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ILLE - Comité spécial

Drogues illicites (spécial)

 

Délibérations du comité spécial sur les
drogues illicites

Fascicule 2 - Témoignages du 14 mai - séance de l'après-midi


OTTAWA, le lundi 14 mai 2001

Le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites se réunit aujourd'hui, à 13 h 35, pour réexaminer les lois et les politiques antidrogue canadiennes.

Le sénateur Pierre Claude Nolin (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président: Cet après-midi nous entendrons les témoignages de M. Andy Hathaway, Ph.D., docteur en sociologie etrecherchiste au Centre de toxicomanie et de santé mentale, et de Mme Patricia Erickson, Ph.D., docteure en criminologie et administration sociale, étant également la scientifique principale à la Fondation de la recherche sur la toxicomanie de Toronto.

Le docteur Hathaway est sociologue au département de la recherche en politique sociale, en prévention et en santé au Centre de toxicomanie et de santé mentale de Toronto. Il s'intéresse surtout aux habitudes de consommation de drogues à des fins récréatives, au corrélat ainsi qu'à l'analyse des débats qui éclairent les interventions juridiques, politiques et sanitaires. Il étudie actuellement le cheminement des consommateurs de cannabis de longue date à Toronto.

Le docteur Hathaway est aussi chargé de cours en déviance et en contrôle social à l'Université de Toronto et à l'Université McMaster.

[Traduction]

Merci d'être venu témoigner devant le comité. Comme je l'ai dit à d'autres témoins, si vous souhaitez fournir un complément d'information au comité, n'hésitez pas. Nous allons par ailleurs vous poser des questions à la suite de votre témoignage. Je vous les ferai parvenir par écrit.

M. Andy Hathaway, recherchiste, Centre de toxicomanie et de santé mentale: Je suis vraiment honoré de comparaître devant cet éminent comité pour présenter des travaux de recherche récents et non publiés.

Le cannabis est rarement évoqué dans le contexte des priorités de santé publique, mais c'est habituellement la première drogue qui est mentionnée dans les discussions portant sur la réforme des politiques. Même si d'aucuns prétendent que ses effets sont bénins, les preuves fournies récemment démontrant que des problèmes respiratoires découlent d'une consommation importan te à long terme, ainsi que les craintes entourant la dépendance, plaident en faveur de recherches ciblées constituant la documentation nécessaire à la mise au point des moyens d'intervention les plus appropriés.

Pour les consommateurs de cannabis, c'est la drogue la moins nocive de toutes, y compris le tabac et l'alcool. Par conséquent, toute intervention efficace doit prendre en compte la logique appliquée par les consommateurs pour justifier leur choix.

J'ai étudié le cas de 104 consommateurs expérimentés résidant à Toronto. J'ai utilisé des listes normalisées et détaillées des effets potentiels de la drogue pour établir les motivations de la consommation du cannabis et ses effets néfastes. J'ai également eu recours à des mesures normalisées de la dépendance pour clarifier cette question.

J'aimerais vous faire part de certaines des caractéristiques de l'échantillon pour vous donner une idée des personnes impliquées. Soixante-quatre hommes et quarante femmes, dans une fourchette d'âge se situant entre 18 et 55 ans, ont participé à l'étude. Leur âge moyen était de 34 ans. Au plan de l'emploi, 41 p. 100 travaillaient à temps plein, 27 p. 100 à temps partiel, 11 p. 100 étaient au chômage et à la recherche de travail et 1 p. 100 étaient au chômage et ne cherchaient pas de travail. Six pour cent n'étaient pas aptes au travail. Plusieurs consommateurs médicalisés, en traitement pour consommation, faisaient partie de l'étude. Comme vous pouvez le voir, 10 p. 100 n'entraient dans aucune de ces catégories, c'est-à-dire les travailleurs indépendants, saisonniers et autres. Vous avez maintenant une idée des caractéristiques de l'échantillon concernant l'occupation des participants.

En ce qui a trait au revenu mensuel des répondants, 36 p. 100 gagnaient moins de 1 000 $, 46 p. 100, entre 1 000 et 2 000 $ et 19 p. 100, 2 000 $ ou plus. Comme vous pouvez le constater, l'ensemble du groupe a déclaré des revenus relativement modestes. Soixante-douze pour cent ne recevaient aucune prestation gouvernementale, 10 p. 100 percevaient des presta tions d'invalidité et 5 p. 100 une aide sociale sous une forme ou sous une autre, et 4 p. 100 bénéficiaient d'une bourse. Ce chiffre donne une indication du nombre d'étudiants dans l'échantillon. À noter que seuls 2 p. 100 percevaient de l'assurance-chômage.

Je tiens à faire remarquer que les gens qui ont participé à cette étude ne constituaient pas un échantillon aléatoire. Ils ont été recrutés par le biais d'une petite annonce publiée dans un journal local de la presse parallèle. Un incitatif, 25 $, était offert pour participer à l'étude. Cet incitatif peut avoir un lien avec le revenu modeste et la relative inactivité professionnelle de certains participants.

Je voudrais également souligner que le groupe composant l'échantillon était constitué de ce que l'on pourrait appeler des consommateurs de longue date, faisant fréquemment usage de drogue. En ce qui concerne la fréquence de la consommation, au cours des 12 derniers mois, 88 p. 100 des membres du groupe avaient consommé la drogue au moins une fois par mois et 80 p. 100 au moins une fois par semaine, l'autre moitié du groupe en consommant quotidiennement. Comme vous pouvez le constater à partir des chiffres pour les trois derniers mois et pour 30 jours, ces données sont relativement stables. On peut donc parler, sans presque aucun risque d'erreur, de consommation fréquente à long terme de drogue.

Pour ce qui est des quantités de cannabis consommées, les chiffres ne signifient peut-être pas grand-chose pour vous, mais je voudrais faire remarquer qu'en terme de pourcentages cumulés, approximativement 80 p. 100 des participants consommaient un huitième d'once ou plus par mois; environ les deux tiers en consommaient au moins un quart d'once par mois; approximativement la moitié consommait au moins une demi-once par mois; et environ un quart de l'échantillon consommait au moins une once ou plus par mois. Ce dernier chiffre est relativement élevé. Je sais, grâce à des données recueillies précédemment, qu'environ un pour cent des consommateurs de cannabis utilisent la drogue quotidiennement.

Le président: Pour le bénéfice du comité, pourriez-vous nous expliquer ce à quoi cela correspond en termes de cigarettes ou de joints. Combien de joints représente une once?

M. Hathaway: Combien d'onces dans un joint? On peut dire que dans un joint de dimension décente, il y a environ un gramme. Disons 30 joints par once. Quelqu'un qui consomme une once par mois, pourrait ainsi fumer un joint tous les jours.

Le président: La majorité consomme un huitième d'once par jour, n'est-ce pas?

M. Hathaway: Je ne cherche pas à vous embrouiller.

Le président: Je veux m'assurer que je comprends bien. Il y a beaucoup de chiffres dont mes collègues doivent être correcte ment informés.

M. Hathaway: Un huitième d'once correspond à trois grammes, c'est-à-dire à trois cigarettes.

Le président: Par conséquent, 67 p. 100 des consommateurs utilisent un huitième d'once ou trois grammes par jour. Est-ce bien ce que votre graphique montre?

M. Hathaway: C'est au cours de la première année de consommation. On passe ensuite à la plus forte consommation. Je me concentrais sur les 12 derniers mois pour mettre en relief la consommation la plus fréquente et une période plus récente.

Le président: Parlez-vous de la dernière colonne de droite?

M. Hathaway: La dernière colonne de droite porte sur les 30 derniers jours, c'est-à-dire sur la consommation la plus récente.

Le président: Revenons au huitième d'once ou au trois grammes. Vous dites donc que c'est la quantité que 70 p. 100 des répondants avaient consommée au cours des 30 derniers jours? Ils ont fumé quotidiennement.

M. Hathaway: Oui monsieur.

Le sénateur Kenny: Nous parlons du cannabis comme d'une chose fongible. Autant que je sache, ce n'est pas le cas. La qualité du produit peut varier considérablement.

Le président: C'est une question à poser au témoin. L'efficacité de la substance a-t-elle aussi été examinée?

M. Hathaway: Non, il s'agit d'une chose qu'il n'est pas possible de déterminer sans recourir à un examen clinique du produit. Ce genre de détail a été fourni par les répondants eux-mêmes dans le contexte des informations sur leur consommation.

Le sénateur Kenny: Vous ne savez pas s'ils consommaient un joint par jour de cannabis léger? Est-il possible que la raison pour laquelle ils consommaient plus fréquemment était qu'ils n'obtenaient pas de la drogue les résultats désirés?

M. Hathaway: Je ne peux rien dire sur la qualité du produit qu'ils fumaient. Je peux seulement parler de la fréquence et de la quantité de la consommation.

Le sénateur Kenny: Si vous analysiez vos données, vous pourriez dire qu'une des lacunes éventuelles de votre étude vient du fait que la qualité du produit était peut-être inégale et que cela a pu entraîner différents niveaux de consommation?

M. Hathaway: Tout à fait. C'est une chose qui pourrait être prise en compte au niveau de la méthodologie. On pourrait demander aux participants à une telle étude d'apporter un échantillon pour tester le produit qu'ils consomment. Malheureusement, cela n'entrait pas dans le cadre de notre étude.

Le président: Pour être parfaitement clair, quel est l'écart entre le degré d'efficacité le plus fort et le plus faible de la drogue consommée par cet échantillon? Est-ce que cela va du simple au triple? Est-ce que je me fais bien comprendre?

M. Hathaway: Je ne peux rien dire non plus à ce sujet. Tout ce que je peux dire, c'est que la plupart des consommateurs ont indiqué faire une consommation relativement normale d'un produit acheté dans la rue ayant un degré d'efficacité relativement stable, car ils traitaient généralement avec les mêmes fournisseurs.

Le président: Chers collègues, le 11 juin 2001, nous recevrons trois témoins qui aborderont la question de l'efficacité de la marijuana et effectueront des comparaisons.

Le sénateur Kenny: Nous allons entendre la semaine prochaine des experts sur chacun des niveaux d'efficacité.

Le président: Nous pourrons poser des questions à ce sujet à ce moment-là.

M. Hathaway: Je le répète, le point essentiel ici est qu'il s'agit d'un échantillon de consommateurs de longue date faisant fréquemment usage de la drogue en question. Les participants à cette étude peuvent être comparés à la population en général. Le fait de nous concentrer sur ce type de consommateurs nous a donné l'occasion d'examiner les motivations sous-jacentes à la consommation du cannabis et ses conséquences prédominantes en matière d'effets nocifs. Cela nous a également permis de nous pencher sur les problèmes de dépendance.

Dans le premier tableau, je reprends, dans les propres termes des répondants, les raisons motivant la consommation du cannabis. Cette information peut avoir un certain intérêt. Il s'agit souvent de choses qui sont présumées, et à cet égard, notre étude place le problème sous un nouvel éclairage. Je vais vous en faire un résumé.

Nous avons donné aux participants une liste de 20 motifs éventuels de consommation de cannabis, et nous leur avons demandé d'indiquer quelle importance ils attachaient à chacune de ces raisons. L'effet de relaxation est perçu comme la plus importante, et les raisons les plus fréquemment citées ont des fins récréatives. Les cinq principales raisons, par ordre d'importance, sont: relaxer, se sentir bien, apprécier la musique et le cinéma ou la télé, combattre l'ennui et être inspiré.

Les quatre raisons considérées comme les moins importantes, par plus de la moitié de l'échantillon sont: se défouler, être moins anxieux, voir le monde sous un nouveau jour et oublier ses soucis. Ces motifs sont intéressants car ils suggèrent, grosso modo, que la consommation du cannabis représente un mécanisme d'adaptation, mais qui vient en second par rapport à la consommation récréative.

Son utilisation en tant que «lubrifiant social» arrive plus bas sur la liste après «faire face à la dépression» et «aider à s'endormir». On peut en conclure que la consommation de marijuana comme drogue sociale passe probablement après sa consommation à des fins plus personnelles.

Le sénateur Kenny: Monsieur le président, puisqu'on parle de consommation, je vois que plus bas sur la liste, un autre motif de consommation est mentionné. Je veux parler de la révolte contre l'autorité. Il y a aussi d'autres raisons, l'influence des pairs, par exemple. Font-elles surface dans ce genre d'étude?

M. Hathaway: Cela se pourrait dans une étude axée sur la jeunesse. Nos travaux portaient sur un échantillon d'adultes, et il se peut fort bien que ce soit des facteurs clés. Notre questionnaire et notre étude étaient des outils normalisés qui ont été utilisés dans d'autres pays. C'est le meilleur moyen que nous ayons pour explorer certaines questions grâce à des listes normalisées, testées maintes et maintes fois. C'est le meilleur outil dont nous disposons.

Je voudrais maintenant passer au tableau deux. En plus des motifs que donnent les gens pour justifier leur consommation de cannabis, il faut chercher à avoir une compréhension plus précise de l'utilisation, afin de parvenir à une opinion pondérée des coûts et des avantages. Pour mieux comprendre les aspects positifs ou négatifs de la consommation, on a utilisé des listes normalisées détaillées d'effets potentiels de la drogue. On a demandé aux répondants s'ils avaient ressenti chacun des 28 effets «jamais, rarement, parfois, souvent ou toujours après avoir consommé du cannabis». Quatorze effets généralement positifs ont été ressentis sur une base plus régulière qu'occasionnelle par les répondants. La moitié de l'échantillon a déclaré avoir ressenti «toujours» ou «souvent» sept des effets. Selon la majorité, par ordre d'importance, la consommation de cannabis les rend «détendus, bien, joyeux, optimistes, soucieux d'esthétisme, intuitifs et bavards». Par opposition, les effets les moins fréquents qui ont été signalés sont par exemple: «facultés mentales affaiblies, pessimiste et paranoïaque». Il s'agit définitivement de qualificatifs négatifs. Ils figurent en bas de la liste, comme vous le voyez.

Je viens d'entendre quelqu'un mentionner l'agression et demander si certains des consommateurs avaient déclaré que la consommation de cannabis les avait rendus agressifs. L'agression n'est pas généralement associée à la consommation de cannabis, à cause de la position de cet effet sur la liste. Pour examiner les effets plus directs de la consommation du cannabis, on a interrogé les répondants sur 53 effets possibles s'y rapportant. Pour chacun des effets, on leur a demandé s'ils l'avaient déjà ressenti avec le cannabis et, le cas échéant, s'il l'avait ressenti de une à cinq fois ou plus de cinq fois.

La limité fixée arbitrairement à plus de cinq fois est censée réduire la probabilité des impondérables comme, par exemple, consommer du cannabis mélangé à d'autres substances. Bien que l'établissement de cette limite soit discutable dans le cas des consommateurs expérimentés, la plupart ayant consommé du cannabis des centaines, voire des milliers de fois, cela sert à différencier les effets attendus d'autres effets non désirés de la consommation.

Quand on met l'accent sur les éléments les plus courants, les données sont plus équivoques que celles qui précèdent relativement à la prédominance d'effets positifs. Les avantages perçus de la consommation du cannabis, par exemple, avoir une impression de bien-être ou d'euphorie, oublier ses ennuis, se sentir plein d'énergie, avoir davantage confiance en soi et avoir une pensée claire sont encore une fois parmi les effets les plus souvent mentionnés. Certains aspects négatifs tels que la bouche sèche, la distraction, les pertes de mémoire et la perte de motivation occupent également une place importante dans l'étude.

