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SECD - Comité permanent

Sécurité nationale, défense et anciens combattants

 

LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DE LA SÉCURITÉ NATIONALE ET LA DÉFENSE

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le lundi 11 mai 2015

Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense s'est réuni aujourd'hui à 13 heures pour examiner les menaces de sécurité auxquelles se trouve confronté le Canada.

Le sénateur Daniel Lang (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Bienvenue au Comité sénatorial de la sécurité nationale et de la défense, ce lundi 11 mai 2015. Avant de commencer, je voudrais ouvrir un tour de table pour permettre à chacun de se présenter. Je m'appelle Daniel Lang, je suis sénateur du Yukon, et à ma gauche voici le greffier du comité, Adam Thompson. J'invite chaque sénateur à bien vouloir se présenter en précisant la région qu'il représente.

Le sénateur Mitchell: Grant Mitchell de l’Alberta.

[Français]

Le sénateur Dagenais: Sénateur Jean-Guy Dagenais, du Québec.

[Traduction]

La sénatrice Stewart Olsen: Carolyn Stewart Olsen du Nouveau-Brunswick.

Le sénateur Ngo: Thanh Hai Ngo de l’Ontario.

La sénatrice Beyak: Lynn Beyak de l’Ontario.

Le président: Chers collègues, le 19 juin 2014, le Sénat a convenu que le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense serait autorisé à étudier, en vue d'en faire rapport, les menaces à la sécurité nationale, notamment le cyberespionnage, les menaces aux infrastructures essentielles, le recrutement de terroristes et le financement d’actes terroristes ainsi que les opérations antiterroristes et les poursuites contre les terroristes. En outre, il a été déterminé que le comité devait faire rapport au Sénat au plus tard le 31 décembre 2015.

Au fil de nos audiences, nous en avons appris toujours davantage au sujet de la radicalisation et des menaces visant le Canada. Nous avons appris que des fonds provenant de l'étranger entraient au Canada en vue d'y promouvoir une idéologie religieuse radicale. On nous a parlé de chefs religieux qui interprètent la doctrine religieuse dans un sens extrémiste et on nous a également dit, bien sûr, qu'un nombre non négligeable de Canadiens ont fourni un soutien matériel au groupe armé État islamique, que 80 Canadiens qui étaient à l'étranger sont retournés au pays, qu'il y a plus de 145 Canadiens à l'étranger aujourd’hui dont 90 au moins cherchent à rejoindre ce groupe islamiste. La plupart de ces individus n'ont fait l'objet d'aucune mise en accusation, poursuite ou condamnation. En fait, en matière de poursuites, d'aucuns prétendent que le Canada est à la traîne.

Nous allons examiner plus à fond aujourd'hui les questions de la radicalisation et du financement du terrorisme. Nous avons appris qu’au cours des cinq dernières années, le CANAFE a relevé 683 cas de financement du terrorisme qui n'ont toutefois donné lieu à aucune mise en accusation, poursuite ou condamnation quoique, durant cette période, il en ait coûté 250 millions de dollars à l'agence fédérale pour recueillir cette information.

Pour discuter de la lutte contre le financement du terrorisme, nous avons aujourd'hui avec nous Me Christine Duhaime. Me Duhaime exerce le droit à Toronto et à Vancouver. Elle est spécialisée dans la lutte contre le financement du terrorisme et le blanchiment d'argent et elle est agréée à ce titre auprès de l'Administration américaine.

Elle fait partie des rares avocats au monde à être spécialisés à la fois dans le droit des jeux de hasard et du blanchiment d'argent et elle intervient à titre de conseil auprès des casinos, des sociétés de jeu fonctionnant sur plateforme mobile et en ligne et des entreprises et réseaux sociaux sur les questions de droit relatives aux jeux de hasard, aux paris sportifs, aux paris en général, au blanchiment d'argent et au respect de la vie privée.

Durant ses heures de loisir, Me Duhaime rédige un manuel de droit international devant être publié par Thomson Reuters en 2015; elle y traite de la criminalité financière, de la lutte contre le financement du terrorisme, de la législation contre le blanchiment d'argent et de la conformité au droit des opérations des institutions financières.

Maître Duhaime, nous sommes heureux de vous avoir parmi nous aujourd'hui. Vous avez, je crois, une déclaration à nous faire ainsi que quelques recommandations. Je vous invite à commencer.

Christine Duhaime, avocate et procureure, Duhaime Law, à titre personnel: Bonjour, monsieur le président, et mesdames et messieurs les membres du comité. Je vous remercie de votre invitation à comparaître devant vous aujourd'hui pour apporter un témoignage sur ce sujet très important. Quelques brèves observations pour commencer.

Si j'étais à votre place aujourd'hui, je chercherais, de toute urgence, à répondre aux questions suivantes: la lutte contre le financement du terrorisme au Canada est-elle efficace? Si elle ne l'est pas, pourquoi? Et que pouvons-nous faire pour mettre en place un dispositif de lutte contre le financement du terrorisme plus efficace? Je me propose de répondre à ces questions pour vous.

Pour ce qui est de la première question concernant l'efficacité de la lutte contre le financement du terrorisme, la réponse est un non clair et net. Si elle l'était, je ne serais pas ici aujourd'hui. Vous n'auriez pas à me poser de questions et cette audience n'aurait pas lieu d'être. J'ajouterai que si notre lutte contre le financement du terrorisme avait donné les résultats attendus, le groupe État islamique n'existerait pas, puisque cette lutte visait précisément à empêcher la réalisation d'un tel scénario.

À l'heure actuelle, en Syrie et en Irak de même que dans les zones contrôlées par l'EIIS, de nombreuses banques, soit une cinquantaine en Syrie et 121 en Irak, continuent de fonctionner et restent connectées à notre système financier avec nos guichets automatiques qui fonctionnent et qui permettent d'échanger des dollars canadiens, si bien que les transfuges du Canada peuvent s'en servir là où ils se rendent, comme en Syrie. Quoique le groupe État islamique existe depuis des années et que nous soyons au courant de la situation, rien n'a été fait, semble-t-il, pour mettre réellement fin à cette connexion entre notre système bancaire et les finances de l'EIIS.

Dans le monde moderne, les terroristes ont besoin de trois choses pour prendre racine et se développer. La première est le financement, la deuxième est l'accès à notre système financier, et la troisième c'est l'accès aux réseaux sociaux. Malheureusement, on leur donne les trois sans trop résister.

L'objectif de la lutte contre le financement du terrorisme consiste essentiellement à identifier et à prévenir ce type de financement. Le régime mis en place au Canada et un peu partout dans le monde repose sur un petit nombre de prémisses. La première consiste à mettre sur pied une organisation, comme on l'a fait avec le groupe de travail sur l'action financière, le GAFI, chargé d'émettre des recommandations à l'intention des gardiens de notre système financier appartenant au secteur privé, recommandations qui doivent permettre d'identifier et de prévenir le financement du terrorisme, de sorte que si tous les pays adoptaient les mêmes procédures, le financement du terrorisme ne trouverait nulle part au monde de refuge sûr. C’est une grande idée, mais qui n'a rien donné, puisqu'il existe des refuges sûrs de par le monde pour le financement du terrorisme.

Elle n'a rien donné parce que les procédures du GAFI laissent beaucoup à désirer. Premièrement, elles prévoient que les pays s'évaluent mutuellement par roulement. Les résultats de ces évaluations mutuelles sont immanquablement élogieux, même pour Macao, où la criminalité financière sévit. Malgré cela, le rapport d'évaluation mutuelle est des plus flatteurs.

En second lieu, les recommandations du GAFI ne sont pas équilibrées. Elles vont davantage dans le sens de la législation contre le blanchiment d'argent, qui est loin d'être aussi important que le financement du terrorisme. Il faut y remédier.

Par ailleurs, abstraction faite du GAFI, certains pays ont sur papier des lois magnifiques pour lutter contre le blanchiment d'argent et des banques dotées de superbes plans de mise en conformité avec la loi, mais qui restent vides de sens faute de moyens d'application. Toutes les belles recommandations du GAFI, presque irréprochables, et les législations surprenantes en place un peu partout, y compris en Syrie, étonnamment, sont dépourvues de sens si l'on ne fait rien pour faire appliquer ces lois, et c'est là un de nos graves problèmes.

J'en viens au Canada. Nous avons, sur le papier, des lois satisfaisantes, pas parfaites, mais dans le ressort que nous représentons, tout l'effort de mise en application et en conformité a concerné la loi contre le blanchiment d'argent, presque rien sur les sanctions et très peu sur la lutte contre le financement du terrorisme.

Au Canada, nous avons de nombreux problèmes en matière de criminalité financière. En bref, le premier, c'est que nos organismes de réglementation n'ont pas prévu des ressources suffisantes pour que le secteur privé puisse se conformer aux dispositions relatives au financement du terrorisme dans le cadre de ce qu'on appelle la conformité en matière de criminalité financière.

Nos organismes de réglementation et nos procureurs n'ont pas su tenir le secteur privé pour responsable de ses manquements en matière de financement du terrorisme et de sanctions. Ce que je veux dire par là, c'est qu'on n'entend pratiquement jamais parler de poursuites pour ce genre de délits contre des gestionnaires ou des directeurs d'institutions financières ou d'autres institutions réglementées. Ils peuvent être reconnus coupables d'infractions au règlement par le CANAFE, mais ça ne va pas plus loin, et même dans ce cas, cela n'a guère de conséquences.

Il en va de même des poursuites contre les organisations terroristes et les terroristes, elles sont inexistantes ou très rares au Canada. Pour ce qui est des infractions à la législation en matière de sanctions, elles ont donné lieu, je crois, à une seule poursuite.

Enfin, on consent que les banques demandent à leurs services de comptabilité de les conseiller en ce qui concerne les lois sur le financement du terrorisme et les sanctions, ce qui reviendrait à me demander à moi, avocate, d'assurer la vérification des comptes d'une société publique. Cela est tout à fait inapproprié. Les comptables ont leur rôle à jouer et les avocats ont le leur pour ce qui touche au droit, et l'on ne devrait pas demander aux comptables et aux cabinets de comptabilité de fournir des avis en matière de lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme au regard du droit.

Cela m'amène au cyberterrorisme financier. Avec l'EIIS, de nouvelles et graves menaces apparaissent et circulent en permanence sur les réseaux sociaux, prenant sans cesse pour cibles Canadiens et Américains. Je vous ai remis un livre blanc — je ne sais pas si vous l'avez vu — qui aborde la notion de ce que j'appelle le « terroriste sur Twitter ». Il y est question de propagande et j'y donne des exemples de la façon dont ils ont ciblé les Canadiens dans leur propagande visant à recruter des transfuges pour la Syrie. Le problème avec le terroriste sur Twitter, ce n'est pas seulement qu'il cherche à recruter des Canadiens, mais qu'il utilise ce réseau social pour financer le terrorisme. Alors que le Canada est déjà à la traîne en matière de financement du terrorisme en général, à cause de notre structure et de notre régime de reddition de compte, voici que surgit cette menace du cyberterrorisme financier qui nous trouve démunis et souligne notre retard dans la recherche des moyens de la combattre.

Dans le livre blanc qui sera, je pense, mis à votre disposition, je donne deux exemples tirés parmi une centaine d’autres où des Canadiens cherchent sur les réseaux sociaux à mobiliser des fonds pour le groupe État islamique. L’un est un incident malheureux dont vous êtes peut-être déjà au courant dans lequel un Canadien d’origine koweïtienne — c’est à la page 9 du rapport — cherche à acheter une jeune fille yézidie comme esclave sur Twitter pour la faire livrer au Koweït. Cette transaction a-t-elle réellement eu lieu? Je n’en sais rien, mais c’est un exemple des formes détestables que peut prendre le financement du terrorisme.

L’exemple suivant donné sur la même page est celui de quelqu’un en Alberta qui s’est en fait rendu en Syrie et qui s’est joint aux rangs du groupe État islamique. Il s’efforce de recueillir des fonds sur le site de Tumblr en expliquant comment on peut avoir accès à son compte kik.fm et apprendre comment envoyer de l’argent au groupe État islamique de manière anonyme. Il va jusqu’à dire que, lorsque vous communiquez avec lui, vos activités de financement du terrorisme seront à l’abri et échapperont à la vigilance du CANAFE ou, de façon plus générale, de tous ceux que vous cherchez à éviter. Cela repose en partie sur le fait qu’ils travaillent sur le site de Tor dans des couches profondes du Web pour se livrer à ces transactions et pour découvrir comment procéder à ce financement.

Je soumets tout cela à votre réflexion, mais il s’agit là de deux exemples où des Canadiens sont actifs sur les réseaux sociaux et cherchent à financer le terrorisme au profit du groupe armé État islamique.

La lutte contre le financement du terrorisme dans le cyberespace et les menaces numériques nouvelles sont de nature très variées, internationales et intersectorielles. On a besoin de réponses coordonnées pour atténuer ces menaces et y répondre de manière appropriée. Le point fondamental ici, c’est qu’il ne s’agit pas de quelque chose que le gouvernement peut faire lui-même. En matière de réseaux sociaux, on a besoin d’un effort coordonné entre le secteur public et le secteur privé pour fermer les comptes Twitter et mettre fin à la propagande terroriste.

Je vous donne rapidement un autre exemple: Garland, au Texas, à la page 5 du rapport que je vous ai présenté. Le 1er mai, des centaines voire des milliers de gazouillis indiquant qu’il y aurait une attaque à Garland au Texas ont été envoyés. Il s’agit là, de toute évidence, d’une espèce de prophétie par laquelle le groupe État islamique nous dit ce qu’il entend faire et incite les loups solitaires à se livrer à de telles attaques. Or, ne voilà-t-il pas que quatre jours plus tard, se produit une attaque à Garland et que, apparemment, les forces de maintien de l’ordre aux États-Unis n’auraient pas été informées de ces gazouillis, même s’il est difficile d’y croire. S’il s’agit d’une histoire vraie, elle est effrayante parce qu’on a affaire à un groupe comme le groupe État islamique qui est tout à fait transparent, dont les actions sont prévisibles, qui annonce sur Twitter et sur les autres réseaux sociaux ce qu’il a l’intention de faire et qui appelle les loups solitaires à agir contre nous. On le voit sur Twitter — je l’ai vu en tout cas le 1er mai — et pourtant, il semble que rien ne soit fait pour empêcher ce genre de chose. Là, je crois qu’il s’agit d’un domaine où il nous faut absolument intervenir.

Afin de permettre au Canada de mettre en œuvre une réponse solide et souple au financement du terrorisme, j’avancerais les huit recommandations que voici: il convient, premièrement, de désigner au sein du groupe de travail des Canadiens qualifiés qui ont une compétence en matière de financement du terrorisme et, avec la coopération des Canadiens, évidemment, de formuler des recommandations efficaces sur le long terme qui permettront de mettre la lutte contre le financement du terrorisme sur le même plan que la lutte contre le blanchiment d’argent grâce à une législation aussi solide que celle qu’on trouve un peu partout dans le monde.

Ma deuxième recommandation est d’insister pour que les organismes de réglementation mènent des vérifications de conformité rétrospectives complètes et approfondies. Dans le cadre de telles vérifications, on fait un retour en arrière pour vérifier si une banque et un autre organisme réglementé s’est conformé à la législation en matière de blanchiment d’argent. Lorsque ces vérifications rétrospectives ne donnent pas les résultats attendus, il me semble que la réponse évidente doit consister à imposer des amendes et à engager des poursuites.

Ma troisième recommandation est de donner à nos organismes de réglementation le soutien politique dont ils ont besoin pour pouvoir imposer des amendes et engager des poursuites contre les entités réglementées qui ne se conforment pas à la loi, de même que contre leurs gestionnaires et directeurs, et de joindre le geste à la parole en engageant des poursuites.

Quatrièmement, il faut mettre en place un régime pénal solide pour répondre au terrorisme. Ce régime doit couvrir aussi bien la phase des enquêtes que les poursuites en justice de ceux qui envisagent de mener des actes terroristes ou qui sont soupçonnés de recruter, de former et de financer des terroristes ou d’inciter à commettre des actes terroristes au Canada. Je suggère que soit mis sur pied un groupe de procureurs qui recevraient une formation spécialisée en matière de terrorisme, qui ont une bonne compréhension du sujet et qui auraient pour mission d’engager des poursuites dans ce domaine.

Cinquièmement, je recommande de créer un groupe spécialisé de juges formés en matière de terrorisme ou un tribunal spécial chargé des affaires de terrorisme qui auraient compétence exclusive en la matière. Je suis certaine que vous avez tous entendu parler du cas du financier à la solde du terrorisme qui a été condamné à six mois de prison, il y a quelques années en Colombie-Britannique. Le juge avait fait observer que cela était approprié dans les circonstances parce que — tenez-vous bien — il ne fallait pas l’entraver dans ses déplacements à l’avenir. Il s’agit là d’une réaction complètement inappropriée dans le cas du financement du terrorisme.

Sixièmement, mettre en place une contre-offensive numérique pour lutter contre le terrorisme sous toutes ses formes, pas simplement contre le terroriste sur Twitter, mais contre les formes de financement du terrorisme qui l’accompagnent de manière à pouvoir recenser les menaces de terrorisme et fermer leurs sites d’origine. En outre, lorsqu’on est en présence d’exemples de ce genre, il nous faut pouvoir obtenir le matériel, conserver les éléments de preuve et s’en servir à l’occasion des poursuites ultérieures.

Septièmement, il faut investir dans la recherche et l’innovation pour se tenir informé de l’évolution de la menace provenant des nouvelles méthodes de paiement anonyme. Par exemple, il existe un site web, Tor, qui vous permet d’envoyer des courriels et des communications anonymes. Dernièrement, ce site a mis au point une méthode qui vous permet d’envoyer un paiement anonyme par courriel à n’importe quelle adresse dans le monde. Il se charge d’effectuer la transaction pour vous en utilisant PayPal et tout ce que vous avez à faire, c’est d’inscrire votre adresse de courriel, de donner votre information financière qui leur permettra d’envoyer des fonds à qui vous voulez, du moment que vous avez leur adresse de courriel. Voilà une perspective qui donne le frisson en matière de financement du terrorisme. C’est l’anonymat complet et je crois qu’il nous faut trouver le moyen de contrôler cela.

Enfin, je suis fermement convaincue de la nécessité de mettre sur pied un centre de lutte contre la criminalité financière à Toronto. Ce centre servirait de pont entre le secteur public et le secteur privé, qui pourraient travailler ensemble dans la lutte contre le financement du terrorisme et devenir des chefs de file à cet égard au Canada plutôt que de rester à la remorque comme j’estime que c’est le cas aujourd’hui.

Je vous remercie de votre attention et je me ferai un plaisir de répondre à vos questions.

Le président: Merci beaucoup, maître Duhaime. Vos observations sur la question du financement du terrorisme et les modalités de ce financement ont été très éclairantes. Je crois que nous avons beaucoup à apprendre encore de notre côté. Vos connaissances nous sont précieuses.

Je vais demander au sénateur Mitchell de commencer, et ce sera ensuite à la sénatrice Stewart Olsen de prendre la parole.

Le sénateur Mitchell: Merci beaucoup, maître Duhaime. C’était très intéressant.

L’une des questions que soulève votre exposé, comme bien d’autres, est celle de savoir quelle est la portée du financement du terrorisme au Canada. Avons-nous des preuves? Je ne suis pas en train de critiquer votre exposé, mais il repose sur l’idée qu’il y en a partout et pourtant nous n’avons rien qui prouve que c’est le cas parce que nous n’avons pas les ressources nécessaires pour le découvrir. D’un côté, vous dites qu’il y a des activités de financement du terrorisme et d’un autre côté, vous dites que nous n’avons pas les ressources nécessaires pour pouvoir les découvrir. Comment sait-on que ces activités ont bel et bien lieu et quelle est leur importance?

Mme Duhaime: Je pense que la question appelle une réponse un peu circulaire parce qu’on n’effectue pas de vérifications des organismes réglementés comme on devrait le faire pour voir s’ils se conforment ou pas à la loi et pour trouver des exemples. Nos connaissances sont lacunaires; par exemple, on ne sait pas vraiment s’ils ont affaire à des activités de financement du terrorisme. Comme il s’agit d’activités criminelles, nous n’en savons rien. C’est comme pour le blanchiment d’argent. Nous ne savons pas tout à ce sujet. On a affaire à des gens rusés. Ils utilisent la plateforme Tor, PayPal et Western Union. Mais ce serait naïf de notre part de croire que ça n’existe pas au Canada et que nos institutions financières ne sont pas concernées. Pourquoi en effet en serait-il ainsi?

Le sénateur Mitchell: Que fait le CANAFE? D’après vous, ils sont incompétents, ils ne s’intéressent pas aux questions pertinentes, ou est-ce qu’ils manquent de fonds?

Mme Duhaime: Je ne suis pas en mesure de répondre à ces questions, mais après avoir vu un bon nombre de vérifications, je pense qu’ils ne sont pas aussi rigoureux qu’ils devraient l’être en matière de vérification de la conformité. Par exemple, pendant un certain nombre d’années, ils ont procédé à des vérifications de la conformité qui ont complètement laissé de côté les aspects relatifs au financement du terrorisme qui font partie intégrante de la loi sur le blanchiment d’argent et sur la conformité en matière de criminalité financière.

Lorsqu’une banque ou, disons, une entreprise qui fournit des services monétaires présente un plan de conformité au CANAFE dans le cadre d’une vérification, l’une des questions qu’il faut lui poser concerne l’évaluation du risque de la succursale en particulier. Comment sait-on s’il existe un risque de financement du terrorisme dans la succursale au coin de Yonge et Bloor, par exemple? Je n’ai jamais entendu le CANAFE demander « Où est votre étude montrant que vous avez procédé à une évaluation du risque pour votre succursale de Yonge et Bloor? Où sont les risques? Où sont les recherches en question? »

Nous ne demandons pas aux banques de prouver que leurs évaluations du risque tiennent compte des réalités spécifiques de leurs succursales et de leur banque. Nous ne cherchons pas à nous assurer de leur cohérence et nos vérifications de conformité sont axées sur la loi contre le blanchiment d’argent.

Le sénateur Mitchell: Quand vous dites qu’il y a des banques en Syrie qui sont connectées au système bancaire canadien, où quelqu’un peut glisser sa carte dans le guichet automatique et obtenir des dollars du Canada ou des États-Unis ou toute autre devise pouvant sortir de cette machine, est-ce que vous dites que si vous écriviez au ministre de la Sécurité nationale à ce sujet, cela ne donnerait aucun résultat? Est-ce que l’actuel gouvernement qui dit réprimer durement la criminalité ne sait pas ce qui se passe tandis que vous, vous êtes au courant? Comment cela se fait-il?

Mme Duhaime: Je ne sais pas pourquoi le gouvernement n’est pas au courant, mais il est vrai que les cartes bancaires fonctionnent dans les guichets automatiques en Syrie — les cartes bancaires canadiennes. Des transfuges ont utilisé leurs cartes bancaires à ces guichets. Le groupe État islamique envoie des gazouillis soulignant qu’il est intéressant que nous n’ayons pas fermé ces guichets. Nous ne l’avons pas fait.

Selon le gouvernement des États-Unis, si nous ne les avons pas fermés, c’est parce qu’on ne veut pas priver toute la Syrie de ses ressources bancaires et qu’on ne veut pas nuire aux personnes innocentes qui souffrent déjà assez comme cela. Ainsi, la stratégie vise aussi à éviter d'asphyxier toute l’économie du pays. Il y a des entreprises légitimes qui fonctionnent, y compris dans les zones contrôlées par le groupe État islamique.

Le sénateur Mitchell: Cela est raisonnable.

Mme Duhaime: Est-ce bien le cas? Je ne sais pas.

Le sénateur Mitchell: Merci.

La sénatrice Stewart Olsen: Merci beaucoup de votre présence. C’est très intéressant. Nous nous efforçons de mieux comprendre la nature et la portée de ce financement et vous avez dit déjà beaucoup de choses très claires sur ce sujet, mais j’ai encore quelques questions à vous poser.

Pensez-vous que de l’argent entre au Canada pour le financement d’activités terroristes chez nous, ou s’agit-il plutôt de fonds qui sortent du Canada pour le financement de ce genre d’activités dans d’autres parties du monde? Avez-vous des informations sur les gens qui sont derrière tout cela? Vous avez fait référence à la Syrie ou au groupe État islamique. C’est une tâche ardue de bien faire comprendre ce qui se passe, mais je crois qu’il est important que nous en sachions davantage sur ce sujet pour être aussi informés que possible.

Mme Duhaime: Je ne pense pas que la menace provienne de l’argent qui rentre au Canada. Ce n’est pas là que le besoin existe. Les terroristes cherchent plutôt à faire en sorte que des fonds quittent des pays comme le Canada pour parvenir en Syrie.

Pour ce qui est des loups solitaires, ils ont besoin de fort peu pour lancer une attaque au Canada, et ils n’ont donc pas besoin d’aller chercher de l’argent auprès du groupe armé État islamique pour cela. La menace concerne l’argent qui vient d’ici pour se rendre là-bas.

Pour ce qui est des acteurs et des modalités de financement, je ne sais pas, mais c’est de plus en plus sous la forme d’opérations sur Internet. Je vous ai donné des exemples de cet aspect du problème avec la façon de lever des fonds sur le site Tumblr. Si l’on ne suit pas à la trace les opérations sur ces comptes Tumblr, nous ne sommes au courant de rien.

Je soupçonne, sans en avoir la preuve concrète, que le Canada n’est pas aussi avancé dans ce jeu numérique qu’il devrait l’être. Ces demandes de financement du terrorisme passent à travers les mailles. Je ne vous ai donné que deux exemples seulement parmi bien d’autres et il y en a sans doute bien plus encore que je n’ai pas observés.

La sénatrice Stewart Olsen: Avez-vous une quelconque idée des montants en jeu, pouvez-vous vous risquer à une évaluation, a priori?

Mme Duhaime: Non.

La sénatrice Stewart Olsen: C’est donc la pointe de l’iceberg que nous voyons ici, c’est bien cela que vous nous dites.

Mme Duhaime: Je crois qu’avec un groupe comme le groupe État islamique, nous ne voyons que la pointe de l’iceberg sur les réseaux sociaux, en ce sens qu’il fait peut-être bien d’autres choses que nous ne voyons pas. Il ne cherche naturellement pas à être entièrement transparent et c’est ce qui nous préoccupe. Ce que l’on voit est déjà assez inquiétant. Ce qu’on ne voit pas le sera encore bien davantage, j’imagine.

[Français]

Le sénateur Dagenais: Madame Duhaime, vous avez fait allusion à des modes de financement et de paiement — je crois que vous parliez des cartes de crédit —, mais j'aimerais entendre votre opinion plus précisément sur les paiements en ligne. Des services de paiement en ligne sont offerts par différentes compagnies, telles que PayPal Canada. Je crois que ces entités sont tenues de déclarer les télévirements au CANAFE. L'argent peut transiter par ces moyens de paiement. Si on ne corrige pas ces lacunes, à quels types de risques pourrions-nous être exposés à l’heure actuelle?

[Traduction]

Mme Duhaime: Je pense que les méthodes de paiement en ligne constituent un risque pour nous parce qu’elles sont généralement anonymes. Évidemment, elles sont rapides et elles ne passent pas par le biais de notre système bancaire ordinaire. C’est un autre aspect du problème également.

