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MDRN - Comité spécial

Modernisation du Sénat (spécial)

 

Délibérations du Comité sénatorial spécial
sur la Modernisationdu Sénat

Fascicule n° 2 - Témoignages du 13 avril 2016


OTTAWA, le mercredi 13 avril 2016

Le Comité sénatorial spécial sur la modernisation du Sénat se réunit aujourd'hui, à midi, pour examiner les façons de rendre le Sénat plus efficace dans le cadre constitutionnel actuel.

Le sénateur Tom McInnis (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Le 28 janvier 2015, la faculté de droit de l'Université d'Ottawa a tenu un symposium sur le renouvellement du Sénat, coprésidé par notre collègue et vice-président, le sénateur Joyal, et M. Errol Mendes.

Durant la conférence, cinq éminents chercheurs universitaires ont fait des exposés. Nous avons déjà entendu le témoignage de l'un d'eux, M. David Smith, à une réunion précédente. Nous avons maintenant la chance d'entendre les autres chercheurs de ce groupe d'experts.

J'aimerais présenter nos témoins d'aujourd'hui : Errol Mendes, professeur, faculté de droit, Université d'Ottawa; Donald Desserud, professeur, Département des sciences politiques, faculté de droit, Université de l'Île-du-Prince- Édouard; Stéphane Beaulac, professeur, faculté de droit, Université de Montréal; et Paul Thomas, professeur émérite, Université du Manitoba, par vidéoconférence de Winnipeg.

Au cas où l'on éprouverait des difficultés techniques, j'aimerais commencer avec M. Thomas, de Winnipeg. Par la suite, nous entendrons les témoignages de MM. Mendes, Beaulac et Desserud. Après les déclarations, je suis certain que les sénateurs auront de nombreuses questions à poser.

Vous pouvez commencer, monsieur Thomas.

Paul Thomas, professeur émérite, Université du Manitoba, à titre personnel : Merci beaucoup, et merci au comité de me donner l'occasion de présenter mes opinions sur la question de la modernisation du Sénat.

Comme on l'a mentionné, j'ai préparé un document pour la conférence qui a eu lieu. Pour ma comparution d'aujourd'hui, j'ai rédigé un mémoire de 28 pages qui, si je ne m'abuse, a été traduit et distribué. J'ai promis à votre très compétent greffier de ne pas dépasser les 10 minutes qui me sont allouées, alors je ne vais pas lire les 28 pages. J'ai rédigé un texte pour mes déclarations liminaires, et je vais m'en tenir à ces remarques.

Le principal argument que je fais valoir, c'est que le Sénat doit changer et, pour ce faire, il faut qu'il passe d'une chambre composée de membres affiliés à des partis politiques à une chambre d'examen. Il y a un pacte politique implicite au cœur de cette transformation. Autrement dit, la modernisation du Sénat est principalement un processus politique.

La moitié de ce pacte politique consiste à ce que le Sénat accepte, au-delà d'un certain point, de ne pas se prévaloir régulièrement de son pouvoir constitutionnel incontesté visant à rejeter ou à modifier de façons fondamentales les lois ou à en retarder l'adoption, ce qui faisait partie du mandat du parti au pouvoir et qui a déjà été adopté par la Chambre des communes.

Dans la deuxième partie du pacte politique, le gouvernement doit accepter que le Sénat, et plus particulièrement ses comités, aura plus de liberté et de soutien pour étudier les répercussions des lois adoptées précédemment et examiner si ces lois sont bien administrées par les ministères et les organismes gouvernementaux.

En tant que chambre d'examen, le futur Sénat déclencherait très peu de confrontations directes au sujet des projets de loi à l'étude et viserait plutôt à influencer de façon plus indirecte et à plus long terme la réflexion politique et le rendement du gouvernement.

Par conséquent, comme je mets fin au suspense en vous faisant part de mon principal argument, permettez-moi de résumer certains des points que je soulève dans mon mémoire.

Je commence mon mémoire en déclarant — sans fournir trop de détails — les huit points que je vois comme étant la base de toute interprétation d'un rôle réaliste pour un futur Sénat. Je résumerais ces points en disant, tout d'abord, que le Sénat est une composante distincte et légitime de l'ordre constitutionnel, ensuite, qu'il joue un rôle plus utile dans le processus parlementaire national que ses nombreux détracteurs veulent le reconnaître et, enfin, qu'en traitant le Sénat comme étant une institution homogène et uniforme, ces détracteurs ont tendance à oublier la diversité des membres et des activités du Sénat.

Le mémoire traite ensuite du concept de la modernisation en théorie et en pratique. Dans le cadre de cette discussion, je fais la distinction entre les tentatives précédentes de réformer le Sénat et les efforts actuels en vue de moderniser l'institution.

Je dis que la réforme visait principalement à améliorer l'efficacité du Sénat en lui accordant une plus grande légitimité et plus de pouvoirs. En revanche, la modernisation vise principalement à améliorer le rendement du Sénat lorsqu'il étudie les projets de loi, mène des activités de surveillance et fournit des conseils au gouvernement. La modernisation ne porte pas tant sur les nouveaux pouvoirs, mais plutôt sur une utilisation plus créative et efficace des pouvoirs existants.

Maintenant, je reconnais que l'équation de la réforme pour accroître l'efficacité et de la modernisation pour améliorer le rendement est assez simpliste et dépassée. Je m'en sers cependant pour attirer l'attention sur la façon dont l'équilibre prédominant des pouvoirs entre l'organe exécutif et l'organe législatif du gouvernement façonnera le rôle futur du Sénat. L'équilibre de ces pouvoirs pourrait changer, bien entendu, mais aucun gouvernement ne mettra sur pied un Sénat si puissant qu'il en devient un obstacle de taille dans le processus parlementaire.

Mon programme pour la modernisation vise à équilibrer le rendement et l'efficacité, tout en reconnaissant les changements qui sont réalisables sur le plan constitutionnel et politique.

Cette quête de l'équilibre m'a donné l'idée d'un Sénat qui agit en tant que chambre d'examen. À mesure que le Sénat devient plus indépendant et moins partisan, il doit se créer une identité institutionnelle commune plus forte et prendre un engagement collectif envers la vitalité de l'institution.

Je dirais que dans le passé, la partisanerie l'emportait sur cette identité et ce but commun. On ne peut pas éliminer complètement la partisanerie, et ce n'est pas toujours un élément négatif d'une assemblée politique comme le Sénat. Le problème qu'on a eu récemment cependant, c'est qu'il y a un style de partisanerie omniprésent, soutenu et en grande partie négatif.

Avec le nouveau processus de nomination, le Sénat sera composé d'une majorité de sénateurs n'ayant peu ou pas d'affiliation avec les partis. De plus, si un plus grand nombre de sénateurs ne sont pas affiliés à des caucus de partis nationaux, ils subiront moins de pression afin de suivre la ligne de parti. Ces deux facteurs, combinés aux nouvelles approches de leadership au Sénat, devraient contribuer avec le temps à instaurer une culture institutionnelle où la partisanerie est plus sélective, plus discrète et plus constructive.

Il y a une section dans le mémoire où je discute d'un certain nombre de mécanismes et de mesures qui pourraient être utilisés pour changer la culture du Sénat, que je ne vous énumérerai pas. Je vais me contenter de dire qu'un changement de culture, d'après mon expérience, est un processus évolutif organique qui s'apparente plus au jardinage qu'à l'ingénierie. Autrement dit, on a peut-être semé les graines du changement de culture au Sénat, mais il faudra du temps avant de pouvoir en récolter les fruits, car les tempêtes politiques peuvent retarder ou détruire l'émergence d'une nouvelle culture.

Dans le mémoire, j'essaie ensuite de clarifier la notion plutôt vague de « chambre d'examen ». Pour moi, le concept sous-entend que le Sénat utilise ses pouvoirs pour surveiller et restreindre les gouvernements, mais déclencherait des confrontations directes sur des projets de loi seulement dans des circonstances exceptionnelles.

Le droit incontesté du Sénat de rejeter ou de modifier fondamentalement des projets de loi ou d'en retarder l'adoption — qui existe pour plusieurs raisons qui sont énoncées dans le mémoire — devrait être utilisé avec parcimonie, dans les cas exceptionnels où des projets de loi sont considérés comme dangereux, tout à fait insensés ou ne sont pas faciles à annuler une fois qu'ils sont mis en œuvre.

Plutôt que d'avoir des parties de bras de fer au sujet des projets de loi, le Sénat devrait sciemment adopter des approches discrètes, indirectes à moyen terme pour influencer la réflexion stratégique des gouvernements.

En ce qui a trait à la fonction d'élaboration des lois du Sénat, il y a des approches plus subtiles pour influencer les gouvernements. Le Sénat peut notamment retarder la communication de l'opinion publique, joindre des observations dans les rapports et les projets de loi, effectuer des études préliminaires des projets de loi et inclure dans les mesures législatives des calendriers pour la tenue d'examens après une période de temps suffisante pour déterminer si les intentions du Parlement sont respectées.

La règle selon laquelle toutes les mesures législatives doivent être approuvées par le Sénat, ce que j'appelle « puissance dure » dans le mémoire, continuerait d'être un levier pour ces formes d'influence plus subtiles, que j'appelle la « puissance douce ».

Le mémoire traite ensuite de la fonction de surveillance du Sénat qui est accomplie principalement dans le cadre de son système de comités. À mon avis, la formule la plus prometteuse concernant l'influence du Sénat provient de l'étude de questions de politique sur lesquelles le gouvernement ne s'est pas prononcé publiquement et veut vraiment recevoir des conseils. Dans le cadre de la fonction de surveillance, les comités du Sénat aideraient les ministres et les fonctionnaires à déterminer quelles politiques ne sont plus pertinentes et ne fonctionnent pas comme prévu.

De plus, les études des comités peuvent constituer en quelque sorte un incubateur qui préserve certaines nouvelles idées de politiques jusqu'à ce que les gouvernements soient prêts à agir. Cependant, deux conditions sont nécessaires au renforcement du rôle de surveillance.

Premièrement, les gouvernements doivent accepter et appuyer les enquêtes que les sénateurs mènent et vraiment tenir compte des rapports des comités. Il faudrait exiger que le gouvernement fournisse une réponse pour tous les rapports de fond présentés par les comités sénatoriaux.

Deuxièmement, les sénateurs doivent accepter les demandes d'activité de surveillance qui se révèlent être des travaux plutôt difficiles, non prestigieux qui ne génèrent habituellement que peu de publicité.

Le mémoire traite ensuite brièvement de la nécessité de repenser le leadership et les processus décisionnels du Sénat à mesure que celui-ci deviendra plus indépendant par rapport au gouvernement et moins partisan. Le représentant du gouvernement au Sénat n'aura plus de loyauté envers un parti et la discipline de parti ne servira plus comme fondement pour exercer un contrôle descendant. Le représentant du gouvernement devra plutôt se tourner vers la communication, la persuasion, la négociation, l'accommodement et les compromis.

Conformément aux principes selon lesquels les sénateurs devraient contrôler les affaires de l'institution, le Président devrait être élu au vote secret. Un comité des affaires sénatoriales qui conseillerait le Président devrait être créé. Il devrait être constitué du représentant du gouvernement, de tout chef de caucus organisé au Sénat et de représentants élus des quatre groupes régionaux de sénateurs. Le Président, en tant que membre élu indépendant, devrait avoir le pouvoir de scinder les projets de loi omnibus en plusieurs parties, qui seraient étudiées séparément, chacune par le comité sénatorial permanent pertinent. Le comité des affaires sénatoriales qui conseille le Président devrait se voir confier la tâche de sélectionner les membres des différents comités sénatoriaux.

Les comités devraient continuer d'élire leur président et vice-président.