Les autres effets fréquemment mentionnés c'est-à-dire la volubilité, le fou rire, la rêverie, la stimulation sexuelle et une pensée plus rapide ne sont ni clairement négatifs ni clairement positifs et semblent dépendre davantage des buts visés par la consommation et des circonstances. Les réponses qui se situent dans la moyenne, comme «se sentir séparé de son corps ou de son environnement» et «manquer d'ambition» donnent à entendre que certains effets qui sont ressentis par de nombreux consommateurs ne sont pas expérimentés du tout par beaucoup d'autres.

Par opposition, des effets fortement négatifs comme les convulsions, les pertes de connaissance et les comportements violents sont rarement ressentis, pour ne pas dire jamais, par les consommateurs de cannabis. Je peux faire dérouler la liste lentement pour vous donner une idée des effets négatifs.

Le tableau suivant se concentre sur les effets physiques négatifs et leur relation avec la consommation de cannabis. On a présenté aux répondants une liste de 23 symptômes physiques. Pour chacun de ces symptômes, on leur a demandé s'ils l'avaient déjà éprouvé et, le cas échéant, s'ils pensaient qu'il était lié à leur consommation de cannabis. Parmi ces effets physiques, une forte envie de manger est l'effet le plus fréquemment attribué à la consommation de cannabis.

Parmi les autres symptômes fréquents, on note la nervosité, l'anxiété, les problèmes respiratoires, la mauvaise forme physi que, l'insomnie et les maux de gorge. Contrairement à la forte envie de manger, toutefois, la plupart de ces symptômes ont été attribués au cannabis par la moitié seulement des personnes qui les avaient ressentis.

Au contraire, certains, en ce qui concerne l'anxiété et l'insomnie par exemple, attribuaient à la drogue le pouvoir d'apaisement du symptôme signalé. En fait, du dernier groupe de symptômes, seuls les maux de gorge ont été imputés au cannabis par une grande majorité de ceux qui l'avaient signalé. En ce qui a trait aux maux de gorge et aux problèmes respiratoires, la prédominance élevée de tabagisme dans l'échantillon est sans aucun doute un facteur de confusion. Presque près des trois quarts des répondants ont déclaré avoir fumé au cours des trois mois précédant l'entrevue. Plus des deux tiers ont déclaré fumer du tabac avec du cannabis au moins à l'occasion.

La fréquence de ces problèmes, ou du moins leur exacerbation, est due à la consommation de cannabis. Cinquante-six pour cent de l'échantillon avaient des problèmes respiratoires. C'est une chose à noter dans le contexte de l'établissement, en matière de santé publique, de priorités qui soient significatives pour les grands consommateurs.

En dépit de l'existence de problèmes de santé liés au cannabis, perçue par certains, la vaste majorité des répondants, c'est-à-dire 89 p. 100, étaient persuadés qu'ils continueraient de consommer du cannabis à l'avenir. Plus de la moitié d'entre eux, soit 55 p. 100, ont indiqué qu'ils ne cesseraient jamais complètement d'en consommer. Vingt et un autres pour cent n'étaient pas certains.

Lorsqu'on a demandé aux répondants l'importance de la place qu'occupaient les drogues dans leur style de vie, plus des trois quarts ont déclaré considérer la drogue comme assez importante et près d'un tiers la considéraient très importante. Par comparai son avec d'autres activités remplissant des fonctions similaires, les avantages imputés à la consommation du cannabis rendent cette drogue unique aux yeux de la majorité, 59 p. 100 des répondants.

Cette conviction profonde à l'égard des avantages qu'offre le cannabis et le fait que plus de la moitié de l'échantillon a affirmé vouloir continuer d'en consommer indéfiniment sont illustrés ultérieurement par les effets de la consommation qui sont perçus à long terme.

Cela nous amène au tableau suivant. On a demandé aux répondants d'indiquer leur degré d'acceptation de chacun des 18 points portant sur la drogue et son incidence sur leur vie en général.

Les sept premiers sont définitivement des attributs positifs. Les répondants ont indiqué «après avoir fumé de la marijuana, j'ai plus de plaisir dans la vie; j'ai appris à mieux me connaître; je suis plus ouvert aux autres gens; et j'apprécie davantage les belles choses; je suis plus équilibré et je suis plus heureux». Par opposition, les points avec lesquels les répondants étaient le moins d'accord sont principalement négatifs; par exemple, «je suis moins efficace; moins productif; j'ai l'esprit plus lent et je suis moins ambitieux».

Je passe maintenant à la question de la dépendance. Malgré la prédominance des effets positifs sur les effets négatifs, une évaluation équilibrée des avantages et des coûts liés à la consommation du cannabis doit admettre l'existence des effets négatifs, comme le fait une minorité assez importante de consommateurs dans le présent échantillon. Des coûts supplémentaires s'ensuivent et avec eux, une réduction des avantages au point que la dépendance peut déformer la perception qu'ont les consommateurs d'un équilibre précaire entre les effets positifs et négatifs de la drogue. Même si le recours à la notion de «dépendance», en particulier à l'égard du cannabis, soulève de nombreuses difficultés et fait l'objet de discussions constantes entre les experts, un certain nombre d'indicateurs devenus la norme d'usage offrent une base provisoire permettant d'examiner le problème. Ainsi, la dépendance peut être révélée par la prédominance d'un désir subjectif ou manifeste à l'égard de la substance ou le fait d'en vouloir de façon maladive. Les trois quarts des répondants ont affirmé avoir ressenti ce besoin maladif. La plupart des membres de l'échantillon avaient consommé de la drogue pendant deux ans ou plus avant d'en arriver à ce besoin maladif. Toutefois, seul un tiers environ a affirmé n'avoir jamais été «obsédé» par la consommation du cannabis. La grande majorité des membres de l'échantillon, soit 88 p. 100, ont affirmé en outre maîtriser leur consommation.

Une série de critères plus normalisés est dérivée de la quatrième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ou DSM-IV. Le DSM-IV définit la dépendance à une substance comme:

«une mauvaise adaptation à la consommation de drogue, conduisant à une déficience ou à un effet très significatif du point de vue clinique, comme le montrent trois ou plus des symptômes suivants:

1. La substance est souvent prise en quantité plus élevée ou sur une période plus longue que prévu.

2. Il y a un désir persistant de réduire ou de maîtriser la consommation de drogue ou encore des efforts infructueux en ce sens sont accomplis.

3. On consacre du temps aux activités nécessaires pour se procurer la substance, la consommer et se rétablir des effets.

4. D'importantes activités sociales, professionnelles ou récréatives sont abandonnées en raison de la consommation de drogue.

5. On continue de consommer la substance même si l'on fait face à un problème physique ou psychologique persistant ou récurrent qui serait vraisemblablement causé ou exacerbé par la substance.

Afin d'évaluer la continuation ou l'interruption des problèmes de dépendance avec le temps, l'instrument de sondage comportait six questions fondées sur les critères ci-dessus. La moitié des répondants, 51 p. 100, étaient déjà parvenus à consommer, soit de plus grandes quantités de cannabis, soit pendant de plus longues périodes que ce qu'ils avaient prévu, pour plus d'une semaine. Le chiffre chute à moins du tiers pendant les 12 mois précédant l'entrevue. Trente-huit pour cent des répondants avaient déjà ressenti un désir persistant de réduire leur consommation de cannabis ou avaient essayé sans succès de la réduire pendant plus d'une semaine. Un quart d'entre eux avaient fait face à ce problème pendant les 12 mois précédant l'entrevue. Dix-neuf pour cent de l'échantillon avaient abandonné ou diminué pendant plus d'une semaine des activités sociales ou récréatives ou des activités de travail en raison de la consommation de cannabis. Onze pour cent des répondants s'étaient comporté ainsi dans les 12 mois précédant l'entrevue. Vingt pour cent des répondants avaient déjà maintenu leur consommation pendant plus d'une semaine, en dépit d'un problème physique ou psychologique récurrent, qui était causé ou aggravé par leur consommation de cannabis. Onze pour cent s'étaient comporté de cette façon dans les 12 mois précédant l'entrevue.

Vingt-cinq pour cent des répondants avaient déjà failli pendant plus d'une semaine à leurs obligations au travail, à l'école ou à la maison en raison de leur consommation de cannabis. Moins de la moitié de ces répondants, soit 12 p. 100, ont déclaré l'avoir déjà fait dans les 12 mois précédant l'entrevue. Dix-sept pour cent des répondants avaient déjà continué de consommer pendant plus d'une semaine malgré les problèmes sociaux et interpersonnels récurrents qui étaient causés ou aggravés par leur consommation de cannabis. Huit pour cent s'étaient comporté de cette façon dans les 12 mois précédant l'entrevue.

Telle est la ventilation des critères définis dans le DSM-IV. Voici la façon dont les chiffres apparaissent dans leur totalité sur le plan du nombre de critères satisfaits: 30 p. 100 des répondants ont signalé une prédominance d'au moins trois de ces critères. Ces répondants ont satisfait aux critères de dépendance définis dans le DSM-IV. Ce chiffre tombe à 15 p. 100 au cours des 12 mois précédant l'entrevue. Ainsi, dans l'ensemble et par rapport au quatre derniers points précisément, les critères de dépendance déclinent de façon marquée, c'est-à-dire de moitié, entre le «déjà ressenti» et la fréquence de consommation de l'année précédente.

Il appert que les problèmes perçus par les répondants relativement à la consommation de cannabis, c'est-à-dire la fréquence et la quantité consommée par rapport à son incidence sur les consommateurs, diminuent d'environ un tiers. Toutefois, il n'existe aucune corrélation significative entre la fréquence dans la consommation de cannabis pendant la période de consommation la plus intense et les 12 derniers mois respectivement, et le nombre de critères signalés du DSM-IV. De même, il n'y a pas de corrélation entre la consommation mensuelle moyenne en grammes pendant ces périodes et les critères de dépendance mentionnés ci-dessus.

Cinq pour cent des participants à l'échantillon ont cherché à obtenir une aide formelle pour résoudre ces problèmes de dépendance à la consommation du cannabis. Quatorze autres pour cent ont affirmé s'être informés au sujet de traitements ou de services de counselling axés sur la consommation de cannabis. Près des trois quarts de ce dernier groupe, soit 71 p. 100, déclarent avoir consommé au moins une once de cannabis par mois, en moyenne, au cours de leur période de consommation la plus intense. Dans les 30 jours précédant l'entrevue, toutefois, presque la moitié de ceux qui avaient songé à recevoir un traitement pour le cannabis avaient cessé leur consommation quotidienne, et seul un sur cinq continuait de consommer une once ou plus par mois. Quatorze pour cent de ce groupe n'avaient pas consommé du tout de cannabis au cours du dernier mois.

Je voudrais tirer quelques conclusions et formuler certaines recommandations à partir de ces données. Comme il fallait s'y attendre, les principaux motifs invoqués pour justifier la consom mation de cannabis tendent à faire valoir le plaisir récréatif, la relaxation et l'amélioration des activités de loisir. L'utilisation connexe du cannabis comme mécanisme d'adaptation dans les moments de stress et d'anxiété ressort également. Lorsqu'on leur a présenté une liste normalisée et étendue des effets courants du cannabis, les consommateurs ont sans équivoque tendance à privilégier dans leur classement les effets positifs par rapport aux effets plus ambigus ou négatifs. Chose intéressante, de nombreux effets ressentis par certains ne le sont pas par d'autres consommateurs et dépendent souvent des intentions ou des circonstances de la consommation. Les effets physiques et comportementaux négatifs associés aux drogues plus dangereuses ont rarement, voire jamais, été ressentis.

L'analyse des effets négatifs sur la santé montre que plus d'un quart des répondants attribuent certains problèmes respiratoires et maux de gorge à la consommation de cannabis. On entend souvent parler «d'une approche axée sur une diminution des effets nocifs». Pour les gros consommateurs de longue date, l'approche axée sur la diminution des effets nocifs se fonde sur un changement de comportements comme l'inhalation profonde et le souffle retenu. Ni l'une ni l'autre de ces pratiques courantes n'accroît l'efficacité des hydrocarbures totaux (HT). De même, la consommation simultanée de tabac et de cannabis par combustion doit être découragée. Étant donné que les HT sont des broncho-dilatateurs, ils peuvent accroître l'incidence nocive de la fumée de tabac en aidant au dépôt en profondeur de particules dans les voies respiratoires.

Le développement de produits sans fumée comme les boissons et les pastilles à base de cannabis ou l'utilisation de vaporisateurs doit être encouragé pour réduire les problèmes pulmonaires.

Étant donné qu'ils estiment que les avantages à court et à long termes liés à la consommation de cannabis l'emportent sur les conséquences négatives, une forte majorité de répondants ont affirmé qu'ils continueront de consommer dans un avenir prévisible. Moins de la moitié des répondants ont déclaré avoir déjà eu un «besoin maladif» de cannabis. Par opposition, une large majorité a prétendu maîtriser sa consommation. L'analyse des critères de dépendance normalisés a montré que les problèmes les plus fréquemment rencontrés avec le cannabis ont trait davantage à l'autoperception des niveaux de consommation excessifs qu'à l'incidence perçue par les répondants de la drogue sur la santé, les obligations et les relations sociales, et sur d'autres activités. De la faible minorité de répondants ayant déjà songé à recevoir un traitement ou des conseils relativement à leur consommation de cannabis, seule environ la moitié d'entre eux en avaient consommé quotidiennement au moment de leur entrevue.

Ces données tendent à faire ressortir la forte subjectivité du processus par lequel les consommateurs de cannabis évaluent les coûts et les avantages à la lumière de leur niveau de consommation, et ajustent celle-ci en conséquence. La réflexivité de ce processus d'autocontrôle est importante étant donné la prédominance dans l'étude des consommateurs fréquents affichant de longue date un niveau de consommation élevée. La vision traditionnelle de la consommation de drogue et de la toxicomanie comme concernant des consommateurs invétérés qui progressent et persistent dans leur toxico-dépendance en dépit des conséquences néfastes pour eux-mêmes et les autres, n'est pas vérifiée par cette recherche. Une recherche plus poussée utilisant de plus grands échantillons représentatifs de consommateurs expérimentés est nécessaire pour examiner et mieux saisir l'action réciproque et complexe de la consommation de cannabis et de ses conséquences à divers niveaux de consommation.

Des recherches intéressantes sont en cours dans d'autres pays à l'heure actuelle. Le Canada a été invité à y prendre part, mais ne dispose pas encore des crédits nécessaires. Ces recherches nous permettraient d'avoir un échantillon représentatif afin d'examiner ces questions de nocivité à divers niveaux de consommation. Elles seraient certainement très utiles et permettraient au Canada de rattraper son retard et de recueillir les données nécessaires pour s'attaquer à ces problèmes.

Vu ma position de chercheur, mes propos vous paraissent sans doute intéressés, mais je pense que ces travaux sont également pertinents au niveau de la politique lorsque l'on considère la gravité des délibérations de ce comité.

Le sénateur Banks: J'ai plusieurs questions concernant la méthodologie. Pour ce qui est de votre bassin de répondants et du profil démographique des consommateurs dont vous nous avez parlé, est-il raisonnable de dire que les 104 personnes composant votre échantillon sont totalement représentatives? La façon dont vous avez procédé pour les recruter n'aurait pas attiré l'attention ni été particulièrement intéressante pour un avocat de Bay Street gagnant 300 000 $ par an. Cet avocat n'aurait probablement pas lu le journal dans lequel a paru votre petite annonce et n'aurait certainement pas été très intéressé par les 25 $.