Je voudrais prendre l’exemple de Bitcoin, encore qu’il n’y ait pas de raison de croire que ce système a été utilisé pour financer le terrorisme, en dehors d’une transaction en dollars aux États-Unis. Ces méthodes de paiement sont anonymes de sorte qu’il est difficile de savoir quel est le montant des fonds concernés. On ne cherche pas à réglementer ce genre de paiement, je ne sais pas pourquoi. Je crois qu’une des stratégies devrait consister à déterminer lesquelles parmi les nouvelles méthodes de paiement devraient retenir notre attention. Les transactions bancaires mobiles ne constituent pas réellement des transactions d’un caractère nouveau, mais plutôt de nouvelles méthodes pour faire circuler des devises. Ce devrait être un sujet majeur de préoccupation pour nous, selon moi, et nous n’y accordons pas l’attention qu’il mérite.

[Français]

Le sénateur Dagenais: Que recommanderiez-vous comme seuil de déclaration? Le CANAFE exige que tout montant égal ou supérieur à 10 000 $ leur soit déclaré; faudrait-il modifier ce seuil, selon vous, afin de retracer le financement? La question n'est pas simple, mais je vous écoute.

[Traduction]

Mme Duhaime: C’est une question difficile pour la raison que voici: parce que nous avons des lois contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme partout dans le monde, nous avons dû exclure un grand nombre de personnes du système bancaire, et elles ne peuvent donc pas ouvrir de comptes bancaires. Nous les appelons les exclus du système financier. Il se trouve que ce sont surtout des pauvres. Plus nous imposons des règlements financiers aux banques et aux autres agences de transfert de fonds, par exemple, et plus nous rendons difficile pour ces personnes l’accès au système bancaire. On crée par conséquent un problème sur le plan de l’inclusion financière dont on ne s’occupe pas.

Si l’on abaisse le seuil à 5 000 $, davantage de banques demanderont des documents d’identité et davantage de cartes de débit prépayées à caractère anonyme seront détectées par les dispositifs de déclaration relatifs au blanchiment d’argent. Le problème d’inclusion financière n’en sera que plus grand. La réponse n’est pas facile et je pense que le GATI se débat également avec ces difficultés. Est-ce qu’on veut évincer les gens du système bancaire ou non?

En dehors du problème de l’inclusion financière, l’une des questions qui se posent lorsqu’on évince des personnes du système bancaire, c’est qu’elles échappent à la détection et se livrent à des transactions bancaires souterraines. Les terroristes peuvent alors utiliser des cartes prépayées, comme ils l’ont fait en France, par exemple, et c’est comme ça qu’ils ont financé leurs attentats. Par conséquent, si l’on pousse de plus en plus de gens à utiliser les méthodes de paiement anonyme, on ne parviendra pas à se procurer les données dont on a besoin pour mettre un terme au financement du terrorisme et on ne réussira pas à identifier les terroristes. Il s’agit de peser le pour et le contre. En dessous d’un certain seuil, vous évincez des personnes du système bancaire et vous perdez la capacité de suivre et de contrôler les activités de financement du terrorisme.

Les États-Unis se sont dit qu’il faut essayer de faire en sorte qu’un maximum de personnes et le plus grand nombre de transactions possibles passent par les entités réglementées pour couvrir le maximum de personnes, et qu’il faut trouver une autre solution au problème de l’inclusion financière.

Il n’y a pas de réponse facile. Abaisser le seuil aiderait sans doute à contrôler un plus grand nombre d’activités de financement du terrorisme, puisque les montants sont moindres, mais faute d'avoir approfondi la question, je ne sais pas s’il y a une réponse facile.

La sénatrice Beyak: Merci, maître Duhaime. Votre exposé était très bien documenté et rigoureux. Je suis d’accord avec votre observation concernant ce juge de la Colombie-Britannique dans l’affaire dont vous avez parlé. Une telle remarque était tout à fait déplacée de la part de ce juge.

Nous avons entendu le juge John Major de la Cour suprême dire que notre comité devrait examiner la possibilité de créer une chambre spécialisée dans la poursuite du terrorisme. Que pensez-vous de cela?

Mme Duhaime: J’appuie cette idée et je pense qu’elle est excellente. Je ne sais pas ce qui se passe en matière judiciaire ni pourquoi cela cloche sur le plan de la répression. Mais on n’en finit pas, semble-t-il, d’entendre témoignage sur témoignage d’avocats de la fonction publique fédérale qui trouvent que les affaires concernant le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme sont particulièrement compliquées. Mais, en fait, c’est leur travail et nous sommes tous des avocats. Il ne devrait rien y avoir de compliqué.

Alors, je ne sais quelle devrait être la stratégie si ce n’est qu’il faut trouver des avocats qui ne trouvent pas ces affaires si compliquées et les réunir dans le cadre d’un tribunal spécialisé dans la répression du terrorisme pour leur confier ces affaires. C’est la suggestion que je voudrais faire.

La sénatrice Beyak: Pensez-vous que le système français, avec sa cour spéciale chargée de la répression du terrorisme, pourrait être appliqué au Canada?

Mme Duhaime: Oui. Je crois que nous ne devrions plus jamais nous trouver dans une situation où des juges qui ne comprennent pas le terrorisme, ni le financement du terrorisme, ni la menace qu’il représente, se montrent compréhensifs à l’égard des financiers du terrorisme sans comprendre les dégâts que causent leurs activités. Oui, je serais pleinement favorable à la mise sur pied d’un tribunal spécialisé qui serait chargé de traiter du financement du terrorisme.

La sénatrice Beyak: Merci. Je crois que vous êtes du côté de la plupart des Canadiens également.

Le sénateur Ngo: À votre connaissance, pourquoi d’autres pays réussissent-ils à mener efficacement des enquêtes et à obtenir des condamnations dans le cas de délits en matière de financement du terrorisme? Pourquoi existe-t-il ces faiblesses au Canada dans le domaine de la lutte contre le blanchiment d’argent et du financement du terrorisme au pays?

Mme Duhaime: À en croire les témoignages que j’entends depuis de nombreuses années maintenant et ce que disent certains témoins qui comparaissent devant le Sénat, par exemple, il semblerait que les avocats chargés de ces dossiers trouvent ce domaine du droit particulièrement compliqué et qu’ils en aient peur. Il ne s’agit pas d’un gros monstre effrayant. Il s’agit du droit, du même droit que pratiquent tous les avocats et je crois qu’il y a là une espèce de blocage mental.

C’est pourquoi j’estime qu’il serait important de pouvoir confier ces dossiers à des avocats capables de les amener à terme, et qu’ils aient gain de cause ou non n’est pas ce qui importe à ce stade. Il s’agit de mettre sur pied un appareil de dissuasion. Si nous commençons à engager des poursuites, nous ferons savoir haut et fort que le Canada n’est plus un refuge sûr pour le terrorisme ou pour le blanchiment d’argent et je crois que les choses commenceront à bouger et que l’on obtiendra de meilleurs résultats en matière de conformité.

Le point de départ, je crois, doit être un changement de perspective dans le domaine des poursuites judiciaires. Les 683 affaires connues doivent être portées devant les tribunaux. C’est un grand nombre d’affaires. Toutes doivent être entendues. Qu’importe si l’on en perd la moitié. Il s’agit de faire passer le message que le Canada n’est pas un asile sûr pour les criminels. Je crois que cela est réellement important.

Le sénateur Ngo: Je suis entièrement d’accord avec vous, mais le CANAFE n’est pas habilité à engager des poursuites.

Mme Duhaime: Cela n’entre pas dans ses attributions.

Le sénateur Ngo: Exactement. Il se contente de fournir des informations aux autres institutions, comme la GRC. C’est la police fédérale qui peut engager des poursuites, pas le CANAFE. Donc vous dites, en gros, que le CANAFE n’est pas efficace.

Mme Duhaime: Pas vraiment. En fait, nous sommes saisis de 683 dossiers identifiés par le CANAFE: c’est remarquable. Nous voyons donc que le CANAFE transmet bel et bien ces informations à la GRC, mais je ne sais pas si cette dernière a les budgets nécessaires pour entreprendre de telles enquêtes. Toujours est-il qu’elle ne cache pas ses carences en savoir-faire pour ce qui touche aux crimes financiers, qu’il s’agisse d’enquêter sur de telles affaires ou de retracer l’origine des fonds. Je pense que si nous savons leur donner les moyens de présenter les dossiers aux instances de poursuite, nos procureurs devraient se montrer disposés à s’en saisir — autrement dit, qu’ils auront le courage d’affronter la question et de se prononcer. Alors qu’aujourd’hui, le message que nous adressons malheureusement au reste du monde, c’est que le Canada offre un sanctuaire garanti aux activités criminelles.

Le sénateur Ngo: Vous pensez donc que le Canada devrait prendre le risque d’intenter des poursuites sur ces 683 dossiers?

Mme Duhaime: Je ne vois pas où est le risque avec des amendes de 1 million de dollars pour chaque infraction. Si nous nous mettions à poursuivre les administrateurs et les cadres qui ne se conforment pas et à leur imposer l’amende maximale, qu’il s’agisse de banques ou d’entreprises de services financiers, nos coûts seraient largement couverts. Je peux vous dire que les poursuites entreprises contre le blanchiment d’argent et contre le financement du terrorisme, ça rapporte. Je ne comprends pas pourquoi nous ne le faisons pas.

Le sénateur Ngo: Merci de vos recommandations.

Le sénateur Day: Je vous remercie de votre témoignage et je retiens de vos propos que, selon vous, le dispositif législatif est suffisant, mais que c’est du côté du système que le bât blesse, car il n’a pas suivi l’évolution de la législation en vigueur. Est-ce que nous pouvons convenir que les cabinets d’avocats du secteur privé ont su s’adapter et se spécialiser de façon adéquate dans différents secteurs, mais que, s’agissant de nos instances publiques de poursuites judiciaires, leur adaptation se fait attendre? J’imagine qu’elles ont beaucoup de pain sur la planche par ailleurs, et que se spécialiser exige du temps et bien des efforts. Alors, peut-être faut-il imaginer certaines incitations pour impulser le mouvement?

Mme Duhaime: Je suis parfaitement d’accord. Je pense que si on lançait un concours parmi les avocats de la fonction publique pour constituer un noyau d’une vingtaine d’avocats chargés du portefeuille du financement du terrorisme — il faut m’excuser si je n’utilise pas le bon vocabulaire, mais je n’évolue pas dans ce milieu —, les gens se bousculeraient au portillon compte tenu de l’intérêt d’un tel portefeuille. Ainsi, ils deviendraient rapidement des spécialistes, ne craindraient pas de défendre de telles affaires devant les tribunaux et ne soutiendraient pas que les dossiers sont trop complexes.

Le sénateur Day: Ne vous inquiétez pas pour la terminologie, je ne la connais pas moi-même.

Pouvez-vous m’expliquer ce que représente l’acronyme GAFI?

Mme Duhaime: C’est le Groupe d’action financière. Il s’agit de l’organisme d’élaboration des politiques dont le siège se trouve à Paris, et je suis sûre que le Canada, qui en est membre, y contribue généreusement. Le GAFI présente périodiquement des rapports, assortis de recommandations, concernant la situation en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.

Le sénateur Day: Merci. Il est bon que cette information soit consignée au procès-verbal.

Il a été question du rôle joué par les procureurs, par les juges et par les avocats du secteur privé. J’espère que vous n’êtes pas en train de préconiser la création d’une nouvelle branche de l’appareil judiciaire. Est-ce que vous souhaitez que, tout comme cela se produit dans le secteur privé où l’on voit des avocats se faire progressivement la main et devenir des experts grâce à la pratique, les procureurs et les juges en fassent autant, sans se voir conférer un statut particulier? Ou bien proposez-vous, au contraire, que l’on mette sur pied une branche distincte du dispositif judiciaire?

Mme Duhaime: Je pense qu’il est souhaitable de créer une petite section de la Cour fédérale composée de juges qui ont reçu une formation en matière de financement du terrorisme, qui comprennent les risques que comportent de telles activités et qui savent aussi que la réputation du Canada est en jeu. Je crois que l’on obtiendrait des résultats plus concrets et mieux équilibrés en donnant aux juges une telle formation.

D’ailleurs, dans sa dernière évaluation mutuelle portant sur le Canada, le GAFI a recommandé que nous donnions aux juges une formation en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et contre le financement du terrorisme. Or, je ne crois pas que cela ait été fait à ce jour, si bien qu’il y a une lacune en matière de compétence. Il faut que les juges comprennent quelle est l’importance des enjeux; or, à l’heure actuelle, cela leur échappe.

Permettez-moi de vous donner un exemple. Il m’est arrivé de perdre une affaire devant un tribunal de la Colombie-Britannique, tout simplement parce qu’un juge a interprété une disposition impérative comme étant une disposition facultative, en d’autres termes a interprété « doit » comme signifiant « peut ». Or, la loi d’interprétation précise bien la signification de « doit », justement pour que les juges n’en dévient pas.

Si l’on veut intenter des poursuites en matière de terrorisme, il faut éviter qu’un juge décide que le mot « doit » signifie « peut ». C’est pourquoi, dans ce genre d’affaires, je préconise de former et d’encadrer un groupe de juges spécialisés, au lieu de s’en remettre aux tribunaux habituels.

Le sénateur Day: C’est donc du ressort de la Cour fédérale, et vous n’envisagez pas de créer…

Mme Duhaime: Je crois que la Cour fédérale est la bonne juridiction.

Le sénateur Day: … certains spécialistes au sein du système fédéral…

Mme Duhaime: Le problème, avec une telle recommandation, c’est que cela ne se produit jamais.

Le sénateur Day: Tout à fait d’accord, et c’est ce que j’essayais de préciser, dans le sillage de la question posée par la sénatrice Beyak. Je conviens avec vous qu’il est sans doute réaliste d’envisager une spécialisation, mais que la création d’une nouvelle branche du système judiciaire est moins probable.

Dans certains de vos écrits, vous parlez du concept de procès privé au civil. Est-ce qu’il n’en existe qu’une seule forme? Par exemple, lorsqu’une personne a été blessée lors d’un attentat terroriste, je pense aux poursuites qu’elle pourrait intenter à titre personnel contre la banque qui a transféré des fonds pour le compte de l’organisation terroriste.

Mme Duhaime: Oui, il s’agit d’un groupe terroriste non identifié, dans l’affaire Arab Bank. Je pense que c’est une responsabilité énorme pour toutes les banques, y compris les banques canadiennes. Nos lois sont très semblables, et je crois que les plaignants attendent tout simplement que l’EIIS fasse sa première victime américaine. Il y aura alors un déluge de procès à l’encontre de toutes les banques qui auront contribué à financer l’EIIS, volontairement ou pas.

Le problème, dans ce genre de situation, c’est que les banques s’en remettent continuellement aux listes publiées concernant le terrorisme ainsi qu’au régime de sanctions, si bien qu’une fois la liste vérifiée et le régime passé en revue, elles pensent que leur responsabilité est dégagée. Mais l’affaire Arab Bank démontre qu’il en va tout autrement, puisqu’il s’agit de terroristes qui n’avaient pas été identifiés précédemment et ne figuraient donc sur aucune liste. Vous pouvez être un terroriste non identifié, auquel cas vous êtes quand même un terroriste, ou vous pouvez financer l’EIIS.

Permettez-moi un exemple, celui du Canadien qui essaie de lever des fonds par le truchement de Tumblr; disons qu’il se sert de PayPal et qu’il n’est inscrit sur aucune liste. Sur la base du précédent causé par l’affaire Arab Bank, une banque quelle qu’elle soit, au Canada ou ailleurs dans le monde y compris aux États-Unis, pourrait se trouver impliquée. C’est pourquoi, lorsque je dis que les banques ne respectent pas les prescriptions, qu’elles ne prennent pas la situation au sérieux et qu’elles confient à des non-juristes le travail relatif à la lutte contre le blanchiment d’argent et contre le financement du terrorisme, elles jouent avec le feu et s’exposent à des poursuites: on va leur demander quel niveau de diligence elles ont appliqué, qui a fait la vérification de leur plan de conformité et ce qu’elles ont fait pour respecter les prescriptions. Je crois donc qu’elles sont extrêmement vulnérables dans ce domaine et que cela pourrait les conduire à la faillite.

Le sénateur Day: Il ne serait donc pas nécessaire de modifier la législation?

Mme Duhaime: Non, elles n’ont qu’à renforcer leurs normes de conformité.

Le sénateur Day: C’est bien cela. Merci beaucoup.

Le président: J’aimerais continuer sur la question des poursuites. Dans votre documentation écrite, vous critiquez le fait que l’on intente si rarement des poursuites. Vous avez d’ailleurs répété cette critique devant nous aujourd’hui.

Pour autant que je sache, lorsqu’il y a meurtre ou grave délit analogue, il incombe à la GRC d’enquêter et de faire preuve de diligence raisonnable, pour ensuite porter les accusations et remettre l’affaire au procureur de la Couronne qui décidera des suites éventuelles à donner; est-ce bien cela?

Mme Duhaime: Je confirme.

Le président: Je crois savoir aussi que, s’agissant du terrorisme, le procureur de la Couronne et la GRC collaborent et déterminent, avec l’aval du procureur général, s’il y a lieu ou non de porter des accusations. Est-ce bien cela?

Mme Duhaime: Il me semble.

Le président: Je poursuis mon raisonnement et vous demande si vous avez pris en compte le fait qu’il y a donc une procédure concernant exclusivement le domaine du terrorisme et qu’une telle procédure n’existe pas pour les autres crimes graves? J’aimerais savoir ce que vous en pensez. Peut-être y a-t-il lieu d’emprunter l’autre voie, plutôt que celle consistant à laisser la GRC effectuer son travail selon les critères prescrits et porter les accusations pour ensuite remettre le dossier au procureur de la Couronne.

Mme Duhaime: Je crois qu’il faut effacer toute distinction. Une infraction découlant d’un crime financier est ce qu’elle est, qu’il s’agisse de blanchiment de capitaux, de financement du terrorisme, d’évitement des sanctions ou autres. Lorsqu’on établit une distinction en matière de procédure, on ne fait qu’alourdir de façon inutile le cadre réglementaire et bureaucratique. Je pense qu’il faudrait alléger et rationaliser le dispositif, car les distinctions en la matière ne se justifient pas, en tout cas je n’en vois pas la raison.

Le président: C’est justement ce que j’essaie de démêler. Au cours de nos audiences, la question de la procédure a fait surface à plusieurs reprises, et même si je préfère l’éviter, il faut bien constater que telle est la forme de procédure qui s’applique une fois les faits établis. C’est pourquoi nous posons aux experts comme vous la question de savoir si le gouvernement devrait se pencher sur la procédure en vigueur pour déterminer si, compte tenu de la façon dont elle a été mise en place, elle ne constitue pas une entrave aux poursuites.

Mme Duhaime: Je suis pleinement d’accord. Je pense qu’en ajoutant ce mécanisme, on va réduire le nombre de poursuites et inciter les gens à tergiverser et à se dire: « Mieux vaut éviter de poursuivre, l’affaire est complexe et nous risquons de ne pas gagner », ou quelque chose du genre. Comment justifier que, s’agissant d’un phénomène aussi important que le financement du terrorisme, on impose des procédures et des processus décisionnels supplémentaires qui risquent d’enrayer les poursuites? Il nous faut des procédures uniformes, car il s’agit d’un crime financier comme un autre.

Le sénateur Mitchell: Entre autres problèmes liés aux poursuites en matière de financement du terrorisme, la GRC et d’autres témoins ont mis en relief la difficulté d’obtenir la preuve. L’argent envoyé à l’étranger se rend quelque part. L’organisme destinataire peut paraître convenable, mais on ne peut en connaître la destination finale. Que faut-il faire?

Mme Duhaime: En fait, on peut remonter la filière. Votre question arrive à point nommé, parce qu’un haut responsable de la police m’a confié l’autre jour que la raison pour laquelle nous n’obtenons pas les preuves recherchées est la suivante: lorsque leurs homologues étrangers demandent à nos procureurs ou à nos services de police si le Canada protège la source des renseignements, les instances canadiennes sont obligées de répondre: « Non, nous sommes désolés, nous ne pouvons pas vous donner une telle garantie au Canada. » C’est pourquoi, même s’ils obtiennent l’information, ils ne la communiquent pas aux instances de poursuite, car ils craignent que cette information ne soit divulguée au stade de la recherche de la preuve. Certes, cela constitue un obstacle considérable aux poursuites que nous pourrions entamer, mais nous ne sommes pas disposés à prendre le risque étant donné que nous ne pouvons pas leur garantir que les informations, ou la personne qui en est la source, seront protégées.

Le sénateur Mitchell: Et pourtant, le projet de loi C-51 semble ériger toutes sortes d’obstacles à l’échange d’informations. Est-ce que vous voulez dire que le système actuel est tout simplement inadéquat?

Mme Duhaime: Peut-être que les choses pourraient changer, je ne fais que vous rapporter ce qu’un responsable des services de police m’a cité comme étant un gros obstacle à la progression des dossiers.

La sénatrice Beyak: Vous savez que les Canadiens suivent nos délibérations en direct, car c’est un sujet qui les préoccupe beaucoup. C’est pourquoi je vous remercie de vos réponses directes et franches, qui nous éclairent. Merci pour vos réponses et pour la qualité exceptionnelle du travail que vous accomplissez.

Pourriez-vous reprendre de façon plus détaillée les observations que vous avez faites concernant le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme au Canada, à Hong Kong et en Chine? Je sais que le sujet est différent, mais il n’en est pas moins intéressant.

Mme Duhaime: Si l’on en croit les services de police ainsi que les autorités américaines, le Canada joue un rôle de premier plan dans le blanchiment d’argent, notamment à partir de la Colombie-Britannique où sévit un grave problème de drogue.

Notre pays est le principal fabricant de certaines drogues, et nous sommes aussi le premier exportateur d’une gamme d’autres drogues. Certains disent que la seule activité économique qui compte à Vancouver, c’est la drogue. Je ne sais pas si c’est vrai, mais il y a là-bas aussi des cabinets d’avocats, même si leurs affaires sont loin d’atteindre le volume que nous connaissons à Toronto, croyez-moi. Ce serait intéressant de savoir ce qui garde l’économie de Vancouver à flot; peut-être est-ce l’argent chinois.

Pour répondre de façon plus précise à votre question, outre le problème du blanchiment d’argent que l’on observe plus particulièrement à Vancouver, cette ville est en train de devenir une véritable plaque tournante transnationale pour les organisations criminelles. Encore une fois, je tiens cela des services de police qui doivent y faire face.

L’un des problèmes tient au fait qu’au Canada, nous n’avons pas placé cette situation au premier plan étant donné que le gouvernement fédéral aborde la criminalité sous l’angle national plutôt que dans une optique transnationale. Cependant, si on établissait, dans une optique transnationale, un classement de l’activité des organisations criminelles transnationales, on verrait que Vancouver a le triste privilège de figurer parmi les 10 premières villes au monde comme endroit où les organisations criminelles transnationales prospèrent allègrement. Bien sûr, les services de police sont au courant, mais ils pensent qu’on ne leur apporte pas l’appui dont ils auraient besoin pour affronter la situation.

S’agissant de la Chine et de Hong Kong, la situation est intéressante: nos programmes d’immigration ont sollicité environ 100 000 Chinois aisés qui ont été invités à immigrer chez nous aux termes du programme d’immigration pour investisseurs. Toutes ces personnes appartiennent à la catégorie dite « politiquement vulnérables » aux termes de la législation de lutte contre le blanchiment d’argent. Si vous êtes des personnes jugées politiquement vulnérables, cela veut dire que vous avez davantage de moyens pour commettre des crimes financiers. Je suis navré de devoir dire une telle chose, mais c’est ce que démontrent les études. Lorsque des personnes étrangères appartenant à cette catégorie arrivent au Canada, nos banques sont censées leur accorder un traitement particulier. Ainsi, lorsque leurs avoirs dépassent 100 000 $, il nous incombe de vérifier la provenance de ces fonds et de nous assurer qu’il ne s’agit pas de revenus provenant de la corruption, notamment à partir de la Chine.

En réalité, la somme d’environ 1 million de dollars est entrée au Canada — tout est passé par Vancouver — sans que les banques et l’immigration traitent les personnes comme étant politiquement vulnérables; par conséquent, l’argent n’a pas fait l’objet d’aucune vérification qui aurait permis de déterminer s’il était issu de la corruption. Étant donné qu’il s’agit, dans tous les cas, d’anciens hauts fonctionnaires qui arrivent avec de belles sommes d’argent totalement disproportionnées par rapport à leurs salaires officiels, la Chine a entrepris de récupérer ces avoirs et cela pose problème. Selon les estimations, 25 p. 100 des personnes les plus recherchées ayant quitté la Chine vivent aujourd’hui à Vancouver. C’est une situation à la fois déplorable et embarrassante.

La sénatrice Beyak: Je vous remercie.

Le sénateur Mitchell: J’aimerais revenir à vos observations concernant les moyens dont dispose la GRC, et le fait qu’elle n’a pas vraiment d’effectif spécialisé dans les crimes financiers. De plus, ils n’ont pas suffisamment de ressources pour renforcer leurs compétences ni, tout simplement pour enquêter sur les activités terroristes à caractère non financier. Je rappelle qu’ils ont retiré 600 personnes des unités chargées d’enquêter sur les autres crimes, dont les crimes financiers, pour les affecter aux enquêtes liées au terrorisme. Comme vous l’avez dit, leurs crédits sont insuffisants.

Mme Duhaime: C’est exact. En fait, avant de me rendre ici, j’ai appelé des gens haut placés que je connais au sein de la GRC et je leur ai demandé s’ils avaient encore du mal à obtenir les ressources nécessaires: la réponse est oui, tout comme pour le renforcement des compétences.

Le sénateur Mitchell: Cela veut dire qu’ils n’ont pas suffisamment d’argent.

Mme Duhaime: C’est cela.

Le sénateur Mitchell: Monsieur le président, voilà qui confirme que les services de police sont à court de moyens.

Je vous remercie.

Le président: L’argent manque toujours, vous savez, quelle que soit la situation.

Mme Duhaime: Vous avez bien raison.

Le sénateur Day: S’agissant de caisse plus ou moins remplie, le bruit circule que l’EIIS est extrêmement bien financé et que son trésor est bien gardé. Pouvez-vous confirmer cette rumeur, et avez-vous une idée de la provenance de leur argent?

Mme Duhaime: Je vous ai communiqué un autre rapport qui décrit en détail l’ensemble de leurs modalités de financement. Je précise que, contrairement à ce que l’on dit souvent, leur principale source de revenus n’est pas le pétrole. Ils ont constitué leur trésor sur plusieurs années en Irak, avant même de s’appeler EIIS, grâce à leur système d’extorsion, activité dans laquelle ils sont passés maîtres.

En d’autres mots, ils se comportent comme des gangsters. Tous ceux qui entrent en contact avec eux parce qu’ils traversent leur territoire doivent leur verser des impôts, dont la perception se fait sous la menace du fusil.

Lorsqu’ils s’en prennent à des groupes particuliers de gens qu’ils n’aiment pas, comme les chrétiens, ils leur appliquent un régime insidieux, comme la taxe sur les chrétiens dont vous avez probablement entendu parler. Donc, si vous êtes chrétien et que vous voulez survivre, il faut leur verser l’impôt. Et au bout de quelques mois, vous devez payer à nouveau ou bien vous êtes passé par les armes.

