Délibérations du Comité sénatorial permanent de
l'Agriculture et des forêts
Fascicule no 32 - Témoignages du 21 septembre 2017
OTTAWA, le jeudi 21 septembre 2017
Le Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts se réunit aujourd’hui, à 8 h 4, pour étudier l’impact potentiel des effets du changement climatique sur les secteurs agricole, agroalimentaire et forestier.
Le sénateur Terry M. Mercer (vice-président)occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le vice-président : Bienvenue à cette séance du Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts. Je suis le sénateur Terry Mercer, de la Nouvelle-Écosse, vice-président du comité. Je demanderais d’abord à mes collègues de se présenter.
Le sénateur Oh : Sénateur Oh, de l’Ontario.
[Français]
La sénatrice Petitclerc : Sénatrice Chantal Petitclerc, de Montréal, au Québec.
[Traduction]
Le sénateur Ogilvie : Kelvin Ogilvie, de la Nouvelle-Écosse.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Sénateur Jean-Guy Dagenais, de Montréal, au Québec.
Le sénateur Pratte : Sénateur André Pratte, du Québec.
[Traduction]
Le vice-président : Le comité se réunit aujourd’hui pour poursuivre son étude sur l’impact potentiel des effets du changement climatique sur les secteurs agricole, agroalimentaire et forestier.
Nous accueillons, pour notre premier groupe de témoins, M. Brandon Schaufele, professeur adjoint en commerce, en économie et en politiques publiques, Ivey Business School, Université Western Ontario; et, par vidéoconférence de Paris, M. Nicholas Rivers, professeur agrégé, Affaires publiques et internationales, faculté des sciences sociales, Université d’Ottawa. Je constate que l’Université d’Ottawa a élargi son campus jusqu’au centre-ville de Paris. Bravo.
Merci à vous deux d’avoir accepté notre invitation. Je vous invite à nous présenter vos exposés, après quoi nous passerons aux questions des membres. Dans le cadre de nos séries de questions, je demanderais aux sénateurs ainsi qu’aux témoins d’être brefs et d’aller droit au but.
Monsieur Rivers, vous avez la parole.
Nicholas Rivers, professeur agrégé, Affaires publiques et internationales, faculté des sciences sociales, Université d’Ottawa, à titre personnel : Merci beaucoup de m’avoir invité à parler des impacts des changements climatiques et de la politique sur les changements climatiques sur les secteurs agricole et forestier.
Ma recherche porte principalement sur la façon dont la politique du gouvernement peut aider à réduire les émissions de gaz à effet de serre associées à l’activité économique. C’est le sujet sur lequel j’aimerais me concentrer aujourd’hui, notamment les impacts potentiels d’une politique sur les changements climatiques sur le secteur agricole, donc, la politique sur les changements climatiques plutôt que les changements climatiques eux-mêmes.
Selon les économistes, le moyen le plus rentable pour réduire les émissions de gaz à effet de serre serait d’adopter une tarification du carbone pour toutes les émissions découlant de l’activité économique, solution pour laquelle ils militent depuis longtemps. Une telle politique encouragerait les petits émetteurs à réduire leurs émissions sans cibler des entreprises ou les particuliers. Comme vous le savez, au cours des dernières années, les gouvernements au Canada ont pris des mesures importantes en vue de l’adoption d’une telle politique. Les gouvernements provinciaux ont adopté des systèmes généraux de plafonnement et d’échange et imposé des taxes sur le carbone, alors que le gouvernement fédéral travaille à l’élaboration d’un cadre pancanadien sur les changements climatiques et la croissance verte.
Bien qu’elles reçoivent l’appui des économistes, ces politiques ont soulevé la controverse auprès du public et des milieux des affaires, notamment la communauté agricole. Les reportages laissent à penser que l’adoption de politiques de tarification du carbone fait naître deux principales inquiétudes pour le secteur agricole. Premièrement, les agriculteurs s’inquiètent que la tarification du carbone entraîne une hausse du prix des produits alimentaires. Puisque les aliments sont une nécessité, ces augmentations de prix pourraient faire mal aux consommateurs. Deuxièmement, les agriculteurs s’inquiètent que les politiques de tarification du carbone des provinces et du fédéral nuisent à la compétitivité du secteur agricole canadien sur la scène internationale. J’ai mené des recherches afin de comprendre ces deux inquiétudes et c’est sur les résultats de ces recherches que j’aimerais me concentrer aujourd’hui.
D’abord, mes recherches laissent entendre que les inquiétudes du secteur agricole par rapport à l’impact de la tarification du carbone sur les prix des aliments sont injustifiées. Chaque mois, Statistique Canada évalue un large éventail de prix à la consommation des produits alimentaires dans diverses villes canadiennes. L’adoption d’une tarification du carbone en Colombie-Britannique, en Alberta, au Québec et en Ontario n’a eu aucune incidence notable sur les prix des aliments comparativement aux autres provinces. À l’aide d’un modèle informatique, j’en suis arrivé à la même conclusion. L’impact d’une taxe sur le carbone ou d’un système de plafonnement et d’échange sur les prix des aliments serait probablement trop négligeable pour être remarqué.
Le secteur agricole s’inquiète ensuite que la tarification du carbone au Canada nuise à la capacité des producteurs canadiens à concurrencer sur la scène nationale. À ce sujet, mes recherches laissent entendre que l’incidence d’une tarification du carbone sur la compétitivité du secteur serait négligeable, mais qu’elle pourrait devenir plus importante avec l’augmentation de la tarification du carbone au fil des ans. Dans la mesure où cette incidence sur la compétitivité devenait réalité, il est probable qu’elle ne touche qu’un seul secteur — le secteur des serres —, car celui-ci est à la fois énergivore et facile à relocaliser comparativement à d’autres secteurs agricoles.
À l’aide d’un modèle informatique, j’ai estimé que l’adoption d’une tarification de 20 $ la tonne — soit environ la tarification adoptée en Alberta, en Ontario et au Québec — pourrait entraîner un repli de 1 p. 100 à 2 p. 100 du secteur des serres. De toute évidence, l’impact ne serait pas écrasant, mais les décideurs politiques devraient en tenir compte dans le cadre de l’élaboration de politiques climatiques, notamment au moment d’étudier la possibilité d’augmenter la tarification du carbone.
Afin de calmer ces inquiétudes, le secteur agricole a réussi à se faire presque entièrement exempter des politiques climatiques adoptées en Alberta et en Colombie-Britannique. Il a réussi, notamment à faire exempter des taxes sur le carbone l’utilisation de combustibles à la ferme, et a obtenu un rabais de 80 p. 100 de la tarification du carbone pour l’utilisation du gaz naturel dans les serres. De plus, la référence pour la tarification du carbone au Canada propose d’exempter de la tarification du carbone l’utilisation de combustibles à la ferme. Cette exemption sera vraisemblablement accordée dans d’autres provinces au cours des prochaines années.
Le fait d’accorder des exemptions de la tarification du carbone à certains secteurs nuit à la rentabilité de cette approche visant la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Les secteurs exemptés sont moins enclins à réduire leurs émissions et donc à atteindre les cibles de réduction de gaz à effet de serre. Ce sont donc d’autres secteurs de l’économie qui doivent combler cet écart. Cela entraîne une augmentation du coût de la réduction des émissions pour l’ensemble de l’économie canadienne et rend plus difficile l’atteinte des objectifs de réduction des gaz à effet de serre.
Plutôt que d’accorder des exemptions à certains secteurs agricoles, les gouvernements devraient adopter une approche plus nuancée qui continue à offrir des incitatifs à la réduction des émissions, tout en protégeant les secteurs vulnérables contre une baisse de leur compétitivité sur la scène internationale. Par exemple, afin de calmer les inquiétudes relatives à la baisse de la compétitivité associée à la tarification du carbone dans les secteurs pétrolier, gazier et industriel, l’Alberta a adopté une approche fondée sur une norme de rendement selon laquelle les entreprises continuent à payer une tarification du carbone tout en recevant des subventions proportionnelles à la tarification payée. De façon similaire, le Québec et l’Ontario accordent gratuitement des permis d’émission aux secteurs industriels pour lesquels les pertes et la compétitivité sont une source d’inquiétude, et la Colombie-Britannique réduit d’autres taxes. Ces approches, ou une autre approche propre au secteur agricole, seraient préférables à la tendance actuelle d’accorder des exemptions au secteur.
En plus de cesser d’accorder au secteur agricole des exemptions à la tarification du carbone, les gouvernements devraient étudier des façons de mieux réglementer les émissions de gaz à effet de serre ne provenant pas de la combustion — elles proviennent du bétail et de l’engrais — dans le secteur agricole et d’établir une tarification pour ces émissions. Il s’agit, et de loin, de la plus importante source d’émissions du secteur agricole. Par ailleurs, ces émissions représentent 8 p. 100 de toutes les émissions de gaz à effet de serre au Canada et il faudra s’y attaquer afin d’atteindre les objectifs du Canada en matière de réduction des gaz à effet de serre. Pour le moment, il existe peu de politiques pour inciter les agriculteurs à réduire les émissions provenant de cette source importante. Malheureusement, le cadre pancanadien ne propose aucune nouvelle initiative stratégique pour encourager la réduction de ces émissions. Pour les gouvernements qui souhaitent réduire les émissions de gaz à effet de serre au Canada, la principale priorité sera de trouver une façon de fixer la tarification pour les émissions de gaz à effet de serre ne provenant pas de la combustion dans le secteur agricole ou de réglementer ces émissions.
Bref, à mon avis, les deux principales priorités du gouvernement devraient être les suivantes : premièrement, annuler les exemptions à la tarification du carbone en vigueur pour l’utilisation de combustibles à la ferme, tout en élaborant de nouvelles politiques pour soutenir la compétitivité internationale du secteur agricole canadien; et, deuxièmement, élaborer de nouvelles politiques pour cibler les émissions ne provenant pas de la combustion dans le secteur agricole.
Merci de m’avoir donné l’occasion de témoigner devant le comité. Je suis impatient de répondre à vos questions.
Le vice-président : Merci, monsieur Rivers.
Brandon Schaufele, professeur adjoint en commerce, en économie et en politiques publiques, Ivey Business School, Université Western Ontario, à titre personnel : Merci de m’avoir donné l’occasion de témoigner devant le comité. C’est une coïncidence que Nic et moi soyons invités en même temps, car une grande partie de la recherche dont je vais vous parler aujourd’hui a été réalisée conjointement avec Nic. Nous ignorions que nous allions témoigner ensemble.
L’ordre de renvoi du comité pour ce rapport souligne trois éléments : la capacité d’adaptation et la résilience des secteurs agricole, agroalimentaire et forestier à l’évolution du climat; les conséquences des mécanismes de tarification du carbone sur la compétitivité des intervenants des secteurs agricole, agroalimentaire et forestier; et le rôle des gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux dans l’atteinte des objectifs de réduction des gaz à effet de serre. Je vais vous parler de trois études que j’ai menées — deux avec Nic et une par moi — qui, je l’espère, expliqueront les trois éléments dont il est question dans cet ordre de renvoi.