Je sais que ma question est frivole, mais ai-je raison de penser qu'il ne s'agit pas nécessairement d'un échantillon représentatif de tous les consommateurs de cannabis?

M. Hathaway: Vous avez tout à fait raison. Et il est important de le souligner. Il s'agit d'un échantillon de gros consommateurs sur tous les plans, quantité, fréquence et durée. Un échantillon représentatif coûte cher et c'était notre problème. Vu que nous disposions de crédits limités, nous avons réussi à tirer le meilleur parti du fait que notre échantillon regroupait des gens qui se trouvaient dans la pire situation, c'est-à-dire des gens qui consommaient énormément. On trouvait dans ce groupe des gens qui reconnaissaient être des consommateurs de cannabis, et nous avons tenté d'exploiter au maximum les informations sur ce groupe pour étudier les effets de la consommation de cette drogue.

Le sénateur Banks: Je veux m'assurer que je comprends bien. Un président de banque, un neurochirurgien, un courtier un ou avocat de Bay Street, qui pourraient être des consommateurs fréquents et de longue date, ne sont probablement pas pris en compte par cette étude.

M. Hathaway: Nous avions une minorité de gens à revenu élevé, mais la plupart des membres de l'échantillon disposaient d'un revenu relativement modeste.

Le sénateur Banks: D'autres études similaires ont-elles été faites sur les consommateurs d'autres drogues?

M. Hathaway: Oui, en ce qui concerne la cocaïne notamment.

Le sénateur Banks: Pourriez-vous nous les communiquer?

M. Hathaway: Oui, bien sûr.

Le sénateur Banks: Nous vous en serions reconnaissants.

Vous avez parlé des rationalisations. Je fume et j'ai donc beaucoup de rationalisations à donner de ce comportement. Les gens cherchent à justifier les choses stupides qu'ils peuvent faire. Est-il exact de dire que leurs rationalisations ne représentent pas des conclusions objectives, mais sont d'ordre strictement subjectif?

M. Hathaway: Tout à fait.

Le sénateur Banks: Cela n'aurait-il pas tendance à fausser les réponses aux questions?

M. Hathaway: Oui, effectivement.

Le sénateur Banks: Je voudrais maintenant parler de la consommation de cannabis. Les consommateurs déclarent que cela contribue, de leur point de vue, à les relaxer, à améliorer leurs activités récréatives et à les aider à faire face au stress et à l'anxiété. Et je n'en doute pas. Si j'écrivais un roman de science fiction dont l'histoire se déroulerait dans un pays futuriste où l'État entérinerait la consommation de stupéfiants et de substances hallucinogènes sous prétexte de rendre heureuse la population et de la libérer de son stress et de son anxiété, les méchants, dans ce roman, ce serait les pouvoirs publics.

M. Hathaway: Cette histoire n'est pas aussi invraisemblable que vous le pensez.

Le sénateur Banks: Quelle est votre réaction personnelle vis-à-vis des gouvernements qui envisagent d'agir de la sorte? Selon eux, si la drogue rend les gens heureux et les empêche d'être anxieux et stressés, alors, pourquoi ne pas fermer les yeux? Pensez-vous qu'il s'agit d'une approche rationnelle pour un gouvernement?

M. Hathaway: Un gouvernement a un rôle à jouer au niveau de l'éducation et aussi en ce qui concerne la santé publique. Une grande partie des données sur la dissuasion, dont mes collègues vous feront part ou vous ont déjà fait part, portent à croire que la dissuasion ou la coercition n'aboutissent pas nécessairement à des résultats bénéfiques en termes de réduction du préjudice.

Si l'on adopte une approche axée sur la santé publique, comme le suggèrent fortement plusieurs coalitions respectables, nous devons tenir compte du point de vue du consommateur et collaborer avec lui afin de parvenir aux meilleurs résultats possibles. Cela implique informer les consommateurs sur les effets de ces drogues ainsi que la possibilité, pour ceux qui le jugent utile, de recourir à des traitements non coercitifs et volontaires.

Il s'agit d'un modèle de contrôle social différent de celui qui existe actuellement. Une solution-relais est mise en place, mais si l'on pousse les choses au bout de leur cohérence logique et vu l'absence de données sur la dissuasion, il s'agit peut-être avant tout d'une solution fondée sur l'équilibre des avantages et des coûts. Telle est ma perception.

Le sénateur Banks: Si l'on avance dans cette direction, ne risque-t-on pas d'en arriver à un point où l'on aurait des toxicos qui nous diraient: cela me fait du bien, donc il n'y a pas de problème? Cela devrait-il être entériné dans le droit?

M. Hathaway: Avec la loi telle qu'elle est, on a des toxicos qui vivent dans des conditions relativement sordides. Comme mes collègues l'ont mentionné tout à l'heure, on a tenté des expériences dans d'autres pays qui ont montré que l'on peut offrir une meilleure qualité de vie aux toxicos et les aider à progresser dans leur lutte contre ces problèmes de dépendance. La plupart des problèmes de dépendance dépassent les problèmes de la drogue en soi. Il y a un problème de qualité de vie qui pousse les gens à avoir besoin de recourir à ces substances.

Il vaudrait mieux avoir un mécanisme contrôlé par le gouvernement, dans le contexte de la santé publique et de l'éducation, afin d'améliorer la vie de ces gens-là plutôt que de les jeter en prison.

Le sénateur Banks: Vos recherches vous ont-elles amené à vérifier le bien-fondé d'un classement des consommateurs de drogues, notamment de drogues illicites, dans une catégorie socio-économique particulière?

M. Hathaway: Je ne suis pas sûr de comprendre ce qu'impliquent vos propos.

Le sénateur Banks: Ces implications m'échappent aussi. Les gens qui constituaient votre échantillon faisaient globalement partie d'un groupe à faible revenu. On peut dire qu'il s'agit de gens défavorisés d'une façon ou d'une autre. Comme vous étudiez toutes sortes de toxicomanies, pouvez-vous nous dire si la toxicomanie est considérée comme un plus grand problème dans une catégorie socio-économique particulière de notre société que dans une autre?

M. Hathaway: Selon moi, la toxicomanie affecte toutes les couches de la société. Le fait que nous nous soyons concentrés sur un groupe de gens à revenu modeste dans notre étude ne signifie pas qu'il s'agit d'une situation dans laquelle ils se retrouvent à cause de la consommation d'une drogue. Comme vous l'avez suggéré plus tôt, des banquiers et des avocats, qui ont de bons emplois et qui appartiennent à l'élite, s'adonnent également à la consommation de drogues à des fins récréatives. Les résultats et la visibilité des conséquences néfastes sont certainement plus évidents dans le cas des défavorisés sociaux.

Pour ce qui est des résultats, je pense que l'on peut parler de répartition sociologique dans divers groupes sociaux. Les importants effets négatifs attribuables à la consommation de drogues sont beaucoup plus courants et évidents dans le cas des défavorisés.

Le sénateur Kenny: Le témoin a déclaré que la toxicomanie est présente dans toutes les couches de la société. Je comprends cela. Toutefois, j'ai l'impression qu'elle l'est beaucoup plus dans les groupes dont parlait le sénateur Banks. C'est un fait que les gens qui ont moins d'éducation et des revenus moins élevés sont ceux qui sont le plus susceptibles d'avoir moins de chance avec les drogues. Vous pouvez être riche et vous faire pincer, mais n'est-il pas vrai que ce sont surtout les gens qui sont au bas de l'échelle, en termes de revenus, qui semblent le plus souvent se faire prendre, et de loin?

M. Hathaway: Vous faites allusion au fait que les consommateurs plus aisés peuvent se prévaloir de l'intimité de leur propre maison, contrairement aux sans domicile fixe qui sont à la merci des organismes sociaux et d'application de la loi.

Le sénateur Kenny: Non. En réalité, j'extrapolais à partir de la tabacomanie, où les consommateurs qui n'ont probablement pas la possibilité de consommer dans leur propre maison sont forcés de fumer à l'extérieur. Dites-mois si je me trompe. Mon impression est qu'il y a beaucoup moins de toxicomanes parmi les gens aisés que parmi les pauvres.

M. Hathaway: Je ne peux rien dire à propos de cette distinction. Je l'ai dit, à mon avis, les problèmes sont plus visibles que la dépendance en soi. Notre attention est certainement attirée davantage par ceux qui ont des moyens plus modestes. Ils disposent de moins de ressources pour faire face au problème et ont moins d'endroits où aller que ceux qui ont plus de moyens.

Le sénateur Kenny: Seriez-vous prêt à admettre au moins que les jeunes qui ont formé une dépendance au tabac ont tendance à moins bien réussir à l'école et viennent généralement de familles à bas revenu et de familles dissociées, des Premières nations ou d'autres groupes qui n'ont sans doute pas les mêmes chances que les autres dans la vie?

M. Hathaway: Je suis prêt à admettre que c'est ce que les statistiques montrent. Mais je ne connais pas très bien les données concernant le tabac.

Le sénateur Maheu: Monsieur Hathaway, un quart des répondants au questionnaire ont indiqué qu'ils seraient prêts à vendre du cannabis pour financer leur propre consommation. N'est-ce pas là un fort témoignage contre la prétendue innocuité de cette drogue, particulièrement quand on sait que de très jeunes adolescents pourraient constituer des proies faciles?

M. Hathaway: Oui, nous avons soulevé la question de l'approvisionnement auparavant. Il est clair que si l'on assouplit quelque peu les règles en ce qui concerne la simple possession et consommation de la drogue, il faut aussi qu'il soit possible de se procurer le produit. En me fondant sur mes propres recherches, je peux dire que les statistiques montrent que ce pseudo trafic a tendance à se faire au sein de groupes d'amis. Je n'ai pas de données qui confirment que ces gens-là font du trafic dans la rue ou dans les cours d'école. Ce qui se passe généralement, à cause des économies d'échelle, c'est que des groupes d'amis achètent ensemble de plus grosses quantités et partagent la drogue entre eux. C'est le type de transactions qui se font généralement au sein des groupes de consommateurs.

Je ne suis pas allé jusqu'à leur demander à qui ils vendaient le produit. Je présume que c'est à des amis, comme je l'ai dit, et je n'ai certes aucune donnée pour confirmer la vente à des mineurs ou quoi que ce soit de la sorte.

Le sénateur Maheu: Avez-vous une opinion sur la politique de décriminalisation de la marijuana envisagée par le gouvernement à l'intention des gens qui prétendent que le produit allège leur douleur? Les études que vous avez effectuées montrent-elles que c'est vrai? Une partie de la population considère qu'il s'agit d'une excuse facile et ne croit pas que ce produit soulage la douleur autant qu'une pilule pourrait le faire.

M. Hathaway: De façon générale, je crois que si quelqu'un pense que quelque chose lui fait du bien, que l'on dispose ou non de preuves cliniques, nous devons en tenir compte. Un grand nombre des gens à qui j'en ai parlé, ce qui représente un assez petit groupe de l'échantillon sur lequel je dispose de données directes, ont trouvé que les effets des médicaments prescrits par des professionnels de la médecine sont beaucoup moins efficaces pour les aider à fonctionner que ne l'est le cannabis.

S'il n'y a que deux solutions possibles, je pense que nous devons respecter le droit des consommateurs de choisir ce qui marche pour eux. J'ai entendu parler d'effets horriblement débilitants qui ont été provoqués par la consommation de médicaments et qui n'ont jamais été ressentis par ces consomma teurs de cannabis. Je ne pense pas être dans une position qui me permet d'affirmer que les médicaments sont supérieurs.

En fait, nous sommes en train de recueillir les preuves de l'efficacité du cannabis dans ce contexte. On le saura avec le temps, mais je pense que dans une certaine mesure, nous devrions permettre aux consommateurs de se soigner de la façon dont ils veulent.

Le sénateur Maheu: Avez-vous rencontré beaucoup de gens malades qui prétendaient que la consommation de cannabis est efficace en ce qui les concerne?

M. Hathaway: Un relativement petit segment de mon échantillon, de l'ordre d'une douzaine de personnes, l'a effectivement indiqué. Dans certains cas, il s'agissait de gens qui avaient commencé à consommer à des fins récréatives et qui ont découvert que cela les soulageait de divers maux, ou vice-versa. Par exemple, la consommation peut avoir été suggérée ou recommandée à des cancéreux ou des sidatiques, à qui l'on a dit que cela pouvait les soulager et qui ont ensuite découvert que cela les aidait plutôt au plan récréatif. En fait, établir une distinction entre la consommation médicale et récréative est parfois assez difficile quand on parle de soulagement du stress ou d'aide au sommeil. Où est la démarcation? Il s'agit manifestement d'une considération sur laquelle devraient se pencher les architectes politiques lorsqu'ils délibéreront des coûts et des avantages d'autoriser la consommation du cannabis à des fins médicales.

Le président: Monsieur Hathaway, sur la totalité des gens qui consomment de la marijuana au Canada, quelle est la proportion de consommateurs fréquents?

M. Hathaway: À ma connaissance, le seul pourcentage qui ait été calculé est celui des consommateurs quotidiens par rapport à la population toute entière, et on parle de 1 p. 100. Toutefois, j'ajouterai en guise de mise en garde, que nous ne disposons pas de beaucoup de données qui soient représentatives de la totalité de la population. Il s'agit d'un travail onéreux, car les données doivent être régulièrement mises à jour. Quoi qu'il en soit, c'est ce pourcentage qui m'est resté en tête, suite aux nombreuses lectures que j'ai faites sur la question avec le temps.

Le président: La dernière évaluation générale de la consommation de drogue au Canada a été faite en 1994. Vous appuyez-vous toujours sur ces données pour tirer vos conclu sions?

M. Hathaway: Afin de comparer nos échantillons avec des échantillons représentatifs, nous n'avons pas beaucoup de choix à part utiliser ces données vieilles de sept ans.

Le président: Et le 1 p. 100 que vous venez de mentionner est-il confirmé par les données de 1994, ou pensez-vous qu'il peut avoir changé au cours des sept dernières années?

M. Hathaway: Je le crois. Le professeur Single ou quelqu'un d'autre qui a accès à ces études à grande échelle pourrait peut-être le confirmer. Je ne peux pas dire que ce soit une statistique que j'ai cherché à vérifier. Il s'agit simplement d'un chiffre qui m'est resté en mémoire.

Le président: Nous essayerons de convaincre autant de monde que possible d'investir à nouveau dans de telles études. Toutefois, nous n'en sommes pas là. Si nous disposions des ressources suffisantes, nous le ferions nous-mêmes, mais ce n'est pas le cas.

Présumons donc que ce 1 p. 100 est un chiffre valable. Ce pourcentage pourrait varier de 1 à 1,5 p. 100, mais c'est aussi plus facile de calculer quand on parle de 1 p. 100. Tous ces chiffres concernent le 1 p. 100 de la population totale qui consomme de la marijuana au Canada. C'est bien cela?

M. Hathaway: Je m'excuse, mais qu'est-ce que vous me demandez?

Le président: Les données que nous avons vues illustrent une analyse en profondeur de l'attitude des consommateurs, et ces consommateurs ne représentent que 1 p. 100 de la population totale qui consomme de la marijuana au Canada?

M. Hathaway: C'est exact, si on accepte ce pourcentage. C'est la proportion de consommateurs quotidiens dans mon échantillon...

Le président: Pensez-vous que nous avons besoin d'une recherche similaire sur les 99 autres pour cent du groupe?

M. Hathaway: Oui, absolument, parce qu'ils sont représentatifs de la population en général. C'est ce que je souhaite.

Le président: Je pose la question: dispose-t-on de ce genre d'information quelque part? Quelqu'un a-t-il déjà fait cette recherche, même il y a 10 ans?