Les comités devraient consacrer plus de temps à l'examen des dépenses et du rendement des ministères et des organismes basé en partie sur les centaines de rapports sur le rendement présentés chaque année au Parlement, dont la plupart ne sont pas lus. Je fais ici une remarque sur l'aspect le plus faible du processus parlementaire, soit l'examen de l'utilisation de l'information recueillie sur le rendement pour améliorer le rendement du gouvernement.

Je propose également que le Sénat envisage de créer un comité sur la fonction publique qui examinerait régulièrement la santé et l'évolution d'une institution nationale vitale. Je propose qu'un certain nombre de ministres et de témoins officiels du gouvernement comparaissent devant le comité et fassent des recommandations sur le type de programme qui pourrait être suivi.

On a parlé de caucus régionaux des partis, ce qui donnerait davantage de signification au rôle du Sénat en tant que voix des régions. Puisqu'avec le temps, de moins en moins de sénateurs seront liés à un caucus d'un parti, je propose plutôt la formation d'un comité permanent des affaires régionales. Ce comité compterait un plus grand nombre de membres que les autres comités sénatoriaux, et il réunirait quatre sous-comités régionaux : Atlantique, Québec, Ontario et Ouest.

En terminant, je veux dire que le Sénat est en transition. Il agira de façon beaucoup plus indépendante par rapport au gouvernement et ses activités quotidiennes seront moins empreintes de partisanerie. Pour illustrer cette transformation, les sénateurs doivent être maîtres de l'avenir de l'institution en fonction d'un sens commun sur l'objectif institutionnel et d'un engagement à améliorer l'efficacité et l'efficience de l'institution avec le temps.

Je vous remercie de votre attention.

Le président : Merci beaucoup, monsieur.

Monsieur Mendes, allez-y, s'il vous plaît.

[Français]

Errol Mendes, professeur, faculté de droit ± Section de common law, Université d'Ottawa, à titre personnel : Monsieur le président, je présenterai mes idées en anglais, mais je serai heureux de recevoir vos questions en français. J'ai en main la traduction du document en français qui pourrait être distribuée.

[Traduction]

La décision rendue par la Cour suprême à l'égard des propositions de réforme du Sénat contient certains éléments très importants que le Sénat devrait examiner avec sérieux dans sa quête de modernisation. En effet, la cour, dans sa décision, a avisé tous les intervenants du gouvernement que pour mettre en œuvre les modifications proposées au fonctionnement ou à la nature des institutions protégées par la Constitution, une lecture très technique ou littérale de ce document fondamental ne suffirait pas.

Tous les acteurs de notre démocratie constitutionnelle doivent également prêter attention à ce que la cour a appelé « l'architecture » de la Constitution. La cour n'a pas expliqué sa définition de l'architecture de la Constitution, ni les paramètres qui la caractérisent. Cependant, on peut logiquement déduire que l'architecture englobe non seulement le texte de la Constitution, mais également la manière dont les plans établis par les Pères de la Confédération — et les mères, espérons-le — en 1867 sont interprétés et mis en œuvre par les institutions et les principaux groupes et personnes habilités en vertu de la Constitution, dans l'exécution de leur mandat et compte tenu de la nature évolutive de la société canadienne. Je dirais qu'en ce sens, l'architecture inclura les objectifs énoncés dans la Constitution rapatriée en 1982, ainsi que leurs conséquences, notamment les nouvelles formules de modification.

Se fondant sur ce raisonnement, cette métaconception de la Constitution, la cour a statué que le régime d'élections consultatives proposé par le gouvernement fédéral précédent aurait comme conséquences de transformer fondamentalement l'architecture de la Constitution et qu'il constituerait sa modification. Cependant, en rendant cette décision, la cour a également énoncé de manière implicite des lignes directrices constitutionnelles sur la modernisation du Sénat en ces termes :

La mise en place d'élections consultatives modifierait la Constitution du Canada en en transformant fondamentalement l'architecture. Elle modifierait le rôle tenu par le Sénat dans notre ordre constitutionnel en tant qu'organisme législatif complémentaire responsable de porter un second regard attentif aux projets de loi. [...]

[...] Ces élections affaibliraient le rôle du Sénat en tant qu'entité chargée de porter un second regard attentif aux projets de loi et lui conféreraient la légitimité démocratique voulue pour bloquer systématiquement les projets de la Chambre des communes, contrairement à la fonction constitutionnelle qui lui était assignée.

C'étaient les deux parties les plus essentielles de la décision de la cour qui, à mon avis, offrent une orientation à votre comité.

Dans un autre article publié, j'ai démontré que le processus indépendant établi récemment pour formuler des recommandations à l'intention du premier ministre canadien sur les nominations possibles au Sénat, qui utiliserait un procédé similaire à celui qui s'applique à la Chambre des lords, est, à mon avis, constitutionnel, et serait jugé comme tel par la Cour suprême.

Cependant, le résultat de ce processus renforcerait l'orientation que la cour a donnée au Sénat en tant qu'organisme de surveillance législatif dont le rôle est — et une fois de plus, je vais reprendre les termes de la cour — « permettre de donner un "second regard attentif'' aux mesures législatives adoptées par les représentants du peuple à la Chambre des communes ».

Actuellement, le Sénat se compose de caucus comme celui du parti conservateur et un groupe de sénateurs libéraux indépendants. Même si le nombre de sénateurs indépendants augmentait, je conviens qu'il serait impossible d'empêcher la partisanerie dans la modernisation du Sénat actuel. Cependant, selon la décision de la Cour suprême que j'ai mentionnée, il serait important, dans la modernisation du Sénat, de réduire la partisanerie pour faire du Sénat un véritable organe qui jetterait « un second regard attentif » et serait complémentaire à la Chambre des communes.

Je suis d'avis qu'en tant que groupe, vous avez déjà prouvé que la partisanerie politique a diminué de votre accord même, ce qui devrait permettre d'instaurer une véritable période de questions selon un concept novateur, où chacun des ministres du gouvernement serait interrogé de manière beaucoup plus efficace qu'à la Chambre des communes. J'ai mentionné à l'un d'entre vous que c'était l'une des idées des Pères fondateurs concernant la Constitution. Vous avez aussi demandé avec raison que lesdits ministres soient soumis plus souvent à ce type d'interrogation et plus longtemps. Voilà un exemple d'un usage positif d'allégeances partisanes, qui ne reproduirait pas la partisanerie politique qui pourrait être considérée comme un décalque de l'environnement de la Chambre des communes.

À mon avis, à la lumière de la décision rendue par la Cour suprême, il faut réexaminer les dispositions pertinentes de la Loi sur le Parlement du Canada qui renforcent le principe voulant que le Sénat soit un organe complémentaire de la Chambre des communes et compte tenu du nombre croissant de sénateurs indépendants qui pourraient à court ou à moyen terme représenter la majorité.

La disposition essentielle de la loi, qui aborde la façon dont le Sénat est administré est évidemment celle sur le Comité permanent de la régie interne. Dans cette disposition, vous avez une marge de manœuvre pour accomplir ce que je propose. Voici ce que stipule le paragraphe 19.1(3) :

(3) Le Leader du gouvernement au Sénat, ou son délégué, et le chef de l'Opposition au Sénat, ou son délégué, peuvent, même en cas de prorogation ou de dissolution du Parlement, apporter des changements dans la composition du comité conformément au Règlement du Sénat.

Je fais observer que dans le cadre de ses efforts de transformation du Sénat en une institution moins partisane, le nouveau gouvernement fédéral a abandonné le libellé du paragraphe et a nommé un représentant du gouvernement au Sénat plutôt qu'un leader du gouvernement au Sénat.

Il s'agit du sénateur Harder, qui dit être sénateur indépendant, et tout comme les autres nouveaux sénateurs que le premier ministre a nommés récemment, il devra penser à la décision de la cour et déterminer comment il peut bien s'intégrer dans le nouveau mandat qui lui a été confié.

Malgré ce nouveau titre et ce nouveau statut présumé indépendant, le sénateur Harder présentera les projets de loi du gouvernement aux structures pertinentes du Sénat, et il a affirmé qu'il soutiendra le contenu de ces projets de loi. Il est clair que le nouveau représentant du gouvernement au Sénat, même s'il a déclaré être un sénateur indépendant, exercera un rôle partisan dans le cadre de l'exercice de ses fonctions de présentation et de soutien des projets de loi gouvernementaux; je pense qu'il est essentiel qu'un représentant du gouvernement présente au Sénat les travaux de la Chambre basse. Toutefois, dans l'exercice de ses autres fonctions mentionnées à l'article 2 de la Loi, le représentant du gouvernement au Sénat pourra travailler, de concert avec le chef de l'opposition au Sénat, et en fait avec tous les sénateurs de bonne volonté, à promouvoir un esprit politique beaucoup moins partisan au Sénat.

Les efforts visant à mettre un terme à la politique partisane pourraient commencer par la réforme de la composition du Comité de la régie interne afin qu'y soient représentés d'une manière plus équitable les sénateurs conservateurs et libéraux actuels et les sénateurs indépendants dont le nombre augmentera avec le temps, qu'ils décident ou non de former un caucus officiel.

L'article 2 donne au leader du gouvernement et au chef de l'opposition au Sénat, ou à leurs délégués, le pouvoir de modifier la composition de ce comité essentiel et d'obtenir cette représentation plus équitable. Ceci est évidemment vital pour la détermination des budgets dans un esprit beaucoup moins partisan au Sénat.

C'est absolument vital également pour la modernisation dans d'autres aspects. Le leader du gouvernement au Sénat et le chef de l'opposition au Sénat pourraient également travailler avec les autres sénateurs en proposant au gouvernement fédéral des modifications à l'article 2 de la Loi afin de refléter le nombre croissant de sénateurs indépendants et la réalité de groupes partisans indépendants tels que les libéraux indépendants qui ne font partie d'aucun caucus politique partisan.

Il faut souligner qu'en vertu de l'article 4 du Comité de la régie interne, les fonctions et les pouvoirs sont assujettis à la volonté de l'ensemble du Sénat, lequel sera bientôt dominé par des sénateurs indépendants. Par conséquent, ils devraient avoir un rôle en tant que membres essentiels du comité.

En ce qui a trait au rôle controversé du comité dans l'examen des dépenses des sénateurs et d'autres questions financières, une composition plus équitable dudit comité pourrait aider à définir ce qui serait la forme ultime de supervision des dépenses essentielles, dont les dépenses des sénateurs. Le vérificateur général a demandé que soit constitué un organe plus indépendant qui superviserait ces questions financières et que la majorité des membres, y compris le président, soient indépendants du Sénat.

Certains sénateurs, comme le sénateur Housakos, ont répondu à cette suggestion en arguant que, depuis la période 2011-2013, soit celle qui a fait l'objet de l'examen par le vérificateur général, le Sénat a beaucoup amélioré sa fonction de supervision. Cependant, il semble y avoir consensus parmi les sénateurs pour que les contrôles et les principes de divulgation soient augmentés. Les dirigeants au Sénat, tant chez les conservateurs que chez les libéraux, ont accepté le fait que cette institution a besoin d'un changement de culture et que, pour ce faire, il faudra procéder à d'autres consultations auprès des sénateurs pour déterminer la nature de tout nouveau mécanisme de supervision qui pourrait contribuer à maintenir l'indépendance constitutionnelle du Sénat. Toute proposition finale portant sur un mécanisme de supervision transparent et responsable exigerait que des modifications soient apportées à la Loi sur le Parlement du Canada et qu'elle soit constitutionnalisée. De telles modifications devraient également inclure les travaux des sénateurs indépendants.