J’aimerais vous résumer dès maintenant mon point final. Il y a essentiellement peu de réponses faciles lorsqu’il est question de la tarification du carbone et des changements climatiques dans le secteur agricole. Il y a beaucoup d’incidences nuancées, ce qui explique pourquoi il est très difficile de comprendre l’impact des changements climatiques et de la tarification du carbone sur l’ensemble du secteur.
J’aimerais d’abord vous parler de la production du sol et de la valeur des terres en Saskatchewan. Si je ne m’abuse, Kevin vous a déjà fourni des chiffres à ce sujet. Je vais donc m’y rapporter. Ces données donnent une image de ce que nous avons découvert. Nic et moi avons examiné certains éléments en ce qui a trait à la productivité du sol en Saskatchewan. D’abord, nous voulions savoir quelle serait la situation dans 50 ou 100 ans si les scénarios habituels de changement climatique devenaient réalité. Nous avons examiné la situation au cours des 50 dernières années et nous nous sommes inspirés de la relation entre la productivité agricole, mesurée par le rendement par acre, donc, le nombre de boisseaux de blé, d’orge et de canola par acre. Les résultats que nous avons obtenus sont les mêmes que ceux obtenus aux États-Unis et en Alberta, soit que la température entraîne un effet non linéaire très prononcé sur le rendement.
Parmi les tableaux que vous avez devant vous, le premier que j’aimerais vous montrer présente la production de canola selon différentes températures. On remarque qu’en Saskatchewan, si la température maximale quotidienne est de plus de 30 degrés Celsius, le rendement par acre chute. C’est ce que nous appelons un effet non linéaire. Un léger changement dans les intrants entraîne un changement disproportionné du rendement.
Il s’avère que les conséquences de cet effet non linéaire diffèrent d’une région à l’autre en Saskatchewan. Dans le nord-est, comme dans la municipalité rurale de Porcupine, les saisons de culture sont plus longues, le climat est plus chaud et le rendement est plus élevé. Cela signifie que cette région est avantagée par le réchauffement du climat. Dans le sud-ouest de la province, dans la municipalité rurale de Maple Creek, les températures plus élevées augmenteront la fréquence des journées de plus de 30 degrés Celsius, ce qui sera désavantageux pour cette région. Donc, ce qu’il faut retenir, c’est que même dans la province de la Saskatchewan, il y aura des gagnants et des perdants, ce qui pose problème pour l’élaboration d’une politique optimale.
Le deuxième tableau que je vous ai fourni montre les régions de la province qui seront avantagées et désavantagées par l’évolution du climat. La section en vert représente la région nord-est. Cette région serait avantagée par les changements climatiques en raison des saisons de culture plus longues et du rendement par acre plus élevé. La région du sud-ouest sera désavantagée.
Nous pouvons pousser un peu plus loin. Nous avons examiné la valeur des terres et la façon dont les agriculteurs se sont déjà ajustés au changement climatique. Nos meilleurs modèles nous apprennent que les agriculteurs ont déjà capitalisé la valeur de leurs terres en fonction du scénario habituel si celui-ci devient réalité, que la valeur des terres reflète déjà leurs attentes par rapport aux conséquences des changements climatiques dans 50 ans ou 80 ans. Encore une fois, ceci pose problème pour l’élaboration d’une politique optimale.
Nic a parlé de certains éléments, comme l’utilisation de combustibles à la ferme, mais il y a de nombreuses autres façons d’aborder ce scénario. Toutefois, ce qu’il faut retenir, c’est que les changements climatiques pourraient faire des gagnants et des perdants dans le secteur agricole. Ces données concernent la Saskatchewan; nous n’avons pas de données pour les autres provinces.
Je vais maintenant aborder mon deuxième point. Le professeur Rivers a parlé de la compétitivité sur la scène internationale. Cette perte de compétitivité est ce que l’on appelle une fuite. Une suite s’explique ainsi. Si l’on impose une taxe sur le carbone à un secteur au Canada — on parle ici du secteur agricole, mais il pourrait s’agir d’un autre secteur —, les intervenants du secteur concerné devront composer avec des coûts plus élevés et devront probablement réduire leur production. C’est ce que nous souhaitons. C’est exactement l’idée derrière la tarification du carbone. Celle-ci entraîne à la fois une baisse des émissions et du rendement.
Le danger pour un secteur où il y a beaucoup d’échanges, comme le secteur agricole, où les prix sont fixés pour un marché mondial, c’est que d’autres pays où il n’y a pas de tarification du carbone augmenteraient simplement leur production. Au bout du compte, il n’y aurait aucun changement dans les émissions nettes à l’échelle mondiale. Le Canada réduirait ses émissions et son rendement, mais d’autres pays augmenteraient les leurs. Donc, on ne ferait que transférer les émissions à l’étranger et réduire la compétitivité du secteur agricole canadien.
Il y a deux endroits où l’on devrait constater ces résultats. Il y a d’abord les statistiques sur le commerce international. L’une des études que Nic et moi avons menées portait sur la taxe sur le carbone en Colombie-Britannique. Nous voulions savoir si cette taxe avait eu une incidence sur les échanges commerciaux internationaux. Nous n’avons rien remarqué en ce sens. Nous n’avons trouvé aucune preuve de fuite ou de perte de compétitivité associée à la taxe sur le carbone imposée en Colombie-Britannique. Mais, il faut être prudent. Le fait que nous n’ayons pas trouvé de preuve d’incidence ne signifie pas qu’il n’y a pas eu d’incidence. Les modèles statistiques que nous avons utilisés étaient très imprécis et nos données n’étaient pas très bonnes. Cependant, en utilisant les meilleures données et les meilleures méthodes à notre disposition, nous n’avons constaté aucune incidence sur la compétitivité internationale de la province découlant de la taxe sur le carbone imposée en Colombie-Britannique.
J’ai mis à jour l’étude évaluée par des pairs que Nic et moi avons menée sur le secteur bovin. En examinant des périodes de temps plus longues, j’ai constaté une incidence sur le commerce dans le secteur bovin. Toutefois, la Colombie-Britannique a commencé à accorder une exemption sur l’utilisation des combustibles à la ferme en 2012, comme l’a souligné le professeur Rivers, et cette exemption a annulé tous les effets négatifs des fuites découlant de l’imposition de la taxe sur le carbone en Colombie-Britannique.
La dernière étude dont j’aimerais parler porte sur le secteur des exploitations de naissance en Alberta. Cette étude a permis de mettre en évidence un élément clé, soit que ce secteur ne peut pas transférer le coût de la taxe sur le carbone. Habituellement, les producteurs et consommateurs se partagent le fardeau associé aux mécanismes de tarification du carbone. Dans les secteurs où il y a beaucoup d’échanges, comme le secteur bovin, du blé ou du canola, les producteurs domestiques n’ont aucune façon de transférer les coûts, puisque les prix sont fixés pour un marché mondial.
Il se trouve que les pertes économiques attribuables à une quelconque taxe — une taxe sur le carbone dans le cas qui nous intéresse — dépendent, dans les faits, de l’état de l’industrie à un moment donné. La dernière image que je vais vous montrer est celle qui contient la courbe rouge et bleue. Elle indique la fonction de l’offre, fonction économique que nous construisons en nous servant de modèles, avec ou sans la taxe sur le carbone. Dans le cas du secteur des exploitations de naissance en Alberta, il s’avère que, si les prix sont élevés, la taxe sur le carbone n’a pratiquement aucun coût économique, mais au fur et à mesure que les prix baissent, son coût économique augmente de façon disproportionnée. La taxe sur le carbone amplifie les effets négatifs d’un marché faible, et c’est cette non-linéarité, le fait que cette courbe soit non linéaire — elle ressemble, en quelque sorte, à un « S » inversé — qui cause cette amplification.
Dans notre scénario actuel, où le prix des vaches est élevé, les taxes sur le carbone ont très peu d’incidence sur les producteurs. Ceux-ci peuvent absorber les coûts supplémentaires et ne pas changer leurs extrants, ce qui se traduit, au bout du compte, par des coûts économiques très faibles. Il est ici question de pertes sèches et de fardeau excessif; ce sont les termes que les économistes utilisent. Cependant, lorsque le secteur est faible quand les prix sont bas, les conséquences d’une taxe sur le carbone sont plus marquées en réalité qu’elles le seraient dans d’autres situations.
Je suis certain que vous avez beaucoup de questions à poser sur les sujets que M. Rivers et moi avons abordés. Encore une fois, merci de nous avoir invités. Je me réjouis à la perspective de répondre à vos questions.
Le vice-président : Merci à vous deux de vos présentations. Elles étaient très intéressantes. Nous allons maintenant passer à la période des questions, mais avant de céder la parole à mes collègues, monsieur Rivers, vous avez dit que la taxe sur le carbone n’avait aucune incidence sur le prix des aliments. J’ai trouvé cela intéressant, mais la question ultime est de savoir si elle a une incidence sur les profits agricoles.
M. Rivers : Voici ce que je dirais : le prix des aliments que les consommateurs paient reflète les intrants d’un certain nombre de secteurs; il reflète ceux des agriculteurs, mais aussi ceux des grossistes, des distributeurs et des détaillants, et il reflète aussi le commerce. Une fois que nous avons commencé à ajouter tous ces autres intervenants, une partie relativement modeste du prix des aliments que les consommateurs paient va directement aux agriculteurs, si bien que tout excédent de taxe que les agriculteurs transmettent sous forme de taxes sur le carbone finit par avoir une incidence vraiment limitée après que vous avez ajouté les coûts de la vente en gros et au détail, et cetera. Voilà pourquoi, en utilisant un modèle informatique, nous observons une faible incidence de la taxe sur le carbone sur le prix des aliments.
Vous avez raison de faire remarquer que cette ponction fiscale supplémentaire doit venir de quelque part et qu’elle se manifeste en partie par une réduction des profits des agriculteurs ou des salaires sur les fermes ou du prix des terres et, dans une certaine mesure, de la compétitivité sur la scène internationale.
Le sénateur Oh : Merci, monsieur, d’être venu aujourd’hui.
Certains témoins croient que la nouvelle politique nationale de tarification du carbone place le secteur agricole du Canada en situation périlleuse. Dans votre article concernant l’incidence de la taxe sur le carbone sur le commerce agricole, vous affirmez que peu de preuves suggèrent l’existence d’un soi-disant risque. Pouvez-vous nous dire ce que vous avez observé pour appuyer cette conclusion?
J’ai visité deux grands secteurs de producteurs de concombres de serre en Ontario, et ils sont tous inquiets. Ils m’ont dit que si la taxe actuelle entre en vigueur, ils devront partir aux États-Unis pour faire des affaires. Ils n’ont pas les moyens de faire concurrence aux concombres importés des États-Unis.
M. Schaufele : Nic est bien placé pour parler du secteur de la serriculture. Il a modélisé les conséquences pour ce secteur en particulier.
L’article auquel vous faites allusion porte sur le commerce international en Colombie-Britannique avant et après la taxe sur le carbone comparativement à d’autres provinces canadiennes. Nous employons un modèle pour déceler une éventuelle incidence en Colombie-Britannique, province qui a instauré une taxe sur le carbone qu’on ne retrouve pas ailleurs au pays. Nous ne trouvons simplement rien. Je pense que nous devons faire preuve de prudence dans le contexte de cette interprétation. Nous ne trouvons simplement rien concernant la compétitivité sur la scène internationale.
