau social. Voilà le facteur clé.
La sénatrice Stewart Olsen: Je constate que les difficultés sont énormes. Il est vrai que tout le monde a besoin de sentir qu’il compte. Chacun a besoin de se sentir important en tant que personne. Mais beaucoup de radicalisés sont jeunes, plusieurs sont étudiants de niveau universitaire. On pourrait s’attendre à ce que ces jeunes gens aient le sentiment de compter dans la société.
Je comprends ce que vous dites. Au Sri Lanka, la plupart de ces radicalisés ne souffraient probablement pas de ce sentiment de manque d’importance. Mais ils étaient tout de même là. D’où ma question, où les radicalise-t-on? Les groupes qui les radicalisent ont-ils une prédilection pour les universités?
Il y a une chose que je ne comprends pas. On voit ces personnes qui ont l’air de tout avoir, tous les avantages d’avoir grandi dans une famille de classe moyenne. Mais selon votre théorie — et je suis entièrement d’accord avec vous pour dire que c’est probablement là la source du problème — il arrive un moment où elles disjonctent. Je ne comprends pas à quel moment elles se mettent à sentir que leur existence est vide de sens.
M. Bélanger: Merci pour votre question. Elle est très intéressante.
Je pense que le sens, ou l’importance, est dans l’œil de celui qui l’observe. C’est-à-dire, peu importe combien d’argent vous avez en poche, ce qui compte, c’est votre perception de combien riche vous êtes par rapport aux autres. Les personnes issues de la classe moyenne ou de la classe moyenne supérieure et bénéficiant de tous les avantages de nos sociétés aisées sont parfois vues comme étant nées avec une cuillère en argent dans la bouche. Pourquoi se sentent-elles insignifiantes? Nous n’arrivons pas à comprendre pourquoi elles se sentent ainsi, mais telle est leur perception. Il s’agit d’un phénomène psychologique bien plus que d’une réalité objective.
Prenez les écoles. Les jeunes peuvent y être victimes d’intimidation. Comme je l’ai dit plus tôt, l’ostracisme social crée la douleur sociale, le sentiment de rejet. Par exemple, si vous êtes musulman, que vous vivez au Canada et qu’on vous refuse un emploi ou un logement, cela affecte votre sentiment d’importance. Vous avez beau avoir de l’argent en banque, cela n’y change rien. Tout est dans la façon dont les gens vous traitent en société. C’est dans des circonstances comme ça que la disjonction peut se produire.
La sénatrice Stewart Olsen: On dirait qu’en ce moment, la tendance est à la hausse, que les radicalisés sont plus nombreux, du moins d’après ce qu’on en sait. Je ne sais pas si je me trompe, mais je pense qu’après le 11 septembre, les gens ont commencé à voir les musulmans comme…
M. Bélanger: Absolument.
La sénatrice Stewart Olsen: Le fait que la société les regarde de travers peut-il, selon vous, faire partie du problème?
M. Bélanger: Tout à fait. En fait, c’est ce que veulent les organisations terroristes. C’est ce qu’on appelle la politique du jiu-jitsu. Si vous connaissez un peu les arts martiaux, vous savez qu’au jiu-jitsu, on utilise la force de son adversaire pour gagner le combat. En commettant des attaques terroristes, elles instaurent la peur dans la société dans le but que celle-ci exerce des représailles contre certains groupes ou communautés. En nous aliénant ces communautés, nous fournissons aux organisations terroristes le prétexte dont elles ont besoin pour tenir un discours d’oppression et défendre une idéologie qui propose les moyens de réparer les torts.
C’est exactement ce dont vous parlez. En regardant certaines communautés de haut, en prenant des décisions fondées sur des préjugés ou sur la peur, nous apportons de l’eau au moulin des organisations radicales, qui exploiteront ces circonstances favorables pour recruter encore plus d’adeptes.
La sénatrice Beyak: Dans votre exposé, vous avez fait allusion à la façon dont se déroule le processus de déradicalisation dans d’autres pays. Pourriez-vous nous en dire un peu plus là-dessus? Vous dites que nous avons encore beaucoup de chemin à faire.
M. Bélanger: Certainement. Il y a eu des histoires d’horreur et des cas de réussite. Je vous parlerai des cas de réussite.
Le point commun que semblent partager les programmes de déradicalisation qui se sont avérés efficaces est, tout d’abord, qu’ils fonctionnent sur une base volontaire. Les gens s’y joignent parce qu’ils le veulent. Ils peuvent choisir de ne pas y participer et de faire face à la justice.
Une fois inscrits au programme de déradicalisation, ces bénéficiaires — c’est le terme qu’on utilise dans ces centres, non pas « terroristes », mais « bénéficiaires », pour éviter de les étiqueter — peuvent recevoir la formation nécessaire à leur réinsertion dans la société. Ils peuvent également recourir aux services de psychologues et de psychiatres.
Lorsqu’un bénéficiaire quitte le programme — habituellement entre 6 et 12 mois plus tard, parfois jusqu’à 18 — et réintègre son milieu social, sa famille et sa communauté, on s’assure qu’il a un emploi, élément indispensable à sa pleine réintégration dans la société. Il arrive que la famille ait à répondre des actes de la personne, ce qui signifie qu’en cas de récidive, la famille sera tenue responsable. Ces mécanismes sociaux visent à empêcher la personne de s’engager à nouveau dans le terrorisme.
Ce qui est très frappant, c’est le besoin qu’ont ces personnes de s’intégrer pleinement à la communauté, et la famille joue un rôle important dans le succès de cette réintégration. Il faut qu’elles aient un travail pour avoir le sentiment d’être un membre actif de la société. C’est très important.
Pour lutter contre la stigmatisation liée au fait d’avoir commis des actes terroristes, il faut les appeler des « bénéficiaires ». Si on regarde du côté de la littérature publiée dans le domaine de la criminologie, on comprend que le fait d’être étiqueté est une chose terrible, parce que la personne se sent ostracisée dès le départ et que c’est alors qu’elle est tentée de rejoindre des groupes qui portent la même étiquette qu’elle, afin de ne plus se sentir oppressée. Les criminels fréquentent d’autres criminels parce qu’ensemble, ils se sentent égaux. Nous avons découvert ces principes.
La sénatrice Beyak: À ce propos, vous avez mentionné que tout cela ne s’appliquait pas à ceux qui avaient déjà du sang sur les mains. Ils ne sont probablement pas à la hauteur.
M. Bélanger: Malheureusement, si des gens ont commis des actes terroristes ou tué des personnes, il sera extrêmement difficile, voire impossible de les déradicaliser. Comme je l’ai déjà mentionné, cette recherche est encore à son stade embryonnaire, nous ne savons donc pas s’il est vraiment possible de déradicaliser ces personnes. Une chose est certaine, les gens qui ont tué doivent être traduits en justice conformément aux lois qui ont cours dans notre société.
Le sénateur White: Merci beaucoup d’être venu ici, monsieur Bélanger.
M. Bélanger: Tout le plaisir est pour moi.
Le sénateur White: Vous utilisez des termes similaires à ceux qu’utilisent les experts en recrutement de membres de gangs de rue, à Los Angeles par exemple. Ils disent chercher des personnes qui n’ont plus de raison de vivre pour leur donner une raison de mourir. Même chose pour leur méthode de recrutement. Ils focalisent autant sur la famille que sur le jeune, en particulier sur le climat psychologique dans lequel ces derniers évoluent: s’ils peuvent recruter la famille en lui promettant une meilleure situation, ils peuvent souvent recruter le rejeton, l’enfant, en lui promettant une meilleure situation. Voulez-vous dire que c’est aussi le genre de choses qui se produit ici? Que les recruteurs ne se concentrent pas seulement sur la personne à radicaliser, mais encore qu’ils tentent de faire de la famille un élément de cette réussite?
M. Bélanger: Oui. Je pense qu’avec toute l’information accessible en ligne, des jeunes peuvent facilement se radicaliser de leur propre chef. Les organisations terroristes sont presque toutes intéressées de facto à recruter plusieurs membres d’une même famille en raison des liens de confiance plus étroits qui les unissent.
Toutefois, lorsque les services secrets s’intéressent à une personne en particulier, ils connaissent son réseau social, la responsabilité en matière de sécurité s’étend donc à l’ensemble de l’organisation. Vous avez raison de dire que ces groupes cherchent à recruter des membres d’une même famille et des amis parce que cela crée de solides liens. Il est plus difficile pour une personne de quitter l’organisation lorsqu’elle y est intégrée. Ces personnes établissent des liens sociaux entre elles et elles dépendent peut-être financièrement de l’organisation.
Le sénateur White: Je parle dans une optique de déradicalisation. Ceux qui tentent de déradicaliser un jeune, par exemple lorsque nous savons qui sont les personnes à risque, surtout à la lumière de la mentalité de gang, et c’est l’exemple que je vais utiliser, lorsque vous savez que certains jeunes seront la cible de recruteurs, pourquoi alors ne pas rassembler les membres de leur famille autour d’eux pour qu’ils les aident à aller de l’avant, au lieu de compter seulement sur un groupe de l’extérieur ou même sur les gens qui fréquentent la mosquée, par exemple.
M. Bélanger: Dans le milieu de la déradicalisation, vous avez raison; il est très important de faire participer la famille afin de créer un nouveau réseau social. De cette façon, la personne n’est pas relâchée dans un vide social à la fin du programme. Elle reçoit un bon soutien de la part de sa famille et de ses amis. Si la famille et les amis sont eux-mêmes radicalisés, nous devons alors les écarter de son réseau social également.
Le sénateur White: Vous avez parlé de réussites. Je crois comprendre que le programme n’a pas été un succès en Australie et j’ai examiné une bonne partie des travaux accomplis. Je crois même que les Australiens ont annulé leur plus récent programme de déradicalisation. Ils l’ont transféré aux communautés, l’ont donné en sous-traitance avec d’assez bons résultats d’ailleurs, ils ont financé des organisations pour qu’elles mettent en œuvre ce que plusieurs pays, selon vous, ont exécuté avec succès au sein de leurs propres services. Avez-vous étudié le modèle australien dans le cadre de vos travaux?
M. Bélanger: Non, je n’ai rien lu sur ce modèle. Je me suis surtout concentré sur le modèle du Moyen-Orient, notamment sur le cas de l’Arabie Saoudite et celui de l’Asie du Sud-Est aussi — Singapour et les Philippines.
Le président: Je pourrais peut-être donner un complément de réponse à la question du sénateur White parce que c’est important pour le compte rendu. D’après toutes mes lectures, il semble que le programme de déradicalisation de l’Arabie saoudite n’ait pas été une si grande réussite. En fait, certains participants se sont engagés de plus belle dans les combats au Moyen-Orient à la fin du programme.
Où prenez-vous vos statistiques et pourquoi pensez-vous qu’elles sont plus valides que les rapports que nous avons lus?
M. Bélanger: Parce que nous parlons de groupes différents. Comme je l’ai dit tout à l’heure, les détenus de Guantanamo ont été libérés et renvoyés en Arabie Saoudite. Ce sont justement ces personnes qui commettent des actes terroristes. Celles qui ont été déradicalisées en Arabie Saoudite affichent des taux de récidive très faibles. Autrement dit, nous avons les mêmes chiffres, mais nous devons faire la distinction entre les deux groupes: les personnes qui sont arrivées de Guantanamo et celles qui venaient directement d’Arabie Saoudite.
Le président: Lorsque vous parlez de déradicalisation, vous parlez de combien de personnes exactement? Parlons-nous de 100 ou de 200 personnes?
M. Bélanger: Je crois que le programme saoudien a renvoyé dans la société entre 1 500 et 2 000 détenus. Je vous dis cela de mémoire, je n’ai pas les chiffres exacts.
Le président: Je voulais simplement avoir un ordre de grandeur.
[Français]
Le sénateur Dagenais: Merci, monsieur Bélanger, pour votre présentation. Nous avons remarqué, vous comme moi, que, au Québec, il y a une certaine forme de radicalisation qui est en train de s’installer, qu’il s’agisse des événements de Saint-Jean-sur-Richelieu ou, dernièrement, de ce jeune homme de 15 ans qui a été dénoncé par son père aux services de police. Que nous recommandez-vous, particulièrement à la province de Québec, au regard des événements qui ont eu lieu dernièrement, et plus spécifiquement, pour ce qui est de ce jeune de 15 ans qui s’est servi des réseaux sociaux pour alimenter sa radicalisation?
M. Bélanger: C’est une excellente question. À mon avis, il est vraiment important de s’assurer de travailler de près avec la communauté et les familles de ces gens. Dans le cas du jeune Maghrébin de 15 ans, c’est son père qui, à ce que je sache, l’a dénoncé. On voit cela aussi en Grande-Bretagne où les membres de la famille jouent un rôle important en étant les premiers à lever le drapeau rouge et en disant « Attention, mon fils s’isole et se radicalise. » Il faut trouver une façon de pouvoir communiquer et, peut-être, pour les policiers, trouver un moyen de rejoindre ces familles et ces communautés pour pouvoir travailler avec elles, de même qu’avec des membres de la communauté religieuse. Ce n’est pas précis comme suggestion, mais d’après moi, ce travail doit se faire en communauté, et la police est déjà bien habilitée à le faire.
Le sénateur Dagenais: J’aurais une autre question. Il y a des lois, maintenant, qui interdisent la glorification du terrorisme, surtout des organisations terroristes. J’aimerais vous entendre à ce sujet. Quel est votre propos sur ce genre de lois?
M. Bélanger: Je crois que c’est une excellente question. Je l’ai dit tantôt, le frère Tsarnaev, dont la photo a été mise sur la page couverture du magazine Rolling Stones, c’est un cas de glorification qui a été repris sur les réseaux sociaux par les groupes radicaux comme un exemple de succès. Donc, une loi qui interdit la glorification des actes terroristes envers notre société est une bonne chose, parce que cela empêche d’envoyer le message que le fait de se battre en vertu de cette idéologie permette de devenir un héros ou une rock star. En ce sens-là, c’est une excellente loi, à mon avis.
[ Traduction]
Le sénateur Enverga: Vous avez dit que la cause de la radicalisation est la quête d’un sens à sa vie, mais ne croyez-vous pas également que les personnes radicalisées agissent en vertu d’une doctrine religieuse à motivation politique? Le cas échéant, quelle doctrine ou idéologie guide les 318 radicaux recensés ici actuellement?
M. Bélanger: Comme je l’ai dit tout à l’heure, je ne crois pas que ces personnes soient mues par une idéologie; elles ne comprennent pas pleinement la raison pour laquelle elles se battent.
C’est ironique, en un sens. En Irlande, par exemple, des personnes arrêtées pour terrorisme ont été envoyées en prison. Durant leur séjour derrière les barreaux, elles ont eu amplement le temps de faire des lectures sur leur idéologie et se sont finalement dit « Oups, je devrais peut-être me lancer en politique et au lieu de rester dans l’IRA », et c’est exactement ce qu’elles ont fait, aussi étonnant que ce soit.
Je crois que la plupart de ces personnes se battent pour des idéologies politiques. Au lieu de parler seulement de l’islam et du problème sri-lankais, qui est un cas d’ethnonationalisme, nous ne devons pas oublier les environnementalistes. Certains sont prêts à commettre des actes de sabotage dans certaines circonstances. Cela veut dire qu’il existe tout un éventail d’idéologies auxquelles les gens peuvent adhérer pour assouvir leur soif de reconnaissance.
Est-ce que cela répond à votre question?
Le sénateur Enverga: Oui, d’une certaine manière, mais vous avez étudié différents pays. Ailleurs, est-ce que les gens se radicalisent de la même façon qu’ici au Canada? N’y a-t-il pas d’idéologies là-bas, de doctrines religieuses? Est-ce bien cela que vous voulez dire?
M. Bélanger: Je pense qu’il y a tout un spectre d’idéologies. Dans la communauté sri-lankaise, par exemple, il y avait des ethnonationalistes qui voulaient un pays distinct et c’était pareil en Irlande. En Espagne, c’était un cas lié à l’islam. En général, les gens n’adhèrent pas à une idéologie particulière. Ce peut être n’importe laquelle, du moment qu’elle leur donne un sentiment d’importance.
Je ne suis pas certain de répondre à l’essentiel de votre question.
Le sénateur Enverga: Elle concerne davantage les diverses doctrines religieuses. Ne sont-elles pas, en partie, la cause de la radicalisation?
M. Bélanger: Ce pourrait l’être, mais pas nécessairement. Comme je viens de le dire, il y a aussi des environnementalistes qui allument des incendies criminels. À titre d’exemple, ils ont mis le feu à un abattoir et se livrent à des actes terroristes à l’étranger, mais également chez nous. Ces actes ne sont pas nécessairement liés à une doctrine religieuse; ils peuvent l’être à n’importe quoi, mais ce sont toujours des gestes politiques.
Le président: Permettez-moi de revenir à la question de la doctrine politique ou religieuse soulevée par le sénateur Enverga. Il me semble important de centrer le débat sur cette question. Nous lisons que des fonds sont acheminés vers le Canada, et je suis persuadé que vous avez lu la même chose, vous aussi, dans le cadre de vos travaux sur l’Arabie saoudite et sur la déradicalisation. De l’argent est envoyé non seulement au Canada, mais aux États-Unis, en France, au Royaume-Uni, par certaines sectes présentes au sein de la société saoudienne afin de financer cette idéologie religieuse très extrémiste prêchée dans certaines institutions de notre pays. Cela ne vous préoccupe-t-il pas? N’est-ce pas là une question que la communauté, autant les personnes directement impliquées que la société en général, devrait examiner sérieusement pour trouver une solution?
M. Bélanger: Tout à fait. Le financement est vital pour ces entreprises. Il existe plusieurs liens entre les organisations terroristes et les organisations criminelles impliquées dans le trafic de drogues et d’armes à feu et ainsi de suite. Ces deux types d’organisations sont étroitement interreliés et fonctionnent en collaboration.
En Italie, une chercheuse — dont j’ai oublié le nom — a publié des ouvrages très documentés sur ce sujet et va même jusqu’à parler d’un système économique parallèle d’organisations terroristes. Selon elle, ce système est aussi inextricablement lié à des organisations criminelles.
Pour ce qui est du Canada, je ne suis pas un expert en matière de financement — je suis psychologue, pas économiste —, mais il est très important de s’en préoccuper. Nous avons constaté, par exemple, que la communauté tamoule de l’Ouest canadien envoyait de l’argent aux Tigres tamouls. Oui, il est extrêmement important que nos institutions examinent ces transactions financières et les bloquent parce qu’elles alimentent des organisations terroristes.
Le sénateur Mitchell: Pour revenir aux programmes de déradicalisation, vous avez parlé de réussites à certains endroits. En général, ces programmes sont-ils offerts pendant que les détenus purgent leur peine de prison? Est-ce une condition essentielle de leur succès?
M. Bélanger: Voilà qui est intéressant. Ils ne sont pas nécessairement dispensés dans une prison. Les participants ne peuvent pas sortir, mais ils ne sont pas derrière les barreaux. Ils circulent plutôt en milieu ouvert, comme dans une école, si vous voulez. Leur liberté de mouvement est moins limitée qu’en prison, mais ils ne peuvent quitter le complexe.
Le sénateur Mitchell: Dans une société comme le Canada, nous avons l’exemple du jeune homme au Québec qui a tué le soldat et à qui nous avions confisqué le passeport. Je sais que vous êtes psychologue et non avocat, mais comment pouvons-nous, selon vous, enrôler quelqu’un dans un programme afin de travailler sur cette personne et, potentiellement, la « remettre dans le droit chemin »?
M. Bélanger: Voici ce qui se fait partout dans le monde, je pense. Nous donnons à ces personnes le choix de faire face à la justice pour les crimes qu’elles ont commis ou d’aller en réhabilitation. C’est l’entente qui leur est proposée.
Pour prendre l’exemple du Sri Lanka, le gouvernement a proposé une entente à l’ensemble du groupe. Nous parlons d’une dizaine de milliers de personnes, ce qui est énorme. C’est un programme collectif de déradicalisation. Nous leur avons dit « Vous pouvez prendre la fuite — mais nous allons vous poursuivre en vertu de nos lois — ou vous pouvez participer au programme. À vous de choisir ».
Les participants doivent vraiment choisir d’adhérer à ces programmes, parce qu’ils doivent être intrinsèquement motivés. S’ils sont enrôlés de force, comme à Guantanamo, cela conduira à des histoires d’horreur; ils n’auront pas pris l’engagement de changer.
Le sénateur Mitchell: N’y a-t-il pas une énigme ici, en ce sens que si vous concentrez vos efforts sur la sensibilisation des communautés — ce que beaucoup préconisent, à commencer par moi-même —, si vous concentrez vos efforts sur une communauté en particulier, cela n’équivaut-il pas à dire qu’il y a quelque chose d’intrinsèquement mauvais au sein de cette communauté? N’allez-vous pas à l’encontre du but recherché? N’ai-je pas raison de penser cela? Dans l’affirmative, comment contourner ce problème?
M. Bélanger: Vous avez tout à fait raison. Il faut faire très attention. Comme je l’ai dit tout à l’heure à la sénatrice Stewart Olsen, nous risquons de nous aliéner encore davantage ces communautés si nous les exposons aux discours d’oppression débités par les organisations terroristes.
C’est une question très délicate. Je pense que les personnes qui participent aux efforts de rapprochement avec ces communautés savent comment établir avec elles de solides liens fondés sur la confiance, sans essayer de leur imposer leurs points de vue. Ces personnes font un bon travail. Mais oui, cela demeure préoccupant, il va sans dire. Nous devons être prudents dans notre manière d’intervenir auprès de ces communautés.
Le sénateur Mitchell: Cela peut sembler superficiel, mais je suis curieux de savoir pourquoi on les appelle des terroristes. Le mot « terroriste » glorifie ces personnes. Pourquoi ne pas les appeler carrément des « criminels »?
M. Bélanger: Vous soulevez un point intéressant. C’est comme la question du sénateur Dagenais. Si nous les glorifions et si le mot « terroriste » a un sens de glorification, nous devrons alors changer notre vocabulaire. En revanche, je ne sais pas quel terme employer, mais votre observation est très juste.
La sénatrice Stewart Olsen: Une des choses que nous avons du mal à comprendre ici au Canada, c’est, par exemple, le plus récent attentat terroriste, où deux personnes ont été tuées. À Moncton, trois agents de la GRC ont été tués. Il semble que les actes terroristes soient de plus en plus graves.
La plupart des Canadiens n’arrivent pas à comprendre pourquoi une personne qui a grandi dans un pays comme le Canada peut se livrer impunément à ces actes? Nous n’arrivons tout simplement pas à suivre leur raisonnement et cette lacune jouera contre nous lorsque nous essaierons d’empêcher que de tels événements se reproduisent. Nous n’arrivons pas à comprendre comment une personne peut quitter ce pays dans lequel nous vivons — où une ville tout entière s’immobilise sous le choc, face à tant de violence — pour aller vers des gens qui… dont c’est le quotidien. Ces jeunes n’ont pourtant pas grandi dans un climat de violence, c’est ce que j’ai tellement de mal à comprendre.
M. Bélanger: Effectivement, ces questions laissent perplexes et sont énigmatiques d’une certaine façon. Vous avez soulevé un point très intéressant.
Nous pouvons commencer à comprendre pourquoi ces gens se livrent à de tels actes en faisant le lien avec les preuves neuroscientifiques. Les régions du cerveau qui gèrent la douleur sociale sont les mêmes que pour la douleur physique, ce qui veut dire qu’à force de se sentir ostracisé, intimidé et exclu, on finit par éprouver une douleur extrême. Bien entendu, les gens ne s’en aperçoivent pas nécessairement, mais c’est quelque chose que l’on ressent, et c’est comme recevoir un coup de poignard; c’est très douloureux. Par conséquent, n’importe quel moyen d’alléger cette douleur peut faire l’affaire. C’est ainsi que je vois le problème.
Je ne peux m’empêcher de faire le lien avec, par exemple, les fusillades dans les écoles aux États-Unis, où ces enfants ont été intimidés et aliénés et ils vont chercher une arme chez eux et retournent à l’école pour assouvir leur soif de vengeance. Je crois que c’est très similaire. La seule différence c’est que ces enfants n’ont pas nécessairement d’idéologie politique; ils sont simplement animés par l’esprit de vengeance. Mais je crois que c’est la même chose qui se produit. Il y a une douleur sociale dans les deux cas.
Le président: Passons à quelque chose qui nous touche de plus près, à l’Université d’Ottawa. Nous avons une vidéo. Avez-vous vu cette vidéo pendant la fin de semaine?