M. Hathaway: J'ai une proposition très avancée que je me ferai un plaisir de vous communiquer. Je n'ai pas réussi à la faire financer. Je sais que je cours le risque de paraître on ne peut plus intéressé, mais il s'agit d'une proposition qui a été présentée à plusieurs organismes de financement, sans pour autant susciter leur intérêt. Je trouve cela bizarre compte tenu de la gravité des délibérations de comités comme celui-ci.

Le sénateur Banks: Je suis un peu perdu. Est-ce que l'échantillon représente 1 p. 100 des consommateurs ou 1 p. 100 de la population en général?

M. Hathaway: Je pense que le sénateur Nolin faisait allusion au fait que j'avais souligné que 1 p. 100 des consommateurs reconnus comme tels consomment effectivement tous les jours. Dans mon échantillon, leur pourcentage était beaucoup plus élevé, ce qui m'a amené à examiner plus attentivement les effets néfastes. Nous ne constatons pas beaucoup de ces effets néfastes chez les consommateurs occasionnels, qui fument pendant le week-end et qui sont d'ailleurs beaucoup plus nombreux. Nous n'avons guère de raison de nous faire du souci pour ces gens-là. C'est le 1 p. 100 de la population qui consomme probablement très fréquemment qui est préoccupant dans l'optique de la santé publique, et c'est ce à quoi je me suis intéressé dans cette recherche.

Le président: Je lis à la page 17 de votre mémoire qu'aucune corrélation significative n'a pu être établie entre les quantités consommées et la fréquence de la consommation.

M. Hathaway: N'est-ce pas intéressant?

Le président: C'est, en ce qui me concerne, la véritable découverte de l'étude. À quoi mènent en fait vos travaux? Prétendons que l'on vous autorise à demander tout l'argent dont vous avez besoin pour les poursuivre. Que demanderiez-vous?

M. Hathaway: Cela devrait énormément inquiéter les prestataires de traitement de savoir que ces prétendus critères objectifs ne font pas nécessairement l'affaire.

Le président: J'ai d'autres questions à ce sujet.

M. Hathaway: Ces critères font ressortir la subjectivité de la perception des problèmes par les consommateurs. Les six différents critères montrent qu'ils ne considèrent pas que ce sont des problèmes, ou qu'ils ne voient pas tous les effets négatifs qu'on pourrait penser qu'ils devraient percevoir. Ils se rendent compte qu'ils consomment peut-être trop et trop souvent. Nous avons vu que les quelques consommateurs qui ont pensé ainsi à un moment donné se sont attaqués au problème et ont ajusté leur consommation en conséquence. Ils ont réduit leur consommation ou sa fréquence ou la quantité consommée, ou ils ont cessé tout simplement de consommer. Il y en a eu également quelques-uns qui ont fait cela. Telles sont les principales conclusions de l'étude. Ça se résume en fait à adopter un point de vue non interventionniste et à ne pas nécessairement présumer que nous sommes les mieux placés pour dire si quelqu'un se montre dépendant ou non.

Le DSM-IV ne prévoit même pas le recensement du cannabis parmi les substances engendrant une dépendance physiologique. C'est considéré au mieux comme un produit entraînant une dépendance non physiologique. C'est une autre conclusion intéressante.

Le président: La dépendance est un vrai problème, peu importe la fréquence et la quantité. Dispose-t-on des outils voulus pour évaluer la dépendance? Pensez-vous que nous avons les outils appropriés?

M. Hathaway: Si l'on accepte de reconnaître le point de vue des consommateurs quand on prendra des décisions concernant le traitement et les interventions possibles, je pense que nous serons rapidement en mesure d'accumuler ces outils. Si l'on présumait, dans une perspective de traitement strictement clinique, que nous sommes ceux qui sont les mieux placés pour savoir comment intervenir, je pense que ce serait un peu rétrograde. Nous devons permettre une interprétation plus subjective de ce qu'est la dépendance et en fait, de notre rôle, si tant est que nous devions intervenir.

Le président: Par curiosité, est-ce que le DSM-IV est utilisé pour la dépendance vis-à-vis d'autres substances légales?

M. Hathaway: Oui.

Le président: Le chocolat, le sucre?

M. Hathaway: Toutes les sortes de produits consommés par compulsion. Je ne sais pas si c'est utilisé très souvent à cette fin. En fait, ce dont il s'agit, ce n'est pas de la substance elle-même, mais du comportement que cela entraîne. Si vous le vouliez, vous pourriez effectivement appliquer les critères.

Le président: Quelle a été votre réaction quand vous avez découvert que la proportion de ceux qui satisfaisaient à trois ou quatre des critères avait baissé de 50 p. 100 au cours des 12 mois précédant votre étude?

M. Hathaway: Est-ce que cela m'a surpris?

Le président: Je pense que vous étiez surpris, mais pour quelles raisons?

M. Hathaway: Je ne peux pas dire que j'ai été très surpris. Des recherches précédentes m'avaient amené à penser qu'il existait certains degrés de fonctionnalité dans la consommation de drogue. Le fait que certains problèmes peuvent avoir existé à un moment donné ne mène certainement pas quelqu'un à croire que ces problèmes s'aggraveront et entraîneront la consommation de drogues plus dures. C'est la théorie de l'escalade à laquelle on a fait allusion précédemment au cours de la discussion.

Si l'on accorde une certaine crédibilité aux motivations à l'origine de la consommation, aux raisons pour lesquelles les gens consomment et aux fonctions qu'ils attribuent à la consommation, cela ne me surprend pas tellement. On entend souvent dire qu'en ce qui concerne toutes les drogues, c'est 10 p. 100 des gens qui connaissent de vrais problèmes. Le fait que nous ayons abouti à un chiffre similaire dans notre échantillon de gros consommateurs de cannabis sur le très long terme va dans le sens des recherches précédentes effectuées par d'autres dans ce domaine.

Le président: Un non-initié comme moi entend un expert comme vous répondre à la question: «Quelle est l'explication de la dépendance?» en disant qu'il existe un ensemble de critères, et que ceux qui satisfont à trois de ces six critères peuvent être considérés comme souffrant de dépendance. Pour moi, être dépendant signifie que je ne contrôle pas ma consommation et que je suis forcé ou que je me sens forcé de consommer. Disons qu'il y a 12 mois, 30 p. 100 de mon groupe souffraient de dépendance, et que maintenant on en est à seulement 15 p. 100. Ce n'était pas aussi dur que ça. Ils n'étaient pas dépendants, n'est-ce pas? C'est ce qui m'aurait surpris.

M. Hathaway: Ils ont satisfait à un critère objectif. J'ai également inclus une mesure subjective, une notion de besoin maladif et, plus sérieusement, l'obsession de la drogue. Je pense qu'on peut dire que la majorité, à un moment donné, a fait l'expérience du besoin maladif de la drogue. Pourtant, la grande majorité considère que leur consommation est sous contrôle. C'est ce à quoi vous faites allusion; la notion subjective de contrôle, en dehors de tout critère objectif qui pourrait être invoqué au plan psychiatrique ou clinique. Vous faites allusion à l'importance prédominante d'une notion subjective et, je crois, c'est que confirme cette recherche.

Le sénateur Banks: Je veux être sûr de bien comprendre ce que vous dites lorsque vous déclarez que la dépendance n'est pas nécessairement une toxicomanie. Si j'ai très mal à la tête pendant quelques jours, je suis dépendant pendant ce temps-là de l'aspirine que je prends pour me soulager. Une fois que le mal de tête a disparu, je ne suis plus dépendant de l'aspirine, à moins que ce ne soit devenu une toxicomanie. Prétendez-vous que les circonstances sociales pourraient avoir changé?

M. Hathaway: Tout dépend de la distinction que vous faites entre les cas où l'on utiliserait les mots «dépendance» et «toxicomanie».

Le sénateur Banks: C'est ce à quoi je veux arriver.

M. Hathaway: Voulez-vous dire que la dépendance est quelque chose de moins préoccupant? Est-ce ce que vous suggérez?

Le sénateur Banks: Oui, c'est la question que je me pose. Est-ce que la dépendance est moins préoccupante?

M. Hathaway: C'est préoccupant sous bien des angles. Les experts débattent en permanence de ce que ce concept signifie véritablement. Je ne peux pas affirmer que la toxicomanie est quelque chose de moins grave que la dépendance. On parle en fait de concepts similaires. Je pense que c'est en quelque sorte une question sémantique. Il est certain que la notion de toxicomanie suggère plutôt une dépendance physiologique. Comme je l'ai dit, en ce qui concerne le cannabis, on ne trouve pas cette distinction dans le DSM-IV. Il est généralement acquis qu'il s'agit d'une dépendance non physiologique. Ma recherche a simplement permis de mieux documenter cette distinction. Pourtant, je voudrais faire remarquer qu'il se peut que cette distinction objective soit de moindre utilité qu'on le pense généralement.

Le sénateur Banks: Il se peut que la dépendance physiologique soit un oxymoron.

Vous dites que vous avez besoin d'en savoir beaucoup plus. Toutefois, vu la nature de vos travaux et de votre étude, il me semble que vous en savez plus sur la question que la plupart des gens. Mis à part la question du financement qui se pose à moyen terme, en vous projetant très loin pour avoir une véritable vue d'ensemble, si vous étiez roi, que feriez-vous demain? Je vous demande de répondre à cette question en vous basant sur ce que vous savez et sur les opinions que vous avez formées à partir de cette connaissance.

M. Hathaway: Dois-je tenir compte des réalités politiques actuelles ou ai-je carte blanche?

Le sénateur Banks: Quelle est la bonne solution?

M. Hathaway: Le facteur clé est de parvenir à humaniser notre politique en matière de drogue. C'est une chose qui a refait surface à divers stades de la recherche. On parle des difficultés conceptuelles que soulève la «dépénalisation» car il s'agit d'un concept déroutant, et le débat public qu'il entraîne trahît une certaine confusion.

Nous devons envisager la politique en matière de drogue dans la perspective de son humanisation et nous attaquer au problème de façon progressiste et non punitive. Nos recherches nous ont amenés à conclure que les sanctions n'ont pas les effets attendus. En fait, elles ont eu l'effet opposé dans de nombreux cas. Elles ne font en fait qu'exacerber le problème.

Prenons du recul et adoptons une approche éducative en matière de santé publique. Cette approche permettra de fournir les informations appropriées aux consommateurs de drogue et des traitements à ceux qui considèrent en avoir besoin. Oublions les moyens coercitifs dont l'objet est de débarrasser notre société de ces êtres immoraux et diaboliques. C'est de cette notion que procèdent les politiques et je pense que le moment est venu d'en changer.

Le président: Je veux juste m'assurer que nous nous sommes bien compris quand nous avons parlé de 1 p. 100 et de votre échantillon.

Si 1 p. 100 de consommateurs, selon l'étude nationale de 1994, sont des consommateurs fréquents, on pourrait donc dire que toutes les données sur les 104 participants à votre étude s'appliqueraient à ce 1 p. 100. Est-ce bien cela?

M. Hathaway: En ce qui concerne ceux qui consomment quotidiennement. J'ai fait remarquer que certains, mais pas tous, étaient des consommateurs quotidiens. Je pense que 50 p. 100 consommaient quotidiennement.

Le président: Je pense que c'était plus que cela. On parlait de 60 p. 100 dans votre tableau.

M. Hathaway: C'était 51 p. 100 pour les 12 derniers mois et, en fait, ce chiffre reste relativement constant. Jusqu'aux 30 derniers jours, c'était 47 p. 100. Au cours des 12 mois précédents, on comptait environ 50 p. 100 de consommateurs quotidiens.

Le président: J'aimerais que l'on consacre les 15 prochaines minutes à l'autre document que vous avez déposé. Je crois comprendre que vous n'êtes pas avocat de droit constitutionnel.

M. Hathaway: Non.

Le président: J'aimerais vous donner la parole pour que vous puissiez nous dire quelle est votre opinion sur la décision prise dans l'affaire Clay. J'aimerais que vous nous expliquiez pourquoi vous vous êtes intéressé aux faits en cause. Ensuite, je voudrais que vous expliquiez au comité pourquoi vous avez déposé ce document.

M. Hathaway: Tout a commencé lorsque je me suis lancé dans des recherches pour mon doctorat. Je voulais comprendre le débat sur la drogue et ce sur quoi il reposait dans notre pays. J'envisageais la question du point de vue de quelqu'un qui s'intéresse à la science et qui est en faveur de la réduction des effets nocifs. Les conclusions auxquelles je suis arrivé comprenaient des renseignements concrets qu'on ne pouvait ignorer. Ces conclusions impliquent certaines solutions concrètes, lesquelles sont appuyées par des recherches menées au cours de plusieurs décennies. Toutefois, il existe des problèmes et des jugements moraux sous-jacents qui divisent l'opinion publique sur cette question. De fait, ces problèmes sous-jacents en font une question de nature politique. Telle était donc la perspective rhétorique dans laquelle je me plaçais. Quel type de stratégie rhétorique a été adoptée par le mouvement en faveur d'une réforme des lois concernant les drogues? Manifestement, du point de vue scientifique, il y a réduction du préjudice.

Certains activistes parlent des droits de l'utilisateur. La solidité de ces arguments a été mise à l'épreuve dans le cadre des contestations qui ont été engagées ces dernières années par le biais de notre système judiciaire et devant les tribunaux. En vertu de l'article 7 de la Charte, nous reconnaissons le droit d'un individu à la liberté de faire des choix. C'est évidemment là un élément clé dans la controverse que suscitent les drogues. Quel parti prenez-vous? Êtes-vous en faveur de l'ordre social et d'une action répressive de l'État? Ou préférez-vous une approche axée sur l'autonomie personnelle? Il est certain que ces questions morales ont influencé mes recherches. Je crois qu'il est nécessaire d'accorder quelque respect au choix rationnel et au droit de l'individu de faire des choix. La rédaction de ce document m'a donné l'occasion d'explorer certaines de ces questions.

Lorsque j'ai vu quelle orientation prenaient mes recherches, j'ai parlé à deux ou trois avocats de droit constitutionnel pour obtenir un avis spécialisé. C'est ainsi que nous en sommes arrivés à l'affaire Clay. En bref, le juge en chef a décidé que oui, les faits portent à croire que le cannabis est effectivement une substance relativement inoffensive. D'un autre côté, le juge en chef a estimé que le droit d'exercer un choix est un droit trop trivial. C'était là une distinction intéressante. Si cela est trop trivial, pourquoi l'État a-t-il besoin de mettre en branle tout l'appareil de la justice pénale pour empêcher les gens de faire ce qu'ils ont choisi de faire?

Telle est la distinction clé. Voilà où nous en sommes. Nous sommes en fait dans une impasse à l'heure actuelle parce que, de façon générale, il a été convenu dans une cour de justice que le problème est relativement bénin et que pourtant, il s'agit d'une activité trop triviale pour bénéficier des protections qu'accorde la Charte. C'est bel et bien ce que l'on peut appeler une impasse. La question est d'ordre moral, je crois, et ne peut être résolue nécessairement en prenant en compte les données que l'on possède à ce sujet. Il s'agit d'un problème qui doit être considéré dans le contexte des valeurs que reconnaît le grand public. Voilà où nous en sommes. Le fait que nous en soyons arrivés là en faisant jouer les mécanismes mis en place dans notre pays est un facteur positif. Cela nous permet de considérer ces questions d'un point de vue factuel. La distinction, comme je l'ai mentionné, est d'ordre moral. Telle est la question que j'explore dans ce document.

