Délibérations du Comité sénatorial spécial
sur la Modernisationdu Sénat
Fascicule n° 8 - Témoignages du 14 décembre 2016
OTTAWA, le mercredi 14 décembre 2016
Le Comité sénatorial spécial sur la modernisation du Sénat se rencontre aujourd'hui, à 12 h 2, pour examiner les façons de rendre le Sénat plus efficace dans le cadre constitutionnel actuel.
Le sénateur Tom McInnis (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Deux sénateurs veulent faire partie du comité. Il s'agit de leur mise à l'essai, si je peux m'exprimer ainsi. Il s'agit des sénateurs Dean et Forest.
Nous espérons que votre candidature sera approuvée. Je vous souhaite la bienvenue. Il s'agit d'un comité intéressant. Nous serons ravis de connaître votre point de vue.
Chers collègues, nous allons distribuer un document qui indique où nous en sommes quant aux recommandations figurant dans la première partie du rapport sur la modernisation qui a été présenté au Sénat. Vous saurez ce qu'il en est pour chacun des rapports. Il s'agit de la 15e journée dans un cas, et de la 14e dans deux autres cas. Nous voulons faire avancer les choses au Sénat aujourd'hui si nous le pouvons. Je demanderais qu'on vous distribue le document maintenant à titre informatif. J'ai écrit aux leaders pour leur demander de passer à l'action. Je ne voudrais pas que ce soit retiré du feuilleton.
Au cours des dernières semaines, nous avons entendu différents leaders et différents groupes et caucus. Je leur ai demandé de réfléchir à certaines questions — lesquelles ont été posées à chacun des leaders. Croyez-vous que les caucus des partis politiques ont un rôle à jouer au Sénat et croyez-vous qu'ils ont un avenir devant eux? Un Sénat moderne a-t- il besoin d'une représentation gouvernementale? Un Sénat moderne a-t-il besoin d'une opposition officielle ou de groupes d'opposition? Quels changements devrions-nous apporter à nos règles ou à nos usages?
Je suis ravi d'accueillir notre premier témoin, M. Philippe Lagassé, professeur agrégé à l'École des affaires internationales de l'Université Carleton.
Lorsque M. Lagassé aura terminé son exposé, nous entendrons un deuxième témoin. Il s'agit de M. Andrew Heard, professeur au Département de science politique de l'Université Simon Fraser. Il comparaîtra par vidéoconférence à partir de Victoria, en Colombie-Britannique.
M. Philippe Lagassé est professeur agrégé et titulaire de la chaire de recherche William et Jeanie Barton en affaires internationales à l'École d'affaires internationales Norman Paterson de l'Université Carleton.
M. Lagassé est un spécialiste du régime de Westminster, plus particulièrement de la Couronne, de son rôle dans les affaires étrangères et la politique militaire et de sa relation avec le Parlement.
Monsieur Lagassé, nous vous remercions de comparaître devant le comité et nous vous invitons à commencer votre exposé.
Philippe Lagassé, professeur agrégé, École des affaires internationales, Université Carleton, à titre personnel : Monsieur le président, mesdames et messieurs, je vous remercie de m'avoir invité à comparaître devant vous aujourd'hui.
[Français]
Mes récentes recherches ont porté sur le fonctionnement du gouvernement responsable, d'un point de vue contemporain, ainsi que sur les variations qui existent en matière de changements institutionnels dans les parlements de style Westminster. De plus, je contribue actuellement à une étude portant sur le rôle et l'influence des législatures dans la supervision des affaires militaires dans 15 pays. Cette recherche m'a permis d'effectuer des enquêtes sur le terrain en Australie, en France et en Belgique.
Un élément marquant qui ressort de cette recherche est le rôle important que les Chambres hautes jouent de manière à assurer l'imputabilité des gouvernements. En conséquence, mes commentaires préliminaires s'appuieront sur mes recherches en matière d'imputabilité dans le système Westminster, ainsi que sur mes travaux concernant le rôle que jouent les Chambres hautes dans l'imputabilité des gouvernements devant les parlements.
Afin de me préparer pour cette comparution, votre greffier m'a fait parvenir des questions précises. J'ai également consulté les transcriptions des comparutions des témoins que vous avez rencontrés récemment. Je vais tenter de répondre à ces questions sans trop répéter les propos des autres témoins.
[Traduction]
Le Sénat n'est pas principalement une Chambre habilitée à prendre un vote de confiance. C'est la Chambre des communes qui a la fonction consistant à exprimer ou à retirer sa confiance. Bien qu'une impasse entre le gouvernement et le Sénat pourrait mener à une situation où un gouvernement serait dans une position intenable, comme le croyait le gouverneur général de l'Australie en 1975, la Constitution canadienne comporte des garde-fous pour réduire ce risque, notamment l'article 26 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui permet à la reine de nommer d'autres sénateurs.
Bien qu'il ne soit pas habilité à voter ou à refuser la confiance, le Sénat demeure une Chambre importante pour ce qui est de l'obligation de rendre compte du gouvernement. Or, la façon dont le Sénat peut et devrait procéder diffère par rapport à la Chambre des communes.
Alors que la Chambre des communes se fonde sur une séparation stricte entre le gouvernement et l'opposition pour favoriser la reddition de comptes, par des examens minutieux et des questions, le Sénat exerce ses fonctions liées à la reddition de comptes dans un cadre où la division entre le gouvernement et l'opposition est moins catégorique — on s'attend à ce que tous les sénateurs, peu importe leur allégeance, examinent avec une plus grande indépendance les initiatives du gouvernement et les projets de loi provenant de la Chambre basse.
Cela ne signifie pas que le Sénat a renoncé aux caucus, mais seulement que les sénateurs disposent d'une plus grande autonomie par rapport à leur parti et à leur caucus et qu'ils peuvent et doivent faire un examen indépendant.
[Français]
En effet, cela se rapporte à l'essence même du Sénat et des charges des sénateurs. Les sénateurs sont nommés par la Couronne sur les conseils du premier ministre, mais lorsqu'ils sont nommés, ils ne sont responsables qu'envers le Sénat et non envers le gouvernement, la Couronne, la Chambre des communes ou le peuple.
[Traduction]
D'un côté, cela fournit un argument en faveur du maintien de caucus forts au Sénat, puisque des sénateurs ont été sanctionnés en étant expulsés de leur caucus sans avoir été punis par l'ensemble de la Chambre. Les caucus ont agi comme outil contre les sénateurs fautifs. De plus, les caucus encouragent les sénateurs à tenir compte des points de vue et des mandats démocratiques de leurs collègues de la Chambre basse. Par conséquent, les caucus politiques ont servi à renforcer la prééminence constitutionnelle de la Chambre des communes. D'un autre côté, il est possible que dans l'avenir, les caucus partisans ne constituent plus un élément essentiel du Sénat, en particulier si le but, c'est que les sénateurs fassent davantage preuve d'indépendance lorsqu'il s'agit de se prononcer sur les initiatives du gouvernement et de la Chambre basse. Autrement dit, renoncer aux caucus partisans, ou du moins à ceux qui sont liés à un parti de la Chambre basse, pourrait favoriser un jugement plus indépendant concernant ce que font le gouvernement et la Chambre basse, dans la mesure où il y aurait une plus grande distance entre les sénateurs et les députés, qu'il s'agisse du gouvernement ou de l'opposition, et où les sénateurs seraient moins préoccupés par les pressions et des sanctions imposées par leur caucus.
Concernant votre question portant sur le rôle des caucus des partis politiques et leur avenir au Sénat, je réponds que tout dépend de la mesure dans laquelle nous voulons favoriser l'indépendance de la Chambre haute du Parlement. Comme je l'ai mentionné, les sénateurs font déjà preuve de discernement, mais ils sont quelque peu limités et orientés par des caucus partisans. En éliminant les caucus partisans, on diluerait davantage la capacité de restreindre et d'orienter, y compris, j'ajouterais, l'appartenance à un groupe qui se rattache à des députés élus qui rendent des comptes directement à la population. De ce fait, je crois que la question porte, à juste titre, sur les tensions concernant les relations du Sénat avec la Chambre des communes et le cabinet de nos jours.
[Français]
D'un point de vue plus large, j'extrapolerais en disant que mettre fin aux caucus partisans pourrait mener à des débats moins structurés et moins formels sur les initiatives du gouvernement. Le Sénat pourrait se retrouver à dépendre davantage de certains sénateurs experts afin de guider leurs collègues lorsqu'il s'agira d'appuyer ou de critiquer le gouvernement et les projets de loi.
[Traduction]
Plus précisément, selon mes récentes études, cela pourrait faire en sorte que le Sénat compte encore davantage sur des spécialistes au sein de la Chambre. En effet, les sénateurs possédant des connaissances spécialisées pourraient jouer un rôle plus important dans les débats qui portent sur leur domaine de compétence. Cela pourrait mener à la tenue de débats informés, tout en rendant la démarche du Sénat à l'égard de la responsabilisation moins politique et plus technocratique.
Entre autres avantages, ce changement pourrait renforcer l'une des caractéristiques les plus importantes du Sénat, soit la réalisation d'un examen minutieux et éclairé.
Or, l'un des inconvénients possibles, ce serait que l'examen soit trop disparate si les sénateurs spécialistes se rangent du côté du gouvernement et que le climat soit peut-être trop conflictuel lorsque ces sénateurs ne sont pas d'accord avec le gouvernement. Bref, on pourrait se retrouver avec un Sénat qui est soit trop respectueux, soit trop obstructionniste.
Le premier scénario poserait problème pour la fonction du Sénat qui concerne la reddition de comptes, tandis que le deuxième soulèverait des préoccupations sur les limites du rôle de la Chambre en tant qu'organe dont les membres sont nommés. Je devrais ajouter qu'il existe une autre possibilité, soit que le Sénat serve d'unité d'avant-garde à un gouvernement prudent sur le plan politique, mais je vais réserver ce sujet pour vos questions. À la place, comme le temps file, je vais répondre rapidement à deux autres questions.
Un Sénat moderne a-t-il besoin d'une représentation gouvernementale? Oui, je crois qu'il devrait y avoir un représentant du gouvernement au Sénat. Je crois également que ce représentant devrait être un membre du Cabinet, ce qui inclut un appui organisationnel du Bureau du Conseil privé.
Mon raisonnement est simple : le représentant du gouvernement devrait être au courant des délibérations du Cabinet, se situer au même niveau que les ministres et recevoir un appui institutionnel de l'exécutif pour ce qui est de leurs responsabilités.
Un Sénat moderne a-t-il besoin d'une opposition officielle ou de groupes d'opposition? Non. Le Sénat n'a pas besoin d'une opposition officielle, mais l'absence de tout groupe d'opposition nuirait à la fonction de la Chambre au chapitre de la reddition de comptes.