M. Bélanger: Oui.
Le président: Et avez-vous écouté ce qui est dit dans la vidéo?
M. Bélanger: Absolument.
Le président: J’ai écouté la vidéo et je dois vous dire franchement que je ne voyais pas que cette personne avait une déficience mentale quelconque. Il s’exprimait très bien, extrêmement bien. C’est quelqu’un qui jouait au hockey à la patinoire du quartier, comme il l’a dit. Il appartenait de toute évidence à un milieu social puisqu’il jouait de la guitare et avait un cercle social dans lequel évoluer. Voilà pourtant qu’il s’est retourné contre son pays. Il est évident qu’il a été endoctriné, du moins du point de vue politique et religieux. Vous pourriez peut-être nous donner votre avis. Dans votre domaine d’étude, pourquoi une personne agirait-elle de la sorte?
M. Bélanger: J’estime que cette personne aurait pu s’intégrer normalement. En fait, je ne connais pas les détails de sa vie, mais j’imagine qu’à un moment donné, il s’est senti excédé, voire dégoûté de notre société, et il a eu le sentiment qu’il n’y avait pas de place pour lui dans la société — ce serait mon hypothèse — ce qui l’aurait mené à une quête d’importance personnelle.
C’est ma théorie, qui est d’ailleurs confirmée dans les laboratoires, par exemple, dans tous les pays que j’ai énumérés tout à l’heure. Ce serait mon opinion à ce sujet: il s’agit de quelqu’un d’aliéné. Même s’il est bien intégré, sa perception psychologique est qu’il n’est pas membre de la société.
Le sénateur Enverga: Vous avez dit qu’il ne semble pas y avoir de doctrine religieuse politiquement motivée, mais dans les nouvelles récentes nous avons entendu dire que ces personnes ont tendance à adopter une autre religion avant de commettre ces actes. Pouvez-vous faire un commentaire là-dessus? De quel genre de doctrines s’agit-t-il?
M. Bélanger: Dans le cas de Saint-Jean-sur-Richelieu, si je ne m’abuse, le jeune homme s’était converti à l’islam très rapidement, en ce sens qu’il est devenu fanatique du jour au lendemain, plein de zèle pour cette doctrine religieuse.
Comme je l’ai dit tout à l’heure, ces gens cherchent un genre d’idéologie prédigérée. Ils n’ont pas une bonne connaissance de l’islam. C’est comme s’ils s’étaient procurés un exemplaire du Coran pour les nuls. Ils cherchent un message en quelques points sur la manière d’être un bon musulman. Je pense que c’est ce qui arrive. Ils sont en quête d’importance personnelle et c’est de cette façon qu’elle est suscitée et éveillée. Ils voient les idéologies qui sont au menu de la cafétéria et en choisissent une qui répond à cette recherche le plus rapidement possible. Ce ne sont pas des idéologues; ce sont des chercheurs de sens qui s’accrochent à l’idéologie qui le leur donne.
Le sénateur Enverga: Vous avez dit qu’ils cherchent des messages en quelques points. Est-ce sous cette forme que sont présentées les lectures qui aboutissent à ces situations? Y a-t-il des lectures en particulier qui devraient nous inquiéter?
M. Bélanger: Dans le cas de l’islam, en devenant martyr, on a apparemment accès à 72 vierges; on rencontre Allah et tous les autres martyrs au ciel et on vous promet des récompenses incroyables. D’où la conclusion qu’appuyer sur le bouton pour se faire éclater en morceaux est la voie la plus rapide pour atteindre l’importance personnelle.
Le sénateur Mitchell: C’est peut-être évident, mais la violence familiale ne fait-elle pas partie des problèmes que connaissent ces gens? On a dit que le jeune homme de cette fin de semaine avait subi de mauvais traitements, de la violence dans sa famille.
M. Bélanger: C’est possible, mais je ne crois pas qu’il s’agisse nécessairement d’une caractéristique que tous ces gens ont en commun. Ce serait une erreur d’affirmer que c’est à cause des violences subies à la maison, mais il est certain que ce genre de traitement dénigre la personne et crée peut-être une crise identitaire et de nombreuses expériences traumatisantes.
Il ne s’agit pas nécessairement de maladie mentale, mais il me semble que cela dénote un manque d’importance personnelle. Que valez-vous si votre famille ne s’occupe pas de vous?
Le sénateur Mitchell: Ceci aussi pourrait être évident, mais j’aimerais savoir ce que vous en pensez. Quand vous parlez de ces programmes de déradicalisation qui selon vous ont réussi dans certains cas, mais pas dans d’autres, serait-il utile de faire appel à des gens déjà déradicalisés pour aider les responsables? Est-ce possible, compte tenu du succès remporté à Singapour et du cas en Arabie saoudite, par opposition à l’échec apparent dont a parlé le sénateur White dans le cas de l’Australie; ils sont retournés dans des communautés musulmanes, et s’ils ont été radicalisés par une version pervertie de cette religion, ils sont au moins entourés par des gens de cette communauté pendant le processus de réadaptation?
M. Bélanger: Bien sûr. La communauté est modérée, et cela modère leur zèle.
Vous avez dit que des personnes déradicalisées pourraient peut-être aider d’autres gens à se déradicaliser. C’est un peu comme ce que je disais tout à l’heure, ils peuvent être des guides du changement. Les personnes en train d’être déradicalisées réintègrent la société, et celles qui sont en train de se radicaliser les voient, par exemple, comme d’anciens collègues. Cela sème le doute dans leur esprit. S’ils étaient amis avec quelqu’un qui a été déradicalisé et si tout à coup, cette personne est très différente, leurs propres croyances peuvent être mises en doute, ce qui peut susciter un changement.
La sénatrice Beyak: Certaines de vos remarques sont très intéressantes.
J’ai rencontré une psychologue le printemps dernier lors d’un déjeuner sur la maladie mentale, et elle disait essentiellement la même chose. On met trop l’accent sur la maladie mentale dans ces cas. Elle m’a dit qu’elle était souvent appelée aux urgences à 4 ou 5 heures du matin pour parler à des jeunes qui se sentent tout simplement seuls. Ils n’ont pas de famille, personne dans la communauté. Cela m’a interpellé quand vous avez parlé de la question de la déradicalisation pour que les gens s’impliquent de nouveau. Sommes-nous en train de trop fragmenter la société de sorte que les gens n’ont plus d’espoir?
M. Bélanger: C’est une excellente observation. Je vous en remercie, car nous savons que les gens atteints de maladie mentale sont stigmatisés dans notre société. Et si en plus, on dit qu’ils pourraient être des terroristes ou avoir des idées radicales, pensez à l’étiquette que nous sommes en train de coller à ces gens qui s’efforcent de changer leur vie.
Les données sont très claires au sujet de la maladie mentale et du terrorisme. Il n’y a en fait aucun lien. Dans ces organisations, les malades mentaux sont éliminés comme de la mauvaise herbe parce qu’ils peuvent leur causer des ennuis.
Remarquez également que les attaques terroristes se passent toujours par vagues. Il y a comme une sorte de synchronicité entre ces actes. Si une personne est mentalement instable, elle agira de manière erratique, aléatoire et chaotique. Or, c’est très organisé. On vise des cibles politiques également, ce n’est donc pas nécessairement aléatoire. Il y a eu beaucoup d’entrevues avec des familles, avec des candidats aux attentats-suicides, et il y a les rapports dans les médias. Tout cela a été soigneusement analysé et montre une absence de maladie mentale. C’est même le contraire.
La sénatrice Beyak: Merci beaucoup. C’est un point excellent.
Le président: Nous en sommes presque à la fin et nous pourrions continuer encore une heure avec des questions sur les sujets dont vous parlez. Toutefois dans le cas qui nous occupe, il y a une série de domaines où nous avons des extrémistes, mais la pointe la plus extrême de l’idéologie radicale de la foi islamique est l’aspect le plus inquiétant.
J’ai une question pour vous: c’est une chose que de parler de soigner la radicalisation, mais comment fait-on pour la prévenir? C’est peut-être plus important. En ce qui concerne l’Internet et les enseignements que l’on peut trouver ailleurs, que recommanderiez-vous au gouvernement ou aux gouvernements pour essayer de réduire au minimum le risque auquel nous sommes confrontés en ce moment?
M. Bélanger: La question est très complexe. Bien entendu, l’islam est une source d’inquiétude parce qu’il est omniprésent dans les médias. Je suis d’accord avec vous qu’il vaut mieux prévenir que réagir et prévenir la radicalisation plutôt que de se contenter de déradicaliser les gens.
La première chose à faire c’est de lutter en s’appuyant sur la théologie, c’est-à-dire lutter avec les mêmes armes. C’est ce que l’on a fait en Arabie saoudite, comme vous le savez. Les imams, par exemple, utilisent le Coran pour étudier les versets et montrer à la personne radicalisée des preuves écrites que le Coran ne préconise pas le meurtre d’innocents.
Autrement dit, il faut faire savoir que l’islam, ce n’est pas ça. Au contraire, c’est un péché. Ce serait un moyen d’attaquer l’idéologie à laquelle les gens s’accrochent pour se donner une importance personnelle. Je pense qu’il faut aller davantage en ce sens.
Comme je l’ai dit tout à l’heure, des pas ont déjà été faits dans cette direction puisque des imams ont signé une lettre conjointe disant que les musulmans ne doivent pas se rendre à l’étranger et lutter pour le djihad et ainsi de suite. Ce message doit être lancé et diffusé le plus largement possible. Cette lettre sera oubliée à un moment donné, et il nous faut renforcer le message.
Le président: Le temps est écoulé, chers collègues, et j’aimerais remercier M. Bélanger. Cette heure a été très intéressante.
M. Bélanger: Merci beaucoup.
Le président: J’apprécie que vous ayez pris le temps de partager votre expertise et vos réflexions avec nous. Au nom du comité, je tiens à vous remercier.
Pour la deuxième série, nous accueillons deux experts dans le domaine du terrorisme et de la loi: Jeremy Littlewood, professeur agrégé, directeur de la spécialisation en renseignements et sécurité nationale du programme de maîtrise de la Norman Paterson School of International Affairs, à l’Université Carleton. Il est également affilié de recherche principal auprès du Réseau canadien de recherche sur le terrorisme, la sécurité et la société. Alors que les recherches précédentes de M. Littlewood, financées par Kanishka, portaient sur les armes de destruction massive et le terrorisme, ses plus récents travaux sont maintenant davantage axés sur la radicalisation et le phénomène des combattants étrangers ainsi que sur l’effet qu’ils auront sur la sécurité nationale au Canada au cours des prochaines années.
Assis à ses côtés, nous accueillons M. Craig Forcese, professeur agrégé, Faculté de droit, Section de common law, de l’Université d’Ottawa. M. Forcese enseigne le droit international, le droit touchant la sécurité nationale, le droit administratif ainsi que le droit public à l’Université d’Ottawa. La plus grande partie de ses récentes recherches et récents articles ont trait à la sécurité nationale, aux droits de la personne et à l’obligation de rendre des comptes en démocratie. Ses travaux récents portent sur la législation en matière de surveillance, en particulier sur l’échange de renseignements entre les services de sécurité et la cybersurveillance.
Messieurs Littlewood et Forcese, bienvenus au comité. Je crois comprendre que vous avez chacun des remarques liminaires.
Jeremy Littlewood, professeur agrégé, Norman Paterson School of International Affairs, Université Carleton, à titre personnel: Je tiens à remercier le comité de m’avoir permis de témoigner aujourd’hui. C’est un honneur pour moi. On m’a demandé de me pencher sur trois questions pour le comité. Dans mes remarques liminaires, je me contenterai de parler d’une de ces questions, à savoir « Comment voyez-vous le problème du terrorisme et de la radicalisation au Canada »? Je répondrai aux questions sur les deux autres sujets du mieux que je pourrai.
Le Canada est confronté à la menace du terrorisme à un niveau faible, mais persistant. Ce n’est pas une menace existentielle: le Canada en tant que pays et la démocratie canadienne ne cesseront pas d’exister face au terrorisme. Néanmoins, le terrorisme pose une menace à la sécurité nationale du pays, et ce, sous diverses formes.
J’utilise l’expression « persistant » pour faire valoir que le problème du terrorisme a une longue histoire au Canada et, à en croire les indices des cinq dernières années, il est évident qu’il s’agit d’un problème permanent pour la sécurité nationale. Rien ne laisse supposer pour l’instant que le terrorisme cessera de constituer une menace pour le Canada.
Je parle d’un « niveau faible » pour souligner le fait qu’il n’y a aucun indice connu d’un groupe ou d’une entité qui ciblerait activement le Canada par une campagne coordonnée analogue à celle de l’armée républicaine irlandaise au Royaume-Uni ou à la campagne du FLQ dans l’histoire du Canada lui-même. Le Canada n’a pas non plus connu récemment d’attaques massives causant d’innombrables pertes à l’instar des explosions à Londres en juillet 2005 ou à Madrid en mars 2004, pas plus que le genre d’attaque massive de la part d’une seule personne comme dans le cas d’Anders Breivik en Norvège en juillet 2011.
Au Canada, les attaques terroristes et les complots déjoués depuis le 11 septembre 2001 ont été l’affaire de personnes agissant seules, de groupuscules autonomes ou de personnes s’inspirant de certaines idéologies ou croyances, plutôt que de cellules au sein d’un groupe officiel et structuré.
Les attaques qui ont eu lieu au Canada après le 11 septembre représentent un mélange d’acteurs à prédominance nationale. Par exemple, le dynamitage des gazoducs en Alberta et en Colombie-Britannique entre 2008 et 2009 ou les activités de l’Earth Liberation Front à Guelph en 2006. L’évaluation du SCRS, devenue publique en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, sur les menaces nationales pour 2012 signalait neuf attentats à la bombe de groupes de gauche entre 2004 et 2011. Il y a eu également l’incendie d’une succursale de la Banque Royale du Canada à Ottawa par un collectif anarchiste en 2010. Voilà qui souligne la diversité et l’idéologie des auteurs — questions touchant l’environnement, anarchistes de gauche.
Quant à la violence de droite en 2012, le rapport du SCRS signalait que la droite extrémiste demeurait marginale dans la société canadienne et que la violence ouverte était plutôt rare. L’hétérogénéité des groupes d’extrême droite a également été soulignée dans deux rapports cette année par mes collègues du réseau TSAS, l’un portant sur le Québec et l’autre sur le Canada par rapport à d’autres pays. C’est un domaine qu’il faudra surveiller de manière continue.
Bien entendu, ce qui est absent de ces rapports est la menace terroriste prédominante contre le Canada et d’autres démocraties occidentales qui prévaut depuis la fin des années 1990, le genre de terrorisme signé al-Qaïda ou par des gens qui s’en inspirent. Plus récemment, comme nous le savons tous, les actes inspirés par l’État islamique en Irak et au Levant se sont également produits et provoqué la mort de deux soldats, en plus de celle des auteurs de ces actes.
Avant octobre 2014, la liste des attaques déjouées et des arrestations au Canada liées à des groupes et cellules en lien avec al-Qaïda ou qui s’en inspiraient, brosse un tableau des menaces qui pèsent sur nous. On en connaît de nombreux cas. Les 18 cas de Toronto, avec 11 condamnations ou déclarations de culpabilité, les condamnations plus tôt cette année de deux personnes dans le cadre du projet Samosa, en août 2010, ainsi que les procès en attente liés au complot contre VIA Rail et à celui de la Fête du Canada en 2013.
Des gens ont également participé au terrorisme à l’étranger. Les cas de Momin Khawaja, condamné en 2008, et celui de Saïd Namouh, condamné en 2009, pour des crimes liés au terrorisme illustrent cet angle du problème.
Il ressort de ce tableau une prédominance d’initiative autonome, de personnes inspirées par le terrorisme ou de « groupes de gars » s’agissant des attaques et des attaques déjouées. Aujourd’hui, ces entités représentent une menace, mais à un niveau plus faible que les groupes actifs et organisés. Mais il faut rester prudents. N’oublions pas que le terrorisme ne suit pas des tendances linéaires. Notre propre expérience avec les pertes de vies humaines lors de l’attaque d’Air India en 1985 le montre très clairement. De faibles niveaux de terrorisme ou de taux de décès ou de blessures à la suite d’attaques ne sont ni le gage ni même un indicateur que d’autres groupes ou d’autres idéologies ne surgiront pas pour attaquer et causer de nombreuses victimes.
Comme nous le savons également, les Canadiens participent à des groupes terroristes à l’étranger soit en commettant des actes violents, en participant à l’instruction ou en jouant un rôle de facilitation. C’est le problème des « combattants étrangers » ou des « voyageurs à haut risque » tel qu’ils sont décrits dans les récents rapports et documents du gouvernement. Un certain nombre de Canadiens sont donnés pour morts et d’autres sont fortement soupçonnés d’activité dans un certain nombre de pays ou de régions. Certains ont été empêchés de se rendre à l’étranger, comme Mohamed Hersi, pour illustrer ce dernier aspect. Et, comme nous l’avons vu au cours de la fin de semaine, les Canadiens font partie du public ciblé par la stratégie de communication sophistiquée de l’EIIL.
Je voudrais également signaler au comité que bien que les questions de la séance d’aujourd’hui portent sur ce qui se passe au Canada, le problème du terrorisme pose des problèmes de sécurité à l’extérieur du pays, qu’il s’agisse de menaces contre des Canadiens, des menaces de mort, de blessure, d’enlèvement ou de prise d’otages. Ces actes représentent également des menaces pour les intérêts canadiens, qu’il s’agisse d’intérêts économiques ou des questions de valeurs. Il est d’ailleurs de plus en plus difficile de faire une distinction nette entre le terrorisme « national » et le terrorisme « à l’étranger ».
Quelques observations pour terminer: j’estime qu’il est important de comprendre que ce n’est pas tout le terrorisme au Canada qui est inspiré par al-Qaïda ou ses ramifications, même si une proportion importante demeure inspirée par ce discours. Si nous prenons le terrorisme en général en 2013, 72 incidents ont été signalés dans les statistiques de la police sur la criminalité au Canada; en 2012, 114 incidents avaient été signalés, alors qu’en 2011, il y en avait 59.
Les événements de 2014, y compris les attaques du mois d’octobre, des Canadiens dans des vidéos de propagande et les rapports dont le comité a entendu parler en rapport avec le CANAFE, par exemple, signalent une recrudescence des crimes financiers liés au terrorisme et d’autres enjeux. Cela représente un problème de sécurité nationale de nature très diverse. La menace peut évoluer rapidement.
En somme, j’estime que le terrorisme est une réalité de la vie pour le Canada et, comme l’a fait remarquer un éminent Britannique, nous devrons apprendre à vivre avec cette réalité et nous devrons apprendre à la gérer de plus en plus.
Merci.
Craig Forcese, professeur agrégé, Faculté de droit (Section de common law), Université d’Ottawa, à titre personnel: Je remercie le comité de m’avoir invité. M. Littlewood et moi-même nous sommes concertés officieusement. Je vais donc m’occuper de la troisième question qui nous a été posée et qui porte sur les outils de réduction de la menace. J’aimerais commencer par vous donner un peu de contexte à l’aide d’un diagramme que j’ai fait distribuer et que je crois que vous avez devant vous.
Le diagramme contient plusieurs cercles. Les plus importants sont les « combats à l’étranger », la « radicalisation » et l’« activité terroriste ». Le premier point à relever c’est que le public confond parfois les trois. Dans l’esprit des gens, ces trois cercles ne se chevauchent pas, mais sont identiques. Mais ce n’est pas le cas sur le plan empirique.
Ce ne sont pas tous les radicaux qui sont des combattants étrangers. Ce ne sont pas tous les combattants étrangers qui sont radicalisés. Enfin, ce n’est pas chaque combattant étranger, ni chaque personne radicalisée ni même chaque combattant étranger radicalisé qui va inévitablement commettre un acte terroriste. Certains le font, mais suivant un ensemble de données portant sur la période de 1990 à 2010, on peut dire qu’environ un combattant étranger sur neuf revient commettre un acte terroriste au pays.
Bien entendu, ces données datent d’avant l’implosion de la Syrie et de l’Irak et du phénomène de l’EIIL, et je soupçonne que ce ratio changera dans la décennie qui suit. Mais il demeure que ces trois catégories de radicalisation, combats à l’étranger et activité terroriste ne se chevauchent pas entièrement, ce qui nous complique la vie. Si une partie seulement des personnes radicalisées ou des combattants étrangers sont susceptibles de commettre un acte terroriste, il devient plus difficile de l’empêcher.
Mon diagramme présente ce dilemme d’autant plus clairement si vous juxtaposez les zones que j’ai nommées 1, 2 et 3 et les zones 4, 5 et 6. Les zones 1, 2 et 3 représentent la vaste majorité des combattants à l’étranger ou des personnes radicalisées qui ne vont pas participer à des actes terroristes. Les zones 4, 5 et 6 représentent les personnes relativement peu nombreuses qui gravitent vers des activités terroristes et plus particulièrement des activités terroristes au pays. Comment faire alors pour empêcher que les personnes des zones 1, 2 et 3 passent dans les zones 4, 5 et 6? La réalité c’est que nous parlons d’une sorte d’approche prévisionnelle; c’est-à-dire, mettre fin à un comportement avant qu’il ne conduise à l’acte terroriste proprement dit.
Dans les zones 7, 8 et 9 nous avons ce que j’appelle la « prévention de crimes ». Cela comprend tous les délits terroristes qui portent essentiellement sur les agissements qui n’ont pas encore atteint le stade des actes violents habituellement cinétiques associés à l’activité terroriste: facilitation, participation, instruction, les nouvelles règles sur le voyage des terroristes; nous parlons également des règles générales sur l’incitation du Code criminel, c’est-à-dire conseiller l’infraction, la complicité, les complots, et cetera.
Toutes ces infractions ont quelque chose en commun. Le Parlement a conclu que ce genre de comportement est suffisamment proche d’un acte terroriste pour justifier des sanctions criminelles. Après les attaques à Ottawa, la question est de savoir si le cercle de prévention des crimes est assez vaste. Devrait-il aller plus loin dans les zones 1, 2 et 3? J’estime quant à moi que nous devons être très prudents et éviter d’élargir encore davantage un cercle qui est déjà assez vaste. Je reviendrai là-dessus dans un instant.
La prévention des crimes n’est pas parfaite. Concrètement, il y a des limites au crime. Sur le plan de la procédure, ils doivent être prouvés dans un tribunal ouvert avec des preuves réelles au-delà de tout doute raisonnable. Pour ces motifs et d’autres encore, on ne peut pas utiliser les outils de la justice pénale.
Le gouvernement peut plutôt recourir à tout un éventail de mécanismes représentés par le cercle « prévention par des règles administratives » et créant les zones 10, 11 et 12. Que sont ces zones? La révocation d’un passeport, les listes d’interdiction de vol — ou protection des passagers — la révocation de la citoyenneté quand elle entre en vigueur, les engagements assortis de conditions — plus connus comme engagements de ne pas troubler l’ordre public — les certificats de sécurité de l’immigration et les procédures régulières de l’admissibilité à l’immigration. Ces outils sont très divers. Ils ont chacun leurs avantages et leurs inconvénients, dont nous pouvons parler si vous le souhaitez.
Je dirais toutefois ceci: les engagements de ne pas troubler l’ordre public sont pour la plupart inexplorés et il faudrait peut-être mieux les explorer. Personnellement, je ne suis pas persuadé que leur non-utilisation jusqu’à présent soit liée au fardeau de la preuve.
Rien dans le cercle n’est parfait, mais collectivement, ces mesures constituent un arsenal assez impressionnant.
Mon dernier cercle pour les outils porte sur ce que j’appelle « la prévention par les enquêtes ». Cela peut sembler une contradiction. Une enquête est censée aboutir à quelque chose comme une condamnation, et non prévenir elle-même. Mais bien entendu, le monde réel est plus compliqué. L’utilisation la plus graphique de la prévention par les enquêtes serait une audience d’enquête en vertu des règles antiterroristes du Code criminel. D’autres méthodes d’enquête comprennent la surveillance visible, les écoutes électroniques qui révèlent d’autres crimes plus facilement condamnables, même les contrôles routiers. Tous ces éléments peuvent montrer un comportement qui peut justifier une intervention policière.