En conclusion, la Loi constitutionnelle de 1867, le document fondamental qui a donné naissance au Canada, commence par l'expression du désir des provinces « [...] de contracter une Union Fédérale pour ne former qu'une seule et même Puissance (Dominion) sous la couronne du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, avec une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni [...] ».

L'architecture de la Constitution canadienne dont parle la cour partage avec la constitution moderne de la Grande- Bretagne un désir de soutenir la volonté démocratique des représentants élus, avec une chambre haute qui serait le reflet de la nature régionale du Canada tout en accomplissant la tâche fondamentale de supervision complémentaire. Je suis d'avis qu'une véritable modernisation du Sénat de la manière proposée ici ne pourrait qu'enrichir l'environnement démocratique du corps politique de l'ensemble du pays du fait de la présence des meilleurs représentants, partisans et non-partisans que peut offrir la société canadienne pour servir l'intérêt public.

Merci.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Mendes.

[Français]

Stéphane Beaulac, professeur, faculté de droit, Université de Montréal, à titre personnel : Honorables sénateurs, merci de m'avoir invité à vous adresser la parole aujourd'hui. À bien des égards, je vais prendre la balle au bond, comme le veut l'expression française, en concentrant mes remarques d'aujourd'hui autour de la décision rendue par la Cour suprême du Canada il y a deux ans déjà, dans le renvoi relatif à la réforme du Sénat. Le titre de ma présentation aujourd'hui est « Comprendre le renvoi sur le Sénat de 2014 en termes de rule of law ». L'expression anglaise « rule of law », que je préfère à sa traduction canadienne-française « primauté du droit » ou à l'expression franco-française « état de droit », est l'expression que j'utiliserai.

Pourquoi examiner le renvoi de 2014 en termes de la rule of law? Essentiellement, c'est pour raccrocher le Sénat et la décision de la Cour suprême du Canada à un concept contemporain. On parle de modernisation du Sénat, et le métaprincipe de la rule of law peut y contribuer. La question demeure : pourquoi cet exercice? C'est en raison du message de la cour selon lequel — comme M. Mendes le disait tantôt —, pour maintenir la nature du Sénat, il faut que le processus de nomination n'ait pas de légitimité démocratique, qu'on évacue, autrement dit, l'aspect mandat populaire. Or, ce message est contre-intuitif, et il sonne faux dans les oreilles de plusieurs.

Ma thèse est la suivante : qu'à défaut de pouvoir rationaliser le Sénat, y compris son rôle et le processus de nomination des sénateurs et des sénatrices, suivant le principe démocratique si important de nos jours, à défaut de cela, on peut comprendre et on devrait comprendre le message de la cour dans le renvoi de 2014 en termes de la rule of law, un autre métaprincipe de notre ordre constitutionnel.

La pertinence d'un tel exercice est de contribuer à la réhabilitation du Sénat, pour le moderniser sur la base des enseignements de notre plus haut tribunal au pays, pour pouvoir le raccrocher à un concept contemporain, celui de la rule of law, et ainsi avoir un phare pour les projets de réforme, pour pouvoir, à terme, prétendre créer un Sénat 2.0.

Dans le renvoi de 2014, la Cour suprême choisit d'aborder le cadre légal applicable à la réforme du Sénat en découpant son avis pour répondre à quatre questions. Premièrement, il s'agit de la proposition d'élections consultatives en vue de la nomination des sénateurs. Deuxièmement, il est question de la durée du mandat des sénateurs qui serait à durée fixe. Troisièmement, on aborde les qualifications en matière de propriété, et enfin, la question de l'abolition du Sénat.

Je vais me concentrer sur les deux premières questions et sur les enseignements de la Cour suprême à cet égard. Pour être encore plus précis, je ne m'intéresse pas, aux fins de la présentation d'aujourd'hui, à la mécanique de la formule d'amendement, c'est-à-dire les procédures de modification de la Constitution prévues à la partie 5 de la Loi constitutionnelle de 1982. Ce sont des aspects importants certes, mais je laisserai cela aux spécialistes de cette poutine procédurale.

S'agissant de la première question relativement au processus de la nomination et à la proposition de tenir un vote consultatif, c'est surtout là que la Cour suprême en dit davantage sur les différents rôles de la Chambre haute, au nombre de trois qu'elle a cernés dans sa partie introductive à titre de référence, précisément aux paragraphes 15 et 16. Parmi ces trois rôles — et je reprends ce que mon collègue Mendes soulignait plus tôt —, au premier chef, le Sénat a pour rôle d'être un organisme législatif complémentaire, chargé de porter un second regard attentif.

[Traduction]

La fameuse chambre de second examen modéré et réfléchi.

[Français]

C'est nul doute son rôle le plus important. Par ailleurs, la Cour suprême définit un second rôle pour le Sénat, celui d'assurer une forme distincte de représentation des régions qui se sont jointes, bien évidemment, à la Confédération en 1867. Troisièmement, et la Cour suprême en parle vraiment en termes de rôle — bien que ce rôle soit présent maintenant, il ne l'était pas à l'origine —, c'est-à-dire un lieu. Le Sénat constitue un lieu permettant d'avoir des parlementaires de divers groupes sous-représentés à la Chambre des communes. Historiquement, il s'agit des femmes et des groupes ethniques, religieux, linguistiques et autochtones.

Pour revenir à la partie du renvoi de 2014 concernant la possibilité d'élections consultatives de sénateurs, c'est là où se trouvent des éléments hautement intéressants par rapport à ma thèse relativement au métaprincipe de la rule of law, et ce, en lien avec les propositions de la modernisation.

Je vous cite quelques extraits. Au paragraphe 57, la Cour suprême écrit ce qui suit :

[57] Comme l'a écrit la Cour dans le Renvoi relatif à la Chambre haute,...

± celui de 1982 ±

...« [e]n créant le Sénat de la manière prévue à l'Acte,...

± celui de 1867 ±

...il est évident qu'on voulait en faire un organisme tout à fait indépendant qui pourrait revoir avec impartialité les mesures adoptées par la Chambre des communes [...]

On ajoute au même paragraphe 57 ce qui suit :

Les rédacteurs ont cherché à soustraire le Sénat au processus électoral auquel participaient les députés de la Chambre des communes, afin d'écarter les sénateurs d'une arène politique [...]

Voici la dernière citation pour le moment, la cour poursuit au paragraphe 58 avec ce qui suit :

[58] Parallèlement, la décision de confier à l'exécutif la tâche de nommer les sénateurs visait aussi à garantir que le Sénat deviendrait un organisme complémentaire, plutôt qu'un éternel rival de la Chambre des communes dans le processus législatif.

Ici, on voit clairement le point que je soulignais un peu plus tôt, dans la description que la Cour suprême fait du Sénat. Elle est, selon moi, contre-intuitive en ce qui concerne la gouvernance d'un État moderne. C'est en porte-à-faux avec le principe démocratique, à tout le moins dans sa compréhension étroite.

C'est ici, à mon avis, que doit intervenir l'autre principal métaprincipe de notre ordre constitutionnel canadien, le principe de la rule of law. Pour vous dire et pour contextualiser, à l'international et y compris à l'ONU, le principe de la primauté du droit, de la rule of law ou de l'état de droit, tel qu'on le traduit à l'international, est clairement dans l'air du temps.

Dans son rapport de 2004 devant le Conseil de sécurité des Nations Unies, le secrétaire général de l'ONU de l'époque, Kofi Annan, donnait la définition suivante du principe de la primauté du droit qui désigne, et je cite :

[...] un principe de gouvernance en vertu duquel l'ensemble des individus, des institutions, des entités publiques et privées, y compris l'État lui-même, ont à répondre de l'observation de lois promulguées publiquement, appliquées de façon identique pour tous et administrées de manière indépendante, et compatibles avec les règles et les normes internationales en matière de droits de l'homme.

Je vous épargne les détails, mais dans la doctrine, on a aidé à articuler l'idée de la rule of law en la découpant en différentes formes, soit la « substantive rule of law », version substantielle, qu'on distingue de la version formelle. On parle donc de —

[Traduction]

± « thin version progressing to a thicker version ».

[Français]

C'est calqué sur la doctrine en langue anglaise, d'où l'utilisation des termes en anglais.

En conclusion, de deux choses l'une, premièrement, pour moi le concept de la rule of law est la clé pour comprendre, de façon moderne, les enseignements de la Cour suprême dans son renvoi de 2014, pour leur donner un écho contemporain et moderne.

Par exemple, dans les motifs de la cour concernant la nomination des sénateurs, qui insiste sur son rôle premier en tant qu'organisme législatif complémentaire, on parle du processus législatif et de la sagesse requise de nos lois. On évoque les propos de John A. Macdonald, au paragraphe 58, qui fait référence au rôle du Sénat de, et je cite :

[...] modérer et [de] considérer avec calme la législation de l'assemblée et [d']empêcher la maturité pour toute loi intempestive ou pernicieuse passée par cette dernière, sans jamais...

— le bémol ±

...oser s'opposer aux vœux réfléchis et définis des populations.

Mon dernier point, en conclusion, c'est qu'en plus d'aider à comprendre le renvoi de 2014 et de relativiser le principe démocratique, souvent suggéré comme obnubilant, cette idée de démocratie, le principe de la rule of law constitue un genre de phare pour guider la modernisation de l'institution de la Chambre haute. En un mot, cela permet de concilier un processus de nomination des sénateurs non élus démocratiquement avec un métaprincipe de notre ordre constitutionnel, le principe de la primauté du droit prévu expressément dans nos textes constitutionnels.

Je vous remercie de votre attention, et j'ai hâte d'entendre vos commentaires et vos questions.

[Traduction]

Le président : Merci beaucoup, monsieur Beaulac. Avant de continuer, je veux dire que deux autres sénateurs se sont joints à notre comité ce matin. Je souhaite la bienvenue aux sénateurs Plett et Sinclair.

Si vous voulez poser une question, vous n'avez qu'à le signaler au greffier. Nous tenons une liste à jour de façon à permettre la bonne marche de nos travaux. Bienvenue. Je vous remercie de votre présence.

Nous allons maintenant écouter l'exposé de M. Desserud.

Donald Desserud, professeur, Département des sciences politiques, faculté des arts, Université de l'Île-du-Prince- Édouard, à titre personnel : Merci beaucoup.

Le professeur Ned Franks a écrit qu'il y a en fait deux Sénats : celui qui existe actuellement, et l'autre qui n'existe que dans l'imagination de ceux d'entre nous qui proposent de le réformer.

Je veux commencer par reconnaître qu'il se peut très bien que mes recommandations conviennent davantage au Sénat que j'imagine. Je suis professeur d'université, et on me dit constamment comment nous pourrions mieux gérer nos universités. Je dis toujours deux choses en réponse à cela : premièrement, c'est ce que nous faisons déjà; deuxièmement, les choses ne fonctionnent pas de cette façon. Je crois que vous direz la même chose lorsque vous entendrez ce que j'ai à dire, mais c'est le mieux que je peux offrir.

Mon exposé est un résumé de ce que j'ai présenté au forum de janvier 2015, et j'ai un exemplaire d'un exposé de position pour chaque personne qui voudrait en avoir un. C'est un résumé des recommandations que j'ai fait à l'époque.

Ma première recommandation concernait le processus de nomination et toute la question de la légitimité démocratique, une question plutôt vague qui n'a jamais été définie. J'ai souligné que dans le cadre des délibérations sur la Confédération qui ont mené à l'adoption de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, la question de l'élection ou de la nomination des sénateurs a été amplement débattue.

La plupart des intervenants étaient pour la nomination des sénateurs, non pas parce qu'ils souhaitaient créer une chambre de privilèges aristocratiques, mais bien parce qu'il était reconnu qu'un Sénat nommé hésiterait à s'opposer à la Chambre des communes, une entité élue. Ils étaient d'avis que, puisqu'ils ne disposaient pas de l'autorité morale de leurs homologues élus de la Chambre des communes, les sénateurs hésiteraient à s'opposer à la volonté des députés.