Cela dit, le secteur agricole en Colombie-Britannique n’est pas comme celui d’autres régions du pays. Il est différent. Il est axé sur la culture fruitière. La structure de son secteur agricole n’est pas la même que dans les provinces des Prairies, en Ontario ou au Québec. Nous ne devons donc pas prendre les résultats au pied de la lettre.
La deuxième chose que nous devons garder à l’esprit est que, lorsque nous disons que nous ne trouvons pas de preuves, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’incidence. Nous n’avons pas encore trouvé de preuves. Il est possible qu’il y ait une incidence, sauf que nous n’avons pas encore été capables de la repérer.
Lorsque j’ai mis à jour l’étude à laquelle vous avez fait allusion pour le secteur des bovins, j’ai observé une incidence négative sur lui. Cependant, la dérogation visant les règles relatives au carburant agricole que la province de la Colombie-Britannique a accordée en 2012 a presque neutralisé entièrement cette incidence.
Lorsque nous affirmons que l’incidence sur la concurrence internationale est minime, nous voulons signifier que, compte tenu des politiques climatiques en vigueur depuis un certain nombre d’années, les données dont nous disposons ne peuvent montrer d’incidence.
Le secteur de la serriculture est spécialisé, car il utilise plus de gaz naturel et d’énergie que les autres. Je pense que Nic peut en témoigner.
M. Rivers : Merci de votre question. Je pense qu’elle est pertinente.
Comme je l’ai mentionné dans mes commentaires, je pense que s’il y a un secteur agricole dont on devrait se préoccuper, c’est celui de la serriculture. Les chiffres que j’ai pour l’Ontario suggèrent que l’énergie représente environ 7,5 p. 100 de tous les intrants agricoles de ce secteur. C’est donc dire que, pour chaque dollar dépensé, ils consacrent 7,5 cents à l’énergie, en grande partie du gaz naturel. Comme l’énergie constitue une partie importante de leurs intrants, ils sont sujets aux fluctuations du prix du gaz naturel. C’est un secteur que nous voulons garder à l’œil.
À l’heure actuelle, les politiques en vigueur au Canada haussent le prix du gaz naturel de quelque chose comme le quart, d’environ 25 p. 100. Il hausse le prix de tous les intrants. Si nous prenons ces 7,5 p. 100 que l’énergie représente pour la serre moyenne et le haussons de 25 p. 100, nous parlons d’une incidence d’environ 1 ou 2 p. 100 sur le prix total des intrants que devra payer le secteur agricole. Encore une fois, je pense qu’il ne s’agit pas d’une incidence banale, mais que l’avenir nous dira si c’est suffisant pour faire en sorte que les exploitants de serres quittent le pays.
La politique actuelle en Alberta et en Colombie-Britannique a été d’exempter les producteurs serricoles presque entièrement de la taxe sur le carbone. Je pense que c’est une erreur. Bien que je convienne que la taxe puisse nuire à leur compétitivité, surtout si les prix augmentent dans le secteur, je pense qu’il y a de meilleures façons qu’une dérogation pour éviter la baisse de la compétitivité sur la scène internationale. Comme je l’ai dit, une dérogation n’incite en rien le secteur serricole à réduire ses émissions de gaz à effet de serre et transpose le fardeau sur le reste de l’économie, ce qui signifie que le reste d’entre nous devons redoubler d’efforts. Compte tenu des cibles ambitieuses que nous avons, nous ne pouvons pas nous permettre de faire que des secteurs ne soient pas touchés par les prix du carbone. Nous voulons inciter tout le monde à réduire les émissions. La suggestion serait de continuer à imposer le prix du carbone aux serres, mais de trouver d’autres façons de les appuyer pour qu’elles soient concurrentielles sur la scène internationale.
À titre d’exemple, le gouvernement de l’Ontario permet aux producteurs serricoles d’opter pour leurs dérogations aux règles de la compétitivité. Lorsqu’un de ces producteurs opte pour une dérogation aux règles du plafonnement et de l’échange, il obtient des permis gratuits en fonction de la quantité de gaz à effet de serre qu’il produit. Ce système continue d’appliquer la taxe sur le carbone aux producteurs serricoles, si bien qu’il continue de leur donner un incitatif pour réduire les émissions, mais ensuite, le gouvernement leur verse des remises pour compenser une partie de ces incidences sur la compétitivité. C’est le type de système qui, selon moi, contribue à protéger la compétitivité du secteur serricole.
Le sénateur Ogilvie : Monsieur Rivers, vous avez donné deux exemples dans lesquels il y avait un mécanisme différent pour traiter le coût d’une taxe sur le carbone pour des contributeurs importants : la subvention à l’industrie agricole et catégorie particulière générale que vous avez mentionnée et la dérogation du secteur serricole aux règles régissant la taxe sur le carbone. Lorsque j’entends cela, je me demande si cet exercice au Canada en vaut vraiment la peine. Si on a une situation où les grands contributeurs sont essentiellement dédommagés pour leurs contributions et que les perceptions sont haussées dans les secteurs où on perçoit que l’incidence du carbone n’a pas de répercussions économiques importantes — donc qu’il ne s’agit pas d’un contributeur majeur dans l’ensemble —, pourquoi faisons-nous cela? Cela laisse-t-il entendre que l’ensemble des contributions du Canada aux émissions de carbone provenant de sources que nous essayons d’imposer sont relativement insignifiantes à l’échelle mondiale?
M. Rivers : Je ne suis pas sûr de l’orientation à prendre. Il y a deux catégories d’émissions dans le secteur agricole. Il y a des émissions provenant des combustibles fossiles ou des émissions provenant de sources d’énergie qui se produisent lorsque les exploitations agricoles utilisent du diesel dans un tracteur ou du gaz naturel dans une serre. Dans une large mesure, elles ont été visées par une dérogation à la politique climatique canadienne, et j’estime que c’est une erreur. Elles représentent une partie relativement modeste des émissions totales. Je ne connais pas le pourcentage exact, mais je croirais qu’il est inférieur à 1 p. 100 des émissions canadiennes.
Une source d’émissions beaucoup plus importante est celle des émissions de carburants sans combustion. La politique ne s’est pas vraiment intéressée à elles de façon sérieuse au Canada. Elles représentent environ 8 p. 100 des émissions totales de gaz à effet de serre du Canada, source beaucoup plus considérable. Je pense qu’une des choses que nous voulons faire avec la politique future est de vraiment trouver une façon de composer avec ces émissions de gaz à effet de serre sans combustion.
Pour ce qui concerne les dérogations que j’ai mentionnées, je pense que si vous parlez de la contribution du carburant utilisé dans le secteur agricole canadien aux émissions de gaz à effet de serre mondiales, vous avez raison de dire que ce secteur n’est pas un contributeur important. Ce qui me préoccupe c’est que, si nous commençons à accorder des dérogations en réponse à des inquiétudes soulevées concernant la compétitivité, nous nous éloignions de la politique la plus rentable. Je pense qu’il y a des moyens pour nous d’appuyer le secteur agricole et de contourner ces préoccupations relatives à la compétitivité d’une façon qui soit plus rentable que les dérogations.
Je suggère que nous suivions la voie stratégique que nous avons suivie dans toutes ces provinces — l’Alberta, l’Ontario, le Québec et la Colombie-Britannique — et que nous prenions une partie des revenus tirés de la taxe sur le carbone et les utilisions pour offrir du soutien à des secteurs particuliers dont on estime qu’ils risquent de perdre en compétitivité.
Le sénateur Ogilvie : Ce serait trop long de continuer sur ce sujet, alors je vais poser une autre question brève, si vous me le permettez.
Le vice-président : Je vous en prie.
Le sénateur Ogilvie : La question que j’ai soulevée s’inscrit dans le contexte plus général des nations en ce qui touche la contribution mondiale.
Monsieur Schaufele, sur le tableau que vous nous avez montré en ce qui concerne la baisse des rendements de canola en fonction de la température quotidienne, je suis absolument persuadé que vous contrôliez toutes les variables, mais je veux simplement vous poser des questions à leur sujet. Pour produire un tableau comme celui-là fondé sur la production à ce jour sur une base annuelle doit avoir exigé une importante évaluation des variables, comme les acres utilisés, les conditions de fertilisation, la question de savoir si elles ont changé au fil du temps, et cetera. Pourriez-vous me donner une idée de la mesure dans laquelle il est difficile de produire un tableau comme celui-là?
M. Schaufele : Ces types de modèles sont maintenant devenus la norme dans ce type d’analyse. On a commencé par étudier le contexte étatsunien. Quelques autres articles se sont penchés sur le contexte canadien, au Manitoba et en Alberta.
Pour produire des estimations comme celles-là, nous prévoyons toutes sortes de conditions météorologiques, tant pour ce qui est de la linéarité que des polynômes. Nous tenons compte des évolutions chronologiques pour saisir les changements d’ordre technique; c’est l’idée qu’un tracteur contemporain est bien meilleur qu’un tracteur d’il y a 50 ans, donc nous en prenons note. Nous tenons compte des variations de température quotidiennes. Nous utilisons la température quotidienne et nous l’entrons dans un modèle statistique pour essayer d’isoler tous les éléments sauf les journées de températures extrêmes.
Le désavantage de ce modèle est que nous nous retrouvons à l’échelle municipale rurale plutôt qu’à l’échelle des exploitations agricoles individuelles. Nous n’avons pas de données sur les exploitations agricoles individuelles; nous avons des données sur les municipalités rurales en Saskatchewan.
Compte tenu de nos contraintes sur le plan des données, nous sommes relativement certains d’avoir cerné l’incidence de la température sur les rendements et, dans les faits, nos résultats égalent ou corroborent ceux d’autres études menées au Canada et aux États-Unis. Nous tenons compte des conditions météorologiques, des changements technologiques — que ce soit au niveau des engrais ou de la machinerie — et du temps.
Le sénateur Ogilvie : Les hausses de production?
M. Schaufele : Les hausses de production, oui.
Le sénateur Ogilvie : Et la superficie?
M. Schaufele : L’augmentation de la superficie, oui.
Le sénateur Ogilvie : Merci.
Le sénateur Pratte : J’ai deux questions. Premièrement, je veux simplement m’assurer que j’ai bien compris votre affirmation selon laquelle vous n’aviez décelé aucune incidence de la taxe sur le carbone sur le commerce, sur les fuites. Est-il possible — je pense que vous avez dit que ce l’était, mais je veux simplement le vérifier — que, si vous n’avez observé aucune incidence, c’est que, premièrement, la taxe sur le carbone en Colombie-Britannique reste toujours relativement peu élevée contrairement au prix des matières premières? En conséquence, lorsque la taxe augmente — et je pense que le gouvernement actuel a dit qu’il la hausserait — dans une situation où les prix sont moins élevés, il pourrait y avoir une incidence? Nous pourrions en observer une?