Cette sorte de prévention par les enquêtes offre des avantages évidents, mais elle peut également être la forme de lutte contre le terrorisme qui fait preuve du plus grand manque de respect des lois. Utiliser l’autorité de la police ou de renseignement de sécurité, non pour poursuivre au criminel ou recueillir des renseignements, mais plutôt pour provoquer et déranger des personnes qui, jusqu’à ce moment-là, agissaient de manière légale, est une pratique dangereuse. La prévention par les enquêtes est une activité qui appelle des lignes directrices formulées avec soin, des mesures législatives et des tas d’examens par des organes de surveillance beaucoup plus énergiques que ceux que nous avons actuellement.
Que faire maintenant? Permettez-moi de terminer en faisant quelques brèves observations.
D’abord, il faut résoudre le dilemme renseignement contre preuve. Je soupçonne que beaucoup de poursuites possibles ou de processus d’ordonnance de bonne conduite sont dans l’impasse en raison de ce problème. Le gouvernement doit lire d’un bout à l’autre le rapport d’enquête sur l’écrasement de l’avion d’Air India et prendre au sérieux ses nombreuses recommandations à cet égard — une chose, j’ajouterais, qu’il n’a pas fait avec le projet de loi C-44 modifiant la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité.
Deuxièmement, nous devons nous méfier de l’idée qu’un plus grand nombre de poursuites au criminel résoudra nos problèmes. À l’exemple de l’Australie, j’aimerais voir une loi stricte sur l’enrôlement à l’étranger afin de s’attaquer au problème des combattants étrangers, mais je crois que les accusations pour glorification au Royaume-Uni, en Espagne ou en France sont à la fois inutiles, douteuses sur le plan constitutionnel et, ironiquement, mettraient fin à quelques-uns des discours en ligne que suivent les services d’ordre et de renseignement pour tenter de percer les conspirations. Nous devons être très nuancés dans ce domaine.
Troisièmement, le fait de donner à la GRC de nouveaux pouvoirs au criminel sans lui demander pourquoi elle n’utilise pas tous les outils actuellement à sa disposition, c’est mettre la charrue avant les bœufs. Le problème peut être lié aux ressources, et pas tellement aux lois en vigueur.
J’ajouterai ceci: je pense que nous devrions donner de l’argent à poignées au nouveau programme de lutte contre l’extrémisme violent à la GRC. C’est se berner que de présenter cela comme un problème à résoudre à l’aide de poursuites et de pénitenciers. La loi est une stratégie partielle et imparfaite et les études empiriques des efforts passés de déradicalisation laissent penser que des lois trop coercitives peuvent entraîner exactement les conséquences qu’elles sont censées prévenir.
Finalement, si vous continuez d’insister pour accorder plus de pouvoirs aux services de police et de renseignement et que vous continuez d’ignorer le fait que notre système de surveillance est en panne, vous vous préparez à une autre crise de légitimité. La Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité est restée quasiment inchangée pendant 30 ans parce qu’elle a été adoptée après délibérations et établissement d’un équilibre entre le pouvoir et la reddition de comptes. Par comparaison, les mesures post-11 septembre naviguent entre les écueils de la controverse et de la contestation. Les hommes politiques et les décideurs doivent lire d’un bout à l’autre le rapport de la commission Arar et le prendre au sérieux. La loi sur la lutte contre le terrorisme ne peut aller dans tous les sens sans point d’ancrage.
Merci.
Le président: Nous vous remercions beaucoup, messieurs. Vous me permettrez de poser une question, étant donné que vous êtes tous deux du milieu universitaire et je vais commencer par m’adresser à M. Forcese.
Étant donné ce que nous avons appris en fin de semaine au sujet de l’ancien étudiant, dans ce cas, de l’Université d’Ottawa, qui était évidemment en campagne plus ou moins active à l’université depuis quelque temps, ma question serait la suivante, à vous deux: en période de radicalisation, y a-t-il une certaine radicalisation en cours à l’université dont vous seriez au courant parce que c’est là que vous travaillez?
M. Forcese: Je ne connais pas le dossier factuel dans le cas présent. Je dirai ceci: à mon avis, l’université devrait se joindre à la GRC à la table de concertation de l’ensemble du gouvernement et de la société civile pour lutter contre l’extrémisme violent.
Je ne suis pas certain, en fait, que les universités soient impliquées. Les universités offrent un cadre d’enquête policière délicat. Comme vous le savez, il existe une directive ministérielle en lien avec les enquêtes dans les universités, donc je crois qu’il faudrait beaucoup de collaboration et de coordination entre les universités et les autorités policières.
Quant aux détails, je ne connais pas l’envergure factuelle de la radicalisation en cours sur les campus universitaires en général.
M. Littlewood: Je pense que moi aussi je n’ai rien remarqué et je n’ai certainement aucune preuve évidente ou de rapport qui indiquerait l’ampleur ou l’ampleur potentielle de la menace venant des universités, que ce soit à Ottawa ou au Canada en général. Dans un certain sens, si nous examinons les dossiers antérieurs ou les individus qui ont fait des études universitaires, je crois que nous sommes en droit de présumer, par conséquent, que les universités jouent probablement un certain rôle ou un rôle potentiel dans le cadre de cette lutte contre l’extrémisme violent. Je crois que la nature de ce rôle, pour le cerner, comme mon collègue l’a mentionné, étant donné que les universités représentent un lieu délicat pour le milieu policier et du renseignement, il faudrait s’asseoir et examiner en détail ce qui peut être fait d’une manière réaliste par opposition à ce qui serait des vœux pieux.
Au bout du compte, les universités jouent un rôle particulier dans ce contexte et ce n’est pas, dans un certain sens, celui d’être au premier plan du contrôle de la société canadienne, à mon avis. Jouer un rôle, oui, assumer des responsabilités pour lesquelles elles n’ont aucun pouvoir, je crois qu’il faut faire preuve d’une grande prudence à cet égard.
Le président: Je veux vous poser une autre question parce que je pense qu’elle est d’intérêt général pour les personnes ayant vos antécédents et votre expertise. Évidemment, il faut trouver le juste milieu, mais il me semble qu’en présence d’une radicalisation ou d’une forme radicale d’enseignement dans certains cercles, il devrait y avoir moyen, pour les autorités de l’université ou quelqu’un d’autre, de surveiller au moins le phénomène, de sorte que nous ne propagions pas, disons, une propagande haineuse, ce genre de chose, par inadvertance, parce que personne ne veut que ça se produise. Vous lisez à ce sujet. Lorsque vous dites qu’il faut faire preuve d’une grande prudence, qu’est-ce que vous soutiendriez alors? Est-ce que vous seriez favorable à la formation de comités interculturels ouverts à tous dans les universités pour discuter de la question, afin que nous tentions de penser à tout et essayions de prévenir toute radicalisation?
M. Forcese: Encore une fois, je crois que les universités ont un rôle à jouer. Celles-ci, bien sûr, ne sont pas à l’abri du droit criminel, et, par conséquent, si des discours de haine se manifestent sur les campus, les poursuites sont possibles, là comme partout ailleurs.
L’expertise ainsi que le mandat et la raison d’être des universités soulèvent des questions. Ces dernières sont censées nourrir les débats et le dialogue, donc tout ce qui entraverait le débat et le dialogue susciterait évidemment des réactions. On parle ici de collaboration avec d’autres intéressés afin qu’il y ait un juste équilibre entre les enquêtes pouvant porter atteinte à la vie privée et le mandat de l’université. C’est la raison pour laquelle c’est un secteur délicat pour la GRC.
Je ne saurais nier la responsabilité des universités dans ce domaine. À titre d’ancien administrateur d’université, je ne m’empresserais pas de supposer que les universités possèdent actuellement l’expertise et les ressources leur permettant de mettre en place un programme de lutte contre la radicalisation. Je répète que je pense que les universités peuvent jouer un rôle de participation avec la GRC dans la mise en place de son nouveau programme de lutte contre l’extrémisme violent.
M. Littlewood: Je crois que je serais largement d’accord avec cette position. Ma mise en garde serait de bien y réfléchir: est-ce que les universités ont vraiment les compétences nécessaires pour faire cela? Si elles ont un rôle, alors nous devons réfléchir à la place qu’elles occupent et à la manière de les appuyer à ce titre, si c’est là le souhait du Parlement ou d’autres secteurs de la société.
Le sénateur Mitchell: Merci, messieurs.
Le comité éprouve un sentiment de frustration. Nous avons une grande difficulté à obtenir une réponse franche à la question de savoir pourquoi il y a 318 personnes aux diverses étapes de la radicalisation, qu’elles soient revenues de l’étranger ou soupçonnées au Canada, et que très peu d’entre elles ont fait l’objet d’accusations. La police municipale déclare qu’elle accomplit une grande partie du travail avant de passer le relais à la GRC, ce qui nous ramène à ce que vous affirmiez, monsieur Forcese, quant au possible manque de ressources à la GRC. Je me demandais si vous pouviez approfondir la question. Certains soutiennent que nous n’avons pas suffisamment de lois alors que, de votre côté, vous faites valoir qu’il n’y a pas suffisamment de ressources. Pouvez-vous entrer dans les détails?
M. Forcese: Je crois que nous aurions pu aller beaucoup plus loin que nous ne l’avons fait jusqu’à présent. Il y a diverses choses qui se sont produites qui pourraient s’appliquer en vertu des dispositions très générales de lutte contre le terrorisme adoptées en 2001. Avant même l’adoption, par exemple, des dispositions sur les voyages à des fins terroristes il y a deux ans, les dispositions du Code criminel en vigueur avaient été plus ou moins renforcées. Les anciennes modalités ont en fait été utilisées dans l’affaire Hersi pour porter des accusations contre un individu.
Je ne suis donc pas certain qu’une action sur ce front exige de nouvelles lois. Je ne suis pas certain que nous ayons appliqué le programme autant que les lois en place l’autorisent, ce qui soulève alors les questions opérationnelles que vous posez. Je ne suis pas en mesure de vous répondre, parce que, évidemment, en tant qu’universitaire, je suis très loin des considérations opérationnelles, mais j’ai mes doutes. C’est pourquoi j’ai soulevé la question du fossé entre le renseignement et la preuve. Il se pourrait bien que nous ayons des renseignements donnant matière à des poursuites, mais non des renseignements qui peuvent être lancés dans la cour du voisin aux fins de la preuve dans une démarche d’audience publique.
L’enquête sur l’écrasement d’Air India s’est largement penchée sur les moyens de régler pour de bon ce problème en particulier et peu de faits m’indiquent que ces recommandations ont été prises en compte par le gouvernement.
Je crois également que c’est là une des considérations dictant l’utilisation ou non de l’ordonnance de bonne conduite. Ces ordonnances sont utilisées en vertu d’une norme de preuve très délicate actuellement. En vertu de l’article 810.01, il suffit d’avoir des motifs raisonnables de craindre qu’une personne commette une infraction en vertu d’une norme en matière civile. Vous devez donc aller devant un juge. Vous devez avoir des motifs raisonnables de craindre en matière civile qu’une personne commette une infraction de terrorisme. Ce n’est donc pas un paramètre très exigeant.
Le problème pourrait être que vous devez quand même constituer une preuve et que cette preuve doit être présentée en audience publique. Si la preuve est le résultat d’une opération de surveillance du SCRS, il se pourrait bien que ce service ne soit pas enclin à voir cette preuve révélée en audience publique. C’est l’un de ces problèmes sur lequel il faut vraiment se pencher et pour lequel il faut adopter des outils opérationnels pertinents.
Je terminerai en faisant remarquer que notre manque d’initiative pourrait être dû au fait que, relativement aux combattants étrangers en particulier, nous n’avons pas une loi qui déclare qu’il est interdit d’aller en Syrie pour se battre aux côtés de quiconque. Actuellement, la loi dit que vous ne pouvez aller vous battre pour un groupe terroriste, mais encore faut-il prouver qu’il s’agit bien d’un groupe terroriste ou que vous êtes engagés dans une activité terroriste, ce qui remplit une page et demie de la liste des éléments d’infractions criminelles.
L’Australie a une loi qui interdit d’aller se battre à l’étranger; vous ne pouvez vous engager dans des activités hostiles dans un État étranger. Sa position, soit le résultat de son étude indépendante de la loi contre le terrorisme, c’est que le service de renseignement ne se soucie pas vraiment de savoir pour qui vous luttez dans l’imbroglio qu’est la Syrie. Il se pourrait bien que l’aptitude acquise et la radicalisation qui pourrait se produire à l’étranger, peu importe le groupe qui vous emploie, puissent vous faire basculer du côté des activités antisociales et potentiellement terroristes à votre retour. Il y a donc un interdit beaucoup plus véritable que chez nous.
Le sénateur Mitchell: Parlez-vous de la loi de la neutralité?
M. Forcese: Elle a été l’objet d’une nouvelle codification dans leur Code criminel.
Le sénateur Mitchell: Je crois que c’est vous qui avez fait allusion au problème de surveillance. Face à ces questions complexes, ces problèmes de ressources, la coordination entre et au sein des divers groupes de sécurité nationale — SCRS, CSTC, ASFC, GRC —, avez-vous réfléchi au genre de structure de surveillance qui serait raisonnable? Par exemple, est-ce qu’un organe de surveillance de la législation en matière de sécurité nationale, une option utilisée ailleurs, serait raisonnable? Qu’en est-il du modèle de quatre des cinq « yeux » qui consiste à former un groupe de surveillance parlementaire composé de députés de tous les partis, qui a accès aux informations classifiées?
M. Forcese: Je ferais deux choses si j’avais un pouvoir discrétionnaire en la matière. J’aimerais voir un comité parlementaire créé par voie législative. Il existe trois modèles dans les projets de loi d’initiative parlementaire actuellement devant le Parlement, comme vous le savez, dont celui du sénateur Segal. Tous seraient une amélioration par rapport au statu quo. Je suis heureux d’en dire plus long à ce sujet.
L’autre chose que je ferais vise les organes de surveillance existants. Nous avons le CSARS pour le SCRS, le commissaire pour le CST et le nouvel organe d’examen et de traitement des plaintes pour la GRC. Ces organes sont, comme on dit, cloisonnés, c’est-à-dire qu’ils s’intéressent uniquement à leur propre organisation. Entre-temps, les organisations en question collaborent plus ou moins étroitement entre elles. Le problème vient donc du fait que les organes de surveillance n’ont pas la compétence de surveiller à l’extérieur de l’étroite attribution de leurs organisations respectives.
Le rapport de la commission Arar a indiqué qu’il faudrait établir des passerelles législatives afin que les organes de surveillance puissent coordonner leurs activités et échanger des informations aux fins d’une enquête, dans la mesure où la question concerne également cet autre organisme. Ça ne s’est pas fait. En fait, nous sommes allés à reculons. Dans un article, le Globe and Mail a laissé entendre que des efforts informels du commissaire du CST visant à coordonner ses activités avec l’organe de surveillance du SCRS, le CSARS, avaient été jugés par le gouvernement comme pouvant porter atteinte aux obligations du commissaire d’assurer la sécurité de l’information. Il était question de secrets d’État, essentiellement. Je ne suis pas en mesure de juger de la valeur de ces rapports, mais ils ont été rapportés dans le Globe and Mail.
La sénatrice Stewart Olsen: Merci à vous deux. C’est très intéressant.
Professeur Littlewood, vous avez indiqué que nous ne sommes pas en mesure d’éradiquer le terrorisme, mais que nous pouvons gérer le problème. Je crois que vous avez cité Richard English. Notre comité est chargé de trouver des pratiques exemplaires de prévention du terrorisme et de la radicalisation. Vous en avez mentionné quelques-unes, mais quelles démarches recommanderiez-vous au gouvernement pour prévenir la radicalisation et empêcher les personnes radicalisées de mener des activités terroristes?
M. Littlewood: C’est en fait plutôt difficile, sur le plan opérationnel, pour un gouvernement de le faire. À un certain niveau, en fin de compte, nous sommes témoins, après chaque incident, d’appels exigeant de connaître pourquoi on n’a pas su le prévenir. D’une certaine manière, on pousse pour une plus grande volonté d’envisager la surveillance d’une société, voire d’inquiéter les individus en général.
Une fois qu’on a réglé cette question et que nous sommes passés à d’autres choses, il est inévitablement question du respect légitime de la vie privée et de notions de liberté civile, et cetera.
Si nous examinons le dossier du Canada, la communauté de la sécurité — qu’il s’agisse du renseignement ou de la GRC — a fait du bon travail en général. Nous le constatons par les arrestations effectuées, ce qui m’amène à croire qu’au moins, certainement jusqu’à cette année, un équilibre a été atteint sur le plan des pouvoirs, des ressources et du tempo ou des besoins opérationnels. Je pense que notre dossier en témoigne.
Le défi, maintenant, en 2014, c’est le nombre effarant de Canadiens à l’étranger et le fait que les chiffres sont de loin supérieurs à ce que nous avons connu à ce jour et à ce que d’autres démocraties occidentales ont connu auparavant. Nous ne savons tout simplement pas ce qui va arriver. On exige de plus en plus qu’on s’occupe de nos quelque 80 personnes revenues au pays après une longue absence, étant donné que nous en connaissons le nombre, car les gens se demandent ce qu’on fait à leur sujet et pourquoi on ne fait rien. Nous ne savons pas si ces personnes ont commis des crimes ou non.
En ce qui concerne la prévention de l’extrémisme violent, nous montons au créneau maintenant, mais nous devons accepter que cet effort ne donne de résultats qu’à très long terme. La démarche exige un travail de proximité dans les communautés et une forte dose de confiance entre les communautés et les autorités pour que ça fonctionne. Ceci fait entrer en jeu le genre de choses qui permettent, comme l’a dit mon collègue, de trouver le juste milieu et l’harmonie entre les pouvoirs intrusifs ou invasifs, d’une part, et, d’autre part, la reddition de comptes, la surveillance et l’information publique au sujet de l’utilisation faite de ces choses et à quoi elles servent.
La sénatrice Stewart Olsen: Professeur Forcese, vous avez parlé de la collecte de suffisamment de preuves pour éveiller les soupçons du SCRS, mais quand vient le tour du service de police municipal, il est très difficile de porter ou de déposer des plaintes. Avons-nous les lois nécessaires pour produire cette preuve? Que voulez-vous dire exactement quand vous affirmez qu’ils n’ont pas de preuve ou qu’il est difficile d’obtenir la preuve en audience publique?
M. Forcese: Je crois que le problème ne vient pas tellement du fait qu’ils n’ont pas l’information. Encore une fois, je vais généraliser. Je n’ai pas d’expérience opérationnelle; je vais juste extrapoler à partir d’entretiens que j’ai déjà eus.
Il peut arriver qu’on ait suffisamment d’informations, par exemple, pour révoquer le passeport de quelqu’un. Vraisemblablement, ce n’est pas fait de manière arbitraire. Pourquoi cette preuve ne peut-elle dès lors être utilisée aux fins de l’ordonnance de bonne conduite, où la preuve exigée est moindre?
La différence, c’est que la décision de révoquer un passeport relève uniquement du pouvoir exécutif, qui n’a pas besoin d’obtenir la permission d’un tribunal. La décision peut être contestée devant les tribunaux, mais, vraisemblablement, peu de ces personnes contesteront la révocation, alors que l’ordonnance de bonne conduite exige de soumettre la question à un juge en audience publique.
Lorsque vous faites cela, l’information utilisée risque d’être divulguée et elle peut comprendre l’identité d’un informateur. Il peut s’agir de renseignements obtenus d’un service du renseignement étranger, ce qui est une de ces choses qui est traitée dans le plus grand secret dans la pratique, et on peut laisser entendre les moyens et les méthodes utilisés pour recueillir des renseignements sur cette personne en particulier, ce qui peut alors nuire aux enquêtes futures. Tout cela peut avoir un effet dissuasif, car il est question de diffuser un renseignement que vous avez en tant que preuve contre un individu en particulier dans une audience publique.
Le rapport sur Air India m’a fait comprendre que ce sera là un problème chronique et que ce sera toujours un problème, mais qu’il faut quelqu’un au-dessus des organisations, au-dessus du SCRS, au-dessus de la GRC, qui coupera la poire en deux. Cette personne dira quelque chose du genre: « Dans ce cas en particulier, je comprends vos préoccupations, SCRS, mais le juste milieu tend à favoriser l’utilisation de ce renseignement à titre de fait probatoire pour intenter une poursuite. » Dans son rapport sur l’écrasement d’Air India, le juge Major a proposé que ce soit le conseiller à la sécurité nationale auprès du premier ministre qui obtienne ce mandat renforcé.
À l’époque, vous ne dépendiez pas d’organisations elles-mêmes occupées à discuter ferme dans le cadre de leurs mandats respectifs et en venant à un compromis douloureux.
La sénatrice Stewart Olsen: Si on ne fait rien, si on n’essaie pas de faire fonctionner cela, alors nous prenons pas mal de risques. Si vous savez qu’un terroriste est actif et que vous ne voulez cependant pas le faire savoir, parce que vous êtes probablement en train de surveiller un groupe de personnes, il est probable qu’une personne commettra un acte terroriste que vous auriez pu prévenir. N’est-ce pas exact?
M. Forcese: Bien sûr. C’est toujours un risque, surtout si vous voulez amener une enquête à un stade plus avancé. Si vous ne voulez pas agir avec précipitation, vous voulez voir s’il y a conspiration, vous attendez et faites surveiller l’individu. Évidemment, on peut se dire que la surveillance n’est pas parfaite, que c’est très cher et qu’il n’y a tout simplement pas assez d’agents de la GRC pour assurer la surveillance de quiconque est source d’inquiétude.
En ce qui concerne le coût, je crois comprendre que chaque personne visée par un certificat de sécurité entraîne des coûts de 5 millions de dollars par année au gouvernement. Une partie de ces frais sont vraisemblablement des frais juridiques, mais sur le plan opérationnel, c’est une grosse dépense et il y a le risque que la surveillance ne soit pas parfaite.
Même au Royaume-Uni, où les personnes faisant l’objet de mesures de contrôle sont dès lors équipées de dispositifs de télésurveillance, un certain nombre ont réussi à détacher le bracelet et sont disparues.
Oui, il y a toujours une question de juste milieu: est-ce que vous agissez avec précipitation et risquez de bouger trop tôt et de voir les accusations peut-être abandonnées, ou attendez-vous jusqu’à ce que la conspiration soit plus avancée? J’imagine que c’est un sujet de conversation constant dans les cercles policiers et de sécurité.
Le président: Je veux intervenir ici, parce que je ne veux pas m’égarer. Je pense que vous soulevez un très bon point en ce qui concerne la question des accusations ou du manque d’accusations. C’est la question qui ressort le plus de nos audiences. Très peu d’accusations sont portées, qu’il s’agisse d’éléments administratifs ou criminels. Nous savons pourtant qu’il y a un nombre significatif de personnes qui, d’une façon ou d’une autre, sont associées au terrorisme ou qui aimeraient commettre un acte terroriste.
Ma question, pour faire suite à celle de la sénatrice Stewart Olsen, est la suivante: est-ce que le seuil critique est trop haut, entraînant ainsi l’arrêt des accusations?
M. Forcese: Je ne crois pas que c’est trop haut. Il faudrait que j’en sache plus sur les individus qui peuvent être la cause de préoccupations et qu’on n’a pas accusés.
Je remarque, par exemple, que, lors de son témoignage il y a un an, le directeur du SCRS, en rapport avec le nombre de personnes s’étant rendues à l’étranger, a produit une liste constituée de noms de personnes qui ne s’étaient pas toutes engagées dans les combats à l’étranger. Il avait également indiqué que certaines personnes étaient parties à l’étranger et s’étaient engagées dans des institutions religieuses radicales et avaient ainsi soulevé des préoccupations. Ils n’étaient pas vraiment passés à la criminalité. Je ne suis pas certain que les 130 personnes énumérées dans la presse soient toutes des personnes qui sont passées du côté de la criminalité, car elles auraient alors déclenché un signal d’alarme, si vous voulez.
Le président: Pour terminer, il me semble que le nombre de condamnations ou de poursuites au cours des dernières années est minime, comparativement au nombre de personnes concernées. Si vous comparez le Canada aux États-Unis ou que vous calculez le pourcentage au Canada, vous obtenez 2 ou 3 pour 100, peut-être.
M. Forcese: Oui, 17 poursuites.
Le président: Oui, 17 poursuites et combien de dossiers, quatre ou cinq?
M. Forcese: Environ six, je crois.
Le président: Cela soulève la question que nous n’appliquons peut-être pas les lois que nous avons. N’est-ce pas ce que vous nous dites?
