Délibérations du comité spécial sur les
drogues illicites
Fascicule 7 - Témoignages pour la séance de l'après-midi
Le Comité sénatorial spécial sur les drogues illicites se réunit aujourd'hui à 14 h 34 pour réexaminer les lois et les politiques antidrogue canadiennes.
Le sénateur Pierre Claude Nolin (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président: Je déclare ouverte cette audience publique du Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites.
Cet après-midi, nous recevons M. Michel Kokoreff, professeur. Il est né en 1959, à Paris. Il est sociologue, maître de conférence à l'Université de Lille, ainsi qu'à l'Institut d'Étude Politique de Paris. Il est membre du CLERSE, Centre Lillois d'Études et de recherches sociologiques et Économiques, chercheur associé au CESAMES, Centre de recherches psychotropes en santé mentale, et de deux laboratoires du CNRS, Centre National de la Recherche Scientifique. Spécialiste de sociologie urbaine et des drogues, il est l'auteur de nombreux articles dans diverses revues scientifiques, Déviance et Société, Sociologie et Société et Société contemporaine. Il est l'auteur de deux ouvrages, Les mondes de la drogues: Usages et trafics dans les quartiers, Paris, Édition Odile Jacob, 2000, coauteur Dominique Duprez et Société avec drogue: Enjeux et limites, Édition Érès, coauteur Claude Faugeron.
Bienvenue, monsieur Kokoreff, nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation et de l'intérêt que vous portez à nos travaux.
M. Michel Kokoreff, professeur à l'Université de Lille: Monsieur le président, je vous remercie de cette heureuse initiative qui nous permet à la fois de témoigner de l'expérience française des drogues illicites tout en nous ouvrant aux réalités d'autres pays comme le Canada.
Durant cet exposé, je m'appuierai sur le texte qui vous a été communiqué, et je me permettrai d'y renvoyer en ce qui concerne les données chiffrées utilisées.
Le rapport de la France face aux drogues a changé. Depuis le milieu des années 1990, la politique des drogues en France a connu une inflexion évidente, une prise de conscience de l'impossibilité d'éradiquer les toxicomanies et des problèmes de santé publique liée aux drogues illicites mais aussi licites, comme le tabac et l'alcool.
Il est certain que le sida a introduit une nouvelle donne, même si la prise de conscience a été tardive. J'ajouterais par rapport à ce qui a été dit ce matin, que l'état d'esprit de plusieurs catégories d'acteurs a changé. Chose assez impensable il y a quelques années, certains policiers, y inclus des hauts gradés, admettent aujourd'hui que la dépénalisation de l'usage de cannabis ne serait pas une si mauvaise chose. De même, les magistrats hésitent à mettre en prison des usagers simples. Par exemple, au début des années 1990, près de 1 300 personnes étaient détenues en France pour usage simple de drogues illicites, et en 1999, 471 personnes, un peu moins du tiers.
Autre changement d'attitude des acteurs ou des intervenants spécialisés dans ce domaine de la toxicomanie ont été longtemps hostiles à la substitution. Quand on voit les chiffres donnés par les témoins précédents, on s'aperçoit d'un changement assez remar quable d'attitude.
On pourrait mentionner l'apparition de nouveaux acteurs. La politique des drogues en France ne concerne plus simplement les policiers et les magistrats mais elle concerne aussi les élus. Même s'ils n'ont pas de compétence en matière de drogues, les élus interviennent de plus en plus, car ils sont sollicités par leurs électeurs sur les problèmes de trafic, d'incivilité liés à l'usage et au trafic, et sur les problèmes liés au sida. On pourrait mentionner parmi les nouveaux acteurs les médecins généralistes et notam ment, ce que l'on peut mettre en relation avec l'offre exponentiel le à haut dosage qui met les médecins généralistes en première ligne. Ces changements se sont accompagnés d'une structuration d'un milieu de recherche en sciences sociales. Pendant longtemps, une approche médicale et clinique a dominé en France et a largement informé le débat sur ces questions. Finalement les sociologues, les anthropologues, les historiens, pour des raisons sur lesquelles je passerai, se sont intéressés à ces phénomènes de drogues contrairement à ce qu'on peut constater aux États-Unis notamment et ce, depuis fort longtemps.
Depuis les années 1990, on a vu un certain nombre de recherches portant directement sur les phénomènes de consomma tion, de trafic ou de politique publique.
Le revers de la médaille démontre un certain immobilisme. De ce point de vue, j'adopterais une position ni triomphaliste ni particulièrement dénonciatrice mais qui essaye de garder une distance critique.
L'immobilisme du principal acteur politique à savoir, l'État, est une évidence, de même que l'absence de relais politique est manifeste par rapport aux demandes récurrentes de modifications à la législation pour une dépénalisation de l'usage de drogues douces.
La récurrence des discours sécuritaires est un fait très marquant en France depuis au moins une dizaine d'années sinon plus, mais plus particulièrement actuellement. Ce discours sécuritaire ali mente toujours les amalgames entre drogue et délinquance, la drogue étant la cause supposée de la délinquance, ce qui, certaines recherches le montrent bien, ne va pas du tout de soi. Cet amalgame conduit à la focalisation sur les banlieues, sur ces quartiers sensibles et sur le comportement des jeunes, en particulier ceux issus de l'immigration.
Certes, le discours officiel est devenu moins manichéen, en tout cas moins moralisateur, l'approche des pouvoirs publics est devenue plus pragmatique. En même temps, il y a des logiques lourdes - la logique du droit pénal, de la santé - pas au sens de la réduction des risques mais au sens de l'administration de la santé - qui l'emportent sur des logiques plus incertaines, peut-être plus nouvelles, par exemple, comme celles de la réduction des risques ou de la prévention.