C'est pourquoi je dirais qu'il serait particulièrement intéressant de regrouper les sénateurs en fonction de leurs principes idéologiques ou philosophiques s'il n'y a pas de caucus partisans liés à la Chambre des communes. Fait tout aussi important, affirmer que le Sénat n'a pas besoin d'une opposition officielle ne signifie pas qu'il ne devrait pas y en avoir une. Le maintien d'une opposition officielle ferait contrepoids au représentant du gouvernement et, du même coup, l'examen institutionnalisé de la Chambre haute serait préservé même si la plupart des sénateurs siègent en tant qu'indépendants. Je vous remercie de votre temps et je serai ravi de répondre à vos questions.
Le président : Merci beaucoup. C'est le vice-président du comité, le sénateur Joyal, qui sera le premier à vous poser des questions.
[Français]
Le sénateur Joyal : Bienvenue, monsieur Lagassé.
Je voudrais d'abord vous questionner à propos du dernier point sur lequel vous avez conclu vos propos, soit l'absence d'une structure qui organise le débat au Sénat. Si ce n'est pas un corps politique qui fait office d'opposition, et qui est responsable d'assurer au jour le jour un débat de fond sur les projets de loi, on doit alors s'en remettre à des sénateurs qui, de par leur grande expérience par rapport à d'autres sur certaines questions, peuvent se sentir obligés de jouer ce rôle.
Mais rien ne les oblige à assumer cette responsabilité. Ils n'ont pas d'obligation autre que morale de défier le gouvernement en ce qui a trait à ses projets de loi. Dans ce cas, on doit s'en remettre à la bonne volonté individuelle de l'un ou l'autre des sénateurs qui pourrait avoir un intérêt professionnel lié au sujet du projet de loi en question, et cela, par opposition à un corps politique organisé pour diriger l'opposition, qui a la responsabilité institutionnelle d'organiser et de mener le débat.
Cela ne veut pas dire que les sénateurs qui ne feraient pas partie de l'opposition n'auraient pas de rôle à jouer. Parfois, ils peuvent avoir un rôle même plus efficace que celui de l'opposition. Mais il n'en demeure pas moins que la garantie qu'il y aura un débat de fond, pour chacun des projets de loi, est exprimée par la présence d'une opposition qui exerce la responsabilité, au jour le jour, chaque fois que le Sénat ouvre le débat, de pousser le gouvernement dans ses derniers retranchements sur l'analyse et la compréhension du projet de loi.
Même s'il n'y a pas de garantie constitutionnelle dans le texte même de la Constitution, le seul fait que l'on réfère, dans la clause introductive de la Constitution, à une constitution similaire ou semblable en principe à celle du Parlement de Westminster, soit un gouvernement et son contrepoids, fait en sorte qu'il appartient au gouvernement responsable de justifier la proposition législative ou le débat législatif qu'il présente devant la Chambre. Il me semble que cela est inhérent au bon fonctionnement et à la garantie de la démocratie, parce que, finalement, le débat démocratique est aussi bon que l'opposition est efficace à inciter le gouvernement à exprimer et à justifier les raisons pour lesquelles le projet de loi devrait être adopté tel quel. Il me semble que la garantie démocratique tient dans l'existence d'une forme d'opposition structurée et, d'une certaine façon, intégrale à la structure même de Westminster telle qu'on la connaît depuis 150 ans au sein de notre institution parlementaire.
M. Lagassé : Je suis d'accord avec ces grandes lignes si on regarde les autres Chambres qui ont été influencées par l'évolution du système de Westminster, où l'on retrouve une opposition institutionnalisée. Je crois que c'est vraiment sur ce point qu'on se penche, soit l'idée d'institutionnaliser un rôle d'opposition au sein de la Chambre haute.
Cela dit, quel genre d'évolution pourrait-on retrouver au Sénat? Comme vous l'avez affirmé, l'une de mes recherches démontre que l'absence d'opposition institutionnalisée, d'un point de vue politique, mène à une plus grande dépendance sur l'expertise des membres individuels, ce qui présente deux risques ou deux différentes façons de fonctionner.
Dans un cas, on se retrouve à dépendre davantage des individus, des experts au sein du Sénat pour qu'ils se prononcent et qu'ils organisent leurs collègues afin de mener une opposition. Toutefois, si ces experts sont en accord avec le gouvernement, où cela peut-il mener l'opposition? Est-ce que cela mène à une opposition plus ferme ou, au contraire, à une plus grande volonté de faire adopter les projets de loi, ou encore d'aller plus loin que le gouvernement en lui permettant d'entreprendre des démarches plus approfondies?
Le rôle de l'opposition peut donc être perdu ou limité. C'est un risque, et il importe de le signaler. En revanche, cela pourrait également mener à une opposition plus technocratique et plus profonde, qui s'aligne davantage sur les connaissances d'un expert plutôt que sur celles d'un partisan. La tradition de Westminster repose davantage, d'un point de vue institutionnel, sur l'idée du généraliste politicien partisan qui questionne ses opposants philosophiques.
Je suis d'accord avec vous, il y a un compromis et un échange à faire entre les deux visions.
Le sénateur Massicotte : Merci, monsieur Lagassé, d'être parmi nous. C'est un sujet fort intéressant. Il existe des arguments qui avantagent un caucus politisé ou partisan, comme vous le dites. Par contre, lorsqu'on regarde les avantages liés au fait d'éviter des opinions erronées ou exagérées, ce bénéfice peut se retrouver dans un caucus non partisan.
En tant que sénateur, ce qui me préoccupe, c'est notre mission principale, soit le second examen objectif. Lors de la tenue d'un vote, je dois examiner de façon rationnelle les faits et les conséquences de mon geste. Je remarque une chose amusante, c'est qu'il existe une psychologie de pression des pairs et de l'influence du groupe, et ce, même chez les sénateurs indépendants. Pourtant, nous ne discutons pas de notre vote, car cela irait à l'encontre des règles . Malgré cela, je constate qu'au Sénat, depuis deux jours, tous les sénateurs indépendants votent de la même manière. Est-ce la pression des pairs ou la psychologie du groupe qui influence ce vote? Il est difficile de définir cela avec des statistiques. Faisons-nous réellement notre travail de second examen objectif, le tout indépendamment de nos pensées, lorsque que nous constatons ce résultat? Le caucus nuit davantage à ce processus, alors comment abordons-nous ce problème?
M. Lagassé : Oui, je suis entièrement d'accord. En principe, la charge d'un sénateur est de remettre en question de manière indépendante les projets de loi et les initiatives de la Chambre des communes. Le caucus a comme mission de former l'opinion et de mettre un niveau de pression sociale sur les sénateurs afin d'obtenir des résultats.
Posons-nous la question suivante sur l'avenir d'un Sénat sans caucus : souhaitons-nous avoir un Sénat où les membres ne sentent plus cette pression? Quant au lien qui a été fait il y a quelques années entre le caucus partisan et les députés de la Chambre, c'est une autre façon de mettre de la pression sur les sénateurs et de leur rappeler les opinions des ministres et les perspectives de leur leader à la Chambre des communes. Cela renforce aussi la convention de la prééminence de la Chambre des communes.
Il n'est pas faux d'affirmer que l'absence des caucus diminuerait cette pression psychologique. Il faut être conscient de ce fait.
Le sénateur Massicotte : Nous sommes tous des êtres humains. Dans le cas où un groupe de personnes a le mandat de contredire le gouvernement et de cerner ses difficultés, nous sommes conscients qu'il s'agit de leur travail et que cela ne reflète pas nécessairement leur opinion personnelle. Lorsque les conservateurs ont fait valoir leurs arguments sur certains projets de loi, je me suis dit qu'il était normal qu'ils soient toujours contre, car ils voulaient embarrasser le gouvernement. Cela leur enlève de la crédibilité, car nous savons que c'est leur travail. C'est malheureux, car leurs opinions auraient beaucoup de mérite.
M. Lagassé : Une question se pose : devrait-il y avoir une opposition officielle? C'est sujet à débattre. Serait-il possible qu'un seul individu organise les débats en contrepartie avec le représentant du gouvernement, et ce, afin d'éviter ce phénomène? Je suis d'accord avec vous quant au principe de partisanerie à la Chambre haute, qui ne devrait pas être aussi présent qu'à la Chambre des communes.
Nous devrions encourager un certain niveau d'indépendance, même chez les sénateurs qui sont dans l'opposition, ce qui favoriserait un meilleur débat. Il y a une division des fonctions entre les deux Chambres. Si l'opposition officielle ou les caucus créent ce phénomène où l'on réduit l'expertise dans les débats, ce n'est pas avantageux. Nous voulons renforcer votre rôle en tant qu'entité indépendante au sein du Parlement.
[Traduction]
Le sénateur Tkachuk : Je vous remercie de votre exposé. Je crois que tout le monde souhaite que le Sénat soit plus indépendant, mais notre débat se base sur un certain nombre de fausses prémisses.
Ce n'est pas parce qu'une personne n'est plus affiliée à un parti politique qu'elle devient plus indépendante. C'est mon principal argument. Tout ce qui en résulte, c'est qu'elle ne se joindra jamais à un parti politique, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'a pas de cerveau. Elle a des croyances, une idéologie, des valeurs, soit tout ce qui fait d'elle un être humain.
Le sénateur Joyal : Et vous avez voté lors des 11 dernières élections fédérales au moins.
Le sénateur Tkachuk : Exactement. Le premier ministre dit qu'il veut que le Sénat soit plus indépendant, mais s'il nomme des gens qui ont tous les mêmes valeurs, qu'est-ce que cela peut bien faire s'ils sont affiliés à un parti politique? Ils voteront tous de la même façon.
À mon avis, le premier ministre se sert de cela comme camouflage pour montrer qu'il nomme un caucus plus indépendant. Je l'ai constaté hier. On ne peut tenir trois votes sans que tout le monde vote exactement de la même façon.
Il s'agirait d'un caucus plus indépendant si nous savions que le premier ministre nommait un nombre égal de conservateurs, de libéraux et de néo-démocrates. Ainsi, les gens estimeraient que leur rôle ne diminue pas à chaque changement de gouvernement. En d'autres termes, je serais un sénateur plus indépendant si je savais qu'à mon départ, je serais remplacé par un autre conservateur.
Je sais que cela paraît bizarre, mais je pense que c'est la même chose pour nous tous. Je veux m'assurer qu'il y a une voix conservatrice dans la Chambre. Il se peut que je me montre plus dur qu'il ne le faut parfois, et c'est uniquement parce que je sais que lorsque je quitterai le Sénat, un libéral sera nommé.
Le sénateur Massicotte : Un libéral indépendant.
Le sénateur Tkachuk : Pas nécessairement.
J'ignore ce que vous en pensez, mais il me semble que le processus actuel se poursuivra. Tout dépend du nombre d'années durant lesquelles le parti restera au pouvoir. S'ils restent au pouvoir trois années de plus, nous allons les déloger et des conservateurs seront nommés, et il se passera la même chose. Il n'y aura pas de différence.