M. Forcese: Avant de dire que les lois ne sont pas à la hauteur, j’aimerais qu’on m’explique pourquoi il y a eu si peu de poursuites. Autrement dit, s’agit-il d’un manque de ressources? La police prend-elle une décision opérationnelle en laissant un complot se développer pour avoir de meilleures chances, plus tard, d’entamer des poursuites? Est-ce simplement à cause d’une différence de degré dans les menaces auxquelles sont exposés les États-Unis et le Royaume-Uni? Il faudra qu’on me fournisse des preuves empiriques avant que je sois prêt à conclure qu’il y a des lacunes du côté de la législation.
Le sénateur Dagenais: Professeur Forcese, pensez-vous qu’on devrait appliquer l’article 83 du Code criminel, notamment les engagements à ne pas troubler l’ordre public et la surveillance électronique, pour les 80 personnes radicalisées et plus qui sont revenues au pays après avoir offert un soutien matériel à l’EIIS?
M. Forcese: Comme vous le savez, le Code criminel comporte deux dispositions sur l’engagement à ne pas troubler l’ordre public. Il y a d’abord l’article 83.3, que certains appellent aussi la détention préventive; et puis il y a l’article 810.01, à la fin du Code criminel, qui est la procédure ordinaire.
Je ne vois pas vraiment en quoi l’article 83.3 a une quelconque valeur comme mesure réactive comparativement à l’article 810.01. En fait, dans ce dernier cas, comme je l’ai dit, il suffit qu’on ait des motifs raisonnables de craindre qu’un acte terroriste soit commis par l’intéressé. C’est une norme de preuve très généreuse pour le gouvernement. Je suppose que ces dispositions seraient applicables, sous réserve des remarques que j’ai déjà faites au sujet de la preuve et des renseignements confidentiels.
Ce qui distingue vraiment l’article 83.3, c’est qu’il permet à la police, en cas d’urgence, d’arrêter une personne en attendant que soit effectuée la procédure d’engagement à ne pas troubler l’ordre public et de la détenir pour une durée de 24 heures avant de la faire comparaître devant un juge, lequel peut lui-même reporter la procédure de 48 heures supplémentaires. Il s’agit donc d’une sorte de détention préventive de 72 heures, à supposer que tout s’aligne favorablement pour l’exécution de la loi.
C’est le genre de mesure utilisable quand rien ne va plus et qu’on a le sentiment qu’il faut aller de l’avant malgré tout, parce qu’on est dans le brouillard de la guerre et qu’on n’a pas les moyens de procéder à une arrestation pour contravention au Code criminel, mais qu’il faut déranger un scénario en cours. Il s’agit d’un instrument plutôt préventif.
Y a-t-il des circonstances dans lesquelles on devrait procéder ainsi? On l’a déjà fait; c’est donc une question d’ordre opérationnel pour la GRC. Aurait-on dû s’en servir au cours des événements d’octobre, par exemple, à titre anticipatif? Je n’en sais rien, parce que je n’ai pas encore une idée claire de la matrice factuelle. Je les considère comme deux moyens distincts.
Le sénateur Dagenais: Il y a cinq mois, on comptait 415 personnes radicalisées au Canada. Aujourd’hui, il y en aurait 173, en plus des 145 qui ont quitté le Canada pour rejoindre les rangs de l’EIIS. Pourquoi, d’après vous, le nombre de personnes radicalisées connues a-t-il augmenté si rapidement?
M. Littlewood: Je ne m’avancerais pas à dire que 130 à 145 personnes parties à l’étranger ont effectivement rejoint les rangs de l’EIIS… ou de Daech si vous préférez. On pense sérieusement qu’elles ont rejoint différents groupes. Certaines d’entre elles sont effectivement aux côtés de l’EIIS, mais d’autres font partie du Jabhat al-Nosra, et d’autres encore ont rejoint d’autres groupes dans la région, même plus loin.
Pourquoi ce soudain désir de partir combattre à l’étranger? Je crois surtout que cela tient à la nature du conflit syrien et au discours qui a su trouver un écho parmi ces collectivités ou ces personnes. Ce discours invite à venir défendre ses compatriotes musulmans contre une dictature impitoyable, celle d’Assad, parce que l’Occident ne fait rien ou n’a rien fait et qu’il incombe à chaque musulman d’aller aider ses frères et sœurs musulmans.
Ce discours s’est accompagné d’une propagande efficace s’appuyant sur des moyens de communication comme les médias sociaux, des images saisissantes, et cela a touché un certain nombre de gens. Ça au moins, c’est évident dans toutes les démocraties occidentales.
Bon nombre de ces gens, si les données provenant de sources ouvertes sont exactes, sont de jeunes hommes. Je ne crois pas qu’on puisse entièrement écarter le désir d’aventure ici, c’est-à-dire le sentiment d’aller à l’étranger faire quelque chose qu’ils croient juste à ce moment-là. Lorsqu’ils arrivent à destination, ils peuvent se radicaliser, mais la nature et la dynamique du conflit syrien expliquent probablement cette courbe presque directe de zéro à 100 et plus dans ce qui semble être un très court laps de temps.
Le sénateur White: Monsieur Forcese, vous avez parlé de la loi sur la propagande haineuse. D’après vous, la loi va-t-elle assez loin? Elle a été élaborée à une époque où l’on s’intéressait à un ou deux problèmes précis au Canada, et je pense que, de nos jours, certaines convictions seraient largement considérées comme une expression de haine. Pensez-vous qu’on doive modifier la loi? Je sais que vous essayez de nous convaincre que nous n’avons pas besoin d’autres lois, mais j’aimerais quand même discuter de ça, si vous permettez.
M. Forcese: Les dispositions du Code criminel relatives au discours haineux, qui, comme vous le savez, ont été jugées constitutionnelles par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Keegstra, portent sur la haine visant des groupes identifiables, lesquels sont énumérés. Les préoccupations auxquelles elles renvoient sont de l’ordre habituel du génocide et de la discrimination. Vous vous demandez s’il devrait y avoir une disposition équivalente concernant la propagande terroriste ou, plus généralement, la propagande haineuse.
Comme je l’ai indiqué dans mon mémoire et déclaré dès le début ici, je ne suis pas porté sur les dispositions de glorification. Pour être clair, je rappelle que le Code criminel prévoit actuellement des dispositions sur la facilitation d’un acte terroriste, l’incitation à commettre un acte terroriste et la perpétration de crimes haineux. Cela recouvre déjà une bonne partie du discours. Il y a aussi des dispositions sur la profération de menaces.
Si nous allons plus loin et emboîtons le pas au Royaume-Uni, où il est interdit de glorifier ou d’entériner une activité terroriste dans des circonstances où elle pourrait éventuellement être imitée, nous mettons la hache dans le principe de la liberté d’expression. Je ne suis pas sûr que l’idée de crime haineux puisse être facilement traduite dans celle de propagande terroriste, parce que les crimes haineux, comme vous l’avez rappelé, ont une portée assez limitée: le discours en question exprime de la haine et la propage contre un groupe précis, faisant partie des groupes énumérés dans la loi. Quand on parle de propagande terroriste, il faut comprendre que la notion et la définition d’activité terroriste sont si larges dans le Code criminel que l’univers du discours risquerait d’être balayé par l’adoption de dispositions sur la glorification du terrorisme, et je crois que ce serait plus contestable sur le plan constitutionnel. En essayant de museler ce genre de discours, nous risquerions, je le crains, de constater des effets imprévisibles.
Le professeur Littlewood et moi-même étions récemment à une conférence où des chercheurs ayant accès à des sources libres nous ont fait un portrait saisissant des réseaux terroristes qui passent par Twitter et Facebook. Ça, c’est du discours. Si vous réprimez ce discours, la source de renseignements confidentiels exploitables s’assécherait, et la police serait contrainte de recourir à des moyens plus secrets, qui feraient augmenter les dépenses et les difficultés. Il peut être utile de laisser les gens s’exprimer.
Le sénateur White: Je vous remercie de cette réponse.
Je voudrais revenir sur la vidéo que nous avons regardée hier, je pense que tout le monde ici l’a vue. On y voyait un homme originaire d’Ottawa faire, je dirais, un appel aux armes depuis l’étranger. En faisons-nous assez au Canada pour contrer ce genre de rhétorique, qu’il soit clair ou moins clair que des gens — en fait, disons-le, de pays européens — parlent d’appuyer certaines de ces actions? En faisons-nous assez dans notre pays, aujourd’hui, qu’il s’agisse du gouvernement ou d’organisations particulières où des voix se lèvent pour dire que tout cela ne représente pas ce qu’elles représentent? Est-ce qu’on en fait assez dans ce pays ou est-ce qu’on se contente d’observer en craignant d’offenser quelqu’un?
M. Littlewood: Je pense qu’il est très difficile de se faire une idée de l’ampleur et de l’échelle des activités de cet ordre au Canada. Je soupçonne qu’il se passe beaucoup de choses à l’échelle locale, dont on ne parle pas et auxquelles les médias ne s’intéressent pas. Nous avons vu beaucoup de groupes dans les 12 derniers mois, d’obédience musulmane ou non, dire clairement: « Cela ne représente pas notre communauté; nous dénonçons ces actes. » Mais, même lorsqu’on en parle dans les médias, la nouvelle se trouve dans un petit entrefilet. Il se passe probablement beaucoup de choses que nous ignorons parce que nous n’en entendons pas parler.
La question est donc: en faisons-nous assez? Il y a lieu d’y réfléchir. Qu’entend-on par « assez »? Quels seraient les différents rôles à assumer pour la société?
Il est clair, en un sens, que les démocraties occidentales sont en train d’adopter un contre-discours. C’est aussi en train de se produire également dans les collectivités. Je ne peux pas vraiment parler d’une position du gouvernement du Canada, mais je peux signaler quelques éléments.
Nous devons également comprendre que la construction d’un discours est difficile, concrètement parlant, et qu’on a besoin de stratégies complexes et de niveaux multiples pour viser des auditoires distincts à l’aide de messages distincts sur une longue période.
Au sujet de la dernière vidéo, il faut se demander à qui elle est destinée et l’effet qu’elle pourrait avoir. Je ne dis pas qu’il faut l’ignorer complètement, mais il vaudrait mieux éviter de la propager et de faire le travail de ces organisations pour elles en tombant dans la panique.
Comme vous le savez, comme beaucoup de choses en matière de contre-terrorisme, une réaction mesurée est parfois aussi bonne, voire meilleure, qu’une réaction hâtive du genre « Il faut absolument faire quelque chose ». Il y a très peu de chances que beaucoup de gens se souviennent de cette vidéo, sauf si des événements la remettent au premier plan plus tard. Compte tenu de ce qui se passe actuellement et de l’ampleur et de l’échelle des événements, on est un peu dans le brouillard en ce moment.
La sénatrice Beyak: Merci, messieurs. Il existe de nombreuses études, notamment par Freedom House, sur le financement international de l’islam radical au Canada. Vos recherches vous ont-elles révélé des choses à cet égard? Nos lois suffisent-elles à retracer l’argent en provenance de la Libye, du Qatar ou de l’Arabie Saoudite, ou avons-nous besoin d’autres lois? Je suis d’accord avec vous: il faut d’abord utiliser celles que nous avons avant d’en adopter de nouvelles, mais pensez-vous que les lois actuelles sont suffisantes?
M. Forcese: Je le redis: si on pense qu’elles ne sont pas suffisantes, j’aimerais qu’on m’en convainque. Elles couvrent très large à l’heure actuelle: alors pourquoi n’utilise-t-on pas ces pouvoirs? Qu’on me l’explique. S’agit-il d’un problème de droit matériel ou d’un problème opérationnel? Je ne suis pas en mesure de répondre à ça.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que le Canada est la destination financière des causes terroristes radicales. Human Rights Watch a publié un rapport il y a 10 ans sur les campagnes de financement des Tigres tamouls à Toronto. Il ne s’agit pas seulement de loi sur le financement du terrorisme. Lorsqu’il est question d’extorsion pure et simple, les dispositions ordinaires du Code criminel peuvent être applicables.
Je pense que la situation s’est améliorée depuis 10 ans, mais, comme je ne participe pas aux opérations, je ne peux pas répondre à titre définitif.
La sénatrice Beyak: Cette réponse me convient.
M. Littlewood: Pour l’anecdote, je dois dire que je suis enclin à penser que la situation s’est effectivement améliorée dans les derniers temps. On est plus attentif. Ma recherche ne porte pas sur cet aspect, et je ne peux donc pas dire si nous avons besoin de nouvelles lois, mais j’exprimerais une réserve. Il faut être clair quand on parle de mettre fin au financement du terrorisme. Nous avons la réglementation nécessaire pour le faire, bien qu’il soit difficile d’établir un lien effectif entre des fonds et l’achat, par exemple, des mitraillettes AK-47 ou peu importe.
Il faut prendre garde ou savoir exactement à quoi s’en tenir si nous mettons fin au financement de ce qui, d’après nous, est l’expression de convictions extrémistes, car nous vivons dans une démocratie, et l’expression d’opinions extrémistes en fait partie intégrante. Il y a, dans le droit, certaines limites à ne pas dépasser, et, si elles le sont, on tombe sous le coup du Code criminel. J’adopterais plutôt une position de prudence par défaut lorsqu’il est question de mettre fin à certaines opinions, convictions ou expressions qui ne correspondent pas, à défaut de mieux dire, aux valeurs démocratiques du Canada. Notre démocratie défend le droit d’avoir ce genre de convictions.
Le sénateur Enverga: Merci de votre exposé. Ma question a été débattue plus tôt avec l’autre témoin, et il se peut que vous l’ayez déjà abordée quelque peu, monsieur Forcese. Permettez cependant: pensez-vous toujours que nous avons besoin de lois contre la glorification des terroristes et des organisations terroristes? J’aimerais qu’on approfondisse cette question.
Ces vidéos sont essentiellement de la glorification. On en voit sur YouTube. On peut dire que c’est de la glorification. Est-ce qu’on a besoin de lois pour nous protéger ou pour protéger la collectivité contre ce genre de propagande?
M. Forcese: Je ne crois pas. Comme je l’ai dit au sénateur White, la portée conjuguée des lois actuelles — contre les discours haineux, les conseils facilitant la perpétration d’une infraction, la profération de menaces, l’incitation et même les dispositions en matière de facilitation liée aux activités et aux groupes terroristes — est déjà très large. Il faut se demander ce qui n’est pas déjà criminalisé. D’après moi, l’intervalle non couvert est très mince. C’est l’équivalent de quelqu’un qui irait manifester avec une pancarte indiquant « Hourra, vive les 19 magnifiques », qui a été l’une des images diffusées après les attentats du 11 septembre. Voilà qui est bien la célébration d’un acte terroriste. C’est évidemment insupportable. Et ce n’est pas le genre de comportement que nous aimons voir, mais c’est le genre de choses qui, dans notre démocratie, doivent être dénoncées, mais non criminalisées.
À titre de réponse partielle à la question de savoir dans quelle direction aller à cet égard, je suis d’avis que nous sommes en présence de quantité d’idées et que, dans cette masse, les bonnes idées l’emportent, et les mauvaises méritent la dénonciation qu’elles suscitent en raison même de leur nature.
Je suis partisan d’un contre-discours, tel qu’en a parlé le professeur Littlewood. Si ces vidéos nous dégoûtent, il ne faut pas les interdire et risquer de transformer les intéressés en martyrs et de leur donner une crédibilité dans la population en raison de leur répression; il faut les dénoncer très vigoureusement dans la société civile et ailleurs. Peut-être est-ce le rôle des universités de donner voix à ce genre de dénonciation.
Je crois que nous devons être très prudents et éviter d’élargir la portée du droit pénal pour essayer d’écraser des idéologies pernicieuses qui sont en fait bien éloignées de véritables actes de violence.
La dernière remarque que je ferai est que les données empiriques sur le rôle d’Internet dans la radicalisation, ce que j’ai lu en tout cas — et peut-être que le professeur Littlewood pourra en dire plus — donnent à penser que ça peut faciliter les choses, mais que ce n’en est pas la cause. La radicalisation menant à la violence dépend de relations personnelles étroites et de la présence d’une figure dirigeante charismatique au cœur d’un mouvement de radicalisation, et Internet n’en est pas la cause. Je pense qu’il faut prendre garde à l’idée que la réglementation d’Internet réglera les problèmes de radicalisation.
M. Littlewood: Je suis d’accord. On est toujours en train de se plaindre, évidemment, du manque de données crédibles dans le domaine public, mais les données que nous avons sur la radicalisation indiquent très clairement que, la plupart du temps, les réseaux sociaux sont aussi importants, sinon plus, que l’univers virtuel. Internet peut servir de catalyseur, il peut inciter les gens à chercher, mais les extrémistes idéologiques sont beaucoup plus nombreux que les gens qui basculent dans l’action extrémiste et la violence. Nous savons au moins ça. Le basculement dans la violence et l’action repose souvent sur d’autres formes de contacts humains et dépend, par exemple, de la pression des pairs et d’autres choses du même genre. La réglementation d’Internet, des images, et cetera, ne va pas faire disparaître notre problème, monsieur le sénateur.
Le sénateur Enverga: Oui, mais l’une des mesures que nous devons prendre pour contrer ces choses, je crois que vous en avez parlé, est de les dénoncer. Mais qui doit les dénoncer? Le gouvernement ou les gens? Les gens risquent d’avoir peur de les dénoncer parce qu’ils pourraient devenir des cibles. Peut-on faire autrement? Qui doit dénoncer ces actes?
M. Littlewood: La responsabilité en est multiple, monsieur le sénateur. Elle recouvre l’ensemble du contre-terrorisme. Un gouvernement à lui seul ne peut pas produire, voire opérationnaliser, des mesures crédibles de contre-terrorisme. Il y faut la participation de la société, des groupes de la société civile, et une action internationale.
Pour reprendre l’expression de mon collègue, nous sommes en présence d’une quantité d’idées. Les collectivités qui condamnent et dénoncent ces idées sont un contrefort important et éclairent l’interprétation abusive de textes religieux, qu’il s’agisse ou non de simples activités qui ne sont pas jugées conformes aux valeurs canadiennes ou démocratiques, et cetera.
Le gouvernement a bien sûr un rôle à jouer. Pour revenir à une question posée plus tôt sur ce qu’on devrait faire, la leçon plus générale à tirer des mesures de contre-terrorisme appliquées dans d’autres démocraties est très claire. Il faut faire valoir nos propres valeurs et les défendre. D’une certaine façon, il s’agit de faire ce qu’on dit. Nous parlons de liberté d’expression, nous parlons de démocratie… à nous de défendre ces principes, même si nous savons que cela entraîne des risques réels, et même des dangers, pour nous-mêmes.
Le sénateur Mitchell: Monsieur Forcese, vous avez parlé du programme de lutte contre l’extrémisme violent. Vous pensez qu’il n’est pas suffisamment doté en ressources humaines et financières. Pourriez-vous nous parler de ce programme? L’avez-vous étudié ou êtes-vous simplement au courant de son existence?
M. Forcese: Non, j’en ai entendu une description officielle, si vous voulez, et je n’en sais probablement pas plus que ce que vous ont dit les représentants de la GRC. Je ne prétends pas détenir d’information privilégiée. Je sais que c’est un nouveau programme et qu’il est probablement très coûteux. Et un programme nouveau et coûteux, dans le contexte financier actuel, est probablement, selon moi, un programme à risque. Comme il s’agit d’un projet à long terme, je trouverais dommage qu’il soit compromis par des préoccupations financières à court terme. Autrement dit, je crois qu’il faut envisager le long terme à cet égard.
Ce qui me frappe dans ce projet, que j’admire beaucoup, c’est l’idée d’un consortium: il n’y a pas que la police, il y a aussi les services sociaux, l’éducation et la santé. C’est en quelque sorte une perspective sociétale, qui suppose un partage d’information et un discours commun, et je crois que c’est très utile.
Permettez que je vous parle d’une anecdote personnelle: dans les écoles publiques actuellement, et ma fille est dans l’une d’elles, on sensibilise beaucoup les enfants à la sécurité sur Internet et notamment à l’intimidation. La question de l’intimidation se pose bien sûr aujourd’hui très différemment de l’époque où j’allais à l’école. Il ne me semble pas invraisemblable qu’une stratégie de contre-radicalisation n’engage pas le même genre de tactiques et de techniques que celles qui sont déployées dans les écoles publiques pour enseigner aux élèves comment utiliser Internet en toute sécurité, autrement dit pour les vacciner. Il vaut mieux les vacciner contre le discours incriminé au lieu d’essayer de réprimer celui-ci. C’est un simple exemple de ce qu’une perspective sociétale de lutte contre l’extrémisme violent pourrait produire.
Le sénateur Mitchell: Plus tôt, vous avez répondu à ma question sur la surveillance par le groupe parlementaire, et vous êtes favorable à cette possibilité. J’ai également posé la question du rôle d’un contrôleur des lois sur la sécurité nationale. Y avez-vous réfléchi ou est-ce quelque chose que vous avez à l’esprit?
M. Forcese: Il est certain que j’entérine le modèle adopté par le Royaume-Uni d’abord, puis par l’Australie plus récemment. L’un des problèmes que posent les lois sur la sécurité nationale est qu’elles sont généralement très complexes et évolutives. En général, personne ne songe à regarder la forêt au lieu des arbres qui la composent dans ce cas. Ce qui s’est passé au Royaume-Uni, c’est qu’un agent indépendant est chargé, à chaque fois que le gouvernement dépose un nouveau projet de loi, de l’évaluer dans son contexte et de faire connaître ses conclusions aux comités parlementaires qui examinent le projet de loi. Autrement dit, il s’agit d’une sorte d’expert indépendant qui fournit un point de vue sans lien avec une perspective particulière et qu’on peut solliciter pour comprendre le contexte d’un projet de loi dans le cadre des audiences parlementaires. Je pense que c’est une expérience très valable pour le Royaume-Uni dans le contexte qui est le sien. L’un de ces ex-examinateurs indépendants m’a dit qu’il savait qu’il faisait son travail lorsque les représentants de la société civile et les tenants de la loi et l’ordre étaient tous en colère contre lui.
Le sénateur Mitchell: À qui le dites-vous!
Le sénateur Stewart Olsen: J’aurais juste besoin d’une petite explication des actes préparatoires et de la façon dont ils peuvent servir pour lutter contre le terrorisme.
M. Forcese: Il y a déjà des actes criminalisés qui échappent substantiellement à ce que nous appelons des activités terroristes dans le Code criminel. Les simples préparatifs sont désormais beaucoup plus criminalisés dans le cadre du terrorisme que dans le cadre de la criminalité ordinaire. Tout le cercle que nous avons circonscrit dans mon diagramme sur la prévention du crime est vraiment de la prévention puisqu’il y est question de facilitation, d’incitation et de participation avant même que se soient concrétisés les actes de violence associés à des activités terroristes. Nous avons fait ce choix en 2001. À l’époque, cela a suscité la controverse, mais, rétrospectivement, on peut se dire qu’on a probablement bien fait.
La question que vous me posez, monsieur le président, est celle de savoir si nous n’avons pas exploré toute la portée des lois en vigueur. Sont-elles appliquées dans toute la mesure qu’elles permettent? Je pense que c’est une question importante.
Le président: Merci de votre présence. Vous nous avez fourni énormément d’information et soumis quelques idées nouvelles auxquelles nous devrons, je pense, accorder de l’attention.
Je voudrais simplement dire, au sujet du contre-discours dont vous avez tous deux parlé, que la tribune créée ici avec ce comité pour entamer un débat national est un premier pas dans la bonne direction, et que nous comprenons parfaitement les répercussions que cela pourrait avoir pour les Canadiens, l’ampleur de la menace que nous affrontons et la façon dont nous pouvons y faire face en préservant les valeurs que nous partageons tous.
Merci beaucoup d’être venus nous voir.
Nous poursuivons notre examen des menaces pesant contre le Canada, surtout de la menace terroriste. J’accueille maintenant Salim Mansur, professeur adjoint à l’Université de Western Ontario, auteur prolifique et commentateur. Il a signé Delectable Lie: A Liberal Repudiation of Multiculturalism et Islam's Predicament: Perspective of a Dissident Muslim et a coédité The Indira-Rajiv Years: the Indian Economy and Polity, 1966-1991.
Il a signé beaucoup d’articles dans des publications universitaires, comme le Jerusalem Quarterly, le Journal of South Asian and Middle Eastern Studies, l’American Journal of Islamic Social Sciences, l’Arab Studies Quarterly, et le Middle East Quarterly. En 2006, il a reçu le prix « Profiles in Courage » Stephen S. Wise, de l’American Jewish Congress.
Bienvenue au comité, monsieur Mansur, nous sommes heureux de vous accueillir et je crois savoir que vous avez quelques remarques liminaires. Je vous en prie, allez-y.