D'une certaine manière, la France, pour utiliser une image un peu osée, se situe quelque part entre la Suisse et les États-Unis. Elle oscille entre effectivement une adhésion sans distance au modèle prohibitionniste - dont on en est sorti - et une prise en compte du modèle qui serait incarné par la réduction des risques telle que mise en oeuvre, par exemple, en Suisse.
Du coup, dans ce contexte d'incertitude des politiques, on est un peu entre deux. Par rapport à la demande qui m'a été adressée par votre Comité, à savoir parler du volet pénal des politiques publiques menées en France et du décalage entre les principes et les pratiques effectives, l'analyse rencontre une double difficulté.
D'une part, on est confronté à un certain nombre de catégories qui ne sont pas toujours très faciles à utiliser. Par exemple, existe-t-il une politique pénale? Les travaux qui ont pu être menés en France montrent qu'il y a moins une politique pénale. Pour autant, la disparité des pratiques n'implique pas nécessairement l'existence de politiques locales, au sens fort du terme.
Il y a une autre difficulté qui est liée aux données recueillies. Je n'insisterai pas puisqu'on en a un peu parlé ce matin.J'insisterai sur un autre point, puisque j'utiliserai ces données, celui des données policières. Le nerf de la guerre, en France, pour parler des questions de drogues, sont les statistiques policières. Or ces données ne sont pas un reflet de la réalité. Elles ne mesurent pas d'abord les phénomènes de consommation, elles constituent d'abord le reflet de l'activité policière en elle-même.
C'est important d'en tenir compte dans le débat. Les statistiques policières les plus utilisées et d'une certaine manière les plus pratiques à utiliser reflètent non pas la réalité des pratiques illicites mais bien l'activité des services de police. Cela veut dire que dans mon intervention, quand j'utiliserai les statistiques policières, cela sera pour en faire un indicateur de l'activité policière et donc des politiques ou des logiques sous-jacentes à cette activité.
Mon propos, en tout cas mon ambition, était d'aborder trois points. Je ne sais pas si j'aurai le temps de les aborder. Le premier point concerne les ambiguïtés de la loi. Je prendrai l'exemple de l'injonction thérapeutique qui atteste assez bien, me semble-t-il, des ambiguïtés de la loi.
Un deuxième point consistera justement à aller au-delà de la loi et des grands principes qui souvent ne recoupent pas les pratiques qu'on peut observer sur le terrain. J'aborderai dans ce deuxiè me point la diversité des pratiques des acteurs du pénal pour montrer comment d'une juridiction à une autre, d'une région à une autre, l'interprétation de la loi et les pratiques sont sensiblement différentes.
Un troisième point que je voudrais mentionner, c'est qu'on va petit à petit vers cette idée d'une impossible éradication des drogues et que la société sans drogues est un mythe, un idéal normatif, dans mon jargon de sociologue au regard d'un certain nombre d'indicateurs qui attestent une banalisation des consom mations.
Le monde d'une société avec drogues n'est pas vécu de la même manière par tous les groupes sociaux. Je voudrais mettre l'accent sur les inégalités sociales du traitement institutionnel qui focalise plutôt sur une population disons pauvre et qui met de côté une population plus aisée issue de la classe moyenne.
Sur les ambiguïtés de la loi, il faut rappeler que la loi de 1970 fait suite à une panique morale. Cette panique morale a été engendrée par le mouvement hippie aux États-Unis, par les événements de 1968 un peu partout en Europe, en France notamment. Il y a cette peur d'une cassure entre une partie de la jeunesse et le reste de la société. Cette peur est symbolisée par la drogue, mais à l'époque, c'est un point important à rappeler, la consommation de drogues était vraiment marginale. Rien au regard des faits ne justifie cette loi de 1970 qui étend notamment l'interdit pénal à l'usage privé.
Cette loi repose sur deux pôles; un pôle répressif et un pôle sanitaire, avec un déséquilibre au profit du premier. Pour se convaincre de cette affirmation qui ne doit pas rester gratuite, il faut s'appuyer sur une enquête concernant le coût des politiques de drogues en France et qui montre qu'en 1996, 30 milliards d'euros donc 4,5 milliards de francs étaient consacrés à la répression alors que des fonds bien inférieurs étaient consacrés aux dispositifs de soins et de prévention. On a un indicateur chiffré de ce décalage entre le pôle répressif et le pôle socio-sanitaire.
Le cas de l'injonction thérapeutique est assez significatif du compromis trouvé par les différents acteurs - policiers, magistrats, intervenants, psychiatres - et de ce décalage que je viens d'énoncer.
En théorie, l'injonction thérapeutique est une mesure décidée par le procureur de la République. Cette mesure incite l'usager à se soigner. Elle conduit à un classement sans suite si l'usager décide de se soigner, d'engager une démarche thérapeutique, de voir un psychiatre. Dans le cas contraire, cette mesure débouche, notamment en cas de récidives, sur des poursuites.
Cela veut dire que cette mesure d'injonction thérapeutique, qui a toute l'apparence d'une mesure sanitaire, est soumise à des critères strictement judiciaires. Ce type de mesure a focalisé l'attention du débat à un certain moment. Cette mesure a suscité de vives réactions de défiance, notamment de la part des intervenants en toxicomanie qui se demandaient comment forcer un sujet à se soigner. Cette mesure allait complètement à l'encontre de toute la doctrine thérapeutique d'inspiration psychanalytique en vigueur dans cette période des années 1970.