Le président: Juste pour l'information de mes collègues, l'article 7 de la Charte a été utilisé par la Cour suprême lorsqu'elle a rendu sa décision sur l'avortement. M. Clay n'était pas un consommateur fréquent. Il vendait des graines.

Savez-vous que la Cour suprême a accepté d'entendre M. Clay?

M. Hathaway: Oui. C'est très intéressant.

Le président: Vous allez sans doute suivre cela de près.

M. Hathaway: Oui.

Le président: Y a-t-il d'autres questions? Si notre attaché de recherche a d'autres questions à vous poser, je vous écrirai dans le courant de la semaine. J'espère recevoir des réponses. Je vous remercie d'avoir comparu et d'avoir accepté de témoigner devant le comité.

M. Hathaway: Je m'excuse pour les petits problèmes techniques qu'a soulevés ma présentation. Cela n'a guère fait valoir mes arguments. J'espère néanmoins vous avoir donné les réponses dont vous aviez besoin.

Le président: Vous allez nous fournir tous les tableaux. Merci.

Le dernier témoin que nous allons entendre aujourd'hui est Mme Patricia Erickson qui travaille depuis 1973 à la Fondation de la recherche sur la toxicomanie (ARF), où elle occupe depuis 1988 le poste de scientifique principale. À l'heure actuelle, Mme Erickson est également recherchiste principale au Centre fusionné de toxicomanie et de santé mentale.

Elle est aussi professeure titulaire adjointe et membre de la faculté d'études supérieures au département de sociologie de l'Université de Toronto. Elle a été pendant trois ans directrice du programme coopératif du cycle supérieur sur l'alcool, le tabac et les autres substances psychoactives à l'Université de Toronto où elle enseigne encore.

Mme Erickson a obtenu en 1983 un doctorat en criminologie et en administration sociale de l'Université de Glasgow, Écosse. Elle a rédigé ou corédigé les ouvrages suivants: The Steel Drug: Cocaine and Crack in Perspective (1987 et 1994); et Cannabis Criminals: The Social Effects of Punishment on Drug Users (1980). Elle a également été corédactrice de Illicit Drugs in Canada: A Risky Business (1988); et Windows on Science (1992).

Son plus récent ouvrage est une collection publiée sous sa supervision par la University of Toronto Press: Harm Reduction: A New Direction for Drug Policies and Programs (1997). Mme Erickson a rédigé ou corédigé plus d'une soixantaine d'articles et de chapitres publiés dans des ouvrages et des revues scientifiques, et elle a été invitée comme conférencière à de nombreuses réunions professionnelles et communautaires.

En 1996, elle a reçu, de la Drug Policy Foundation de Washington DC, le prix Alfred R. Lindesmith pour ses réalisations universitaires et littéraires.

Elle est actuellement codirectrice des recherches, dans le cadre d'une bourse de 1,2 million de dollars US versée par le National Institute on Drug Abuse, pour une étude menée à Toronto et à Philadelphie sur la jeunesse, la drogue et la violence.

Je vous remercie de comparaître devant le comité aujourd'hui.

Mme Patricia Erickson, recherchiste, Centre detoxicomanie et de santé mentale: Merci de m'avoir invitée à venir vous parler aujourd'hui d'un sujet auquel je m'intéresse depuis presque 30 ans.

Comme on vous l'a dit, j'ai commencé à travailler pour l'ARF en 1973, alors que la commission LeDain venait de rendre publiques ses conclusions, notamment ses recommandations relatives à la décriminalisation de la possession de cannabis et à la réduction des peines imposées en la matière.

Les chercheurs principaux de l'ARF, comme on appelait alors la fondation, avaient le sentiment que l'on manquait d'une base de données adéquate pour justifier la position unanime des membres de la commission à propos des effets d'une condamnation criminelle sur les jeunes gens. Les chercheurs estimaient qu'il était important d'élargir les connaissances que nous possédions sur les effets réels des sanctions pénales imposées à ceux qui étaient reconnus coupables de possession de cannabis.

J'ai commencé à travailler à l'ARF en m'attendant à ce que la question soit résolue au cours des deux ou trois années suivantes, et à ce que je puisse poursuivre d'autres recherches à titre de criminologue. Cependant, la loi n'a pas été modifiée depuis cette époque-là. J'ai continué à faire des recherches sur la criminalisation, de façon quelque peu sporadique, pendant tout le temps où j'ai travaillé à la fondation. Je me suis également consacrée à d'autres types de projets de recherche.

Je suis ici aujourd'hui pour essayer de donner une dimension plus humaine à ces statistiques sur les arrestations qui sont plutôt choquantes, ainsi qu'aux chiffres que l'on cite à propos des coûts. M. Rehm, qui s'est adressé à vous plus tôt, a fixé le prix de l'exécution de la loi à 400 millions de dollars. Nous savons que plus de 500 000 Canadiens ont un casier judiciaire parce qu'ils ont été trouvés en possession de cannabis. Leur nombre s'accumule depuis la fin des années 60. C'est un chiffre qui risque d'atteindre des proportions qui dépassent quelque peu l'imagination.

Je vais vous présenter quelques-uns des faits saillants des recherches que j'ai effectuées au cours des trois dernières décennies. Dans le cadre de trois études, j'ai mené des entrevues approfondies auprès des «criminels du cannabis», c'est-à-dire des gens qui ont comparu devant les tribunaux pour répondre de l'accusation de possession de cannabis. J'ai étudié ce groupe à trois moments différents. Je vais me concentrer sur les effets, subjectifs et objectifs, ou encore directs et indirects, que ces personnes ont subi. Je vais également vous parler des avantages que l'on s'attend à retirer de cette politique en ce qui a trait à ses effets dissuasifs.

C'est en 1974, 1981 et 1998 que ces travaux de recherche ont été menés. Je me permettrai de vous rappeler brièvement qu'en 1974, cela ne faisait pas longtemps que la disposition relative à «l'absolution inconditionnelle» avait été adoptée et intégrée au Code criminel. En 1981, le nombre des condamnations liées au cannabis a atteint un sommet au Canada. Le dernier échantillon, pris en 1998, est constitué d'entrevues menées dans les tribunaux de Toronto juste après que l'initiative de déjudiciarisation ait été lancée.

L'information que nous nous sommes procurée lors de la première étude a été la plus riche. Elle nous a permis de publier ce livre Cannabis Criminals, que j'ai transmis au directeur de la recherche et qui, je l'espère, pourra être mis à la disposition de quiconque souhaite avoir un livre de chevet où glaner des renseignements complémentaires. Au cours de cette première étude, j'ai mené moi-même la plupart des entrevues. Depuis, j'ai dû déléguer cette fonction à d'autres.

Nous avons essayé de mesurer les mêmes choses au fil du temps. Cette évaluation nous a permis de produire une série d'études qui, même si elles ne sont pas strictement comparables du point de vue de la recherche sociale, le sont - et c'est ce qui fait leur originalité - parce que nous avons pu examiner un groupe de délinquants comparaissant devant les tribunaux de Toronto à trois moments différents.

Comme je l'ai dit, essentiellement, la loi n'a pas été modifiée depuis que j'étudie la question, et cela fait près de 30 ans. Les peines maximales qui peuvent être imposées sont toujours les mêmes; six mois de prison et une amende de 1 000 $.

Bien d'autres choses n'ont pas changé depuis l'étude effectuée en 1974 et pourtant, certaines ont évolué. Permettez-moi de mettre l'accent sur cette évolution en vous parlant tout d'abord des gens qui sont appelés à comparaître devant les tribunaux. Qui sont les gens qui constituent le groupe plutôt mal défini des criminels du cannabis? Qui sont les gens qui se cachent derrière cet énorme bloc de statistiques officielles sur une des initiatives de la justice pénale?

Tout simplement, en grande majorité, ce sont de jeunes hommes. Cela n'a pas changé. Près de 90 p. 100 des gens que nous avons interviewés sont des hommes et, les deux premières années, les deux tiers d'entre eux avaient moins de 21 ans. Naturellement, après l'adoption de la Loi sur les jeunes contrevenants, la responsabilité des jeunes de 16 et 17 ans, qui étaient considérés comme des criminels adultes dans les deux premières études, est passée au tribunal de la jeunesse. Dans la troisième étude, la plus récente, l'échantillon était un peu plus âgé, puisque seule environ la moitié des gens interviewés avaient moins de 21 ans. Il s'agit d'un groupe où les gens de moins de 25 ans prédominent.

Dans nos échantillons, 80 p. 100 des gens travaillent ou étudient. Quelle que soit l'année en cause, ce chiffre reste constant. Vu que les délinquants sont relativement jeunes, environ la moitié d'entre eux habitent chez leurs parents. Ils n'ont pas encore conquis l'indépendance adulte qui, à nos yeux, caractérise les gens qui travaillent et qui ont quitté la maison familiale. Beaucoup d'entre eux restent associés de très près à une vie familiale.

Le précédent exposé nous a permis d'explorer ce que signifie le fait d'avoir un échantillon couvrant les différents stades de consommation. D'après les sondages, il est clair que seuls environ 10 p. 100 des consommateurs de cannabis en font usage sur une base hebdomadaire, et je pense que le pourcentage de 1 ou 2 p. 100, en ce qui concerne ceux qui en consomment quotidiennement, est également exact, si je me rappelle bien les résultats des sondages.

Lorsque nous avons mené nos entrevues, nous avons demandé à nos interlocuteurs quel était le rythme de leur consommation. Quelle que soit l'année au cours de laquelle les entrevues ont été menées, environ les trois quarts des personnes que nous avons interrogées faisaient partie du groupe qui consommait au moins une ou deux fois par semaine. Nous avons donc eu affaire à des gens qui consommaient plutôt fréquemment, sans pour autant le faire nécessairement quotidiennement.

Si l'on examine le profil des délinquants et les caractéristiques de leurs causes, encore une fois, nous pouvons déceler des constantes notables. La plupart des délinquants ne font face qu'à un chef d'accusation, la possession. Pour certains d'entre eux, d'autres accusations viennent s'ajouter à cela. Dans plus de 80 p. 100 des cas, il ne s'agit que d'une forme du cannabis et dans ces cas-là, presque tout le temps de marijuana. Les quantités en cause sont petites. Dans 75 p. 100 des cas, les accusations portaient sur la possession de moins de 14 grammes de cannabis. Ce chiffre est tiré des informations recueillies en 1970 et en 1980. Au cours de l'étude plus récente, menée en 1998, dans 86 p. 100 des cas, il s'agissait de 14 grammes ou moins. En réalité, les quantités sur lesquelles se fondaient les accusations étaient moindres que celles qui étaient en cause en 1970 et en 1980. Parmi tous les gens interviewés en 1998, la moitié d'entre eux faisaient face à des accusations de possession de cannabis parce qu'ils avaient été trouvés en possession de un gramme ou moins.

Ce sont les réactions du système de justice pénale qui ont le plus changé pendant cette période. N'oublions pas que nos entrevues ont été menées au même endroit, Toronto. Entre 1974 et 1981, on a vu l'administration abandonner peu à peu la prise des empreintes digitales de tous les accusés. Environ 70 p. 100 des suspects étaient emmenés au poste de police et arrêtés. Toutefois, la prise d'empreintes digitales était reportée à plus tard. Le délai s'écoulant entre l'arrestation et le règlement des affaires a diminué de moitié entre 1974 et 1981, passant d'environ 2,6 mois à 1,3 mois. Même si l'on avait affaire aux mêmes types de délinquants, du point de vue personnel et au plan des caractéristi ques de leur affaire, le système s'est adapté et les choses se sont accélérées.

J'ai passé beaucoup de temps à observer ce qui se passait devant les tribunaux. Il fallait très peu de temps pour traiter le cas de la plupart des délinquants, notamment la deuxième année où nous avons fait enquête. Habituellement, l'accusé plaidait coupable. Dans de nombreux cas, il obtenait une absolution inconditionnelle ou conditionnelle.

En 1998, l'échantillon était différent à cause de l'initiative de déjudiciarisation lancée par le gouvernement fédéral. De manière générale, cette politique offrait aux délinquants la possibilité d'éviter une peine et d'accomplir des heures de services communautaires ou de bénéficier d'autres mesures de remplacement. Les tribunaux de Toronto saisirent rapidement cette possibilité, avant même qu'il y ait quoi que ce soit d'organisé pour déjudiciariser les affaires. Lorsque j'ai pris contact avec les membres du groupe interviewés en 1974, à l'automne 1998, ils ont déclaré qu'on leur avait demandé d'établir eux-mêmes les modalités de leur déjudiciarisation. Il s'agissait d'un concept tout à fait nouveau, car aucune autre mesure de remplacement n'avait encore été mise en place. On demandait aux délinquants de mettre quelque chose au point et de revenir une fois qu'ils avaient établi un plan. Cela n'a pas duré longtemps, et un organisme s'est chargé d'organiser la déjudiciarisation. L'expérience d'autodéjudiciarisation a fait long feu.

En 1998, 43 p. 100 des personnes que nous avons intervie wées avaient bénéficié d'une initiative de déjudiciarisation. Les autres attendaient un jugement. Leurs affaires avaient en fait traîné plus longtemps que celles des gens que nous avions interviewés précédemment. Je ne peux pas vraiment dire pourquoi il en était ainsi. Apparemment, ces personnes-là étaient appelées plus souvent à comparaître devant les tribunaux et les avocats étaient plus impliqués. Il était clair que des changements administratifs avaient eu lieu, et les tribunaux semblaient saturés d'affaires concernant le cannabis. Je ne sais pas si c'était la cause de l'initiative de déjudiciarisation ou un de ses effets, vu que l'organisation des mesures de remplacement requises exigeait plus de temps de la part des tribunaux. Nous espérons pouvoir effectuer des recherches plus approfondies sur ce sujet.

Tels sont les profils que nous avons pu établir dans une perspective chronologique. Chaque fois nous avons mené des entrevues, nous avons parlé des effets dissuasifs et de l'expérience vécue par nos interlocuteurs qui avaient été arrêtés et traduits devant les tribunaux. Peut-être devrais-je m'attarder sur la question de la dissuasion qui, dans un sens, est au coeur de ce problème. Il y a des effets mesurables, à la fois tangibles et intangibles. On peut discuter de la gravité de ces effets. S'il n'y a pas de nets avantages, cela n'a pas d'importance. Une politique de justice pénale qui n'entraîne aucun coût est impossible, mais une politique de justice pénale qui n'entraîne aucun avantage devrait nous préoccuper.

Lorsqu'on fait des recherches auprès de délinquants qui ont été reconnus coupables par les tribunaux, on peut ainsi étudier les types particuliers de dissuasion. Comme la commission LeDain l'a déclaré, la dissuasion est le principal instrument de toute politique dans le domaine des drogues illégales. Le droit criminel établit un risque de sanctions, une menace qui est censée être liée à la certitude, la sévérité et la rapidité de la sanction en question.

Lorsqu'on prend une sanction pénale à l'endroit d'un délinquant et qu'on le traduit devant un tribunal, ce que l'on fait en réalité, c'est utiliser l'accusation qui est portée comme un mécanisme permettant de rendre pertinent, de façon générale, ce moyen de dissuasion pour un plus grand nombre de personnes qui pourraient éventuellement envisager transgresser la loi. Or, les effets dissuasifs particuliers que nous avons notés d'une année à l'autre étaient peu marqués. Parmi les personnes que nous avons interviewées les premières, 92 p. 100 consommaient encore un an plus tard. Des chiffres similaires ont été obtenus au cours des deux enquêtes suivantes. Environ 80 p. 100 des répondants avaient l'intention de continuer à consommer ou le faisaient encore. Il s'agit de mesures qui, dans les deux cas, sont considérées comme des évaluations indépendantes tout à fait valides.