Salim Mansur, professeur, Université de Western Ontario, à titre individuel: Monsieur le président, chers sénateurs, je suis ici pour vous aider au mieux dans la limite de mes moyens, dans la tâche très importante qu’a entreprise votre comité en matière de sécurité nationale et de défense.
Je vous remercie de m’avoir invité à vous adresser la parole, moi qui suis canadien et musulman. L’expérience que j’ai acquise — par mes études et par ma vocation d’étudiant de l’islam et de l’histoire musulmane, de témoin et de survivant d’une guerre quasi génocidaire en 1971 dans l’ancien Pakistan oriental, devenu depuis le Bangladesh, de témoin de la violence entre musulmans et de personne ayant eu l’occasion de parcourir presque tout le monde musulman — cette expérience, donc, me donne une certaine perspective sur les problèmes dont vous traitez et qui découlent de toute cette violence qui ébranle le monde islamique et, par répercussion, qui nous touche aussi, ici au Canada et dans l’Occident en général.
Permettez-moi d’ajouter que j’ai toujours été actif dans la sphère publique, que ce soit à l’échelon communautaire ou à l’échelon national, dans tout ce qui concerne l’islam, l’islamisme et les politiques musulmanes et que, compte tenu de la nature de mon travail, je suis souvent en contact avec des jeunes musulmans avec qui j’ai des discussions sur les difficultés dont beaucoup hésitent à parler chez eux ou dans les mosquées.
Le problème de la radicalisation des jeunes musulmans est très grave étant donné le milieu dans lequel ils grandissent. Il y a le problème des politiques identitaires, qui les définissent et qui marquent leur appartenance. Le cas d’Aqsa Parvez, cette jeune musulmane canadienne tuée en décembre 2007 par son père et son frère au nom de l’honneur familial, représente le problème dont me parlent des étudiants qui, en période de détresse, n’ont personne vers qui se tourner pour obtenir conseils et assistance. Il y a une dizaine d’années — du moins avant le 11 septembre — on supposait que les enfants d’immigrants nés et élevés ici s’identifieraient naturellement au pays de leur résidence et de leur citoyenneté. Cette hypothèse a été très sérieusement ébranlée quand nous avons constaté que de jeunes musulmans — et en nombres alarmants — ont montré leur penchant pour les idéaux extrémistes, voire violents du djihad.
Cette évolution des choses a été compliquée par l’arrivée au Canada d’immigrants venus du monde musulman en général dont certains ont montré une propension à s’engager dans le terrorisme, comme ce fut le cas d’Ahmed Ressam, Algérien d’origine, entraîné en Afghanistan, qui a quitté Montréal en novembre 1999 dans l’intention de commettre un attentat à la bombe à l’aéroport de Los Angeles.
En cette époque de communication mondiale instantanée, de télévision et d’Internet, les jeunes musulmans sont facilement exposés aux idéaux et à la violence djihadiste, à des débats en ligne, ainsi qu’aux sermons et aux prêches d’islamistes. Dans les foyers et lors de réunions familiales, les discussions politiques vont bon train, puisque, même si elles ont émigré au Canada, les familles demeurent attachées à leurs terres natales et à leurs cultures. Il y a aussi l’exposition des musulmans à ce qui se fait les vendredis, lors des prières communes, des prêches par les imams qui parlent de la situation politique en terres musulmanes et qui présentent les musulmans comme des victimes de la politique étrangère américaine, des juifs et du sionisme ou encore des hindous en Inde. Tout cela crée des situations potentiellement explosives et les jeunes musulmans ne risquent pas moins d’être influencés par ces discours que leurs petits camarades sujets à des pressions incessantes de la politique identitaire au sein de leur groupe communautaire, comme on l’a vu dans le cas des jeunes Afro-Américains aux États-Unis.
Par-delà ce que je viens de vous décrire, il y a aussi, sur les campus des universités de ma localité et ailleurs au Canada, des débats entre étudiants et enseignants qui sont organisés annuellement, depuis une dizaine d’années au moins, par différentes mouvances anti-israéliennes qui considèrent que ce pays occupe de force la Palestine. Il y a eu, par exemple, la campagne menée contre Israël-État apartheid et une autre, celle-là mondiale, invitant à un dessaisissement en Israël pour boycotter le pays et à l’adoption de sanctions contre celui-ci. Toute la rhétorique qui caractérise les campagnes anti-israéliennes, antijuives et, pour tout dire, antisémites sur les campus de nos universités, légitime davantage les idéaux islamistes qui ont cours au sein de la communauté musulmane, comme dans ma ville, avec les résultats qui en découlent inéluctablement.
À London, d’où je viens, des membres de la mosquée et des membres chargés d’administrer les affaires de la mosquée ont été traduits devant les tribunaux pour des infractions au Code pénal. Le statut d’œuvre de bienfaisance de la World Islamic Call Society, gérée depuis Londres par des membres de la mosquée, dont certains que j’ai connus ou que je connais encore, ont été radiés des registres de l’ARC pour violation des lois sur le financement du terrorisme, tout comme le statut d’organisme de bienfaisance du World Assembly of Muslim Youth, actif à London et ailleurs, pour les mêmes raisons.
La radicalisation des jeunes musulmans intervient quand les politiques identitaires facilitent leur endoctrinement aux idéaux djihadistes, à l’appel des prêcheurs islamistes et des militants de leur communauté. En avril 2013, Londres a fait la nouvelle au Royaume-Uni et dans le monde, quand deux jeunes Londoniens, l’un musulman de naissance et l’autre converti, ont pris part à un attentat contre une usine de gaz dans l’est de l’Algérie et ont été tués lors de l’attaque. Les leaders musulmans de Londres ont rapidement émis des dénis insistants, mais la question demeure de savoir comment ces deux jeunes radicalisés ont pu se rendre en Afrique du Nord. Qui a organisé leur déplacement? Qui les a recrutés au sein d’une organisation terroriste liée à Al-Qaïda en Afrique du Nord? Qui s’est arrangé pour qu’ils obtiennent des visas et des fonds pour s’y rendre et d’autres font-ils la même chose qu’eux à l’étranger ou ici, chez nous?
Pour que la lutte contre la radicalisation porte fruit, il faut commencer par gagner la confiance de ceux qui doivent prendre part à l’effort de lutte, ainsi que la confiance de la communauté en général. On peut douter d’y parvenir surtout quand on parle de gens comme Hussein Hamdani ou Jamal Badawi à qui les organismes de sécurité publique et les agences de sécurité, comme la GRC, ont confié le soin de mener de tels efforts. Les musulmans qui n’ont rien à voir avec les islamistes ni l’islamisme — étant donné ce qu’ils ont vécu ou ce qu’ils savent des ravages attribuables aux islamistes dans leur terre natale — s’alarment quand ils tombent sur de tels individus qu’ils savent ou soupçonnent être des agitateurs islamistes.
La vaste majorité des immigrants musulmans au Canada viennent de ce qu’on pourrait décrire comme des « sociétés de la peur », et ce n’est pas au pishtak d’une mosquée qu’on peut espérer les rencontrer. La raison en est fort simple. La plupart des mosquées au Canada, comme dans le monde musulman, sont des incubatrices de l’islamisme. Cela vous choquera peut-être, mais c’est bien là que réside le problème et je peux vous en parler d’expérience. Toute légitimité donnée à l’occasion d’une tentative de rapprochement de nature communautaire ou politique ne peut que favoriser la propagation de l’idéologie islamiste, déguisée sous les atours d’une religion, par les islamistes qui ont infiltré les mosquées.
Je vais vous faire quelques suggestions pour mener votre lutte contre la radicalisation.
Premièrement, renforcez votre loi actuelle concernant le financement du terrorisme et étendez la portée de cette loi pour prévoir la révocation du statut d’organisme de bienfaisance accordé à toute organisation qui finance des réunions d’organisations, des conférences et des congrès où l’on sait que des prêcheurs islamistes sont invités à prendre la parole, lors de réunions annuelles comme celles dont le thème est de raviver l’esprit islamique ou encore qui apportent un appui matériel à de telles activités. Retirez le statut d’organisme de bienfaisance à toute mosquée trouvée coupable d’avoir enfreint la loi sur le financement du terrorisme parce qu’elle a apporté un soutien matériel à ceux qui sont associés à des activités terroristes au Canada ou à l’étranger.
Deuxièmement, écartez de tout office fédéral et de toute commission fédérale, de la table ronde sur la sécurité de Sécurité publique Canada et de tout autre organisme du gouvernement fédéral, les personnes connues pour avoir des liens avec les Frères musulmans ou le Jamaat-e-Islami ainsi que le réseau d’organisations que ces mouvements ont inspiré pour promouvoir leurs visées islamistes.
Troisièmement, limitez ou interdisez toute activité de nature politique, surtout en période électorale, dans les mosquées et autres lieux qui leur sont associés. Ce sont là des activités à privilégier selon le manuel du parfait petit islamiste.
Quatrièmement, il y a lieu de miser sur la vocation naturelle de la police qui est de lutter contre la criminalité et de maintenir l’ordre et la sécurité, tandis que les contraintes budgétaires placent les corps policiers canadiens dans une situation délicate. Plutôt que d’investir massivement dans les programmes de lutte contre la radicalisation, qui deviennent des objets de convoitise pour des prétendus experts en quête de financement, il y aurait lieu de privilégier le travail traditionnel de la police pour contrer ou anticiper les activités d’individus soupçonnés de terrorisme dans nos collectivités, et pour les arrêter ou les inculper, de préférence avant qu’ils ne sévissent. Nous devons juguler les effets prévisibles de la radicalisation avant qu’ils ne se fassent sentir, plutôt que de nous lancer dans la lutte contre la radicalisation dont le financement grimpe en flèche, et cela après que les terroristes nous ont porté de durs coups.
En conclusion, si vous n’êtes pas prêts à régler le problème de la radicalisation et de ceux qui radicalisent notre jeunesse, nous aurons toujours un temps de retard et nous ne progresserons pas dans nos efforts pour vaincre l’islamisme, que ce soit ici ou à l’étranger. Je vous exhorte à ordonnancer les efforts que vous comptez déployer pour combattre la radicalisation, ce qui réduira la nécessité de passer du temps à rédiger des textes de loi, à diligenter d’autres études de nature sociologique, à s’engager dans une lutte contre la radicalisation et à dépenser des milliards de dollars pour tenter de mettre la main au collet des radicaux. Et puis, si vous vous en preniez directement à ceux qui tiennent le discours politique de l’islam et de la victimisation dans le dessein de radicaliser des Canadiens, vous réduiriez le niveau de risque pour la société.
Merci, sénateurs. Je suis maintenant à votre disposition.
Le président: Merci, monsieur Mansur. Nous pourrions peut-être commencer par des échanges et je constate tout d’abord qu’un de vos ouvrages s’intitule Islam's Predicament: Perspectives of a Dissident Muslim, ou encore, en français: Les maux de l’Islam, le point de vue d’un musulman dissident. Pourriez-vous nous dire pourquoi vous vous qualifiez de musulman dissident?
M. Mansur: Je me qualifie de musulman dissident parce que je rejette l’interprétation et le point de vue officiels ou courants de l’islam. Et puis, je me qualifie de musulman dissident parce que je crois, et mes écrits vont en ce sens, que les musulmans n’ont pas progressé sur un plan collectif. Ils n’ont pas progressé, en tant que culture et civilisation pour en arriver au stade de l’autocritique et de l’autoexamen, notamment sur le plan historique. Le petit effort que j’ai déployé va dans ce sens. Nous devons assumer la responsabilité de notre état.
Enfin, sénateur, et sans trop vouloir m’étendre sur le sujet, sachez que, quand j’étais encore jeune adulte — à l’âge même où l’on est le plus influençable comme ces jeunes dont nous parlions — j’ai connu une guerre génocidaire et j’ai été collé contre un mur pour être exécuté non seulement par des hommes en uniforme, mais aussi par des fidèles sortis de la mosquée pour venir leur prêter assistance.
Le sénateur Mitchell: Merci, monsieur Mansur. Vous êtes plutôt provocant dans vos propos qui ne recoupent pas mon expérience, bien que je ne sois pas musulman et que je n’aie pas fréquenté les mosquées comme vous l’avez fait. Cependant, je connais de nombreux musulmans, canadiens et autres, qui sont des personnes merveilleuses, étonnantes et remarquables et qui, je me répète, sont comme nous. Ces personnes-là adorent leurs enfants, elles veulent qu’ils aient un avenir et qu’ils contribuent à bâtir notre pays. Donc, quand vous dites que les mosquées sont des incubatrices de l’islamisme, vous ne sous-entendez tout de même pas qu’elles le sont toutes.
M. Mansur: Vos impressions sont justes, monsieur le sénateur, et on rencontre effectivement de bonnes personnes ici et là. J’espère que vous direz la même chose de moi, que je suis une bonne personne.
Je veux plutôt parler du problème particulier que vous ignorez peut-être et qu’on découvre quand on fréquente une mosquée et ses fidèles. Je ne dirai pas que les mosquées ressemblent à des villages Potemkine, mais il y a beaucoup de mise en scène pour accueillir les visiteurs. La dure réalité ne saute pas aux yeux.
Je peux vous dire d’expérience, monsieur le sénateur, qu’au cours des 50 dernières années, si ce n’est plus, les mosquées de par le monde musulman sont devenues des ferments à idéaux extrémistes sous l’effet d’une fusion entre la religion et la politique.
Monsieur le sénateur, nous n’avons pas le temps pour que j’élabore sur le sujet, et les écrits ne manquent pas à cet égard, mais permettez-moi de vous rappeler ce qu’a écrit un grand écrivain pied-noir, Albert Camus: « La politique n’est pas religion. Ou alors, elle est inquisition ». Voilà la réalité des musulmans, celle de l’inquisition.
Hassan el-Banna, le fondateur des Frères musulmans, a dit au sujet des mosquées:
La prière islamique n'est rien d'autre qu'un exercice quotidien d'organisation pratique et sociale fusionnant les aspects du régime communiste avec ceux des régimes dictatoriaux et démocratiques. Lorsque le muezzin annonce…
— c'est l'appel à la prière —
… que c'est l'heure de la prière, ils forment une masse homogène, un bloc compact derrière eux. Voilà le principal mérite du régime dictatorial: volonté unitaire et ordonnée sous l'apparence de l'égalité.
Si vous faites l'herméneutique de ce passage, et c'est ce dont je parle, ce sont les jeunes qui sont les plus impressionnables.
Le sénateur Mitchell: La personne que vous citez ne vit pas au Canada et parle, je suppose, des mosquées partout au monde, mais il y a des milliards de musulmans non radicalisés qui vont souvent à la mosquée et prient cinq fois par jour.
Il est vrai aussi qu'au Canada ce ne sont pas seulement les jeunes musulmans qui ont été radicalisés. De fait, l'auteur de l'attentat au Québec et celui de la fusillade au Parlement n'étaient pas des musulmans au départ. Il faut donc que les choses soient plus compliquées que vous le dites.
Nous avons également entendu ici des témoins dire que 85 p. 100 des musulmans au Canada ne fréquentent même pas la mosquée.
M. Mansur: Vous avez raison, monsieur le sénateur. C'est très compliqué et nous avons peu de temps. C'est très compliqué, mais nous ne pouvons pas fermer les yeux sur cette réalité déplaisante à laquelle moi-même, en tant que musulman, je me suis opposé toute ma vie, non seulement dans le monde musulman, le monde musulman arabe, mais dans sa réplique ici au Canada.
Des études ont été réalisées. J'en ai dans ma serviette, mais je ne vous ennuierai pas avec des études. J'ai plutôt une histoire très intéressante ici qui a paru dans l'Ottawa Citizen un mois après les événements du 22 octobre. C'est une mère qui parle.
Le sénateur Mitchell: Elle a comparu ici.
M. Mansur: Vous avez vu cet article. Vous l'avez tous vu. Elle parle de son fils qui a été arrêté:
Je lutte, depuis presque deux décennies, contre les extrémistes qui sont ici à Ottawa parce qu'ils ont influencé mon fils et l'ont mis sur la trajectoire des positions radicales.
Les jeunes et les autres n'attrapent pas le virus de la radicalisation tout simplement en respirant. Ce virus vient de quelque part, et l'un des endroits où il se transmet, c'est la mosquée. Comme la mosquée symbolise le sacré, personne, c'est-à-dire personne de l'extérieur, ne veut la mettre en cause.
Si vous me permettez, je vais donner un exemple parallèle. Le pire attentat terroriste avant le 11 septembre a été planifié, organisé, combiné et exécuté en sol canadien. Vous vous en souvenez, monsieur le sénateur, il a été perpétré par des Sikhs khalistanais qui — beaucoup d'entre eux — ont opéré à partir de leur temple. Et nous n'y avons pas prêté attention, monsieur le sénateur.
Le sénateur Mitchell: Ils n'étaient qu'une poignée. Je connais aussi beaucoup de Sikhs et je pense que c'est vraiment une exagération de vouloir extrapoler à partir d'une anecdote et, en quelque sorte, dénigrer tous les gurdwaras et les organisations sikhs, comme d'ailleurs toutes les mosquées.
M. Mansur: Eh bien, monsieur le sénateur, je salue votre sensibilité. Je la respecte et je prends courage à ce que vous dites. Notre pays est un puits de bienveillance, et je comprends pourquoi vous parlez ainsi.
Mais voici, monsieur le sénateur, ce que le président de la Turquie, l'un des plus grands pays musulmans au monde, a à dire à ce sujet:
Les mosquées sont nos casernes, les dômes nos casques, les minarets nos baïonnettes et les fidèles nos soldats.
Monsieur le sénateur, je ne parle pas ce langage. Je suis un étudiant de la politique, de l'histoire et de la culture qui s'est penché sur ce problème. C'est vrai, monsieur le sénateur, que 90 p. 100 des gens sont bons, mais nous parlons ici des 10 ou 20 p. 100 qui ont causé la ruine d'une civilisation allant de l'Afrique du Nord jusqu'en Indonésie, de l'Asie centrale jusqu'à l'Afrique subsaharienne.
Le sénateur Mitchell: Mais vous pouvez prétendre que des gens… Je veux dire qu'au fond c'est l'histoire du monde. Ça ne prend qu'une poignée de gens, qui ont certainement semé la ruine dans bien des cas, mais il ne s'agissait certainement pas de musulmans dans tous les cas.
Voici mon dernier point: vous semblez laisser entendre que nous devrions restreindre la liberté religieuse au Canada. N'est-ce pas exactement ce qu'ils voudraient que nous fassions? La religion musulmane est intrinsèquement bonne; elle est une théologie intrinsèquement raffinée et raisonnée, mais les gens la dénaturent, comme ils dénaturent toutes les théologies.
M. Mansur: Voilà le paradoxe, monsieur le sénateur. J'ai beaucoup voyagé. J'ai de la famille en Asie du Sud et en Afrique du Nord. L'une des choses qui m'ont été confirmées au cours d'une discussion familiale — j'étais récemment en Angleterre avec des amis — est un exemple de la situation à laquelle je suis confronté. C'est en fait la question accusatoire: Qu'est-ce que vous Canadiens êtes en train de faire en nous envoyant les imams et prédicateurs radicaux après les avoir accueillis et entretenus? Il s'agissait de l'histoire du prédicateur pakistanais Tahir ul-Qadri, à qui nous avons accordé le statut de réfugié, puis le statut de résident permanent au Canada. Il prétendait avoir été chassé du Pakistan, mais il est retourné au Pakistan et il est maintenant là, au Pakistan, à organiser de vastes manifestations avec Imran Khan et d'autres. Je suis donc là, assis avec mes amis à Londres — tous pakistanais — qui m'accusent, à la blague mais sur un fond sérieux: « Mais qu'est-ce que vous êtes en train de fabriquer? »
Cette situation est courante. Quand les gouvernements ont exercé une répression contre les islamistes partout en Afrique du Nord ou en Asie centrale, où sont allés les dirigeants? Où ont-ils été accueillis? Dois-je tous les nommer, monsieur le sénateur? Rached Ghannouchi, chef du parti Ennahdha en Tunisie. Les chefs en Afrique du Nord qui se sont réfugiés en France. À la fin, nous avons réussi à expulser une personne accusée d'attentat à la bombe en France —monsieur le sénateur, vous connaissez sans doute son nom — qui a été déportée.
Notre société, notre générosité, notre ouverture, nos valeurs libérales démocratiques — c'est d'ailleurs pour ça que j'ai écrit mon livre Delectable Lie — ont été retournées contre nous.
C'est la vieille histoire, monsieur le sénateur. Est-ce le pain ou le trou qui fait le beigne? C'est toute la question du verre qui est à la fois à moitié plein et à moitié vide. Dès que vous passez le seuil, monsieur le sénateur, vous baignez dans la chaleur qui fait partie de ma tradition, de mon enfance dans un foyer musulman, avec mes parents, mes grands-parents. Mais ma famille et des dizaines de milliers, sinon de millions, d'autres familles sont devenues victimes de circonstances historiques créées par les chefs politiques qui ont fait des choix: le démembrement de l'Inde et puis, de mon vivant, le démembrement du Pakistan. Ces événements ont été déchirants. Trois millions de personnes y ont été tuées.
Je m'excuse, monsieur le sénateur, d'avoir pris autant de temps.
Le président: J'aimerais poursuivre cette discussion générale parce qu'elle est importante. Il y a une question philosophique et, de toute évidence, idéologique qui est soulevée ici.
La question qui, je pense, se pose à nous tous autour de cette table, et à la société canadienne dans son ensemble, est celle des moyens par lesquels nous pouvons aider et soutenir ceux qui constituent, dans ce cas particulier, la grande majorité des fidèles musulmans qui sont modérés. Il y en a pourtant quelques-uns qui, évidemment, ont réussi dans certains cas, quelles qu'en soient les raisons, à prendre la direction de la communauté et à en devenir ensuite les porte-parole. Très franchement, il faut dire que tous les membres de la communauté se trouvent ainsi étiquetés. Diverses questions se posent alors à nous. Qu'est-ce que les organismes d'application de la loi peuvent faire? Qu'est-ce que peut faire la société canadienne dans son ensemble? À quoi faut-il s'attendre de la communauté musulmane elle-même? Ses membres participent à nos valeurs communes et ont un meilleur portrait de la situation que n’importe qui d’autre. Vous en avez exprimé certains aspects. À quoi vous attendez-vous de vos coreligionnaires pour être en mesure d'y résister?
M. Mansur: Monsieur le sénateur, je répondrai très brièvement. D'abord, la communauté musulmane n'est pas une communauté monolithique, pas plus que n'importe quelle autre communauté. Le monde musulman est vaste, grand et, sur le plan ethnique, diversifié. L'origine des immigrants provenant du monde musulman fait que la communauté musulmane établie ici reflète cette diversité. Les Canadiens d'origine somalienne, par exemple, ont très peu à voir avec, disons, les Canadiens d'origine indonésienne ou afghane.
S'il est question de radicalisation, ce qui rassemble les jeunes, c'est la politique identitaire. Le plus difficile, c'est d'expliquer pourquoi ce phénomène se produit chez des Canadiens de deuxième ou troisième génération de parents immigrants. Nous parlons ici d'un petit pourcentage, ceux qui vont de la politique identitaire à la radicalisation et jusqu'au djihadisme. Mais le bassin de recrutement est vaste. Pourquoi y a-t-il des Canadiens de deuxième et troisième génération qui ne s'adaptent pas, qui n'adhèrent pas avec fierté à ce que nous appelons notre identité canadienne, bien qu'elle soit elle-même multiculturelle et ainsi de suite?
Mon idée là-dessus, en parlant avec mes étudiants est la suivante. Pour la première fois, les parents, en tant qu'immigrants, se sentent réellement en sécurité, en particulier les femmes. Ils se sentent en sécurité. Leurs enfants, dans les écoles et les collèges pour la première fois, sont confrontés à des défis sans avoir eu l'expérience de leurs parents. Ces parents ont vécu les événements au Liban, en Afghanistan et en Algérie. Les enfants grandissent et, pour la première fois, sont exposés à l'étude du monde et soudainement, inspirés par leur éducation multiculturelle, ils se découvrent une identité indo-canadienne, pakistano-canadienne ou afghane-canadienne. Ils commencent alors à considérer avec émotion les problèmes des pays que leurs parents ont quittés. C'est un phénomène sociologique très intéressant, monsieur le sénateur, mais nous n'avons pas le temps de l'aborder. Pourquoi réagissent-ils ainsi?