Il doit y avoir un changement différent qui nous rend plus indépendants. À mon avis, il faut qu'il y ait une certaine partisanerie pour cela, et non l'inverse.
M. Lagassé : J'approuve votre observation dans son ensemble.
Le sénateur Tkachuk : Vous n'avez pas à adopter un discours partisan. C'est mon travail.
M. Lagassé : Je ne ferai aucune remarque particulière au sujet des personnes qui ont été nommées. Je dirais que, comme je l'ai souligné à la fin de mon exposé, personnellement, une Chambre haute composée exclusivement de sénateurs indépendants me rendrait mal à l'aise. Je pense qu'il serait avantageux qu'il y ait de grandes différences philosophiques dans la Chambre haute, seulement si on s'assure que les différentes conceptions de l'État canadien et du régime politique sont représentées.
Il incombe donc aux premiers ministres — l'actuel et ceux qui suivront — d'essayer de recommander la nomination de personnes en fonction des deux blocs philosophiques, et peut-être d'un troisième. Honnêtement, je pense que c'est très important. Si le Sénat était composé surtout de personnes ayant les mêmes principes philosophiques, cela me mettrait mal à l'aise.
Or, nous en sommes au début du processus, et il est possible que d'autres petits ajustements, pour ce qui est du nouvel organisme de consultation et la façon dont de nouvelles nominations sont faites, puissent corriger la situation. J'ose espérer que ce sera le cas, ne serait-ce que pour veiller à ce que tout le monde soit convaincu que le Sénat représente bien différents points de vue, en fonction de grands principes philosophiques.
Encore une fois, le temps nous dira peut-être si nous verrons surgir ces points de vue différents; il se peut que la dernière semaine ne l'ait pas reflété. C'est difficile à dire, mais pour revenir sur le point que vous avez soulevé, je serais plus à l'aise, personnellement, si je savais que les sénateurs étaient regroupés en fonction de ces grands principes philosophiques, ne serait-ce que pour rassurer les observateurs extérieurs que des discussions sont menées en fonction des différentes perspectives philosophiques, même si elles ne se fondent pas sur les partis.
Le sénateur Tannas : Merci. Vous venez de répondre en partie à ma question, mais j'aimerais que vous parliez plus précisément de la nouvelle tendance actuelle.
Le Sénat comprend des groupes partisans et des groupes non partisans. Nous arrivons à trouver des façons de faire au moyen de compromis, par exemple, et je pense que nous structurerons cela d'ici peu, avec l'organisation et le financement de ces groupes pour les fins administratives, les fonds consacrés à la recherche et la question de la proportionnalité dans les comités. Vraiment, dans une très courte période, c'est un changement spectaculaire pour n'importe quelle institution, à plus forte raison pour le Sénat du Canada.
Si nous regardons ce à quoi cela nous mènera, je pense qu'on pourrait dire qu'à moins qu'on s'empresse de détruire en quelque sorte ce que nous avons et qu'on s'en prenne aux personnes qui sont affiliées à un parti politique, si nous maintenons en quelque sorte le statu quo, ne pensez-vous pas que c'est une formule hybride intéressante, soit une perfection philosophique d'un côté et 30 années de tyrannie liée à la partisanerie de l'autre?
Si nous ne faisons rien de stupide et que nous nous adaptons en quelque sorte pour un certain temps, cela vous conviendrait-il? C'est ma première question.
Ensuite, vous n'avez pas mentionné l'une des choses dont ont parlé un certain nombre de sénateurs, en particulier le sénateur Pratte, je crois. À défaut de cette influence de modulation d'un caucus de parti politique, au sein duquel on discute de questions comme l'intérêt national, par exemple, il y a des gens de toutes les régions et ils comprennent parce qu'ils voient cette ouverture du gouvernement, et il y a beaucoup de compromis. Lorsqu'on discute de mesures législatives, l'intérêt national fait l'objet de débats.
Pensez-vous que le réflexe, ce sera d'adopter un modèle basé sur les régions? À quel point le Sénat deviendrait-il dysfonctionnel si nous nous repliions tous sur nos intérêts provinciaux, à votre avis? Je pense au fait que nous ne pouvons même pas parler de changements constitutionnels, et les échanges commerciaux entre les provinces sont impossibles; les obstacles à surmonter sont ridicules.
Y a-t-il lieu d'encourager l'activité politique et les caucus politiques concernant cette vision d'une perspective nationale sans pour autant se rabattre sur les intérêts provinciaux?
M. Lagassé : Merci. Je vais commencer par le dernier point que vous avez soulevé.
Je dirais qu'il faudrait vraiment faire preuve de prudence pour ce qui est du choix d'un modèle de caucus régional. La répartition des pouvoirs dans la Constitution canadienne fait en sorte que vous ne voudriez pas reproduire ou renforcer les contraintes qui s'exercent sur le pouvoir fédéral, à mon avis. Il y a les provinces, qui sont quasi souveraines par leurs couronnes. Dans certains cas, elles sont sur un pied d'égalité avec le gouvernement fédéral. Nous n'avons pas besoin de renforcer ce pouvoir au sein du Parlement fédéral, selon moi. Le Parlement du Canada est là pour s'intéresser à l'intérêt public national.
Je comprends l'idée qu'à l'origine, selon certains points de vue, le Sénat était censé offrir ce point de vue régional, mais nous ne devons pas oublier que lorsque cette philosophie a été établie, la Confédération du Canada avait imaginé un gouvernement fédéral beaucoup plus fort qu'il l'est présentement. Il ne faut pas oublier cette perspective historique qui, au bout du compte, a été annulée par le Comité judiciaire du Conseil privé. C'est seulement lorsqu'on connaît cette évolution historique qu'on peut comprendre pourquoi on ne voudrait pas revenir à ce type de rôle sénatorial.
Est-ce que cela irait si l'on poursuivait les choses comme elles le sont? Je vais expliquer ma position. J'étudie les institutions du point de vue des mécanismes de distribution des pouvoirs et, par conséquent, lorsque j'examine les institutions et les changements institutionnels, je me pose d'abord la question suivante : dans quelle mesure ces changements se prêteront-ils à de la manipulation? Dans quelle mesure permettront-ils à des acteurs de parvenir à leurs fins par des moyens clandestins? Je crains que les changements institutionnels qui ne sont pas clairs et qui ne sont pas basés sur les principes fondamentaux donnent davantage lieu à de la manipulation de la part de divers acteurs du système.
Lorsqu'on se demande si on devrait simplement se débrouiller tant bien que mal, j'ose espérer qu'on précise davantage les choses pour comprendre les conséquences que pourraient avoir certains de ces changements, de sorte qu'on définisse ce qui est acceptable, ce qui est inacceptable et les objectifs.
Ce qui me préoccupe le plus, c'est qu'au cours des 10 dernières années, dans bon nombre de réformes parlementaires au pays, on a parlé d'une plus grande participation du législatif à certaines décisions, alors qu'en fait, cela a été dans une grande mesure entrepris par l'exécutif et fait au profit de l'exécutif. Par conséquent, je vous mets en garde contre la réalisation d'autres réformes qui permettraient à l'exécutif de faire des choses sous le couvert de la sanction parlementaire.
Je dirais que vous devriez vous concentrer d'abord et avant tout sur la fonction de reddition de comptes du Sénat comme principe fondamental, et vous verrez par la suite où cela vous mènera, plutôt que de voir le Sénat prêter le flanc à de la manipulation de la part de l'exécutif à ses propres fins.
Le sénateur Eggleton : Lorsque nous discutons de l'évolution du Sénat comme c'est le cas présentement, nous parlons de différents modèles. Invariablement, une question surgit : ce modèle est-il conforme au régime de Westminster?
Nous nous orientons vers quelque chose de différent maintenant. Au cours de la dernière législature, nous avions quelque chose que nous comprenons davantage comme le régime de Westminster traditionnel : d'un côté, le gouvernement, et de l'autre, l'opposition. Au départ, les deux principaux partis — pour l'essentiel, deux partis, et un petit nombre de partis indépendants — faisaient partie de leur caucus national respectif avec les députés jusqu'à ce que, bien entendu, les sénateurs libéraux aient été écartés du leur. C'est à partir de ce moment que la dynamique a changé, mais nous fonctionnons toujours comme un parti d'opposition. Cela correspond à la façon dont nous avons toujours fonctionné.
Je crois comprendre que les choses varient beaucoup à cet égard dans d'autres Chambres hautes dans ce que nous appelons généralement le système de Westminster. En Australie, la Chambre haute est élue, et je pense que la Nouvelle- Zélande l'a abolie. Les choses varient d'un pays à l'autre.
Même le système de la mère des parlements est différent du nôtre. Il comprend des personnes nommées dans les partis du gouvernement et de l'opposition, et il y a les indépendants, qui forment le deuxième groupe en importance. Notre Groupe des sénateurs indépendants me semble similaire aux indépendants au Royaume-Uni.
Il y a donc toutes ces Chambres différentes, et on les considère toujours comme faisant partie du système de Westminster.
Quels sont les principes de base d'un système de Westminster? Qu'est-ce qui fait qu'un système de Westminster n'est plus un système de Westminster?
M. Lagassé : C'est une très bonne question. J'encouragerais le comité à consulter le très bon livre de R.A.W. Rhodes, John Wanna et Patrick Weller, qui s'intitule Comparing Westminster. L'un des points que les auteurs soulignent, c'est que le système de Westminster n'est pas tant un système qu'un ensemble de principes. Cela fait en sorte qu'il peut y avoir des différences entre les États qui ont adopté ce régime. Il y a certains États dont le régime ne semble pas être officiellement celui de Westminster, mais lui ressemble beaucoup. La Belgique est un bon exemple de parlement qui a été influencé par ces principes.
J'ai participé à quelques discussions sur cette question. Dans le préambule, on prévoit une constitution semblable, en principe, à celle du Royaume-Uni. Comment interprétons-nous cela dans le contexte du Sénat? Je répondrais que pour ce qui est du Sénat, nous discutons davantage de la fonction de second examen objectif que des relations fondées sur l'opposition, parce que cette fonction existe à la Chambre des communes et que le Sénat n'est pas une Chambre habilitée à prendre un vote de confiance.
Donc, fondamentalement, lorsque nous parlons des Chambres hautes dans la tradition de Westminster, j'estime que c'est une institution qui est censée faire contrepoids dans les limites conventionnelles concernant le travail de l'exécutif et de la Chambre basse. Encore là, cela diffère de l'Australie.
C'est également dans un système de Westminster, toutefois; il y a une opposition structurée ou institutionnalisée, mais on ne devrait pas avoir nécessairement l'impression que c'est une contrainte incontournable. Vous avez la liberté de renoncer à cela si vous le voulez tout en ayant un système de Westminster. La question qui se pose est la suivante : croyez-vous toujours que ce modèle est essentiel dans le cadre de votre travail? Est-ce qu'il facilite vos travaux?