De fait, cette mesure n'a été effective qu'à partir du milieu des années 1980. Elle ne concerne qu'une minorité des personnes interpellées. Si on prend comme exemple l'année 1998, on avait 70 000 interpellations pour usage de drogues et près de 8 000 mesures d'injonctions thérapeutiques. Ajoutons qu'une mesure prononcée n'est pas forcément une mesure effective: de 8 000 on passe à 4 000 injonctions thérapeutiques effectives. Certaines enquêtes ont montré que cette mesure était appliquée de façon inégale selon les juridictions et qu'il était quasiment impossible d'en évaluer les résultats. C'est un bon exemple de l'ambiguïté de la loi de 1970 et donc, d'une certaine manière, de la politique publique qui est menée.
Un autre aspect significatif de ces ambiguïtés est la répression de l'usage. Ce qui est tout à fait frappant en France, c'est le décalage qui existe entre, d'une part, les débats sur la dépénalisa tion de l'usage - pour autant qu'il y ait réellement débat - et, d'autre part, les logiques d'interventions policières. Cela a été noté par le sénateur Nolin ce matin, c'est la proportion d'interpellations pour l'usage du cannabis qui est remarquable. Dans mon texte, j'ai repris un certain nombre de données policières qui montrent qu'à partir de 1990 - on pourrait même dire à partir de 1995 - on a une augmentation des interpellations pour l'usage du cannabis. Pour simplifier, on pourrait dire qu'en fait la police est une police du cannabis.
On peut s'interroger par rapport à ces données sur un certain nombre de tendances observables. Comment se fait-il que l'on passe, en 1993, de 25 000 interpellations pour usage de cannabis à près de 74 000? Et comment expliquer que dans la même période les interpellations pour l'usage de l'héroïne a chuté? Faut-il considérer que la consommation a baissé? Je me garderai bien de cette interprétation rapide. Ce sont les logiques d'interventions policières qui ont changé.
Si l'on voit une courbe monter et une autre descendre - l'interpellation pour le cannabis qui a augmenté et celle pour l'héroïne qui a baissé - mon hypothèse sous-entend une stratégie d'anticipation des pouvoirs publics et de la police. Tout se passe comme si la police avait anticipé une répression moins forte des usagers d'héroïne liée à l'extension des produits de substitution à partir de ces année 1995-1996. Comme si l'obligation de résultats avait été reportée sur les usagers de cannabis qui, par ailleurs, ne sont pas poursuivis par le parquet. Il me semble que cette inversion des tendances n'est pas due à une modification des comportements mais à un changement des stratégies policières.
Quand on regarde un peu les données, tout ce qui concerne le trafic est aussi remarquable. Quand on voit les courbes, on voit bien que la courbe de l'usage augmente, par contre, la courbe des données concernant le trafic reste stable. Depuis une vingtaine d'années, les interpellations pour trafic ne dépassent pas le seuil de 10 000 alors que les moyens policiers mis en oeuvre par l'action publique, de façon générale, sont beaucoup plus importants aujourd'hui qu'il y a 20 ans et que la sensibilisation des policiers à cette question est plus forte.
Faut-il considérer que l'on assiste à une professionnalisation des trafiquants et des différents revendeurs? C'est une hypothèse que je développe dans mon ouvrage, Les Mondes de la drogue. On peut ajouter que ces statistiques montrent-là leur limite. En Angleterre, en Allemagne ou en Italie, les policiers ont construit des outils d'observation qui permettent de mieux saisir l'évolution du trafic, notamment du trafic local. Il est certain que ces instruments, s'ils étaient utilisés en France, permettraient d'être au plus près de ce que les élus ou les habitants peuvent observer dans certains quartiers où les activités liées aux trafics ne sont pas négligeables.
Un autre niveau qui marque l'ambiguïté des politiques des drogues en France, est la coexistence entre les pratiques répressives et les pratiques de tolérance. Au niveau régional en particulier, on voit cohabiter des pratiques répressives avec des pratiques de réduction des risques. C'est-à-dire qu'un toxicomane peut retirer une seringue dans des lieux financés par les fonds publics et être arrêté à la sortie du local où il vient de se fournir en matériel stérile au motif de détention de produits stupéfiants.
Sur le terrain, un certain nombre d'acteurs locaux, de professionnels dénoncent la pression policière qui vient contrecar rer les efforts pour implanter des dispositifs de prévention des risques. Comment aller au devant des usagers les plus marginali sés, ceux qui non pas accès aux structures de soins, si non loin des boutiques, des bus ou des équipes dites de première ligne, il y a la police? Sur ce point, l'Association française de réduction des risques dénonce cette situation où on distribue des seringues mais où on pénalise l'usage. À l'image de la Suisse et de l'Allemagne, on demande des lieux où on puisse consommer l'héroïne sans risque.
Notre société est fondée sur un modèle républicain. Dans ce modèle républicain, la loi occupe une place importante. La loi est censée s'appliquer partout de la même manière à Lille ou à Brest, à Marseille ou à Clermont-Ferrand. Dans la pratique, il n'en va pas de même. On sait depuis les années 1980 que la loi pénale est appliquée de façon très différenciée selon les parquets.
Cela est vrai pour les questions de drogue et de toxicomanie, mais cela est vrai pour d'autres contentieux. Il n'y a donc pas de spécificités des drogues de ce point de vue. Unicité des principes, diversité des pratiques, tel pourrait être en résumé la caractéristi que de l'action pénale en matière d'usage et de trafic de stupéfiants.