Parmi les délinquants interviewés la première année, 8 p. 100 se sont abstenus de consommer au cours de l'année qui a suivi leur comparution devant un tribunal. Dans mes rapports de recherche, je soutiens que cela ne prouve pas, en réalité, qu'il y ait dissuasion. La sévérité de la sanction n'avait rien à voir avec la décision prise par les quelques personnes qui ont arrêté de consommer. Peu importait qu'on leur ait accordé une absolution inconditionnelle - qu'ils s'en soient tirés, comme disaient la plupart d'entre eux - une absolution conditionnelle ou une probation ou qu'on leur ait infligé une amende. Quand je leur ai demandé s'ils jugeaient probable qu'ils soient arrêtés à nouveau, ceux qui étaient le plus décidés à continuer à consommer estimaient que c'était tout à fait probable.

Qui plus est, la plupart des délinquants s'attendaient à une peine très sévère et ne savaient pas que l'absolution incondition nelle était possible. Dans le contexte précis de la dissuasion, il s'agit d'une illustration plus générale d'un phénomène que nous connaissons puisqu'il est signalé dans les ouvrages spécialisés de criminologie: je veux dire que la sévérité de la peine n'a rien à voir avec la décision de commettre un crime. Cette constatation va à l'encontre de nombreuses idées généralement acceptées et de philosophies axées sur les mesures expiratoires. Les recherches démontrent que la probabilité de se faire prendre, telle qu'elle est jugée par le délinquant, est l'élément le plus important de l'effet dissuasif.

Dans mes échantillons, le facteur qui permettait le mieux de prédire que quelqu'un cesserait de consommer après avoir été incriminé était tout simplement la quantité que le délinquant en question consommait dans le passé. Les quelques personnes pour qui il ne s'agissait que de faire une expérience ou qui ne consommaient que de façon très sporadique et qui s'étaient fait prendre ont décidé d'en rester là. Ces personnes-là ne voulaient pas prendre le risque. Pour elles, il s'agissait d'un essai, elles s'étaient fait prendre par la police et n'avaient pas envie de continuer à consommer. Si nous savions comment faire peur aux gens qui consomment pour la première fois, on pourrait les dissuader de continuer. Toutefois, les gens qui sont arrêtés ne sont pas ceux qui consomment pour la première fois. Les délinquants sont habituellement des jeunes qui consomment du cannabis depuis un certain temps.

Ils sont relativement déterminés. Ils savent qu'ils ont consommé des centaines ou des milliers de fois sans se faire attraper, et ils peaufinent donc leur stratégie et partagent toute information utile.

Voilà qui explique qu'il n'y ait pas d'effet dissuasif spécifique. Cela est lié en partie à la personne sélectionnée, à sa détermination à consommer du cannabis et à son sentiment qu'en fait, elle n'a pas eu de chance.

Qu'est-ce que cela signifie au plan de la dissuasion générale? Un juge anglais du XVIIIe siècle, en condamnant quelqu'un à être pendu parce qu'il avait volé déclara: «Jeune homme, vous serez pendu, non pas parce que vous avez volé un mouton, mais pour que d'autres n'en volent pas.»

Tirons-nous un avantage de l'effet dissuasif spécifique que procurent près d'un demi-million de Canadiens, de façon à en décourager d'autres de consommer du cannabis? Rien ne prouve, je pense, que nous puissions l'affirmer. Cependant, par nature, la dissuasion est difficile à étudier. Si elle réussit, cela décourage les gens de se comporter d'une certaine façon et ils ne commettent donc pas l'acte en question. Il est difficile d'étudier la dissuasion. Comment l'étudier? Comment est-il même possible de savoir que la dissuasion s'exerce ou non? Ce serait un défi intéressant à relever que de prouver que les sommes d'argent consacrées à l'exécution de la loi ont permis en fait de dissuader x personnes de consommer du cannabis.

Toutefois, nous pouvons aller plus loin. Nous pouvons examiner les nombreux écrits spécialisés qui ont été produits dans les années 70 et 80 sur le sujet de la dissuasion. Quelqu'un qui étudie la dissuasion générale doit s'intéresser aux gens qui commettent le crime et à ceux qui ne le font pas et essayer de voir s'il existe des différences au plan de la perception de la certitude d'une sanction, de sa sévérité et de la rapidité avec laquelle elle tombe. Il ne suffit pas de se demander: «Pourquoi ne l'ont-ils pas fait?» Il y a la loi, mais il y a également d'autres raisons pour lesquelles les gens ne font pas telle ou telle chose. L'existence de la loi ne peut être que l'une d'entre elles.

C'est une question de bon sens, n'est-ce pas? La plupart d'entre nous, moi la première, n'oseraient pas allumer une cigarette ici, et ce n'est pas parce que le sénateur Nolin pourrait me faire éjecter par la GRC.

Le sénateur Kenny: Il le ferait.

Mme Erickson: Je ne le savais pas. Je ne fume pas. Je sais qu'il existe certaines normes sociales. Si je fumais, j'attendrais probablement d'être dans un endroit où je peux le faire. Je pourrais aussi me couvrir de timbres à la nicotine. Les possibilités sont multiples.

Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles les gens n'enfreignent pas une loi, à part le fait que la loi existe. La plupart des gens adoptent tout simplement une conduite de type socialisé qui les porte à respecter la loi. La dissuasion générale a pour objet non les gens qui refusent de toucher à quelque drogue que ce soit, mais plutôt ceux qui pourraient éventuellement envisager le faire. Les études sur la dissuasion ont été une aubaine pour les criminologues. Il y avait tant de personnes qui consommaient de la marijuana qu'il était possible d'examiner ceux qui le faisaient et ceux qui ne le faisaient pas. C'était beaucoup mieux que pour la plupart des crimes de moindre importance. Ces études ont été effectuées dans de nombreux États et dans d'autres pays. Chaque fois, en ce qui concerne le crime le plus étudié par les gens qui se sont intéressés à la dissuasion, la conclusion a été que la certitude perçue et la sévérité des conséquences légales n'étaient pas liées à la consommation ou à la non-consommation. On arrive rarement à ce genre de constatation. Toutefois, il y avait aussi beaucoup de gens, la majorité, en ce qui concerne les études portant sur les étudiants, qui ne consommaient pas de cannabis. Ce qui était le plus lié à cette non-consommation était soit des préoccupations à propos des risques que cela faisait courir sur le plan de la santé, soit la crainte d'une désapprobation sociale. C'était cela les deux grandes raisons. Ce n'était pas une crainte liée à la loi.

Ces constatations sont logiques. La plupart des gens ont l'occasion de consommer de la drogue; ils sont confrontés au problème; ils prennent des décisions concernant la consommation de drogues avant même de devenir même adultes. Nombre de ces questions sont examinées très tôt, et les gens décident de consommer ou non, comme ils le font en ce qui concerne le tabac. Ce sont des décisions qui, pour la plupart, sont prises très tôt.

Même s'il y aura toujours un doute qui planera sur la question de la dissuasion générale parce qu'on ne peut pas étudier ce phénomène de façon parfaite, les rapports spécialisés dans ce domaine sont très solides et les résultats sont cohérents. Pour la plupart des crimes, c'est le risque de se faire prendre qui est important. Même en ce qui concerne le cannabis, ce risque n'est pas un moyen de dissuasion. Cela amène à penser qu'il existe, de façon générale, un autre aspect de la dissuasion qui est important. Lorsque la légitimité de la loi elle-même est en question, la dissuasion a tendance à prendre encore moins d'importance.

Cela dit, puis-je prendre quelques minutes de plus pour parler des coûts?

Le président: Oui, allez-y.

Mme Erickson: Telles sont les conclusions sur les avantages qui entrent dans l'équation de la criminalisation.

J'ai résumé les coûts qui doivent être assumés pendant la période qui s'écoule jusqu'au moment où l'on colle l'étiquette de criminel sur les personnes en cause. J'appelle cela la criminalisation officielle. Peut-être que M. Rehm appellerait certains de ces effets des coûts directs. Il s'agit de ce dont quelqu'un fait l'expérience, quand il doit prendre du congé, trouver un avocat et chercher comment le payer. Quand cette personne est traduite devant les tribunaux, on peut lui infliger une amende ou elle peut bénéficier d'une probation. Sa liberté a été compromise du fait qu'elle a dû aller au poste de police, qu'on a pris ses empreintes digitales, etc. Dès ce moment-là, peu importe ce qu'il lui arrive au tribunal, étant donné qu'elle a déjà fait l'expérience de certains des coûts qu'entraîne le processus, même si l'accusation est retirée, cette personne a subi certains effets.

Les personnes qui ont fait l'objet de nos études ont été traduites devant les tribunaux, et une sanction leur a été imposée. À Toronto, lorsqu'on s'est intéressé aux sentences les plusindulgentes, on a constaté une forte proportion d'absolutions inconditionnelles et d'absolutions sous condition. Si en réalité le débat politique sur la stratégie à adopter par le Canada en ce qui concerne le cannabis est ciblé sur les peines imposées, la conclusion de mon étude est qu'aucun de ces coûts, à une exception près, n'est lié à la peine imposée. Peu importe que la personne en cause ait bénéficié d'une absolution inconditionnelle, d'une absolution sous condition ou d'une probation ou qu'on lui ait imposé une amende, cela n'a eu aucun effet sur le coût subi après la condamnation. Presqu'aucun de ces délinquants ne se percevait comme des criminels ou pensait être perçu ainsi par ses amis.

Ceux qui vivaient à la maison se préoccupaient de la réaction sociale de leurs parents. À l'extrême, ils disaient par exemple: «Peut-être pensent-ils que je consomme de la marijuana, mais ils seraient vraiment fâchés de savoir que l'on m'a pris en train de le faire.» Je me rappelle que dans les années 70, un père qui accompagnait son fils au tribunal a dit: «Pourquoi devrait-il avoir un casier judiciaire? J'ai fait la même chose il y a 20 ou 30 ans, à l'époque où on appelait ça des pétards.»

Contre toute attente, certains avaient l'appui de leurs parents, mais pour la plupart, ils n'aimaient pas l'idée que leurs parents sachent qu'ils avaient été pris en train de consommer. Ils se préoccupaient beaucoup de la réaction de leurs employeurs. Le coût économique a une importance majeure, vu que le fait d'avoir un casier judiciaire a un impact qui se prolonge pendant toute la vie. Une étude à court terme, sur six mois ou un an, n'est évidemment pas assez longue pour mesurer cela. Mon étude n'a permis que d'arriver à des résultats préliminaires à cet égard. Toutefois, les criminels du cannabis ne sont pas malades; ils ne sont pas menacés de mort; ils ne sont pas dans la même situation que les gens qui s'injectent de la drogue. Pour la majorité des gens qui consomment du cannabis, le principal coût qu'ils associent à leur consommation est le risque d'être arrêtés et de subir par la suite les stigmates associés à la criminalisation.

Une expérience concrète nous a permis d'avoir une bien meilleure idée des conséquences économiques. Il s'agissait de définir le profil de notre échantillon, par exemple, de jeunes célibataires de sexe masculin qui, s'ils travaillaient, occupaient, pour la plupart, des emplois semi-qualifiés.

Deux de mes assistants ont, pendant plusieurs semaines, répondu par téléphone à toutes les annonces qui paraissaient dans les quotidiens. Il s'agissait d'un test à l'aveugle. On partait du principe qu'à ce moment-là, les répondants n'avaient pas de casier judiciaire. Ils étaient censés se plier à l'entrevue sans laisser entendre qu'ils puissent être coupables de quoi que ce soit, mais à la fin de l'entrevue, ils ajoutaient: «Est-ce que cela poserait un problème si j'avais bénéficié d'une absolution inconditionnelle pour possession de marijuana ou si j'avais été condamné à payer une amende?» En fait, cette expérience concrète avait l'avantage de nous permettre de recueillir des renseignements beaucoup plus scientifiques. Je ne savais pas à quoi m'attendre. J'aurais pu partir de l'hypothèse que la marijuana avait été «déstigmatisée» par la société. Je n'étais pas sûre. Toutefois, nous avons découvert que plus le casier judiciaire était lourd, moins les réponses des employeurs potentiels étaient positives. C'était ceux qui avaient dit qu'ils n'avaient pas de casier judiciaire qui avaient reçu le plus d'offres d'emploi. À l'inverse, ceux qui avaient été reconnus coupables et condamnés à payer une amende avaient reçu le moins d'offres. Le groupe de ceux qui avaient bénéficié d'une absolution inconditionnelle se situait quelque part dans la moyenne. Ces résultats permettaient de conclure que le fait d'avoir un casier judiciaire, même s'il ne s'agissait que de possession de marijuana, a des conséquences lorsqu'on cherche un emploi. Quant aux délinquants eux-mêmes, on a pu constater chez eux une perte de respect envers le système de justice pénale, notamment au sein des deux premiers groupes, s'ils n'avaient pas obtenu une absolution inconditionnelle, et au sein du troisième groupe, s'ils n'avaient pas bénéficié d'une déjudiciarisation.

Les gens qui pensaient qu'on leur avait imposé une peine sévère parce qu'ils avaient été reconnus coupables et condamnés à payer une amende avaient un véritable sentiment d'injustice. De plus en plus, les gens étaient au courant qu'il était possible d'obtenir une absolution inconditionnelle ou que d'autres bénéficiaient d'une déjudiciarisation. Voilà ce qui est pour moi une conséquence d'importance majeure: la perte du respect pour l'administration de la justice.

Le groupe qui faisait l'objet de nos recherches avait en fait des vues très conventionnelles en ce qui concerne, en général, le respect de la loi. C'était des gens qui reconnaissaient très volontiers l'importance de la loi dans une société. Ils n'approuvaient cependant pas les lois sur la marijuana, ce qui n'est pas surprenant. Toutefois, après avoir été traduits devant les tribunaux, ils avaient une moins bonne opinion de l'équité du système, si la peine qui leur avait été imposée avait été plus sévère.

Les trois peines possibles avaient été imposées au hasard. Je sais que cela ne correspond pas à l'idée d'un système judiciaire où les peines correspondent à la gravité du crime. Toutefois, si j'avais roulé un dé pour déterminer quelle peine imposer, je serais arrivée au même résultat. En effet, il n'y avait aucun lien entre la peine imposée et le type de personnes appelées à comparaître ou encore les caractéristiques de l'affaire, l'accusation et la quantité de drogue en cause.

Il me semble que ceux à qui l'on avait imposé une sanction avaient raison de considérer qu'elle était injuste. Pourquoi n'avaient-ils pas tous bénéficié d'une absolution inconditionnelle? Ou encore, pourquoi n'avaient-ils pas tous eu la possibilité, au lieu d'avoir un casier judiciaire, de bénéficier d'une déjudiciarisa tion? Ce n'était pas le juge qui était en cause, mais plutôt la politique qui interdisait à certains délinquants, dont c'était la première infraction, de bénéficier d'une déjudiciarisation.

Pour conclure, je vais évoquer les coûts de la criminalisation. Même si maintenir l'infraction et contourner le problème en minimisant la peine qui est imposée témoigne de bonnes intentions, pour ce qui est de réduire les répercussions que cela peut avoir sur les gens, cela n'a guère d'effet.

Il semble que ce qui compte, c'est le fait de devenir un criminel du cannabis avec un casier judiciaire. L'anxiété et l'inquiétude que les gens expriment à propos des ramifications que le fait d'avoir un casier judiciaire peut avoir pendant toute une vie confirme cela de manière intangible. Plus concrètement, il y a les effets d'une comparution devant un tribunal pour un jeune.