Rapidement, la réponse réside partiellement dans la quête de sens. Ces jeunes épousent les problèmes du pays ancestral. Ils sentent qu'ils peuvent faire, qu'ils doivent faire quelque chose pour les résoudre. C'est une pente glissante sur laquelle s'engage le petit nombre, et nous sommes maintenant aux prises avec le problème.
La sénatrice Stewart Olsen: Ce que vous dites au sujet de la quête d'identité est très intéressant. Je suppose que nous en avons tous fait l'expérience. Nous voulons connaître nos racines. Par exemple, je dirai toujours que mes racines sont en Écosse, que mes ancêtres ont été expulsés des terres qu'ils occupaient, ce qui nous attriste, qu'ils ont dû s'établir ailleurs. Je comprends ce que vous dites.
Lorsque vous discutez de toute cette situation et parlez de la radicalisation, vous sentez-vous menacé?
M. Mansur: Oui, ça arrive. C'est arrivé de nouveau. Je reviens aux propos du bon sénateur Mitchell. Ça s'est produit à la mosquée. J'ai été déclaré hérétique par les imams de ma mosquée. Je ne peux plus aller à la mosquée de London et je n'y vais pas parce que ça risquerait de tourner à la violence. Violence verbale au départ, mais qui pourrait dégénérer en violence physique. Je ne me sens pas du tout en sécurité. Les gens qui disent et agissent en ce sens sont des gens très sérieux, très haut placés.
La sénatrice Stewart Olsen: Qu'en est-il de votre famille?
M. Mansur: Ma famille s'inquiète à mon sujet parce que je suis devenu un personnage public qui écrit et parle en public depuis le 11 septembre. J'aurais pu demeurer silencieux et tourner le dos à tout ceci, mais j'ai senti l'obligation de défendre mon pays, de parler de ces problèmes et de les expliquer aux gens. Ma famille a donc des inquiétudes à mon sujet, mais elle a fini par accepter la situation. Je m'inquiète pour ma famille, que quelqu'un pourrait tenter de s'en prendre à eux à cause de moi.
La sénatrice Stewart Olsen: Sentez-vous que, si vous aviez besoin d'aide, vous pourriez l'obtenir des lois canadiennes, de notre société telle qu'elle est?
M. Mansur: Je ne me suis pas mis en quête d'aide, mais je sais que les autorités policières sont là et qu'elles savent qui je suis dans ma ville. Je ferais appel à elles si je me sentais menacé. Mais si vous me demandiez si, au fond de moi-même, je ressens personnellement des inquiétudes, tout particulièrement avec ce qui s'est passé ces dernières années, je répondrais oui. Mais on ne peut pas permettre que ces choses conditionnent sa vie.
La sénatrice Stewart Olsen: Merci.
Le sénateur Dagenais: D'après de ce que vous connaissez de votre communauté, êtes-vous au courant de fonds étrangers, provenant de l'Arabie saoudite, de la Libye et du Qatar, qui sont envoyés au Canada pour financer la radicalisation ou les prédicateurs radicaux?
M. Mansur: Oui, c'est une énorme préoccupation. Je peux vous faire l'historique d'un cas à London. Il s'agit du financement d'une chaire d'études islamiques au Huron College, de mon université. Le financement de cette chaire provenait d'un organisme qui a été nommément désigné comme complice non inculpé dans d'importants procès aux États-Unis, qui est lié à l'organisation des Frères musulmans. L'une des sources particulières de financement, que j'ai mentionnée dans mon allocution d'ouverture, était l'Association mondiale pour l'appel islamique. Cette organisation a été fondée par le dictateur libyen Mouammar Kadhafi dans les années 1970. Les fonds de l'Association mondiale pour l'appel islamique venaient de la Libye et étaient administrés à partir de London. En bout de ligne, l'ARC y a mis un terme.
C'est cette organisation qui finançait la chaire de ce programme d'études. Les gens responsables d'exercer une diligence appropriée n'ont pas fait leur travail. La question demeure entière. Comment les fonds étrangers de cette organisation ont-ils pu arriver au pays et être utilisés à cette fin, à établir une chaire d'études? Manifestement, il s'agissait d'une activité où circulait de l'argent noir, qui a été blanchi. À qui cette activité fera-t-elle du tort? Qui y sera exposé? Ce sont les jeunes, la composante vulnérable de notre population.
Le sénateur Dagenais: Que devrait faire le gouvernement à l'égard d'individus dont on sait qu'ils véhiculent des vues qui heurtent celles des Canadiens, tout spécialement quand elles mènent à la radicalisation et à d'autres menaces?
M. Mansur: Monsieur le sénateur, je n'ai pas saisi la dernière partie de votre question. Auriez-vous l'obligeance de la répéter?
Le sénateur Dagenais: Je m'excuse de ma prononciation en anglais. J'ai moi aussi un accent particulier, mon accent français.
M. Mansur: C'est un très bel accent.
Le sénateur Dagenais: Que devrait faire le gouvernement à l'égard d'individus dont on sait qu'ils véhiculent des vues qui heurtent celles des Canadiens, tout spécialement quand elles mènent à la radicalisation et à d'autres menaces?
M. Mansur: On a abusé de la situation. Nous le savons, nous l'avons constaté. Dans la partie du monde dont vous m'avez parlé, ils ont un accès facile à notre pays, pour toutes sortes de raisons, et ils ont contribué généreusement à nos institutions. L'une de ces institutions est la mosquée.
Dans les discussions qui se tiennent à la mosquée, monsieur le sénateur, tout se déroule autour du livre que j'ai apporté pour vous le montrer. Je ne sais pas combien d'entre vous ont vu ce livre. Ce n'est pas le Coran. C'est la charia. C'est le texte de base de la charia autour duquel se font les discussions. Il a pour titre Le Viatique du voyageur en français, Reliance of the Traveller en anglais et Umdat al-Salik en arabe. Il y a toute une liste de textes que je pourrais vous montrer et qui circulent librement. J'ai apporté ces textes. Je ne suis pas sûr si vous connaissez ce livre ou si vous en avez entendu parler. Il est intitulé Jalons sur la route de l'islam et son auteur, Sayyid Qutb, un Frère musulman, est l'un des penseurs à l'origine de l'islamisme. Ce livre, monsieur le sénateur, est le Que faire? du monde musulman, le Mein Kampf de l'islamisme.
Toute une série de ces livres, chers sénateurs, passe dans la communauté par l'entremise de la mosquée et des organismes liés à la mosquée. C'est ce que les jeunes lisent. C'est pourquoi je suis un musulman dissident. J'ai des sentiments ambivalents à ce sujet, mais si le gouvernement est sérieux dans sa volonté d'agir, il doit alors aider les organisations musulmanes qui cherchent à prendre pied au Canada mais qui n'ont pas et ne peuvent obtenir le soutien financier voulu, celles qui subissent des pressions et des attaques constantes, à apporter aux jeunes la compréhension critique de notre tradition afin de les vacciner contre ce genre d'écrits.
Je lis les mêmes textes, je lis le même Coran, mais je n'en viens pas à la même conclusion que Sayyid Qutb, la conclusion à la Mein Kampf, celle qui empoisonne nos jeunes, en particulier les convertis qui n'ont aucune connaissance du contexte dans lequel le Coran ou les hadiths ont été rédigés. Tout passe par le prisme de leur Mein Kampf.
Le sénateur White: Je vous remercie chaleureusement de vous être présenté ici aujourd'hui. J'ai entendu bon nombre de témoins et certains ont fait état, comme vous, de leurs préoccupations au sujet des mosquées et de certains enseignements qui y sont prodigués. D'autres nous ont dit que ce n'était pas la communauté musulmane en général qui avait ces préoccupations, mais plutôt quelques gens en marge de cette communauté. Je dois dire bien honnêtement que je ne sais pas qui croire. Quand j'étais chef de police à Ottawa, je rencontrais et traitais périodiquement avec de nombreux imams, et nous avons beaucoup parlé de nos difficultés lorsqu'il fallait contrecarrer et, dans quelques cas, arrêter des terroristes dans cette communauté qui étaient résolus à tuer des gens ou, à tout le moins, à provoquer des changements dans notre société
Je cherche à être juste, monsieur Mansur. Je ne dis pas que je ne vous crois pas; je tâche de voir pourquoi nous devrions croire ce que vous dites, alors que d'autres nous disent le contraire.
M. Mansur: La réponse simple et brève est que l'islam a de nombreux visages et qu'il faut être un étudiant assidu de la question pour pouvoir les discerner et les comprendre.
Je ne veux pas m'attarder sur le sujet, mais puisque nous en parlons, il faut savoir que la mosquée, partout au monde, en particulier dans les pays musulmans et maintenant à l'extérieur de ces pays, incarne l'« islam officiel ». Nous avons de graves problèmes avec l'islam officiel. C'est l'islam officiel qui perpétue ces arguments. Vous serez peut-être choqués de l'apprendre, mais le Pakistan, pays que je connais très bien — j'en parle la langue — a amorcé l'islamisation dans les années 1970 sous le général Zia-ul-Haq, celui qui a fait pendre l'ancien président du Pakistan, Zulfikar Ali Bhutto. L'islamisation, qui est l'islam officiel, avait pour but d'établir le code de la charia. C'est le code de la charia. Le débat au sein de la communauté musulmane tourne donc autour de la question de l'authentique musulman? Un tel est-il un musulman authentique qui accepte le code de la charia? Est-il vraiment un authentique musulman ou est-il devenu un hérétique ou, pire, un apostat qui rejette le code de la charia? Si vous regardez les données de sondage au Pakistan, vous constatez que le pays est divisé. Plus de 50 p. 100 des gens souhaitent vivre dans un pays qui est démocratique et non régi par le code de la charia, mais c'est l'autre moitié des gens qui prend la décision.
Sans prendre trop de temps, monsieur le sénateur, je vous donnerai un très bref exemple. Le Pakistan et l'Inde sont taillés dans la même pièce. La deuxième plus grande communauté musulmane nationale au monde se trouve en Inde. Là, ce n'est pas l'islam officiel et, en Inde, les musulmans ne courent pas poser des bombes et abattre les gens. Il y a toutes sortes d'autres problèmes. Les quelque 180 millions de musulmans en Inde ne sont pas mêlés à des problèmes comme ceux qu'on rencontre au Pakistan.
Le sénateur White: Merci beaucoup. En fait, j’enseigne en Inde, à l’Académie nationale de police, et je sais qu’ils ont également des problèmes avec des extrémistes au sein de la communauté musulmane. Mais je vous sais gré de cette précision.
Que nous apprendrait le sondage à propos de la communauté musulmane au Canada? Je suis intéressé par ce que vous avez dit à propos du Pakistan, mais j’aimerais savoir ce qu’il en est du Canada?
M. Mansur: Je vais évoquer le sondage qui a été fait voici deux ans environ par l’Institut Macdonald-Laurier et qui donne des informations très positives. Plus de 75 p. 100, je dirais 80 p. 100, des musulmans du Canada sont très bien disposés envers le pays. Cependant, le problème tient au noyau de 10 à 20 p. 100, disons 15 p. 100, de ces personnes dont nous parlions. C’est ce qui ressort du sondage CBC-Environics et MLI, lequel indique qu’il existe un noyau dur qui tend vers la pente glissante de l’extrémisme. Ce sont donc les 5 à 8 p. 100 au sein de cette frange qui nous causent du souci.
Le sénateur White: Nous venons justement d’entendre deux témoins qui nous ont parlé des trois cercles concentriques, et ils ont identifié la toute petite minorité qui franchit ce dernier pas. Il a été question hier d’un individu qui, à l’évidence, s’était radicalisé et dont on peut penser qu’il est aujourd’hui en Syrie.
J’aimerais savoir quel est, à votre avis, le pourcentage de ces individus qui passent à l’action.
M. Mansur: S’agissant de la ville de London, nous savons que deux de nos jeunes gens y sont partis.
Le sénateur White: Vous avez clairement parlé de 15 p. 100, et puis d’une proportion hypothétique de 5 à 7 p. 100. Compte tenu de vos propres investigations, quel pourcentage retenez-vous? Pour ma part, je ne crois pas trop aux 15 p. 100, et certainement pas aux 5 à 7 p. 100.
M. Mansur: C’est le résultat du sondage.
Le sénateur White: En effet, mais je vous demande, monsieur, quel est le pourcentage qui passe à l’action?
M. Mansur: Il s’agit d’une toute petite fraction.
Le sénateur White: Vous diriez donc, moins de 1 p. 100?
M. Mansur: C’est cela, moins de 1 p. 100.
Le sénateur White: Merci beaucoup.
La sénatrice Beyak: Merci de votre excellent exposé.
Je crois que le sénateur White s’exprime pour les nombreux Canadiens qui suivent notre audience en direct et qui savent bien que nous sommes des gens accueillants et un pays d’une grande diversité. Nous sommes prêts à recevoir, au pays, des immigrants venant de tous les horizons, et les Canadiens savent que 85 p. 100 des immigrants, et des gens en général, sont de braves gens. Mais les 15 p. 100 restants sont pour nous quelque chose d’effrayant. Nous savons aussi, je crois bien, que si nous ne savons pas tirer les leçons de l’histoire, nous sommes voués à la voir se répéter.
Compte tenu de la longue étude consacrée à ce sujet, j’aimerais que vous nous parliez de la menace que représentent le wahhabisme et le salafisme. La semaine dernière, nous avons entendu le témoignage de la mère d’un jeune homme qui nous a expliqué pourquoi ces mouvements sont si attrayants et ce que nous pouvons faire pour y remédier.
M. Mansur: Vous voulez savoir pourquoi le salafisme est attrayant?
La sénatrice Beyak: C’est bien cela. Cette personne nous a dit que le salafisme et le wahhabisme sont des mouvements très radicaux, capables d’aller étendre leur influence sur son fils, et, craint-elle, sur d’autres jeunes gens.
M. Mansur: Il s’agit là de ce pourcentage d’environ 15 p. 100 de la jeunesse qui est vulnérable, mais dont une toute petite fraction seulement se laisse entraîner jusqu’à s’engager.
Encore une fois, ce pourcentage de 15 p. 100 est composé de jeunes très vulnérables à l’idéologie salafiste, car ils cherchent à donner un sens à leur vie, ce qui est une chose très importante à leur âge. Alors, qu’ils étudient de leur côté ou que d’autres personnes viennent — les aînés notamment — le leur inculquer, ils entendent dire que pour être eux-mêmes, ils doivent essayer d’imiter et de suivre du plus près possible la vie du prophète et des personnes de sa génération. C’est ce genre d’influence qui les fait régresser et les ramène à cette aspiration. ** Ensuite, ils s’ouvrent à une influence encore plus profonde, comme celle qui provient des écrits d’Hassan al-Banna, Sayyid Qutb, et d’autres encore.
L’idée selon laquelle les mosquées servent de vivier à l’islamisme laisse bien des gens sceptiques, ce qui est une bonne chose. Cependant, il faut tenir compte de l’autre face de cette réalité, à savoir que nous sommes au Canada et qu’il s’agit précisément de mosquées sunnites. Je rappelle qu’environ 85 p. 100 des musulmans sont sunnites, si bien que la majeure partie de ces mosquées sont dirigées par des imams et par leurs collaborateurs, qui proviennent soit du Moyen-Orient soit du Pakistan et qui ont été formés dans les madrasas, je veux dire des écoles religieuses de ces pays. C’est de là que vient le système de valeurs que l’on retrouve de façon extrêmement vivace dans les mosquées. Ensuite, lorsqu’ils mettent le pied hors de la mosquée, ils se heurtent à un mode de vie contradictoire, parce qu’à l’intérieur de la mosquée, le système de valeurs tend à épouser le plus possible le mode de vie actuel des Saoudiens.
Je ne voudrais pas abuser de votre temps, madame la sénatrice, mais je vous demande simplement une demi-minute pour ne pas perdre cette occasion. Au début des années 1990, j’ai quitté Ottawa pour me rendre à l’Université Western Ontario et cela fait plus de 20 ans, par conséquent, que je m’y trouve. À l’époque, mes cheveux étaient encore bien noirs et j’avais un grand nombre d’étudiants provenant du Moyen-Orient et d’Asie du Sud. Pas une de mes étudiantes ne portait le hijab, cela n’existait tout simplement pas. Mais, après le 11 septembre 2001, le pendule est passé de l’autre côté et, aujourd’hui, il est rare de voir une jeune musulmane provenant du Moyen-Orient ou d’Asie du Sud qui ne porte pas le hijab. On sait donc d’où vient cette influence.
Lorsque je retourne au Pakistan ou au Moyen-Orient, en général, et que je m’entretiens avec les gens de la génération de ma femme ou de ma belle-mère, je sais bien que le rejet du hijab était un signe d’émancipation. Or, voilà que leurs petites-filles se remettent à porter le hijab et il y en a même, parmi elles, qui veulent être encore plus authentiques et qui revêtent le niqab. Donc, encore une fois, le pendule est passé de l’autre côté.
Le sénateur Enverga: Merci, monsieur Mansur.
Dans le passé, vous avez comparé les organisations islamistes et les talibans aux groupements communistes du XXe siècle. Nous essayons, dans le cadre de notre étude, de mettre au jour la nature du phénomène de radicalisation ainsi que les convictions idéologiques qui le sous-tendent. Pourriez-vous, à notre intention, entrer dans le détail de ces similitudes entre les motivations qui animent l’islam politique et celles qui alimentent les idéologies radicalisées?
M. Mansur: Il faudrait beaucoup de temps pour vous brosser un tableau historique, mais je vais essayer — si je puis m’y retrouver dans mes propres écrits — de vous citer les propos émis à ce sujet. Il s’agit des écrits des têtes pensantes de l’islam moderne — Hassan al-Banna et compagnie. Ces gens ont grandi et sont arrivés à maturité au cours de la période particulièrement critique des années 1930 et ont donc pu s’imprégner des idées du fascisme et du communisme. Après les avoir absorbées, ils ont transformé la religion en entreprise politique. Je m’apprête à mettre en exergue certains de leurs écrits. Il s’agit d’un mouvement totalitaire, celui des Frères musulmans et du Jamaat-e-Islami. Je vais vous lire ce qu’a écrit Maududi, le fondateur du Jamaat-e-Islami, l’homologue des Frères musulmans. Que doit être, selon lui, un État musulman? Je cite:
Dans cette sorte d’État, personne ne peut considérer un domaine quelconque de ce qui le concerne comme étant personnel ou privé. Vu sous cet angle, l’État islamique présente une sorte de ressemblance avec l’État fasciste et l’État communiste.
Les étudiants de premier cycle, qui ont entre 17 et 20 ans, n’ont aucune expérience de la vie réelle. Ils évoluent dans un monde d’idées abstraites; or, dans un tel monde, les idées que je viens de citer sont extrêmement attrayantes. Nous sommes tous passés par une telle phase et je suis sûr que vous vous en souvenez. Nous avons tous été, d’une façon ou d’une autre, gagnés par ce genre d’idées, mais nous les avons dépassées. Aujourd’hui, nous nous trouvons face au défi de l’islamisme, des Frères musulmans, des talibans, de Jamaat-e-Islami et de tout un essaim d’organisations, et nous devons y faire face sans aucun appui, au sein du monde musulman, sous forme d’expérience démocratique des sociétés concernées — je veux parler également des Philippines et de l’Indonésie.
Au Canada, ces jeunes gens sont déchirés entre ce qu’ils apprennent ou ce qu’on leur inculque dans un certain milieu — notamment celui représenté par la mosquée mais il y en a d’autres qui gravitent autour —, et puis la société en général qui constitue un contexte totalement différent. Et c’est là que réside la contradiction qu’ils doivent vivre au quotidien.
On peut dire que j’ai eu le privilège de m’entretenir avec ces étudiantes et ces étudiants, et que cela leur a donné l’occasion de s’ouvrir à moi ou à des personnes comme moi pour obtenir des conseils.
Ainsi, le principal problème qui se pose pour les jeunes femmes, ce sont les mariages arrangés. Quant aux jeunes hommes, la difficulté tient au fait que leur fiancée a été choisie pour eux. Je peux vous citer le cas récent de l’un de mes étudiants, particulièrement brillant. Il s’agit d’un Pashtoun, originaire du nord-ouest du Pakistan. Les Pashtoun vivent de part et d’autre de la frontière avec l’Afghanistan. Ce jeune homme, beau et intelligent, était déprimé au point de friser le suicide. Pourquoi? Parce que ses parents et sa famille l’obligeaient à épouser sa cousine qui habitait au pays, à Peshawar. J’ai passé des heures entières avec lui pour l’aider à achever sa formation et à se sortir de ce milieu, et aujourd’hui il va bien et il est parti pour l’Alberta, où, grâce à Dieu, il a trouvé du travail et a échappé au milieu familial.
C’est là un problème récurrent que celui de la famille au comportement totalitaire. Sans entrer dans la sociologie, le milieu familial peut être extrêmement contraignant. Aqsa Parvez, par exemple, a été assassinée. Or, tout ce qu’elle voulait, en tant que jeune fille canadienne, c’était pouvoir être libre, s’habiller à sa façon, sortir et rentrer à la maison. Mais c’était là briser le code d’honneur, et on connaît la suite.
Or, ce mouvement totalitaire trouve sa légitimation dans une certaine lecture des textes religieux. C’est là le nœud du problème car une fois ces jeunes gens déterminés à devenir des djihadistes, nous ne pouvons plus les dissuader et ils trouveront moyen de nous échapper, sauf si nous sommes décidés à les arrêter avant qu’ils ne franchissent le pas.
Le président: Chers collègues, il est 16 h 30. Je vais donc à présent remercier notre invité. Merci de votre exposé très riche en informations.
Passons à présent à notre dernier groupe de témoins. Nous recevons, dans le cadre de notre examen des menaces pesant sur le Canada et sur les Canadiens, Jocelyn Latulippe, directeur général adjoint, Grande fonction des enquêtes et de la sécurité intérieure, Sûreté du Québec. M. Latulippe, qui compte plus de 25 années de service dans la police, a commencé sa carrière à la Sûreté du Québec en mars 1988 en tant qu’agent de patrouille. En 2002, il a été nommé directeur de la Division des services de soutien aux enquêtes criminelles, avant de devenir inspecteur en chef à la Direction des services des enquêtes criminelles. Monsieur le directeur général adjoint Latulippe est titulaire d’une maîtrise en administration publique de l’École nationale d’administration publique.
Je vois que vous êtes accompagné du lieutenant Sylvain Guertin. Nous sommes à l’écoute de vos propos liminaires. Vous avez la parole.
[Français]
Jocelyn Latulippe, directeur général adjoint, Grande fonction des enquêtes et de la sécurité intérieure, Sûreté du Québec: Je me présente, Jocelyn Latulippe, directeur général adjoint, Grande fonction des enquêtes et de la sécurité intérieure. Je suis responsable de l'ensemble des enquêtes criminelles du renseignement, de la protection de l'État et de la lutte au terrorisme et à l'extrémisme violent. Je suis accompagné du lieutenant Sylvain Guertin, chef du Service des enquêtes sur la menace extrémiste.
J'aimerais d'abord remercier les membres du comité sénatorial de nous avoir invités à parler des efforts déployés par la Sûreté du Québec en matière de lutte au terrorisme et à la menace extrémiste.
À la Sûreté du Québec, le Service de la lutte contre le terrorisme a été créé en 2002 en réponse aux attentats terroristes du 11 septembre 2001. Au moment de sa création, le SLCT avait pour mission d’orienter et de coordonner les activités tactiques et stratégiques liées à la prévention, à la préparation et à la réponse aux actes terroristes commis sur le territoire québécois. Il participait alors aux efforts nationaux visant directement les enquêtes sur les crimes motivés par des objectifs terroristes.
Par la suite, le service a évolué afin de diversifier ses créneaux d'activité, pour lutter contre le terrorisme et la criminalité de soutien aux activités terroristes. Nous avons élargi nos activités à la criminalité haineuse et aux fugitifs à haut risque. Dernièrement, ce service est devenu le Service des enquêtes sur la menace extrémiste. Ce dernier a entrepris d’élargir sa mission tout en mettant l’accent sur un rôle plus généraliste en ce qui a trait aux enquêtes. Il a aussi privilégié le fait que les enquêtes sur le terrorisme soient plutôt menées en partenariat avec les Équipes intégrées de la sécurité nationale, pour ce qui est des affaires internationales.
Lieutenant Sylvain Guertin, chef, Service des enquêtes sur la menace extrémiste, Sûreté du Québec: J'aimerais remercier à mon tour les membres du comité de l’invitation. Actuellement, mon service s’occupe de l’enquête, de la coordination et de la collaboration liées aux différentes activités policières dans le cadre de la lutte contre l’extrémisme et le terrorisme domestique. Nous effectuons également des enquêtes sur des activités qui pourraient porter atteinte à l’intégrité de l’État, du gouvernement et de ses infrastructures essentielles.