M. Schaufele : Je pense qu’il y a deux ou trois façons de répondre à cette question. Premièrement, la taxe sur le carbone que nous avons examinée dans les faits a été mise en place en 2008, et nos données remontent à 2012. Le prix des matières premières était relativement instable pendant cette période. Il était élevé pendant un certain temps, ensuite il a été bas avant de rebondir. Nous estimons une moyenne pendant cette période complète. Il se pourrait que l’incidence dépende des prix. Mon analyse pour le secteur des bovins en Alberta montre que c’est un élément très important.
Lorsque la taxe sur le carbone augmente, quoi que les résultats précédents aient montré, ce sera plus coûteux pour les agriculteurs. Voilà pourquoi on a une taxe sur le carbone plus élevée; nous voulons offrir un meilleur incitatif pour réduire les émissions. En conséquence, on s’attend à ce que les changements s’opèrent au niveau du potentiel de fuites supplémentaires. Il est difficile à dire si c’est significatif dans le contexte du monde réel. Nos résultats ne nous disent pas grand-chose sur ce point, malheureusement.
Le sénateur Pratte : J’aimerais maintenant enchaîner sur la question du sénateur Ogilvie. Je ne suis pas certain de comprendre les approches de rechange que vous proposez, monsieur Rivers. Je vais tenter d’expliquer ce que je ne comprends pas.
Si un secteur en particulier n’est pas exempté de la taxe sur le carbone, mais est perçu comme étant vulnérable à l’incidence de cette taxe sur sa compétitivité, je crois comprendre que vous proposez que le gouvernement d’une province, par exemple, le subventionne ou le dédommage parce qu’il perçoit ce secteur comme étant à risque. En conséquence, dans les faits, ce secteur particulier ne serait pas soumis à l’incidence de la taxe sur le carbone, c’est bien cela? Il serait dédommagé?
M. Rivers : Oui. Je vous rappelle que la compensation est offerte à la ferme et non au secteur. Je me suis peut-être mal exprimé, mais je crois que ce n’est pas une bonne chose.
La façon dont fonctionnent ces mécanismes… Je vais vous parler du mécanisme de l’Alberta. Il établit un rendement de base pour les divers secteurs. Si j’ai une aciérie ou une société pétrolière, je sais que la référence sera établie en fonction des sociétés pétrolières les plus performantes de la province. Cette référence représentera peut-être un certain nombre de kilogrammes de CO2 par baril de pétrole produit. Si j’arrive à réduire davantage l’intensité des gaz à effet de serre de mon entreprise, le gouvernement m’accordera une subvention nette. Si l’intensité est supérieure à la référence, le gouvernement m’imposera une taxe nette. Ce type d’approche vise à inciter les sociétés à réduire leurs émissions et aussi à rester dans la province.
Je vais vous donner un exemple dans le domaine de la serriculture. Le gouvernement pourrait par exemple offrir 1 $ pour chaque tonne de tomates — je ne sais pas quel serait le prix approprié —, mais imposer une taxe pour chaque tonne de gaz à effet de serre produite. Cette association de taxes et de subventions incite les producteurs à produire beaucoup de tomates, permet de maintenir les bas prix et incite les producteurs à réduire leurs émissions de dioxyde de carbone.
C’est ce qu’on appelle une réglementation axée sur les résultats ou une norme de rendement, et c’est ce qu’on utilise de plus en plus pour la réglementation des gaz à effet de serre dans le monde. La Californie utilise ce genre de politique dans le but de réduire les émissions. On y a recours parce qu’elle permet d’éviter de modifier le prix des extrants vendus. On n’a pas à changer le prix des tomates vendues par la ferme, mais on favorise tout de même la réduction des émissions.
Les exemptions, quant à elles, permettent aussi d’éviter la modification du prix des tomates, mais elles n’incitent pas les producteurs à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Je propose donc qu’on s’éloigne des exemptions et qu’on adopte plutôt une approche de subvention axée sur les extrants, par l’entremise de laquelle le gouvernement utilise une partie des revenus émanant de la taxe sur le carbone pour aider le secteur. Donc, je le répète : la taxe vise les émissions de gaz à effet de serre et la subvention vise les extrants : les tomates, les concombres, et cetera.
[Français]
Le sénateur Dagenais : J’ai deux questions à poser à M. Schaufele. Le mot « taxe » fait peur à tout le monde, car nous savons qu’une taxe finit éventuellement par vider les poches du consommateur. J’ai écouté vos constatations sur le passé, et je crois qu’il faut avoir une perspective à long terme et à très long terme.
Ne croyez-vous pas qu’il est trop tôt pour déterminer qu’une taxe sur le carbone n’aura pas d’effet sur les prix? Surtout compte tenu des produits qui arrivent des États-Unis. Malheureusement pour les produits canadiens, les produits des États-Unis sont toujours moins chers et le consommateur achète le produit qui est moins cher. J’aimerais entendre votre opinion à ce sujet, et j’aurai ensuite une autre petite question à vous poser.
[Traduction]
M. Schaufele : Je crois que M. Rivers a parlé du prix des aliments, mais de façon générale, il faut se demander si les producteurs nationaux sont capables de transférer cette taxe. La pensée traditionnelle à court terme veut que le prix soit établi en fonction de la concurrence à l’échelle mondiale. Tout avantage qu’auront les Canadiens sur les prix mondiaux nous permettra de faire croître notre industrie. Si nous sommes en situation de désavantage concurrentiel, nous devrons réduire la taille de notre industrie. Il est difficile, dans le réseau commercial mondial, de faire payer le prix aux consommateurs parce que cela donnera lieu à l’importation de biens moins coûteux d’autres pays.
Il est difficile de faire des prévisions à long terme. Personnellement, je ne sais pas quelles seront les conséquences à long terme de tout cela. Si l’on se fie aux tendances de certains secteurs… Je ne pense pas nécessairement à la tarification du carbone, mais peut-être au système de plafonnement et d’échange associé au SO2, qui a permis aux entreprises de réduire les émissions plus rapidement que ce qu’on avait prévu. C’est ce qui arrive lorsqu’on incite les producteurs à investir dans les technologies. Ils s’en sortent souvent mieux que ce qu’on avait pensé. Cela étant dit, il est difficile de tirer des conclusions définitives à cet égard.
[Français]
Le sénateur Dagenais : À l’avenir, quels seront les plus grands défis que le gouvernement devra relever s’il veut satisfaire ou calmer les attentes des producteurs canadiens? Parce qu’ils attendent que le gouvernement canadien pose des gestes.
[Traduction]
M. Schaufele : Je crois qu’il y a deux défis à relever. Je vais parler de la taxe sur le carbone de la Colombie-Britannique. Lorsqu’elle a été mise en œuvre, les producteurs de la province étaient tout aussi inquiets que le sont aujourd’hui les producteurs de la Saskatchewan, de l’Alberta et des autres provinces. Ils croyaient que la taxe allait décimer l’industrie. Quelques années plus tard, ils ont réalisé que ce n’était pas si mal. Ils ont notamment compris que l’incidence de la taxe sur leur bénéfice net était beaucoup moins grande que ce qu’ils pensaient, et représentait 1 p. 100 des coûts dans la plupart des cas. Ensuite, les producteurs étaient d’avis qu’ils avaient un avantage stratégique par rapport aux États de Washington et de l’Oregon, dans le cas de la Colombie-Britannique, puisque ces États songeaient à appliquer une taxe similaire sur le carbone. Comme les producteurs s’étaient déjà adaptés à la taxe, ils seraient avantagés par rapport à ces États s’ils décidaient d’appliquer la tarification du carbone.
Cela étant dit, on ne peut pas ignorer la complexité administrative de ces mesures. Lorsque les programmes sont complexes sur le plan administratif, sans égard à leur incidence sur le bénéfice net, cela dérange les gens. Ce que je veux dire, c’est que je ne suis pas certain.
La sénatrice Petitclerc : J’aimerais connaître votre opinion. Nous avons pour objectif de réduire les émissions, mais nous devons aussi être compétitifs. Je comprends cela. Jusqu’où pouvons-nous aller pour atteindre nos objectifs sans nuire au secteur économique?
J’ai lu au sujet de la Suède. Je sais que cela ne se rapporte pas uniquement au domaine de l’agriculture, mais le pays est très agressif et impose de lourdes taxes depuis 1991 ou 1992. J’ai lu quelque part qu’on imposait 140 $ par tonne et que cela avait entraîné de bons résultats. À quel point doit-on être agressif? Sommes-nous assez agressifs pour maintenir cet équilibre?
Quels sont les bons modèles et les meilleures pratiques? De quel pays du monde devons-nous nous inspirer pour atteindre ces résultats dans le domaine de l’agriculture tout en protégeant le secteur?
M. Schaufele : Je pourrais répondre de nombreuses façons à cette question. M. Rivers peut vous en parler également. Lorsqu’on parle d’établir des objectifs agressifs, il s’agit d’une décision publique et politique, d’une part.
D’autre part, selon le modèle de tarification du carbone le plus simple qu’on puisse concevoir — celui qu’on enseigne aux étudiants de premier cycle —, on devrait fixer un prix et l’appliquer à tous les intervenants. Ce prix devrait correspondre aux dommages marginaux associés à l’émission d’une tonne. C’est le modèle optimal de tarification du carbone qu’il faudrait établir. Dans la pratique, il est difficile à mettre en œuvre.
Ensuite, il faut prendre du recul et se rappeler pourquoi nous utilisons le mot « prix ». Nous l’utilisons en raison de la défaillance du marché en ce qui a trait au climat mondial. Il n’y a pas de marché pour les gaz à effet de serre. Il s’agit d’un intrant dans le processus de production, non seulement dans le domaine de l’agriculture, mais aussi dans toutes sortes de secteurs, et on l’utilise gratuitement. Il n’y a pas de marché pour cela et c’est un problème.
On établit habituellement le prix en fonction des modèles d’évaluation intégrative. Nic est un expert dans ce domaine. J’espère qu’il pourra vous en parler.
Les bons modèles sont peu nombreux dans le secteur de l’agriculture. Je dirais que l’expérience de la Colombie-Britannique de 2008 à 2012 représente un excellent modèle. Cela dit, on pourrait y apporter des modifications. M. Rivers a raison lorsqu’il dit que l’exemption était probablement plus coûteuse que nécessaire en vue de réduire les émissions dans ce secteur.
Le vice-président : M. Rivers veut-il répondre à la question?
M. Rivers : C’est une bonne question. Je peux y répondre en deux temps. D’abord, vous avez demandé jusqu’où on pouvait aller sans causer de dommages graves à l’économie. La réponse se trouve dans les modèles informatiques. Bien sûr, nous n’avons jamais fait cela avant alors nous ne pouvons pas nous fier au passé pour savoir comment l’économie répondra à l’augmentation du prix du carbone. Nous devons faire des prévisions, qui sont incertaines.