Cela signifie que le Canada est le seul pays au monde à avoir tenté de constitutionnaliser l'embarras.

Dans ma recommandation, j'avançais qu'il serait improductif de discuter de ce que le Sénat ne devrait pas faire. Le Sénat a des pouvoirs et il serait préférable qu'il se concentre sur ce qui doit être fait et ce qu'il peut faire, et non sur ce qu'il ne devrait pas faire.

Cela m'amène à mes recommandations 2 et 3. D'autres témoins en ont déjà parlé. Elles concernent le rôle du Sénat dans la modification de projets de loi, y compris les projets de loi de finances et les projets de loi omnibus.

Dans mon document, je soutiens que l'on a créé ce que j'appelle une fausse dichotomie. On semble affirmer que le Sénat n'a que deux choix : soit il exerce son plein pouvoir constitutionnel et modifie ou rejette les projets de loi, fréquemment et peut-être de façon agressive, soit il approuve à l'aveuglette tous les projets de loi qui lui sont renvoyés.

Il doit y avoir un juste milieu et j'appuie sans réserve les idées du professeur Thomas à ce sujet. J'ajouterais que le Sénat servirait bien le public s'il procédait à la déconstruction des projets de loi — pas nécessairement leur modification, mais bien leur déconstruction —, c'est-à-dire, la reformulation des projets de loi complexes et inaccessibles, comme les projets de loi d'exécution du budget et les projets de loi omnibus, de façon à ce que les citoyens puissent les comprendre. Ce serait très bien si le Sénat disposait du temps et des ressources nécessaires pour offrir ce service.

M. Mendes a déjà amplement parlé du sujet de ma recommandation 4. Celle-ci proposait d'inviter les ministres du Cabinet à comparaître devant le Sénat pour discuter de leurs projets de loi. C'est une excellente idée. Si je ne m'abuse, cela se fait déjà et, jusqu'à présent, tout se passe bien.

Il est intéressant de noter que l'expérience avait déjà été tentée, mais que les résultats n'avaient pas été concluants. Les ministres étaient mal à l'aise à s'exprimer devant un public sans les encouragements des députés de l'arrière-ban derrière. J'espère que cette fois-ci, l'expérience sera concluante.

Je terminerai mon bref exposé avec un commentaire très simple, mais qui mérite d'être répété. Le Sénat a un rôle public à jouer. Par le passé, les comités sénatoriaux ont joué un rôle public. Cela devrait être fait plus souvent et avec plus de visibilité.

Ce serait une excellente idée que les comités sénatoriaux se déplacent dans les régions pour y tenir des séances. Le public réagirait favorablement à une telle initiative. Il y a beaucoup de travail à faire. Beaucoup de questions exigent que l'on y consacre du temps et des ressources. Le Sénat devrait analyser ces questions plus en détail et les étudier dans le cadre de séances tenues dans diverses communautés du pays. Plus le public verra le Sénat à l'œuvre, plus il en comprendra le fonctionnement. Le principal problème, c'est que le public ne comprend pas ce que fait le Sénat.

Cela met fin à mon exposé. Merci.

Le président : Merci beaucoup, professeur.

Un des rôles des sénateurs consiste aussi à interroger les témoins. Nous commençons toujours par le vice-président du comité.

Le sénateur Joyal : Professeur Thomas, je vous souhaite la bienvenue. Ma première question s'adresse à vous. Je vous remercie pour le document de 26 pages que vous nous avez remis. Je l'ai lu avec beaucoup d'intérêt.

J'aimerais revenir sur ce que vous avez dit au tout début de votre exposé. Selon vous, il faut que le Sénat « [...] passe d'une chambre composée de membres affiliés à des partis politiques à une chambre d'examen. » Sauf votre respect, je crois que vous confondez deux choses : la composition du Sénat et le rôle du Sénat. Comme l'a expliqué le professeur Mendes, et je suis du même avis, selon la Cour suprême du Canada, le rôle du Sénat n'est pas remis en question. Le Sénat est la seconde chambre, une chambre complémentaire. Il doit être indépendant de la chambre élue et ne devrait pas s'opposer à la Chambre des communes lorsque le gouvernement tente de mettre en œuvre un mandat populaire. Ce principe n'est pas contesté. D'ailleurs, à ma connaissance, il n'a jamais été remis en question depuis la création du Sénat. Ce qui a été remis en question, c'est la composition du Sénat qui en fait une institution extrêmement partisane.

Disons que tous les sénateurs sont affiliés à un seul parti politique. Disons aussi que ce sont tous d'anciens candidats, ministres, agents de financements ou membres nommés au sein de la structure politique et que, bien entendu, le premier ministre peut leur dire comment voter et leur dicter l'orientation à suivre, obligeant ainsi les sénateurs à abandonner leur capacité analytique afin de proposer ou d'appuyer des objectifs partisans. Évidemment, je caractérise, mais c'est essentiellement ce que pense le public lorsqu'il critique le Sénat.

À l'opposé, disons que nous avons 105 sénateurs libres de voter comme bon leur semble et qui tentent de trouver un terrain d'entente. Selon moi, cela ne cadrerait pas avec ce qu'a dit la Cour suprême, soit que le Sénat devrait être la seconde chambre dans un système parlementaire de type Westminster au sein d'une des démocraties modèles du monde, peu importe les faiblesses du Parlement canadien dans son ensemble.

On ne peut pas remodeler le Sénat à un point tel qu'il ne cadre plus avec le concept du Parlement. Le Sénat fait partie du Parlement et ne peut pas être redéfini distinctement de la Chambre des communes. Les deux Chambres sont unies. Elles sont comme le yin et le yang, les deux côtés d'une médaille. Elles doivent travailler en harmonie, mais selon des principes différents et en fonction d'objectifs différents. La nature du Sénat demeure très politique.

Un passage à la page 17 de votre document me réconcilie avec votre exposé. On peut y lire ceci :

Quant à moi, j'estime que l'élimination complète de la partisanerie est impossible parce que les sénateurs qui partagent les mêmes points de vue uniront toujours leurs forces pour défendre leur philosophie politique, leurs intérêts régionaux et les idées qu'ils ont à cœur.

À mon avis, c'est une question d'équilibre. Je peux être affilié à un parti politique et conserver mon indépendance. Je peux critiquer mon propre parti sur le parquet du Sénat, car le chef du parti ne peut pas m'imposer de mesures disciplinaires, comme refuser d'écourter mon mandat, m'empêcher de siéger à un comité ou m'empêcher d'effectuer des voyages parlementaires. Si c'est pour ce genre de choses que l'on souhaite redéfinir le Sénat, cela n'aidera en rien à accroître la confiance du public envers la seconde chambre.

C'est au fruit qu'on juge l'arbre. La preuve réside dans ce que fait le Sénat à titre de seconde chambre du Parlement. Pour être crédible, le Sénat doit être une institution politique et c'est ce qu'il est. Il n'est ni l'Académie française, ni la Royal Society of London, ni même la Société royale du Canada.

Je vais poser ma question, sénateur. Vous ne l'aimerez peut-être pas, mais elle est importante.

À mon avis, c'est dans ce contexte que nous devons redéfinir le fonctionnement du Sénat. C'est la raison pour laquelle, comme vous le dites, lorsqu'on oppose une chambre composée de membres affiliés à une chambre d'examen, on crée un déséquilibre entre deux éléments totalement distincts et qui doivent être redéfinis différemment.

M. Thomas : C'est un long préambule pour une si petite question. Je pourrais dire beaucoup de choses.

D'abord, le concept et le titre ont été choisis, en partie, pour provoquer une réaction et cela semble avoir fonctionné.

Ensuite, je ne suis pas avocat. Je n'accepte pas la distinction nette et marquée entre les formalités conventionnelles — ce que l'on retrouve dans les documents constitutionnels qui constituent le point de départ — et la réalité politique des gouvernements partisans et de la loyauté envers le parti, au-delà de la discipline de parti qui opère avec beaucoup plus d'autorité à la Chambre des communes et qu'au Sénat.

Sénateur Joyal, vous êtes au Sénat depuis assez longtemps pour savoir mieux que moi que sous la direction de certains gouvernements, le Sénat a été tenu pour acquis. Il a été perçu comme un obstacle qu'il fallait contourner. Vous savez aussi que le public considère les sénateurs comme des valets de parti.

Ce que j'ai dit, c'est que le Sénat a de la difficulté à affirmer avec fermeté son autorité constitutionnelle indéniable et qu'il devrait user de moyens plus subtils pour influencer la pensée du gouvernement. Lorsque les ministres et fonctionnaires comparaissent devant un comité sénatorial chargé de l'examen d'un projet de loi, il est peu probable qu'ils changent leur fusil d'épaule à cette étape du processus.

Je crois qu'il y a plus d'ouverture pour l'adoption d'un ensemble de conventions semblables à celles de la Chambre des Lords. Conformément à ses conventions, la Chambre des Lords ne rejettera pas un projet de loi qui cadre, en partie, avec le mandat du parti au pouvoir. Ce principe est bien reconnu.

Au Sénat australien, où je me suis rendu à deux reprises pour assister aux délibérations des comités, les sénateurs sont d'avis qu'ils ont le devoir d'exprimer leur opposition, au besoin, notamment lorsqu'il est question de dépenses et de rendement. À mon avis, c'est ce que nos comités sénatoriaux devraient faire plus souvent, en raison du bilan lamentable de la Chambre des communes en matière d'examen des dépenses et de rapports sur le rendement. Je crois qu'il y a beaucoup à faire.

Nos positions ne sont pas si divergentes. Vous mettez davantage l'accent sur le libellé de la Constitution. Selon moi, vous n'arriverez pas à créer un programme de modernisation qui renforcera le Sénat et lui donnera le pouvoir de rejeter régulièrement des projets de loi.

M. Mendes : Je vais défendre le vote libre, sénateur Joyal. Depuis la création du Sénat, surtout lors des débats entre George Brown et sir John A. Macdonald, il a toujours été question de créer un comité d'examen. D'ailleurs, je me réfère à l'excellent livre de Janet Ajzenstat que vous avez édité. L'auteure cite George Brown et sir John A. Macdonald selon lesquels le Sénat devrait être une commission d'examen dont une des fonctions serait d'effectuer les remises en question nécessaires. Cela revient à ce que je disais quand je parlais de cuisiner les ministres lors de la Période de questions. Selon MM. Brown et Macdonald, une des fonctions importantes du Sénat devrait être de critiquer le Cabinet — pas nécessairement les projets de loi, mais bien le Cabinet lui-même. Selon eux, le pire danger qui guette la démocratie au Canada, c'est la concentration du pouvoir au niveau du Cabinet.

Ce sont des arguments à la défense du vote libre.

Le sénateur McIntyre : Messieurs, merci de nous faire profiter de votre expérience. Comme vous le savez, notre travail consiste à trouver une façon d'accroître l'efficacité du Sénat à l'intérieur du cadre constitutionnel actuel.

J'avais l'intention de vous poser une question sur le représentant du gouvernement au Sénat. Toutefois, puisque le professeur Mendes a déjà abordé le sujet, je vais passer à autre chose.

Dans le rapport du symposium auquel vous avez participé l'an dernier à l'Université d'Ottawa, on recommande que les délibérations du Sénat soient télédiffusées. De plus, si j'ai bien compris, il s'agit également de l'une des recommandations qui sont ressorties des séances de travail organisées par les sénateurs Greene et Massicotte. Dans quelle mesure la télédiffusion des délibérations du Sénat pourrait-elle accroître l'obligation redditionnelle des sénateurs? Dans un contexte de télédiffusion, y a-t-il un risque que les sénateurs se concentrent sur des questions d'intérêt public plutôt que sur des questions d'importance publique? La télédiffusion entraînerait-elle une réorientation du fonctionnement du Sénat?