Nos secteurs d'activité sont les mouvements extrémistes, les crimes haineux, les mouvements antigouvernementaux, les délinquants solitaires violents, la menace terroriste et les activités de soutien, les crimes visant la sécurité et l’intégrité du réseau informatique gouvernemental et le piratage. Depuis cinq ans, en plus de nos activités de formation, de coordination et de prévention, le service a reçu plus de 900 signalements qui ont mené à l'ouverture de plus de 275 dossiers d'enquête, soit environ 30 p. 100 des dossiers qui ont été ouverts à la suite des événements de Saint-Jean-sur-Richelieu. La majorité des dossiers ouverts par le service sont liés à l'extrême droite et aux crimes haineux, en ce qui concerne plus de 25 p. 100 des dossiers. Ensuite viennent les dossiers liés à la radicalisation islamiste, qui représentent un peu moins de 25 pour cent, les acteurs solitaires violents et les mouvements antigouvernementaux. Au total, ces quatre créneaux représentent environ 70 p. 100 de nos activités. L’autre 30 p. 100 est consacré à d'autres créneaux extrémistes.
Nos dossiers ont mené à l’émission de 144 mandats et à 53 arrestations, dont trois dossiers en vertu de l'article 83.231 du Code criminel. Nous avons aussi développé une expertise en ce qui a trait au mouvement antigouvernemental connu sous l’appellation Freemen on the Land. De plus, nous avons formé plus de 800 intervenants au sein du système judiciaire québécois et mené plusieurs enquêtes partout dans la province.
M. Latulippe: Pour la Sûreté du Québec, la prévention de la radicalisation qui mène à la violence réfère à quatre piliers qui sont définis dans la structure de gestion policière contre le terrorisme. Cette structure travaille en partenariat avec le SPVM et la GRC et les divers services de police municipaux. Ces piliers sont la prévention, le renseignement, les enquêtes et la réponse. Mon exposé sera axé sur les trois premiers piliers.
Tout d’abord, pour veiller à la prévention, il est primordial d'établir des liens avec les communautés et les nouveaux arrivants sur l'ensemble du vaste territoire couvert par la Sûreté du Québec. Les policiers doivent pouvoir les soutenir contre les attraits de la radicalisation. Le développement d'une confiance mutuelle entre la Sûreté du Québec et les différentes communautés culturelles est primordial, ce qui permettra une meilleure communication et, éventuellement, une meilleure collaboration face au phénomène de la radicalisation menant à la violence.
La Sûreté du Québec cherche aussi à prévenir la radicalisation de Québécois dits « de souche », qui cherchent à joindre des groupes radicaux pour être reconnus, pour trouver un sens à leur vie ou pour combattre les injustices par l’entremise de la violence. La santé mentale est aussi un enjeu qui demandera l’aide des professionnels de la santé.
Le défi pour la SQ est de définir un modèle qui pourrait être déployé en région, loin des grands centres. Les nouveaux arrivants sur notre territoire s'insèrent dans des communautés plus restreintes, dans des régions où l'immigration est un phénomène plus récent, ce qui peut causer un risque de repli communautaire. Le programme de liaison avec ces communautés est la meilleure façon de prévenir ce phénomène et d'éviter le profilage racial.
Il existe d'autres modèles, comme le parrainage des municipalités, les policiers qui interviennent en milieu scolaire et le programme des relations avec les communautés. Ce sont des outils à la disposition de l'organisation lui permettant d'être en contact avec la population et de soulever les situations problématiques. La prévention est à la base de notre programme.
Ensuite, il existe trois grands défis au niveau du renseignement, soit la détection et la remontée de l'information, la vigie des médias sociaux, et la complexité de la lutte à l'extrémisme violent et de la sécurité nationale.
Quant au renseignement, la détection de signaux faibles et d'indicateurs de radicalisation qui mènent à la violence passe avant tout par les policiers de proximité et les intervenants de première ligne, qui sont le plus près des individus qui pourraient se radicaliser.
La Sûreté du Québec applique le modèle de la police de proximité, dont l'un des postulats propose que les services de police ne puissent lutter efficacement contre la criminalité que s'ils établissent des partenariats et travaillent en collaboration avec la population dans la collecte de renseignements et la détection de situations à risque. La communauté doit donc participer à sa propre sécurité en aidant les services de police à détecter les signes de radicalisation violente. Ainsi, l'éducation de tous les types d’intervenants par l’entremise d'un programme de formation et de sensibilisation est primordiale.
Aussi, nous sommes d'avis que tout nouveau policier devrait suivre un programme obligatoire de formation et de sensibilisation à la sécurité nationale, qui couvre les aspects de détection des signaux faibles et de la remontée de l'information. Il faut pouvoir faire converger les renseignements vers les unités de renseignement et d'enquête. En ce sens, la SQ croit qu'il est nécessaire de fournir aux premiers intervenants des outils simples et faciles à utiliser, car la sécurité nationale n'est pas un créneau commun et s'avère complexe. Il faut aussi ajouter que les agents de première ligne doivent accorder davantage de priorité à la lutte aux crimes liés à la haine.
La collecte de renseignements doit aussi être effectuée sur Internet et sur les médias sociaux. Le Web est, aujourd'hui, un vecteur important de radicalisation et de recrutement, mais aussi une source de renseignements et une mine d'information qui permet la détection de crimes et de comportements suspects. En effet, environ 50 p. 100 des signalements qui nous sont rapportés concernent un crime possible commis par l’intermédiaire de Facebook, de Twitter, de YouTube ou de toute autre plateforme. Il devient ainsi nécessaire que les services de police investissent dans la détection sur les médias sociaux en développant leurs capacités de vigie.
L'autre enjeu est lié au fait que la lutte à l'extrémisme violent et la sécurité nationale sont des domaines complexes qui ne sont pas naturels pour les policiers. Nous faisons face à un nouveau défi dans un domaine qui est motivé par l'idéologie qui, contrairement à une criminalité plus classique comme le crime organisé, se déploie de manière plus cachée, individuelle, à la limite entre l'infraction criminelle et le comportement suspect.
La lutte à la radicalisation et à l'extrémisme violent n'est possible qu'avec la participation de partenaires. Les corps policiers doivent s'impliquer et impliquer également les ministères et organismes, les municipalités, le secteur privé et la population dans le travail de détection de comportements à risque. Le partage de la communication entre tous les intervenants est primordial, mais le contexte de la sécurité nationale amène un élément de complexité. Nous devons éviter le profilage et respecter les libertés selon les chartes canadienne et québécoise.
Enfin, il est nécessaire d'adresser une réponse claire face à l'extrémisme menant à la violence de tout horizon en évitant de se concentrer sur une seule sphère, qui pourrait mener à la stigmatisation de certaines communautés.
Nous sommes d'avis que la théorie de la Broken Window doive être appliquée par la criminalisation de tout crime basé sur la haine ou des motivations extrémistes. Cette stratégie permet de miner les processus de radicalisation qui mènent à la violence dès le départ, et de préserver le sentiment de sécurité de la population.
En termes d'enquêtes, pour la communauté policière au Québec, le succès des dossiers passe par le partenariat. La Sûreté du Québec participe à la Structure de gestion policière contre le terrorisme (SGPCT), avec la GRC, le SPVM et les sûretés municipales concernées. Cette structure est constituée de trois niveaux décisionnels: un commandement stratégique provincial, qui est établi en partenariat, les commandements unifiés, en termes de prévention, de renseignement, d’enquête ou de réponse, et les cellules de gestion opérationnelle sur le terrain prêtes à agir en tout temps. Le partenariat dans le domaine des enquêtes se traduit par une coordination des enquêtes liées à la sécurité nationale menées au Québec. La SQ participe à des rencontres avec ses partenaires afin de discuter des dossiers en cours et d’effectuer l’harmonisation des enquêtes. Cet exercice s'est avéré encore plus important compte tenu des événements survenus à Saint-Jean-sur-Richelieu et à Ottawa, et du nombre excessivement élevé de signalements qui ont suivi. Si nous n’avions pas eu cette structure durant les événements de Saint-Jean-sur-Richelieu, nous n’aurions pas été aussi rapides dans nos décisions, dans nos actions et dans la progression du dossier en vue de saisir tous les enjeux et la menace à laquelle nous faisions face.
Ensuite, le Sûreté du Québec partage ses renseignements avec ses partenaires afin de leur fournir le meilleur soutien possible dans le cadre de leurs enquêtes et d'être efficace. Enfin, comme nos partenaires, nous participons aux efforts des Équipes intégrées de la sécurité nationale dans le but de mettre en commun les expertises organisationnelles, de rendre disponibles les ressources et les renseignements et de participer à l'effort national de lutte au terrorisme et à l'extrémisme violent.
Pour terminer, j'aimerais souligner les trois grands défis prioritaires liés à notre mission, soit l'éducation, le partenariat et l'Internet.
Michael Moore a dit un jour que « L'ignorance mène à la peur; la peur mène à la haine, la haine mène à la violence. »
Il faut donc chercher à éduquer les gens pour diminuer l'ignorance face aux différences. La prévention de la radicalisation menant à la violence présente donc un défi important d'éducation et de communication pour la Sûreté du Québec, comme pour tous ses partenaires de la SGPCT. Nous avons d’ailleurs créé une cellule de gestion opérationnelle à cet effet dans le but de coordonner l'effort provincial de prévention.
En matière d'éducation, il faut pouvoir rejoindre les premiers intervenants et leur transmettre les connaissances nécessaires qui leur permettront de détecter les signaux faibles et les comportements suspects chez tous les citoyens dans un créneau aussi complexe. Aussi, ils doivent pouvoir connaître les communautés culturelles qui s'établissent davantage dans les régions et avec lesquelles le contact peut s'avérer différent afin d'éviter le profilage et le repli. Ces communautés doivent davantage nous connaître, en tant que partenaires de leur sécurité. Le rapprochement avec ces communautés est primordial et doit faire partie de notre stratégie, tout comme la collaboration des gens qui travaillent dans le domaine de la santé mentale, et qui sont confrontés à ce phénomène. Ainsi, nous devons tous grandir et partager nos réalités devant cette menace qu'est la radicalisation menant à la violence.
En ce qui concerne les partenariats, il est nécessaire de mettre en place des structures permanentes de lutte à l’extrémisme et au terrorisme dans chaque province, lesquelles sont soutenues par des piliers, tels que ceux mis de l’avant au Québec par la Structure de gestion policière contre le terrorisme, un peu à l’exemple du modèle des escouades générales mixtes contre les motards criminalisés qui a amené le partage des préoccupations et des responsabilités. D’ailleurs, cela s’est avéré efficace en ce qui a trait aux motards criminalisés. Une telle structure permanente au Québec a permis de briser les barrières entre les organisations et de faire en sorte que la Sûreté du Québec soit extrêmement bien préparée et efficace au moment où surviennent des événements de nature extrémiste et terroriste anticipés ou réels.
Enfin, la capacité de vigie des médias sociaux et d'Internet doit être coordonnée à l’échelle nationale et provinciale, car il s'agit d'un terrain fertile à la haine, à la radicalisation et à la propagande extrémiste et violente. Les menaces à la sécurité publique sont de plus en plus invisibles en raison d'Internet et des médias sociaux. La sécurité publique et les corps policiers doivent prendre ce virage vers l’invisible et s’adapter à un environnement plus complexe et diffus. De plus en plus de signalements et d’activités criminelles proviennent et proviendront du Web.
En résumé, la formation des premiers intervenants, les structures permanentes touchant tous les crimes de haine et d'extrémisme, jusqu'au terrorisme, de la prévention jusqu'aux enquêtes, et finalement, une présence virtuelle suivie d'un dialogue avec les communautés et la recherche de signaux faibles à tous les niveaux, voilà les outils gagnants de la communauté policière au Québec, dont fait partie la Sûreté du Québec.
Le sénateur Mitchell: Merci beaucoup à vous deux pour vos présentations. C’était excellent et très informatif. J'ai plusieurs questions, dont une qui concerne vos relations avec les communautés.
[Traduction]
Plusieurs témoins nous ont déclaré que les mosquées sont de véritables catalyseurs de ressentiment et de radicalisation et que les gens y sont soumis à un processus éducatif, dirons-nous. Or, d’après vos déclarations, tel ne semble pas être le cas. Vous-même travaillez avec les gens qui font partie de la communauté et vous semblez convaincu que ces personnes partagent nos valeurs et nos orientations générales en tant que Canadiens, et que seule une petite minorité est vulnérable à la radicalisation.
[Français]
M. Latulippe: C’est effectivement un bon point. Nous pouvons obtenir une bonne collaboration de la part des gens dans les mosquées et de la communauté musulmane, si c’est ce dont vous parliez. Mais nous devons également porter une grande attention afin d’éviter d’accorder la priorité à une communauté au-delà d'une autre. Le travail de lutte à la radicalisation doit être fait de façon égale avec toutes les communautés culturelles, et même avec les Québécois de souche.
Dans le fond, nous devons être à la recherche de signaux faibles avec l’ensemble des gens sur le territoire, et c'est le défi, pour éviter une stigmatisation qui, en fin de compte, va provoquer de la haine, laquelle provoque à son tour de la peur et de la violence. Le fait de trop stigmatiser une communauté par rapport à une autre, ou de cibler des endroits plus que d’autres, comme les mosquées, entraîne un cycle qui est dangereux. Les corps policiers doivent porter grand intérêt à ce défi.
Le sénateur Mitchell: Merci beaucoup pour ces commentaires.
[Traduction]
Disposez-vous de ressources en suffisance, qu’il s’agisse d’argent ou de personnel? Je sais qu’on n’en a jamais suffisamment, mais, disons, une estimation raisonnable?
[Français]
M. Latulippe: Actuellement, je ne crois pas qu’il s’agisse d’un enjeu financier comme d’un enjeu de complexité et de nouveaux défis. La police est un environnement qui évolue rapidement; la criminalité aussi. Cependant, cet enjeu de sécurité nationale et de radicalisation n'est pas quelque chose de concret, de palpable à tous les jours. C’est nouveau pour les policiers, et il y a un travail d'adaptation à faire.
Par ailleurs, là où, financièrement, je crois que nous allons atteindre un certain plafond, c'est dans le cadre de la lutte à la radicalisation par Internet. C'est un effort qui demande beaucoup d'argent, de formation et d'équipements, et je crois que, tôt ou tard, nous devrons nous doter d'une certaine stratégie, autant provinciale que nationale, pour éviter de répéter des dépenses, de travailler en silos, c’est-à-dire de refaire le même travail à plusieurs endroits au Canada à partir du même bassin que représente Internet, et ce, sans compter le jour où nous allons attaquer le Web invisible.
De nombreux efforts doivent être coordonnés et être menés ensemble. Il y a un principe d'économie, mais il faut aussi éviter des silos dans le domaine du renseignement. Je dirais que, en matière financière, il s’agit d’adopter les bonnes pratiques plutôt que de disposer davantage d’argent, mais les bons investissements sont toujours utiles.
Le sénateur Dagenais: Merci, monsieur Guertin et monsieur Latulippe. C'est avec une certaine fierté que je vous vois aujourd'hui. Évidemment, après 39 ans à la Sûreté du Québec, on n'oublie pas ses racines. Merci beaucoup d'avoir accepté l'invitation.
Je vais revenir aux événements qui sont survenus au Parlement le 22 octobre. Est-ce que ces événements vous ont obligés à revoir la sécurité des parlementaires et des édifices gouvernementaux au Québec?
M. Latulippe: Oui, en partie. Nous avons dû étudier ce qui s'était passé à Ottawa pour en tirer des leçons et améliorer nos pratiques. Les pratiques en matière de sécurité qui sont mises en œuvre à l'Assemblée nationale ou ailleurs pour les édifices importants nécessitent un processus d'adaptation qui est continu. C'est un défi constant pour nous d'adapter nos méthodes de sécurité aux dernières stratégies des criminels, des extrémistes ou des terroristes.
En partie, nous avons réagi à ce qui s'est passé et nous en avons tiré des leçons, mais je vous dirais que nous avions entamé des travaux importants de rehaussement de la sécurité, tant à l’Assemblée nationale que dans d’autres édifices gouvernementaux.
Le sénateur Dagenais: Le Comité sénatorial de la sécurité nationale et de la défense doit présenter des recommandations pour améliorer la sécurité nationale. Auriez-vous des suggestions à nous faire afin que nous puissions vous aider dans votre travail, entre autres sur le terrain, au Québec?
M. Latulippe: C'est une très bonne question. Sans vouloir spécifiquement parler de solutions pointues, certaines choses peuvent être faites, par exemple appuyer des initiatives de rapprochement et de responsabilisation de toutes les communautés dans la lutte à la radicalisation, à la violence et aux idées extrémistes et terroristes.
Une autre façon importante dont vous pourriez nous aider serait en contribuant à faciliter l’obtention de renseignements de la part des fournisseurs de services Internet canadiens ou étrangers en appuyant les travaux des différents sous-comités, que ce soit ceux de l'Association canadienne des chefs de police, du comité sur la cybercriminalité ou au niveau des travaux FPT. Certaines solutions ont été apportées qui nous seront vraiment utiles pour diminuer les délais.
Il ne s’agit pas d'augmenter l'intrusion dans la vie des Canadiens, mais de favoriser les délais d'enquête les plus courts possible, même lorsque nous ne sommes pas en situation d’urgence, mais pour lesquels tout retard peut donner une plus grande latitude aux terroristes pour commettre des actes.
Nous devons réfléchir également à la criminalisation des actions de promotion et de soutien aux activités extrémistes ou terroristes afin d'en empêcher la promotion. Il y a un effort à faire de ce côté-là également. Finalement, il faut amener les fournisseurs de services Internet à assumer leurs responsabilités dans la dénonciation des actes terroristes, comme dans les dossiers de la pornographie juvénile.
Ce sont toutes des idées sans être des solutions très pointues. Enfin, il y aurait peut-être lieu, également, de s'interroger sur le soutien collectif que nous apportons à la terreur et qui est désirée par les terroristes, et qui se perpétue en popularisant leur identité et en mettant en valeur leurs gestes, qu’il s’agisse de menaces vidéo ou audio.
Nous croyons que nous devrons réfléchir collectivement, car des articles comme celui de ce matin, à propos d'un djihadiste ontarien, rendent accessible à tout citoyen qui a des problèmes une popularité inespérée, recherchée par ceux-ci, et qui leur permettra de continuer à semer la terreur et l'insécurité.
Le sénateur Dagenais: Je reviendrai au deuxième tour de questions, s’il reste du temps.
[Traduction]
La sénatrice Stewart Olsen: Merci de comparaître devant nous et merci, également, des données chiffrées que vous nous avez communiquées et qui sont précieuses.
S’agissant de la tendance générale de l’opinion au Québec, pensez-vous que la radicalisation gagne du terrain, ou est-ce simplement que le public y est plus sensibilisé et en parle davantage?
[Français]
M. Latulippe: Nous croyons qu’il s’agit d’une combinaison des deux. Plus les citoyens nous rapportent, par des signalements, des événements de radicalisation, plus cela augmente le nombre d'enquêtes. Est-ce qu'il y a plus de radicalisation? C'est possible, parce qu'il y a également plus d'enjeux, actuellement, liés à Internet. Il y a plus d'enjeux mondiaux en termes d'affrontement entre les communautés.
Nous ne pouvons pas dire que l’un l’emporte sur l'autre, mais nous croyons qu’il y a une augmentation des deux côtés. Il est évident que, plus nous en détectons et plus nous en trouvons, automatiquement, nous nous apercevons qu'il y a une montée de l'extrémisme, particulièrement par le biais d’Internet, et que cela se répercute dans les foyers et rejoint des personnes désœuvrées, qui ont des problèmes de santé mentale ou qui sont à la recherche de sensations fortes.
[Traduction]
La sénatrice Stewart Olsen: Merci. J’ai également remarqué que vous avez mis en exergue l’action des services de police dans les zones rurales, et souligné combien il importe d’accorder toute l’attention nécessaire aux personnes vivant dans ces zones, même si c’est plus difficile en raison de la moindre présence policière comme de la moindre participation communautaire. Je crois bien que vous êtes le premier représentant des services de police à nous en parler et je trouve que c’est extrêmement perspicace de votre part. Permettez-moi de vous féliciter.
Comment réussissez-vous à garder efficacement le contact avec ces résidents des zones rurales?
[Français]
M. Latulippe: Ce que nous voulions signifier était le fait qu’il est toujours plus complexe, dans les régions plus isolées, d'avoir des contacts avec ces communautés qui, souvent, sont portées à se replier sur elles-mêmes.
Il s'agit, à ce moment-là, de pratiquer ce qu'on a comme méthode de base, qui est la police de proximité. C'est un modèle de police où on essaie de rester en communication constante avec les communautés pour éviter, justement, l'isolement en région. Il faut essayer de combattre. Mais, honnêtement, les gens des municipalités, des villes, des villages de toutes les régions du Québec portent une grande attention afin d’intégrer les gens des communautés qui s'établiront dans ces régions pour profiter des attraits du Québec. Oui, la police a un travail à faire pour les amener à s'intégrer et à ne pas avoir de craintes, mais nous recevons aussi l’aide de la communauté. Il y a beaucoup de programmes. Le week-end dernier, dans la région de Sherbrooke, de nombreuses mesures ont été prises pour intégrer les gens. Les gens sont conscients de l'importance d'éviter la radicalisation ou l'isolement, qui ont des conséquences néfastes. C'est un travail de communauté qui fonctionne bien.
[Traduction]
La sénatrice Stewart Olsen: J’ai également remarqué que vous avez mis en accusation un nombre assez important de personnes au Québec, ces derniers temps. Or, ce n’est pas chose facile. Deux de nos témoins précédents disent qu’il y a une nette différence. Je sais aussi qu’il n’est pas facile d’obtenir les preuves, dans ce genre de cas.
Comment y réussissez-vous, et est-ce que l’on n’a pas mis la barre un peu trop haut, dans ce genre de cas? J’aimerais aussi savoir si vous recourez, entre autres instruments, aux engagements de ne pas troubler l’ordre public.
[Français]
M. Latulippe: Pour la Sûreté du Québec, l'outil principal de lutte contre l'extrémisme et le terrorisme n'est pas nécessairement l'article 83. M. Guertin pourrait vous expliquer un peu plus les façons que nous avons de procéder à ce chapitre.
M. Guertin: À la Sûreté du Québec, il y a une équipe d'enquête spécialisée en menace extrémiste qui a pour but de développer une expertise et de conseiller les autres unités d'enquête. Le Québec est une grande province. Le territoire est vaste. La population est répartie un peu partout sur le territoire. Il y a des bureaux d'enquête dans toutes les régions qui permettent d'avoir une proximité sur le terrain. La SQ se considère davantage comme une équipe de généralistes. Les accusations en vertu de l’article 83 ne sont pas nécessaires dans tous les cas, étant donné qu'on s'intéresse aux signes avant-coureurs de radicalisation pour attaquer le phénomène avant même qu'il ne prenne racine. Ce sont tous les petits signes comme les voies de fait, les méfaits et les incendies, et cetera. On agit rapidement et on coordonne le travail et les efforts qui sont faits un peu partout pour arriver à de meilleurs résultats. Le but est toujours d'agir le plus rapidement possible avant que la situation ne se détériore.
Il y a différents crimes, y compris les crimes haineux, pour lesquels des articles spécifiques ont été ajoutés au Code criminel canadien. Il y a les crimes spécifiques d'incitation publique à la haine et d'incitation au génocide qui sont souvent des signes avant-coureurs que nous pouvons détecter sur le Web ou dans des endroits publics où des personnes propagent des discours radicaux. Il y a aussi toutes les autres infractions inscrites à l'article 718 du Code criminel, où il y a déjà la possibilité pour les tribunaux de prendre en considération, comme facteur aggravant, un crime qui a été motivé par une idéologie haineuse envers un groupe identifiable pour n'importe quelle autre infraction du Code criminel canadien.
Ces outils sont déjà présents, et peut-être qu’ils ne sont pas assez appliqués, parce que nous travaillons avec les différents intervenants pour faire ressortir ces éléments du caractère haineux du crime. Ce sont souvent des crimes qui sont orientés vers ce que la personne représente plutôt que sur ce qu'elle est. On peut prendre des précautions pour se protéger à la maison, mais lorsque cela arrive au hasard, à cause de ce que l'on peut représenter comme personne, c'est à ce moment-là qu'on devient une victime. C'est le côté pernicieux de l'infraction, qui affecte deux fois la personne; ce qu'elle est et ce qu'elle représente. Le législateur a déjà prévu au Code criminel le facteur aggravant qui est utilisé.