Si vous me le permettez, je voudrais étayer ce principe autour de trois points à partir d'une enquête Le premier part d'une enquête comparative sur trois départements particulièrement sensibles en matière d'usage et de trafic de drogue. Il s'agit d'un département du Nord et de deux départements près de Paris. Je fournis dans le texte quelques caractéristiques un peu générales pour situer le contexte.
Je voudrais développer mon analyse autour de trois points: la différence de l'action publique selon le service de police considéré, le rôle de l'organisation des tribunaux, et l'application des procédures mises en oeuvre.
Ce qui est tout à fait remarquable dans les départements de la région parisienne, c'est que la sécurité publique fait l'essentiel des interpellations. Par contre, si on prend le cas du nord de la France, les douanes jouent un rôle considérable, non seulement dans les interpellations, mais par la suite dans le processus pénal, à un point tel que certains magistrats constatent et dénoncent une logique douanière du processus pénal. On sait que les douaniers ont des modes de fonctionnement qui mettent l'accent sur la saisie de marchandise plutôt que sur le démantèlement des réseaux et l'arrestation des personnes. La police judiciaire aura plutôt tendance à mettre l'accent sur le démantèlement de réseaux plutôt que sur les marchandises.
En France, il n'existe pas une police mais des polices. À l'échelle d'un département, plusieurs services de police font des stupéfiants et souvent, ils sont en concurrence. C'est au service qui fera la plus grosse prise au détriment de l'action d'un autre service. Donc, il y a des dysfonctionnements, des effets de concurrence, des conflits. Il y a des différences de logique. Certains services sont plutôt animés par une logique quantitative: il faut augmenter les interpellations et les saisies, ou comme dans les commissariats il faut faire du crâne. À l'inverse, vous avez des services animés par une logique beaucoup plus qualitative où c'est un travail d'initiative, on vise à dépasser le niveau des usagers ou des revendeurs de rue pour s'attaquer au réseau. Ce travail peut être gêné par cette action inflationniste des autres services.
Peut-on dire pour autant que le déroulement d'une affaire dépend du service de police qui est saisi de cette affaire? Il n'est pas excessif de l'avancer sur la base des travaux réalisés en France.
En ce qui concerne l'organisation des tribunaux, ces derniers se sont dotés d'un mode d'organisation spécifique pour lutter contre les stupéfiants. Par exemple, à Bobigny, dans le nord de la région parisienne, une cellule a été créée qui élargit la question des stupéfiants aux affaires criminelles et à la lutte contre la délinquance organisée. Cela permet d'avoir un regard assez pointu sur tout ce qui concerne les activités de blanchiment des trafiquants. Vous avez des juridictions qui de façon un peu différente, ont cherché à se spécialiser en associant le traitement des mineurs et le traitement des stupéfiants. Cela peut paraître, vu de l'extérieur, un peu étonnant, mais dans des juridictions étudiées, la section des stupéfiants s'appelle la Section des mineurs et des stupéfiants. On considère plus ou moins implicitement que la part des mineurs dans l'usage des stupéfiants est de plus en plus importante, ce qui en regard des chiffres qu'on peut avoir par ailleurs n'est pas du tout évident.
Vous avez un troisième cas de figure de juridiction de tribunaux de grande instance qui ne se spécialisent pas. C'est le tout-venant des magistrats qui traite ces affaires de stupéfiants. Souvent - d'ailleurs c'est le cas du tribunal de Lille - ces tribunaux ont fort à faire. Ceci peut expliquer dans une certaine mesure qu'on en arrive à une dépénalisation de l'usage simple de cannabis mais aussi de l'héroïne vu l'importance du contentieux. Pour le dire autrement, si le parquet devait poursuivre pour usage simple, il y aurait un engorgement tel que l'activité des tribunaux en deviendrait impossible. Les enquêtes réalisées sur les filières pénales attestent de l'adaptation des procédures aux nécessités locales. À Lille, par exemple, on va utiliser des procédures qu'on utilise nulle part ailleurs. Sans trop entrer dans la technique, cela pourrait être une convocation par des officiers de la police judiciaire, une convocation parfois par un douanier, et cette procédure atteste de l'importance du droit douanier dans cette région frontalière. Cette spécificité pose un problème parce que le parquet n'a pas une pleine maîtrise de l'activité des douanes.
J'en reviens à l'injonction thérapeutique. Un regard sur le tableau consacré à l'application de cette mesure dans les tribunaux de Lille, Bobigny, Nanterre et Paris atteste de la diversité des pratiques pénales. Vous avez des tribunaux comme Bobigny qui arrivent à presque 1 400 injonctions thérapeutiques sur un total de presque 9 000, par contre ceux de Lille en ont accordées 176. On voit que des tribunaux utilisent beaucoup cette procédure et d'autres, très peu.
De même en ce qui concerne le produit concerné, on note des spécificités. Dans beaucoup de juridictions, c'est l'héroïne qui constitue le produit principalement visé par l'injonction thérapeu tique. Mais dans le cas de Bobigny, on constate que le cannabis fait l'objet de plus en plus de cette injonction thérapeutique avec des visées qui ne sont pas identiques à celles concernant l'injonction thérapeutique des usagers d'héroïne.
Cette diversité des pratiques pose un double problème. À quoi bon parler de la loi si on ne l'applique pas? Si l'interprétation de la loi est très différente selon les situations régionales, cela pourrait expliquer - il me semble que c'est une autre spécificité française - cette production très importante depuis le début des années 1980 de textes qui visent à rendre possible sa mise en 9uvre.