D'après les discussions que nous avons eues jusqu'à maintenant, il semble qu'il y a de bonnes raisons pour lesquelles on voudrait maintenir cela. Le système de Westminster fournit cette fonction d'examen critique institutionnalisée. Si vous voulez faire un second examen objectif, même si chaque sénateur émet sa propre opinion, vous voulez également vous assurer que dans n'importe quelle situation, il y a toujours une personne dont le travail consiste à soulever des objections ou à organiser l'opposition s'il le faut. Que cela se fonde sur la partisanerie ou sur une philosophie, j'ose espérer qu'il resterait une partie de cette fonction.
Le sénateur Eggleton : Le système de Westminster comprend trois éléments de base : la Chambre basse, la Chambre haute et la monarchie. Ce sont les trois institutions. La Chambre des communes est la Chambre habilitée à prendre un vote de confiance, et cela donne, je pense, une plus grande marge de manœuvre pour une Chambre haute dans les pays que j'ai mentionnés.
M. Lagassé : Voilà pourquoi il est intéressant d'examiner un pays comme la Nouvelle-Zélande. Elle n'a plus de Chambre haute, mais on parle toujours d'un système de Westminster. De la même façon, nos provinces n'ont pas de Chambre haute.
J'oserais demander ceci : cela a-t-il nécessairement fait en sorte qu'elles ont adopté de meilleures politiques? Je dirais que ce n'est pas le cas. Au moins, au fédéral, l'existence du Sénat a été largement utile.
La discussion devrait d'abord porter sur le système de Westminster au Canada plutôt que sur le système de Westminster en général.
Le sénateur Eggleton : c'est un bon point.
Vous avez dit qu'une présence gouvernementale au Sénat est utile, mais vous avez soulevé des points positifs et négatifs. Actuellement, la présence du gouvernement au Sénat n'inclut pas de caucus. Il y a trois personnes; elles n'ont pas de caucus, mais elles représentent le gouvernement.
Devrions-nous avoir une structure équivalente de l'autre côté de la Chambre, pour l'opposition? Encore une fois, il n'y aurait pas de caucus de l'opposition officielle, mais le chef de l'opposition à la Chambre des communes nommerait trois sénateurs, comme le gouvernement en a nommé trois. Est-ce que cela fonctionnerait?
M. Lagassé : Comme minimum, c'est quelque chose qu'on voudrait inclure. À tout le moins, s'il y a un représentant du gouvernement au Sénat, il est certain qu'il faudrait qu'il y ait l'équivalent, sans que le reste de la Chambre soit nécessairement uni.
Le président : Chers collègues, nous allons manquer de temps. Notre témoin doit partir dans 15 minutes — à 13 heures — et M. Andrew Heard attend de comparaître. Je vous demanderais de bien vouloir être concis. Il n'y aura peut-être pas de deuxième tour, mais j'espère que ce sera possible, si vous êtes brefs.
La sénatrice Stewart Olsen : C'est une discussion très intéressante, ce qui m'amène de plus en plus à penser que notre comité ne devrait peut-être pas exister du tout. Ces discussions nous intéressent tous de près, et nous avons tous nos opinions et nos partis pris.
J'ai deux questions. Premièrement, ne pensez-vous pas qu'un organisme externe indépendant devrait examiner la question et faire des recommandations? On retire tous les gens qui sont ici depuis des années, les nouveaux sénateurs qui viennent d'être nommés; on veut se départir du système de nomination, qui comporte d'importantes lacunes. Quelqu'un d'autre devrait peut-être examiner cela. Dans tout ce débat, nous n'avons jamais parlé des gens que nous servons, qui paient nos salaires. Nous nous regardons le nombril. C'est une conversation intéressante à avoir dans un café, par exemple, mais je crois que nous n'allons nulle part en raison de nos partis pris et de ce que nous sommes.
Je me demande ce que vous pensez de l'idée qu'une tierce partie examine tout cela et que nous ne le fassions pas nous-mêmes?
M. Lagassé : La première question serait la suivante : qui nommerait ces personnes? Quel serait leur mandat?
La sénatrice Stewart Olsen : C'est la même chose pour ce qui est des sénateurs. On peut examiner cela aussi.
M. Lagassé : Je dirais simplement que, en fonction d'autres endroits où c'est arrivé — je pense, par exemple, au rapport du Sénat concernant différentes choses — il y a autant d'intérêts directs à l'extérieur qu'à l'intérieur du Sénat quant à la conception qu'ont les gens de la Chambre haute.
Ma seule mise en garde, ce serait que je ne pense pas que vous trouverez des spécialistes qui n'ont aucun intérêt quant à la façon dont ils voient les institutions politiques canadiennes. Je souligne seulement qu'une réforme électorale illustre bien à quel point les gens peuvent être divisés sur ce genre de questions.
Dans un monde idéal, si une personne pouvait écrire sur un idéal platonicien du Sénat canadien, peut-être, mais je ne pense pas qu'il soit facile de trouver une telle personne.
L'autre problème, c'est que comme dans bon nombre de cas, on prépare un rapport, on tient une séance d'information technique à la tribune de la presse, mais il est tabletté et personne ne l'examine à nouveau. Si votre comité examine la question, l'avantage, c'est que c'est vous qui êtes censés réaliser cela; cela vous concerne. Vous avez peut-être un intérêt, mais vous souhaitez certainement apporter les modifications que vous recommandez. Il y a deux façons de voir les choses.
Pour ce qui est de déterminer si l'on devrait consulter des tiers en général, j'ose espérer qu'on a travaillé davantage à faire faire des études sur les différentes options, si c'était une possibilité, tout simplement pour obtenir ces points de vue et aller au-delà du point de vue des sénateurs. Vous pourriez envisager de faire des études comparatives pour déterminer dans quelle mesure différents modèles dans le monde pourraient vous inspirer pour les réformes que nous voyons ici et de façon plus systématique.
La sénatrice Stewart Olsen : Vous rendez-vous compte que dans votre réponse, vous avez presque réfuté votre idée que des sénateurs indépendants siègent et prennent les décisions, car vous reconnaissez que tout le monde a des partis pris.
Je me pose des questions sur l'organisation et la façon d'aller de l'avant si chacun est indépendant. Je pense seulement que nous nageons dans le flou. Peut-être, je dis bien peut-être, que concernant la façon dont nous nous débrouillons avec une opposition et le gouvernement, l'opposition peut être composée de, peu importe — libéraux, néo-démocrates, conservateurs — et cela pourrait simplement former la base d'un Sénat efficace avec des réformes que nous pourrions appliquer par des mesures concrètes.
M. Lagassé : Concernant votre remarque, il est certain que lorsque nous examinons les réformes de la Chambre des lords, il est tout à fait possible d'avoir deux caucus partisans, des sénateurs indépendants, soit un système tripartite. C'est une possibilité qu'il ne faudrait pas ignorer.
Pour ce qui est de la définition du mot « indépendant », je considère que cela veut dire « non-partisan », et non « désintéressé ». Il y a une différence en ce sens qu'une personne peut mettre de côté son affiliation politique, mais elle n'abandonnera jamais ses intérêts et ses points de vue. À mon avis, personne ne prétendra que les gens qui sont nommés au Sénat, qui sont des chefs de file dans leurs domaines, comme on l'a dit plus tôt, n'ont pas de matière grise. C'est simplement qu'ils ont peut-être plus tendance à voir les différents points de vue. C'est une conception différente de l'idée d'indépendance; il ne s'agit pas ici de personnes complètement désintéressées. Je ne crois vraiment pas que nous devrions adopter cette vision. Cela n'existe pas.
La sénatrice Stewart Olsen : Je le sais, et je ne voulais pas laisser entendre qu'il s'agit de gens désintéressés. Je voulais simplement dire que nous nous engageons dans une voie et que nous ne savons pas tout à fait ce qui en résultera.
M. Lagassé : Je suis d'accord avec vous.
La sénatrice Stewart Olsen : Merci. Je me rends compte que je prends beaucoup de temps.
Le président : C'est exactement la raison pour laquelle nous tenons cette réunion et ces discussions. Comme nous l'avons fait pour la première partie, nous établirons un consensus à cet égard.
[Français]
Le sénateur Forest : Merci de votre présence. C'est la première fois que j'assiste à cette réunion, et c'est avec plaisir que j'aimerais partager mon point de vue. Je viens d'être nommé au Sénat. Je ne me considère pas comme un sénateur libéral, mais j'incarne des valeurs libérales. Par contre, je ne suis affilié à aucun parti politique. En ce qui concerne les notions d'indépendance, je vote selon mes valeurs, mes convictions et mes expériences, et je n'ai pas à suivre une ligne de parti.
Je suis impressionné par la qualité des débats à la Chambre haute, même si parfois les interventions sont longues. Hormis cela, cette réflexion de fond est méconnue du public. Lorsque j'ai été contacté, je me suis renseigné, mais j'ignorais l'importance que pouvait avoir le Sénat.
Quand on regarde l'évolution du Sénat, on voit qu'un nouveau modèle cherche à émerger en dehors des chemins battus. Par exemple, selon la dynamique de caucus affilié, un indépendant comme moi, qui veut dire des choses intelligentes — car le nombre d'enjeux qui peuvent être soulevés au-delà des projets de loi est important — compte sur un soutien et sur le partage d'information. Les sénateurs indépendants, sans dégager des positions, pourront échanger leurs idées, ce qui crée un modèle de réflexion qui nourrit la prise de décision sans suivre une ligne de partie et qui respecte les convictions propres à chacun.
S'il y a trois représentants du gouvernement, pourrait-il y avoir un modèle d'opposition? Organiser le débat adéquatement et créer un environnement favorable qui pousse à fond le gouvernement est une préoccupation. Si le Sénat est une Chambre de second examen objectif sans influence partisane, il faut créer un environnement propice à l'examen des grands enjeux soulevés à l'autre endroit.
Sous cet angle, le débat sur le projet de loi C-29 illustre la pertinence d'un Sénat qui a une approche non partisane, où l'on amende un projet de loi qui était, selon moi, néfaste pour l'ensemble des Canadiens.
Il s'agit de savoir comment créer un contrepoids avec trois groupes de représentants par rapport à l'opposition afin de permettre la création d'un environnement propice et favorable à une réflexion de fond de la part des députés et des ministres qui font face à une échéance électorale, ce qui crée un sentiment d'urgence constant. Cela change totalement le paysage politique, car nous n'avons pas à plaire à des électeurs que nous risquons de rencontrer à l'épicerie du coin ou au bingo le vendredi soir. Ce recul favorise ainsi une réflexion beaucoup plus en profondeur sur les enjeux.
M. Lagassé : Le seul commentaire que j'aimerais ajouter est qu'il serait important que vous vous penchiez sur le travail de mon collègue, Jean-François Godbout, qui travaille à l'Université de Montréal. Il a récemment publié un document qui porte sur l'évolution des partis et des votes au sein du Sénat depuis la Confédération.