M. Mendes : Je crois qu'il est grand temps. La visibilité du Sénat se limite en grande partie aux délibérations des comités sénatoriaux, y compris celui-ci, j'imagine. Donc, je vous encourage fortement à télédiffuser les délibérations du Sénat. Si la Cour suprême du Canada peut télédiffuser ses audiences, il n'y a aucune raison pour que le Sénat ne puisse pas en faire autant avec ses délibérations. Cela renforce la recommandation des professeurs Desserud et Thomas, soit de permettre au public d'entendre des discussions sur des sujets que la Chambre des communes n'a pas le temps ou la capacité d'aborder ou l'expertise nécessaire pour les aborder. Je crois que la télédiffusion de ces échanges serait un des aspects les plus importants de la modernisation du Sénat.

Prenons, par exemple, les nouvelles horribles publiées hier sur les Premières Nations. Quels gestes concrets pourrait- on poser? J'hésite même à en parler, compte tenu de la présence d'un expert dans la salle. La Chambre des communes n'a pas suffisamment de temps à consacrer à ce problème pour bien le comprendre. Je crois que la télédiffusion des délibérations du Sénat serait un des plus importants éléments de la modernisation du Sénat.

Le sénateur McIntyre : Quelqu'un d'autre voudrait intervenir?

[Français]

M. Beaulac : Votre question me rappelle un débat en droit qu'on a tenu pendant très longtemps, à savoir si les débats parlementaires devraient être rendus publics et s'ils peuvent être utilisés en cour. On gagne à faire preuve de transparence en rendant publique toute l'information nécessaire et à faire confiance à la réflexion des délibérations. Peut-être que mon intuition m'amène à douter du fait que cela puisse créer un engouement extrême semblable à celui d'une émission de téléréalité, mais même si un minimum d'information est rendu public, les citoyens seront ultimement soumis au respect des lois dont le Sénat aura participé à la création. La démocratie et la rule of law auront gagné, parce que la publicité et la transparence sont importantes dans ce qui est normatif pour une juridiction.

[Traduction]

M. Desserud : J'ajouterais une autre chose. J'aimerais dire que la télédiffusion de la Période des questions a permis au public de mieux comprendre le fonctionnement du Parlement, mais je ne peux pas. Si vous m'aviez demandé, au début des années 1970, s'il fallait télédiffuser ces délibérations, je vous aurais dit oui. Mais, je ne suis pas convaincu que les résultats sont toujours positifs.

Je partage l'avis de mes collègues; la télédiffusion des délibérations du Sénat est la seule façon de permettre au public de comprendre le fonctionnement du Sénat. Je ne crois pas qu'il y ait une autre façon. Mais, il faut faire attention : la télédiffusion de la Période des questions a poussé les députés à modifier leur comportement, en ce sens qu'ils ne se contentent pas de répondre aux questions; ils tentent aussi de répondre de façon à ce que des extraits de leur intervention fassent les manchettes. Je ne voudrais pas que le Sénat suive la même voie.

M. Thomas : J'aurais un bref commentaire à formuler. Les sénateurs siègent pendant de longues heures aux comités, notamment pour écouter les témoignages et produire des rapports qui sont ensuite remis au Sénat. À titre de mesure incitative pour ces sénateurs, le gouvernement devrait être tenu de réagir à ces rapports. Ces délibérations de grande qualité pourraient être très informatives et permettraient aux sénateurs qui ne siègent pas au comité ayant produit le rapport de s'informer des questions d'actualité qui y sont abordées, des questions souvent délicates. Cela permettrait de montrer le Sénat au travail, puisque ce ne sont pas tous les comités sénatoriaux dont les délibérations sont diffusées sur CPAC. Il s'agirait, selon moi, d'un incitatif pour les sénateurs indépendants qui siègent aux comités.

[Français]

La sénatrice Tardif : J'aimerais d'abord remercier nos quatre experts d'avoir généreusement accepté de venir témoigner devant le comité ce matin. Ma question s'adresse au professeur Beaulac, mais si certains d'entre vous souhaitent exprimer des commentaires, sentez-vous très à l'aise. Professeur Beaulac, vous avez affirmé que le principe de la primauté du droit devrait être considéré comme un phare pour nous aider à moderniser le Sénat. De façon plus concrète, comment les propositions à l'étude de notre comité pourraient-elles promouvoir ce principe de primauté du droit?

M. Beaulac : Comme je le réponds parfois à mes étudiants et étudiantes, je suis très conscient de mon domaine. Dans un esprit de spécialisation de tout un chacun, je m'intéresse davantage aux principes qu'à leur opérationnalisation. Concrètement, en parlant des propositions, je laisse cela à d'autres.

Toutefois, pour répondre à votre question, je dirai ce qui suit : j'insiste — et c'est ce que j'ai fait dans ma présentation — sur le principe de la primauté du droit, pas pour parler d'ordre hiérarchique, mais pour le mettre dans la même catégorie de métaprincipes sur lesquels repose notre ordre constitutionnel canadien, pour inviter les gens à prendre de la perspective, à prendre une distance et à relativiser le principe démocratique, de telle sorte qu'il ne prenne pas toute la place. En fait, une trop grande partie du discours entourant les réformes — pas au niveau micro, où votre question m'invite à aller, mais au niveau macro — est trop souvent considéré quasi uniquement selon le principe démocratique, et c'est de partir avec deux prises contre nous.

Ce que j'aimerais suggérer, si c'est le seul aspect du message que j'essaie de transmettre aujourd'hui, c'est que le principe de la primauté du droit n'a pas à être opposé à celui de la démocratie. Le fait de suggérer que nous perdrons du principe démocratique en légitimant les travaux, le rôle et la façon de fonctionner du Sénat, en termes de primauté du droit et non en termes démocratiques, est une fausse dichotomie. Le principe de la primauté du droit n'est pas le parent pauvre; il fait partie intégrante d'une saine démocratie constitutionnelle moderne.

Lorsque vient le temps de donner un minimum de perspective aux propositions de réforme concrètes — le rôle des sénateurs et du Président de la Chambre, la participation conjointe des parlementaires, et cetera —, le message, c'est qu'on n'a pas à être gêné de prendre une distance et de relativiser la démocratie comme un principe compris dans sa version même, c'est-à-dire la représentation de la volonté populaire, le 50 p. 100 plus un. On doit — et c'est l'un des enseignements centraux de la décision de la Cour suprême d'avril 2014 — et on peut très bien comprendre la nature et le rôle moderne du Sénat en termes de primauté du droit en tandem avec le principe démocratique.

M. Mendes : Au niveau micro, j'aimerais ajouter que, en ce qui concerne la primauté du droit, je pense que la chose la plus importante, c'est l'égalité des sénateurs.

[Traduction]

La raison pour laquelle c'est important, selon moi, c'est qu'il y a de plus en plus de sénateurs indépendants et qu'ils doivent être traités équitablement. Il s'agit d'un des principes fondamentaux de la primauté du droit. J'aimerais donc voir plus de sénateurs indépendants siéger au Comité de la régie interne et au Comité de sélection afin qu'ils se sentent égaux par rapport aux autres sénateurs.

[Français]

C'est un principe de primauté du droit très fondamental. Merci.

La sénatrice Tardif : Merci beaucoup pour vos exemples et vos explications. Je m'inscrirai au deuxième tour de questions.

Le sénateur Massicotte : Je remercie tous les experts, et leur comparution est très appréciée. Je poserai des questions courtes pour me permettre d'en poser plusieurs.

[Traduction]

Monsieur Thomas, vous avez parlé d'avoir recours au pouvoir d'attraction, et vous nous découragez, pour le dire ainsi, d'avoir recours à notre pouvoir de coercition. Nous avons un droit de veto sur tous les projets de loi, au même titre que la Chambre des communes. Nous avons le même pouvoir. Toutefois, vous avancez que nous devrions utiliser la manière douce en ayant des discussions ou en réalisant une étude préalable. Qu'est-ce que cela vise à éviter? Admettons que l'étude préalable ou la manière douce ne fonctionne pas. Devrions-nous éviter de modifier les projets de loi, de proposer des amendements et de les renvoyer à la Chambre des communes aux fins d'examen?

M. Thomas : Je dirais que non. Il est très utile de retarder les choses et de formuler des propositions d'amendement, et je garderais en réserve le pouvoir ultime de rejeter un projet de loi et de le renvoyer à la Chambre des communes. Cependant, je ne pense pas que le Sénat est en bonne posture sur le plan des ressources techniques pour mettre en doute régulièrement les projets de loi rédigés par le gouvernement, ce qui ne veut pas pour autant dire que la discipline de parti ou la loyauté à la Chambre des communes ne peuvent pas entraîner l'adoption de projets de loi imparfaits ou dangereux par le gouvernement. Par exemple, je crois que les travaux réalisés au fil des ans par les sénateurs du Comité mixte permanent de l'examen de la réglementation, qui a un pouvoir législatif délégué, ont été fort utiles. Ce sont les représentants du Sénat à ce comité permanent qui ont fait le dur travail de moine en vue de comprendre les répercussions des lois sur les libertés et les droits individuels des citoyens et des organismes. Voilà le rôle utile que peut jouer le Sénat.

Néanmoins, étant donné que beaucoup de travaux préliminaires entrent dans la rédaction d'un projet de loi — beaucoup de consultations, des examens du caucus, la vérification de la conformité à la Charte —, je mentionne que bon nombre de problèmes ont déjà été réglés lorsque le Sénat est saisi du projet de loi. De plus, je doute que les ministres changent leur fusil d'épaule à cette étape, mais je ne vous dis pas d'abandonner votre droit d'opposer votre veto à des projets de loi.

Le sénateur Massicotte : Vous savez que la tradition au Sénat est que, si nous proposons un amendement à un projet de loi, la mesure législative est renvoyée à la Chambre des communes. J'ai une deuxième question. Comme la Chambre des communes représente l'opinion publique et que sa position en découle, nous nous pinçons normalement le nez et adoptons les projets de loi en nous disant que c'est la volonté et l'opinion de la population. Est-ce suffisant?

Deuxièmement, en ce qui concerne la Chambre des lords en Angleterre, une mesure législative a en fait été adoptée prévoyant que la Chambre des lords a seulement un an pour approuver les projets de loi. Si le délai n'est pas respecté, les projets de loi sont réputés adoptés. Même si cela semble vous préoccuper et que vous présumez que les projets de loi dont nous sommes saisis sont toujours excellents, adéquats et mûrement réfléchis, je ne suis pas d'accord. Même si nous n'avons pas toujours été très enclins à amender les projets de loi, les deux tiers des projets de loi en Angleterre sont amendés par la Chambre des lords, soit des personnes non élues. Qu'y a-t-il de mal à cela? Croyez-vous que nous devrions envisager de suivre l'exemple du Royaume-Uni et de limiter notre examen diligent pour en gros rassurer la population que nous ne nous y opposerons pas?

M. Thomas : Je suis au courant des travaux de Meg Russell au Royaume-Uni. J'ai été très impressionné des données qu'elle a recueillies en ce qui concerne le nombre de fois où la Chambre des lords a réussi à amender des projets de loi. Cela fait maintenant partie de la tradition. En Australie, des changements sont régulièrement apportés aux budgets des dépenses par un Sénat très indépendant, où le gouvernement détient rarement la majorité. Ce n'est donc pas scandaleux. Je ne dis pas de ne jamais amender les projets de loi, et je ne dis pas non plus que tous les projets de loi du gouvernement sont parfaits. Bon nombre d'entre eux comportent probablement des lacunes. Le regretté sénateur Forsey avait l'habitude de qualifier les projets de loi de bouillie pour les chats, soit une sorte d'amalgame indigeste d'ingrédients.