Ils font aussi la traite de personnes, ce qui est une façon bien perverse de financer le terrorisme qui correspond aux activités classiques du gangstérisme. À titre d’exemple, avant d’investir Alep, je crois, et de prendre le pouvoir, ils se sont rendus dans tous les bureaux du registre foncier — ils sont à ce point sophistiqués — et ont exécuté les personnes qui refusaient de leur donner les dossiers qu’ils voulaient. C’est ainsi qu’ils ont pu distinguer les chrétiens des autres et qu’ils sont ensuite allés les chasser de chez eux sous la menace des armes pour revendre leurs propriétés ou pour y installer leurs agents.

Et dans toutes les villes qu’ils occupent, c’est le même scénario: ils s’emparent des banques et de tout l’argent qu’ils y trouvent, ils confisquent les propriétés pour les revendre, les louer ou les donner gratuitement à leurs affidés. C’est donc un racket au sens le plus classique du terme, et un racket extrêmement lucratif qui alimente leurs activités.

Le sénateur Day: Je vous remercie.

Le président: J’aimerais revenir à certaines de vos observations concernant les médias sociaux. Vous avez évoqué Twitter et Tumblr, et, bien sûr, PayPal. Il y a donc tout un éventail de plateformes auxquelles on peut avoir accès à travers Internet, à condition de les connaître.

Au cours des dernières années, le monde occidental a pris conscience de la menace que cela représente, que ce soit pour la Grande-Bretagne, l’Australie ou le Canada. Pour combattre ce phénomène, on a entrepris d’autoriser les différents gouvernements à empêcher ou tout au moins à entraver l’utilisation d’Internet par certains de ces groupements.

Je crois bien que le Canada n’est pas en mesure, à lui seul, d’interdire l’utilisation de Twitter dans telle région du monde ou dans telle portion de la plateforme. C’est pourquoi nous devons, selon moi, pouvoir présenter un front unifié.

Qu’en pensez-vous?

Mme Duhaime: J’ai un point de vue bien tranché là-dessus: je pense que chaque pays devrait désigner un responsable pour le terrorisme numérique, et puis tenir des consultations et affronter le problème.

Nous sommes en train de perdre la bataille du terrorisme numérique, il n’y a aucun doute là-dessus. Ils sont capables d’inciter des loups solitaires à lancer une attaque à Garland, et si nous ne restons pas sur le qui-vive et si nous ne surveillons pas ce qu’ils diffusent sur Twitter, ils vont également s’en prendre au Canada. Nous devons surveiller leurs comptes Twitter afin de savoir si la prochaine attaque va prendre pour cible Vancouver ou Ottawa. Ils opèrent de façon transparente, c’est donc à nous de surveiller le terrain et de nous protéger.

Pour ce qui est de la fermeture des comptes Twitter, la plupart des pays considèrent que, puisqu’il s’agit de sociétés américaines, c’est aux États-Unis de régler le problème. Mais en réalité, c’est faux, et il existe un Twitter Canada. On y publie des messages dans lesquels des Canadiens sont pris pour cibles, sur des sites canadiens liés à un FAI canadien. Je pense que dans la mesure où il s’agit d’activités terroristes au Canada, de crimes haineux qui exhortent au renversement de notre gouvernement, et qu’en outre ces activités peuvent avoir un caractère subversif, nous devrions fermer ces comptes.

Il existe bien sûr Anonymous, un groupe d’autodéfense anonyme qui ferme des comptes Twitter et dénonce certaines activités se déroulant sur Twitter. Mais nous ne devons pas compter sur une telle réponse. C’est au gouvernement fédéral et non pas à un groupe comme Anonymous d’assumer la responsabilité de la lutte contre le terrorisme numérique, avec le financement nécessaire. Certes, les membres d’Anonymous font du bon travail dans ce domaine, mais il ne faut pas que nous nous mettions à compter sur eux.

Je crois qu’il incombe à chaque pays de prendre les choses en main, de fermer les comptes Twitter concernés et d’organiser une réponse antiterroriste. Lorsque ces gens-là propagent leur message d’agression, il nous incombe de savoir y répondre de manière à ce que nos jeunes, à qui ces messages sont destinés, reçoivent aussi d’autres messages qui contrecarrent cette propagande. Or, cela n’existe pas au Canada.

Il n’existe aucun moyen de signaler ce qui se passe: ainsi, aucun mécanisme ne me permet de signaler, de façon anonyme, le tweet sur Garland que j’ai repéré le 1er mai au Canada; or, un tel mécanisme devrait exister, je veux dire un site sur le Web où l’on peut se rendre sur-le-champ, avec comme résultat la fermeture du compte si l’on y encourage, par exemple, un attentat terroriste à Garland.

Imaginez que quelque chose se produise à Ottawa. Comment pouvons-nous le signaler, encore une fois de façon anonyme, car, pour ma part, je ne tiendrais pas nécessairement à être impliquée dans l’enquête. Pourquoi est-ce qu’on ne retire pas immédiatement ce genre de message de l’Internet? C’est ce qu’on devrait faire, mais nous ne le faisons pas.

Le président: J’aimerais rester sur ce sujet, car d’autres pays sont concernés, et j’aimerais savoir si, ailleurs qu’au Canada, les mécanismes que vous préconisez sont déjà en place.

Mme Duhaime: L’Union européenne est en train de mettre sur pied une agence de signalement en ligne pour ses pays membres: par conséquent, si vous repérez, sur Twitter, un message de terroristes ordonnant de lancer une attaque sur Paris, vous pouvez le signaler un jour ou deux à l’avance.

Par ailleurs, ils s’emploient à créer un organisme différent du bureau de lutte contre le terrorisme numérique tel que je le préconise, mais qui réunit des intervenants du secteur privé et du secteur public pour surveiller les médias sociaux, retirer certains messages, recueillir des preuves et entamer des poursuites. Cette initiative se développe de façon très positive et je pense que nous devrions nous en inspirer.

Le président: Savez-vous si les États-Unis agissent dans le même sens?

Mme Duhaime: Ils ont déjà un mécanisme de lutte contre le terrorisme sur Twitter.

Le président: Mais dont les résultats laissent à désirer.

Mme Duhaime: En effet, mais c’est parce que leurs propres tweets sont un peu condescendants, si vous me passez l’expression. S’ils trouvent un tweet de l’EIIS qu’ils jugent répréhensible, ils le rediffusent avec des commentaires visant à inciter les jeunes à y réfléchir à deux fois et à se détourner de tels messages. Cependant, ils ont une approche moraliste et paternaliste qui détourne les jeunes.

Ce qu’il nous faut, ce sont des gens bien ordinaires, parce que les messages de l’EIIS sont déjà suffisamment épouvantables, ce n’est pas la peine de les rediffuser en les commentant sur un ton supérieur. Je me souviens d’un message à propos des adolescents à qui l’on donne le fouet parce qu’ils portent des jeans. J’ai d’ailleurs réagi sur Twitter, parce que je pense que c’est tout de même choquant qu’en Syrie, on arrête les jeunes qui portent des jeans et qu’on les fouette — à mort ou pas, je ne sais trop.

Le commentaire sur Twitter était assez condescendant, alors qu’il serait plus efficace de déterminer quelles sont les conséquences de cette séance de fouet: est-ce qu’on en sort estropié, est-ce qu’on finit à l’hôpital, est-ce qu’on ne peut pas marcher pendant un moment ou est-ce que, la séance terminée, on peut se relever et s’en aller? Si l’on veut un message efficace, après l’annonce qu’un adolescent portant des jeans a été puni par le fouet, il suffit d’ajouter « Hospitalisé pour quatre mois ». Cela devrait dissuader d’autres adolescents de s’embarquer pour la Syrie.

Voilà le genre de messages que l’on doit opposer au terrorisme: dire aux jeunes qu’ils ne pourront plus aller au McDonald, conduire une voiture, sortir avec quelqu’un ou écouter de la musique sur iTunes. Ce sont des messages simples, mais efficaces qui nous touchent, car nous voulons tous continuer à regarder la télé, à aller au cinéma et à jouir des avantages de la démocratie. Il nous faut des messages ancrés dans la notion de démocratie; eux proposent le contraire. Notre proposition est meilleure, car la démocratie nous laisse libres de faire toutes ces choses formidables.

Le président: Merci beaucoup, je crois que l’on devrait vous nommer à la tête de ce genre d’organisme.

Mme Duhaime: À votre disposition.

Le président: Chers collègues, il nous faut à présent clore cette heure de délibérations. Je voudrais remercier Me Duhaime d’avoir comparu devant nous en dépit de son emploi du temps sans aucun doute extrêmement chargé. Nous vous sommes très reconnaissants de toutes les informations que vous nous avez apportées.

Nous accueillons à présent M. Lorenzo Vidino. Né à Milan, en Italie, M. Vidino, diplômé de la Faculté de droit de Milan, est titulaire d’un doctorat en relations internationales décerné par la Fletcher School of Law and Diplomacy.

M. Vidino est universitaire en même temps qu’expert en sécurité, spécialisé dans le domaine de l’islamisme et de la violence politique en Europe et en Amérique du Nord. Depuis avril 2015, il dirige le Programme consacré à l’extrémisme par le Center for Cyber and Homeland Security de l’Université George Washington. Il a occupé des postes au Centre for Security Studies, à la Rand Corporation, à la Kennedy School of Government, à l’Université Harvard et à l’U.S. Institute of Peace.

Il a également publié plusieurs ouvrages, dont un livre récent sur les Frères musulmans en Amérique du Nord, et il occupe fréquemment les colonnes de grands journaux tels que l’International Herald Tribune, le Wall Street Journal, le Washington Post et The Boston Globe. M. Vidino, qui a été invité à témoigner devant le Congrès américain, est aussi expert-conseil auprès d’instances gouvernementales, de cabinets d’avocats, de centres de réflexion ainsi que des médias dans plusieurs pays.

Monsieur Vidino, bienvenue à notre comité. Je vous invite à présenter vos observations liminaires.

Lorenzo Vidino, directeur, Programme sur l’extrémisme, Center for Cyber and Homeland Security, Université George Washington, à titre personnel: Merci beaucoup. Je suis très heureux de comparaître devant vous aujourd’hui, et c’est pour moi un grand honneur.

On m’a demandé de vous parler aujourd’hui de deux sujets, dont je dirai qu’ils se chevauchent quelque peu. Le premier est la lutte contre la radicalisation ou encore ce que l’on appelle en anglais le CVE, countering violent extremism, c’est-à-dire la réponse à l’extrémisme violent, ou REV, en particulier dans le cadre européen. Le deuxième sujet concerne les Frères musulmans et leur présence en Occident, avec les conséquences que cela comporte pour la lutte contre la radicalisation. Je vais donc vous entretenir brièvement de ces deux thèmes.

En ce qui concerne la lutte contre la radicalisation, je dirais que depuis deux ou trois ans, le Canada comprend mieux l’importance des mesures visant à persuader, ce qu’on appelle les mesures douces, comme complément aux mesures sévères dans le cadre d’une stratégie globale de lutte contre le terrorisme. Je pense que le SCRS, la GRC et Sécurité publique Canada vont dans ce sens. J’ai moi-même reçu une bourse Kanishka et je sais que depuis quelques années, Kanishka s’attache à développer ce genre d’initiatives au Canada. Bien entendu, certains États européens travaillent déjà à cela depuis 10 ans et ils ont donc davantage d’expérience en la matière.

Dans les pays d’Europe, et notamment au Royaume-Uni qui joue un rôle pionnier dans ce genre d’initiatives, on observe trois catégories d’activités s’inscrivant dans le cadre général de la REV. Il y a tout d’abord les campagnes de prévention visant à intégrer les populations par différentes méthodes comme le dialogue interconfessionnel. Il y a ensuite les mesures de renforcement de la confiance et des liens entre les autorités et les collectivités. Enfin, il y a les interventions ciblées et personnalisées, dont les programmes de mentorat individuel sont la forme la plus commune.

Les Européens tendent à faire nettement moins confiance aux campagnes générales de prévention, et, partant, à moins les doter en ressources, et cela pour un éventail de raisons touchant aux restrictions budgétaires, mais également à la difficulté de démontrer l’efficacité de telles mesures. Il faut en effet prouver que ce genre d’initiatives, quelle que soit leur qualité, contribuent réellement à réduire ou à prévenir la radicalisation, et ce n’est pas chose facile. Certes, personne ne niera que l’intégration constitue un noble objectif, mais sommes-nous certains qu’elle s’inscrit dans une stratégie de lutte contre la radicalisation?

En revanche, les interventions au niveau individuel ont recueilli davantage d’adhésions, car elles sont moins coûteuses et leurs résultats sont plus faciles à démontrer. C’est donc l’orientation adoptée par une forte proportion de pays européens, notamment pour lutter contre le problème des jeunes qui partent combattre à l’étranger. Je rappelle la difficulté que l’on connaît — également au Canada — à entamer des poursuites et porter des accusations avant leur départ à l’étranger, et même lorsqu’ils rentrent au pays après avoir combattu en Syrie et en Irak. Le manque de preuves est un problème commun à toutes les autorités, notamment celles chargées des poursuites, car il est impossible de surveiller des centaines, voire des milliers de personnes 24 heures sur 24 et 7 jours par semaine. C’est pourquoi les initiatives de REV sont perçues comme un outil nécessaire, même lorsqu’on a quelques réserves à leur égard, afin de s’efforcer de réduire le nombre d’individus qui adhèrent à une certaine idéologie et risquent de présenter un danger.

Les initiatives de REV sont assorties de nombreux défis. Les individus qui adhèrent à une idéologie extrémiste quelconque présentent des profils très variés. Ils sont âgés de 13 à 50 ans, appartiennent aux deux sexes et sont de tous les horizons socioéconomiques. Bien sûr, les motivations diffèrent d’une personne à l’autre et il faut savoir être souple dans le choix des démarches à adopter pour déprogrammer des individus aux bagages aussi variés.

L’autre difficulté découle de la quête d’efficacité qui se pratique partout en Europe. Il est essentiellement question de savoir si l’argent est dépensé à bon escient, si l’action entreprise est efficace ou du moins non contre-productive, parce que ce peut être le cas de certaines initiatives de REV. C’est bien sûr difficile à faire dans certains cas. Il faut prouver quelque chose de négatif, soit que telle ou telle personne ne s’est finalement pas radicalisée grâce à l’action entreprise. Les autorités ont tendance à préférer les interventions en personne, qui sont relativement plus faciles à mener.

En Europe, les autorités responsables ont été confrontées à une autre difficulté — et je crois d’ailleurs comprendre qu’il vous arrive la même chose au Canada —, ce qui m’amène à aborder le deuxième aspect dont je voulais traiter, soit le choix des partenaires. Toute initiative de lutte contre la radicalisation ne peut aboutir que si l’on peut miser sur un travail de partenariat avec les communautés musulmanes. Comme ces communautés sont très fragmentées dans tous les pays occidentaux, en fonction de l’ethnicité, des allégeances confessionnelles et des sensibilités politiques, la question a toujours été de savoir qui s’exprime au nom de la communauté musulmane en général. Quelles organisations devraient être nos interlocutrices? S’agissant plus particulièrement de la lutte contre la radicalisation et de toutes les questions liées à la sécurité, il a toujours été question de savoir si les groupes ou organisations qui, par leur idéologie et leurs racines historiques, sont associés à un islamisme non violent, comme celui des Frères musulmans, font partie du problème ou de la solution? Les gouvernements devraient-ils collaborer avec ces organisations pour combattre l’extrémisme violent? Nous sommes face à une dynamique très délicate et c’est un débat qui se poursuit depuis au moins 10 ans, dans bien des pays européens et surtout au Royaume-Uni, débat qui n’est pas encore terminé.

Permettez-moi de préciser ce que je voulais dire au sujet des Frères musulmans en Occident. Depuis plus de 40 ou 50 ans, l’Occident accueille des personnes originaires de différents pays à majorité musulmane, des personnes qui se sont installées en Amérique du Nord et en Europe où elles ont fondé des organisations. De nombreuses organisations ont d’ailleurs été créées par des personnes ayant évolué au sein des Frères musulmans, mais, stricto sensu, il est inapproprié de les définir comme des Frères musulmans. Elles ne répondent pas aux ordres venant du Caire ou d’autres capitales arabes. Elles sont indépendantes dans leur façon de fonctionner au Canada, aux États-Unis ou dans les pays européens, mais elles font tout de même partie du réseau informel qui entretient des liens étroits avec le mouvement des Frères musulmans, par l’existence de contacts personnels ou financiers mais, surtout, pour des raisons idéologiques. Ces gens-là partagent tous une certaine vision du monde.

Nous avons affaire à une trame qui est la même dans tous les pays occidentaux, à quelques petites différences près. On parle d’un tout petit nombre de personnes, mais très averties, politiquement informées et bien financées qui ont créé des organisations représentant une très faible minorité de la communauté musulmane, et ce, quel que soit le pays occidental dont on parle, mais qui exercent une influence disproportionnée. Ces gens s’expriment haut et fort et se font voir. Ils s’affichent comme étant les gardiens des communautés musulmanes par qui doivent absolument passer tout politicien, gouvernement ou organe de presse désireux d’entendre la voix des musulmans, si tant est que cette voix existe. Ils sont en quelque sorte les chefs autoproclamés des communautés musulmanes.

Ces organisations font-elles problème, surtout sous l’angle de la sécurité? J’affirmerais, pour ma part, qu’elles n’ont pas de lien direct avec le terrorisme. Je crois que ce serait commettre une erreur d’analyse de les associer à Al-Qaïda ou à l’EIIS, comme certains le font. Ce ne sont pas des organisations qui planifient des attentats en Occident et, dans bien des cas, elles condamnent même ce genre d’actions.

Le problème est plus indirect. Tout d’abord, ces organisations n’ont pas, d’un point de vue strictement idéologique, entièrement condamné la violence. Je parle des mouvements transnationaux hétérogènes, alors je simplifie les choses. De manière générale, le mouvement n’a pas renoncé à la violence prise en tant qu’instrument susceptible de lui permettre de faire avancer sa cause. Il a renoncé aux tactiques violentes, mais sans grande conviction.

Deuxièmement, dans certaines situations, ces groupes appuient directement la violence. De nombreuses organisations liées à la confrérie, notamment ici au Canada, financent des organisations désignées terroristes: le Hamas et ce que nous voyons actuellement en Libye, par exemple, où la confrérie participe directement à la violence aux côtés de groupes djihadistes. C’est là une dynamique intéressante.

Troisièmement, il y a lieu de s’inquiéter de ce que fait la confrérie en Occident parce qu’elle adhère à certains discours propices à la radicalisation. Au sein des communautés musulmanes, certaines factions véhiculent un discours axé sur la violence et la « victimisation », deux notions extrêmement dangereuses quand elles sont combinées.

Le discours de la confrérie revient essentiellement à dire que l’Occident est en guerre contre l’Islam, que les sociétés et les gouvernements occidentaux détestent l’Islam. Ce discours consiste à mettre dans un même sac les questions de politique étrangère et les caricatures du prophète pour prouver que l’Occident déteste les musulmans et l’Islam.

Il faut ajouter à cela une condamnation très timide du terrorisme — souvent avec moult réserves — et la justification des actes de violence comme en Palestine, au Cachemire, en Irak, en Afghanistan et dans bien d’autres coins du globe.

Cela étant, en Occident, la confrérie n’est pas parvenue à la conclusion que les musulmans de l’Occident doivent prendre part à des actes violents contre nous. Ce n’est pas tout noir ou tout blanc et il y a de nombreuses zones grises.

Il faut dire une chose: la confrérie prend activement part à des activités visant à contrer la radicalisation violente. C’est un paradoxe assez répandu et nous pourrons revenir sur des exemples un peu plus tard.

Quoi qu’il en soit, ce genre de discours auprès d’un adolescent de 16 ou de 18 ans est extrêmement dangereux, parce qu’il justifie la violence au motif que des musulmans sont attaqués: « S’il n’y a rien à redire contre cela dans la bande de Gaza et en Afghanistan, alors pourquoi ça serait un problème en Occident où l’on me dit que l’Islam est également attaqué? » Ce discours dominant est donc la porte ouverte à la radicalisation violente et c’est précisément ce que colportent les Frères musulmans. Ce faisant, le discours devient un terreau fertile.

Pour les Britanniques, chez qui j’ai étudié cette dynamique, les Frères musulmans diffusent une musique d’ambiance sur laquelle dansent les futurs kamikazes. L’expression est fantaisiste, mais elle est révélatrice. Le gouvernement britannique a changé sa façon d’appréhender la question de la confrérie et de la radicalisation.

Il y a 10 ans, le discours dominant était tout autre: d’une certaine façon, la confrérie était vue comme la solution. On disait: il faut collaborer avec les islamistes modérés contre les purs et durs; il faut passer par un radical pour en vaincre un autre; il faut travailler avec ces gens-là. Certes, les islamistes ont des positions sur certaines questions, comme les droits des gais, les droits des femmes ou la liberté de religion, positions à tout le moins controversées, mais ils font ce qu’il faut pour prévenir la violence. C’était la pensée dominante, il y a 10 ans.

Si vous teniez aujourd’hui ce genre de discours à Londres, la plupart des gens vous regarderaient comme si vous étiez complètement déconnecté de la réalité. Les choses ont énormément changé et le gouvernement britannique a complètement changé de position. Terminées les lignes de fracture entre conservateurs et travaillistes dans ce dossier qui fait désormais presque l’unanimité dans la classe politique au Royaume-Uni. Les organisations de la confrérie n’obtiennent plus de financement gouvernemental et sont maintenant perçues comme faisant partie du problème.

Voici ce qu’on a pu lire dans la dernière livraison de Prevent:

Les groupes terroristes peuvent exploiter des idées ayant été élaborées et parfois rendues populaires par des organisations extrémistes qui évoluent en toute légalité dans notre pays.

Encore une fois, leur action n’est pas illégale, mais elle fait partie du problème.

Je dirais pour ma part que c’est le constat auquel se livrent la plupart des pays. Au Royaume-Uni, on a au moins envisagé la possibilité d’interdire la confrérie. Je suis certain que vous êtes au courant de l’examen des activités de la confrérie auquel les Britanniques se sont livrés. Les résultats n’ont pas été rendus publics pour diverses raisons. Je crois qu’il est à présent clair que le gouvernement britannique va prendre les dispositions pour bannir la confrérie pour toute une diversité de raisons, principalement pour des questions de légalité. Le principe consiste à adopter une démarche sans égard aux plateformes, consistant à faire passer la confrérie comme étant une partie du problème. Le gouvernement appliquerait une démarche stratégique pour chercher à saper l’action de la confrérie qu’il ne faut pas légitimer. Il ne faut pas appuyer la confrérie. La tolérance sur le plan juridique n’est pas synonyme de tolérance sur le plan civil. Il est essentiellement question de saper l’action de la confrérie qu’on juge comme étant un problème.

Nous avons parlé de radicalisation violente, mais l’autre problème associé à la confrérie est celui de son effet sur la cohésion et l’intégration sociales. Je suis le premier à reconnaître que la majorité de ceux et de celles qui, d’une façon ou d’une autre, seront exposés à la vision du monde de la confrérie, ne deviendront pas forcément des terroristes. Ce ne sera pas le cas pour la majorité d’entre eux. Ceux qui font le saut dans le terrorisme représentent une frange, une toute petite partie, tandis que la plupart des sympathisants ne deviendront jamais des terroristes. Il demeure que le discours des Frères musulmans, leur interprétation très politisée et littérale de l’Islam dépeignant l’Occident comme une société antagoniste à laquelle les musulmans ne doivent pas s’intégrer, à moins que ce soit pour faire avancer la cause islamique, a un effet sur la cohésion sociale.

Pour certaines questions fondamentales, comme celles des droits des femmes, des droits des gais et de la liberté de religion, la confrérie a des points de vue extrêmement problématiques. Comme je le disais, cela ne concerne qu’un faible nombre. On ne compte que quelques centaines de militants de la confrérie dans chaque pays occidental, mais ils peuvent compter sur des ressources notoires. Ils exercent une influence disproportionnée sur les mosquées, sur les écoles et les nombreux espaces où se retrouvent les musulmans. Par exemple, dans tous les pays européens, il y a des rassemblements annuels de musulmans qui, pour les plus gros, peuvent atteindre 40 000 à 50 000 participants, sous l’égide des organisations de la confrérie. Ces 40 000 ou 50 000 personnes sont-elles membres de la confrérie ou même sympathisantes? Absolument pas. Mais seule la confrérie a les ressources financières, l’organisation, l’orientation d’esprit et les capacités voulues pour organiser ce genre d’événements. La confrérie a pour objectif de répandre « sa » bonne parole dont on pourrait affirmer qu’elle est très marginale dans certaines communautés. Certes, une partie des idéaux prêchés par la confrérie a percolé dans certaines franges des communautés, mais la grande majorité des musulmans n’adhèrent pas à la pensée des Frères musulmans.

Il est évident que, si cet accès aux ressources était combiné à l’appui des gouvernements, ce qui s’est parfois produit, les choses pourraient, selon moi, devenir très problématiques. Ce fut le cas au Royaume-Uni, il y a 10 ans, quand le gouvernement collaborait activement avec les organisations de la confrérie, qu’il leur apportait un soutien. Cette façon de faire permet à la confrérie d’exercer une influence disproportionnée sur une très petite minorité qui, elle, est comparativement très mal organisée.

Je m’arrête ici.

Le président: Merci, monsieur Vidino.

J’inviterai d’abord le sénateur Mitchell à prendre la parole, puis ce sera au tour de la sénatrice Stewart Olsen.

Le sénateur Mitchell: Merci, monsieur Vidino. J’ai trouvé votre exposé très édifiant. J’ai lu certaines de vos publications et elles m’ont paru très intéressantes. Il va sans dire que vous avez étudié la question de près.

Je crois percevoir dans vos propos un changement par rapport à ce que vous disiez dans votre article de 2011 au sujet des Frères musulmans, dans lequel vous affirmiez que les autorités devraient s’entretenir avec les organisations se réclamant de l’idéologie de la confrérie, mais à trois conditions uniquement. Vous les connaissez certainement. L’une était que les autorités interagissent avec d’autres organismes. La deuxième est qu’elles savent pleinement à qui elles ont affaire, et la troisième est que leur action ne se mute pas en un soutien indu et contre-productif aux Frères musulmans. On craint notamment que les Frères musulmans ne gagnent du terrain s’ils devaient être reconnus par les autorités.

La question va bien au-delà de cela. Depuis le début de ma carrière politique, nous appelons « politique de ghetto » l’inclination des politiciens à traiter avec les chefs d’organisation. Nous ne devons pas nous complaire dans cette attitude. Pourquoi devrions-nous accepter qu’un groupe exerce une telle autorité sur une communauté ou une population? Après tout, ce sont des Canadiens, comme le reste d’entre nous.

Avez-vous changé d’opinion en ce qui a trait à la façon de traiter avec des organisations comme les Frères musulmans? Si vous n’avez pas de contact avec eux, avec qui traitez-vous et comment dialoguez-vous avec la communauté?

M. Vidino: Il est flatteur, pour un universitaire, de savoir que ses articles sont lus. Je vous remercie.

Je n’ai pas changé d’opinion. Vous avez très bien résumé ma pensée. La question est d’être en communication avec ces organisations, et non de leur procurer des moyens d’agir. Il faut cependant le faire en toute connaissance de cause. Il faut être conscient que cette stratégie n’est pas exclusive à la confrérie, mais que cette dernière n’est pas toujours honnête ni sincère dans ses rapports. Je pense que, dans tous les cas, la première règle à suivre est de savoir exactement à qui l’on a affaire.