Le sénateur Kenny: J'ai bien aimé votre histoire du juge et du voleur de mouton. Définir les raisons pour lesquelles les gens respectent la loi est difficile. Vous nous avez montré le cheminement que vous avez suivi pour en arriver à certaines conclusions. Nous ne nous arrêtons pas aux stops parce qu'il y a un agent de police qui se cache derrière chaque pancarte. Généralement, si nous nous arrêtons, c'est parce que nous pensons que c'est une bonne idée de le faire. Je pense que la même chose s'applique à pratiquement toutes les lois.

Nous venons tous d'envoyer notre déclaration de revenu, non pas parce que c'est une chose que nous aimons faire, mais parce qu'il existe un système qui nous porte à nous dire, de plein gré, que c'est ce que nous devons faire. C'est dans cette optique que les lois sont adoptées. Les lois permettent de porter les membres de la société à se dire collectivement que, conformément à ce qu'a énoncé le Parlement, telle est la façon dont nous pensons que nous devons nous comporter. Comment prenez-vous cela en compte?

Mme Erickson: Toute la question est là. Il y a des gens qui s'arrêteront à un stop dans un endroit perdu à 3 h du matin alors qu'il n'y a aucune voiture de police en vue. Certaines personnes respecteront toujours la loi. Il y a des gens qui ne s'arrêteront pas aux stops. Il ne semble pas que cela ait d'importance pour eux qu'il y ait ou non une voiture de police en vue.

Entre ces deux extrêmes, ce que nous essayons de faire en adoptant des lois, c'est donner aux gens des directives sur la façon dont ils devraient se comporter. Si je vole ou si je m'attaque aux biens de quelqu'un ou à sa personne en commettant un acte lourd de conséquences, alors oui, le droit criminel existe pour me signifier, à moi et à tout le monde, que c'est là un acte que je ne devrais pas commettre et que, si je le commets, je mérite d'être punie.

La question qui se pose ici est celle-ci: est-ce que nous voulons que la loi détermine ceux de nos comportements qui ont des conséquences sur notre santé? Jusqu'à quel point devons-nous aller en la matière? Nous ne fixons aucune limite en ce qui concerne l'alcool et le tabac. Pourtant, nous en fixons une en ce qui concerne le cannabis. La loi prend un caractère moral. Elle juge mauvais le comportement en question. Lorsque des gens commencent à contester cette loi - et c'est ce qui se passe depuis la fin des années 60 - il y a lieu de juger cela préoccupant. La loi fait l'objet d'évaluations différentes, tout dépendant de qui en est l'architecte et de l'époque à laquelle elle est élaborée.

Relativement récemment, nous avons modifié plusieurs lois. On a apporté des changements à des lois relatives à des comportements touchant la santé ou l'orientation sexuelle. Les normes qui concernent des actes criminels graves contre autrui n'entrent pas dans la même catégorie que celles qui touchent la consommation de cannabis. À mon avis, les comportements en cause sont différents.

Le sénateur Kenny: Je n'ai pas choisi l'exemple des stops sans raison. Ne pas s'arrêter à un stop semble bénin, mais si cela se passe au mauvais moment, cela peut avoir des conséquences horribles au plan social. Cela peut être grave. La plupart du temps, si vous ne vous arrêtez pas à un stop, rien n'arrive.

Mme Erickson: Les voitures ne sont pas criminalisées.

Le sénateur Kenny: Non, mais si vous ne vous arrêtez pas à un stop et que vous frappez une autre voiture, on ne va pas vous accorder une absolution inconditionnelle. La question qui se pose est la suivante: dans quelle proportion les gens sont-ils prêts à accepter la loi?

Naturellement, il y a une limite et au-delà de cette limite, le gouvernement doit déterminer que l'on peut se passer d'une loi. C'est ce qui est arrivé dans le cas de la Loi Volstead aux États-Unis. Le gouvernement a pensé qu'il savait où la limite se situait, il l'a fixée, mais la plupart des gens n'étaient pas d'accord.

Ne devriez-vous pas vous intéresser plutôt à déterminer combien de personnes estiment que c'est une bonne ou une mauvaise chose? N'est-ce pas ce que nous devons faire dans ce cas? N'est-ce pas le conseil que vous nous donnez à nous, les législateurs?

Mme Erickson: Il est important d'examiner les opinions du public. Au fil des ans, on a fait des sondages pour connaître l'opinion du public sur la marijuana. Si je peux me permettre de faire appel à la générosité du gouvernement pour qu'il débloque davantage de fonds de recherche, il est probablement temps d'en faire un autre.

La population a démontré qu'elle est plus tolérante que ne l'est la loi actuelle. Au cours du dernier sondage, bien plus que les trois quarts des répondants rejetaient le fait que la possession de marijuana entraîne des peines de prison. Le public serait sans doute en faveur de sanctions moins punitives que celles qui sont imposées à l'heure actuelle, mais voudrait pourtant probablement que l'on maintienne la possibilité d'imposer une peine quelconque. Toutefois, je crois que les opinions seraient divergentes, tout dépendant si les répondants sont des consommateurs ou non. D'après nos estimations, entre 4 et 6 millions de Canadiens ont consommé du cannabis. C'est donc un segment important de la population qui a commis un acte jugé assez criminel pour qu'il puisse avoir la prison pour conséquence.

En ce qui concerne les effets les plus récents de la criminalisation, c'est souvent de l'Australie, et non du Canada, que proviennent les meilleures données. En Australie, on a fait un sondage d'opinion sur l'avis d'expiation et la façon dont cela était compris. C'était aussi mal compris que les réformes de la loi entreprises au Canada. On a pu également constater des divergences d'opinion selon que les répondants étaient ou non des gens qui avaient l'habitude de consommer. Cependant, on a noté en Australie une plus large acceptation de la peine modifiée.

La question qui se pose toujours est de savoir si la loi modèle les opinions ou si l'opinion du public devrait modeler les lois. Si l'on avait intégré les dispositions qui nous occupent dans la Loi sur les aliments et les drogues et si l'on avait modifié les peines en 1980, lorsque la consommation a atteint des sommets et a commencé à baisser, aurait-on quand même enregistré une réduction de la consommation? Il est impossible de le savoir, mais si l'on se fonde sur les preuves avancées par M. Single et d'autres, il est probable que la réduction des peines n'aurait pas eu d'effet. Mais si le gouvernement en place à l'époque avait réduit les peines au moment même où la consommation baissait, il aurait pu tirer profit de la situation car sa décision aurait été jugée brillante. Cela aurait été phénoménal.

La peine a beaucoup moins d'importance qu'on le croit. S'il n'y a pas de peine, alors, que fait-on? Les gens aiment penser que les sanctions, qui sont l'expression la plus évidente de la loi pénale les protègent effectivement. Il est difficile de montrer que les sanctions ne sont pas efficaces et peuvent en fait empirer les choses. Si vous cherchez à décourager les jeunes de consommer ou à retarder l'âge auquel ils commencent à le faire, vous feriez mieux d'adopter une autre approche. C'est une décision difficile à prendre, et il faut du temps avant d'en arriver là.

Le sénateur Kenny: J'ai eu l'impression que vous n'approuviez pas l'autodéjudiciarisation. Je ne comprends pas pourquoi. Il me semble que si l'on demande à quelqu'un de trouver quelque chose d'intéressant à faire, c'est mieux que de laisser quelqu'un d'autre décider à sa place.

Mme Erickson: Permettez-moi de préciser. Je pense simplement qu'il s'agit d'une solution très caractéristique de la façon dont on réforme les choses à reculons au Canada que de dire: Nous voulons vous faire bénéficier de la déjudiciarisation, mais n'ayant rien à vous offrir, il faut que vous trouviez quelqu'un d'autre qui vous fera un certificat. Si c'est une mesure de remplacement qui a assez d'importance pour être appliquée aux gens accusés de possession de cannabis, elle doit être jugée également assez importante pour que l'on débloque les fonds nécessaires et que l'on crée un programme pour l'exécuter.

On a aussi franchi une étape importante lorsqu'on a décidé que les gens n'auraient pas de casier judiciaire. Le problème, selon moi, c'est que l'on applique cette mesure à l'emporte-pièce à travers le pays. On ne sait même pas - peut-être allez-vous être en mesure de le déterminer - dans combien d'endroits la déjudiciarisation a été utilisée, si les critères sont les mêmes partout et à qui cela s'applique. L'on n'a fait qu'ajouter une option de plus à la série de mesures qui n'ont aucun lien avec les gens concernés ni avec les caractéristiques de leur affaire. Le recours à cette option dépend davantage de l'endroit où les gens ont été arrêtés. Il me semble que cela va à l'encontre des principes de justice et d'équité des règles du jeu.

Le sénateur Kenny: Le dernier point que vous avez abordé dans votre témoignage et à propos duquel je me pose certaines questions est l'impact de la dissuasion. Il me semble que, du moins dans le contexte de la détermination de la peine, le récidivisme est un facteur clé. Si après avoir obtenu une absolution inconditionnelle ou une absolution sous condition, les gens sont accusés une deuxième, une troisième ou une quatrième fois, le système de détermination de la peine ne marche pas. Toutefois, si on ne les revoit plus après leur avoir accordé une absolution sous condition, le système fonctionne. Je n'ai pas pu me faire une idée claire de la situation en ce qui concerne le récidivisme.

Mme Erickson: La manière conventionnelle de mesurer le récidivisme est de se fonder sur le nombre de réarrestations. Toutefois, étant donné que j'avais gardé le contact avec les gens que j'avais déjà interviewés, je l'ai mesuré d'après le nombre de ceux qui déclaraient continuer de consommer. Quatre-vingt-douze pour cent des répondants interviewés dans le cadre de la première étude consommaient encore un an plus tard. Toutefois, seuls 9 p. 100 d'entre eux avaient été arrêtés une seconde fois.

Le sénateur Kenny: J'avais compris cela. Pour moi, le faire et se faire prendre, ce sont deux choses différentes. Je vous demande si ces gens-là ont tout simplement modifié leur comportement de façon à ne pas se faire prendre une deuxième fois? Peut-être pourriez-vous commencer par nous dire si le taux de récidivisme augmentait selon le type de peine qui avait été imposée.

Mme Erickson: Non, il n'y avait aucun lien avec les peines imposées.

Le sénateur Kenny: Était-il probable que quelqu'un qui avait bénéficié d'une absolution inconditionnelle se fasse prendre une deuxième fois, oui ou non?

Mme Erickson: Peu importait la peine qui leur avait été imposée. Un de mes répondants en était à sa quatrième absolution sous condition. Les dossiers étaient, semble-t-il, assez mal tenus. En vertu des dispositions concernant l'absolution, c'est quelque chose qui n'est pas censé arriver. Le cas de ce répondant était inhabituel. La plupart des gens ne se faisaient pas prendre une deuxième fois, mais continuaient de consommer du cannabis.

Le sénateur Kenny: Ils ne se faisaient pas prendre une deuxième fois parce qu'ils étaient devenus plus malins ou parce que la peur qu'inspire le système n'est pas si grande que cela?

Mme Erickson: Je pense que le système ne réussit à détecter, dans l'ensemble, que très peu de consommateurs. Plus vous consommez fréquemment, plus grands peuvent être les risques. La plupart des répondants avaient été pris dans des situations où ils se sentaient raisonnablement en sécurité, étant donné qu'ils avaient consommé bien des fois dans cette même situation. C'était, par exemple, dans un parc ou dans une voiture. Ceux qui sont jeunes, qui vivent avec leurs parents et qui n'ont pas d'endroit privé où se retirer sont plus susceptibles de risquer la détection. Il est peu probable qu'ils soient arrêtés chez eux, à moins que quelqu'un les dénonce ou dépose ou plainte.

Pour la plupart, les gens que j'ai interrogés n'avaient pas été pris parce qu'ils avaient commis une autre infraction et que cela avait mené à leur arrestation. Habituellement, c'est tout simplement parce qu'ils se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment, par exemple, si des policiers en civil se trouvaient dans le coin parce que des gens s'étaient plaints.

Le message que l'on devrait transmettre, et que je ne suis pas sûre que transmettent convenablement les programmes éducatifs sur la drogue, devrait mettre l'accent sur la réduction des effets nocifs et faire valoir que si vous décidez de continuer à consommer, vous devriez être conscient des risques que vous courrez.

Ces risques ne sont pas aussi insignifiants que le pensent souvent les consommateurs. Ces risques dépendent souvent du statut de la personne en cause. Le profil des gens qui sont arrêtés n'est pas représentatif de toute la gamme des consommateurs, dont bon nombre sont plus âgés et travaillent. On a tendance à traduire devant les tribunaux les consommateurs plus jeunes et plus vulnérables.

Le sénateur Kenny: J'ai presque l'impression que pour l'appareil judiciaire, la possession est un non-événement.

Mme Erickson: Je ne pense pas que vous puissiez dire cela, alors même que 4 700 accusations ont été portées en deux ou trois ans.

Le sénateur Kenny: Y a-t-il eu 4 700 absolutions inconditionnelles?

Mme Erickson: Non, au plan national, ce sont les amendes qui sont les peines le plus fréquemment imposées. Toronto est peut-être un des meilleurs endroits où se faire arrêter. Je pense que mes études révèlent un niveau minimal de criminalisation. Avant que le Bureau des drogues dangereuses ne cesse, en 1985, de tenir des statistiques sur les condamnations et les peines imposées, on pouvait voir clairement à quel point cela variait d'un bout à l'autre du pays. Notre étude de cinq collectivités ontariennes différentes a révélé que le pourcentage des gens qui obtenaient une absolution variait de 9 à 75 p. 100.

Le président: Cinquante-cinq.

Mme Erickson: Cinquante-cinq pour cent? Merci. Vous lisez cela attentivement. C'était il y a longtemps.

En comparant le nombre d'absolutions et le nombre d'amen des, on pouvait voir que les décisions rendues par les juges ontariens variaient énormément. Au plan national, les deux tiers des personnes arrêtées étaient reconnues coupables et écopaient d'une amende. Si vous pouviez trouver des données actualisées sur les peines qui sont imposées, ce serait fantastique, mais en toute honnêteté, je ne sais plus où m'adresser pour obtenir ce genre d'informations. Elles seraient différentes de celles recueil lies avant 1985 car à l'époque, une certaine approche avait été établie.

Le président: C'était une des questions que je voulais poser. Vous ne savez pas où l'on pourrait trouver de bonnes données de recherche sur les peines imposées? J'ai lu quelque chose sur les données divergentes recueillies à Toronto, et je suis sûr que c'est la même chose en ce qui concerne Montréal par rapport à Joliette et le reste de la province. Peut-être que la ville de Québec est plus comparable à Montréal et à Vancouver. Avez-vous accès à de bons travaux de recherche qui nous permettraient de disposer de données appropriées?

Mme Erickson: Si le Centre de la statistique juridique recueille des données, je pense qu'il serait possible d'obtenir des informations spécifiques, mais il ne sépare pas généralement le cannabis des autres drogues. C'est un héritage de la Loi sur les stupéfiants où tous les stupéfiants sont regroupés. Même les données sur la justice pénale tendent à être classées selon chaque texte législatif en cause. Il reste à voir si le cannabis sera maintenant traité séparément. Il figure en tous cas dans une annexe distincte. Peut-être pourrons- nous commencer à le séparer.

Le sénateur Banks: Vous avez dit que son utilisation a connu un sommet avant de décliner vers 1980. Ai-je bien compris?