M. Latulippe: C'est une stratégie qui consiste à aller à la source de crimes qui peuvent être qualifiés de mineurs, d'où l'appellation de la théorie de la Broken Window qui a été créée à New York, où on doit traiter tout crime, aussi minime soit-il, qui peut entraîner la roue de la haine et de la violence.
[Traduction]
La sénatrice Stewart Olsen: Merci beaucoup. Je vous suis reconnaissante de ces informations, qui sont du plus grand intérêt.
La sénatrice Beyak: Merci, messieurs. Nous croyons savoir, car la presse en a parlé, que M. Rouleau, avant de se livrer à son agression contre les deux soldats, avait été interrogé par les services de police et que le dialogue se poursuivait avec lui. Est-ce que la Sûreté du Québec était partie prenante à ce dialogue ou au processus de déradicalisation de M. Rouleau?
[Français]
M. Latulippe: Nous travaillions conjointement avec la GRC sur le dossier de M. Rouleau. Sans entrer dans l'enquête et ses détails, parce qu'il s'agit d'une enquête de la GRC liée à la sécurité nationale, la police a travaillé sur ce dossier avec la police de Saint-Jean-sur-Richelieu, la Sûreté du Québec et la GRC. Nous étions tous impliqués dans le cadre de la Structure de gestion policière contre le terrorisme pour essayer de déradicaliser M. Rouleau au moyen de plusieurs efforts qui ont été faits, oui.
[Traduction]
La sénatrice Beyak: Était-il question, dans le cadre de ces échanges, du recours à l’engagement de ne pas troubler l’ordre public prévu à l’article 83, ou était-il question de bracelet de surveillance électronique ou d’un quelconque autre système pour le suivre à la trace?
[Français]
M. Latulippe: Il y a eu l'examen de plusieurs stratégies différentes, sans entrer dans le détail de l'enquête. Encore là, les décisions les plus optimales ont été prises compte tenu des exigences légales et du cas que nous avions à traiter, mais je vous dirais, simplement pour confirmer, que toutes ces avenues avaient été examinées, oui.
[Traduction]
Le président: Pour prolonger la question de la sénatrice Beyak concernant l’enquête, quand pensez-vous qu’elle sera terminée et à qui le rapport doit-il être soumis?
[Français]
M. Latulippe: Pour le volet lié à la sécurité nationale entourant M. Rouleau, c'est un dossier de l'Équipe intégrée de la sécurité nationale de la GRC à la division C. Je ne connais pas le délai de fin d'enquête, mais on contribue à cette enquête. La Sûreté du Québec avait mené ce qu'on appelle l'enquête indépendante en termes de fusillade, c'est-à-dire que l’enquête des policiers qui ont eu à abattre l'individu est du ressort de la Sûreté du Québec, mais cette enquête a un début et une fin qui sont liés à la fusillade. L'enquête liée à la sécurité nationale globale ne relève pas seulement de la Sûreté du Québec. Vous m'en excuserez.
[Traduction]
Le président: Pour aller un peu plus loin et tirer les choses au clair, compte tenu du fait que vous êtes à l’évidence titulaire de responsabilités et que vous travaillez au sein d’une équipe intégrée, j’aimerais savoir qui, en fin de processus, se verra présenter le rapport final? Et qui va décider si ce rapport pourra être rendu public?
[Français]
M. Latulippe: Dans ce dossier, l'Équipe intégrée de la sécurité nationale poursuit son enquête pour déterminer s'il n’y a pas d'autres avenues qui n’auraient pas été étudiées ou d'autres ramifications, mais quant au rapport public, cela dépendra s'il y a d'autres nouvelles accusations à porter contre d'autres individus ou pas. Je ne peux pas me commettre sur ce sujet présentement. S'il n'y a pas d'accusation nouvelle, un rapport sera soumis, et la GRC pourra peut-être en tirer des recommandations pour d'autres tribunes éventuelles plus tard. Quant à l’aspect public, je ne pourrais pas m'engager, car je n'ai pas l'information.
[Traduction]
Le sénateur White: Je remercie les deux témoins de comparaître devant nous aujourd’hui et je leur en suis reconnaissant.
Plusieurs de nos témoins ont parlé des activités qui se déroulent dans certaines des mosquées ou masjids. Selon ces témoins, une grande partie du phénomène de radicalisation conduisant à l’extrémisme se produit dans ces lieux de culte. Vous-même avez, dans ce domaine, une expérience dont je ne dispose pas. C’est pourquoi j’aimerais vous demander si vous partagez ce point de vue ou s’il s’agit de la perception de quelques personnes seulement?
[Français]
M. Latulippe: Est-ce que les mosquées sont des foyers de radicalisation? Pas plus que d'autres types de communautés. On peut prendre l’exemple de nos deux derniers terroristes qui étaient de purs Québécois, qui fréquentaient des mosquées, effectivement. Cependant, on peut prendre l'exemple de beaucoup d'autres événements qui sont survenus au Canada, où il ne s’agissait pas nécessairement de gens qui fréquentaient des mosquées. Le phénomène de la haine qui mène à la radicalisation et à la violence est international. Oui, il y a une priorité à accorder à un dialogue positif avec les gens qui fréquentent les mosquées et les imams et, à ce chapitre, beaucoup d'efforts sont déployés par la Gendarmerie royale, le Service de police de la Ville de Montréal et la Sûreté du Québec.
C'est le même travail que nous devons faire avec d'autres types de communautés. Il faut éviter de stigmatiser une communauté ou un lieu en particulier. Il est toujours inquiétant de constater que, à la suite d’un événement, certains individus dérangés ou criminalisés vandalisent des mosquées ou cherchent à stigmatiser les communautés. Je ne pense pas que l'effet produit soit réellement positif.
[Traduction]
Le sénateur White: Je vous en suis reconnaissant, car je crois que nos préoccupations se rejoignent.
J’aimerais poser une autre question, concernant les échanges de renseignements. D’autres responsables de service de police ont comparu devant nous et ils ont évoqué le nombre restreint de personnes qui y participent. Je crois même que l’un d’entre eux a dit que, dans toute leur organisation, moins de 10 personnes étaient titulaires de la cote de sécurité top secret permettant de recevoir des informations émanant du SCRS et même, dans certains cas, de la GRC ou de la SQ. Je sais, par exemple, que s’agissant de l’attentat à la bombe contre le Marathon de Boston, on s’inquiétait du fait que le FBI détenait des informations qu’il ne communiquait pas à la police locale, je veux dire aux agents opérant dans la rue pour assurer la sécurité des collectivités concernées.
Pensez-vous que le moment est venu, pour le Canada, d’intervenir et de fixer une norme de cote de sécurité permettant de faciliter la communication de telles informations à tous les agents? On dénombre aujourd’hui 66 000 agents de police regroupés au sein de 204 organismes au Canada. Pensez-vous qu’il est temps de faire quelque chose et de mettre en place une norme solide qui faciliterait l’échange d’informations?
[Français]
M. Latulippe: Oui, effectivement, une grande importance est accordée à la communauté du renseignement et aux officiers de première ligne. Le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) s’efforce de jour en jour à améliorer son processus. Nous avons récemment rencontré le SCRS, la GRC, la Sûreté du Québec et la police de Montréal. Nous cherchons à communiquer et à échanger le plus possible. Nous pensons qu’il y a des façons de faire, malgré la classification de certains renseignements, pour réussir à communiquer avec les officiers de première ligne lorsque c'est nécessaire. C'est ce que nous faisons, mais, souvent, des renseignements non validés risquent d'être communiqués. Cela peut créer une panique inutile. Il faut surveiller tous ces éléments lorsqu'on communique. Étant donné les conséquences qui peuvent en découler, on doit s'assurer de la validité des renseignements. À l’heure actuelle, le défi est de communiquer à partir du sommet de la pyramide jusqu'aux officiers de première ligne en ce qui concerne la Structure de gestion policière contre le terrorisme au Québec. Il s’agit d’un enjeu. Je vous le confirme. Nous avons encore tenu des rencontres la semaine dernière afin de communiquer le plus de renseignements possible aux services de police concernés.
En ce qui concerne le crime organisé, c'est différent, puisque l’on peut communiquer de façon beaucoup plus large. La lutte contre l'extrémisme et le terrorisme est basée sur des comportements suspects. C’est pourquoi le critère de communication est différent.
[Traduction]
Le sénateur White: Merci infiniment, monsieur Latulippe. Vos observations reflètent celles que nous ont faites d’autres responsables de police, ce qui ne m’étonne guère.
Une dernière observation concernant le nombre de personnes qui travaillent sur ce genre d’enquêtes. Pour parler, si vous le voulez bien, de l’après-22 octobre, pourriez-vous me donner une idée approximative du nombre de fonctionnaires de police qui travaillent sur ce genre d’enquêtes ainsi que du nombre de personnes qui, au Québec, font aujourd’hui l’objet de ces enquêtes?
[Français]
M. Latulippe: La Sûreté du Québec compte 21 travailleurs à temps plein chargés du suivi des dossiers, des enquêtes et de la coordination. Cependant, il faut retenir que ces personnes sont appuyées par environ 560 policiers répartis sur l'ensemble du territoire québécois. Ceux-ci ont été formés ou ont été amenés à collaborer lorsque vient le moment d'agir dans le cadre des enquêtes, des renseignements, de la prévention, de la liaison avec les communautés, du travail tactique ou des tâches plus techniques. Alors, oui, le noyau est plus restreint, mais il est très efficace, car il travaille avec de nombreuses personnes réparties dans l'ensemble du territoire québécois et avec les services de police municipale, qui disposent de personnel formé dans le domaine du renseignement et qui collaborent avec nous lorsqu’il s’agit de communiquer des renseignements sur l’extrémisme et le terrorisme. Il s’agit vraiment d’un travail d'équipe.
[Traduction]
Le sénateur White: Combien de suspects avez-vous dénombrés, est-ce de l’ordre de 5 ou de 500?
[Français]
M. Latulippe: Le terme « suspect » du point de vue de la sécurité nationale est très large. Que l’on dispose de renseignements validés ou non validés, il faut un suspect, une enquête active. Malheureusement, je ne peux pas vous donner de chiffre défini ou valable. Ce serait mentir que de vous donner un chiffre. Il arrive que des enquêtes aboutissent à des dossiers négatifs. À titre d’exemple, bon nombre des signalements reçus depuis les événements survenus à Saint-Jean-sur-Richelieu n'ont pas mené à des accusations ou à des arrestations. Il est trop difficile de vous indiquer un chiffre précis aujourd’hui.
[Traduction]
Le sénateur White: C’était un bel effort, merci beaucoup.
Le sénateur Enverga: Je remercie les témoins de leur exposé. Nous savons que les services de maintien de l’ordre sont vivement encouragés à s’ouvrir davantage à l’action extérieure. Qu’est-ce qui vous a incité à établir une liaison avec la famille et avec l’imam de M. Rouleau? De plus, est-ce que les problèmes qui vous avaient alerté étaient insuffisants pour émettre des accusations en vertu de l’article 83?
[Français]
M. Latulippe: Dans le cas du dossier de M. Rouleau, je tiens à rappeler que nous avons eu plusieurs liaisons. Nous étions en lien, autant la GRC, la Sûreté du Québec et la police de Saint-Jean-sur-Richelieu, avec l'entourage de M. Rouleau, avec les gens de sa communauté et de sa mosquée. Nous voulions ainsi que tous contribuent à déradicaliser M. Rouleau dans son cheminement radical qui prenait de l’ampleur de jour en jour.
En ce qui concerne l'article 83, dans le cas de M. Rouleau, je n'ai pas les détails en ce moment pour aller plus loin, étant donné que l’enquête relève de la GRC.
[Traduction]
Le sénateur Enverga: J’en viens à un autre sujet: nous avons entendu parler de financement qui proviendrait d’Arabie saoudite et peut-être du Qatar, en direction des organisations radicalisées. Est-ce que votre service s’occupe de ces questions?
[Français]
M. Latulippe: Au chapitre du financement illégal, nous avons conclu des ententes avec CANAFE pour ce qui est des produits de la criminalité. Il y a, d’une part, un échange de renseignements sur les mouvements financiers. Cependant, en ce qui concerne la lutte à la radicalisation et au terrorisme, la Sûreté du Québec, comme l’a expliqué M. Guertin, se concentre davantage sur les crimes qui génèrent la radicalisation. Lorsqu'on parle de financement d'activités terroristes, ce sont habituellement des dossiers à connotation internationale qui sont transmis aux Équipes intégrées de la sécurité nationale dirigées par la GRC. Pour ce qui est du financement terroriste, nous n'avons pas de position, parce que ce n'est pas notre priorité à l’heure actuelle. Nous visons à mettre un terme à la radicalisation à la souche en menant des enquêtes sur tous les petits crimes commis sur l'ensemble du territoire qui peuvent mener à la radicalisation, à la violence ou à l'extrémisme.
[Traduction]
Le président: J’aimerais poursuivre sur cette question du financement. La semaine dernière, les représentants de la police de Montréal, à l’occasion de leur témoignage, nous ont précisé qu’ils n’assurent pas le suivi du financement du terrorisme. Ce qui m’amène, bien entendu, à la question suivante: compte tenu des informations que le CANAFE diffuse aux provinces dans tout le pays parallèlement à la GRC, qui s’occupe du suivi du financement du terrorisme dans la province de Québec? Votre organisation y prend-elle une part active? Dans l’affirmative, quelle est l’ampleur de cette activité? Quelle est, également, l’ampleur du problème représenté?
Vous pourriez peut-être commencer par nous dire quelle forme exacte prend votre participation, puis je poserai une question de suivi.
[Français]
M. Guertin: Au Québec, l'Équipe intégrée de sécurité nationale s'occupe spécifiquement des questions liées au financement du terrorisme. En ce qui concerne les crimes comportant des liens internationaux, les équipes de la GRC disposent d’agents de liaison partout dans le monde, ce qui facilite leur travail. À la Sûreté du Québec, nous ne sommes pas en mesure de nous rendre outre-mer pour récupérer des renseignements.
C'est plus difficile pour nous, car les énergies sont concentrées sur l'Équipe intégrée de sécurité nationale avec l'équipe du financement terroriste, qui est financée spécifiquement dans chacune des équipes intégrées à travers le Canada, y compris à Montréal.
[Traduction]
Le président: Afin que le compte rendu reflète bien la réalité, si je comprends bien, votre organisme a pour responsabilité le maintien de l’ordre et de la loi à la périphérie, tandis que la GRC a un rôle de chef de file et s’acquitte essentiellement de tout le travail concernant les enquêtes liées au financement du terrorisme. Est-ce bien cela?
M. Guertin: Tout à fait.
Le président: On nous a dit tout à l’heure que 53 accusations avaient été portées en vertu de l’article 83.21 du Code criminel. Quelle est la période concernée? S’agit-il seulement de ce qui s’est passé après le 22 octobre? Quel est le nombre des dossiers concernés par ces accusations? Quelle est la nature des accusations? Est-ce que cela englobe la question de la surveillance électronique? Est-ce que cela concerne également les engagements à ne pas troubler l’ordre public?
[Français]
M. Guertin: On parlait tantôt des 53 accusations. Il s’agit de toute autre infraction au Code criminel, mais reliée à l'extrémisme. Dans le cadre de l'article 83 du Code criminel, spécifiquement, au cours des cinq dernières années, il y a trois dossiers, trois personnes qui ont été accusées par rapport à l'article 83.231, lequel vise à mettre fin à des activités terroristes. C'est un article spécifique du Code criminel canadien, mais qui ne concerne que trois dossiers.
Dans le cas des autres dossiers, on parle de crimes à caractère haineux, d'incitation publique à la haine, de menaces, d'incendies criminels, de voies de fait et d'autres crimes auxquels fait référence le Code criminel canadien.
[Traduction]
Le président: Aux fins du procès-verbal, s’agit-il bien de trois accusations aux termes de cet article spécifique, pour l’ensemble de la question du terrorisme?
[Français]
M. Guertin: Oui. C'est exact pour la Sûreté du Québec.
[Traduction]
Le président: Dans le cadre du dialogue de portée nationale, nous essayons d’évaluer le nombre d’accusations qui sont portées dans l’ensemble du pays pour ce qui est du terrorisme, et cela en rapport avec le socle législatif existant. Je crois que le comité a très nettement l’impression que les différents articles adoptés par le Parlement au cours des dernières années ne débouchent que sur un nombre très limité d’accusations. Cela nous incite à demander: pourquoi?
S’agissant à présent de la question posée par la sénatrice Beyak à propos de M. Rouleau et de la question en suspens qui fait l’objet d’une enquête, j’aimerais savoir pourquoi on n’a pas réclamé la mise en place d’un appareillage de surveillance électronique ou l’émission d’un engagement à ne pas troubler l’ordre public, et cela longtemps avant que l’on en arrive à la situation que nous connaissons?
[Français]
M. Latulippe: La réponse se retrouve dans le fait que, comme on l'a dit tantôt, nous avons une approche qui vise à enquêter la radicalisation à la base, lorsqu'il y a vraiment une apparence de haine ou d'extrémisme ou une intention de vouloir poser des actes extrémistes sur l'ensemble du territoire. Lorsqu'il devient apparent, lors de l'enquête, que nous avons affaire à du terrorisme international ou de groupe, à ce moment-là, nous nous tournons vers notre partenariat au sein de l'Équipe intégrée de sécurité nationale, laquelle utilise beaucoup plus les dispositions d'écoute électronique prévues au Code criminel à des fins d'enquêtes terroristes, notamment en se prévalant de l'article 83.
Ainsi, compte tenu de notre mandat, nous utilisons moins l'article 83, et nous n'avons pas comme objectif de mettre en œuvre des projets d'écoute électronique quant au type de dossiers que nous traitons, parce que nous voulons vraiment éradiquer à la source, sur l'ensemble du territoire, les gens qui se dirigent vers une approche terroriste en les freinant avant d'arriver dans les détails ou les exigences liées à l'article 83, qui sont plus élevées.
À cette étape, on se tourne vers le partenariat. C'est la GRC, avec notre collaboration et celle du SPVM, qui traite des plus gros projets d'envergure sur une plus longue période de temps. C'est le mandat que nous nous sommes donné pour nous doter d’une capacité d'enquête et de réponse provinciale permanente.
[Traduction]
Le président: Chers collègues, je ne voudrais pas insister indûment sur ce point, mais essayer tout de même d’approfondir suffisamment pour tirer la question au clair, et ce, de façon officielle. Donc, il y a l’article 83.21, qui nous donne la possibilité de lancer certaines accusations. Or, nous constatons que le nombre de ces accusations est minime, sinon nul.
J’aimerais analyser les pouvoirs dont vous disposez. Est-ce que votre organisme recommande, à l’occasion, la pose de bracelet de surveillance électronique, ou l’imposition d’un engagement de ne pas troubler l’ordre public, sans nécessairement aller plus loin? Et qui, dans ce cas, décide d’une telle recommandation?
[Français]
M. Latulippe: Nous avons une structure de gestion policière intégrée en matière d'enquête. L'ensemble des dossiers est analysé par une équipe intégrée dans le cadre de laquelle nous collaborons avec les gens de la GRC, du SPVM et de la Sûreté du Québec. Nous examinons chaque cas et nous évaluons la meilleure solution qui doit être utilisée pour traiter chacun des cas compte tenu du délai occasionné, des coûts, des phases disponibles et des stratégies nécessaires. Certains cas seront référés à des fins d’enquête beaucoup plus rapides et beaucoup plus courtes, où on utilisera d'autres outils prévus par le Code criminel, et d’autres cas seront référés à de plus grandes équipes. Bien entendu, les projets qui prévoient l'utilisation des dispositions en matière d'écoute électronique sont des enquêtes de plus longue haleine qui demandent beaucoup de personnel et de moyens. Or, à partir du moment où nous nous activons, de façon vivante, à surveiller un individu dans le cadre d’une enquête terroriste, cela est très demandant en termes de ressource. On doit choisir les bons projets à ce chapitre pour être en mesure de garder une prise sur un maximum de dossiers. Ce ne sont pas tous les projets qui feront l'objet d'écoute électronique, mais nous les choisissons en fonction du Code criminel, selon l'envergure du dossier.
[Traduction]
Le président: Afin de nous aider à nous en faire une idée, pourriez-vous nous dire quel a été, au cours des deux dernières années, le nombre de demandes de pose — réalisée ou pas — d’un bracelet de surveillance électronique ou d’imposition d’un engagement de ne pas troubler l’ordre public, en vertu de cet article spécifique?
Étant donné que les lois pertinentes sont en place, il se trouve peut-être que le seuil est trop haut ou trop bas. Nous essayons, pour notre part, de comprendre la situation et de savoir si ces lois sont mises en pratique, d’autant que certains réclament l’adoption de nouvelles lois. Pourriez-vous nous communiquer ces renseignements? Je suis sûr, d’ailleurs, qu’ils sont du domaine public.
[Français]
M. Latulippe: Malheureusement, je ne peux pas vous donner le nombre de cas qui ont été effectués en vertu de l'article 810, ni en ce qui concerne les projets d'écoute électronique. Je n’ai pas ces données. Il est certain que les critères et les exigences sont élevés, mais beaucoup d'autres choses peuvent être faites pour améliorer notre lutte au terrorisme et à l'extrémisme. Il ne s’agit pas nécessairement d'avoir plus de projets, car ces projets sont très demandants en termes de ressources. Nous avons actuellement un bon équilibre entre les différents outils prévus par le Code criminel, que ce soit des accusations liées à la haine ou autre, et d'autres articles du Code criminel, que ce soit l'utilisation des outils prévus à l’article 810 ou des projets d'écoute. Il s’agit d'avoir des gens expérimentés qui peuvent aller dans le coffre à outils pour choisir les bons outils. Cependant, je ne peux pas répondre à votre question sur le nombre de projets qui ont été faits, autant en ce qui concerne l’écoute électronique ou l'article 810 pour la province de Québec. C'est une donnée que je n'ai pas.
[Traduction]
Le président: La question est donc: qui le pourrait, la GRC peut-être?
[Français]
M. Latulippe: Oui, la GRC pourrait répondre à cette question, car il s’agit d’une disposition qu'elle utilise. Nous n'utilisons pas cette disposition, car la réponse que nous donnons à la menace extrémiste et terroriste n’y fait pas appel fréquemment. Je ne dis pas que nous ne le ferions pas, mais nous n’avons pas besoin de ces outils, entre autres, qui sont liés à des projets plus coûteux à long terme. Nous tentons d'utiliser des outils plus rapides à court terme.
[Traduction]
Le président: Je m’en rends compte.
[Français]
Le sénateur Dagenais: Pour revenir aux régions, on se rappelle qu’en 2007, à Louiseville, M. Saïd Namouh y demeurait. On le qualifiait de loup dormant. Serait-il facile de dire que les loups dormants préfèrent s'installer en région en croyant qu’il y est plus facile de jouer au bon citoyen avant de passer à l'action?
M. Latulippe: Aucune donnée ne confirme cette stratégie de la part des terroristes. Il y a absence de données sur les agents dormants, mais il y a deux éléments importants. Les agents dormants font partie d’une stratégie qui nous apparaît beaucoup moins réelle aujourd'hui qu'elle n’a pu l'être avant les années 2001. Aujourd'hui, la stratégie est davantage celle de l'appel à tous, de la part des terroristes, qui tentent de gagner à leur cause des citoyens dans l'ensemble du Québec plutôt que d’installer des agents infiltrés ou dormants dans les communautés. Je connais la majorité des communautés québécoises. Les stratagèmes d’agents dormants qui voudraient s'infiltrer à long terme dans les communautés risqueraient d’être déjoués par de bons citoyens avec le temps. Ce n'est pas une stratégie que l'on voit encore aujourd'hui. Peut-être qu’elle a déjà existé, mais ce n’est pas une stratégie gagnante. Du moins, ils n'ont pas besoin de le faire. Avec la stratégie d'appel à tous qu'ils utilisent présentement et la popularité dont ils jouissent dans les médias, ils ont tout ce qu’il leur faut.
[Traduction]
Le président: Je voudrais remercier nos invités d’être venus comparaître devant nous en fin d’après-midi, ce qui fait une longue journée pour vous également. Nous vous sommes reconnaissants de nous avoir fait part de tout ce que vous pouviez nous communiquer compte tenu de vos responsabilités.
(La séance est levée.)