Le deuxième problème est un problème d'éthique. Cela a été noté par le professeur Horion dans le rapport qu'il avait remis au premier ministre en 1995. Tous les citoyens ne sont pas traités de façon égale par la loi.
Alors, si vous me le permettez, je voudrais finir sur ce point. En France, on constate une certaine banalisation de l'usage de cannabis. On en vient petit à petit à différencier usage, abus et dépendance, quelque soit le produit, légal ou illégal. Il y a une prise en compte du risque. On n'est plus simplement dans l'interdit mais dans une problématique du risque. Tout cela, effectivement, atteste d'un changement d'approche.
Cela étant, il faut introduire un bémol et nuancer. Car quand on ne se situe non plus au niveau des principes, mais à celui des pratiques locales une bonne part de cette activité judiciaire est concentrée sur les quartier dits sensibles, donc les quartiers pauvres. Ces territoires sont plutôt à la périphérie de nos villes, à la différence du continent nord américain où ils sont au centre des villes. Cette activité est donc plutôt concentrée sur les banlieues. On ne peut pas vraiment dire que les prises croissantes d'Ecstasy ou de cocaïne par les douanes modifient cet état de fait. Malgré ces prises importantes, spectaculaires, souvent très médiatiques d'Ecstasy ou de cocaïne, l'activité des services de police est quasi inexistante dans les quartiers habités par les classes moyennes, et qui consomment de façon privilégiée, en France en tout cas, cocaïne et Ecstasy.
Mon propos, je le disais tout à l'heure, n'est pas de réclamer une répression accrue vis-à-vis des milieux de classe moyenne. Simplement, on peut constater le traitement très inégalitaire des institutions selon les mondes sociaux et selon les espaces habités. On assiste en France à un processus de criminalisation de fait des populations qui vivent en marge de la ville et accumulent les handicaps sociaux. Les politiques publiques contribuent à renforcer les inégalités sociales à travers la pénalisation de certains produits et par la tolérance d'autres produits. Cer derniers, comme l'alcool ou le tabac ont beau être plus dangereux que les autres, ils sont contrôlés par l'État.
Les drogues sont un vecteur de création de nouvelles inégalités au sein de la société française, puisqu'on criminalise les habitants des quartiers pauvres alors que les consommations illicites d'autres couches sociales sont relativement invisibles. Ce proces sus n'est pas sans rappeler ce que certains auteurs décrivent à propos de la montée de l'état pénal aux États-Unis.
Pour conclure, il me semble que nous sommes, en France, dans cette situation intermédiaire. Comment concilier au sein d'une politique publique cohérente et pragmatique, à la fois des préoccupations d'ordre public et de santé publique? Comment penser ensemble la loi et le risque?
Mme Maestracci a tout à fait raison de relativiser l'impact que pourrait avoir la modification de la loi comme si changer la loi était une solution magique. Le problème est aussi celui du sens que l'on donne non seulement à la loi mais aussi à l'action publique.
Force est de constater que notamment dans les zones les plus pauvres, un fort déficit de sens, une crise de sens est donnée à l'action publique. Cette crise du sens est manifeste chez les acteurs, les policiers notamment, qui ont à charge de mettre en 9uvre cette politique publique.
Le président: Merci, monsieur Kokoreff, dans les milieux défavorisés - et nous constatons la même chose au Canada - la criminalité est j'oserais dire engendrée par l'usage de substances illicites. Je veux inclure uniquement la criminalité induite par l'usage. Vous nous dites que les forces policières sont plus efficaces et qu'elles concentrent plus leurs efforts de répression dans ces milieu défavorisés qu'ailleurs. Serait-ce une conséquence directe de l'état de pauvreté de ces milieux plutôt que d'une volonté policière de vouloir cibler ces quartiers? Autrement dit, des criminels ont les moyens de leur loisir et d'autres ne les ont pas. Il y aura une criminalité induite par ce manque de moyens. Qu'en pensez-vous?
M. Kokoreff: C'est une question délicate, et il ne faudrait pas que mes propos prêtent à confusion. Toutefois, on peut dire qu'il y a une volonté politique de concentrer toute l'activité policière en matière de répression sur le trafic local dans ces quartiers d'habitat social, dans ces banlieues. Ceci parce qu'effectivement le lien, à tort ou à raison, est fort entre usage et trafic de drogue, d'une part, et sentiment d'insécurité, d'autre part.
Le président: Vous ajoutez un élément plus psychologique. Autrement dit, on consomme plus parce qu'on a un sentiment d'insécurité?
M. Kokoreff: Non, je ne me situe pas au niveau de la consommation. En France, il y a une volonté politique d'axer plutôt la répression sur ces quartiers pour un certain nombre de raisons qui sont notamment liées au sentiment d'insécurité. Elles sont aussi liées à une pression forte des élus.
En deuxième lieu, il est plus facile pour la police de travailler dans la rue que dans les boîtes de nuit. Il est plus facile de faire des enquêtes dans la rue, d'interpeller des gens qui troublent l'ordre public. Il est plus facile de faire des surveillances, bref, de monter des dossiers. Cela ne veut pas dire que c'est toujours très facile d'ailleurs cela l'est quand même un peu plus que de faire des enquêtes dans des milieux festifs, pour reprendre cette opposition du milieu festif au milieu urbain. C'est donc plus facile que dans des boîtes de nuit où on peut consommer de l'Ecstasy ou de la cocaïne.
Il y a peut-être un aspect de votre question que j'ai pas bien compris.Voulez-vous dire que cela incite à la consommation?