Si on recherche des leçons sur les façons de fonctionner, il vaut la peine de creuser l'histoire du Sénat du Canada pour voir de quelle façon l'institution s'est organisée au fil des décennies. Il serait intéressant de remonter à la période où le Sénat a commencé à voter de façon constante selon des lignes plus partisanes, ce qui nous permettrait peut-être de tirer certaines leçons.
Il serait important, si vous en avez l'occasion, d'examiner le travail de Jean-François Godbout, dont l'étude sur l'organisation du Sénat selon les lignes partisanes devrait bientôt paraître avec le Groupe canadien d'étude des parlements.
Le sénateur Forest : Merci.
La sénatrice Dupuis : Merci d'être ici aujourd'hui. Ma question concerne la distinction que le sénateur Joyal a faite plus tôt entre la responsabilité institutionnelle et la responsabilité individuelle, à savoir si elles reposent sur la bonne volonté de chaque sénateur indépendant.
Avez-vous dit que la responsabilité institutionnelle pour assurer une opposition et un débat de fond sur les projets de loi peut ou non être réalisée, peu importe l'affiliation politique? Autrement dit, actuellement, il y a un parti politique donné qui est dans l'opposition. Toutefois, est-il impensable que cette responsabilité institutionnelle demeure au Sénat, mais qu'elle soit structurée d'une autre manière?
M. Lagassé : Rien n'empêche le Sénat de s'organiser de façon différente. Il faut se poser la question suivante : le Sénat devrait-il être plus dépendant des experts qui se trouvent au Sénat pour organiser une opposition aux projets de loi du gouvernement ou de la Chambre? Donc, est-ce qu'on dépend de la bonne volonté de certains experts au sein du Sénat pour qu'ils organisent leurs collègues afin de montrer une opposition ou de critiquer les projets de loi?
C'est là où on retrouve un certain risque. Il faut être conscient du risque que, si les experts des deux Chambres sont favorables à un projet de loi, le rôle du Sénat risque d'être compromis ou remis en question, parce que nous comptons sur l'avis des experts qui soutiennent ce projet de loi. Manque-t-il un élément clé à une opposition organisée? Si le Sénat est trop dépendant des experts en Chambre dans certains débats, il risque d'être moins efficace au niveau de la responsabilité.
La sénatrice Dupuis : Si je comprends bien, la responsabilité institutionnelle d'assurer un débat de fond dans le cadre de l'étude d'un projet de loi par l'entremise de l'opposition ne repose pas exclusivement sur la possibilité qu'un parti politique incarne l'opposition officielle à la Chambre basse.
M. Lagassé : Je suis d'accord qu'il y a d'autres façons de fonctionner. Cependant, on veut s'assurer qu'à la base, on ait une institution où le rôle des sénateurs est de questionner le gouvernement et l'exécutif.
[Traduction]
Le président : Sénatrice McCoy.
La sénatrice McCoy : Je suis désolée d'être arrivée en retard à la réunion. Je participais à la réunion d'un autre comité. Je suis très impressionnée par les discussions et votre contribution. Je vous remercie donc de votre présence.
Avons-nous établi des indicateurs de rendement qui conviennent de sorte que nous sachions comment se définit l'indépendance? Nous avons tendance à être un peu vagues à cet égard. Parfois nous disons : « Eh bien, ils ont tous voté de la même façon, ce qui veut dire qu'ils ne sont pas indépendants. » Parfois nous disons : « Il n'y a pas assez d'amendements, de sorte qu'on ne peut parler d'indépendance. » Je me demande si nous ne devrions pas davantage faire preuve de rigueur intellectuelle à ce sujet.
Au cours des six derniers mois, il y a eu des votes unanimes au Sénat du Canada. Cela veut-il dire que nous sommes assez indépendants? Bien qu'il y ait eu un recoupement entre plusieurs points de vue pour un projet de loi ou une motion, dernièrement, j'ai remarqué une divergence d'opinions sur trois votes, comme quelqu'un l'a déjà dit, sur des projets de loi budgétaires. Pour deux des votes, il y avait la question de déterminer si le Sénat devait imposer sa volonté à la Chambre élue. D'autres votes sur l'amendement étaient unanimes ou presque, toutefois. Concernant le projet de loi C-14, une série d'amendements ont été présentés des deux côtés du Sénat, et j'ai vu tout le monde voter comme ils l'entendaient et cela s'est résumé à un ou deux votes. Au bout du compte, cela se résume à un ou deux votes, soit « pour », soit « contre ». Cependant, cela ne reflète pas toutes les discussions qui ont mené à une décision finale — plus une abstention.
Quel est votre point de vue — et vous avez peut-être des conseils à nous donner — sur les indicateurs de rendement pour déterminer ce qu'est l'indépendance?
M. Lagassé : Je suis du même avis que vous, c'est-à-dire que les votes en tant que tels, surtout lorsqu'ils portent sur des projets de loi budgétaires, ne constituent pas nécessairement le meilleur indicateur d'indépendance. Il vaudrait la peine d'examiner les travaux qu'a accomplis la Division de la constitution au Royaume-Uni sur le rôle et l'influence du Parlement de Westminster. Sous la direction de Meg Russell, cette unité a examiné toute la documentation portant sur ce qu'on appelle l'impuissance du Parlement de Westminster, et elle a dit que le problème, c'est ce que nous mesurons. Elle a examiné tous les facteurs.
Concernant l'influence, les travaux du comité et divers autres moyens qu'on cherche à dégager en examinant l'influence d'un organe législatif, on se rend compte que chaque membre et chaque lord exercent une bien plus grande influence que nous pourrions le présumer si on examine d'autres moyens d'influence indirects. Je crois que cela se rapporte à votre question sur les moyens indirects d'agir de façon indépendante. Il peut y avoir ces moyens que l'on trouve dans la documentation récente portant sur les parlements de Westminster qui pourraient vous aider à répondre à la question suivante : comment évaluons-nous ces choses, en fait?
La sénatrice McCoy : J'ai discuté avec elle. Nous pourrions encourager ce genre de discussions et faire participer d'autres personnes au Canada.
La sénatrice Cools : Merci beaucoup, monsieur. Comme toujours, je vous remercie de comparaître devant nous. Ma question est relativement simple, je crois. J'aimerais connaître votre opinion sur une question.
Le leader du gouvernement au Sénat a toujours été un député du gouvernement, un ministre de la Couronne. Toutefois, ce n'est pas le cas actuellement. Jusqu'à tout récemment, j'ai toujours compris, comme la plupart des sénateurs, que seuls un ministre de la Couronne ou un député du gouvernement peuvent faire connaître au Sénat quels sont les travaux du gouvernement. Cela, à mon sens, me semble être une tout autre créature.
Ainsi, la seule personne qui peut révéler ce que veut le gouvernement et quels sont les travaux du gouvernement doit être un membre du Cabinet. Cette nouveauté à laquelle nous sommes — je ne dirais pas « obligés » — amenés à participer me préoccupe grandement. Comme vous le savez, ce sont des systèmes fondés sur des précédents, des pratiques et des coutumes. Ils ne tolèrent pas très bien la nouveauté. Ils veulent regarder les précédents.
Avez-vous une opinion là-dessus?
M. Lagassé : Oui. Je suis d'avis que le représentant du gouvernement devrait être un ministre de la Couronne, être membre du Cabinet et être au courant des délibérations et des renseignements confidentiels du Cabinet. Ce sont des caractéristiques essentielles à mon sens, ne serait-ce que parce que le représentant du gouvernement devrait connaître parfaitement, s'il y a lieu, la position du gouvernement et quelle ont été les délibérations du gouvernement.
Je comprends que nous sommes maintenant à une étape intermédiaire, mais je suis d'avis...
La sénatrice Cools : C'est tout de même indéfendable.
M. Lagassé : ... qu'il est plus efficace que le représentant du gouvernement connaisse bien la politique du gouvernement, et qu'on ne parle pas simplement de discussions avec la direction du parti de l'exécutif.
La sénatrice Cools : Je vous remercie beaucoup de m'avoir donné votre opinion, car même le terme « représentant du gouvernement » ne convient pas vraiment.
Le gouvernement doit envoyer au Sénat des membres du gouvernement. Nous ne sommes pas une mission étrangère. Même lorsque les ministres sont au Sénat, ils ne représentent pas le gouvernement. Ce sont des membres du gouvernement, mais ils représentent la reine. C'est le gouvernement de Sa Majesté. Bon nombre de Canadiens oublient que dans ce pays, Sa Majesté est chef d'État, de gouvernement et de Parlement. Je trouve cela en partie un peu préoccupant, surtout pour la notion de gouvernement responsable. On a convenu que le roi ne gouvernerait plus par intervention personnelle. Il a été convenu qu'il agirait par l'intermédiaire de ministres qui proviennent des deux Chambres. Voilà ce qu'est un gouvernement responsable. Je trouve cela très préoccupant. J'espère que d'autres personnes commenceront à comprendre que c'est très profond.
Le président : Merci, sénatrice Cools.
La sénatrice Cools : C'est-à-dire que Sa Majesté n'est actuellement pas représentée par le leader du gouvernement au Sénat, car il ne s'agit pas d'un ministre. C'est une question très importante.
Le président : Monsieur Lagassé, je vous remercie beaucoup d'être venu comparaître. Votre témoignage a été très intéressant et très utile.
M. Lagassé : Merci.
Le président : Honorables sénateurs, M. Andrew Heard se joint à nous. Il comparaît par vidéoconférence à partir de Victoria, en Colombie-Britannique. Je vous souhaite la bienvenue, monsieur.
M. Heard est professeur au Département de science politique de l'Université Simon Fraser. Il est spécialiste de la Constitution canadienne, de la réforme du Sénat, du fédéralisme et du privilège parlementaire. M. Heard nous a présenté un mémoire en avril dernier. Il s'intitule Le rôle du Sénat dans l'examen des projets de loi provenant de la Chambre des communes.
Monsieur, je vous invite à faire un bref exposé. Nous vous poserons des questions par la suite. La parole est à vous.
Andrew Heard, professeur, Département de science politique, Université Simon Fraser, à titre personnel : Merci beaucoup. Je suis vraiment ravi de me joindre à vous par vidéoconférence, et je vous remercie de l'invitation. On m'a fourni les quatre questions que vous avez posées à vos autres témoins, et je vais consacrer un peu plus de temps aux deux premières. Je ferai de brèves remarques sur les deux autres.