Il faut savoir que ces groupes ont un programme en tête, et il arrive parfois que celui-ci soit compatible avec celui du gouvernement.

La seconde règle à suivre est d’agir en amont, de ne pas succomber au laxisme et de ne pas se contenter de traiter uniquement avec les intervenants qui s’expriment haut et fort et qui se font voir, avec ceux qui sont proactifs et qui tentent d’établir le contact. Dans ma présentation, je parle de « communautés » au pluriel. Elles sont aussi variées que les communautés musulmanes présentes dans tout pays occidental. Il serait, à mon avis, erroné de croire qu’on peut brosser un portrait complet de ces communautés en ne s’adressant qu’à quatre ou cinq personnes, à des représentants autoproclamés. Vous devez déployer des efforts considérables pour trouver des intervenants qui sont peut-être moins organisés, mais qui n’en sont pas moins représentatifs de leur communauté.

C’est ce que j’ai constaté à Boston, notamment, où j’ai obtenu mon doctorat. Je me suis penché sur la façon de faire du gouvernement américain. C’était en 2006-2007, et ce dernier commençait alors à établir des liens avec les communautés musulmanes du pays. Essentiellement, je me suis rendu auprès d’organisations se revendiquant de l’idéologie des Frères musulmans, principalement parce que ce sont elles qui prennent l’initiative de communiquer avec le gouvernement. J’ai vu, par exemple, des représentants du gouvernement être stupéfaits d’apprendre que la plus grande communauté musulmane de Boston est en fait la communauté bosnienne, qu’ils n’avaient jamais rencontrée, et que celle-ci avait des coutumes très différentes de celles de la plupart des autres communautés musulmanes avec lesquelles ils entretenaient déjà des liens. Certains membres de cette communauté soulignaient la fin du ramadan en trinquant à la rakija — un alcool fort —, ce qui ne correspond pas à l’image conservatrice qu’ils s’étaient forgée en s’adressant à certaines personnes. Qui peut définir l’Islam? Celui-ci réunit des communautés différentes aux points de vue tout aussi variés.

Cela exige des efforts et des connaissances, et il faut garder en tête que l’on ne parvient qu’à brosser un portrait partiel et biaisé, ce qui comporte des difficultés, puisque, comme je l’ai mentionné, je crois que ces groupes posent problème.

Ma position se situe quelque part entre les deux. Beaucoup d’intervenants critiquent la confrérie, estimant qu’il ne faudrait pas traiter avec elle. Selon eux, il faudrait l’éliminer, éviter tout contact avec elle. À mon avis, une telle démarche pose problème, car elle n’est ni réaliste ni faisable, et qu’elle peut s’avérer très contre-productive. En même temps, il faut faire preuve de discernement dans les rapports avec la confrérie.

Le sénateur Mitchell: Si le sentiment d’aliénation n’explique qu’en partie le problème de la radicalisation, qu’il n’est pas une condition suffisante à son émergence, il en est certainement une condition nécessaire. Vous avez parlé de l’aspect immatériel de la question et de l’importance que revêt l’aliénation, que l’on tient pour cruciale et centrale dans la façon dont on traite avec ces organisations. Il est vrai que nous devons aussi veiller à prévenir l’aliénation.

M. Vidino: Oui, et il est parfois inévitable de collaborer avec ces organisations. Nul doute qu’elles font partie de la communauté, qu’elles en représentent un segment. Si vous vous les aliénez totalement, si vous leur faites la guerre, elles pourraient vous causer des difficultés quand vous essayerez de rejoindre certains membres de la communauté. En même temps, si vous les considérez comme des partenaires, les prenez en compte, leur conférez une légitimité et pensez qu’elles résoudront vos problèmes en matière de radicalisation, alors je crois que vous vous faites des illusions. Cet « entre-deux » est une position extrêmement délicate et complexe et appelle une solution nuancée, taillée sur mesure.

À mon avis, l’erreur que le gouvernement britannique a commise au début a été de leur conférer une légitimité, car il les voyait comme des partenaires dans tout cela. Je pense qu’en ce moment, l’interaction avec ces organisations se déroule davantage derrière des portes closes. Les autorités estiment qu’il est inévitable de collaborer avec elles dans certaines situations. Cela dit, il y a une différence entre les partenariats d’ordre tactique et les communiqués de presse assortis d’embrassades et d’accolades que l’on voyait il y a 10 ans.

Le sénateur Mitchell: Merci.

La sénatrice Stewart Olsen: Pourriez-vous, si vous le voulez bien, expliquer aux membres de l’auditoire et aux personnes qui s’intéressent à la question, ce à quoi les Frères musulmans croient précisément? En quoi consiste leur idéologie?

M. Vidino: D’abord, il faut établir une distinction entre la confrérie présente dans les pays à majorité musulmane et celle présente en Occident. Il y a bien sûr un noyau, autour duquel s’organisent différents objectifs.

L’idée générale, à mon avis, est que les Frères musulmans voient l’Islam comme un système exhaustif régissant chaque aspect de la vie privée et de la vie publique; la vision qu’ils en ont est assez conservatrice et littérale, moins littérale cependant que celle des salafistes ou de groupes plus radicaux. Voilà le tableau, en somme.

La confrérie, qui a été fondée en Égypte dans les années 1920 par Hassan al-Banna, comporte divers degrés, le gradualisme étant une dimension importante du credo des Frères. Au premier degré, il est question de créer le parfait musulman. Viennent ensuite la parfaite famille musulmane, la parfaite société musulmane, puis la parfaite nation musulmane, et ainsi de suite. L’idée est que tous les aspects de la vie sont régis par la charia, c’est-à-dire la loi islamique. Dans les pays à majorité musulmane, donc, cette croyance sous-entend l’instauration d’une société islamique dirigée par un gouvernement de type islamique, qui ne correspondrait pas, cependant, à ce que nous observons chez l’EIIS. Les Frères musulmans ne se livrent pas à une interprétation aussi radicale de la charia que l’EIIS; néanmoins, la loi islamique régit à leurs yeux tout le mode de vie.

En Occident, les Frères musulmans tiennent un discours différent. Ils font preuve d’un pragmatisme et d’une souplesse extraordinaires et sont tout à fait conscients qu’ils ne parviendront pas à créer des sociétés islamiques en Occident. Ils y voient peut-être un objectif à réaliser dans plusieurs siècles. Celui qui adopte un certain état d’esprit peut penser qu’un jour, tout le monde adhérera à ses idées. Cela dit, ils sont en fait très pragmatiques.

En Occident, ils poursuivent des objectifs différents, qui sont essentiellement de trois ordres. Le premier de ces objectifs est de diffuser leur interprétation de l’Islam. Comme le je l’ai indiqué plus tôt, la question est plus politique que religieuse. L’islamisme est à mon sens une idéologie politique fondée sur une interprétation particulière de la religion, sur une vision du monde plutôt que sur une interprétation de l’Islam, un moyen d’étendre une vision du monde à l’ensemble des communautés musulmanes.

Leur deuxième objectif, qui consolide le premier, consiste à devenir le gardien des communautés musulmanes pour le compte de tous leurs interlocuteurs occidentaux. En qualité de gardien, de représentant autoproclamé, vous pouvez éventuellement devenir le représentant officiel. Si le gouvernement vous considère comme un partenaire fiable — par exemple, dans un grand nombre de pays européens, la question de l’enseignement de l’Islam dans les écoles revêt une grande importance —, alors le gouvernement vous chargera de l’enseignement de l’Islam dans les écoles publiques. Vous aurez ainsi l’occasion de façonner le système scolaire. Voilà pourquoi le fait de devenir un gardien est très important à leurs yeux.

Leur troisième objectif est d’agir comme n’importe quel autre groupe de pression, c’est-à-dire d’influer sur tout ce qui concerne l’Islam et l’islamisme, tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale, d’exercer des pressions en faveur des factions moyen-orientales et nord-africaines de la confrérie pour toutes les questions pertinentes et de représenter les communautés musulmanes auprès des décideurs qui s’enquièrent de ce qu’elles pensent. Ils veulent être le porte-parole des musulmans. Voilà en quoi consistent leurs trois objectifs.

La sénatrice Stewart Olsen: Certains pays ont déclaré que les Frères musulmans constituent une organisation terroriste. Êtes-vous de cet avis? Croyez-vous que le Canada devrait en faire autant?

M. Vidino: Oui, en effet, quelques pays ont adopté cette position. L’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats arabes unis ont adopté cette désignation. La Syrie a aussi adopté cette position il y a longtemps.

La question est complexe. Je crois qu’elle a beaucoup à voir avec le système judiciaire. Je ne suis pas un spécialiste des exigences de la loi canadienne en ce qui a trait à une telle désignation. Je pense qu’il serait juste de dire que pour certaines filiales de la confrérie… encore une fois, il ne s’agit pas d’une entité monolithique. Il y a en fait des factions distinctes dans chaque pays. Évidemment, la faction égyptienne est la plus importante, mais si vous franchissez la frontière libyenne, vous vous rendrez compte que la faction libyenne est indépendante de la faction égyptienne à 99 p. 100. Dans ce cas, quel sera l’objet de votre désignation? La faction égyptienne ou l’ensemble des factions présentes dans les pays arabes? Nous parlons ici d’une organisation qui compte des factions dans quelque 60 ou 70 pays. S’il s’agit d’une organisation internationale, on peut cependant s’interroger sur son efficacité et sur le contrôle qu’elle exerce sur ses diverses factions. Bien des gens estiment qu’il s’agit simplement d’incarnations variées de la confrérie égyptienne, qui tente de contrôler les autres factions. D’un autre côté, ce type d’organisation est aussi présent au sein de la confrérie occidentale 2.0. Les Émirats arabes unis ont aussi désigné certaines variantes occidentales de la confrérie comme organisations terroristes.

J’aurais de la difficulté à dire s’il faut ou non recommander une telle désignation. D’abord, qui en ferait l’objet? Je pense qu’à l’échelle internationale, certaines factions pourraient effectivement faire l’objet d’une désignation. Revenons au cas de la Libye. Voilà un exemple clair de la façon dont la confrérie participe à des activités terroristes.

Vous pourriez dire qu’Abdul Majeed al-Zindani, le chef de l’Islah, la faction yéménite de la confrérie, a été désigné comme un partisan d’Al-Qaïda par les États-Unis, il y a déjà plus de 10 ans. Pour certaines factions, il n’y a aucun doute. Dans le cas des variantes occidentales cependant, j’estime qu’il faut y aller au cas par cas.

La démarche du gouvernement britannique est intéressante. Les autorités en sont venues à la conclusion que le cadre juridique ne permet pas de procéder à une telle désignation, ce qui pourrait poser de sérieux problèmes, notamment sur le plan des relations publiques. Cela pourrait assurément occasionner une lutte juridique. Le gouvernement a pesé le pour et le contre, et je crois qu’il a conclu que les inconvénients l’emportaient sur les avantages. Il a néanmoins choisi — et je ne peux prédire l’avenir, mais avec les conservateurs au pouvoir en ce moment, il se montrera de plus en plus agressif — de leur rendre la vie très difficile, et tous les membres du gouvernement comprennent clairement que ces organisations font partie du problème, et non de la solution. L’idée est donc de ne leur apporter aucun soutien, mais de privilégier, si l’on veut, une démarche d’application des lois semblable à celle qui avait adoptée à l’égard d’Al Capone: « Votre organisation n’est pas illégale, alors nous ne pouvons la désigner comme organisation terroriste ni vous poursuivre au titre de questions liées au terrorisme, mais nous parions qu’il y a des problèmes concernant vos impôts. » Une grande portion des activités financières de la confrérie n’est pas exactement irréprochable, et beaucoup d’organismes de bienfaisance aux États-Unis font l’objet d’un certain nombre d’enquêtes.

La sénatrice Stewart Olsen: Merci. Vos remarques sont très éclairantes.

[Français]

Le sénateur Dagenais: Merci, monsieur Vidino. Vous êtes reconnu comme un spécialiste de la lutte contre la radicalisation. Vous nous avez fait un brillant exposé de vos principales expériences liées aux leçons européennes dans le domaine de la lutte contre la radicalisation. J’aimerais entendre votre opinion sur l’efficacité des initiatives européennes de lutte contre la radicalisation jusqu’à ce jour.

Corrigez-moi si je me trompe, mais le débat semble maintenant se déplacer vers la prévention. J’aimerais entendre votre opinion à ce sujet.

[Traduction]

M. Vidino: Dans un premier temps, il est difficile d’évaluer la situation en Europe, puisqu’en définitive, toutes les initiatives de REV sont menées à l’échelle nationale. Chaque pays doit donc faire l’objet d’une analyse distincte. L’Union européenne accomplit un certain travail de coordination, certes, mais en fin de compte, ce sont les pays qui mènent ces activités.

Comme je l’ai mentionné, il est très difficile d’apprécier ou de mesurer l’efficacité de telles mesures. L’idée générale est que les programmes d’envergure qui ont été financés au début, en 2005 et en 2006, apparaissent presque comme des programmes d’ingénierie sociale, accompagnés de grandes initiatives d’intégration et de dialogues interconfessionnels. Comme je l’ai indiqué dans ma présentation, ces programmes suscitent aujourd’hui moins d’enthousiasme. Ils sont en outre très coûteux. Ils reposent sur l’idée qu’un manque d’intégration engendre la radicalisation, et je crois que bien des gens remettent en question cette idée.

En matière de radicalisation, il n’y a évidemment aucun consensus. Le fait est nous ne savons pas avec certitude si la radicalisation est attribuable au manque d’intégration. Beaucoup de personnes réfutent cette idée.

Dans un deuxième temps, même si c’est effectivement le cas, les initiatives d’intégration, aussi bonnes soient-elles — et il doit évidemment y en avoir —, devraient-elles faire partie d’une stratégie de REV? Appartient-il aux organes d’application de la loi et aux services de renseignement de diriger les efforts d’intégration et les dialogues interconfessionnels? Ce n’est pas nécessairement une solution très logique.

Comme je l’ai mentionné, on privilégie aujourd’hui des programmes moins coûteux et de plus petite envergure reposant sur des interventions en personne. Ces programmes suscitent de l’enthousiasme, puisque leurs résultats sont relativement encourageants. La collecte de données objectives pose de nombreux problèmes en raison des lois sur la protection des renseignements personnels; il faut donc se fier à ce que dit le gouvernement. Il est difficile d’obtenir un deuxième avis.

Cela dit, nous investissons des ressources considérables dans de tels programmes, en particulier depuis deux ans en raison du problème des combattants étrangers et, comme je l’ai dit, des difficultés que pose la poursuite d’individus. Faute de recours juridiques, les programmes de REV constituent la seule solution de rechange à l’inaction.

Le chef de la police britannique responsable de Channel, un programme d’intervention visant à lutter contre l’extrémisme violent, a fait valoir un taux de succès de 95 à 100 p. 100, ce qui est évidemment très élevé. Certains remettraient toutefois ces chiffres en question. Ils pourraient probablement faire valoir que, pour obtenir un tel succès, un programme comme Channel doit agir auprès des individus au tout début du processus de radicalisation. C’est tout de même une bonne chose. Après tout, on parvient ainsi à faire en sorte que ces individus ne fassent pas partie du nombre considérable de personnes radicalisées.

Le volet de l’interaction, qui constitue la troisième forme d’initiatives de REV, constitue aussi un aspect très intangible de la lutte contre l’extrémisme violent. Il consiste essentiellement à rencontrer les communautés musulmanes. Parfois, certains se moquent de telles rencontres; il y a toutes ces séances au cours desquelles on prend le thé. Que tire-t-on de telles rencontres? Il est évidemment difficile de le mesurer en données objectives, mais certains moyens montrent que ce genre d’initiatives est utile.

Il y a 10 ans, des combattants étrangers ont aussi été mobilisés en Irak, cette fois-là en nombres beaucoup plus modestes. Quelques centaines d’Européens se sont rendus en Irak pour combattre dans les rangs d’Al-Qaïda. Je trouverais très difficile de nommer ne serait-ce qu’un seul cas où, à l’époque, une personne s’est adressée à la police ou à un service de renseignement pour signaler qu’un parent, un frère ou un ami était parti combattre en Irak. Aujourd’hui, cela se produit très couramment. Je sais que c’est également le cas au Canada, où il arrive souvent que des parents d’individus radicalisés communiquent avec la police.

Il serait difficile de l’affirmer et de le prouver, mais on peut présumer que c’est le fruit de cette interaction, de ces mesures de mise en confiance mutuelle, de l’incursion dans ces communautés qui, traditionnellement et historiquement, pour des raisons aisément compréhensibles, ont toujours vu l’application de la loi comme une nuisance plutôt que comme un bien. Des années d’interaction avec ces communautés, à mon avis, se sont avérées utiles.

Je sympathise avec certains de nos collègues qui apparaissent devant des groupes de discussion comme celui-ci et qui tentent de faire valoir l’efficacité des mesures de REV à l’aide de données objectives. Il est parfois très difficile de le faire, mais il arrive que les résultats varient. Ceux-ci ne sont parfois pas toujours visibles immédiatement et n’apparaissent parfois qu’au bout de 10 ans.

[Français]

Le sénateur Dagenais: Vous dites qu'il est difficile d'avoir accès aux données, parce que ce sont les gouvernements qui les détiennent. Cependant, selon vous, est-ce que la prévention fonctionne tout de même? Est-ce qu'on peut parler d'une amélioration du système de prévention?

[Traduction]

M. Vidino: Absolument, je crois que oui. Et je ne suis pas le seul de cet avis. Je dirais qu’en Occident, c’est aussi l’opinion de tout gouvernement qui déploie une stratégie complète de lutte contre le terrorisme.

En réalité, les personnes qui ont le plus soutenu cette position sont celles qui doivent composer avec la dure réalité. Certains des plus ardents défenseurs de l’approche « douce » sont les personnes présentes sur le terrain, dans le milieu de l’application de la loi et du renseignement, qui comprennent que certaines de ces initiatives revêtent une importance cruciale.

De telles initiatives ne porteront pas toujours des fruits, sauf dans le cas des jeunes de 16 ans — c’est ainsi que le gouvernement britannique a entrepris le programme Channel. On a ensuite découvert le cas de Hasib Hussain, qui était l’un des quatre auteurs des attentats à la bombe qui sont survenus le 7 juillet à Londres. Il s’agit du jeune homme qui a commis un attentat suicide dans un autobus. C’est le seul qui n’était pas connu des autorités. Les trois autres étaient pourtant connus du MI5. Lorsque les autorités ont entrepris leur enquête après les attentats, la seule chose qu’elles savaient de lui, c’est qu’il avait gribouillé « J’adore Al-Qaïda » et d’autres choses du genre sur ses manuels scolaires. Cela avait mis la puce à l’oreille d’un enseignant, qui en avait parlé à la direction de l’école. Comme il n’existait alors aucun mécanisme permettant de faire quoi que ce soit, ce signalement est resté lettre morte. C’est par la suite, après bien sûr que d’autres cas du genre sont survenus, que les Britanniques ont créé Channel.

D’autres pays d’Europe ont mis en place des mécanismes qui permettent à un enseignant ou à un directeur de rapporter une telle situation à une entité donnée. Selon le pays, il faut s’adresser tantôt à la police, tantôt à l’administration municipale, tantôt à des organismes de la société civile.

Dans de telles situations, je suis généralement en faveur d’une légère intervention policière, évidemment pour des questions de confiance dans la communauté. Ce type de mécanisme prévoit une certaine forme d’intervention.

Est-ce que ça fonctionnera à tous les coups? Bien sûr que non. Est-ce que ça fonctionnera une fois sur deux? Le cas échéant, tant mieux. Le fait est qu’en Europe, ça fonctionne très souvent, ce qui est encourageant, puisqu’on allège ainsi considérablement la charge de travail de la police et des services de renseignement, qui sont déjà suffisamment débordés. Si l’on parvient ainsi à retrancher 50 p. 100 des cas, voilà qui est excellent. De plus, une telle démarche sert au mieux les intérêts des jeunes personnes en voie de se radicaliser. Le discours du gouvernement britannique est axé sur la sauvegarde.

On a demandé aux enseignants: « si vous voyiez qu’un de vos élèves fait partie d’un gang de rue ou qu’il est ciblé par des pédophiles, signaleriez-vous son cas? » Eh bien, il en va de même pour la radicalisation. C’est un autre mal social. C’est ainsi qu’on en parle en Europe. C’est un mal social qui cible les jeunes et il incombe aux enseignants, aux dirigeants de la communauté et aux travailleurs sociaux de dépister ce problème et de le signaler.

Et ça fonctionne dans certains cas.

La sénatrice Beyak: Merci, professeur Vidino. Je partage l’admiration que le sénateur Mitchell a pour votre travail.

J’attribue la vague conservatrice qui a balayé le Royaume-Uni au travail de la secrétaire de l’Intérieur, Theresa May, qui planche sur ce problème depuis des années. Au début, le gouvernement a cru dans les vertus de l’intégration et de la sensibilisation, mais il vient de décider d’opter pour une démarche plus dure.

Ma question va nous amener ailleurs. Compte tenu de votre expérience du Royaume-Uni, auriez-vous un conseil à donner au Canada afin qu’il gère mieux les chefs spirituels radicaux qu’il a accueillis? Ce sont des chefs spirituels autoproclamés, des gens comme Tariq Ramadan qui ont, certes, fait du bon travail, mais qui lancent des messages mitigés dans d’autres pays. Pensez-vous que ce soit un problème pour le Canada et quel conseil auriez-vous à nous donner pour y faire face?

M. Vidino: Je dirais que c’est un problème commun à tous les pays, à cause de l’afflux d’individus plus ou moins radicalisés qui viennent en Occident pour promouvoir certains points de vue sans savoir ce que le cadre juridique leur permet ou leur interdit, comme au Canada. Dans bien des pays, on s’est dit qu’il ne fallait pas accueillir les personnes ayant, de toute évidence, épousé des points de vue radicaux. C’est là une position relativement commune dans la plupart des pays occidentaux.

Le président: Ces pays tiennent-ils des listes de persona non grata?

M. Vidino: Oui, mais d’autres y vont au cas par cas. Quand les autorités savent qu’une personne vient de l’extérieur de la zone Schengen, par exemple, et demande un visa, elles peuvent décider de ne pas l’admettre. Cela ne concerne qu’un tout petit nombre de personnes. En fait, les groupes connaissent les pays où il est plus difficile d’entrer. En revanche, une fois qu’on est dans l’espace Schengen, il est possible de demander un visa pour visiter d’autres pays européens et ainsi, de faire la tournée des pays grâce à un seul visa. Peu demandent un visa pour la France, parce que tout le monde sait que les Français sont très durs sur ce plan. D’autres pays, cependant, sont un peu plus laxistes et on peut entrer en Europe en passant par eux. Cela se fait beaucoup.

Il faut être très prudent et agir avec circonspection pour limiter la liberté de parole et d’expression, même dans le cas de citoyens connus — et bien sûr, il s’agit ici de gens qui viennent de l’extérieur. Certaines communautés se sentent ciblées quand on refuse à quelques-uns de leurs membres le droit d’entrer dans un pays, au motif qu’ils sont porteurs de controverses. Évidemment, tout cela doit se traiter au cas par cas. Il est difficile de décider d’un facteur à partir duquel dire oui ou non à la demande d’accès. La promotion de la violence pourrait en être un, mais c’est un choix délicat qu’il faut faire au coup par coup.

Même dans le cas des personnes dont on peut autoriser l’entrée, il faut s’assurer qu’elles n’ont pas un programme en tête et qu’on leur applique la tolérance zéro. La tolérance légale n’est pas synonyme de tolérance civile. Dans le cas d’une personne venant de l’étranger pour prendre la parole devant des étudiants, à l’invitation d’une université, il y aurait lieu de faire pression sur cette université pour lui faire comprendre que, même si ces établissements doivent être des bastions de la liberté de parole, ils doivent aussi être des lieux où l’on ne tolère pas certaines formes d’expression haineuse. La dénonciation et la critique donnent parfois des résultats; il faut clairement indiquer que le fait de donner une plateforme à certains individus ayant certains points de vue ne doit pas être toléré. Et si l’université persiste malgré tout, alors qu’il en soit ainsi.

Il est important de bien cadrer la question. Dans bien des cas, le problème ne concerne pas les critiques formulées par ces personnes à l’endroit de la politique étrangère du Canada ou d’un autre pays. Il est plutôt question des dossiers chers à tout le monde, comme les droits des femmes, les droits des gais et la liberté de religion qui sont au cœur de nos valeurs. Tous vos points de vue extrêmes en matière de politique étrangère trouveront un écho chez ces gens-là dans l’expression radicale de leur vision des choses sur ces mêmes questions. Il ne faudrait pas tolérer cela.

Le sénateur Ngo: Avez-vous étudié la question du financement étranger en Amérique du Nord, des fonds qui servent à répandre l’idéologie radicale au Canada? C’est ma première question.

Deuxièmement, pouvez-vous nous en dire un peu plus au sujet du discours sur la victimisation? Quelles sont les organisations liées aux Frères musulmans au Canada? Le savez-vous?

M. Vidino: S’agissant du financement étranger, comme je le disais, c’est précisément cela qui classe la confrérie à part des autres organisations. Elle a accès à des fonds et elle est en mesure de recevoir du financement d’un petit nombre de personnes aux poches très profondes.

Ces sources de financement ne sont pas toujours évidentes. Les fonds proviennent en partie d’hommes d’affaires, parce que beaucoup de bailleurs de fonds sont des hommes d’affaires qui ont réussi et qui se sont haussés aux échelons supérieurs de leur communauté. Ils ont leurs entreprises.

On peut dire, toutefois, que, par le passé, la majorité des fonds venaient de sympathisants dans la région du golfe Persique. C’est une chose de le savoir, mais c’est parfois difficile de le prouver, car on manque de preuve irréfutable. Une grande partie des transactions se font au comptant et il est donc difficile de prouver quoi que ce soit.

Évidemment, certaines de ces sources de financement se sont épuisées ces dernières années. Beaucoup de pays du golfe ont changé de politique vis-à-vis des Frères musulmans — et certains plutôt radicalement. Quant aux positions que le gouvernement devrait adopter, il devrait envisager de bannir les Frères musulmans. De rares pays dans le monde arabe — en fait, je pense qu’il n’y en a qu’un seul — s’opposeraient à une telle mesure. Beaucoup verraient cela d’un bon œil. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il faudrait le faire pour apaiser certains pays du golfe Persique, mais c’est ainsi que réagiraient la plupart des pays.

Depuis quatre ou cinq ans, le gouvernement du Qatar est le plus important bailleur de fonds des organisations de la confrérie en Amérique du Nord et en Europe. Il y a, je crois, des particuliers dans les pays du golfe qui financent ces organisations. Elles ne sont pas financées par les gouvernements, mais plutôt par de riches particuliers. En Arabie saoudite et dans les Émirats arabes unis, le financement est désormais illégal, mais il demeure compliqué de comprendre la dynamique du financement étranger.

Quant à la dynamique de la victimisation, elle est au cœur du discours. C’est d’ailleurs assez courant dans toutes les idéologies extrémistes. Dans toute idéologie, il est d’abord question de convaincre les sympathisants qu’ils sont attaqués, qu’ils sont les victimes d’une conspiration. L’idéologie consiste à leur proposer la vision de meilleurs lendemains et à leur dire qu’ils peuvent faire partie de la solution. Il suffit de penser aux idéologies extrémistes ou de droite ou encore à une vaste conspiration sioniste. En fait, à toute idéologie.