Le président: Non, est-ce que cela incite à l'augmentation de la criminalité? Lorsqu'un consommateur n'a pas les moyens de sa consommation, il va vouloir se procurer ce moyen, et cela peut donc engendrer, induire la criminalité.
Dans les activités criminelles d'un quartier plus défavorisé, le nombre d'activités criminelles est amplifié par cette pauvreté. On ne retrouverait pas ce facteur dans un quartier plus favorisé.
M. Kokoreff: Il y a plusieurs points dans votre question. Il est clair que dans les quartiers pauvres, c'est-à-dire dans les quartiers qui correspondent en gros à Inner City, même s'il y a une différence quand même importante en termes de pauvreté, ces quartiers ont été fortement touchés par la crise économique. Donc, il est clair que le petit trafic de drogues peut devenir gros, mais aussi les trafics de vêtements et de téléphones portables, ont constitué une économie de recours, une manière de faire face à la crise et de s'y adapter. Cela est évident. Les travaux réalisés en France le montrent bien.
Le deuxième point concerne le lien entre délinquance et toxicomanie, l'usage et le trafic de stupéfiants. Le troisième point concerne les effets de l'activité policière sur ce lien et éventuellement sur la pauvreté. Ce n'est pas simple. Si on s'appuie sur les travaux de mes collègues du CESDIP, le Centre de recherche sociologiques sur le droit pénal et les institutions, le lien entre la délinquance et la toxicomanie est non seulement abusif dans son principe mais inexact dans son interprétation. Ces enquêtes montrent que les personnes qui sont bi-impliquées, c'est-à-dire à la fois délinquants et usagers de drogues, constituent une minorité, et ce contrairement à ce que l'on pense. Beaucoup de chiffres fantaisistes circulent, en France comme ailleurs, selon lesquels la moitié des détenus en France seraient des toxicomanes. Ce qui tendrait à montrer, par extension, que la moitié des délinquants tout court seraient des toxicomanes. Or, sans que je puisse rentrer dans le détail de l'argumentation, ce n'est pas ce que montrent les travaux s'appuyant sur une démarche quantitati ve. Quant à l'autre aspect sur les effets de la police, il y a un effet pervers. Effectivement, la répression est plus forte, alors elle ne se traduit pas vraiment par une augmentation des chiffres. Par contre, l'effet pervers est qu'elle favorise la professionnalisation des trafiquants. Plus l'action de la police est importante et plus, en gros, les trafiquants font attention et deviennent professionnels.
Le président: C'est ce que vous avez élaboré dans un des textes que vous nous avez fournis.
M. Kokoreff: C'est la dialectique de la muraille et du canon: plus le canon est fort et plus la muraille devient épaisse. L'action policière conduit paradoxalement à une professionnalisation du trafic, et cette professionnalisation du trafic, je la lis dans la stabilité des données d'interpellations concernant le trafic.
[Traduction]
Le sénateur Banks: J'ai une question sur la cocaïne et ses dérivés. Pour ce qui est de l'importation de ces produits en France, à votre connaissance, sont-ils déjà transformés ou sont-ils importés à l'état brut pour être transformés en France?
[Français]
M. Kokoreff: Il faut noter, je le signale au passage, une augmentation significative des interpellations pour usage et trafic de cocaïne. D'autres indicateurs tendent à montrer que le marché de la cocaïne se développe. Il convient, pour mieux la comprendre, de mettre en relation cette tendance avec la recomposition complète qu'a impliqué, en ce qui concerne l'offre, l'essor spectaculaire des produits de substitution. C'est un effet pervers qui n'est évidemment pas souhaité initialement, mais on peut faire l'hypothèse que le nombre de substitués augmentant, l'héroïne devient sans effet, et la cocaïne par contre, devient en quelque sorte la défonce du début du mois. C'est un produit qui continue à produire des effets. On n'a pas sans doute encore pris la mesure, en France, des effets induits par cette recomposition de l'offre. Ainsi, il y a des usagers qui commencent leur carrière dans l'univers des drogues en prenant du Subutex par injection. C'est quand même un point important.
Quant à la cocaïne consommée dans ce contexte social, elle est retraitée, et sur cela, je n'ai pas d'expérience directe, mais à partir du croisement des témoignages recueillis, ce n'est pas tout à fait du crack qu'ils consomment. Cela n'a plus rien à voir avec la cocaïne blanche, en poudre, telle qu'on peut l'imaginer par ailleurs aux États-Unis et telle qu'elle pouvait être consommée il y a dix ans. Tous les récits le montrent: au bout de deux ou trois fois, on a un syndrome de manque, donc de dépendance.
Le président: Avez-vous des données propres à la France au soutien de ce que vous affirmez lorsque vous dites qu'il y a des gens qui commencent leur expérience d'usage avec des substituts?
M. Kokoreff: Il y a deux ans, l'OCRTIS, l'Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants, qui s'occupe de centraliser les données d'interpellations à l'échelle nationale, avait commencé une pré-enquête sur ce phénomène.
Pour ce qui me concerne, je m'appuie sur des données qualitatives recueillies à partir d'entretiens auprès d'usagers.
Le président: Autant avec la méthadone qu'avec le Subutex?
M. Kokoreff: Oui. On sait effectivement qu'il y a des gens qui prennent plus de Subutex ou de méthadone que d'héroïne, y compris en prison.
[Traduction]
Le sénateur Kenny: À votre avis, est-ce que les statistiques sur les arrestations en matière de drogues reflètent le niveau de consommation de drogues?