Votre première question est la suivante : croyez-vous que les caucus des partis politiques ont un rôle à jouer au Sénat et croyez-vous qu'ils ont un avenir devant eux? La réponse brève, c'est qu'à court et à moyen terme, c'est un fait que les caucus des partis continueront à jouer un rôle compte tenu de la structure et du nombre de représentants du Parti conservateur, de même que du caucus libéral indépendant. À plus long terme, cela dépendra beaucoup du parti qui l'emportera lors des deux prochaines élections. Il faudra voir si l'on décidera de continuer à nommer des sénateurs indépendants ou de revenir aux nominations partisanes dans le cas d'un gouvernement conservateur, ou peut-être de refuser de faire des nominations dans le cas d'un gouvernement du NPD. Nous avons donc des caucus de parti. Ils continueront d'exister.
La question qui se pose par la suite, c'est la suivante : les caucus des partis devraient-ils jouer un rôle majeur au Sénat? En un mot, oui. Travailler aux côtés des sénateurs indépendants peut être très constructif pour les caucus des partis.
Remarquez bien que dès le départ, le Sénat devait être un organe partisan, et je crois qu'il est très important de le souligner. Il devait être un organe partisan, mais ses membres devaient faire preuve d'indépendance et, comme d'autres témoins vous l'ont déjà dit, au cours des premières années d'existence du Sénat, il était majoritairement formé de groupes partisans. Bon nombre de sénateurs avaient été inclus au Cabinet comme ministres, et même deux premiers ministres avaient été des sénateurs. Je crois qu'il est vraiment important de souligner que le Sénat devait être une Chambre partisane, si l'on remonte aux conférences de Québec et de Londres qui ont abouti à la Confédération en 1867.
En 1864, les résolutions de Québec recommandaient que les premières nominations au Sénat soient faites de manière à ce que « [...] tous les partis politiques soient représentés le plus également possible ». En 1866, la conférence de Londres a modifié cela légèrement pour dire qu'il devrait s'agir d'une « [...] représentation équitable des deux partis politiques ». En effet, les premières nominations étaient assez équitables sur le plan de la représentation des partis. Parmi les sénateurs qui se sont rassemblés en 1867, il y avait 36 conservateurs, 1 conservateur indépendant, 24 libéraux, 7 conservateurs libéraux et 2 libéraux nationalistes.
C'est récemment qu'il est devenu de bon ton de minimiser la partisanerie du XIXe siècle, mais même l'interprétation d'Eugene Forsey transmet encore l'image de poissons qui nagent les uns à proximité des autres. La partisanerie voulait dire quelque chose au XIXe siècle. Les gens de l'époque comprenaient la différence entre les libéraux et les conservateurs, les bleus et les rouges.
Dans son ouvrage sur le Sénat, publié en 1914, William Ross soulignait que le Sénat était relativement équitable dans son traitement des mesures législatives du gouvernement, peu importe quel parti était majoritaire. De plus, il a conclu que cela montrait que les sénateurs n'étaient pas contrôlés directement par les chefs de parti de la Chambre des communes pour bloquer les mesures législatives présentées par l'opposition.
Ce qu'il faut donc retenir ici, c'est que les sénateurs étaient liés à un parti, mais ils étaient aussi indépendants d'esprit. Selon moi, le Sénat n'a jamais été conçu pour être un ensemble de membres indépendants non partisans. Les Pères de la Confédération savaient très bien que la Chambre serait essentiellement partisane et, à mon avis, en la transformant en un ensemble d'agents indépendants, on risque de réinventer l'histoire et de miner une partie fondamentale de notre pacte confédératif.
Cela dit, je reconnais tout à fait l'utilité de la présence d'un grand groupe de sénateurs indépendants dans le processus, qui collaboreraient avec leurs collègues des caucus partisans. Or, je crois qu'il est important que les discussions à ce sujet se fondent sur une compréhension de ce qu'était l'intention au départ et de la façon dont les choses se sont déroulées à l'époque de la Confédération.
Donc, pour ce qui est de l'utilité des caucus des partis, il y a des avantages pour le Sénat dans son ensemble, de même que pour chaque sénateur. Or, il y a également des inconvénients, sur les plans institutionnel et individuel.
Concernant les aspects positifs, comme on vous l'a dit et comme vous le savez bien vous-mêmes, les caucus des partis fournissent un moyen clair et efficace de planifier la composition des comités, d'établir les priorités concernant l'étude de projets de loi, des demandes de renseignements, et cetera.
Ils permettent la prise de décisions rapide pour l'établissement des priorités, et cela se fait plus facilement lorsque ce sont des leaders de caucus qui s'en occupent; ils savent où se situent leurs membres, ce qui pourrait poser problème et où il y a consensus.
Les caucus offrent également une voie importante par laquelle les membres peuvent communiquer avec l'autre endroit. Au fil des ans, environ 80 p. 100 des amendements que le Sénat a apportés à des projets de loi de la Chambre des communes ont été facilement adoptés. Je pense que dans une large mesure, cela témoigne du gros bon sens de ces amendements et du travail préparatoire effectué par les caucus politiques et de la capacité des sénateurs de convaincre leur chef de parti et leurs collègues députés de l'utilité des amendements.
Par ailleurs, les sénateurs rendent des comptes indirectement à la population par l'intermédiaire de ces caucus partisans. Si la population avait été révoltée contre la façon dont des sénateurs conservateurs ou libéraux se conduisaient, on aurait exercé des pressions sur les chefs de partis élus pour qu'ils interviennent auprès du Sénat. Je crois qu'il est donc important d'insister sur cette reddition de comptes indirecte de la Chambre élue.
Il y a des avantages pour les sénateurs, et le principal avantage, c'est qu'ils peuvent collaborer avec des sénateurs aux vues similaires pour atteindre des objectifs stratégiques communs. Cela fait en sorte qu'on mobilise les sympathisants.
Concrètement, il est très avantageux d'avoir accès au même personnel de recherche qui a leurs intérêts idéologiques à cœur, de même qu'à d'autres professionnels et personnes qui ont de l'expérience dans un caucus. Tous les sénateurs peuvent s'inspirer de l'expérience de leur chef de caucus et de leurs collègues. Il est inutile pour eux de faire de la recherche chacun de leur côté pour toutes les questions sur lesquelles ils doivent se prononcer.
Voilà un certain nombre d'aspects positifs qui découlent de l'organisation en caucus, et certains s'appliqueraient à une organisation de sénateurs indépendants également.
Pour ce qui est des aspects négatifs, la partisanerie à outrance a fait très mal au Sénat sur le plan institutionnel au fil des ans. Il y a des périodes dans les années 1960 et 1970 et ces dernières années où le Sénat n'a amendé qu'un petit nombre de projets de loi du gouvernement, voire aucun projet de loi. Cela s'est fait par une discipline de parti très forte, ce qui assurait le respect de la volonté du gouvernement en place. Je pense que cela a miné la légitimité du Sénat.
À mon avis, le Sénat ne devrait pas être un échiquier dont se servent les chefs de partis pour mettre en œuvre leurs stratégies avec des fantassins loyaux déployés dans un deuxième champ de bataille après la fin d'un combat aux Communes.
Les sénateurs doivent être assez indépendants pour voter contre les positions de leur propre parti de temps en temps. Dans le passé, sous des gouvernements majoritaires, des amendements ont été apportés à des projets de loi du gouvernement par le gouvernement lui-même, parce qu'il était conscient de certaines faiblesses, et cela s'explique aussi par l'indépendance d'esprit des sénateurs.
Dans le cadre de mon étude de la période allant de 2001 à 2004, j'ai découvert qu'il n'y avait que 34 p. 100 des votes par appel nominal au Sénat où il n'y avait pas de dissidence de la part d'un membre d'un caucus quelconque.
Lorsque des sénateurs sont assujettis à une discipline de parti stricte, ils perdent la capacité de voter comme bon leur semble. Ils craignent de ne plus pouvoir siéger à des comités parce qu'ils proposent ou appuient des amendements.
Cela nuit également aux membres non affiliés, car ils n'ont pas les mêmes avantages que les caucus des partis. Ils ne s'allient pas à des personnes qui partagent leurs points de vue pour partager et atteindre des buts communs. Ils doivent compter sur un personnel de recherche qui travaille pour un groupe important et diversifié de sénateurs. Les sénateurs n'ont qu'un personnel de soutien limité qui ne peut pas mener un vaste éventail de recherches sur tous les dossiers à l'étude.
J'estime que les caucus des partis présentent de nombreux avantages. Ils ont des faiblesses flagrantes que nous avons également constatées. L'un de leurs avantages peut se traduire par des regroupements de sénateurs non affiliés, mais il y a des limites à ce qui peut être fait.
Je dirais en passant que je suis très sceptique quant à l'intérêt d'essayer de regrouper les sénateurs en caucus régionaux, et je me ferai un plaisir d'en discuter plus longuement à la période de questions.
Ma deuxième question est la suivante : le Sénat moderne a-t-il besoin d'une représentation gouvernementale? Absolument. Toute la question d'un gouvernement parlementaire moderne s'articule autour du fait que la grande majorité des activités du Parlement consistent à envisager des propositions législatives du gouvernement, et on suppose que le gouvernement devrait assumer un rôle de gestion dans le processus et le choix du moment pour tenir les débats et les votes. On suppose également que ce sera fait en consultation avec les chefs de l'opposition. Un Parlement en santé est une institution où tous les intéressés font des compromis, et non pas une institution où le gouvernement dicte ce qu'il faut faire et où l'opposition fait de l'obstruction.
La place du Sénat dans le processus législatif est complémentaire à la responsabilité fondamentale du Parlement de donner préséance aux affaires gouvernementales. Tant et aussi longtemps que le gouvernement en poste a la confiance de la majorité des membres élus, la responsabilité collective de tous les membres dans les deux Chambres, consiste à aller de l'avant et à examiner les affaires du gouvernement.
Le principal rôle du Sénat dans le processus législatif consiste à étudier des mesures qui ont déjà été approuvées par la Chambre des communes, mais il a également le rôle secondaire et important d'être un endroit où des mesures législatives non controversées peuvent faire l'objet d'un examen approfondi par le gouvernement.
Le Sénat a également un rôle très important et respecté dans l'examen des politiques et doit évaluer les politiques gouvernementales. Par conséquent, le gouvernement s'intéresse vivement et à juste titre aux études des comités au Sénat. Si le gouvernement participe à une étude, il est beaucoup plus probable que les propositions du Sénat soient adoptées et deviennent des politiques gouvernementales au final.
Le Sénat doit fournir un processus clair par l'entremise d'une gestion cohérente de ses affaires gouvernementales. Dans le passé, le leader du gouvernement au Sénat était presque toujours un membre du Cabinet. Le représentant du gouvernement actuel n'est pas un ministre du Cabinet, mais il assiste à certaines réunions du Cabinet.
J'ai soutenu que le gouvernement précédent avait enfreint la convention en ne nommant pas de sénateurs au Cabinet. À mon avis, cela a dénaturé le Sénat et son rôle dans le processus législatif, et il est hypocrite d'exclure le leader du gouvernement au Sénat du ministère tout en veillant à ce qu'il assiste à un certain nombre de réunions du Cabinet.