Je crois que vous devriez le faire. Si vous voulez vraiment avoir une influence sur le processus de réflexion du gouvernement, il peut être utile d'avoir une longueur d'avance sur le gouvernement et de profiter des occasions qui s'offrent à vous d'influencer le processus de réflexion du gouvernement avant que son idée soit faite. C'est le moyen le plus efficace. Il est souvent très difficile de réussir à faire changer d'idée un ministre.

Le sénateur Massicotte : Monsieur Mendes, vous nous avez fortement recommandé d'élire et d'avoir le contrôle sur le nom de notre propre Président. Selon vous, cela nécessiterait-il de modifier la Constitution ou, du moins, la Loi sur le Parlement du Canada?

M. Mendes : Cela soulève bon nombre de questions. Par exemple, comment modifiez-vous vos dispositions législatives actuelles? Il est notamment urgent de réfléchir en tant que groupe à la manière de modifier la Loi sur le Parlement du Canada, comme je l'ai proposé, et de vous demander, si vous avez le consentement unanime des groupes et des caucus au Sénat, comment procéder en ce qui a trait non seulement au Président, mais aussi aux présidents des comités. Si vous présentiez une structure complètement différente pour ce qui est de la manière dont sont élus les présidents des comités, le Président et les membres du comité de la régie interne, je crois que cela enverrait de nombreux signaux à la Chambre basse.

Le sénateur Massicotte : Toutefois, avons-nous le contrôle sur cet aspect? Autrement dit, admettons que nous y arrivons et que tous les sénateurs sont d'accord. Même si c'est ce que nous voulons, pouvons-nous le faire ou faut-il tenir un référendum? Nous voulons éviter tout débat constitutionnel qui nécessiterait la tenue d'un vote populaire.

M. Mendes : Oui.

Je trouve intéressant que le gouvernement actuel pense qu'il n'a pas besoin de modifier la Loi sur le Parlement du Canada pour que le leader du gouvernement au Sénat porte maintenant le titre de représentant du gouvernement. Si le Sénat décide unanimement de proposer d'élire le Président, étant donné que le gouvernement est déjà prêt à renoncer à tout processus officiel d'amendement concernant la loi, il vous dira peut-être : « Allez-y. » Vous devriez essayer pour voir ce qui se passera.

Le sénateur Massicotte : J'ai un autre commentaire. Les partis, en particulier à la Chambre des communes, mais également au Sénat, ont depuis longtemps recours aux votes soumis à la discipline de parti pour arriver au résultat voulu. Dans un même ordre d'idée, la majorité des sénateurs participaient traditionnellement aux caucus nationaux, soit les rencontres hebdomadaires des partis politiques, y compris les sénateurs et les députés. Certains partis ont rompu avec cette tradition.

Est-ce une bonne ou une mauvaise chose? Devrions-nous faire pression sur les gens ou devrions-nous essayer d'obtenir un consensus en vue de décourager la participation aux caucus nationaux? Dans ces caucus nationaux, une pression est évidemment exercée par les pairs, et les participants sont bombardés d'information, ce qui mine leur esprit critique.

Que pensez-vous des votes soumis à la discipline de parti? Devrions-nous essayer d'y arriver ou est-ce que tout est beau?

M. Mendes : Pour appuyer ce que je propose, la Cour suprême du Canada semble vous dire que la partisanerie n'est pas un problème, mais que la partisanerie politique l'est, à savoir de vous faire en gros l'écho de la Chambre basse. Si la discipline de parti crée une chambre d'écho, il a lieu de nous demander si vous respectez ce que vous a demandé de faire la Cour suprême du Canada.

Au fil du temps, cela pourrait être un grave problème avec lequel devront composer ceux qui sont actuellement membres de caucus. Cela pourrait contrevenir à la décision ou à l'orientation des tribunaux à votre égard.

[Français]

M. Beaulac : Quant à l'avant-dernière question qui porte sur la capacité d'opérer à l'intérieur de l'ordre constitutionnel sans procéder à des modifications, voici ce que j'en pense : il n'y a aucun doute que les mesures, les modifications, et celles en lien avec la présidence de la Chambre, seront contestées. Il y aura toujours des recours comme l'a fait M. Galati lors de la nomination du juge Nadon. Ce recours avait été porté devant la Cour suprême du Canada.

La décision d'avril 2014 présente un cadre à l'intérieur duquel on peut tenter de réformer, de modifier certaines pratiques, certains rôles de participant, et cetera. La question est de savoir si on garantit à 100 p. 100 qu'il n'y aura pas de contestation. Probablement pas. Cependant, ce processus d'essais et d'erreurs est très sain à l'intérieur de notre cadre constitutionnel. Il faut avoir l'audace — j'ose espérer que le gouvernement actuel le fera — d'aller de l'avant et d'essayer de travailler...

[Traduction]

... pas à l'extérieur du cadre, mais bien dans le cadre constitutionnel.

La sénatrice Frum : Monsieur Mendes, j'aimerais revenir sur deux éléments que vous avez dits, dont des propos récents qui ont retenu mon attention. Vous avez dit que la partisanerie au Sénat n'était pas un problème, mais que la partisanerie politique l'était. Je ne comprends pas la différence, et je ne suis pas certaine qu'il y en a vraiment une. Pourriez-vous expliquer votre pensée?

M. Mendes : Avec plaisir.

La partisanerie politique axée sur la discipline de parti vise tout bonnement à suivre les ordres du whip qui proviennent de la Chambre basse. Ce n'est pas un problème à la Chambre basse. C'est ce à quoi nous nous attendons.

Par contre, comme je l'ai mentionné, le rôle fondamental du Sénat était d'être un organisme indépendant et complémentaire qui offre un second examen objectif, et les tribunaux ont encore insisté sur ce principe. Est-il possible d'offrir un second examen objectif, lorsqu'un whip vous dit que vous devez penser et agir d'une certaine manière? Je ne crois pas que c'est possible.

La sénatrice Frum : Cependant, vous savez que ce n'est pas toujours le cas. Avant les récentes nominations, des sénateurs ont maintes fois voté à l'encontre de la ligne officielle du parti.

M. Mendes : Lorsque vous le faites, vous êtes partisans, mais vous ne faites pas de partisanerie politique, et je vous en félicite.

La sénatrice Frum : Un instant. Un sénateur prouve qu'il ne fait pas preuve de partisanerie politique en ne votant pas pour son parti. Donc, faire le contraire prouverait qu'il est indépendant, n'est-ce pas?

M. Mendes : Je ne crois pas que vous comprenez ce que j'essaie de dire. Nous exigeons un organisme indépendant et complémentaire qui offre un second examen objectif, et il est très difficile pour quiconque d'avoir une idée de ses tendances en matière d'opinions politiques, par exemple, comme l'un d'entre vous l'a dit lors d'une précédente réunion et que le sénateur Joyal l'a également dit, je crois.

Cependant, lorsqu'une personne accepte d'être nommée au Sénat, compte tenu de son histoire et de la décision de la Cour suprême qui demande au Sénat d'être un organisme complémentaire qui offre un second examen objectif, il n'est tout simplement pas logique qu'elle décide en gros de faire tout ce que le whip de la Chambre basse lui dit de faire. Ce n'est pas logique.

La sénatrice Frum : Donc, vous vous attendez à ce qu'au moins six des sept nouveaux sénateurs votent de manière imprévisible, n'est-ce pas?

M. Mendes : Oui. Tout à fait.

La sénatrice Frum : Il sera intéressant de voir ce qui se passera.

M. Mendes : Je salue encore une fois les sénateurs imprévisibles.

La sénatrice Frum : L'avenir nous le dira.

Vous avez également mentionné que tous les sénateurs devraient être égaux et qu'il est donc important pour les sénateurs indépendants de pouvoir siéger aux comités s'ils le souhaitent.

Je mentionne que si nous voulons parvenir à une véritable égalité nous ne pouvons pas accorder une position privilégiée aux sénateurs indépendants. Je n'arrive pas à comprendre comment nous pourrions attribuer les sièges aux comités, étant donné que nous avons des sénateurs indépendants — et non des sénateurs imprévisibles — qui peuvent choisir les comités auxquels ils veulent siéger. S'ils veulent siéger à un comité, ils le peuvent, mais ils peuvent aussi refuser d'y siéger s'ils ne le veulent pas.

Les membres de caucus organisés n'ont pas ce privilège, parce qu'ils doivent coopérer pour assurer le bon fonctionnement de l'institution. Ne voyez-vous pas que les sénateurs indépendants pourraient jouir d'une position privilégiée par rapport aux sénateurs qui sont membres d'un caucus?

M. Mendes : Meg Russell a parfaitement répondu dans un précédent rapport à tous les défis que vous lui souleviez : « Étant donné que la situation est complètement différente, vous devez commencer à réfléchir à une logique différente. » C'est le terme qu'elle a utilisé, et je le trouve très juste, parce qu'une logique différente pourrait être la manière d'aborder ce problème. Par exemple, le Comité de sélection pourrait se composer d'un nombre égal de sénateurs conservateurs, de sénateurs indépendants et de représentants des sénateurs indépendants, et ce comité prendrait des décisions en fonction de l'expertise et de la capacité d'offrir ce que la Cour suprême du Canada a demandé, soit un second examen objectif, et attribuerait ainsi les places aux comités. Si vous structurez ainsi le Comité de sélection, cela respectera le principe d'égalité entre les sénateurs.

La sénatrice Frum : J'ai une dernière question. Vous prévoyez donc que les sénateurs indépendants formeront un jour un caucus de sénateurs qui partagent des vues similaires.

M. Mendes : Non. Je parle du Comité de sélection qui détermine actuellement les membres des comités. Si vous le structurez ainsi, qui sait ce qui se passera? Je crois comprendre qu'au Royaume-Uni il y a même un délégué des sénateurs indépendants. Cela se produira peut-être ici aussi.

Si vous mettez l'accent sur la logique qu'exige cette nouvelle situation, je crois que nous pouvons trouver des solutions à tous ces problèmes.

Le président : Monsieur Thomas, aimeriez-vous faire un commentaire?

M. Thomas : J'aimerais bien commenter le rôle des caucus de partis politiques. J'ai réalisé deux études sur les caucus de partis politiques et de multiples entrevues à l'époque du gouvernement Mulroney et des gouvernements Chrétien et Martin qui se sont succédé.

Un caucus est beaucoup plus important que ce que pensent la majorité des gens à l'extérieur du Parlement; la cohésion au sein du parti ne repose pas vraiment sur les trois catégories de discipline de parti que se font imposer les membres. Les membres participent au caucus et ont l'occasion d'exprimer leur opinion en privé. Ils font partie d'un groupe de personnes qui ont un esprit d'équipe. Ils sont tous du même côté; ils n'ont donc pas besoin d'intimider les députés ou les sénateurs pour qu'ils respectent la ligne de parti. De telles situations se produisent honnêtement rarement. Cela se veut davantage comme un processus psychologique social qui vise à convaincre les gens que c'est la meilleure voie à suivre.

Je regrette que les anciens sénateurs libéraux ne fassent plus partie du caucus national, parce que les sénateurs, lors des périodes de déficits budgétaires, étaient souvent les porte-parole des régions qu'ils représentaient. Les sénateurs sentaient qu'ils avaient l'obligation de le faire, même s'ils n'avaient pas le mandat de le faire, comme les élus.