[Français]
M. Kokoreff: En tant que citoyen, j'ai une petite idée sur la question, mais je ne suis pas sûr que c'est cela qui vous intéresse. Si vous voulez, en tant que chercheur, le discours policier est précisément celui-là, alors je ne veux pas le critiquer a priori mais, simplement, le reprendre comme objet d'analyse. Pourquoi cette courbe d'interpellations, au cours des années 1990, en matière d'usage de cannabis? Parce qu'il y a de plus en plus de consommation et parce que les jeunes consomment de plus en plus. C'est effectivement l'explication naturelle, qui est donnée. Dans mon approche, je dirais la chose suivante: si les interpellations augmentent, c'est parce que la police s'en est beaucoup plus préoccupé de façon un peu générale. C'est très aléatoire de faire un lien entre les arrestations et le phénomène réel. C'est ce qu'on appelle le chiffre noir de la délinquance et de la consommation. C'est un chiffre que l'on ne connaîtra jamais.
[Traduction]
Le sénateur Kenny: Cela pourrait être dû à la façon dont la police calcule ses statistiques; cela pourrait également être à cause des budgets et du fait que la police aimerait augmenter ses budgets.
Le 11 septembre, nous avons entendu des témoins à Toronto qui ont dit être très sceptiques quant à la capacité de mesurer la consommation de n'importe quelle drogue. Ils étaient sceptiques parce que ce n'est pas un sujet dont les gens discutent. Personne ne va parler de sa consommation de drogues de façon objective. Certaines personnes ne veulent tout simplement pas en parler. Rendez-vous dans un beau quartier de la classe moyenne où personne ne consomme - du moins, personne avoue consommer. À votre avis, comment peut-on déterminer le niveau de consommation de drogues?
[Français]
M. Kokoreff: Voulez-vous dire mesurer la fréquence et toutes les variables?
[Traduction]
Le sénateur Kenny: La fréquence, le nombre d'usagers, le genre de produits consommés. C'est-à-dire tous les éléments dont vous auriez besoin si vous vouliez mettre en oeuvre une politique efficace.
[Français]
M. Kokoreff: C'est pour cela que la question posée, par le sénateur Banks sur la cocaïne, est intéressante. Traditionnellement en France, la cocaïne est un produit consommé par l'élite, c'est-à-dire le show-business et les artistes. Il y a eu peu d'enquêtes menées en sociologie sur cette partie de la société. On sait - cela est confirmé par les enquêtes de Peter Cohen, en Hollande - que la cocaïne touche aussi les classes moyennes, et non pas seulement le show-business et les stars. Il s'agit d'une population peu connue des institutions répressives et sanitaires et peu étudiée par les chercheurs français. Je ne mentionnerai qu'un exemple, celui d'un couple que j'ai interrogé. Ils étaient consommateurs d'héroïne et de cocaïne depuis plus de dix ans. Ils avaient un travail, lui était informaticien, elle travaillait dans l'intérim. Ils n'avaient jamais eu affaire à la police et ils n'avaient jamais été condamnés. Ils ne se procuraient pas leurs produits dans les cités et dans les quartiers où sont les policiers ou sur lesquels l'attention collective est braquée.
C'est intéressant d'un point de vue sociologique. Quand on parle de populations cachées, c'est ce type de profil. Tout cela pour dire ceci: il y a une partie de la population plus ou moins marginalisée socialement que les acteurs du soin ou de la répression commencent à connaître par rapport à ses habitudes de consommation; et il y a une partie de la population qui est beaucoup plus invisible et qui éventuellement règlera des problèmes de toxicomanie dans l'ambiance feutrée des cabinets de psychanalystes, ce qui n'a pas exactement la même significa tion sociale que de suivre un traitement dans les centres de soins. C'est un vrai problème, y compris de santé publique.
[Traduction]
Le sénateur Kenny: Nous connaissons plus ou moins bien le niveau de consommation de drogues chez les athlètes olympiques. Savez-vous s'il y a d'autres groupes au sein de la population qui sont soumis à autant de tests? En France, est-ce qu'on teste les prisonniers, par exemple? Est-ce que c'est fait en milieu carcéral ou dans les forces armées? Est-ce qu'il y a d'autres groupes, à part les athlètes olympiques, qui sont testés?
[Français]
M. Kokoreff: C'est une tendance qui se développe dans certaines entreprises. À ma connaissance, le dépistage systémati que reste interdit en France malgré des pressions de plus en plus fortes des entreprises sur la médecine du travail. Seuls les salariés chargés d'un poste de sécurité peuvent être testés. Les autres dépistages sont interdits. Donc, non, je ne vois pas vraiment d'autres milieux ou d'autres domaines où l'on aurait ce type de tests. Par contre, j'en profite pour souligner ce point: ce que l'on sait sur le lien entre drogue et activité sportive de haut niveau, certaines enquêtes le montrent bien en France, c'est qu'il existe un lien fort entre pratique sportive de haut niveau et usage de drogues. Ainsi, contrairement à ce que l'on peut penser, le sport n'est pas un rempart contre la drogue.
Le sénateur Maheu: Vous avez mentionné tantôt que certaines personnes considèrent que les jeunes immigrés sont souvent impliqués dans la délinquance. Pourriez-vous élaborer davantage sur ce sujet? C'est un sujet qui m'intéresse. Que voulez-vous dire par cela?
M. Kokoreff: On parle des représentations communes, celles des gens ordinaires. Il y a effectivement une équivalence, un stéréotype, qui veut que tous les jeunes soient des déviants potentiels. C'est une vieille idée du XIXe siècle. Dans chaque jeune, il y a un déviant qui sommeille et plus particulièrement ceux qui sont issus de milieux populaires, qui habitent dans ces banlieues, seraient particulièrement exposés à la délinquance. Il y a une autre équivalence: délinquance égale jeune, jeune égale immigration.