Dans le discours de la confrérie, il est question de la conspiration de l’Occident et des gouvernements laïques dans le monde arabe, non pas contre les islamistes, mais contre l’Islam et les musulmans. C’est ainsi que les choses sont présentées. Les propagandistes amalgament toutes sortes de questions, d’ordre géopolitique ou local. Il est certain que l’islamophobie existe, et toute théorie, quelle qu’elle soit, doit s’appuyer sur un fonds de réalité. Il ressort que la confrérie excelle à exploiter et à amplifier les enjeux de l’heure et à les inscrire dans un discours négatif sur le thème de la conspiration.

Quelles sont les organisations qui, au Canada, trouvent leurs racines dans les Frères musulmans? Comme je le disais, vous ne trouverez pas en Occident d’organisations baptisées les Frères musulmans de la Hollande, les Frères musulmans du Canada et ainsi de suite. Certaines organisations nient même catégoriquement tout lien avec les Frères musulmans et, si l’on s’en tient à une analyse strictement formelle, elles ont raison. Les gens ne transportent pas de carte de membre dans leur passeport, même si certains font partie des Frères musulmans dans leur pays d’origine. Le lien est beaucoup plus informel que cela. Certaines organisations ont été créées par des particuliers qui ont des liens personnels avec différentes branches des Frères musulmans au Moyen-Orient et qui entretiennent des liens personnels, financiers, organisationnels et idéologiques avec le mouvement.

L’Association des musulmans du Canada est sans doute le premier nom qui vient à l’esprit. Les liens sont clairs dans son cas, avec des personnalités très en vue qui sont actives depuis 20 ou 30 ans au sein des divers groupes de la confrérie au Canada et aux États-Unis. Il y a eu WeCare Canada, eh bien, c’était la même chose. Il existe des organismes de bienfaisance comme Islamic Relief. Irfan n’existe plus, mais c’était pareil.

Quand on examine les huit à dix organisations existantes, on y retrouve toujours à peu près les mêmes personnes. C’est ça, ce milieu.

Mon livre s’intitule The New Muslim Brotherhood in the West, soit les nouveaux Frères musulmans en Occident. D’une certaine façon, il décrit la confrérie 2.0. Il ne s’agit pas d’une pyramide ayant Le Caire pour sommet, mais tous ces gens-là partagent la même vision du monde et ont le même modus operandi que celui des Frères musulmans.

Le sénateur Ngo: Vous avez répondu à ma question, en partie.

Il y en a une autre que je veux vous poser: à part le Royaume-Uni qui a pris des mesures contre ce qu’on appelle les Frères musulmans, est-ce que d’autres pays européens ont adopté des mesures semblables? Que font-ils?

M. Vidino: J’allume mon ordinateur, parce que je veux lire des notes que j’ai préparées.

Je vous dirais ceci: les choses ont changé depuis deux ou trois ans, mais avant, il existait une ligne de démarcation dans le monde occidental entre l’Europe continentale et le monde anglo-saxon. L’Europe continentale entretenait une vision beaucoup plus négative et pessimiste au sujet de la confrérie, tandis que le monde anglo-saxon y était plus favorable. Je crois que les choses ont changé. Je vous ai parlé des changements au Royaume-Uni, mais en Europe continentale, les gens ont toujours considéré la confrérie de façon très négative.

Le fait d’avoir catégorisé un groupe d’une certaine façon ne veut pas forcément dire qu’on va le traiter et traiter avec lui en fonction de cette catégorisation. De nombreux facteurs entrent en jeu, comme les politiques.

De façon générale, les organismes du renseignement européens ont une perception très négative de la confrérie. Permettez-moi de vous lire deux ou trois extraits de documents hollandais. J’ai également des extraits de textes allemands et belges qui disent à peu près la même chose. Celui que je vais vous lire provient de l’AIVD, l’équivalent hollandais du SCRS, autrement dit l’agence hollandaise du renseignement.

... tous les frères musulmans ou leurs sympathisants ne sont pas directement reconnaissables. Ils n’affichent pas toujours leur loyauté religieuse ni leur visée ultra-orthodoxe. Coopératifs et modérés d’apparence quand ils sont dans une société occidentale, ils n’ont certainement pas d’intention violente. Cependant, ils essaient de paver la voie à l’Islam ultra-orthodoxe pour que celui-ci joue un plus grand rôle dans le monde occidental, en exerçant une influence religieuse sur les communautés d’immigrants musulmans et en instaurant de bonnes relations avec les leaders d’opinion: politiciens, fonctionnaires, responsables d’organisations sociales reconnues, et ainsi de suite. Cette politique de la main tendue est devenue plus évidente ces dernières années et elle pourrait être indicative d’une certaine libéralisation des idées du mouvement. Ce dernier se présente comme un défenseur largement plébiscité et un représentant légitime de la communauté musulmane. Cependant, l’objectif ultime — bien que jamais ouvertement avoué — est de créer, de mettre en œuvre et d’étendre le bloc musulman ultra-orthodoxe en Europe occidentale...

Voilà une perception particulièrement négative. On pourrait s’attendre à lire ce genre de textes dans un blogue d’extrême droite. Pourtant, cela vient de l’organisme du renseignement des Pays-Bas, l’un des pays les plus libéraux et tolérants d’Europe. Je pourrais vous lire des extraits de documents belges, allemands, français, danois ou italiens, mais ils formulent tous à peu près la même conclusion. C’est celle des organismes du renseignement.

L’une des raisons qui explique la différence entre les pays anglo-saxons et les pays d’Europe continentale tient au fait que les organismes du renseignement en Europe continentale ont un mandat beaucoup plus large que celui du M16, du FBI ou du SCRS. Ces services ne s’intéressent pas uniquement à l’extrémisme violent, mais à toute forme de menaces contre l’ordre démocratique. Ils s’intéressent à la subversion. Ils suivent les Frères musulmans de beaucoup plus près que les services de pays anglo-saxons. Et je viens de vous lire l’opinion qu’ils se sont forgée à l’issue de ce processus.

Le président: Permettez-moi d’enchaîner sur une question. Il est possible que vous puissiez me répondre, si vous connaissez la chose.

J’ai cru savoir que, dans certains cas, les Frères musulmans, selon le pays où ils se trouvent, se chargent de la scolarisation ou de l’instruction des enfants. Y a-t-il lieu de s’en inquiéter? Dans l’affirmative, que devraient faire des pays comme le Canada, l’Angleterre ou la France pour s’assurer que les jeunes musulmans reçoivent l’instruction qu’ils sont censés recevoir?

M. Vidino: La dynamique n’est pas partout la même. En Allemagne, le grand problème tient aux écoles publiques. La constitution allemande dispose que chaque État du système fédéral doit assurer l’enseignement religieux en partenariat avec chaque communauté religieuse. Vous vous retrouvez avec la dynamique habituelle où 20 organisations demandent à être partenaires du gouvernement pour enseigner l’Islam dans les écoles. Stricto sensu, les meilleures demandes sont celles des organisations de la confrérie. Les autres organisations n’ont pas le degré de raffinement nécessaire pour formuler de bonnes demandes. Du point de vue strictement administratif, elles ne sont pas à la hauteur.

La vaste majorité des États allemands ne s’arrêtent cependant pas au seul caractère officiel des demandes et ils refusent de collaborer avec les organisations de la confrérie, parce que les Frères musulmans et leur équivalent turc, Millî Görüş, qui est l’organisation sœur des Frères musulmans mais en langue turque, sont sur la liste des organisations extrémistes en Allemagne.

Les Allemands tiennent deux listes. Une constituée des organisations terroristes et une autre constituée des organisations extrémistes. Les organisations extrémistes sont sous surveillance. Le fait qu’elles se retrouvent sur une liste leur impose certaines limites, par exemple, en ce qui concerne les visas. Et puis, les organismes du renseignement collaborent avec le ministère de l’Éducation pour recenser les organisations à coucher sur la liste, soient celles qui font problème et avec qui le gouvernement ne devrait pas travailler. Cela entraîne évidemment des poursuites très complexes, mais c’est ainsi.

Dans d’autres pays, les Frères musulmans administrent des écoles privées. Il devient alors beaucoup plus difficile pour le gouvernement de prendre des mesures. Je vous ai parlé de la vision du monde des Frères musulmans et de son impact sur la cohésion sociale. Il y a lieu de s’interroger sur le genre de produit qui sort des écoles de la confrérie.

Je crois que le gouvernement britannique est préoccupé par tout ce que nous avons vu au Royaume-Uni, par toutes les polémiques des derniers mois. C’est pour cela que le Home Office, le ministère de l’Intérieur, a mis sur pied une unité spéciale, l’Unité d’analyse de l’extrémisme, spécialement chargée des cas d’extrémismes violents ou de ce qu’ils appellent l’infiltration, soit le genre de situation où les organisations de la confrérie et Jamaat-e-Islami, équivalent sud-asiatique des Frères musulmans, infiltrent le système et répandent leur message par des moyens légaux, qui font cependant problème.

Le président: Chers collègues, je vais remercier M. Vidino qui nous a beaucoup appris et dont nous avons beaucoup apprécié la présence.

Pour le troisième groupe de témoins de la journée, nous allons accueillir Don Head, commissaire, Service correctionnel du Canada.

Monsieur Head, bienvenue au comité. Nous sommes heureux de vous accueillir aujourd’hui. Je crois savoir que vous voulez commencer par quelques mots et je vous invite à débuter.

Don Head, commissaire, Service correctionnel du Canada: Monsieur le président, membres du comité, bon après-midi.

Je suis heureux d'avoir l'occasion de prendre la parole au nom du Service correctionnel du Canada au sujet de l'étude importante du comité concernant les menaces à la sécurité du Canada.

Monsieur le président, le Service correctionnel du Canada administre chaque jour les peines d'emprisonnement d'environ 23 000 délinquants sous responsabilité fédérale dans les pénitenciers fédéraux et sous surveillance dans la collectivité. Bon nombre de ces délinquants ont des antécédents de violence et peuvent représenter un risque pour la sécurité des Canadiens, s'ils ne sont pas gérés correctement. Notre organisation est parfaitement consciente de la menace que représentent ces délinquants pour la sécurité publique. Toutefois, les personnes qui constituent les menaces à la sécurité principalement visées par l'étude ne sont pas représentatives du système correctionnel fédéral.

Les personnes que nous appelons les « délinquants radicalisés », c'est-à-dire des délinquants motivés par des idéologies et qui commettent des actes violents, qui aspirent à les commettre, qui complotent à cette fin ou qui en font la promotion afin d'atteindre leurs objectifs idéologiques, ne représentent qu'un faible nombre de délinquants sous responsabilité fédérale.

Malgré ce petit nombre, le Service correctionnel du Canada prend très au sérieux la question des délinquants radicalisés et de l'extrémisme violent. Il convient de noter que des délinquants de ce type ont été placés sous la garde du système correctionnel à divers moments au cours des 150 dernières années. Tandis que nos collègues du secteur de la sécurité publique travaillent sans relâche afin de détecter et de prévenir les actes de terrorisme et d'extrémisme violent et de poursuivre les auteurs de tels actes, le principal mandat du Service correctionnel du Canada est axé sur une responsabilité tout à fait différente, c'est-à-dire la gestion, la surveillance et la réhabilitation des personnes reconnues coupables de ce type de crimes.

Dans les établissements fédéraux et les bureaux de libération conditionnelle de partout au Canada, les membres de mon personnel travaillent tous les jours avec ardeur pour assurer la sécurité publique. Au moyen d'une évaluation minutieuse et d'interventions et de programmes correctionnels ciblés, nos spécialistes de la gestion des cas et de la psychologie s'occupent des besoins de tous les délinquants sous responsabilité fédérale et des risques qui les concernent, et les aident à se réhabiliter afin qu'ils puissent retourner au sein des collectivités canadiennes en tant que citoyens respectueux des lois.

Comme elle le fait pour tous les délinquants admis sous responsabilité fédérale, notre organisation gère les délinquants radicalisés au moyen de plans correctionnels personnalisés. Après une évaluation et un examen approfondis de facteurs propres au cas, on élabore un plan correctionnel qui décrit les interventions appropriées pour la réhabilitation du délinquant, et on établit des objectifs clairs qui permettront d'évaluer les progrès réalisés. Nous mettons en œuvre, en fonction de ces plans, des programmes correctionnels, des services psychologiques, des services d'aumônerie et des interventions, de même que des programmes d'éducation et d'emploi reconnus à l'échelle nationale afin de répondre aux besoins particuliers de chaque délinquant dont nous avons la responsabilité.

Monsieur le président, je suis persuadé que le comité ne sera pas étonné d'apprendre que les délinquants radicalisés représentent effectivement un défi particulier à cet égard. Nos observations donnent à croire que ces délinquants sont souvent différents de la vaste majorité de notre population, tant sur le plan de leurs motivations que de leurs besoins, et nous entendons examiner d'une manière proactive de nouvelles approches et des pratiques exemplaires afin de mieux gérer ces délinquants dans l'intérêt de la sécurité publique et d'une réhabilitation efficace.

En effet, la radicalisation représente un défi non seulement pour mon organisation, mais aussi pour les systèmes correctionnels du monde entier. Notre dialogue continu avec nos homologues étrangers nous a amenés à conclure que même si les problèmes que posent ces délinquants sont particuliers au sein de la population carcérale, ils ne sont pas propres au Canada.

Toutefois, ces défis communs nous ont offert la possibilité de travailler ensemble et de tirer profit de notre savoir collectif. Notre organisation collabore avec nos partenaires internationaux pour évaluer la manière dont nous gérons les délinquants radicalisés au sein du système correctionnel et pour déterminer les approches les plus efficaces à l'égard du problème. Comme c'est le cas dans de nombreux domaines de politique publique, nous pouvons apprendre beaucoup auprès de nos partenaires de partout dans le monde, et je suis très satisfait du caractère productif de notre dialogue. Je crois que rien n'illustre mieux cette collaboration que la table ronde et le mini-colloque de trois jours sur la radicalisation que nous avons organisés en décembre dernier. Cet événement a réuni des experts internationaux dotés de connaissances et d'une expérience appréciables en ce qui concerne la gestion des délinquants extrémistes en milieu correctionnel.

Bien que cette rencontre ait été très productive, il s'agit d'un volet unique d'une initiative de recherche globale d'une durée de trois ans mise en œuvre par le Service correctionnel du Canada. Cette initiative, intitulée «Atténuer les menaces que représentent les délinquants extrémistes violents dans les établissements correctionnels et les collectivités » et financée par le Centre des sciences pour la sécurité de Recherche et développement pour la défense Canada, est gérée par la Direction de la recherche du Service correctionnel du Canada.

Grâce à cette initiative, notamment la consultation internationale et la vaste recherche interne menée par mon personnel, nous comprenons mieux la question de la radicalisation dans les pénitenciers canadiens. Des données empiriques nous permettent d'établir le profil de cette population, de découvrir les besoins et les motivations qui lui sont propres et de déterminer les interventions et les programmes correctionnels qui lui conviendraient le mieux.

Même si nous continuons d'examiner et de renforcer nos recherches, certaines conclusions intéressantes commencent à émerger. Nous avons constaté, notamment, que les délinquants radicalisés sont généralement plus jeunes et mieux instruits que les autres délinquants et qu'ils ont aussi de meilleurs antécédents professionnels. En outre, ils sont moins susceptibles d'avoir eu un contact antérieur avec le système de justice pénale, ils ont normalement moins de problèmes liés à la consommation abusive de drogues et d'alcool et ils font preuve d'une meilleure capacité d'adaptation sur le plan de la santé mentale et du comportement en établissement.

Selon une constatation connexe liée aux interventions, plusieurs objectifs de traitement courants relatifs aux programmes correctionnels, notamment ceux axés sur la consommation d'alcool ou d'autres drogues, l'éducation et l'emploi, semblaient représenter des besoins moins importants chez les délinquants radicalisés. Cependant, les besoins comme ceux liés aux convictions et aux attitudes peuvent exiger une attention plus importante en ce qui concerne les délinquants radicalisés.

Outre les interventions correctionnelles efficaces, la gestion et l'hébergement sûr des délinquants radicalisés constituent un domaine d'intérêt particulier pour notre organisation. Les délinquants radicalisés peuvent représenter un risque pour la sécurité et la sûreté dans les établissements fédéraux, sur le plan de leur sécurité personnelle et compte tenu de la possibilité qu'ils essaient de rallier d'autres détenus à leur cause. Nos recherches visaient à déterminer des indicateurs utiles qui nous aideraient à repérer les délinquants les plus susceptibles de se radicaliser pendant leur incarcération. Cependant, je tiens à souligner que notre organisation possède une expérience considérable en ce qui concerne la gestion des complexités de notre population carcérale.

La menace liée aux groupes dangereux sur le plan de la sécurité et aux incompatibilités constitue une préoccupation continue qui déborde largement la question des délinquants radicalisés. Au moyen de projets de recherche et de consultations continues avec nos partenaires internationaux, notre objectif est de formuler des conclusions et des recommandations exhaustives sur le sujet et, finalement, de mettre en œuvre les changements nécessaires pour régler les préoccupations définies. Bien que les délinquants radicalisés ne représentent qu'une petite fraction de la population carcérale à l'heure actuelle, nous voulons être proactifs et veiller à ce que les politiques, les interventions et la formation les plus efficaces possible soient en place.

Monsieur le président, j'ai passé toute ma carrière dans le domaine correctionnel. Depuis mon embauche en tant qu'agent correctionnel en 1978, j'ai vu notre organisation évoluer et s'adapter au changement et j'ai été témoin d'une innovation formidable quant à la manière dont nous exécutons notre mandat. À mes débuts, nous n'avions pas de programme correctionnel reconnu à l'échelle nationale; aujourd'hui, nos programmes correctionnels sont renommés dans le monde entier. Cette réalisation n'aurait pas été possible sans des recherches considérables et la mise au point continue de nos politiques. La radicalisation représente un nouveau défi; il s'agit cependant d'un défi que nous pourrons relever grâce aux mesures que nous prenons en ce moment, j'en suis convaincu.

Même si nous espérons améliorer notre approche, le comité peut être sûr que mon personnel continuera de gérer tous les délinquants, y compris les délinquants radicalisés, dans le but essentiel de contribuer à la sécurité publique pour tous les Canadiens.

Je tiens à remercier encore une fois le comité de m'avoir donné l'occasion de comparaître devant lui, et je serai heureux de répondre à vos questions.

Le président: Merci.

Le sénateur Mitchell: Merci beaucoup, monsieur Head. Cela vous fait 37 ans de carrière; tout un bail! Nous avons pu juger de la profondeur de vos connaissances d’après votre exposé.

Vous avez sans doute entendu parler du témoignage, la semaine dernière, d’un psychologue carcéral, à moins que vous l’ayez vous-même entendu, qui a parlé de cet homme ayant tué ses filles et son ex-épouse ou autre conjointe, et à qui on a permis de défendre son idéologie en prison. Il n’est pas grand, mais il n’en est pas moins intimidant. Pouvez-vous nous donner votre version de l’histoire, nous dire si c’est vrai et comment cela a-t-il pu arriver. Que s’est-il produit au juste?

M. Head: Merci beaucoup, sénateur. Je m’attendais à ce que vous me posiez cette question en premier. Comme vous le comprendrez, je ne peux pas parler d’un délinquant en particulier, mais je peux vous parler de la stratégie générale de gestion qui, je pense, va répondre à votre question ou du moins à vos préoccupations.

Nous suivons de très près les délinquants que nous accueillons. Si nous craignons pour leur sécurité ou pensons qu’ils risquent de porter atteinte à la sécurité des autres, nous pouvons mettre en œuvre toute une batterie de solutions. Je peux vous garantir que c’est ce que nous avons fait chaque fois que nous avons eu affaire à des personnes désignées comme pouvant être radicalisées ou ayant pris part à des activités de radicalisation.

Nous n’avons été mis au courant que d’un seul cas, dans un seul établissement, qui concernait un délinquant tout à fait différent, une personne qui voulait organiser des réunions de prières non officielles. Dès que nous l’avons appris, le personnel et l’imam, qui fréquente l’établissement, sont immédiatement intervenus pour mettre fin à ce projet.

Je sais que le témoignage que vous avez entendu la semaine dernière est très préoccupant. Je l’ai trouvé préoccupant et j’ai évidemment vérifié auprès du directeur d’établissement et du personnel. Ce que j’ai à dire à ce sujet, ainsi qu’au comité, c’est que le témoin s’est fondé sur des renseignements anecdotiques, non confirmés. D’après mon examen de la situation et après avoir vérifié ce qui s’est passé, je ne trouve pas matière à inquiétude.

Le sénateur Mitchell: Il ne s’agit donc pas d’une politique.

M. Head: Non, sénateur. D’ailleurs, mon personnel aurait été au courant de tout ce qui a été dit dans le témoignage. J’ai pleinement confiance dans mon personnel, je sais qu’il intervient quand c’est nécessaire et je ne parle pas uniquement des agents de première ligne, mais aussi des agents de libération conditionnelle qui s’occupent des cas individuels, ainsi que de nos propres agents du renseignement. Nous disposons d’un solide réseau de collecte du renseignement de sécurité à titre préventif qui nous aurait permis de recueillir toute information relative aux activités alléguées et nous disposons de stratégies d’intervention immédiate quand ce genre de choses se produit.

Le sénateur Mitchell: Vous avez parlé du rôle important de l’imam. Le psychologue en a aussi parlé, mais il n’y a désormais plus que quelques imams qui font partie du programme d’aumônerie, tout comme il n’y a plus que quelques aumôniers.

Pensez-vous que les coupes dans ce domaine ont été nuisibles au programme de réhabilitation de la population carcérale en général, mais aussi de ceux qu’on pourrait considérer comme radicalisés?

M. Head: Voilà une autre excellente question qui va me donner l’occasion de remettre les choses en perspective.

Les services d’aumônerie n’ont absolument pas été réduits. C’est en fait le véhicule par lequel nous obtenons les services des porteurs de la foi qui a changé. Nous avons conclu un seul contrat à l’échelle du pays et donné accès aux services de différents groupes confessionnels afin de pouvoir répondre aux besoins des détenus.

Il se trouve que l’une des croyances qui connaît la plus forte progression chez les détenus est l’Islam, et nous pouvons compter sur un réseau relativement important d’imams à qui nous pouvons faire appel.

Il est indéniable que, dans certains établissements éloignés, il est parfois difficile de trouver un imam, comme à Grande Cache, dans les hauteurs de l’Alberta. Toutefois, les gens prennent des dispositions pour que quelqu’un se présente à des moments différents et, dans certains cas, nous avons eu recours à la technologie pour que les groupes confessionnels puissent tout de même communiquer avec les détenus.

Je m’appuie sur un groupe consultatif extérieur, le comité interconfessionnel qui est constitué de représentants des groupes confessionnels nous offrant les services de la foi. Nous nous rencontrons à deux ou trois reprises dans l’année pour examiner la façon dont les services ont été offerts et, en cas de lacune, nous pouvons alors chercher à améliorer les choses. Certains membres du comité interconfessionnel ont même été nommés par leurs églises, associations ou organisations pour — en fait, je les ai invités à faire le tour des établissements pour parler avec le personnel et les détenus afin qu’ils soient conscients du genre de services religieux qu’ils doivent offrir.

Le président: En ce qui concerne le témoignage de la semaine dernière, et histoire de préciser les choses aux fins de la transcription, dois-je conclure qu’un délinquant comme l’individu en question ne serait pas autorisé à diriger un service de prières dans l’un de vos établissements? C’est cela?

M. Head: Tout à fait. C’est tout à fait contre notre politique.

La sénatrice Stewart Olsen: Merci beaucoup. Dans votre témoignage, j’ai été très encouragée de vous entendre parler de l’avenir. Vous avez précisé qu’une grande partie de tout cela est nouveau pour nous. Comment faites-vous pour que tous les employés, les agents du Service correctionnel, tous ceux qui travaillent dans les établissements, soient formés pour détecter ce genre de situation et y faire face?

M. Head: Merci, sénatrice. Voilà une autre très bonne question.

Nous sommes en train de refondre nos programmes de formation des agents correctionnels. Nous envisageons de bâtir un module à partir de constats de la recherche, module qui sera utilisé dans leur formation initiale, c’est-à-dire avant qu’ils occupent leur emploi. Nous envisageons de traiter du même sujet dans le programme de recyclage annuel des agents de libération conditionnelle. Nous sommes donc en train d’élaborer ces modules de formation pour les différentes catégories de personnel.

Il faudra aussi voir comment offrir cette formation à d’autres, par exemple aux infirmières et aux moniteurs d’atelier, pour que tout le monde sache reconnaître les comportements et les interactions à surveiller et qu’on puisse contrôler la situation.

L’une des choses qui sont ressorties de nos entretiens avec les représentants des divers pays réunis au mini-colloque et de ceux que j’ai eus avec des chefs de services correctionnels étrangers, c’est la nécessité de cette formation. Dans quelques semaines, je m’adresserai aux chefs de services correctionnels du Conseil de l’Europe et je parlerai des moyens qui nous permettraient, ensemble, d’élaborer des modules de formation identiques pour que tous les intéressés, dans le monde entier, sachent ce qu’ils doivent surveiller.

La sénatrice Stewart Olsen: Merci.

Une fois que vous avez constaté un problème, que se passe-t-il ensuite? Que faites-vous? Comment procédez-vous?

M. Head: Au sujet des contrevenants radicalisés?

La sénatrice Stewart Olsen: Oui, si vous avez constaté une menace.

M. Head: Il y a deux ou trois possibilités. Là encore, sans nommer personne, si, au moment de détermination de la peine, nous savons que le contrevenant représente un risque important, du moins si nous ne sommes pas sûrs de savoir gérer son cas à court terme, nous pouvons le confier à notre Unité spéciale de détention. C’est une unité très spéciale, située au Québec, où nous plaçons les personnes jugées les plus dangereuses dans le système. Nous en profitons pour les surveiller, les évaluer et dresser des plans pour leur placement dans un environnement beaucoup plus contrôlé que les établissements pénitentiaires ordinaires.

Pour chaque contrevenant, y compris ceux que nous confions à l’Unité spéciale, nous élaborons ce que j’ai expliqué dans mes remarques préliminaires, un plan correctionnel, c’est-à-dire un plan qui indique les types d’intervention, les programmes et les engagements appliqués au contrevenant pendant qu’il sera sous notre garde, et nous ferons le suivi de ses progrès en fonction du plan.

Mais j’ai dit aussi que l’une des difficultés associées aux personnes que l’on juge radicalisées est qu’elles ne correspondent pas, si on veut, au profil habituel des criminels. On sait qu’il faut passer plus de temps à aborder leurs problèmes cognitifs, leurs convictions et leurs attitudes au lieu d’essayer de régler des problèmes de santé mentale, de toxicomanie ou de désintégration familiale.

En fait, c’est l’une des constatations intéressantes qui découlent de notre recherche. Quand nous abordons ces personnes, il faut avoir suffisamment de clarté intellectuelle. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut être capable de distinguer entre ceux qui sont enclins à l’extrémisme théorique et ceux qui sont enclins à l’extrémisme violent. Certaines personnes peuvent nourrir des pensées et attitudes extrémistes, mais si elles n’y donnent pas suite sous forme d’actes violents, l’approche est différente. Mais pour ceux qui sont aptes à commettre des actes violents et qui l’ont manifesté, le confinement est beaucoup plus strict jusqu’à ce que nous puissions contrôler la situation.