Je ne pense pas que vous pouvez interdire aux gens de participer aux caucus, et je ne pense pas non plus que ce soit nécessairement une mauvaise chose. La participation des sénateurs à une rencontre privée une fois par semaine n'aura pas une influence déterminante sur la réputation et l'image du Sénat. Il y a bien d'autres choses à faire pour rétablir la réputation du Sénat que d'empêcher des gens de participer à des caucus. À l'époque, c'était une brillante tactique politique, mais je ne suis pas certain que cette tactique a une valeur durable sur le plan politique.

[Français]

La sénatrice Bellemare : Je me permets de m'exprimer en français, et j'espère que cela ne rendra pas mes propos difficiles à comprendre. J'aimerais revenir à l'idée des caucus. Malheureusement, je n'ai pas pu écouter au complet votre présentation, professeur Thomas, car je suis arrivée un peu tard; cependant, j'ai lu votre article. Je me demande comment se fait-il qu'aucun d'entre vous n'ait soulevé la question à savoir pourquoi nous devons moderniser le Sénat. Nous sommes tous d'accord que cela doit être fait, mais pourquoi le Sénat est-il devenu si partisan? Pourquoi la population canadienne est-elle si désabusée par rapport au Sénat? Il y aurait peut-être lieu de comprendre le processus historique pour trouver la solution.

Selon moi, le fait que le Sénat ait été bipartisan depuis 150 ans est à l'origine de la partisanerie et des règles et des pratiques qui se sont développées au Sénat. En ayant un Sénat composé uniquement de deux groupes, un groupe aura nécessairement la majorité. La tentation pour le gouvernement au pouvoir de contrôler le Sénat, en nommant encore plus de gens pour pouvoir le contourner, fait en sorte qu'il soit, dans les faits, aboli. Quant à moi, dans les faits, le Sénat a presque été aboli au cours des dernières années. Lorsque des projets de loi erronés ont été adoptés, il est évident qu'il y a un manque de diligence et de travail sérieux.

Alors, lorsque nous regardons les sénats dans le monde — et Meg Russell, hier, a abordé les mêmes idées que je propose et que je défends —, on constate que, à part les États-Unis et le Canada, très peu de pays ont un sénat composé uniquement de deux groupes. À mon avis, c'est pour cette raison qu'au Royaume-Uni, où il y a des groupes associés à des partis et un groupe de sénateurs indépendants, soit environ cinq groupes au total, la partisanerie n'est pas le véritable problème. Ici, la partisanerie est devenue importante en raison de cette notion de « bipartisanerie » qui incite le Sénat à prendre le contrôle.

Pourquoi, ici, la partisanerie est-elle devenue si importante? C'est en raison de cette « bipartisanerie » qui rend la tentation trop forte de contrôler le Sénat. On parle des « enfants terribles », des gens qui feront n'importe quoi pour empêcher de faire reconnaître les sénateurs indépendants comme formant un caucus, un vrai caucus au même titre que les autres. Actuellement, les règles font en sorte que, pour qu'un caucus soit reconnu comme tel, ses membres doivent faire partie d'un parti politique enregistré auprès du gouvernement. Nous pourrions, nous, les indépendants, devenir un parti rhinocéros, par exemple, pour être reconnus. C'est complètement ridicule.

Alors, pourquoi ne pas changer cette règle? Voici donc ma question : est-elle inconstitutionnelle, cette règle? Ne porte-t-elle pas atteinte à l'idée que le droit d'association est plus fort que le droit de non-association? Est-ce que les sénateurs pourraient se référer à la Charte des droits pour dire que notre réglementation est inconstitutionnelle? À mon avis, si cette règle est modifiée, et seulement cette règle, le caucus des indépendants serait un groupe organisé, qui siégerait automatiquement au Comité de la régie interne et au Comité de sélection et qui donnerait aux sénateurs les mêmes droits.

Je suis très surprise que vous n'ayez pas soulevé ce point. Alors, j'aimerais entendre vos commentaires et votre réponse à ma question, à savoir si la réglementation est constitutionnelle ou pas.

M. Beaulac : Je répondrai très brièvement et, par la suite, je laisserai la parole à mon collègue, Errol Mendes. À la question très précise à savoir si la façon de faire, la pratique, depuis quelque 150 ans, est constitutionnelle, ma réponse courte est qu'elle doit être testée eu égard aux principes qui ont été soulevés à plus d'une reprise, mais articulés assez clairement dans la décision de la Cour suprême d'avril 2014. Autrement dit, est-ce que la « bipartisanerie » — et je suis d'accord avec vous, madame la sénatrice, que cela a certainement créé, reproduit et cloné les pratiques de la Chambre des communes en polarisant, finalement, tous les débats, en « sursimplifiant » plusieurs des débats, parce que le résultat était soit blanc, soit noir, ou soit rouge, soit bleu.

Alors, la réponse courte, c'est de savoir si cette façon de faire, la pratique sénatoriale, est inconciliable avec la nature même, la nature première du Sénat, à titre d'organisme législatif complémentaire de deuxième examen. Cette question n'a pas été posée à la Cour suprême, donc elle ne l'a pas traitée expressément dans sa décision. Or, il serait intéressant, dans la foulée des réformes de modernisation, d'essayer justement d'extrapoler sur ce rôle pour revenir finalement à la genèse du rôle premier du Sénat et pour obtenir ainsi une justification pour évacuer et évincer la « bipartisanerie ».

M. Mendes : Permettez-moi de répondre en anglais, parce que votre question est très importante et très compliquée en même temps.

[Traduction]

Je mentionne tout d'abord que d'un côté vous avez raison de dire que la notion de « bipartisanerie » est ancrée au Sénat; d'un autre côté, ce ne l'est pas. Il y avait un autre principe au début qui s'apparentait à la notion de « bipartisanerie ». J'aimerais vous citer un extrait de l'excellent livre édité par le sénateur Joyal. Janet Ajzenstat cite John A. Macdonald dans l'un de ses articles. Elle dit :

Nous profiterons de l'ultime liberté constitutionnelle : les droits de la minorité seront respectés. Sous la plupart des gouvernements, les droits de la majorité seuls comptent; il n'y a que dans les pays comme l'Angleterre, qui jouissent de la liberté constitutionnelle et vivent à l'abri de la tyrannie du despote absolu ou de la démocratie sans frein, que les droits des minorités sont respectés.

Je trouve vraiment intéressant que Mme Ajzenstat affirme que, par le mot « minorité », Macdonald n'entendait pas les minorités ethniques ou religieuses, comme les commentateurs l'ont supposé. Ils discutent de la question des minorités ethniques ailleurs dans les débats constitutionnels. Le mot « minorité » désigne ici les minorités politiques, l'opposition politique au Sénat et à la Chambre des communes et l'ensemble de la population. Macdonald indiquait que l'avantage ultime d'un gouvernement parlementaire est que cela protège l'opposition politique et le droit de s'opposer dans un cadre bipartisan.

Je crois que c'est de là qu'est venue l'idée d'essayer de créer un organe de second examen objectif, et pas seulement du caractère impératif de ce principe. George Brown était d'ailleurs tout à fait d'accord avec lui. Les deux côtés du spectre politique ont affirmé que ce qui était requis est ce dont nous discutons aujourd'hui : comment avoir un organe vraiment indépendant — qui ferait quand même place à la partisanerie, mais sans que toutes ses décisions soient soumises à la discipline de parti.

La sénatrice Bellemare : Lorsqu'il n'y a que deux partis, l'un des deux a toujours la majorité absolue. Lorsqu'il y en a trois, les risques que cela se produise sont moindres, alors il faut faire des compromis, négocier et devenir moins partisan, par la force des choses.

M. Mendes : C'est essentiellement ce que l'on espérait. À certains égards, ce que nous faisons présentement, c'est de dire que vous êtes au diapason des déclarations préliminaires : il ne s'agit pas de modernisation. William Faulkner a dit : « Le passé n'est pas mort. Il n'est même pas passé. » Nous revenons donc à l'intention initiale des fondateurs de cette auguste assemblée.

Le sénateur Eggleton : J'aimerais revenir sur la question de l'indépendance et de l'autonomie du Sénat à l'égard de la Chambre des communes. La question a été soulevée par le sénateur Massicotte concernant le fait qu'un parti représenté au Sénat peut se joindre à un caucus national ou faire partie d'un caucus national incluant des députés. J'ai été membre du caucus national quand j'étais député, mais aussi durant mes premières années en tant que sénateur. La direction des partis, le premier ministre et le chef de l'opposition sont tous du côté de la Chambre des communes. L'essentiel de la direction est à la Chambre, et c'est cette direction qui est l'influence prédominante au sein du caucus. Alors, je me demande s'il est possible de croire que le Sénat peut être indépendant et autonome quand on sait qu'en pratique, les membres d'un parti représenté au Sénat sont aussi membre du caucus national.

Pour bien démontrer ce point et alimenter votre réponse, j'aimerais souligner le fait que ce rôle de second examen objectif a été grandement mis à mal par le dernier Parlement. C'est comme s'il avait disparu. Aucun projet de loi d'initiative gouvernementale n'a pu être amendé sans la permission de l'autre côté, c'est-à-dire sans la permission de cet endroit de l'autre côté de la rue où le premier ministre a son bureau. Pas le moindre projet de loi. Il y a bien eu quelques projets de loi d'initiative parlementaire, mais aucun projet de loi d'initiative gouvernementale. Voilà comment se traduit le fait d'appartenir à un caucus national.

Comment peut-on appeler cela de l'indépendance, et comment peut-on dire que cela fera avancer le second examen?

M. Mendes : La réponse à laquelle vous vous attendez est évidente. Sans second examen objectif et indépendant, l'intention initiale concernant le rôle du Sénat n'est pas respectée, point à la ligne.

La sénatrice Stewart Olsen : Merci, messieurs, d'avoir accepté de comparaître devant le comité. Nous vous en sommes très reconnaissants. J'ai tendance à pencher du côté de la proposition de M. Thomas, car il s'agit d'une façon pratique d'avancer — beaucoup de bons éléments, d'éléments pratiques. Je ne suis pas une avocate de droit constitutionnel; je ne souscris pas à cette orientation, mais j'aime bien ce que vous avez proposé comme scénario pour avancer.

L'une des choses que j'ai remarquées, c'est que vous donnez beaucoup plus de pouvoir au Président, ce qui permettrait de le libérer des leaders des autres caucus. Comment croyez-vous que cela fonctionnerait? Les observations de tous les témoins sont les bienvenues.

M. Thomas : Il est possible d'encadrer les activités du Sénat, mais il faut un président. Vous pouvez le nommer autrement, mais je ne crois pas que cela fasse une grande différence. À la Chambre des communes, nous avons constaté que lorsque le Président est élu, lorsque les associations pèsent plus lourd dans la balance, il y a des limites à ce qu'il sera prêt à faire pour se montrer vraiment impartial dans son rôle d'arbitre des délibérations.

Au fur et à mesure que le Sénat se désengagera de son organisation axée sur les lignes de parti, il faudra veiller au décorum et s'assurer que le programme avance. Le Président a donc un rôle à jouer avec le vice-président et avec un ensemble de conseillers issus des différents regroupements au sein du Sénat. Certains seront identifiés comme étant des adhérents à tel ou tel parti, d'autres seront des sénateurs qui pensent de la même façon et d'autres verront leur rôle dans une optique surtout régionale, c'est-à-dire qu'ils parleront au nom de la région d'où ils viennent.

Je crois que cela est nécessaire. Le représentant du gouvernement a pour fonction d'essayer de faire passer les affaires du gouvernement au Sénat, mais il devra négocier davantage avec une multitude de regroupements — et non avec des partis — pour que l'adoption des projets de loi et les processus budgétaires puissent aller de l'avant.