Dans la pratique, la participation du leader du gouvernement aux réunions du Cabinet est bénéfique et nécessaire. Le leader du gouvernement au Sénat doit être bien informé des priorités du gouvernement pour établir les priorités au Sénat. Le leader du gouvernement, pour sa part, doit savoir le temps qu'il devrait consacrer à chaque question et dans quelle mesure il doit faire pression sur ses collègues pour adopter des mesures dans un délai donné. Le leader du gouvernement peut également argumenter avec les ministres du Cabinet, communiquer l'opinion du Sénat et faire part de la nécessité d'étudier des amendements à apporter à des mesures législatives.
Ce sont toutes des questions foncièrement partisanes, et non pas des questions administratives génériques. Ce sont des préoccupations sectaires, et le représentant du gouvernement ne peut faire autrement que d'agir de manière partisane et d'essayer de réaliser le programme législatif du gouvernement.
Une solution de rechange serait de proposer que de multiples sénateurs parrainent des projets de loi d'initiative ministérielle. C'est certainement une solution qui pourrait être pratique. Cependant, le parrainage d'un projet de loi d'initiative ministérielle a démontré un danger de cette approche, et des amendements au projet de loi ont immédiatement été proposés. Ce qui me préoccupe, c'est que les parrains indépendants de projets de loi d'initiative ministérielle pourraient être tentés de montrer qu'ils sont indépendants en proposant des amendements.
L'ironie, c'est que même si le Sénat devrait être plus actif, il est quand même limité dans ce qu'il peut faire. Ni le gouvernement ni le public n'appuieront un Sénat où les membres nommés modifient régulièrement des mesures adoptées par la Chambre des communes ou y font obstruction. Le rôle du Sénat consiste à être une entité complémentaire constructive, et non pas une nuisance constante au gouvernement et à la Chambre des communes. Le Sénat devrait demander à la Chambre des communes de reconsidérer des questions lorsqu'il y a lieu de le faire, mais pas systématiquement.
S'il n'y pas de leader du gouvernement pour prendre des mesures efficaces pour gérer le processus, alors il y a un risque que des sénateurs qui se prononcent sur des projets de loi ou qui parrainent des projets de loi fassent l'objet de pressions exercées non seulement par les bureaux des chefs des partis mais aussi par des lobbyistes externes. Ils exerceront ces pressions par des moyens non transparents.
Pour terminer, le gouvernement a besoin d'avoir une présence partisane efficace à la Chambre pour mener ses activités. Nous pouvons discuter de la façon dont les membres sont nommés, que ce soit une nomination par le premier ministre ou des membres du Sénat qui se portent volontaires pour agir au nom du gouvernement, mais ils devraient être sincères lorsqu'ils appuient ces mesures idéologiques et le cadre du gouvernement.
Les deux dernières questions sont les suivantes. Le Sénat moderne a-t-il besoin d'une opposition officielle ou de groupes de l'opposition? Il est difficile de répondre à cette question. Le Parlement fonctionne certainement plus efficacement avec des groupes de l'opposition organisés. La façon dont ces groupes sont formés ou leur nature peuvent faire l'objet d'essais.
Avec le temps, il est très clair que les sénateurs indépendants commenceront à se réunir en plus petits groupes plus officiels de gens qui partagent leurs points de vue. Certains peuvent vouloir s'opposer au gouvernement en place et d'autres peuvent l'appuyer. Que ces groupes se qualifient de groupes de l'opposition est quelque chose que nous pourrons voir plus tard.
La dernière question qu'on m'a posée portait sur les changements aux règles et aux pratiques que j'estimerais utiles à apporter. Je suggérerais notamment aux membres du comité, en plus des recommandations énoncées dans votre premier rapport, d'examiner un mandat fixe pour les sénateurs, si leur conduite et leur assiduité sont bonnes. Ce faisant, cela encouragerait les membres des caucus des partis à faire preuve d'indépendance et à ne pas craindre d'emblée d'être expulsés des comités parce qu'ils ont agi contre les intérêts du parti.
Je crois aussi que le Sénat devrait envisager de mener beaucoup plus d'études préliminaires des projets de loi et de passer en revue ces recommandations lorsque les projets de loi de la Chambre des communes arrivent au Sénat. Je pense que vous pourriez ainsi régler plus efficacement un plus grand nombre de questions et assurer un suivi plus efficace que dans le passé en ce qui a trait à l'étude préliminaire.
Il devrait également y avoir de meilleures filières de communications non officielles entre les présidents des comités au Sénat et leurs homologues à la Chambre des communes concernant les amendements proposés et leur importance.
Pour terminer, j'ajouterai que j'ai suggéré dans le passé que le Sénat devrait envisager d'incorporer dans les règles des limites de temps pour étudier les projets de loi de la Chambre des communes, simplement pour accélérer l'examen des questions et faire en sorte que les gens continuent de chercher à renvoyer les projets de loi au Sénat.
Sur ce, je vais conclure mes remarques et j'ai hâte d'entendre vos questions.
Le président : Merci, monsieur.
Le sénateur Joyal : Bonjour, monsieur Heard. C'est un plaisir de vous avoir parmi nous au comité.
Je veux me concentrer sur quelque chose que vous avez dit, à savoir que le Sénat est une Chambre de pouvoirs. Elle a un pouvoir législatif, et ce pouvoir, comme vous le savez, est partagé avec la Chambre des communes, généralement pour que des lois soient sanctionnées par Sa Majesté.
Dans le cadre de l'initiative du gouvernement en vue de renoncer à ce que j'appellerais son emprise sur le Sénat en nommant un certain nombre de sénateurs indépendants, le gouvernement voulait néanmoins conserver une « capacité politique » pour rejoindre les sénateurs.
Au cours des derniers mois, lorsque nous débattions du projet de loi C-14 — le projet de loi sur l'aide médicale à mourir — ou le dernier projet de loi sur le budget des dépenses, nous avons vu le ministre de la Couronne ou le secrétaire parlementaire convoquer tous les sénateurs participant au débat individuellement à prendre part à une réunion privée ou à avoir une conversation téléphonique pour leur communiquer les points de vue et les arguments globaux qu'ils veulent que les sénateurs fassent valoir.
À mon avis, c'est une façon plus insidieuse de communiquer le point de vue du gouvernement individuellement aux sénateurs. Mais dans le cas où les sénateurs participant à une séance d'information publique ou à une réunion de caucus où le point de vue du gouvernement peut être expliqué et débattu avec les membres du caucus, cela ne se fait plus parce qu'il n'y a plus de membres du caucus du gouvernement. En fait, cette pratique a été rétablie d'une manière qui, à mon avis, est moins transparente, mais plus efficace.
Lorsqu'un sénateur prend place à côté d'un ministre et que le ministre fait valoir un argument que vous pourriez expliquer dans une réunion privée, mais que vous ne pourriez pas présenter ou contester dans une réunion publique, vous agissez de deux façons différentes. À mon avis, c'est la loi des conséquences imprévues : en voulant que le Sénat soit plus indépendant, vous donnez la possibilité au gouvernement d'avoir accès aux sénateurs.
Je le dis, car je l'ai vu et je l'ai vécu la semaine dernière. Lorsque le projet de loi C-29 faisait l'objet d'un débat, le secrétaire parlementaire m'a téléphoné pour me dire qu'il voulait me rencontrer et discuter des répercussions du projet de loi sur le budget des dépenses. J'ai refusé. J'ai dit : « Si vous avez un point de vue à me faire valoir, veuillez me le faire parvenir par écrit par courriel ou sur une feuille de papier. » Bien entendu, il ne l'a pas fait. Je me suis senti beaucoup plus libre en adoptant la position que je voulais prendre parce que je n'avais pas de relations personnelles directes avec personne.
Si j'avais fait partie d'un groupe avec mon collègue et des sénateurs qui partagent les mêmes idées et que nous avions un débat ouvert avec ce ministre sur les répercussions du projet de loi, j'aurais accepté. Mais si je réfléchis aux deux options, ne donnons-nous pas aux ministres de la Couronne une plus grande emprise sur les sénateurs qu'ils estiment pourraient exprimer des objectifs ou des arguments pour amender leur projet de loi ou pour voter contre?
C'est la réalité. Comme vous le savez, il n'y pas de véritable système. Le gouvernement veut que son projet de loi soit adopté, et non pas amendé. Je vous rappelle que lorsque M. Chrétien était le premier ministre du Canada, il a déclaré que tous les projets de loi étaient des projets de loi de confiance. Autrement dit, vous n'aviez d'autre choix que de voter en faveur du projet de loi. C'était l'une des règles non écrites pour être membre de l'équipe. Je pense que c'était une facette scandaleuse de ce que j'appelle la solidarité des personnes qui partagent les mêmes points de vue.
Je suis opposé à cette approche et je me questionne, mais en renonçant au lien avec le groupe à la Chambre des communes, nous ouvrons la voie à des pressions qui seront exercées sur des sénateurs qui pourraient être beaucoup plus efficaces sans ces pressions. Il y a toutes sortes d'éléments qui peuvent être mis sur la table dans le cadre d'une rencontre en personne. C'est la réalité à l'heure actuelle. Je ne suis pas le seul qui a été pressenti de la sorte.
Tout bien considéré, quel système est le meilleur? Comment pouvons-nous accepter le fait que le gouvernement veut que son projet de loi soit débattu le plus rapidement possible, qu'on y apporte le moins de changements possible et que l'on projette la meilleure image possible du gouvernement en ce qui a trait au projet de loi, ce qui est favorable sur le plan électoral pour l'image et les perspectives du gouvernement?
Nous savons tous que nous étudions ici l'utilisation extrême du pouvoir dans la façon dont le gouvernement veut traiter avec une Chambre et gérer ses liens avec le gouvernement, pour atteindre un objectif évident que j'approuve en principe : un contexte plus indépendant où des adultes qui ont des antécédents politiques et sociaux peuvent exercer un jugement indépendant en lien avec des mesures législatives. C'est vraiment, à mon avis, le nœud gordien de la situation dans laquelle nous sommes à l'heure actuelle.
M. Heard : Vous avez soulevé un certain nombre de questions très problématiques, et la question de l'équilibre entre ce qui est mené en public au Sénat et ce qui se fait dans les coulisses est un problème qui existe dans toutes les assemblées législatives. Il n'y a qu'un certain nombre de ces discussions qui peuvent avoir lieu visiblement et publiquement. Bon nombre de négociations importantes ont lieu dans des réunions de comités, des réunions de caucus et des rencontres en personne. Ce processus fait partie intégrante du fonctionnement de toutes les assemblées législatives.
Vous devez faire la distinction en ce qui a trait au type de processus qui ouvre la voie à des pressions exercées sur des sénateurs qui peuvent devenir des conflits d'intérêts ou des situations où leur intégrité est compromise. Le problème que vous mentionnez, où un ministre ou un secrétaire parlementaire a une conversation privée avec des sénateurs, soulève d'autres préoccupations. Quelle compensation peut être offerte pour l'appui ou l'opposition d'une personne? C'est la préoccupation. Dans ces rencontres privées, il y a de fortes chances qu'il y ait des discussions inappropriées que lorsqu'un ministre comparaît devant une réunion de caucus.