Cela étant dit, je crois que les modèles montrent de manière constante que les économies peuvent supporter le prix élevé du carbone sans qu’il y ait des changements importants dans la production économique générale. Qu’est-ce que je veux dire par là? Que nous pourrions imposer une taxe sur le carbone de plusieurs centaines de dollars par tonne sans que cela ait une grande incidence sur la production économique et sur le PIB. Les changements auraient trait aux extrants du secteur et à la structure économique. Nous passerions de secteurs à forte intensité carbonique vers des secteurs à moindre intensité carbonique. À l’échelle globale, on ne constaterait pas de changement économique important sur le plan des salaires, par exemple.
L’empreinte de carbone du secteur de l’agriculture est plus importante que celle de la moyenne, mais pas beaucoup. Environ 3 p. 100 des intrants du secteur sont attribuables à l’énergie. Si l’on réduisait de manière importante le prix de ces intrants et que — on l’espère — le secteur agricole répondait en réduisant l’utilisation de ces intrants, le prix de l’agriculture finirait par subir des changements, mais ils ne seraient pas très importants.
Par exemple, si 3 p. 100 des intrants de l’agriculture proviennent de l’énergie, une taxe sur le carbone de 100 $ par tonne ferait doubler le prix de l’énergie; si les agriculteurs ne prenaient aucune mesure en retour, on augmenterait de 3 p. 100 le prix dans le secteur agricole. Ce montant est assez minime si on le compare aux fluctuations du prix des extrants année après année ou à la fluctuation du prix de l’engrais, qui sont des intrants beaucoup plus importants pour les fermes. Le prix de l’engrais a triplé au cours des 10 dernières années, ce qui a une incidence beaucoup plus grande sur les prix et les profits des fermes que la tarification du carbone prévue.
C’est la même chose pour le prix des extrants agricoles. Le changement du prix du canola ou des cochons par exemple a une incidence beaucoup plus grande sur les profits des fermes que le prix du carbone, surtout que la taxation du carbone entraîne des revenus pour le gouvernement. Avec ces revenus, le gouvernement devrait offrir des subventions aux secteurs touchés afin qu’ils puissent être compétitifs sur la scène internationale. Ce pourcentage est beaucoup plus élevé que la taxe prévue sur le carbone.
Le vice-président : Ma première question avait trait à l’incidence de la taxe sur le profit des fermes. Si l’on ajoute des subventions à cela, alors il faut parler de leur incidence sur le commerce.
Le sénateur Ogilvie : J’aimerais que vous m’expliquiez une chose. Monsieur Rivers, lorsque vous avez répondu au sénateur Pratte, vous avez parlé des mesures que vous souhaiteriez voir appliquées dans le secteur de la serriculture et dans le secteur pétrolier. Ce que vous avez décrit diffère de ce que vous avez dit dans votre exposé, sur la situation de ces deux secteurs. Je croyais vous avoir entendu dire qu’on avait réduit l’incidence de la taxe sur le carbone dans le secteur de la serriculture et que dans le secteur pétrolier, les subventions aidaient à compenser les coûts. J’aimerais savoir si vous avez donné le meilleur exemple possible en réponse à la question du sénateur Pratte au sujet de la situation actuelle.
M. Rivers : Vous méritez des explications. Je n’ai pas été clair. Il s’est passé diverses choses dans les diverses provinces. Ce qui s’est passé en Colombie-Britannique est différent de ce qui s’est passé en Ontario, par exemple. La Colombie-Britannique a exempté de taxe l’utilisation des combustibles à la ferme. Elle a aussi accordé une réduction de taxe de 80 p. 100 pour l’utilisation du gaz naturel dans les serres; ce secteur se trouve donc exempté. Je crois que c’est une erreur. Le cadre pancanadien exemptait aussi l’utilisation des combustibles à la ferme. Je crois que c’est une erreur.
L’Ontario n’offre pas de telles exemptions. La province a permis aux grandes serres de prendre part à ses mécanismes en matière de concurrence, ce qui fonctionne bien si les serres ont la capacité de gérer le fardeau administratif que cela entraîne. Cela ne fonctionne pas aussi bien pour les petites serres. Je crois qu’il vaudrait mieux utiliser une variante du programme de l’Ontario et officialiser ces subventions à la concurrence pour toutes les serres. L’Alberta a fait à peu près la même chose que l’Ontario. C’est difficile à comprendre parce que l’expérience varie grandement d’une province à l’autre.
Le sénateur Woo : Vous m’excuserez de mon retard. J’avais un autre rendez-vous ce matin. J’espère qu’on n’a pas déjà abordé la question : l’un de vous deux pourrait-il nous parler de l’efficacité et du caractère souhaitable des rajustements de taxes à la frontière pour pallier les différences dans les régimes de réduction des émissions de carbone parmi les partenaires commerciaux?
M. Schaufele : M. Rivers saura répondre mieux que moi à cette question.
M. Rivers : C’est une bonne question. Il y a deux types d’ouvrages à ce sujet : les ouvrages juridiques et les ouvrages économiques.
Je vais tenter de résumer les ouvrages économiques. Les études montrent que le rajustement des taxes à la frontière permettrait de réduire les fuites et les changements relatifs à la concurrence, mais il pourrait aussi servir de politique du « chacun pour soi » dans certains pays. C’est donc du protectionnisme commercial et l’on s’inquiète des inégalités entre les pays. De façon particulière, si l’on appliquait le rajustement des taxes à la frontière, il semble que le fardeau pèserait sur les pays les moins riches.
Les ouvrages juridiques et sur la politique publique se penchent sur le caractère légal d’une telle pratique. Je crois qu’on ne le sait toujours pas, mais d’après mes lectures, il y a un certain optimisme associé au recours légal au rajustement de taxes à la frontière. En d’autres termes, ces pratiques respecteraient l’OMC et le GATT. Personne ne les a encore mises à l’essai, alors il faudra attendre qu’un pays y ait recours pour ensuite être jugé par un tribunal.
Le sénateur Woo : Pour faire suite à l’argument voulant que le fardeau économique repose sur les pays pauvres et qu’on applique des politiques de type « chacun pour soi », on pourrait intégrer des dispositions spéciales sur le traitement différencié au régime international. On atténuerait ainsi ces effets.
M. Rivers : Oui, je suppose que ce serait possible. Je n’ai pas lu d’ouvrages qui parlent de telles mesures ou de la façon dont elles respecteraient le GATT. Vous avez probablement raison. Il y a beaucoup de voies à explorer.
Je n’en ai pas parlé tout à l’heure, mais on s’inquiète de la possibilité de représailles contre ces mesures de protectionnisme commercial, même si l’objectif premier de cette taxe à la frontière était de les promouvoir. On hésite à se lancer, pour des raisons évidentes.
Le sénateur Woo : Pour conclure, je ne dis pas que je suis pour le rajustement de taxes à la frontière, mais je suis heureux que vous nous ayez transmis des pistes de réflexion. Il faudra faire preuve de prudence lorsqu’on songera à ces politiques, le cas échéant.
Le vice-président : Messieurs Schaufele et Rivers, merci beaucoup de vos exposés. Vous nous avez donné beaucoup d’information, ce qui alimentera notre réflexion, et nous vous sommes reconnaissants de vos exposés. Monsieur Rivers, bon séjour à Paris.
Pour la deuxième partie de la réunion d’aujourd’hui, nous accueillons Tony Shaw, professeur en géographie à l’Université Brock. Merci d’avoir accepté notre invitation à témoigner devant le comité. J’invite le témoin à faire son exposé, puis il y aura une période de questions et de réponses.
Je répète que je demande aux sénateurs d’être brefs et d’aller droit au but lorsqu’ils posent leurs questions, et je demande au témoin de faire de même dans ses réponses.
Monsieur Shaw, vous avez la parole.
Tony Shaw, professeur en géographie, Université Brock, à titre personnel : Je tiens à remercier le comité de son invitation. C’est un grand privilège d’être ici pour vous donner mon opinion sur les changements climatiques au Canada. Je vais particulièrement traiter de certains défis avec lesquels doit composer l’industrie vinicole au Canada et de la manière dont nous pouvons nous adapter à certains de ces changements et peut-être même atténuer certains des effets associés aux changements climatiques.
La contribution globale de l’industrie vinicole à l’économie est évidemment relativement faible, mais très importante. Comme vous le savez, le Canada importe et exporte du vin, mais nous en importons plus que nous en exportons. L’industrie est en essor partout au Canada. J’ai indiqué dans ma présentation les régions où nous retrouvons de la viticulture commerciale. Si nous commençons par l’est, la vallée de l’Annapolis est une région très importante pour la production de fruits; l’industrie est en croissance dans la région de Northumberland et est même présente à l’Île-du-Prince-Édouard. J’y suis justement allé, et la province a un certain nombre de vignobles qui se portent très bien. Cette industrie va de pair avec l’agrotourisme dans ces régions.
Plus à l’ouest, au Québec, le Sud du Québec offre de magnifiques paysages. Des artisans de la région cultivent du raisin et fabriquent du vin depuis de nombreuses années, et la région est également reconnue pour ses pomiculteurs.
Passons ensuite à l’Ontario. Dans la région des Grands Lacs, nous savons que la région de Niagara se démarque comme étant la meilleure région pour la viticulture au Canada, principalement en raison des influences modératrices du lac Ontario et du lac Érié. N’empêche que nous avons de nouvelles régions en essor en Ontario, dont le comté de Huron et le comté de Norfolk, qui deviendra d’ici la fin de l’année, avec un peu de chance, la quatrième appellation en Ontario. Nous avons le comté de Grey, et certains essaient même de cultiver du raisin dans la vallée de l’Outaouais.
Nous continuons notre périple au Canada, et nous sautons par-dessus les Prairies. La raison pour laquelle la viticulture n’est pas présente dans cette région, c’est principalement en raison des grands froids hivernaux.
Nous passons ensuite à la vallée de l’Okanagan, qui est la deuxième région en importance au Canada et qui est reconnue pour sa production de fruits tendres et de pommes, mais ces productions disparaissent rapidement au profit de la viticulture. Nous avons ensuite la vallée du Bas-Fraser et la partie est de l’île de Vancouver.
Voilà les régions canadiennes; ce n’est pas une coïncidence si l’industrie y est présente principalement en raison du climat, parce que c’est le principal facteur qui détermine les régions où nous pouvons cultiver du raisin au Canada ou ailleurs dans le monde. C’est la principale limite.
J’aimerais traiter de ce qui se passe quant aux changements climatiques. Vous avez des statistiques devant vous qui proviennent de l’Association des vignerons du Canada; je voulais vous donner une idée de la contribution de cette industrie. L’industrie a une grande importance symbolique pour le Canada, principalement parce que, parmi les vins canadiens, le vin de glace jouit évidemment d’une renommée internationale. J’ai participé à de nombreuses conférences partout dans le monde. Chaque fois que les gens parlent de vins, ils parlent du vin de glace. Cette industrie est aux prises avec d’importants défis en raison des changements climatiques.
L’élément que nous avons tendance à regarder lorsque nous examinons l’évolution du climat au cours des 50 dernières années, c’est la température. La température est le principal facteur qui détermine les régions où vous pouvez cultiver avec succès du raisin, y compris la qualité et la quantité. Un important indice climatique reconnu à l’échelle internationale est ce que nous appelons l’indice Winkler et les degrés-jours de croissance. J’ai évalué la tendance concernant les degrés-jours de croissance pour des endroits précis dans les principales régions viticoles canadiennes, et vous pouvez voir les résultats pour ces régions sur les graphiques. Nous avons débuté en 1970, parce que nous ne voulions pas remonter plus loin dans le temps, étant donné que nous aurions dû manipuler les données pour les rendre homogènes, et cetera.