La sénatrice Stewart Olsen: J’espère que cela ne se passe pas en vase clos et que, quand vous identifiez ces personnes radicalisées, l’information est communiquée au SCRS, à la GRC ou à quelqu’un.

M. Head: Bien sûr. Pour vous donner une idée de notre façon de travailler avec certaines personnes qui sont actuellement devant les tribunaux et celles que nous avons reçues dans les deux ou trois dernières années, nous sommes en dialogue constant avec la GRC, le SCRS, les forces de police locales et les services correctionnels provinciaux qui les gardent en détention provisoire pour évaluer leurs attitudes et comportements durant la détention et déterminer avec qui ils sont en relation dans l’établissement et quels visiteurs ils reçoivent. C’est donc vraiment un travail en partenariat.

[Français]

Le sénateur Dagenais: Merci beaucoup, monsieur Head, pour votre témoignage. J'aurai deux questions. J’aimerais revenir sur le cas de M. Mohammad Shafia, qui tenait ses réunions religieuses à huis clos et qui, de plus, intimidait d'autres détenus. Ne pensez-vous pas que, lorsqu'il tenait ses séances religieuses et intimidait d'autres détenus, il n’en profitait pas pour passer des messages à l'insu de tous? On sait que les séances religieuses sont tout de même assez intimes. Ne pensez-vous pas qu’il profitait de ces occasions pour passer certains messages de nature radicale?

[Traduction]

M. Head: Monsieur le sénateur, comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas autorisé à parler de contrevenants spécifiques ou de leur cas personnel. Je peux vous assurer, parce que j’ai fait un suivi concernant le témoignage qui a été rendu devant ce comité la semaine dernière, que les situations décrites ne correspondaient pas à ce qui se passe dans l’établissement.

[Français]

Le sénateur Dagenais: Vous nous avez exposé des mesures prises par votre organisation, en matière de formation, pour prévenir des signes de radicalisation. Depuis combien de temps ces procédures sont-elles en place et, en particulier, ce programme de formation? Avez-vous eu l'occasion d’évaluer le succès des mesures qui ont été mises en place?

[Traduction]

M. Head: En effet. Comme je l’ai dit, nous en sommes seulement à l’étape de la recherche, avant la mise en place de la formation.

Ce que nous avons fait jusqu’ici, c’est inviter les membres du personnel à des discussions à l’échelle locale, surtout dans les régions où sont détenus les contrevenants radicalisés, et nous leur avons parlé des différents aspects que nous surveillons. Mais les modules de formation officiels en sont aux derniers stades d’élaboration, et ils seront mis en œuvre un peu plus tard cette année.

[Français]

Le sénateur Dagenais: Vous avez indiqué avoir mis en place des mesures pour gérer les éléments les plus radicaux, car ils posent un risque de radicalisation. Est-il difficile de gérer ces individus ou est-ce que cela se fait de façon naturelle? S’agit-il d’une situation qui pose des problèmes qui pourraient être plus importants pour certains de vos établissements?

[Traduction]

M. Head: Non. Pour l’essentiel, sénateur, ils n’ont pas posé de problèmes importants. Dans quelques cas où il a fallu recourir à l’Unité spéciale de détention au premier palier pour évaluer le risque, il y avait quelques problèmes de comportement ordinaires, mais rien que j’associerais à une pensée radicalisée.

Quant à ceux que nous avons placés dans des établissements ordinaires, nous n’avons rien constaté d’inquiétant.

Notre objectif concernant ces contrevenants est d’apprendre à reconnaître leur mode de pensée, leurs attitudes et leurs systèmes de croyances pour que, lorsqu’ils seront remis en liberté, ils ne représentent pas un risque pour les Canadiens ou pour une collectivité.

Nous observons de très près ce groupe de personnes, c’est-à-dire leurs relations, leurs interactions, leur participation à des programmes, leurs visiteurs, pour nous assurer qu’il n’y a pas de menaces que nous n’aurions pas décelées.

Le sénateur Day: Monsieur Head, merci d’être venu nous voir. Vous avez dit, au cours de votre exposé, que le nombre de musulmans augmente dans la population carcérale. Considérez-vous que tous les musulmans sont radicalisés et que tous sont des musulmans radicaux?

M. Head: Pas du tout. C’est une très bonne question.

J’aimerais faire deux remarques, sénateur. Certains de ces musulmans en augmentation dans la population carcérale sont des convertis. Certains de ces convertis se convertissent pour des raisons très pratiques, par exemple pour avoir un régime alimentaire différent, des plats différents. D’autres parce qu’ils croient en cette religion. D’autres parce qu’ils sont vraiment des adeptes et peuvent être manipulés, parce que c’est à eux que d’autres feront faire des choses problématiques ou inquiétantes.

Pour nous, c’est très clair: l’islam et l’islamisme extrémiste violent sont deux choses différentes. Les musulmans, qui sont des adeptes de l’Islam, ne sont pas différents des autres contrevenants du point de vue des systèmes de croyances. Ceux que nous jugeons radicalisés sont ceux qui répondent à la définition dont je vous ai parlé tout à l’heure. C’est pourquoi, selon les chiffres que nous avons actuellement et qui comprennent certaines de ces personnes, il n’y en a qu’une dizaine environ dans notre système.

Le sénateur Day: Il y a des gens aux idées radicalisées, par exemple qui souhaitent instaurer une sorte d’État différent, mais qui ne serait pas nécessairement un État islamique, je suppose.

M. Head: Oui, tout à fait.

Le sénateur Day: Vous surveillez cette partie de la population carcérale du point de vue de la radicalisation.

M. Head: Exactement. L’un des groupes qui nous inquiète est celui des extrémistes cognitifs qui sont incités à devenir des extrémistes violents.

Le sénateur Day: Vous avez parlé de ceux qui arrivent en prison et ne sont pas nécessairement radicalisés, mais qui pourraient le devenir. Vous reconnaissez que c’est un problème. Il s’est écrit beaucoup de choses à ce sujet; en fait, il y a même des films qui montrent ce risque. Vous dites dans votre exposé:

Nos recherches visaient à déterminer des indicateurs utiles qui nous aideraient à repérer les délinquants les plus susceptibles de se radicaliser pendant leur incarcération.

C’est d’eux que nous parlons. À la page suivante, vous dites que vous voulez prendre des mesures proactives.

Rien de cela ne permet de penser que vous en êtes déjà là. Avez-vous les ressources qui permettraient de réaliser ces objectifs et d’élaborer un programme? Est-ce que ça suppose un psychiatre, un psychologue, un sociologue aussi bien que l’agent ordinaire des Services correctionnels?

M. Head: En effet. Ce que nous savons actuellement, grâce à la recherche effectuée jusqu’ici, à nos propres observations et à nos discussions avec nos homologues dans le monde entier, c’est qu’il semble y avoir deux types de contrevenants susceptibles de se radicaliser en prison.

Le premier groupe est celui des personnes qui ont des problèmes cognitifs. Elles ont peu d’instruction, elles ont un besoin d’appartenance, comme ceux qui se joignent à des gangs. On sait que ce seront très probablement ces détenus qui feront la sale besogne en prison, comme agresser les autres, faire entrer des produits en contrebande dans l’établissement et créer des problèmes.

L’autre groupe est tout aussi inquiétant, et il fait l’objet d’une surveillance. Il est composé de gens qui sont très instruits et n’ont pas particulièrement de problèmes cognitifs ni de problèmes de toxicomanie. Nous craignons qu’ils se radicalisent parce qu’ils ont des compétences qui intéressent les groupes radicalisés. Cela peut être des connaissances, des talents en communication, une aptitude à recruter… ils sont à surveiller.

D’après nos discussions avec nos homologues étrangers, nous savons que tout le monde a du mal à régler ce problème d’identification. Mais, grâce à nos procédures et réseaux de renseignement de sécurité, nous commençons à mieux savoir ce que nous devons repérer.

Pour ce qui est du budget nécessaire à la réalisation de ces objectifs, les ressources que nous avons actuellement pour faire nos recherches sont fournies par Recherche et développement pour la défense Canada, comme je l’ai déjà dit. Je n’ai pas d’autres ressources. Nous allons donc voir comment nous pouvons fonctionner avec notre budget actuel.

Le sénateur Day: Je vous remercie.

La sénatrice Beyak: Merci, commissaire Head. C’était un excellent exposé.

Je suis d’accord avec vous: les membres du groupe instruit semblent être problématiques lorsqu’ils se radicalisent. Leur idéologie est telle qu’ils n’accordent aucune importance à la vie sur cette terre. Avec leur instruction et leur aptitude à recruter, ils pourraient facilement faire de l’infiltration. Je suis contente qu’ils soient surveillés. Vraiment.

Avez-vous un moyen de les quantifier après leur départ? S’ils arrivent sans être particulièrement religieux, mais qu’ils le sont à la sortie, y a-t-il moyen de surveiller cette évolution?

M. Head: Nous avons affaire à des comportements extrémistes violents depuis un certain nombre d’années. Si on remonte dans l’histoire, les premières activités du genre dans notre pays ont commencé avec la Confrérie des Féniens, qui a entraîné l’assassinat de Thomas McGee. Puis nous avons été témoins du terrorisme sikh, du terrorisme croate, du terrorisme arménien, de l’attaque contre l’ambassade de Turquie à Ottawa en 1985, de l’extrémisme cubain et anticastriste, et aussi des attentats des années 1960.

L’histoire nous apprend certaines choses sur ces gens et ceux qui ont participé à certains incidents récents dont j’ai parlé et qui doivent être jugés et sont en détention. Lorsqu’ils prennent de l’âge, leurs convictions tendent à perdre de leur radicalité. Nous avons constaté qu’ils finissent par avoir envie de réintégrer la société. Ils veulent reprendre le cours de leur vie et ils laissent de côté leurs idées et convictions radicales.

On sait aussi, surtout pour ceux qui adoptent une religion ou une pensée théologique pendant qu’ils sont en prison, que, lorsqu’ils sortent, un an ou deux plus tard, cela ne les intéresse plus et ils ne sont plus des adeptes. C’est quelque chose dont nous tenons compte lorsque nous évaluons les méthodes qu’il convient d’appliquer à certaines personnes. Nous avons certains renseignements sur leurs antécédents que nous faisons entrer en ligne de compte dans notre approche.

C’est plutôt intéressant. Quand nous avons traité ces cas à l’époque, nous n’avons jamais décrit ces personnes comme étant « radicalisées ». Le terme de « radicalisation » est relativement nouveau, qui permet de distinguer ceux qui rejoignent les gangs et ceux qui suivent la voie dont nous parlons ici.

La sénatrice Beyak: Est-ce que vous examinez également le problème des personnes radicalisées et de celles qui s’intéressent à l’idéologie islamique en prison ou est-ce que ça fait partie des nouvelles mesures dont vous parlez?

M. Head: Oui, cela fait partie des nouvelles mesures que nous prenons.

Nous essayons en particulier de ne pas tomber dans le piège dont nous ont prévenus beaucoup d’autres pays, à savoir de faire une distinction ou une caractérisation purement théologique entre les personnes. L’idée est que, si nous faisons cela, nous perdrons de vue les autres types ou groupes de personnes engagées dans l’extrémisme violent et nous risquerions de créer des problèmes sans même le savoir.

Le sénateur Ngo: Merci, monsieur Head. J’ai quelques questions pour vous.

Que faites-vous des contrevenants qui sont déjà radicalisés? Dans quelle mesure employez-vous l’isolement pour éviter qu’ils influencent d’autres détenus?

M. Head: C’est une très bonne question. D’après nos recherches, il n’y a pas de solution magique. Pas d’arme secrète. Il n’y a pas de méthode spécifique. Ce que nous faisons revient en bonne partie au plan correctionnel personnalisé que nous élaborons pour chaque détenu.

D’après nos discussions avec des représentants de différents pays, même du point de vue de notre propre méthode, on sait que, par exemple, le choix de la ségrégation de préférence à l’intégration n’est pas le meilleur moyen. Il faut évaluer chaque personne, le risque qu’elle représente et son aptitude à changer.

Certaines personnes sont isolées jusqu’à ce qu’on constate un certain changement. Par exemple, quand j’ai parlé du placement initial de certains contrevenants dans l’Unité spéciale de détention, cela faisait partie de la méthode de ségrégation. Pour d’autres personnes, l’intégration à la population générale a porté fruit.

Ce que cela veut dire pour nous dans ce cas, c’est qu’il faut être encore plus diligent dans la surveillance de leurs relations avec les autres détenus et vérifier s’ils essaient activement de les recruter ou de les radicaliser.

Selon le cas, nous vérifierons s’il faut faire appel à un psychiatre, un psychologue ou un travailleur social et s’il faut faire appel à un imam, lorsque le détenu est engagé dans l’islam extrémiste. Dans certains cas, il peut être approprié de faire participer la famille à une stratégie de désengagement.

L’une des choses sur lesquelles nous portons notre attention en ce moment, c’est la façon dont il faut utiliser, faute d’une meilleure expression, nos programmes de comportement cognitif pour combler les lacunes cognitives que nous constatons chez ces personnes du point de vue des attitudes et des convictions à l’égard du système et à l’égard des gens.

Le sénateur Ngo: Que faites-vous pour évaluer les sermons religieux dans le but d’éviter la promotion d’idées radicales et comment veillez-vous à ce que ces idées ne soient pas répandues en prison?

M. Head: Encore une fois, c’est une très bonne question. Dans le cadre du contrat à fournisseur unique pour des services confessionnels, nous veillons à ce que les candidats retenus passent par une procédure de validation et qu’ils soient informés des problèmes et des préoccupations associés aux contrevenants éventuellement radicalisés. Nous discutons avec le fournisseur de services, mais nous utilisons également le comité interconfessionnel dont j’ai parlé, qui vient à l’établissement, fait des visites et un suivi. Nous veillons aussi à cela.

L’un des principaux éléments de notre approche est l’utilisation de notre réseau de renseignement de sécurité au sein de l’établissement. C’est plutôt intéressant. Dans notre environnement, dans mon monde, il y a toujours des détenus qui sont prêts à fournir de l’information sur les autres. S’il se passe quelque chose du genre, on finit généralement par en entendre parler par d’autres détenus qui nous signalent qu’il se passe quelque chose ou qu’il y a des discussions inappropriées. La plupart des détenus savent que si la situation déborde, il y a des chances que nous passions au mode confinement en cellule, et ils ne veulent pas que leurs visites ou leurs programmes soient perturbés. Les autres détenus deviennent effectivement une source d’information pour nos activités de surveillance.

Le sénateur Ngo: Si tel est le cas, conservez-vous un dossier des personnes qui manifestent de l’intérêt pour une idéologie religieuse radicale?

M. Head: S’il y a lieu de s’inquiéter pour la sécurité, oui. Nous avons nos dossiers de renseignement de sécurité. En effet.

Le sénateur Ngo: Le personnel vous rend des comptes, que faites-vous ensuite?

M. Head: Ce qui se passe, c’est que les agents rédigent des rapports d’observation, qu’ils remettent à leurs superviseurs. Les superviseurs valident les rapports et leur posent d’autres questions. Ces rapports sont remis aux agents du renseignement de sécurité de l’établissement, qui les évaluent. Ils vont essayer d’associer ces observations avec d’autres informations ou renseignements de sécurité recueillis dans l’établissement. Le tout est transmis à nos analystes du renseignement de sécurité à l’échelle régionale et nationale, qui y chercheront des tendances.

Le réseau de renseignement de sécurité est un système national qui nous permet, par exemple, de savoir quand un contrevenant est en relation avec ce qui semble être un visiteur d’apparence banale. Le réseau nous fera savoir si ce visiteur voit d’autres détenus dans d’autres établissements, même dans d’autres régions du pays, s’il y a des appels téléphoniques et ce genre de choses, pour que nous puissions nous faire une idée de la situation et déterminer si tel contrevenant constitue un risque ou s’il y a lieu de s’inquiéter. Nous avons un très solide réseau de renseignement de sécurité.

Le sénateur Ngo: Communiquez-vous ces renseignements au SCRS et à la GRC pour qu’ils s’assurent que les intéressés soient surveillés à leur libération?

M. Head: Bien sûr. Cela fait partie de notre engagement. Nous avons des relations très solides et directes avec le SCRS et la GRC, mais aussi, dans certains cas, avec les forces de police provinciales et avec les forces de police locales et municipales.

Le président: J’aimerais donner suite ici pour que ce soit bien clair. Parmi vos responsabilités en matière de validation de tous ceux qui entrent dans l’établissement, par exemple des membres du comité interconfessionnel, vous contactez le SCRS pour l’en informer et savoir s’il a des observations à communiquer, c’est cela?

M. Head: Nous passons par la GRC pour faire les vérifications de sécurité. S’il y a un problème à partir de là, il est possible que nous communiquions avec le SCRS. Mais c’est très rare qu’on en arrive à ce point.

Le président: Est-ce que cela ne devrait pas être automatique de s’adresser aux deux en même temps? Ils n’ont pas nécessairement les mêmes bases de données.

M. Head: Je ne sais pas trop comment ils échangent l’information, mais quand un contrevenant est signalé, je sais que nos conversations avec l’une ou l’autre organisation seront plus directes que quand il s’agit de la procédure ordinaire de validation des personnes qui arrivent.

Le président: Juste pour être sûr, j’aimerais que ce soit clarifié. D’après ce que vous nous avez dit ici, vous semblez bien maîtriser la situation compte tenu du fait que vous avez convoqué cette conférence il y a un an, je crois. Pour ce qui est de la population carcérale, vous avez dit que les conversions sont le plus nombreuses du côté de l’Islam. Pouvez-vous nous donner un ordre de grandeur? S’agit-il de 100, de 5 ou de 10 p. 100 de la population?

M. Head: J’aurais dû vous apporter les chiffres exacts, mais on parle de près d’un millier de détenus qui déclarent l’Islam comme culte de choix, comme religion pratiquée.

Le président: Donc, on parle d’environ 5 p. 100, à peu près?

M. Head: Oui. Et encore, lorsque des personnes affirment cela, nous vérifions auprès des imams et des fournisseurs de services confessionnels. Certains contrevenants se diront de telle ou telle religion pour obtenir un avantage. Comme je l’ai dit, l’un des principaux avantages dans ce cas est d’ordre alimentaire: ils ont droit à des régimes ou des plats différents.

Le président: J’aimerais clarifier pour être plus sûr. Nous avons eu un témoin ici la semaine dernière. Très franchement, il semblait très sincère et savoir de qui il parlait avec 40 ans d’expérience. Il nous a dit très clairement que, dans ce cas précis, du moins à ce moment-ci, M. Shafia organisait les réunions de prière quand l’imam n’était pas là. Dites-vous que cela n’est jamais arrivé?

M. Head: Ce que je dis, c’est que le témoin, comme l’a indiqué le comité, n’avait pas observé la chose directement et que cette information était anecdotique.

Le président: Donc, cela n’est jamais arrivé?

M. Head: Ce que j’ai dit tout à l’heure, c’est que, quand j’ai vérifié la situation, je n’ai rien trouvé d’inquiétant.

Le président: Monsieur, je viens de vous demander…

M. Head: Je m’efforce, sénateur, de ne pas parler de façon très spécifique de l’intéressé. Je n’essaie pas de faire le malin ou de jouer avec le comité. Je vais vous dire: je n’ai aucune information permettant de croire que c’est arrivé.

Le président: Restons-en là pour l’instant.

Le sénateur Mitchell: Vous avez dit, ce qui est vraiment encourageant, que vous êtes en train de prendre des mesures pour comprendre la radicalisation et que vous faites des recherches. Êtes-vous au courant du projet Kanishka et avez-vous pu l’utiliser pour vous aider?

M. Head: Oui, tout à fait. Nos employés et nos chercheurs sont très au courant du projet, qui est à la base de beaucoup de nos réflexions.

Le sénateur Mitchell: Ne craignez-vous pas qu’on supprime le financement de ce projet?

M. Head: Je suis inquiet chaque fois qu’on supprime le financement d’activités importantes, mais les décisions sont ce qu’elles sont, et, si cela doit arriver, nous continuerons de trouver d’autres moyens de nous informer et d’autres façons d’aller de l’avant.

Le sénateur Mitchell: Quand vous avez parlé du pourcentage ou du nombre de musulmans dans la population carcérale, vous avez dit qu’il y a des catégories, dont celle des gens qui se convertissent pour des raisons pratiques, comme l’alimentation. D’autres sont vraiment en quête de quelque chose et le trouvent là. Vous êtes vraiment en train de parler de gens qui se convertissent en prison. Est-il également vrai qu’il y a des membres de gangs qui se trouvent à être des membres de ces collectivités, mais qui semblent avoir un rôle important? Je sais que c’est un problème dans ma ville, et la collectivité est très sensibilisée. Les gens ont peur pour leurs fils et parfois pour leurs filles. C’est un problème plus visible, et cela traduit peut-être simplement la démographie de l’immigration.

M. Head: Je pense que c’est effectivement le cas. La question de la radicalisation se brouille parfois quand on parle des gangs traditionnels, mais nous avons vu des adeptes de l’Islam qui sont ce qu’on appellerait des membres de gangs traditionnels. Dans certains cas, leur degré de violence est tout aussi inquiétant que quand il s’agit d’extrémisme radicalisé violent.

Le président: L’heure que nous venons de passer ensemble a été très fructueuse et nous vous sommes reconnaissants d’avoir pris du temps pour nous. Encore une fois, merci d’être venu.

Pour notre dernière discussion de la journée, nous accueillons par vidéoconférence M. Matthew Levitt, directeur du Programme Stein sur le contre-terrorisme et le renseignement, du Washington Institute.

De 2005 au début de 2007, M. Levitt a été sous-secrétaire adjoint du renseignement et de l’analyse au Trésor américain. À ce titre, il a été à la fois un haut responsable au sein de la direction ministérielle du terrorisme et du renseignement financier et chef adjoint du bureau du renseignement et de l’analyse, l’un des 16 organismes de renseignement américains coordonnés par le bureau du directeur du renseignement national. En 2008-2009, il a été conseiller du département d’État en matière de contre-terrorisme auprès de l’envoyé spécial pour la sécurité régionale au Moyen-Orient, le général James L. Jones.

M. Levitt est titulaire d’un doctorat de la faculté de droit et de diplomatie de l’Université Tufts. Il est également diplômé et chargé de recherche au programme de la faculté de droit de Harvard sur la négociation.

M. Levitt a beaucoup écrit sur le terrorisme, sur la lutte contre l’extrémisme violent, sur le financement illicite et ses sanctions, sur le Moyen-Orient et sur les négociations de paix entre Arabes et Israéliens. Il est souvent sollicité par des médias nationaux et étrangers et il est l’auteur de plusieurs ouvrages et monographies, dont Hamas: Politics, Charity, and Terrorism in the Service of Jihad, Negotiating Under Fire: Preserving Peace Talks in the Face of Terror Attacks; et un autre livre intitulé Hezbollah: The Global Footprint of Lebanon's Party of God.

Monsieur Levitt, bienvenue parmi nous. Je crois que vous souhaitez faire des remarques préliminaires.

Matthew Levitt, directeur, Programme Stein sur le contre-terrorisme et le renseignement, Washington Institute, à titre personnel: Merci beaucoup. C’est un honneur pour moi de témoigner devant le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense, et je suis heureux que vous me permettiez de le faire par vidéoconférence. Je voyage beaucoup, et c’était important pour ma femme que je sois à la maison pour la fête des Mères. Merci à vous.

De nos jours, les guerres en Syrie et en Irak, qui sont des conflits de plus en plus reliés l’un à l’autre, ont fait naître de nouveaux réseaux terroristes, dont le Front Al-Nosra d’Al-Qaïda et le groupe Khorassan, et bien sûr l’EIIS et Daech ou groupe armé État islamique.

Le conflit est devenu une catastrophe humanitaire et stratégique qui menace de déchirer la région sur la base de principes religieux. Il redonne de l’oxygène à des groupes et des mouvements dirigés par des idéologues islamistes violents, dont des groupes auparavant associés à Al-Qaïda, mais ils sont loin d’être les seuls.

Plus le régime Assad commet des actes atroces contre les civils syriens principalement sunnites, avec des tactiques de guerre comme les armes chimiques, les bombardements de barils d’explosifs et la famine, plus l’appel exerce un attrait magnétique, attirant des sunnites du monde entier prêts à défendre leurs coreligionnaires et à s’engager dans une bataille de plus en plus sectaire contre le régime alaouite et ses alliés chiites, soit l’Iran et le Hezbollah.

Au moment où ces événements en Syrie et en Irak déchirent la région, la catastrophe pour l’humanité et le cauchemar de la sécurité qui définissent désormais le Moyen-Orient contribuent à refaçonner le contexte du financement du terrorisme. En règle générale, c’est quelque chose qui n’est jamais statique. Nous prenons des mesures, ils réagissent. Mais, dans le cas présent, la situation a changé assez radicalement. Certaines choses ne changent pas, cependant, comme le rôle déstabilisant joué par l’Iran, qui fournit argent, armes et soutien matériel aux groupes terroristes et aux milices radicales, ainsi qu’aux régimes totalitaires comme celui de Bachar el-Assad.

À d’autres égards, par exemple l’utilisation abusive du secteur caritatif par les groupes terroristes, des enjeux qui s’étaient épuisés depuis le 11 septembre ont repris du galon, et de nouveaux moyens de solliciter, de déplacer et de stocker des fonds à des fins illicites ont été développés pour répondre aux besoins des groupes et agents terroristes d’aujourd’hui. En fait, l’une de ces tendances est celle des extrémistes violents de l’intérieur qui n’appartiennent pas nécessairement à un groupe établi, et les moyens de financement de différents groupes comme Al-Qaïda et l’État islamique, par exemple peuvent varier considérablement.

Pour être bref, je parlerai seulement de trois de ces tendances et je répondrai bien entendu à vos questions à ce sujet ou toute autre chose dont le comité voudrait discuter.

Parlons de l’autofinancement émanant d’extrémistes violents de l’intérieur. On constate que l’utilisation abusive du secteur caritatif est de nouveau en hausse. J’aimerais notamment m’attarder sur le fait que nous avons réussi, notamment dans le cas de l’État islamique, à lui interdire l’accès au système financier international, mais qu’il est encore capable de passer par des services bancaires détournés pour avoir accès au système.

Pour ce qui est de l’autofinancement, le terrorisme est une activité relativement peu coûteuse, mais le terrorisme actuel, que ce soit le terrorisme local ou le désir de se rendre en Syrie et en Irak pour se joindre à des groupes comme l’EIIS ou le Jabhat Al-Nusra, est extrêmement coûteux. Pensez, par exemple, aux attentats de Paris. Amedy Coulibaly, un des trois extrémistes des attentats de Paris du mois de janvier, a financé sa mission en obtenant un prêt sur 6 000 ans. Les deux frères Kouachi auraient reçu 20 000 $ d’Al-Qaïda de la péninsule arabe, bien que certains doutent que ce soit exact. Quoi qu’il en soit, le lance-grenade RPG et les fusils d’assaut automatiques Kalashnikov utilisés par les Kouachi coûtaient moins de 6 000 $ au total.