Mme Erickson: La consommation a augmenté de nouveau dans les années 90.

Le sénateur Banks: Savons-nous pourquoi exactement la consommation a diminué entre les années 80 et 90? Pourrait-on avancer que cette baisse est attribuable à une campagne vigoureuse de la part des autorités policières? Serait-ce un argument crédible?

M. Erickson: Nous savons seulement que les sanctions ne sont pas la cause de l'augmentation puis de la baisse de la consommation. Les sanctions sont restées les mêmes pendant toute cette période. Voilà un autre argument contre les mesures générales de dissuasion. Au Canada, la structure des sanctions est restée la même et l'utilisation a fluctué.

Il est important de savoir si l'application de la loi est devenue plus rigoureuse. Il est difficile de le mesurer car cela varie selon les régions. Nous savons aussi que la consommation a également fluctué dans d'autres pays. Elle a diminué aux États-Unis pendant cette période. Il semble que la perception des risques pour la santé a changé lorsque la consommation a repris. Il semble y avoir là un lien qui est plus fort pour ce qui est de la perception des gens à propos des risques que représente pour la santé l'utilisation du cannabis.

Je pense que dans les années 80, la cocaïne a commencé à nous inquiéter davantage que le cannabis. Par conséquent, la police a changé ses priorités et a arrêté davantage de consommateurs de cocaïne. À la fin des années 80, lorsqu'on a consacré plus de ressources à la lutte contre les drogues, les arrestations pour consommation de cannabis ont de nouveau augmenté. Il est bien connu en criminologie que si l'on donne plus de ressources à la police, elle procédera à plus d'arrestations. Cela peut se produire même si la consommation est en baisse, comme cela a été le cas dans les années 80.

Les gens estiment probablement que le risque n'est pas aussi grand en raison de la facilité avec laquelle on peut obtenir du cannabis. Cela n'a pas changé. Il est fort peu probable que les programmes antidrogues puissent être suffisamment persuasifs pour toucher le consommateur de la rue. En fait, rien n'indique que la consommation à la hausse des années 90 ait de nouveau baissé.

Le sénateur Banks: Ou bien elle a augmenté en raison d'un relâchement de la part des autorités policières.

Cela ne fait pas vraiment partie du sujet, sauf au sens de la loi. Vous avez dit que les consommateurs qui étaient passés par le système judiciaire n'avaient parfois plus le même respect pour la loi. N'est-ce pas également le fait que les non-consommateurs estimaient que la loi n'était pas appliquée comme elle aurait dû l'être? Leur respect pour la loi n'en serait-il pas réduit également?

Mme Erickson: Ce serait une question différente. Il faudrait faire une enquête auprès des non-consommateurs. Nous constatons effectivement que les non-consommateurs souhaitent une modification de la loi. Il est possible de ne pas consommer de marijuana et de remettre la loi en question. Cela se comprend, car il est presque impossible pour un non-consommateur de ne pas connaître quelqu'un qui consomme du cannabis. La plupart des non-consommateurs ont un parent ou un ami qui en consomme. Le non-consommateur a l'occasion d'observer le consommateur et de voir si son utilisation de la marijuana pose des problèmes.

Mon étude portait sur les jeunes délinquants primaires et avait pour objet de déterminer si leur passage devant le tribunal avait eu des effets négatifs. Je parle de jeunes de 16, 17, 18 et 19 ans. S'il s'agissait de leur seule expérience du système judiciaire, quelle impression en ont-ils retirée?

Cette impression a été assez négative pour ce qui est de se rendre compte qu'ils ne devaient pas consommer de la marijuana et qu'ils devaient se comporter différemment. Ils ont conclu qu'ils ne devaient plus en consommer. Mais lorsqu'ils se sont présentés au tribunal, ils ont rencontré 40 ou 50 autres personnes qui étaient accusées de la même infraction. Cela crée des liens. C'est une conséquence indirecte. Ils se sont rendu compte qu'ils n'étaient pas seuls et que d'autres vivaient la même expérience. Puis ils sont passés devant le juge. Les tribunaux sont très différents les uns des autres. Il y a des juges très dignes qui parlent poliment aux accusés. Parfois le ton est un peu plus sec. Il y a souvent des commentaires personnels déplorables.

Toute personne qui assiste aux procédures d'un tribunal en ressort avec une certaine impression. Si vous y assistez plus d'une fois, vous verrez qu'un jour, le juge relaxe tout le monde alors qu'un autre jour, un autre juge condamne tout le monde. On apprend beaucoup d'une arrestation et d'un passage au tribunal. Qu'apprend-on? Que voulons-nous qu'ils apprennent? C'est une question fondamentale que les décideurs doivent se poser. Qu'apprendra le délinquant qui a commis une infraction de son expérience devant le tribunal.

Le sénateur Banks: Que pourraient-ils apprendre en prison? Certains vont en prison. J'ai une question à trois volets. Avez-vous, ou quelqu'un d'autre, réalisé des études sur des gens qui ont été accusés de trafic de drogue et sont allés en prison? A-t-on posé le même genre de questions aux personnes accusées de simple possession?

Ma deuxième question porte sur les personnes condamnées et qui sont en prison pour un crime donné. J'ai écouté l'émission Ideas de la CBC dans laquelle un criminologue avançait que notre modèle d'emprisonnement en tant que punition, sauf dans des cas très exceptionnels, était inefficace. Je ne me rappelle plus de son nom, mais il présente ce même argument depuis des années. Il soutient que la punition répond au désir de vengeance du public, mais que comme traitement des criminels, et je n'entends pas traitement au sens de réadaptation, mais comme un moyen de résoudre le problème, cela ne sert à rien. Cela s'applique-t-il également aux trafiquants?

Mme Erickson: Je n'ai pas fait d'étude sur les trafiquants de cannabis et aucune des personnes à qui j'ai parlé n'avait fait de la prison. Je ne peux que parler des textes de criminologie en général qui laissent à penser que la prison est souvent l'endroit où les gens apprennent à devenir des criminels. Les sanctions imposées aux trafiquants de cannabis ont été relativement courtes.

Il a quelques années, on avait proposé de refuser la liberté conditionnelle aux trafiquants, même si une étude du ministère fédéral de la Justice a montré qu'ils ne représentaient qu'un très faible risque de récidive. On a tendance à penser que les trafiquants doivent être punis. Mais pour ce qui est du cannabis, ces gens fournissent un produit que d'autres consommateurs souhaitent. Ce sont souvent des consommateurs qui fournissent de petites quantités à d'autres. Ce sont souvent eux qui sont pris avec des quantités importantes qui justifient l'accusation de trafic.

Je ne pense pas que nous ayons au Canada de bonnes études sur le trafic de cannabis. Elles sont évidemment beaucoup plus difficiles à réaliser que celles qui portent sur les consommateurs. Pour la plupart, les consommateurs eux-mêmes n'ont pas une opinion dure et négative des personnes qui leur fournissent le cannabis. Ils les considèrent plutôt comme des membres d'un réseau qui leur fournissent des drogues qu'ils estiment importantes, utiles et souhaitables.

De nombreuses questions intéressantes ont été soulevées aujourd'hui. Il a été question d'interdire l'alcool et le tabac, qui sont des drogues nuisibles. Et si c'est ce que nous avions fait dans la première partie de ce siècle au lieu d'interdire l'héroïne, la cocaïne et le cannabis? Je ne pense pas que notre santé aurait été pire si nous avions légalisé ces drogues à la place. Ce que je sais, c'est que ce serait les Hell's Angels et le crime organisé qui fourniraient l'alcool et le tabac. La réalité est que la première loi de la drogue est la loi de l'offre et de la demande. On ne peut tout simplement pas, dans les limites d'un pays et compte tenu de la mondialisation des marchés, punir le trafic au point de l'éliminer. On peut transmettre un message moral de désapprobation, mais on ne peut pas enfermer tout le monde.

Une très bonne étude a été réalisée sur les trafiquants. Il s'agissait de trafiquants de bas étage qui ont été arrêtés. Ils ont été rapidement remplacés. Ceux qui se font prendre sont les passeurs et les courriers. Ils purgent leur peine et sortent. L'organisation du trafic est rarement touchée. Ceux qui demandent des sanctions pour les trafiquants ne comprennent pas ce point fondamental. L'argent qui passe par l'économie illégale est un énorme coût.

Le président: Y a-t-il un avantage à criminaliser la simple possession de marijuana? Cela empêche-t-il les gens de passer à une drogue plus dure?

Mme Erickson: Nous savons que les personnes qui utilisent le plus les autres drogues illicites tendent à s'adresser au marché illégal. C'est ce que j'ai découvert également dans mes données. L'objectif de l'initiative des cafés aux Pays-Bas était de séparer les marchés. Il s'agissait de faire en sorte que les personnes qui veulent du cannabis se rendent dans des endroits contrôlés plutôt que sur le marché noir.

Dans nos études sur le cannabis, nous avons demandé aux personnes interrogées si elles utilisaient d'autres drogues. Du fait qu'elles utilisaient fréquemment du cannabis, nous nous attendions à ce qu'elles soient plus susceptibles d'utiliser d'autres drogues illicites. Mais l'étude a montré qu'une proportion relativement petite seulement des consommateurs avait pris des opiacés, de la cocaïne, de l'ecstasy ou des substances psychédéli ques. Il n'y avait pas de consommateurs réguliers de ces drogues.

On a demandé à ces personnes ce qu'elles pensaient des risques du cannabis pour la santé par rapport à l'alcool et d'autres drogues. Elles ont toutes répondu que l'alcool, le tabac et les autres drogues étaient plus dangereuses que le cannabis. Cela semble une opinion largement partagée. C'est seulement pour le cannabis qu'elles estimaient que le risque d'être arrêté était plus grave que le risque pour la santé.

En fait, ces gens peuvent devenir des consommateurs très avertis de diverses substances et avoir leur propre hiérarchie des risques qui y sont associés. Ils s'en tiennent souvent au cannabis parce qu'ils ont essayé d'autres drogues ou parce qu'ils ont vu des amis les essayer et ils en connaissent les risques réels.

Rien n'indique que les personnes qui ont eu affaire à la justice étaient moins susceptibles d'utiliser d'autres drogues. L'avantage est surtout moral et symbolique pour des gens qui n'utilisent pas de drogues de toute façon. Les non-consommateurs pensent que leurs valeurs sont inscrites dans cette loi. C'est un test.

Il est évident que dans le contexte de la politique antidrogues des États-Unis, les personnes pour qui la consommation de drogue est une question d'ordre moral n'attachent pas d'importance au coût. Le coût leur importe peu. Ce qui leur importe, c'est de veiller à ce que la consommation de drogue soit considérée comme une mauvaise chose. Mais au Canada, nous avons toujours été plus pondérés et nous nous appuyons davantage sur les faits. C'est une nette distinction par rapport aux États-Unis. Les Canadiens peuvent au moins mesurer les coûts des politiques, en discuter et envisager d'autres solutions. Nous ne sommes pas prêts à payer n'importe quel prix.

Le président: Appliquons-nous cette recette dans l'élaboration de la stratégie sur les drogues?

Mme Erickson: Je crois que oui. À la fin des années 80, nous ne sommes pas allés aussi loin que les gens l'ont cru, lors de la première stratégie. Il semblait que nous allions suivre l'exemple de l'Australie, c'est-à-dire vers une réduction des méfaits. Nous avons perdu une partie de cet élan dans les années 90. Nous n'avons pas mis en place des tests au lieu de travail, ce qui permet de renforcer la surveillance. Les tests au travail témoignent de l'incapacité de la police à atteindre suffisamment de consommateurs de drogues et représentent un autre moyen de les rejoindre.

Nous avons la décision Parker sur l'utilisation de la marijuana à des fins médicales. Nous avons un grand nombre de projets de réduction des méfaits au niveau local. Nous avons cette expérience de diversion, qui est à peu près la seule chose que l'on puisse faire en vertu de la loi actuelle pour tenter d'empêcher les gens d'avoir un casier judiciaire.

On peut voir quelques signes encourageants. Le fait que votre mandat porte aussi sur certains des utilisateurs d'injections et de drogues illicites est un aspect positif. Il existe un grand nombre de projets liés au traitement par la méthadone et à la possibilité de réduire le nombre des décès par overdose. Tout cela n'existe pas aux États-Unis. Ce sont des initiatives non officielles qui y sont prises par des gens qui voient les problèmes, mais qui ne sont officiellement soutenus.

Le président: Quelle influence devrait avoir la moralité dans l'élaboration d'une stratégie nationale sur les drogues.

Mme Erickson: Il s'agit d'une question personnelle, mais j'estime que nous devons voir que les gens, en général, font preuve de bon sens et de jugement si nous leur donnons suffisamment d'information et s'ils sont suffisamment adultes et libres pour évaluer cette information. Nous plaçons les gens dans une situation où ils peuvent faire face à des condamnations multiples en droit pénal, car nous savons bien que ceux qui prennent de la drogue auront maille à partir avec la justice. Nous ne comprenons pas pourquoi la plupart des gens peuvent contrôler leur consommation alors que d'autres ont des problèmes. Nous savons que cela est généralement lié à la privation, à des abus physiques et sexuels dans l'enfance et à des graves troubles mentaux. Plutôt que d'agir dans le cadre du système de santé publique et d'offrir des traitements qui réduisent les méfaits aux personnes qui ont les plus graves problèmes de toxicomanie, nous les menaçons de sanctions criminelles. Il semble que c'est aller à l'encontre de l'admirable tradition canadienne de soins de santé et de promotion de la santé que de ne pas s'occuper des personnes qui ont de graves problèmes sociaux et de toxicomanie. Nous continuons également de criminaliser des gens pour qui cela ne constitue pas un problème.

Le fondement moral de la justice pénale est que nous devons tous convenir que ce comportement est mauvais et nuisible pour les autres. Il nous faut revenir sur cette position et ne pas nous préoccuper autant des comportements qui ne font de mal à personne. Dans le cas de l'alcool, notre souci n'est pas tant l'alcool lui-même que la conduite en état d'ébriété ou les bagarres dans les bars.

Il nous faut non pas nous concentrer sur la drogue, mais sur la personne et sa situation et trouver le moyen de ne pas porter de jugement. Tant que nous porterons des jugements, nous ne verrons pas plus loin que l'aspect criminel. La personne est mauvaise et doit être exclue.

Le président: Merci beaucoup. D'autres questions? Madame Erickson, je consulterai nos attachés de recherche pour savoir si nous avons oublié des questions et je vous les ferai parvenir.

Mme Erickson: Je me ferai un plaisir d'y répondre.

Le président: Merci d'avoir accepté de comparaître devant le comité.

Honorables sénateurs, nous nous réunirons de nouveau le 28 mai 2001. Le greffier vous appellera pour s'assurer que si vous ne pouvez pas être présent, vous avez prévu de vous faire remplacer.

[Français]

Avant de clore les travaux de cette séance du comité, je tiens à rappeler à tous ceux qui s'intéressent aux travaux de notre comité, qu'ils peuvent s'informer au sujet des drogues en visitant notre site Internet à l'adresse suivante: www.parl.gc.ca.

Ils y trouveront les exposés de tous les témoins, leur biographie, toute la documentation argumentaire qu'ils auront jugé nécessaire de nous offrir, ainsi que plus de 150 liens pertinents. Vous pouvez également utiliser cette adresse pour nous transmettre vos courriels.

En mon nom et au nom de mes collègues, nous vous remercions de l'intérêt que vous portez à nos travaux.

La séance est levée.

 


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