Si vous examinez la tendance générale pour toutes les régions que j’ai étudiées, vous constaterez une hausse. Autrement dit, les températures augmentent partout au Canada. Sans trop vouloir m’éloigner de l’industrie vinicole, nous savons que la région qui connaît la plus forte hausse de température au Canada est l’Arctique, et c’est reconnu à l’échelle internationale, mais je ne vais pas m’y attarder. C’est un facteur établi et bien connu qui se fonde sur des données empiriques, en particulier les données sur les températures dans l’Arctique et une grande partie du Canada. Toutes ces régions changent et évoluent.
C’est bien connu; le Canada a un climat froid. Nos étés ont tendance à être un peu plus froids que les étés de certains pays méditerranéens, au sud de l’Italie, au sud de la France, en Espagne, en Grèce, en Californie, en Australie, en Afrique du Sud, et cetera. Bref, nous avons un climat froid, et c’est ce qui caractérise les régions viticoles canadiennes.
Cependant, nous avons constaté que depuis 50 ans, en particulier au sud de l’Okanagan, dans la région du Niagara et sur la rive nord du lac Érié, ces régions passent d’un climat froid à un climat chaud. Autrement dit, les cépages que nous cultivons, comme les cépages européens — nous connaissons bien le chardonnay, le cabernet franc, le merlot, le riesling, et cetera —, sont adaptés à un climat froid et fonctionnent bien. Cependant, il y a des années où il fait tellement chaud — un nombre élevé de degrés-jours en croissance — que les viticulteurs sont capables de faire mûrir des cépages adaptés au climat chaud que nous retrouvons, par exemple, dans le Sud de la France et dans certaines régions de la Californie, en particulier la vallée de Napa.
À certains égards, c’est une bonne chose. Les changements climatiques ont des avantages mixtes. D’un côté, nous constatons que les étés sont plus chauds, et cela nous permet de produire certains cépages que nous avions de la difficulté à cultiver, en particulier les cépages rouges. La maturation du cabernet sauvignon est difficile, parce que nous n’avons pas les degrés-jours de croissance requis pour l’amener à sa pleine maturation. Toutefois, comme vous pouvez le voir, il y a des années où nous avons des pointes et où c’est possible de parvenir à la pleine maturation de ces cépages.
Les données cette année sont assez préoccupantes pour la région de Niagara, parce que les degrés-jours sont en fait vraiment en deçà de la normale. Bref, nous espérions que certains cépages parviendraient à pleine maturité, comme le cabernet franc et le merlot... Pas vraiment le merlot. Le merlot est un cépage hâtif, mais le cabernet sauvignon et le cabernet franc sont des cépages qui ne parviendront pas à atteindre leur pleine maturité. Toutefois, les cépages blancs se portent à merveille, comme le riesling, le chardonnay et le pinot noir, et le climat froid et la courte saison leur seront très profitables cette année.
Voici un élément préoccupant concernant les changements climatiques, et je fais toujours le parallèle avec le TSX, la Bourse de Toronto. Autrement dit, au fil des ans, si vous achetez des actions et que vous résistez à la tentation de vous en départir, selon Warren Buffet, leur valeur augmentera au fil du temps, mais elle fluctuera considérablement d’une année à l’autre. Si vous vendez vos actions lorsque le prix atteint des sommets, vous constaterez rapidement que la valeur de vos actions aurait encore pu grimper.
C’est justement ce qui est préoccupant; dans le monde des affaires, nous appelons cela la volatilité. Nous constatons des changements dans le climat. Nous passons d’un climat plus froid à un climat plus chaud, mais il y a d’énormes fluctuations. L’un des éléments préoccupants au sujet des changements climatiques, ce sont les situations extrêmes; vous avez des étés très chauds et des étés très froids, et nous n’en sommes qu’à l’été.
Nous avons de la difficulté à avoir une certaine constance relativement à la qualité et, à certains égards, à la quantité par rapport à la récolte totale. Dans le cas des raisins à vin, cela n’a pas d’importance; nous pouvons en avoir peu, mais la qualité peut être excellente. Bref, c’est un élément préoccupant lié aux changements climatiques. Même si c’est génial de dire que les températures se réchauffent et que nous pouvons cultiver d’autres cépages, le problème est que nous ne sommes pas en mesure d’avoir une qualité constante.
Je vous expliquerai plus tard lorsque vous me poserez des questions que les vineries peuvent, dans une certaine mesure, remédier à la variation de qualité grâce à certaines pratiques viticoles et à certaines manipulations dans les vineries pour veiller à une qualité constante; nous n’avons qu’à penser au mélange, par exemple.
Voilà pour ce qui est des conditions estivales. La bonne nouvelle au sujet de notre climat, c’est que nos hivers deviennent plus doux, et c’est une bonne chose. Si vous examinez la tendance, je me suis intéressé aux températures maximales extrêmes et j’ai choisi un seuil de moins 20 °C. C’est un seuil de température qui peut causer des dommages aux bourgeons primaires, soit les bourgeons qui produisent la récolte. Donc, si vous avez des températures de moins 20 °C et moins, les bourgeons primaires seront considérablement endommagés.
Cependant, nous constatons que cette tendance et la fréquence des températures dommageables sont considérablement à la baisse; c’est certainement le cas en Ontario et dans la région de l’Okanagan. Cela demeure un problème au Québec, parce que la province a en fait un climat très continental. Il n’y a aucune grande étendue d’eau qui exerce une influence marquée sur son climat.
À l’opposé, la vallée de l’Annapolis ne connaît pas des températures aussi basses. Toutefois, la saison de croissance pose certains problèmes. Comme vous pouvez le voir, la saison de croissance est relativement courte et très froide; l’industrie est donc en mesure d’y produire d’excellents vins blancs. Je dois évidemment lever mon chapeau aux Néo-Écossais qui ont réussi en très peu de temps à produire d’excellents vins, en particulier du mousseux du cépage l’Acadie. Leurs produits connaissent un franc succès sur les marchés ontariens et canadiens, mais les producteurs néo-écossais ont encore de la difficulté à avoir suffisamment de degrés-jours pour parvenir à faire mûrir des cépages rouges.
La région de l’Okanagan s’étend sur environ 100 kilomètres du nord au sud et comprend diverses zones climatiques. Le sud se réchauffe à un rythme alarmant; cette situation peut être un problème pour les producteurs, étant donné que nous constatons que les raisins mûrissent très tôt, et un mûrissement accéléré nuit à la qualité. Il n’était pas non plus possible de faire mûrir des cépages rouges au nord de l’Okanagan, mais les producteurs sont maintenant capables d’y parvenir.
Nous constatons donc des changements positifs dans certaines régions, mais aussi des changements négatifs dans les mêmes régions.
Revenons à l’hiver. Nos hivers sont de plus en plus doux, mais l’un des aspects préoccupants au sujet de l’hiver est que nous avons des redoux suivis de froids extrêmes. Nous connaissons tous ce que nous appelons le dégel de janvier; c’est une bonne chose. Vous n’avez pas besoin de sortir pour pelleter de la neige, mais le problème pour l’industrie viticole et fruitière est que les plants, les vignes et les bourgeons à fleurs passent environ 1 000 heures en dormance et que tout redoux ou toute température plus chaude activera en fait le débourrement. Si vous avez un redoux suivi d’un froid extrême, c’est un grave problème. Les températures fluctuent énormément durant les mois hivernaux, même si la tendance générale est au réchauffement. Autrement dit, nous ne sommes pas sortis de l’auberge.
Voilà pourquoi je vous dis que l’industrie est extrêmement sensible aux températures et au climat. Comme j’aime bien le dire, c’est l’équivalent d’un canari dans une mine de charbon. Voilà pourquoi partout dans le monde où le climat évolue... En fait, nous sommes chanceux au Canada, parce que les changements climatiques peuvent être incroyablement avantageux pour le secteur agricole; nous pouvons maintenant cultiver des terres dans des régions dont le climat était autrefois considéré comme marginal.
La première conférence internationale à laquelle j’ai assisté se tenait en Afrique du Sud; c’était il y a environ 15 ans, et c’était une conférence sur le vin. Lorsque je parlais de l’industrie vinicole canadienne, les autres n’arrivaient pas à croire que nous cultivions du raisin au Canada, parce que tout le monde s’imagine que notre pays est recouvert de neige et que nous avons des hivers extrêmement rigoureux. Ils étaient loin de se douter que, par exemple, Victoria jouit d’un climat très chaud. Le Sud de la Colombie-Britannique, la région de l’Okanagan et même la région des Grands Lacs ont un climat relativement doux. Bref, ce que nous considérions comme des régions avec un climat marginal sont actuellement en train de devenir des régions très importantes pour la production vinicole.
Je dois dire que je suis extrêmement fier d’être associé à l’industrie vinicole, parce que je crois que l’industrie a en fait revitalisé de nombreuses régions rurales en y stimulant l’agrotourisme. Autrement dit, peu importe où vous allez en voyage, s’il y a une industrie vinicole, c’est toujours associé à une bonne table et à de beaux paysages. Cela attire les touristes et cela renforce l’économie et le prestige culinaire de la région. Même si nous parlons de l’industrie vinicole, nous devons donc également tenir compte des aliments associés à cette industrie. C’est une industrie très importante, et je crois que cela présente un extraordinaire potentiel économique pour redonner un second souffle au secteur agricole dans bien des régions qui connaissent des difficultés.
Que font les cultivateurs? Je dois dire que l’industrie est relativement jeune pour ce qui est de la production de ce que nous appelons le vin de table. Nous cultivons le raisin en Ontario depuis les années 1860, mais l’industrie cultivait principalement le cépage lambrusco pour en faire du jus et de la confiture. Nous ne cultivons plus ce cépage à des fins commerciales en Ontario; nous nous en sommes débarrassés. Nous cultivons donc principalement des cépages européens.
L’industrie s’efforce en fait grandement de suivre le rythme des nouvelles technologies. Même si l’industrie est jeune en fonction du nombre d’années, je dois dire que nous profitons de centaines d’années d’expérience, parce que les viticulteurs et les viniculteurs sont issus de familles d’immigrants, principalement d’Europe, mais beaucoup de producteurs viennent bien entendu d’Australie, d’Argentine et du Chili. Bon nombre de nos premiers cultivateurs dans l’industrie viticole provenaient d’Allemagne, d’Italie et de France.
J’ajouterai que cela vaut pour tous les pays du Nouveau Monde. J’étais en Argentine, et c’est la même chose; il y a de nombreux Italiens. Le Chili compte bon nombre d’Italiens et d’Espagnols. J’étais au Brésil. Le Brésil cultive le raisin et y consacre plus de 100 000 hectares. C’est majoritairement du cépage lambrusco, mais ce pays produit certains des meilleurs mousseux d’Amérique du Sud. Bien entendu, un assez grand nombre d’immigrants y habitent. Ce sont des connaissances accumulées.