De la même façon, il est relativement facile et peu coûteux de se rendre en Syrie ou d'en revenir à la différence des terroristes qui allaient auparavant dans des lieux comme la Tchétchénie ou l’Afghanistan. D’après les rapports publiés par la presse canadienne, pour donner une petite touche locale, certaines personnes qui voulaient devenir des combattants étrangers ont tenté d’amasser des fonds en travaillant dans des emplois saisonniers à temps partiel dans les champs de pétrole en Alberta. Aspect encore plus intéressant pour ces personnes: « Si quelqu’un veut être tranquille et travaille bien dans des lieux isolés, il y a certainement des possibilités pour ce genre de travail »; c’est une citation du chef de police d’Edmonton qui a ajouté qu’ils « peuvent faire beaucoup d’argent en très peu de temps […] ».

L’individu qui a assassiné un soldat canadien avant d’attaquer l’édifice du Parlement en octobre 2014 avait travaillé dans un gisement de pétrole en Alberta et avait ainsi accumulé des fonds pour le voyage qu’il projetait de faire en Syrie.

Entre-temps, les petits crimes peuvent également rapporter des sommes importantes, ou du moins des sommes suffisantes, pour lancer une attaque locale ou également pour se rendre dans une zone de combat. Pensez au jeune de 15 ans de Montréal qui a attaqué un dépanneur avec un couteau, qui a volé près de 2 200 $ pour acheter son billet d’avion et quitter le Canada. Le père de l’adolescent l’a remis entre les mains de la police lorsqu’il a découvert cet argent dans le sac de son fils.

Entre-temps, quatre hommes qui ont été récemment arrêtés à Brooklyn, État de New York, pour avoir tenté de se joindre à l’État islamique avaient reçu des fonds d’un de leurs coconspirateurs, Abror Habibov, qui exploitait de petits kiosques où l’on vendait des ustensiles de cuisine et des téléphones cellulaires. D’après l’acte d’accusation étasunien, un vol aller-retour pour Istanbul ne leur avait coûté que 598 $. Un des accusés pensait qu’il n’aurait pas besoin d’apporter plus de 400 $ avec lui pour se rendre en Syrie parce qu’il n’aurait pas beaucoup de difficulté dans les terres de l’État islamique, comme il l’a dit, de sorte qu’il avait besoin au total de 998 $ pour se rendre là-bas et disposer d’un peu d’argent pour aller se battre pour l’État islamique. Le principal obstacle auquel s’est heurté le troisième accusé a été le fait que sa mère lui avait confisqué son passeport.

Comme le montre le cas des deux Canadiens en octobre qui ont décidé de commettre des attentats meurtriers lorsqu’ils n’ont pu réaliser leur projet de se rendre en Syrie, ce genre d’individus peut facilement utiliser les fonds destinés à leur déplacement pour commettre des actes d’extrémisme violents sur place. Selon un rapport du Groupe d’action financière, il existerait plusieurs sources de financement possible pour les futurs combattants étrangers terroristes, notamment le vol qualifié, le trafic de drogues, les diverses prestations d’aide sociale et l’obtention de prêts qui ne seront pas remboursés. Je voyage beaucoup et je me suis rendu récemment à Copenhague où j’ai rencontré des membres des services du contre-terrorisme là-bas, qui s’intéressent en particulier aux petits crimes et à l’abus des programmes d’aide sociale pour les personnes qui veulent devenir des combattants étrangers terroristes ou qui voudraient commettre des attentats dans le pays.

Un autre sujet de préoccupation à l’heure actuelle est la reprise de « l’utilisation abusive des organismes caritatifs ». Nous avions fait beaucoup de chemin dans la communauté internationale — le Canada, les États-Unis et d’autres — pour aider le secteur caritatif à améliorer ses contrôles, à collaborer avec eux pour que ce secteur soit moins vulnérable aux utilisations abusives et moins intéressant pour les terroristes en particulier. Mais un rapport récent du Groupe d’action financière publié en février avertit le lecteur qu’« il faut tenir compte de la possibilité que les organismes caritatifs soient trompés par l’EIIS ou ses organismes affiliés, directement ou indirectement, pour lever des fonds ou exercer des activités de financement ».

En fait, au cours des six derniers mois, les pays d’Europe occidentale ont pris des mesures contre plusieurs organismes. Le Royaume-Uni a supprimé le financement public du Muslim Charities Forum en janvier, à la suite d’une enquête sur les liens de cet organisme avec un groupe qui financerait le Hamas et les Frères musulmans. Les autorités françaises ont dissout Pearl of Hope, un organisme de charité qui prétendait s’occuper de la santé et de l’éducation d’enfants malades palestiniens en novembre 2014. Deux dirigeants principaux ont également été arrêtés et accusés de financer le terrorisme. D’après les enquêteurs, Pearl of Hope avait effectivement livré de la nourriture et des fournitures médicales, mais « le groupe utilisait également ses livraisons pour transmettre secrètement des fonds à des groupes djihadistes et avait des liens avec le Front Nusra […] ». Une douzaine d’autres organismes de charité faisaient également l’objet d’une surveillance à l’époque.

Plus inquiétant, les innovations sur le plan des médias sociaux et des autres technologies de communication ne font que faciliter davantage les dons d’argent par les individus aux causes de leur choix. Comme le note le rapport récent du GAFI, « L’EIIS a manipulé les médias sociaux, les réseaux sociaux physiques et virtuels, encouragé les dons et mené une campagne de commercialisation selon des méthodes conformes aux normes industrielles établies par les grandes entreprises de financement participatif ».

Une étude de cas présentée au GAFI concernant l’Arabie saoudite mentionne un groupe d’individus associés à l’EIIS qui sollicitaient des dons sur Twitter et demandaient aux donateurs de communiquer avec eux par Skype. Une fois le contact établi, ils demandaient aux donateurs d’acheter une carte internationale prépayée et d’envoyer le numéro de la carte aux financiers par Skype — simplement le numéro, pas la carte. Le numéro de la carte était ensuite revendu à rabais par des membres de l’EIIS qui se trouvaient proches de la Syrie de sorte que l’argent pouvait être remis à l’EIIS.

L’ampleur de la complicité dans le financement de la terreur par les organismes sans but lucratif varie énormément. Dans certains cas, l’organisme ne sait tout simplement pas que le bénéficiaire de l’aide a en fait des liens avec le terrorisme ou y participe lui-même. Pour d’autres, quelques mauvais éléments de l’organisation peuvent rediriger les fonds, alors que dans les exemples les plus extrêmes, le groupe lui-même joue dès le départ un rôle de façade pour les efforts de levée de fonds pour les extrémistes.

Encore une fois, le GAFI mentionne: « Dans certains cas, les appels publics à faire des dons ne sont pas conformes aux objectifs déclarés de l’organisme ». Le GAFI cite un organisme caritatif établi en Italie, par exemple, qui recevait des dons d’individus en Europe. La plupart des dons étaient utilisés à des fins légitimes — principalement des adoptions —, mais des enquêtes ont permis de découvrir un donateur qui était membre d’un groupe extrémiste établi en Italie. Une analyse financière a par la suite établi que cette personne, qui est décédée par la suite au combat en Syrie, avait utilisé l’organisation à son insu comme un moyen de transférer des fonds qui pouvaient être reliés à une activité terroriste.

Une autre étude de cas décrivait une personne qui avait créé une fondation caritative sous le prétexte de réunir des dons pour les réfugiés syriens, pour les personnes ayant besoin d’aide financière et médicale et pour la construction de mosquées, d’écoles et de garderies. En réalité, toute cette combine avait été mise sur pied pour lever des fonds qui étaient envoyés pour aider les terroristes et leurs familles et étaient utilisés pour financer des activités terroristes.

Tout cela n’est qu’un commencement pour l’EIIS et les levées de fonds illégales par le biais d’organismes caritatifs. Le rapport du Groupe d’action financière affirme que « la valeur totale des dons faits à l’EIIS provenant de l’étranger est très faible comparée à ses autres sources de revenus […] ». Mais ces autres sources de revenus se tarissent progressivement et l’EIIS a commencé à envisager d’autres possibilités. Les organismes de charité sont un moyen traditionnel et éprouvé pour financer le terrorisme et il faut que les gouvernements soient vigilants face à la possibilité que l’usage abusif de ces organismes augmente rapidement, tout comme notre préoccupation à l’égard du risque d’augmentation du financement de l’EIIS par des donateurs majeurs, en particulier dans les pays du Golfe. Ce n’est pas encore une source de revenus importante pour l’EIIS, mais elle pourrait le devenir si leur financement massif grâce à des entreprises criminelles exercées directement en Irak et les montants considérables d’argent qu’elle gagne grâce au revenu pétrolier — même si nous avons réussi à amputer ces revenus des deux tiers environ. L’EIIS ne se procure plus désormais entre 3 et 3,3 millions de dollars par jour avec le pétrole illégal; il n’obtient qu’entre 750 000 $ et 1,3 million de dollars par jour, mais cela demeure quand même un chèque de paie assez coquet. Même si nous réussissions à l’empêcher d’avoir accès à ces fonds, il utiliserait probablement d’autres sources de financement, notamment les organismes caritatifs officiels et les grands donateurs.

Le dernier point que j’aimerais souligner est un aspect qui a évolué; ce sont les activités bancaires clandestines de l’EIIS. Il est guère possible d’utiliser le système financier officiel contre l’EIIS en raison de la nature de son financement — par exemple, lorsqu’il s’en remet au crime et à « l’impôt » levé sur la population locale en Irak, parce qu’il n’a pas besoin d’avoir accès au système financier international pour faire circuler ces fonds — le gouvernement irakien et la communauté internationale ont fait ce qu’ils ont pu pour empêcher l’EIIS d’avoir accès au système financier international.

Les banques qui surveillent le financement de l’EIIS ont produit des rapports d’activités suspectes, qui ont fourni ce que les fonctionnaires qualifient d’éclairage très utile sur les activités financières de l’EIIS dans les régions où il opère. Pour sa part, la Banque centrale de l’Irak a mis sur pied des institutions financières pour empêcher les virements électroniques à partir des banques situées dans les zones contrôlées par l’EIIS et les banques internationales qui possèdent des succursales dans cette région ont réaffecté ailleurs leur personnel. La seule banque irakienne dont le siège social était situé à Mossoul l’a transféré à Bagdad pour qu’il ne soit plus sous l’influence de l’État islamique.

Cela n’empêche pas l’EIIS de continuer à trouver des moyens de contourner même le système financier. Le régime d’Assad en Syrie n’a pas imposé de restrictions aux banques situées dans les zones contrôlées par l’EIIS. En fait, le 7 mars, l’Union européenne a sanctionné un homme d’affaires syrien qui avait des liens étroits avec Damas parce qu’il agissait comme intermédiaire pour du pétrole acheté par le régime et provenant de l’EIIS.

En outre, d’après un rapport récent du GAFI sur le financement de l’EIIS, certaines succursales bancaires des zones contrôlées par l’ISI en Syrie conservent encore des liens avec le système financier international. Même si de nombreuses institutions internationales ont déjà rompu leurs liens avec ces banques à cause des sanctions antérieures qui visaient l’ensemble de la Syrie, ces succursales sont encore en mesure d’avoir des rapports avec certains pays non nommés.

Même lorsque l’accès aux services bancaires locaux est bloqué, les conditions dans un pays en guerre et l’état de sous-développement du secteur banquier syrien forcent les fonds à se réfugier dans des institutions financières situées dans les régions avoisinantes. On retrouve une situation comparable en Irak, pays où le gouvernement central verse encore leurs salaires aux fonctionnaires, y compris aux fonctionnaires qui vivent dans des régions sous le contrôle de l’EIIS, ce qui veut dire qu’il leur suffit de faire un petit voyage en voiture pour quitter la ville de Mossoul détenue par les EIIS pour se rendre à Kirkuk. Les employés peuvent s’y rendre et y chercher leur salaire et le ramener à Mossoul où l’EIIS leur en prend une partie. Dans cette seule ville, il est possible que Bagdad verse près de 130 millions de dollars tous les mois à des fonctionnaires, ce qui veut dire que l’EIIS pourrait se procurer quelques centaines de millions de dollars par an en s’appropriant une partie de ces salaires.

D’autres personnes peuvent également apporter de l’argent provenant de l’extérieur du territoire de l’EIIS. Le rapport GAFI mentionne, par exemple, des cas où des dépôts en espèces considérables ont été faits dans des comptes bancaires américains ici en Amérique du Nord et qui ont été envoyés ensuite par virement électronique à des bénéficiaires se trouvant proches des lieux où opère l’EIIS, mais non pas dans des banques situées juste à l’extérieur des régions qu’il contrôle. Des inconnus ont fait ensuite des retraits d’argent en espèces à l’étranger grâce aux guichets automatiques installés dans ces régions, et ont ainsi obtenu des fonds tirés de comptes bancaires étasuniens en utilisant des cartes bancaires. Dans certains cas, ces opérations étaient étroitement coordonnées avec les gros dépôts faits dans des comptes aux États-Unis qui étaient suivis par des retraits immédiats dans des guichets situés à proximité du territoire de l’EIIS.

Les Pays-Bas auraient également trouvé des éléments indiquant que des combattants étrangers terroristes utilisaient des cartes de débit reliées à leurs comptes bancaires nationaux et qu’ils retiraient des fonds dans des guichets automatiques à proximité des régions où opère l’EIIS.

En plus du système bancaire officiel, l’EIIS peut également envoyer et recevoir des fonds en utilisant les services de remise de fonds étrangers établis dans des régions proches. Les autorités finlandaises ont rapporté qu’une méthode utilisée couramment pour envoyer de l’argent à des combattants étrangers consistait à l’envoyer par l’intermédiaire de services de remise de fonds qui ont des agents qui opèrent dans des régions frontalières proches du territoire contrôlé par l’EIIS. Il s’agit dans ces cas de les financer lorsque ces combattants se trouvent en Syrie et en Irak.

Les autorités hollandaises ont également constaté des activités semblables et estiment qu’il est très probable que des intermédiaires apportent de l’argent en espèces dans des régions situées près des territoires occupés par l’EIIS.

Les opérateurs de l’EIIS ont également imaginé d’autres stratagèmes. Par exemple, les Saoudiens ont signalé que des individus associés à ce groupe avaient sollicité des donateurs par Twitter et leur avaient demandé de prendre contact par Skype.

Comme l’illustrent les exemples ci-dessus, les terroristes, tant les groupes organisés que les opérateurs individuels, continuent à s’adapter aux efforts déployés pour perturber leurs mécanismes de financement et ils ont connu dans ce domaine un certain succès. Il est toujours important de réviser périodiquement les politiques et les procédures pour vérifier si elles correspondent bien à la nature toujours changeante des menaces terroristes actuelles. Il est particulièrement important de le faire aujourd’hui, compte tenu des changements tectoniques qui bouleversent le Proche-Orient et leurs répercussions et leurs effets très immédiats et très réels sur le monde occidental, y compris sur les États-Unis et le Canada.

C’est donc un honneur de témoigner devant le comité permanent et j’ai hâte d’entendre vos questions. Je vous remercie.

Le président: Merci, monsieur Levitt.

Sénateur Mitchell et ensuite, sénateur Dagenais.

Le sénateur Mitchell: Merci, monsieur Levitt. Votre exposé était très intéressant, stimulant et provocateur de la bonne façon au sujet de mauvaises choses.

Nous avons entendu plus tôt aujourd’hui un témoignage au sujet du fonctionnement du Groupe d’action financière. Il est ressorti de ce témoignage que cet organisme n’était pas à la hauteur. Vous avez renforcé cette impression, de façon peut-être involontaire, à cause de la façon dont vous avez décrit la complexité des aspects financiers de cette région et des flux financiers.

Pourriez-vous nous dire où se situe le Groupe d’action financière dans cet ensemble, quelle est sa capacité et ce qu’il peut faire pour bloquer ce financement? Ou est-ce bien la solution qui s’impose?

M. Levitt: Merci, sénateur.

L’aspect le plus important est de bien comprendre ce qu’est le groupe d’action financière et surtout, ce qu’il n’est pas. Le Groupe d’action financière n’est pas un organisme opérationnel. C’est un organe technocratique qui est chargé de proposer des pratiques exemplaires. C’est également un organisme multilatéral qui fonctionne par consensus.

Par exemple, cela a pris un certain temps, mais au cours des années qui ont suivi le 11 septembre, le Groupe d’action financière a établi non seulement des pratiques exemplaires, mais a formulé 40 recommandations visant le blanchiment d’argent, mais il a aussi proposé neuf recommandations spéciales concernant le financement du terrorisme, auquel nous faisons fréquemment référence en parlant des 40 plus 9.

Il y a eu une initiative qui a été lancée plusieurs années plus tard. Je me suis rendu au GAFI à Paris et j’ai passé du temps avec certains de ses membres au Canada et dans de nombreux autres endroits pour inciter le GAFI à élaborer d’autres recommandations spéciales semblables, et des pratiques exemplaires pour le secteur privé, pour le secteur bancaire, et cetera, dans le but de nous protéger contre la fraude, contre le financement illicite et sa prolifération. Cela n’a jamais débouché même si ses spécialistes pensaient que cela serait très utile et qu’il y avait certains types précis de méthodologie qui s’appliquaient au financement de la prolifération différemment qu’au financement du terrorisme. Cela n’a pas débouché parce qu’en fin de compte, c’est un organe multilatéral qui travaille par consensus et tous les pays n’étaient pas disposés à participer à une telle initiative. Dans ce cas-ci, le terrorisme a été considéré comme un phénomène qui touchait tous les États, mais étant donné que la prolifération est le fait des États, certains pays participants ont pensé que nous ne faisions que cibler certains États — par exemple, la Corée du Nord ou l’Iran; et non pas vraiment une question thématique.

Il faut donc admettre que l’efficacité du GAFI, lorsqu’il est efficace, se traduit par la préparation de rapports. Le dernier rapport était un des meilleurs que j’ai vu depuis longtemps. Je veux vous parler franchement et la raison pour laquelle il était aussi bon est que je sais que certains de mes anciens collègues du Département du Trésor américain ont passé beaucoup de temps avec le GAFI non seulement pour déclassifier certains de leurs propres rapports pour qu’ils puissent être utilisés dans le rapport du GAFI, mais pour inciter les alliés à faire la même chose. Un des aspects impressionnants de ce rapport est qu’il contient des études de cas préparées par les Saoudiens, les Hollandais et les Chinois. Je suis sûr qu’il contient également de l’information d’origine canadienne, mais bien entendu, ce n’est pas un pays qu’il faut inciter à agir.

C’est de cette façon que le GAFI est efficace, en publiant certaines informations et peut-être, si nous avons de la chance, en établissant d’autres normes. L’EIIS comporte des aspects spécifiques, comme j’y ai fait allusion, qui seraient utiles ici, mais le GAFI n’est pas l’organe qui va résoudre nos problèmes. Nous allons solliciter davantage nos organismes de réglementation, de surveillance, d’application de la loi et du renseignement. Je dois dire que je suis très impressionné par le CANAFE. Je ne le cacherai pas, j’ai passé beaucoup de temps avec le CANAFE, également pendant que j’étais au Trésor. Je suis venu les consulter à plusieurs reprises. Plus récemment, j’ai organisé une journée de formation pour cet organisme. J’ai rencontré, je crois, certains membres de votre personnel. C’est pendant que vous étiez en congé, mais j’ai rencontré certains membres de votre personnel et ils font du travail très impressionnant.

Le sénateur Mitchell: Merci, c’est effectivement le cas. En fait, c’était un membre de mon personnel, Kyle Johnston, qui a fait l’éloge d’une de vos qualités qui vous a amené à modifier l’orientation de l’organisation qui était, je crois, l’homologue du CANAFE, et que vous dirigiez aux États-Unis; cette orientation consistait à compter le nombre des poursuites, qui était le paramètre qui semblait retenu, et vous avez essayé d’accorder davantage d’importance à l’effet de votre travail. Ne pas nécessairement axer ce travail sur les poursuites ou l’évaluer en fonction de celles-ci, mais plutôt l’évaluer par rapport à l’ampleur des réseaux qui ont été démantelés ou à la façon dont ce travail a facilité les activités de renseignement et de police qui ont démantelé ces réseaux. Pourriez-vous nous décrire tout cela et cette juxtaposition de paramètres?

M. Levitt: Avec plaisir — et n’oubliez pas de remercier Kyle.

J’étais affecté à titre de sous-secrétaire adjoint du bureau du renseignement et de l’analyse. Dans le système des États-Unis, j’étais à la fois membre de la haute direction d’un service qui faisait partie du Département du Trésor, mais également le sous-chef d’une de nos plus petites agences de renseignement qui travaillait sur ces questions. Lorsque je suis arrivé, cette agence n’était pas principalement axée sur le nombre de poursuites, parce qu’elle était encore très petite à l’époque. Nous étions principalement évalués selon deux paramètres différents, mais tout aussi viciés l’un que l’autre. Nous étions jugés en fonction de ces paramètres non parce qu’ils étaient particulièrement bons, mais parce que c’étaient les seuls qui existaient; c’est-à-dire, le nombre des entités désignées par le Département du Trésor aux termes de l’ordonnance de l’exécutif 13224, l’autorité de désignation des organisations terroristes, ou d’autres, ou sur le montant des sommes saisies. Ces deux paramètres étaient intéressants, mais je pensais qu’ils étaient tout à fait inutiles pour deux raisons.

Premièrement, ils tenaient pour acquis que, après avoir identifié un financier du terrorisme, on pouvait le désigner selon cette ordonnance et saisir autant d’argent que possible — mais ce n’est pas ce qui se passe. Nous travaillions avec le FBI, ou dans votre cas, la GRC, pour préparer une poursuite. Vous pouvez également travailler avec le secteur du renseignement pour faire quelque chose de ce côté. Il existe de nombreuses façons différentes d’utiliser cette information et bien sûr, vous n’êtes pas toujours en mesure de disposer des renseignements sous-jacents pour déclassifier un organisme et faire ce genre d’intervention, même si, avec du renseignement hautement classifié, vous atteignez très, très largement le seuil exigé.

J’ai également estimé qu’en essayant de calculer combien d’argent nous saisissions, nous agissions un peu comme l’écureuil dans sa cage, nous faisions que tourner et tourner sans arriver nulle part. En fin de compte, j’ai pensé que l’économie internationale, même dans les époques difficiles, était suffisamment prospère pour que la personne qui souhaitait obtenir de l’argent par des moyens licites ou illicites puisse y parvenir.

Nous voulions nous orienter davantage sur les répercussions de nos activités. Nous voulions perturber le processus de financement de nos adversaires, qui ne consiste pas uniquement à lever des fonds, mais les entreposer, en faciliter l’accès et les transférer. Nous cherchions les nœuds de réseaux clés, par où passait toute une série de gens, de groupes et de sociétés-écran. Si j’arrivais à faire désigner ces organismes ou à intenter des poursuites pour mettre fin à ces activités, cela aurait de grosses répercussions sur ce qu’ils faisaient. En plus, si j’arrivais également à travailler avec le milieu du renseignement avant que soient prises des mesures publiques qui les incitent à modifier leurs systèmes de financement, et à découvrir comment ils réagissent à nos mesures, nous pourrions alors leur nuire énormément.

Bien sûr, cela ne veut pas dire que geler les fonds destinés au terrorisme est une excellente chose. Si je peux désigner des terroristes, c’est une bonne chose. Si je peux faciliter une poursuite, c’est une excellente chose. Ce ne sont pas les seuls paramètres qui existent. Le problème bien sûr vient du fait que vous, comme parlementaires, et moi, de temps en temps comme quelqu’un qui témoignait auparavant devant les parlementaires, devons, à un moment donné savoir combien d’argent est dépensé et quels sont les résultats obtenus. En fin de compte, cela devient difficile.

Pour être tout à fait honnête, étant donné que je ne fais plus partie du gouvernement et que je peux parler librement, nous avons finalement été amenés à tout simplement déclassifier des anecdotes. Nous disions, eh bien, il y a ce cas-là, il y a cet autre cas et c’étaient peut-être des cas de cette nature ou non, mais cela dépendait en fin de compte de la qualité de la méthodologie utilisée. Vous ne pouvez pas en faire davantage parce que, si cela donne de bons résultats, vous n’en entendez jamais parler. Vous avez fait quelque chose, l’argent n’a jamais été transféré et, par conséquent, aucun indicateur n’a été déclenché.

Je me souviens d’une époque — et c’était un cas qui était déclassifié pour qu’il puisse faire l’objet d’un témoignage devant le Congrès par mon chef, Stewart Levy, le sous-secrétaire à l’époque, où nous nous étions attaqués au groupe Abu Sayyaf. Il s’est trouvé que des membres se sont mis à se parler au téléphone. Ils avaient de l’argent au point B, mais ils ne pouvaient y avoir accès à partir du point A. Ils étaient sur le point, ce que nous ne savions pas avant de l’entendre, de lancer une série d’attentats contre des autobus à Manille. Le fait d’avoir pris cette mesure les a non seulement empêchés d’obtenir l’argent, mais cela les a secoués. Ils se sont mis à parler entre eux au téléphone et les Philippins ont réussi à les arrêter et de bonnes choses ont été faites, mais nous ne l’aurions pas su autrement. Il est donc très difficile de mesurer le résultat de ces activités.

J’ai quitté le gouvernement en 2007. Je ne consacre pas tout mon temps à ces questions, mais une bonne partie. J’ai parlé à des personnes dans différents milieux comme le secteur privé, les secteurs public et universitaire, pour essayer d’imaginer un autre paramètre juteux, quelque chose de vraiment concret, mais je n’ai pas réussi. Peut-être que quelqu’un de plus intelligent que moi y parviendra. En attendant, nous devons être en mesure d’examiner quelle a été notre contribution à différents genres de résultats. Il faut ensuite admettre que, puisqu’il s’agit là seulement de quelques-uns des résultats possibles, nous ne pouvons pas juger le programme ou le concept dans son ensemble uniquement à partir du nombre des poursuites, des désignations ou des paquets d’argent qui ont été gelés.

[Français]

Le sénateur Dagenais: Merci beaucoup, monsieur Levitt, pour votre présentation. Comme vous devez le savoir, notre comité cherche à comprendre la nature et la portée du financement du terrorisme. Le terrorisme peut être financé par différents moyens au Canada, tels que des fonds qui proviennent de l’étranger, des sommes qui sortent du pays pour financer des activités terroristes à l'étranger, ou tout simplement un autofinancement qui favorise des activités terroristes à l’intérieur du Canada.

Je sais qu’il n’est pas facile de répondre à cette question, mais avez-vous une idée du volume de fonds licites ou illicites qui auraient pu transiter par le système financier canadien?

[Traduction]

M. Levitt: La réponse simple à cette question est non, malheureusement. Je ne suis pas non plus certain que les gens qui sont mieux placés que nous pourraient nous fournir des chiffres solides. Il est très difficile de retracer ce genre de choses, comme je l’ai laissé entendre dans mon exposé, parce que cela se fait souvent derrière l’écran que constitue un autre type d’activité. En fait, il y a parfois plusieurs écrans successifs, ce qui veut dire que ce n’est pas une seule institution qui a été créée comme pour faire écran, mais c’est parfois une institution tout à fait légitime qui est utilisée de façon abusive.