J'imagine que l'avantage, c'est que le ministre et le secrétaire parlementaire peuvent user de leur charme auprès des membres de toutes les affiliations du Sénat, alors que dans le passé, seulement les membres du caucus ministériel pouvaient avoir une conversation directement avec un ministre.
À long terme cependant, je suis préoccupé par la vulnérabilité des sénateurs qui passeront sous silence les pressions qui sont exercées sur eux, pas seulement par des ministres du Cabinet, mais, comme je l'ai dit dans ma déclaration liminaire, par des intérêts privés également. Des lobbyistes exerceront des pressions sur les sénateurs lorsqu'ils s'apercevront qu'ils prennent position de façon plus indépendante et qu'ils peuvent encourager d'autres sénateurs à proposer et à appuyer des amendements à des mesures législatives du gouvernement.
La préoccupation entourant le fait d'avoir un grand groupe de sénateurs indépendants est que les sénateurs sont vulnérables à ce genre de pressions qui sont exercées en coulisses et à ces manigances.
Le sénateur Eggleton : Il n'y a rien de nouveau aux discussions en coulisses et aux appels téléphoniques de ministres ou de secrétaires parlementaires. Il y en avait lorsque nous faisions partie du caucus national. La situation n'est pas différente maintenant. Ils avaient probablement plus de contrôle sur les gens dans le passé, car il y avait des éléments — avantages — qu'ils pouvaient changer.
Monsieur, vous avez donné des détails sur les avantages et les inconvénients de la partisanerie au Sénat. Vous avez également signalé le problème d'être indépendant et d'avoir une institution indépendante par rapport au fait de faire partie d'un parti politique partisan. À mon sens, le plus grand problème avec la partisanerie est le fait d'appartenir au même caucus — des sénateurs et des députés qui font partie du même caucus. Ce n'est pas seulement les pressions flagrantes qui sont exercées, où le leader du gouvernement ou le chef du parti dit : « Sénateurs, vous devez voter en faveur de cette mesure. » Je n'ai pas souvent entendu cette phrase. Il y a des pressions subtiles; ces pressions sont souvent exercées parce qu'il y a une mentalité de troupeau. Vous n'êtes pas obligés de qualifier cette pratique de « mentalité de troupeau », vous pouvez plutôt parler d'une « approche d'équipe » — une volonté de faire partie d'une équipe et d'aider votre équipe et vos homologues à la Chambre des communes. À mon avis, cela compromet l'indépendance du Sénat.
En énumérant les avantages et les inconvénients, vous avez dit que la meilleure façon de changer la donne était peut- être de modifier le comportement. Or, je ne sais pas trop comment nous pourrions y arriver quand un gouvernement de toute allégeance politique ou une opposition de toute allégeance politique tente d'attirer l'attention des médias, de faire valoir ses arguments et de rassembler l'équipe. Ces gens n'ont pas le réflexe d'adoucir ce genre de position.
Avez-vous d'autres suggestions qui nous permettraient de préserver l'indépendance de l'institution tout en faisant partie d'un régime politique multipartite?
M. Heard : Au fond, il incombe aux sénateurs individuels de choisir dans quelle mesure ils veulent conserver une opinion indépendante en dépit de la pression et des conséquences. Dans les caucus des deux grands partis, nous avons déjà observé cette volonté d'indépendance gagner en importance, puis diminuer au fil des ans.
Sur le plan pratique, la seule chose à laquelle je pense, c'est qu'il faut trouver des moyens de limiter le pouvoir du whip du parti dans une certaine mesure. Une de ses tactiques efficaces des dernières années consistait à retirer des gens des comités lorsqu'il trouvait que ceux-ci devenaient un peu trop indépendants. Je propose que les membres d'un comité soient nommés pour une session, ce qui leur assurerait au moins d'y siéger pour une période donnée, sans crainte d'être écartés du jour au lendemain par un simple coup de fil.
Le sénateur Eggleton : Il y a autre chose à propos de l'indépendance de l'institution. Au cours de la dernière législature, je ne me souviens d'aucune occasion où les sénateurs du gouvernement ont accepté de modifier un projet de loi gouvernemental, à moins que le chef du parti n'ait déjà dit souhaiter y apporter une modification. Or, je ne me souviens pas vraiment d'un grand nombre de cas semblables non plus. Peu importe quel était le témoin qui comparaissait devant n'importe quel comité, cela n'avait aucune importance. Les sénateurs du gouvernement ont maintenu cette position.
Peut-être pourrions-nous avoir des caucus partisans comme les conservateurs, les libéraux, et ainsi de suite, mais ceux-ci ne devraient pas faire partie du caucus national.
M. Heard : Non, il y a un avantage réel à ce que les deux caucus se réunissent séparément, peut-être avec une réunion mixte à l'occasion. Mais dans l'intérêt de l'indépendance du Sénat comme une institution, il est bien mieux que les membres des partis se réunissent chaque semaine dans un caucus distinct de celui de la Chambre des communes.
Le sénateur Eggleton : Vous n'y allez pas le mercredi matin?
Le sénateur Tkachuk : Nous nous réunissons chaque semaine en caucus distincts, comme le sénateur l'a dit.
Le sénateur Eggleton : Nous aussi.
Le sénateur Tkachuk : Très bien, sénateur Eggleton.
Le sénateur Eggleton : Vous êtes tout de même partisan.
Le sénateur Tkachuk : Je suis ici depuis longtemps, et je n'ai pas observé bien des changements non plus du côté des lois libérales.
Le président : Un peu de silence, s'il vous plaît. Sénatrice McCoy, vous avez la parole.
La sénatrice McCoy : Tout d'abord, permettez-moi de m'excuser d'avoir manqué votre exposé. J'ai été retenue ailleurs pendant un instant. J'essaie de me souvenir du nom du livre que vous avez écrit, et qui porte sur le Sénat et plus particulièrement sur ce que nous appelons les conventions parlementaires. Si ma mémoire est bonne, vous avez examiné le nombre d'amendements que le Sénat canadien a apportés au fil du temps, puis avez tenté d'en tirer des conclusions.
J'aimerais donc vous poser la même question que celle que j'ai posée au témoin précédent : croyez-vous que nous avons vraiment réussi, dans la mesure du possible, à mettre en place une série d'indicateurs de rendement qui peuvent nous servir à identifier ce que nous entendons vraiment par « indépendance »? En comparaison, nous éprouvons actuellement des difficultés quand nous nous faisons dire que si nous votons pour un projet de loi conservateur, cela doit vouloir dire que nous sommes affiliés à ce parti. Il en va de même lorsque nous votons pour un projet de loi libéral. Je vais m'arrêter ici, car je pense que ma question exprime l'essentiel. J'ai hâte de connaître votre avis, monsieur.
M. Heard : D'un point de vue général, on peut évaluer l'indépendance institutionnelle du Sénat par la mesure dans laquelle il recommande des amendements à des dispositions législatives que la Chambre des communes a déjà adoptées. Vous pouvez comparer les résultats au traitement que le Sénat réservera à l'avenir aux projets de loi des deux ou peut- être trois partis différents.
Dans le passé, le Sénat a été relativement équitable à long terme entre les dispositions législatives conservatrices et libérales, peu importe quel parti possédait la majorité au Sénat. Il y a des exceptions notables, mais de façon générale, les modifications des projets de loi ont été assez équitables à long terme, quel que soit le parti.
En ce qui a trait à l'indépendance des sénateurs, c'était plus facile à l'époque où la plupart des sénateurs étaient membres de l'un ou l'autre des caucus. Il suffisait de comptabiliser le nombre de fois qu'ils avaient voté à l'encontre du groupe principal.
La sénatrice McCoy : Exactement.
M. Heard : C'est désormais moins révélateur. Les libéraux prétendent n'avoir aucun whip, mais ils voteront de la même façon sur de nombreux enjeux parce qu'ils partagent des principes de base — beaucoup d'entre eux, mais pas tous. Dans le cas des sénateurs indépendants, je pense que des recherches très intéressantes seront réalisées à l'avenir pour voir à quelle fréquence les sénateurs indépendants votent conformément à l'un ou l'autre des caucus de partis.
Il y a des années, j'ai fait le suivi des votes et des tendances des juges de la Cour suprême, qui sont réputés indépendants, non partisans et impartiaux. Il est très évident que chacun se base sur un cadre idéologique fondamental, et qu'il sera plus ou moins susceptible d'accepter des revendications relatives à la Charte, par exemple, et ainsi de suite. Chaque juge se fonde sur une idéologie profonde pour évaluer les choix qui s'offrent à lui, et il en sera de même pour les sénateurs non affiliés.
Ce n'est qu'avec le temps qu'on peut déterminer à quel point les sénateurs individuels et non affiliés votent invariablement d'une façon ou d'une autre, ou s'ils vont vraiment dans toutes les directions.
La sénatrice McCoy : C'est intéressant. Le président me fait signe parce que le temps est presque écoulé.
Le président : La sonnerie se fait entendre.
La sénatrice Cools : Je serai très brève, monsieur Heard. Je souhaite vous remercier de votre perspicacité.
Je me demande ce que vous pensez du fait que les changements visant le Sénat n'ont pas été entrepris au Sénat, n'ont pas fait l'objet d'un débat au Sénat, et ne découlent d'aucune décision du Sénat. Les actions et les mesures proposées sont toutes venues à l'esprit du premier ministre et de quelques personnes seulement. Je trouve cela très inquiétant. Qu'en pensez-vous?
M. Heard : Dans le cadre du processus d'élaboration des politiques, je pense qu'il s'agit là d'un exemple déplorable à ne pas reproduire en matière de politique gouvernementale. Mes collègues qui se penchent sur le processus de politique publique diront que la première chose à faire est toujours de consulter les intervenants.
La proposition a été élaborée sans véritable consultation, même auprès des membres du caucus du chef. Un chèque en blanc est laissé à la disposition de l'ensemble du Sénat, qui doit essayer de démêler les conséquences. Je pense que c'est très problématique.
Très brièvement, en réponse à une question posée au témoin précédent, je crois qu'il est très important que le Sénat prenne en main lui-même le débat public sur son avenir.
La sénatrice Cools : Je vous remercie. Peut-être que certains d'entre nous envisageront de proposer des motions à cet effet, pour que le Sénat puisse véritablement débattre de ce qui lui arrive et exprimer son opinion. Merci.
Le président : Monsieur Heard, merci beaucoup. Je m'excuse de vous presser. C'était très intéressant, et vous nous avez offert un excellent témoignage.
Chers membres du comité, je vous souhaite de joyeuses Fêtes. Merci beaucoup. La séance est levée.
(La séance est levée.)