L’industrie possède donc une quantité incroyable de connaissances acquises au fil des générations, mais les cultivateurs sont également très bien informés. En ce qui concerne les personnes qui cultivent actuellement la vigne, d’éminents vinificateurs et viticulteurs sont diplômés de l’institut de l’Université Brock, et ces individus se lancent dans l’industrie et connaissent en fait un franc succès. L’industrie se porte bien. Les viticulteurs sont au courant de l’influence des changements climatiques sur leur industrie, savent comment utiliser les technologies de pointe pour s’y adapter, et cetera.
L’adaptation, c’est la façon dont les agriculteurs réagissent au problème. Je ne pense pas qu’ils aient une vision très à long terme du changement climatique. C’est le rôle du gouvernement, des institutions et des universités.
Les agriculteurs eux-mêmes se battent contre les problèmes auxquels ils se heurtent au jour le jour. Les propriétaires de vignobles ne dorment jamais bien la nuit. Cette année, la saison a été extrêmement difficile en Ontario tellement il y a eu de précipitations, ce qui cause de graves problèmes de maladie fongique. Les agriculteurs doivent être vigilants. Ensuite, bien sûr, arrive l’automne. On peut avoir connu une saison parfaite jusque-là, puis soudain, il y a trop de pluie en septembre et en octobre. Les fruits peuvent être rendus à maturité, prêts à cueillir, et tous les espoirs sont déchus à cause de précipitations abondantes. Tout peut très bien aller au printemps, puis juste au moment où l’on pense que tout va bien, il y a un gel tardif de printemps.
Les agriculteurs sont toujours très vigilants. Ils doivent s’adapter et changer constamment leur stratégie en fonction des problèmes qui frappent les vignobles, particulièrement les intempéries et le changement climatique. Ils ne peuvent pas se projeter très à long terme et prévoir l’évolution du climat d’ici 15 ou 20 ans. C’est là le rôle du gouvernement, parce que le gouvernement a une perspective à long terme, dans une certaine mesure, et des plans à long terme. Les agriculteurs se soucient davantage des problèmes au quotidien. Nous devons travailler avec les deux groupes. Les agriculteurs prennent l’information que leur fournissent les instituts de recherche et les universités, puis l’intègrent à leurs activités dans leurs vignobles.
Je dois dire que nos producteurs sont très intelligents. Beaucoup détiennent un diplôme universitaire. Ce ne sont pas des avocats ni des hommes d’affaires qui ont fait fortune à Bay Street pour ensuite décider de s’établir sur un vignoble au moment de leur retraite parce que l’idée d’avoir un vignoble et de produire du vin peut sembler très romantique de l’extérieur. Il n’y a rien de romantique dans un vignoble.
Le vice-président : C’est beaucoup de travail.
M. Shaw : Je suis de tout cœur avec les agriculteurs et les producteurs de vin de l’Ontario.
Le vice-président : Monsieur Shaw, je vous remercie.
Je vis tout près de la vallée de l’Annapolis, et le sénateur Ogilvie habite dans la vallée de l’Annapolis, donc nous connaissons très bien les effets positifs des vignobles.
J’ai une question à vous poser rapidement. Vous avez parlé au tout début de vin de glace, mais vous avez également parlé des effets du changement climatique. Je présume que cela signifie que la récolte des raisins pour le vin de glace continuera de se faire de plus en plus tard, en raison du changement climatique, probablement jusque tard en janvier. Quel en sera l’effet sur la qualité du vin de glace?
M. Shaw : L’expérience nous enseigne, particulièrement dans la région de Niagara, berceau de plus de 70 p. 100 du vin de glace canadien, que la température idéale pour la récolte des raisins destinés au vin de glace, selon les normes de la VQA, la Vintners Quality Alliance, est de moins 8 degrés ou moins, mais moins 8 est le seuil supérieur. Les producteurs préfèrent cueillir le raisin à moins 10 degrés ou moins, parce qu’il se trouve alors complètement gelé. Or, il y a de moins en moins de journées à moins 8 degrés ou moins, de sorte que nous avons de moins en moins de temps pour le cueillir et que la récolte survient de plus en plus tard. J’ai d’autres diapositives sur le nombre de jours de récolte et le nombre de jours de récolte consécutifs. Dans l’ensemble, on constate que le nombre de jours de récolte diminue et que la récolte survient plus tard.
Après la mi-janvier et le mois de février, les températures remontent, et la qualité se détériore. Il y a de la pourriture, et le plus grave problème est celui des parasites. Les dates de cueillette surviennent donc de plus en plus tard, et le nombre d’heures où l’on peut cueillir le raisin pour fabriquer le vin de glace diminue rapidement. La situation inquiète beaucoup les gens du secteur.
L’un des bons côtés du changement climatique, c’est que des régions plus froides pourraient devenir propices à la production de vin de glace, mais il ne s’agit pas d’une culture annuelle comme celle du blé ou du soja, où l’on peut simplement récolter le produit et passer à autre chose. Il faut planter des vignes, ce qui coûte très cher. L’investissement est d’environ 25 000 $ par acre de vigne prête à la production. On ne peut pas simplement déménager vers une région plus froide. Le changement climatique présente des défis pour l’industrie, en raison des hivers qui se radoucissent.
Le sénateur Oh : Monsieur Shaw, je vous remercie. Nous venons de la même région, celle de Toronto et de Niagara Falls, qui ne se trouve pas très loin d’ici.
Votre article s’intitule The Influence of Institutional and Structural Constraints on Agricultural Innovation Adoption. Au sujet de l’adoption de technologies propres pour combattre le changement climatique, pouvez-vous nous expliquer quelles mesures publiques nous pourrions prendre pour stimuler l’innovation en agriculture? De même, comme vous venez de la région de Niagara Falls, où se trouve l’Université Brock, quel est l’avenir du vin de glace? Je viens de l’Ontario, et nous nous sommes taillé une réputation internationale grâce à notre vin de glace.
M. Shaw : Dans une certaine mesure, l’avenir du vin de glace reste incertain, en raison du changement climatique. Comme je l’ai mentionné, le secteur doit composer avec des hivers plus doux, ce qui signifie que certaines années, la récolte est plus hâtive. L’hiver dernier a été très bon, en ce sens que nous avons pu cueillir le raisin assez tôt, mais dans certaines régions, la récolte se fait assez tard en janvier. Elle est donc de plus en plus tardive, et le nombre de jours de cueillette diminue aussi pour la production de vin de glace.
La plupart des producteurs se dépêcheront probablement de tout cueillir dès que la température descendra à moins 8 degrés. Il suffit d’un ou deux événements survenus tôt en saison. Nous n’avons pas besoin de 15 ou de 20 jours de cueillette. Certains producteurs ne cueilleront pas tout le raisin d’un coup, parce qu’ils veulent faire des expériences et tester différents lots, mais ils n’auront pas le choix de cueillir leur raisin à différentes dates si la température ne s’y prête pas. Donc, dès que la température atteint moins 8 ou moins, on sort et l’on cueille la plupart des raisins. On n’attend pas la prochaine occasion, parce qu’elle pourrait se faire attendre encore deux ou trois semaines.
Qu’est-ce que le gouvernement peut faire? Vraiment, je ne vois pas ce que les gouvernements peuvent faire pour influencer la situation au vignoble. Il n’y a toutefois pas de modèle climatique pour nous aider à prévoir ce qui risque d’arriver dans un avenir rapproché. Comme vous le savez, pour les ouragans, par exemple, les modèles n’arrivent pas à prévoir avec exactitude comment ils se développeront plus de 72 heures à l’avance. Les systèmes météorologiques et climatiques peuvent être assez imprévisibles. Il n’est pas facile de prévoir leur évolution.
Cependant, notre modèle climatique nous expose un certain nombre de scénarios, et selon celui qu’on choisit, il indique ce qui risque d’arriver. Le gouvernement pourrait intervenir pour améliorer les prévisions météorologiques et nous donner un regard plus éclairé sur l’avenir.
Nous pourrions aussi atténuer les effets négatifs du changement climatique en améliorant dès maintenant notre gestion des gaz à effet de serre. Par exemple, la réglementation sur la tarification du carbone et la taxe sur le carbone peuvent contribuer à abaisser les niveaux de dioxyde de carbone. Le problème, bien sûr, c’est que ces changements n’auront pas d’effet immédiat. Le système climatique est beaucoup plus robuste que cela. Il faudra beaucoup de temps avant qu’on puisse observer l’effet de mesures de régulation du climat et que le niveau de dioxyde de carbone diminue clairement, mais cela ne signifie pas que nous ne devons rien faire maintenant.
J’ai l’impression qu’en effet, nous devons mâcher de la gomme et marcher en même temps. Autrement dit, nous devons nous adapter, parce que c’est la chose la plus sûre à faire. On ne pourra pas individuellement atténuer les effets du changement climatique, mais on peut essayer de le faire un peu à petite échelle. Le secteur privé et le secteur public doivent travailler main dans la main. Le gouvernement doit offrir des incitatifs aux différents secteurs, qu’ils soient obligatoires ou volontaires. Nous devons réduire nos émissions de gaz à effet de serre, mais en même temps, nous devons commencer à nous adapter, parce que nous avons le pouvoir dès maintenant de trouver des solutions aux effets immédiats du changement climatique.
Je suis pour l’atténuation, mais aussi pour l’adaptation. Bien entendu, comme nous le savons, lorsqu’il est question d’incidence des changements climatiques, nous parlons d’atténuation et d’adaptation, c’est-à-dire des deux — et non pas de l’une ou de l’autre.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Monsieur Shaw, je vous remercie de votre présentation.
Comme vous l’avez mentionné, il est possible que l’effet des changements climatiques soit positif, entre autres sur la production du vin, mais qu’en est-il pour l’économie et le commerce international? Quelle importance cette industrie peut-elle avoir à court et à moyen terme?
[Traduction]
M. Shaw : Quelle importance l’industrie peut-elle avoir à court et à moyen terme? Quand on tient compte des chiffres de l’emploi dans l’industrie vinicole, si je ne me trompe pas, la Vintners Alliance estime qu’environ 37 000 personnes y sont employées de façon permanente.
Nous savons également que, sans les travailleurs migrants, il n’y aurait pas d’industrie vinicole en Ontario. Ils jouent un rôle très important, car nous avons ainsi l’assurance d’avoir une main-d’œuvre disponible durant la période cruciale des exploitations agricoles. J’ignore si les statistiques tiennent compte des travailleurs migrants ou si elles ne comprennent que les travailleurs permanents.
L’industrie apporte une contribution directe importante en matière d’emploi, mais il y a aussi ce que nous appelons l’effet multiplicateur de l’industrie, en ce sens qu’elle attire littéralement des centaines de milliers de touristes prêts à dépenser de l’argent. À cela s’ajoutent les industries auxiliaires associées à l’industrie vinicole, notamment l’industrie alimentaire, les restaurants, les hôtels, et cetera. Dans la région de Niagara, beaucoup de gens viennent jouer au golf. Je ne suis pas un économiste, alors je ne peux pas décrire la situation avec exactitude, mais je sais qu’il y a des retombées pour l’emploi qui vont au-delà de la ferme.