Trier tout cela est un peu difficile et c’est une lutte ardue, en particulier puisque — disons-le franchement — nous faisons face à une catastrophe humanitaire massive ou à plusieurs catastrophes humanitaires. Pour nos cultures occidentales qui encouragent les citoyens à faire des dons charitables, cela fait partie de notre culture. Nous voulons inciter les gens à donner de l’argent pour en aider d’autres qui se trouvent dans des situations terribles. C’est la raison pour laquelle cela a attiré des terroristes ou d’autres acteurs illicites, parce que le secteur caritatif s’est développé énormément pour essayer d’intervenir dans des situations catastrophiques et cela offre bien sûr de nombreuses possibilités aux autres. Il est très difficile de le savoir.

[Français]

Le sénateur Dagenais: J’ai bien compris de votre réponse que cette question est difficile à évaluer. Cependant, si on voulait faire une analyse du volume des fonds licites ou illicites qui auraient pu transiter par le système financier canadien, auriez-vous une méthode à nous proposer?

[Traduction]

M. Levitt: Il est possible de faire plusieurs choses et c’est dans ce domaine que le FinCEN, le CANAFE et l’AUSTRAC, ce genre d’organismes de réglementation, qui sont parmi les trois meilleurs au monde, jouent un rôle particulièrement important.

Vous pouvez aborder le problème du point de vue de la lutte contre le blanchiment d’argent et de la lutte contre le financement du terrorisme; bien entendu, il faut agir des deux côtés.

Premièrement, il faut disposer d’une évaluation assez précise de la taille de notre économie et de ce qui constitue une quantité naturelle ou normale de virements pour être en mesure de remarquer s’il y a des pointes. Si l’on peut discerner des tendances, alors il faut les examiner sur une certaine période. En Australie, les autorités ont eu, pendant de nombreuses années, la connaissance de toutes les entrées et sorties d’argent du pays, ce qui leur a permis de faire des études très impressionnantes.

Aux États-Unis, nous essayons d’en arriver là. Premièrement, nous avons dû résoudre certaines questions techniques pour la simple raison que le nombre quotidien des virements de fonds aux États-Unis est très élevé — le nombre des virements qui s’effectuent à New York en un mois est beaucoup plus élevé que celui des virements en Australie pendant un an — et également, parce que nous devons aussi répondre à des préoccupations juridiques ainsi qu’à des préoccupations tout à fait légitimes concernant le respect de la vie privée.

Nous pouvons aborder cette question du point de vue de la lutte contre le blanchiment d’argent. Nous pouvons analyser des tendances. Nous pouvons voir si certains types de pointes apparaissent à différentes périodes. Lorsqu’il se produit un événement à l’étranger, voyons-nous des pointes particulières dans différents types d’activités, ou même peut-être dans un lieu particulier? Nous pouvons alors examiner les choses de plus près et vérifier si tout cela est parfaitement légitime. Si un événement tragique survient au Liban, il est logique que l’on constate une pointe chez les personnes de descendance libanaise en Amérique et au Canada qui envoient alors davantage d’argent chez eux, à leurs familles. Mais il est également possible qu’une partie de cette pointe reflète plutôt le fait qu’un groupe illicite a tout à coup besoin de plus d’argent. Bien sûr, la réalité est qu’il y a presque toujours un peu des deux.

Du point de vue de la lutte contre le financement du terrorisme, il y a beaucoup de choses à faire sur ce que j’appelle l’analyse des sources relativement ouvertes, c’est-à-dire, pas Google, pas les renseignements auxquels tout le monde a accès, mais pas non plus des renseignements classifiés: par exemple, les déclarations bancaires et le genre de données qui sont transmises au gouvernement. Aux États-Unis, il y a le Bank Secrecy Act, la loi sur le secret bancaire. Mais il y a aussi le renseignement.

En fin de compte, nous parlons de personnes qui savent aujourd’hui, si elles ne le savaient pas avant, que nous nous intéressons de très près, non seulement au financement du terrorisme, mais également à ces ressources. Je signale en passant que le CANAFE a été le premier à établir cette distinction et c’est une distinction très utile. J’ai enseigné un cours dans un programme d’études supérieures qui traitait de la lutte contre le financement de la finance illicite et une des lectures obligatoires était l’article d’un analyste principal de la CANAFE qui traitait des ressources, pas simplement de financement, ni simplement d’argent. Pensez, par exemple, au blanchiment d’argent commercial, qui consiste non pas à transférer de l’argent, mais des marchandises de valeur.

Bien souvent, la seule façon d’aller derrière cet écran ou de faire disparaître tous ces écrans successifs est d’avoir accès à des sources et à des méthodes d’information plus classifiées; le gouvernement doit donc s’attaquer aux deux côtés de cette équation et trouver le moyen de les fusionner.

La sénatrice Stewart Olsen: Merci, monsieur. Votre exposé est très intéressant.

Il y a des failles dans les lois canadiennes; par exemple, les méthodes de paiement moderne basées sur Internet ne sont pas visées par nos lois contre le terrorisme et elles permettent ainsi d’envoyer du Canada des titres et des fonds à des organisations, sans que cela soit détecté, signalé ou surveillé. Avez-vous des suggestions à faire sur la façon dont nous pourrions combler ces failles?

M. Levitt: Eh bien, je pense que nous sommes en train de combler ces failles. Je vais vous dire que je suis très heureux que la façon de le faire ne fasse plus partie de mes responsabilités. Depuis 2007, je ne me suis pas occupé beaucoup de ces problèmes concrets. Mais j’ai eu des conversations avec des fonctionnaires au Canada à ce sujet. Ce n’est pas simplement un problème canadien, bien sûr. Nous essayons tous de rester à flot dans cet univers technologique qui nous a dépassés. Je ne parle pas de vous, mais je suis le père de quatre enfants, notamment de deux adolescents, qui naviguent beaucoup mieux que moi sur Internet.

Il y a des choses qui peuvent se faire en ligne qui rendent tout à fait désuètes les frontières. J’ai essayé de vous redonner une idée de la situation lorsque je vous ai raconté un cas dans lequel les fonds étaient sollicités sur Twitter, la conversation se poursuivait ensuite sur Skype, et c’était alors le numéro d’une carte prépayée qui était fourni, même pas la carte prépayée elle-même, et qui traversait le monde, très rapidement. Il n’est même pas nécessaire d’aller dans une banque. C’est vraiment étonnant. Ce ne sont pas non plus des sommes d’argent minimes que l’on peut transférer ainsi, si l’on parle d’une douzaine ou de deux douzaines de cartes prépayées à la fois.

Comment obtenir le résultat que nous souhaitons en préservant la libre-circulation de l’information et des activités commerciales en ligne, aspects qui sont assez importants dans nos économies actuelles, et nous allons devoir y réfléchir beaucoup, mais je serais une des dernières personnes, membre du monde des groupes de réflexion à Washington, qui va vous admettre que son expertise n’est pas illimitée et là, je suis un peu dépassé.

La sénatrice Stewart Olsen: Merci.

Nous avons à l’heure actuelle un seuil de 10 000 $ pour les opérations qui doivent être signalées. Pensez-vous qu’il faudrait le réduire?

M. Levitt: Absolument.

La sénatrice Stewart Olsen: Que proposez-vous?

M. Levitt: Jusqu’où le réduire? Je n’essaie pas d’être brillant ou drôle, mais il est évident que cela soulève de problèmes de protection de la vie privée. Il faut que la population se sente à l’aise et qu’elle accepte ce genre de choses, mais en fin de compte, l’obligation de signaler toute opération supérieure à 10 000 $ est complètement dépassée. Je dois vous mentionner en passant que nous affrontons le même problème ici aux États-Unis.

Cela fait environ un ou un an et demi que je n’ai pas été en Australie, mais chaque fois que j’y vais et que je rencontre des membres de l’AUSTRAC, ils se moquent un peu de moi au sujet du fait qu’eux exigent que toutes les opérations soient déclarées. Si vous voulez envoyer de l’argent à l’extérieur de ce pays, l’opération est signalée à l’AUSTRAC. Au-delà de la question des véritables opérations illicites, cela leur permet de faire des analyses de tendance qui sont bien supérieures à celles que nous pouvons faire.

La limite de 10 000 $ est bien trop élevée de nos jours, en particulier, lorsque nous parlons de sommes d’argent beaucoup plus faibles. Si nous avions un seuil situé entre 1 000 et 2 000 $, nous pourrions faire beaucoup plus. Même un seuil de 5 000 $ améliorerait les choses, mais cela serait encore un problème.

Je suis tout à fait sensible aux questions que cela soulève de l’autre côté de ce débat. Je ne prétends pas qu’elles n’existent pas ou qu’elles ne sont pas simples, croyez-moi, mais du point de vue de la lutte contre le financement illicite, cette limite de 10 000 $ n’est plus guère utile.

La sénatrice Stewart Olsen: Merci.

La sénatrice Beyak: J’aimerais me faire l’écho de ce qu’a dit la sénatrice Stewart Olsen. Merci pour votre expertise, monsieur Levitt. J’ai été fasciné par votre exposé, les faits et les chiffres.

Compte tenu de votre expérience pour ce qui est du Hezbollah, je me demande si vous pouvez me dire si ses circuits de financement existent toujours au Canada 12 ans après que le gouvernement précédent ait déclaré qu’il était une organisation terroriste?

M. Levitt: Merci pour vos paroles aimables. Merci également de m’avoir demandé de parler du sujet de mon dernier livre.

Oui, j’ai réussi à convaincre mes éditeurs de consacrer deux chapitres à deux régions en particulier. Toutes les autres devaient être regroupées. L’une était le Golfe et l’autre l’Amérique du Nord. La plupart de mon livre traite des États-Unis, mais il y a plusieurs chapitres qui traitent directement du Canada.

Encore une fois, je vais vous parler franchement; j’ai voyagé partout dans le monde et j’ai rencontré beaucoup de gens, pas pour être reconnu, et j’ai passé beaucoup de temps avec des gens au Canada qui connaissent très bien ces dossiers. J’ai également témoigné comme expert ici aux États-Unis, à Charlotte, en Caroline du Nord, dans l’affaire de contrebande de cigarettes qui a finalement dû être scindée et qui s’est poursuivie au Canada, principalement à Vancouver. Il y a eu aussi une affaire Hezbollah à Montréal qui, finalement, n’a pas donné lieu à un procès. S’il y avait eu un procès l’année dernière, j’aurais été le témoin-expert du gouvernement du Canada dans cette affaire, et il y en a peut-être d’autres qui apparaîtront plus tard.

Le Hezbollah n’est pas un géant. Je n’aime pas utiliser des expressions comme « cellules dormantes ». On l’entend plutôt dans les films et à la télévision. Mais il y a des partisans du Hezbollah, des sympathisants sûrement, en Amérique du Nord, des deux côtés de la frontière entre les États-Unis et le Canada. En fait, il y a plusieurs affaires sérieuses dans lesquelles on a vu ces personnes voyager régulièrement du côté américain et du côté canadien de la frontière et y rester un certain temps. Un des plus anciens opérateurs d’Hezbollah qui a été tué dans la guerre en Syrie avait obtenu la citoyenneté canadienne et avait eu, à un moment donné, une adresse au Michigan; c’était un individu très dangereux. Nous avons toute une série de cas de ce genre.

Je pourrais vous en dire beaucoup plus et vous donner de nombreux détails à ce sujet. Je serais heureux de le faire hors connexion si vous voulez, mais je ne veux pas vous en dire trop à ce sujet.

Je dirai simplement que le Hezbollah a, depuis longtemps, des sources de financement qui s’ajoutent aux fonds importants qu’il reçoit de l’Iran. Ce volet a augmenté sensiblement ces dernières années, depuis la révolution verte, depuis que les sanctions ont commencé à avoir un effet sur l’Iran, depuis la chute du prix du pétrole. Le Hezbollah ne veut pas se retrouver un jour, pour quelque raison que ce soit, de nature politique, économique ou les deux — dans une situation où l’Iran ne serait pas en mesure ou ne voudrait plus lui fournir le soutien financier ou autre, auquel le Hezbollah s’est habitué.

Nous avons constaté non seulement une augmentation importante des activités criminelles, mais davantage encore, des activités du crime organisé. Si je peux vous donner un exemple qui ne concerne pas le Canada, mais qui nous a tous vraiment préoccupés, c’est le narco terrorisme du Hezbollah, non pas que le Hezbollah produise des drogues en Amérique du Sud, mais le Hezbollah transporte ces stupéfiants et en blanchit le produit. Vous vous souvenez de la quantité d’informations énormes à ce sujet qui est ressortie au cours de l’affaire de la Banque canadienne libanaise. J’étais la semaine dernière en Argentine et il y a quelques semaines en Colombie pour parler de cette question, et il y a encore beaucoup de choses qui se passent.

La sénatrice Beyak: Êtes-vous en mesure de nous dire si le Hezbollah opère encore au Canada, et si c’est le cas où le fait-il?

M. Levitt: Comme nous l’avons vu aux États-Unis, le Hezbollah n’est pas uniquement actif dans les grandes villes. Il y a eu, et je suis sûr qu’il y a encore, des nœuds de réseau dans des grandes villes comme Montréal, Toronto et Vancouver, et je connais quelques affaires qui concernent des banlieues de ces villes.

Je tiens à préciser clairement que je ne suis, d’aucune manière, en train de médire d’une communauté tout entière ou de la condamner. Cela n’est pas un commentaire négatif sur les Canadiens d’origine libanaise ou quoi que ce soit du genre. Au Canada, comme aux États-Unis et ailleurs, il y a des personnes qui ont des affinités avec le Hezbollah — et un nombre encore plus petit — qui en sont des membres actifs. C’est un aspect sur lequel nous devons continuer à travailler. C’est un sujet qui exige, faute d’un meilleur terme, une diplomatie publique.

Appelons un chat un chat. Le Hezbollah n’est pas une entité qui est interdite au Liban. Pour un Canadien libanais ou un Américain libanais, sa famille se trouve au Liban. Même s’il ne donne pas d’argent au Hezbollah parce qu’il n’aime pas leurs activités terroristes et sa lutte contre Israël et qu’il n’aime pas ce que cet organisme fait en Syrie, en Irak et au Yémen, il veut néanmoins lui donner de l’argent parce qu’il améliore la situation de sa famille. Les gens qui donnent de l’argent au Hezbollah considèrent que c’est la seule entité qui défend et protège la communauté chiite. Il faut expliquer aux occidentaux pourquoi cela est inquiétant: ce n’est pas une position anti-chiite, c’est une position qui s’oppose à un groupe qui fait de l’excellent travail et est actif politiquement dans son pays, et qui fait également beaucoup de mauvaises choses et commet beaucoup d’actes violents dans son pays et ailleurs. C’est un domaine dans lequel nous n’avons pas rencontré beaucoup de succès et je pense que c’est principalement parce que nous n’avons pas fait assez d’efforts dans ce domaine, sur le plan de cette diplomatie publique dans les collectivités. Cela est difficile et peu confortable, mais il faut néanmoins le faire.

Le sénateur Ngo: Je vais poursuivre sur ce que disait ma collègue la sénatrice Stewart Olsen. Elle parle des fonds qui sont envoyés du Canada à diverses organisations qui se trouvent à l’étranger. À votre connaissance, que peut-on faire pour empêcher des fonds étrangers d’arriver au Canada pour promouvoir une idéologie religieuse radicale?

M. Levitt: C’est une question vraiment très importante et il est beaucoup plus difficile d’y répondre qu’à celles qui ont été posées jusqu’ici. Tout le monde sait que le terrorisme est une mauvaise chose et que c’est une violation de la loi. Mais lorsqu’on parle de financer des activités religieuses et idéologiques, il est évident que le sujet devient beaucoup plus délicat. Il nous incombe de démontrer que ce financement est utilisé pour faire des choses qui n’ont rien à voir avec un comportement idéologique acceptable, soit parce que ce comportement suscite la haine et peut-être, des crimes haineux ou soit parce qu’il favorise des actes qui ne respectent pas les normes démocratiques. Mais cela soulève toute une série d’autres questions juridiques, je vous le dis carrément. Cela nous amène au cœur d’un autre domaine auquel je consacre beaucoup de temps, qui est la lutte contre la violence extrémiste ou la radicalisation.

Je serais franc; ici aux États-Unis, le gouvernement est très réticent à se lancer dans la lutte contre la radicalisation ou contre la violence extrémiste, parce que cela revient à lutter contre une idéologie. En effet, pour appeler un chat un chat, l’idéologie que les terroristes mettent la plupart du temps de l’avant est une version extrémiste de la religion. Je dirais que ce n’est pas une véritable religion, mais cela ne fait aucune différence. Ils prétendent que c’en est une et cela rend les choses plus difficiles pour nous.

Nous devons donc faire l’effort de nous intéresser à ce genre d’activités. Qui fait quoi et selon quelles lois? Je ne peux pas parler pour le Canada parce que cela dépasse mon domaine d’expertise, mais ici aux États-Unis, c’est une question que nous étudions.

Après avoir quitté le Département du Trésor, j’ai reçu un appel d’un service du Département d’État, avec lequel je n’avais jamais eu de contacts auparavant et on me demandait si je pouvais venir parler avec le représentant spécial de la lutte contre l’antisémitisme au sujet de mon travail au Trésor. J’ai bien sûr accepté, mais je ne savais vraiment pas de quoi il voulait parler.

Le représentant spécial de la lutte contre l’antisémitisme voulait parler du fait que, lorsqu’il commençait à étudier de près des organismes qui produisaient des documents carrément antisémites, des choses vraiment horribles, il constatait que, bien souvent, c’étaient les mêmes groupes, ou qu’ils étaient financés par les mêmes groupes qui finançaient également, de façon plus explicite, les activités terroristes. J’ai donc essayé de le mettre en contact avec les personnes qui examinaient tout cela du point de vue du terrorisme pour voir s’ils n’observaient pas finalement les mêmes personnes, mais de points de vue différents.

Je ne sais pas quelles sont les lois au Canada. Vous avez bien sûr d’excellentes lois qui empêchent que le statut d’organisme de bienfaisance soit utilisé de façon abusive. L’affaire importante la plus récente était l’Irfan, un écran pour le Hamas, qui risque de se retrouver finalement devant les tribunaux. C’est un aspect qu’il faut examiner tout en sachant en même temps que c’est un problème qu’il est difficile de régler. Il faut démontrer quel est le crime qui a été commis. Dans les sociétés qui reconnaissent la liberté de parole, cela est parfois compliqué.

Le président: Monsieur Levitt, j’aimerais poursuivre sur la question de l’Irfan auquel le Canada fait face. D’après mon souvenir, il s’est écoulé beaucoup de temps entre le moment où ce groupe a été identifié et celui où il a été effectivement démantelé. Vous pourriez peut-être nous donner une description plus détaillée de votre point de vue, compte tenu du fait que vous connaissez assez bien cette affaire.

M. Levitt: J’ai parlé de l’Irfan dans mon livre sur le Hamas, qui a paru en 2006. L’Irfan n’a pas aimé la chose. Leur avocat a envoyé une lettre de menaces à la Yale University Press, qui avait publié mon livre. Mon éditeur m’a demandé de fournir davantage de données appuyant ce que j’avais dit, ce que j’ai été très heureux de faire, cela a mis fin à cette discussion, parce que j’avais pris soin d’appuyer toutes mes affirmations sur des faits.

L’Irfan a été créé à peu près à la même époque et à peu près par les mêmes personnes que celles qui ont créé la Holy Land Foundation for Relief and Development, ou HLF, aux États-Unis. La HLF avait été fondée à l’origine sous le nom d’Occupied Land Fund, OLF, et a par la suite changé de nom pour adopter HLF et se déplacer de la Californie au Texas.

La HLF a été, bien sûr, finalement désignée comme étant une entité terroriste et elle a été démantelée par le Département du Trésor et ensuite, poursuivie. Le premier procès a donné lieu à un jury bloqué, et au deuxième procès, tous les accusés ont été condamnés sur tous les chefs d’accusation. Cartes sur table: j’étais le témoin-expert dans cette affaire, et j’ai expliqué ce qu’était le Hamas et comment cet organisme se finançait et le rôle qu’il avait joué dans cette affaire.

L’Irfan est apparu dans cette affaire dans la liste des coconspirateurs non accusés. Si vous allez plus loin dans les preuves rassemblées pour cette affaire, qui sont maintenant disponibles en ligne, l’Irfan apparaît dans les conversations. Les représentants de l’Irfan ont assisté à cette réunion clé du Hamas dans un hôtel situé sur le terrain de l’aéroport de Philadelphie peu de temps après la signature des accords d’Oslo, ce qui avait amené les leaders du Hamas en Amérique du Nord à se réunir pour réfléchir à la façon dont ils allaient réagir à la tragédie que représentait pour eux un risque d’accord de paix entre les Israéliens et les Palestiniens. En effet, en cas de paix, il aurait été très difficile de motiver les gens à continuer à lutter contre Israël.

À un moment donné, un des organisateurs de cette réunion, à laquelle l’Irfan assistait sous son ancien nom, le Jerusalem Fund, a déclaré qu’ils ne devraient plus utiliser le mot « Hamas » parce que le président Clinton avait placé le Hamas sur sa première liste d’organismes interdits. Ils ont donc décidé d’utiliser un nom de code très subtil et très complexe, qui était « Samah », c’est-à-dire « Hamas » écrit à l’envers. Cela était trop compliqué pour qu’ils s’en souviennent. Plusieurs des participants à la réunion continuaient à dire « Hamas. Non, Samah ». Quoi qu’il en soit, l’Irfan est apparu dans cette affaire et dans plusieurs autres fois.

Je vais en rester là parce que je crois qu’il y a encore des poursuites judiciaires qui pourraient être en cours. Je pense que la bonne nouvelle est que les autorités, à la fois sur le plan des personnes qui examinent l’utilisation abusive des organismes de bienfaisance et les gens de la GRC qui cherchent à découvrir d’autres violations de la Loi, même si cela a pris beaucoup de temps — et il faut du temps pour faire ces choses — agissent dans ce domaine.

Le sénateur Day: Monsieur Levitt, j’espérais pouvoir vous parler et connaître votre réaction. Vous savez beaucoup de choses sur différents pays qui ont créé des organisations comme le CANAFE, qui s’occupent de réunir de l’information. Pensez-vous que dans ces pays, ces institutions disposent de lois et d’expertise en matière de poursuites et de tribunaux qui soient suffisantes pour s’occuper de ce problème et être efficaces?

M. Levitt: C’est une excellente question. La réponse est que cela varie énormément. Il y a des variations énormes. Il y a beaucoup de pays qui n’avaient rien et qui maintenant ont beaucoup de choses. Il y a beaucoup de pays qui sont encore en train de faire du rattrapage et il y a des pays qui n’ont tout simplement pas la capacité de le faire. C’est un domaine dans lequel il se fait beaucoup de renforcement des capacités — Trésor des États-Unis, Département d’État, Nations Unies, groupes de réflexion — il se fait énormément de travail. Cela aussi varie sur le plan de la qualité. Cela dépend parfois du destinataire.

Je me souviens de m’être trouvé dans un pays où, je crois, les États-Unis, mais ce pourrait être aussi un organisme international, donnaient une formation, mais les membres de ce pays ne voulaient pas suivre entièrement ces séances de formation. Je crois qu’elles devaient durer un mois. Nous avons dû ramener tout cela à une demi-journée pendant deux semaines. Nous voulions offrir quelque chose; il est préférable d’offrir quelque chose que rien, mais bien évidemment, nous n’avons pas pu transmettre tout ce que nous voulions.

Dans le monde entier, la qualité des unités du renseignement financier, URF, varie énormément. Bien sûr, la plus grande partie d’entre elles ne s’occupent pas de ce que nous appellerions du renseignement classifié. Il n’y en a pratiquement aucune qui soit comparable au Trésor des États-Unis, aux modèles CANAFE ou AUSTRAC, qui sont uniques, et il y en a un certain nombre qui ont toujours eu beaucoup de problèmes.

Je me souviens de l’époque où l’Egmont Group, la société qui chapeautait le regroupement international des unités du renseignement financier, a admis l’URF syrienne il y a plusieurs années, bien après que la Syrie eut été désignée comme un État terroriste et que toutes ces choses inacceptables se produisent dans ce pays. Les États-Unis étaient très inquiets du fait qu’en acceptant l’URF syrienne, celle-ci aurait accès à tous les renseignements des autres unités et pourrait faire exactement le contraire de ce qu’elle devait faire.

J’assistais à un congrès sans intérêt aux Bahamas pour un autre groupe de réflexion sur l’Iran, et j’ai été tellement troublé par cette nouvelle que je suis retourné à mon hôtel, j’ai couru jusqu’à ma chambre, j’ai sorti mon ordinateur portable et j’ai rapidement rédigé un article — qui se trouve toujours sur notre site web, en fait — où je disais qu’il était vraiment ridicule d’admettre cette unité, parce que les discussions se poursuivaient ce jour-là et le lendemain, sur la question de l’admission de l’URF syrienne, ce qui a finalement été fait.

Il y a donc toutes sortes de différences. Il y a des différences pour ce qui est des groupes de coordination, et il est pourtant essentiel d’aider à les créer. Il ne faudrait pas réagir à ce genre de situation en se sentant frustrés et en disant que ça ne vaut pas la peine. Dans la mesure où nous pouvons continuer à renforcer les relations entre des organismes compétents et même peut-être, espérons-le, très capables comme celui-ci, nous pourrons faire de plus en plus de choses. En particulier en Europe de l’Est à l’heure actuelle, il existe plusieurs autres entités de ce genre qui ne sont peut-être pas au niveau du CANAFE ou du FinCEN, mais qui sont bien meilleures qu’elles n’ont jamais été, et cela veut dire que nous avons désormais des partenaires qui peuvent mieux comprendre et parler notre langage.

Je faisais de la recherche sur cette question pour un article que j’ai rédigé. Je m’occupais de formation dans le monde entier et mon coauteur et moi faisions des blagues. Lorsque vous allez d’un pays à l’autre, vous pouvez voir qui comprend le GAF. Qui sait ce que sont les 40 plus 9 recommandations spéciales et qui en sait suffisamment pour parler des complications que soulève la recommandation spéciale IX? Il y a de plus en plus de gens dans le monde qui connaisse le GAF et le FinCEN, et cetera, et c’est une excellente chose parce que nous pouvons avoir des conversations approfondies, parce que c’est ce qui est important. Nous pouvons vraiment communiquer de l’information, même s’il ne s’agit pas d’organisations multilatérales, mais bilatérales, et avoir de meilleurs résultats.

Nous faisons constamment des progrès dans ces domaines. Il y en a qui sont agacés de constater qu’avec toutes les années écoulées depuis le 11 septembre, nous ne sommes toujours pas là où nous voudrions être. Je pense que l’on pourrait également regarder les choses de l’autre côté et dire qu’il est très étonnant que nous ayons pu tous ensemble faire autant de progrès. Je pense qu’il incombe au Canada, à l’Amérique, à l’Australie et aux autres pays qui ont investi dans ce domaine et qui font du travail impressionnant, de former d’autres groupes, même si ce n’est pas dans l’intérêt de ces pays, mais égoïstement dans leur propre intérêt pour avoir un certain nombre de partenaires avec qui nous pouvons vraiment communiquer sur ces questions en constante évolution.

Le sénateur Day: Je vous remercie. Nous allons nous arrêter sur une note positive.

M. Levitt: Merci, monsieur.

Le président: Je vous remercie, monsieur Levitt. Votre témoignage a été très instructif. Nous avons beaucoup apprécié que vous ayez pris le temps, malgré un calendrier chargé, de quitter ces quatre garçons.

(La séance est levée.)


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