En ce qui concerne la partisanerie, il arrive souvent dans les comités sénatoriaux — loin de l'attention des médias, qui, de toute manière, se fait souvent discrète — que les sénateurs soient plus enclins à fonder leur réflexion sur les témoignages que sur ce qu'ils ont entendu au caucus la semaine précédente. Ils sont prêts à cela. Je me dis toujours que nous essayons de stéréotyper les sénateurs, de les considérer comme des partisans sans cervelle, ce qui n'est habituellement pas le cas.

Le sénateur Tannas : Cette discussion est des plus intéressantes.

Comme nous commençons à examiner les démarches concrètes que nous devrons faire, je me suis permis de jeter un coup d'œil aux quelque 18 recommandations qui ont été formulées au terme du symposium. L'une d'elles parle explicitement du modèle fondé sur la majorité et la minorité. Je suis conscient que le symposium a eu lieu en janvier 2015 alors qu'il n'était pas encore question de toute cette affaire à propos du représentant du gouvernement et de la nomination de sénateurs absolument indépendants. Pour un grand nombre d'entre nous, il semble inévitable que le Sénat se retrouve un jour avec une majorité de sénateurs indépendants.

Le modèle américain a-t-il des aspects que nous devrions prendre en considération? Si vous avez écouté les audiences, vous avez pu voir que nous nous dirigeons vers un scénario d'occupation des sièges par des indépendants — avec tout ce que cela signifie — semblable à celui qui a cours à la Chambre des lords. Le modèle américain a-t-il quelque aspect dont nous devrions tenir compte dans nos décisions et nos recommandations?

M. Mendes : Ce sont plutôt des choses qu'il faut éviter, et la Cour suprême a fait allusion à cela. Elle a dit que l'une des raisons qui l'ont motivée à déclarer inconstitutionnelles les élections consultatives était la crainte que ce procédé ne mène à une impasse. Autrement dit, le modèle le plus approprié est celui de la Chambre des lords du Royaume-Uni. La mise en garde que j'ai donnée continue néanmoins à s'appliquer : nous sommes très différents des Britanniques. Nos structures sont complètement différentes des leurs. Comme le disait Meg Russell, hier, en réponse à une question du sénateur Joyal, je crois que nous sommes en face d'une situation nouvelle et qu'il faut concevoir une logique adaptée aux nouveaux défis qui en découlent.

Ma proposition trouve sa première application au sein des comités sénatoriaux les plus importants, c'est-à-dire celui de la régie interne et celui de la sélection. Ces comités s'intéressent d'une certaine manière au problème toujours irrésolu de trouver une façon de créer un mécanisme indépendant de surveillance des finances et des dépenses apte à prévenir les brèches dans l'indépendance du Sénat. Voilà les démarches névralgiques que je vous recommande d'envisager en premier lieu.

M. Desserud : Je ne vois rien dans le modèle américain qui pourrait fonctionner dans ce contexte. Il y a bien une chose qui mérite d'être soulignée et qui a un certain lien avec votre question, c'est l'usage heureux que les Américains font de leur système de comités auprès du public. Comme je l'ai dit auparavant, ce serait un excellent exemple à suivre, mais ce n'est pas ce dont vous parlez. Il reste que c'est la seule chose que je retiendrais du modèle américain.

La sénatrice Cools : Je tiens à souhaiter la bienvenue aux brillants spécialistes que vous êtes. Je vous remercie de vos excellentes recherches. J'en ai lu un bon nombre et j'ai pris connaissance de beaucoup de vos travaux. Encore une fois, merci.

Permettez-moi d'abord de dire deux choses. Premièrement, je ne crois pas que le problème en soit un de partisanerie. Les partis jouent un rôle très utile. Ils ont été conçus comme des mécanismes pour rallier l'opinion autour de principes et d'idéaux plutôt qu'en fonction d'intérêts privés. Aujourd'hui, le Sénat menace de se morceler en une multitude de groupes distincts, et c'est ce qui me préoccupe au sujet de ce processus.

Le problème n'a jamais été la partisanerie, mais bien ceci : au cours des dernières années, certains leaders partisans se sont donné des pouvoirs énormes sur des sénateurs particuliers, des pouvoirs qu'ils ne sont pas censés avoir, qu'ils n'auraient pas dû exercer, mais qu'on leur a permis d'exercer. Au cours des quelque cinq dernières années, plus de membres ont été expulsés des caucus qu'au cours des 600 dernières années. Les leaders hésitent à se départir de certains membres, car ils savent qu'ils auront besoin de leur vote un jour ou l'autre.

Je pourrais facilement vous nommer 10 personnes qui ont souffert de cette dynamique au cours des dernières années. Je pense entre autres à ces trois sénateurs qui ont été profondément bouleversés par leur suspension. Cette façon de disposer de partisans, c'est une nouveauté, et c'est la source du problème.

Au cours des 32 dernières années, j'ai observé comment les sénateurs ont laissé ces personnes s'arroger de tels pouvoirs et en user de façon très cavalière. Cela n'est pas un problème de partisanerie. Nous pourrions plutôt parler de mégalomanie, de psychopathie. Il pourrait s'agir de nombreuses choses, mais pas de partisanerie.

Nous devons trouver une façon de nous tirer d'affaire. Nous devons comprendre que les deux chambres réfléchissent en fonction de la common law, et que les esprits ont été modelés dans la common law.

Nous devons examiner les principes du temps jadis. Je vous ferai remarquer que ces institutions ont un âge vénérable, qu'elles reposent sur des pratiques, des traditions et des principes, et qu'elles ont de la difficulté à accepter les nouveautés.

Je ne sais à quoi pourrait ressembler un représentant du gouvernement au Sénat. Je sais à quoi ressemble un membre du gouvernement siégeant au Sénat. Nous ne sommes pas un pays étranger. Nous n'avons pas besoin que le gouvernement nous envoie un représentant.

Encore une fois, nous avons affaire à un terme qui arrive de nulle part. Je suis convaincue que cette création part d'une très bonne intention et d'un très haut degré de motivation, mais je ne sais vraiment pas ce qu'elle signifie.

J'aimerais aussi faire remarquer à mes collègues qu'à partir de 1689, et surtout sous William III et la Déclaration des droits de 1689, qui, comme vous le savez, a été l'une des lois qui ont mené au règlement de la Glorieuse révolution, nous avons...

Le président : Cantonnons-nous au siècle présent.

La sénatrice Cools : William et Mary étaient conjointement souverains. Je n'ai pas oublié cela. Je parlais de William parce qu'il a été un arbitre redoutable en la matière.

Ce que je dis, c'est qu'au cours de ce siècle, le roi a renoncé à certains pouvoirs, notamment à ceux que l'on appelait « les pouvoirs législatifs du Roi ». Il a en outre renoncé au contrôle personnel et direct qu'il avait sur les chambres. À cette époque, il y avait toujours des ministres, mais pas de cabinet. Le moment venu, le roi a convenu de former son gouvernement — son ministère comme on l'a désigné par la suite — avec des membres des deux chambres. Agissant comme ministres, ces membres du gouvernement avaient pour fonction de diriger et de faire avancer les affaires du roi au sein des chambres. Et c'est ce qui a été appelé le gouvernement responsable. D'une certaine façon, M. Walpole a été le premier premier ministre.

Je crois sincèrement qu'il n'y a pas de meilleur système que le nôtre et que les humains n'ont jamais conçu meilleure constitution que la Constitution du Canada. Je me suis appliquée au fil du temps à étudier très consciencieusement l'origine et les grands principes de cette constitution, et je ne vois aucune raison pour laquelle nous devrions renoncer à ces principes. En fait, je crois que nous devrions les rafraîchir, c'est-à-dire en retirer quelques-uns et épousseter les autres. Mais surtout, les chérir, car ils sont la chose la plus formidable qui soit.

Vous devez comprendre que ces hommes sont parvenus à cette entente et qu'ils ont réussi à régler certains problèmes dont ils débattaient sans arrêt dans le contexte d'un État en déroute — d'un pays en déroute, en fait — qui tentait d'annexer le Canada malgré la guerre civile qui l'ébranlait.

Je veux bien sûr vous remercier de votre travail, mais je crois que ce que vous nous dites c'est de nous en tenir aux premiers principes.

Je crois que c'est ce que je comprends des propos du professeur Mendes : tenez-vous-en aux premiers principes.

Merci beaucoup.

Le président : Nous allons maintenant passer à notre dernière intervenante.

La sénatrice McCoy : J'ai l'impression que la question du pouvoir et de l'abus de pouvoir revient fréquemment, alors j'aimerais sonder l'opinion de George-Étienne Cartier qui, lors des débats parlementaires du 7 février 1865, a évoqué la possibilité d'une troisième entité. Selon lui, le fait de n'en avoir que deux créait inévitablement une dynamique du fort et du faible, et que la présence d'une troisième entité aurait permis d'équilibrer les choses et d'éviter les abus de pouvoir, mais sans entraver la libre circulation des opinions. Très brièvement, que pensez-vous de cela?

M. Mendes : George-Étienne Cartier n'a pas été le seul à dire cela. C'était en fait l'opinion de tous des rédacteurs initiaux des deux camps. George Brown et sir John A. Macdonald voyaient les choses de la même façon : ils étaient préoccupés par les exemples historiques de démocraties qui avaient mené à la tyrannie, et voulaient par conséquent que le Sénat soit vraiment indépendant. George-Étienne Cartier n'était pas le seul à penser de la sorte.

La sénatrice McCoy : Néanmoins, la question ne se limite pas au Sénat proprement. Il faut aussi considérer la façon dont les gens se comportent en son sein. Je crois qu'il faut rester attentif. Nous sommes en train de dire que nous devrions institutionnaliser un mécanisme pour prévenir la tyrannie au Sénat.

Merci de votre temps. Vous nous avez beaucoup aidés.

Le président : Professeur Thomas, souhaitez-vous ajouter quelque chose?

M. Thomas : Il y a deux choses que je voudrais dire, rapidement.

En ce qui concerne les comparaisons avec le Sénat des États-Unis, l'organe législatif le plus puissant du monde, disons que son organisation mène à la paralysie et à ce que j'appellerais le recours institutionnalisé aux faux-fuyants. Les présidents des comités sénatoriaux sont trop puissants, et leurs décisions ne peuvent être rejetées.

En conclusion, je dirais que la modernisation n'est pas un exercice que l'on fait une fois pour toutes, mais un processus qui doit être permanent. Il faudra être patient et opiniâtre, car ce n'est pas quelque chose qui va se faire du jour au lendemain.

Merci beaucoup de m'avoir permis de vous faire part de mon point de vue à ce sujet.

M. Desserud : N'oubliez pas qu'en 1867, l'unité de parti n'existait pas. Ainsi, on ne percevait pas les gens du Nouveau-Brunswick comme étant en symbiose idéologique avec ceux du Haut-Canada. Il y avait donc déjà une diversité intrinsèque au sein des partis, mais elle a peut-être disparu avec le temps, même si l'on présumait qu'elle ne disparaîtrait pas. On croyait plutôt qu'elle allait perdurer.

Le président : Merci beaucoup à notre groupe d'experts. Ce fut une excellente discussion.

Chers collègues, nous tiendrons deux réunions lundi prochain. Pour la première, nous recevrons lord Hope, qui est responsable des pairs indépendants à la Chambre des lords du Royaume-Uni. Nous ferons ensuite une pause d'une heure avant de reprendre nos travaux et d'essayer de forger un consensus au sujet de possibles recommandations. Alors, reposez-vous bien durant la fin de semaine.

Nous vous ferons parvenir la liste de certaines des recommandations les plus évidentes, en espérant que nous pourrons les examiner et en choisir quelques-unes aux fins de consensus.

Merci beaucoup. La sonnerie d'appel retentit.

(La séance est levée.)

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