Bref, l’industrie a apporté une contribution importante; en tout cas, elle a permis d’améliorer la situation d’emploi dans la région de Niagara à la suite d’une réduction importante du nombre d’emplois dans le secteur manufacturier. N’eût été l’industrie vinicole, je pense que la région de Niagara se serait trouvée dans une situation beaucoup plus difficile sur le plan de l’emploi.
Nous observons la même situation particulièrement en Nouvelle-Écosse et même à l’Île-du-Prince-Édouard. Le vin semble faire bon ménage avec l’agrotourisme parce que cela ne se résume pas seulement à la dégustation de vins : on mange de la nourriture, on visite des vignobles, on dépense de l’argent, on reste dans des hôtels ou des motels, et cetera. Il y a donc un effet multiplicateur important.
Par exemple, le comté de Norfolk était le plus grand producteur de tabac au Canada. Comme vous le savez, l’industrie du tabac est en net déclin, si bien que les agriculteurs se démènent pour trouver un moyen de la remplacer. Ils ont mis à l’essai le ginseng, mais les résultats n’ont pas été fameux. Or, aujourd’hui, la région compte 12 vignobles. Bien entendu, c’est grâce à l’appui du gouvernement provincial, qui a relancé des industries en aidant les gens à établir des vignobles et des établissements vinicoles. Ces exploitations se portent très bien, et la région représente maintenant la quatrième appellation en Ontario. J’ai d’ailleurs fait partie du processus de demande. J’ai rédigé une bonne partie de la demande, et j’ai fait des recherches sur la région. C’est un très bel endroit, et les paysages sont magnifiques. La région est dotée de l’infrastructure nécessaire. Les agriculteurs ont cessé de cultiver du tabac, mais ils gardent tout de même leurs compétences en agriculture, d’où la possibilité de se lancer en viniculture.
Voilà un exemple de cas où l’industrie vinicole prend les devants et apporte une contribution importante au secteur rural lorsque les agriculteurs jugent qu’il n’est plus rentable de cultiver certains produits. Il y a une évolution non seulement des conditions climatiques, ce qui apporte des retombées positives, mais aussi de l’économie locale de bon nombre de ces régions rurales, et cela change beaucoup la donne.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Les producteurs de tabac pourront peut-être se tourner vers le cannabis. C’est une blague, monsieur le président.
[Traduction]
Le vice-président : Beaucoup de gens voudront en faire pousser. D’ailleurs, ils sont déjà nombreux à le faire, mais pas nécessairement de façon légale.
Le sénateur Woo : Merci, monsieur Shaw, de votre exposé. J’essaie de comprendre les répercussions des changements climatiques sur la distribution de la production mondiale dans l’industrie vinicole. Selon toute vraisemblance, les effets que vous avez décrits concernant l’industrie vinicole au Canada se font sentir aussi dans d’autres parties du monde où l’on trouve des industries vinicoles. Pouvez-vous nous aider à comprendre si les changements climatiques ont des répercussions plus ou moins graves dans une région vinicole importante plutôt qu’une autre, à tel point que cela devient un facteur important dans la part du marché mondial, pour ainsi dire? Avez-vous saisi ma question?
M. Shaw : Oui. Il y a des répercussions surtout dans les régions au climat chaud, comme l’Espagne, le Sud de l’Italie, la Grèce et même la Californie. La vallée de Napa est aux prises avec de graves difficultés. Le problème là-bas, ce n’est pas que les récoltes sont à la baisse; c’est plutôt que la qualité est en train de changer.
Permettez-moi de vous donner un exemple. Nous savons que la vallée de Napa est réputée pour ses variétés rouges, surtout le cabernet sauvignon et, bien entendu, une grande partie de l’Italie et de l’Espagne ainsi que l’Australie se prêtent bien aux cépages rouges. J’étais en Argentine et au Chili, deux pays qui connaissent aussi une accélération importante des températures. En quoi cela influe-t-il sur la qualité? La présence de températures très chaudes — et elles surviennent assez tôt durant la période de maturation — donne du vin avec une très forte teneur en alcool; il faut donc trouver un moyen de désalcooliser le vin. Évidemment, on joue alors avec la qualité. Ce n’est pas tant la quantité, parce que les viticulteurs continuent de produire la même quantité de vin, mais c’est la qualité qui en souffre.
Nous n’avons pas ce problème en Ontario, mais la vallée de l’Okanagan — la zone aux abords du lac Osoyoos, qui est la région viticole la plus chaude au Canada — connaît une croissance accélérée des températures, et on y produit du vin très alcoolisé. Les producteurs de la région doivent parfois faire une récolte hâtive afin de réduire la teneur en alcool et utiliser un système de couvert différent pour maintenir à l’ombre les cépages. Je suis allé en Grèce, et la pratique là-bas consiste à entourer les vignes d’un mince filet afin de réduire la quantité de radiation ou à couvrir les grappes de plus de feuillage afin de les protéger et de réduire ainsi le taux de mûrissement.
C’est donc un problème qui se manifeste partout dans le monde, surtout dans les régions où le climat est chaud, ce qu’on appelle les régions de climat méditerranéen : une grande partie de la Californie, l’Afrique du Sud, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, et cetera. Il s’agit d’un problème qui touche ces régions.
En revanche, nous assistons à une accélération du développement de l’industrie vinicole en Angleterre, où l’on produit maintenant certains des meilleurs champagnes. L’Angleterre contient un sol qui est semblable à celui de la région de Champagne. Nous observons une croissance notable. C’est un peu ironique. Le mot « claret » est un terme anglais et, bien entendu, les Anglais aiment le vin. On trouve plus de livres et d’articles publiés en Grande-Bretagne que dans tout autre pays. La production de vin là-bas est maintenant à la hausse.
Par conséquent, de nouveaux vignobles sont établis au Danemark, en Norvège et dans le Sud de la Suède, aussi étonnant que cela puisse paraître. Les retombées de l’industrie sont donc mitigées — c’est une bénédiction dans certains cas et une malédiction dans d’autres.
Au Canada, si vous voulez mon avis — et ceci n’est pas une déclaration politique, mais ma conviction personnelle —, l’industrie est bien placée pour en bénéficier. Toutefois, comme je l’ai dit, il y a des risques.
Le sénateur Woo : Vous avez clairement relevé les défis de l’adaptation et vous avez dit que c’est la mesure la plus pratique que l’industrie et le gouvernement peuvent prendre à court et à moyen terme, mais vous avez souligné que les vignobles se concentrent sur les activités quotidiennes et ne peuvent pas consacrer beaucoup de temps à la planification à long terme.
À quel point sommes-nous organisés — et par « nous », j’entends l’industrie, le milieu de la recherche et le gouvernement — par rapport à d’autres pays pour ce qui est de mobiliser nos connaissances, compétences et ressources afin d’élaborer des stratégies d’adaptation à long terme? Je suppose que les Australiens ou peut-être les Californiens, les Italiens et les Français ont des stratégies d’adaptation pour l’industrie vinicole. Dans quelle mesure sommes-nous bien organisés à cet égard?
M. Shaw : C’est une très bonne question. Si je tiens compte de l’Ontario et, dans une certaine mesure, de la Colombie-Britannique, les universités ont joué un rôle de premier plan dans ce domaine, grâce à l’appui des gouvernements provinciaux respectifs. En Ontario, nous avons reçu une aide financière considérable de la part du gouvernement provincial pour mener une étude à long terme sur l’incidence des changements climatiques sur l’industrie vinicole ontarienne. J’ai moi-même pris part à ce programme. Le gouvernement a offert un appui sans réserve tout au long de l’initiative universitaire.
Nous collaborons de très près avec l’industrie, à l’instar de la Colombie-Britannique, ainsi qu’avec les universités et les établissements d’enseignement. Par exemple, je me rends dans les vignobles, je parle avec les viticulteurs et je les consulte, tout comme je le fais avec les chercheurs universitaires. Il s’agit d’une collaboration très étroite. Je suis fier de ce que nous faisons en Ontario et en Colombie-Britannique. Nous avons également des partenariats avec des établissements en Nouvelle-Écosse et, dans une certaine mesure, au Québec, mais certainement en Nouvelle-Écosse dans le cas de l’Université Brock. Il y a donc une collaboration étroite sur le plan de l’appui financier. Nous faisons également participer l’industrie.
En tant qu’universitaire, je dis aux étudiants : « Ce que nous essayons de vous apprendre en classe, c’est ce qui se passe dans le monde réel; nous devons donc nous engager dans le vrai monde. Quand je vous parle, je ne m’appuie pas sur ce que j’ai lu dans un manuel scolaire ou un article de journal. Je veux être sur le terrain. » Une telle collaboration a permis aux gens de l’université de parler de façon plus autoritaire de ce qui se passe dans l’industrie en raison de leur étroite affiliation.
L’appui gouvernemental sur le plan financier est crucial de ce point de vue. Le gouvernement ne regarde pas par-dessus notre épaule pour voir comment nous dépensons l’argent parce que, selon moi, les gens du milieu universitaire sont suffisamment responsables, dévoués et enthousiastes pour s’assurer que les fonds sont dépensés comme il se doit afin d’examiner la réalité et de résoudre des problèmes concrets.
Le vice-président : Bien entendu, mis à part l’Université Brock, il y a aussi le Collège Niagara qui effectue ce travail. Notre comité s’est d’ailleurs rendu au Collège Niagara pour visiter son établissement vinicole et sa brasserie. J’étais déçu de ne pas avoir été au courant de leur existence lorsque j’étais étudiant. Aller à une université dotée d’un établissement vinicole et d’une brasserie, c’est un peu comme un rêve devenu réalité.
M. Shaw : J’en conviens. C’est un bon point. J’ai omis par inadvertance le Collège Niagara, mais c’est là un autre établissement qui joue un rôle important. Ce collège forme beaucoup d’étudiants en viticulture. L’Université Brock a d’ailleurs lancé un nouveau programme sur la production de cidre parce que ce marché connaît également une assez forte croissance en Ontario.
Le vice-président : L’industrie en Nouvelle-Écosse est étroitement liée au tourisme et à la restauration. Je dirais que parmi les 10 meilleurs restaurants en Nouvelle-Écosse, cinq d’entre eux se trouvent dans des établissements vinicoles. Ils contribuent grandement au réseau des visites guidées.
M. Shaw : L’industrie permet de rehausser une région; j’en suis convaincu. J’ai assisté à de nombreuses conférences sur le vin. Il s’agit de conférences internationales, et les organisateurs ont tendance à nous amener aux meilleurs endroits et aux meilleurs restaurants. Le gouvernement ne devrait pas le savoir, mais quand on est sur place, on peut observer l’étroite association entre l’industrie vinicole et le secteur de la restauration.
Le vice-président : Monsieur Shaw, merci infiniment de votre exposé. Vous avez beaucoup contribué à notre discussion. Une chose que j’ai apprise au comité, c’est que si on veut tenir de bonnes discussions, il suffit d’avoir du vin au menu.
(La séance est levée.)