Voilà un thème qui est exploité politiquement par l'extrême droite, mais pas seulement. Par rapport à cela, que peut-on constater sur le terrain? Quels sont les obstacles? On peut constater une forte concentration de cette population, jeune issue d'immigration, dans certains quartiers. Cette population est durement touchée par le chômage et la précarité. Dès lors, il n'est pas complètement étonnant qu'on retrouve une partie de cette population impliquée dans des activités illicites. Il y a un phénomène de ghettoïsation, un tabou largement répandu en France. Néanmoins, si l'on s'intéresse aux différents niveaux du trafic, c'est-à-dire le trafic de rue, les gens qui approvisionnent ceux qui ne sont pas dans la rue mais qui habitent encore dans le quartier, jusqu'aux gens qui sont dans des réseaux internationaux, on observe plutôt des réseaux mixtes sur le plan de la nationalité et de l'origine ethnique. En France, c'est un problème à la fois d'ordre idéologique et méthodologique. Il n'est pas possible de prendre en compte et de quantifier l'origine ethnique. En gros, en France, il n'existe que des nationaux et des étrangers. Cette dimension est non seulement très sensible au niveau politique, parce que même mon discours pourrait se prêter à des interprétations non souhaitées, mais il y a aussi un obstacle méthodologique. Par exemple, je m'intéresse à la population incarcérée dans une maison d'arrêt qui regroupe théoriquement des peines inférieures à deux ans. Si on prend en compte le seul critère de la nationalité, il y aura approximativement autour de 15 ou 20 p. 100 d'étrangers, et 85 p. 100 de gens de nationalité française.
Alors que si on prenait ce critère d'origine ethnique, on aurait la possibilité de se rendre compte que ce ne sont pas 15 p. 100 qui sont des étrangers, mais 60 ou 70 p. 100 qui sont étrangers ou d'origine étrangère. Ce qui est considéré que les politiques publiques conduisent à la sélection d'une clientèle selon des critères ethniques.
Le président: J'accepte votre constat. Je comprends que vous ayez de la difficulté à l'étayer avec des chiffres précis. Cependant vous avez un doute sur ce que vous dites et disons que je partage ce doute. Qu'est-ce qui motive les pouvoirs publics à agir comme cela, en France?
M. Kokoreff:À agir comment? C'est-à-dire cette criminalisa tion?
Le président: Oui?
M. Kokoreff: C'est une question difficile à aborder, et il faudrait refaire l'histoire du processus de l'immigration en France pour mieux comprendre ces discriminations institutionnelles.
Le président: On va devoir trouver une réponse à cela parce que, malheureusement, on constate la même chose en Amérique du Nord.
M. Kokoreff: Je dois vous avouer que je ne sais pas, là en tout cas, répondre à cette question.
Le président: Parce que la loi n'a aucun effet symbolique. On s'entend?
M. Kokoreff: La loi n'a aucun effet symbolique parce qu'elle est bafouée au quotidien. Il ne s'agit pas de se faire le porte-parole de l'expérience de ces jeunes qui habitent dans les quartiers, mais que vivent-ils, eux? Comment voient-ils la police et la justice? Ils voient des gens qui font trois ou quatre contrôles d'identité par jour, qui les tutoient systématiquement, qui éventuellement, s'il y a besoin, ont des propos à la limite du racisme, et plus l'heure est avancée et plus la limite est franchie, qui interviennent parfois de façon fort musclée alors que manifestement ce ne sont pas des délinquants très dangereux et armés, mais qui peuvent être éventuellement interpellés, ramassés et passer la nuit au poste, sans exactement savoir pourquoi.
En plus, il y a le récit de cette expérience, c'est-à-dire: «c'est pas moi, mais c'est mon cousin ou mon voisin de palier qui a été interpellé de cette manière, qui a été traité comme un moins que rien». Voilà l'expérience, en gros, de l'action publique pour une bonne part. Par ailleurs, dans la presse on lit que tel homme politique a mis la main dans une caisse et est soupçonné de corruption, que tel haut responsable a des activités qui ne sont pas nettes, mais son statut le protège en quelque sorte. Les policiers affirment que la recrudescence des incidents dans les banlieues est souvent liée directement à la montée de ces affaires dans la presse. Intéressant, cela, je trouve.
Le président: Vous ajoutez un élément auquel on n'avait pas pensé: lorsqu'il y a des histoires de corruption dans la presse, à courte échéance, il y a augmentation de délits?
M. Kokoreff: À très courte échéance. Je ne veux pas la justifier, cette expérience.
Le président: Non, je veux seulement que vous soyez à même de m'étayer cela avec un peu plus d'information.
M. Kokoreff: Voilà une expérience un peu stéréotypée, un peu ramassée de la justice, de la police, d'un certain nombre de jeunes dans ces quartiers. Il y a tout un tas de notions qu'on peut utiliser et qui n'ont pas de sens. Donc, c'est pour cela aussi, je pense, qu'il y a sans doute un gros travail à faire, mais qui est déjà commencé, pour restituer un sens à la norme. Au quotidien, la norme ou la loi est bafouée.
C'est aussi une bonne illustration de ce que les sociologues de la déviance appellent «technique de neutralisation ». Ce rapport avec la police, ce sentiment d'injustice - qui est quand même, ne l'oublions pas, lié à un sentiment d'exclusion sociale - peut conduire à justifier des actes délinquants. Le propre de la délinquance, c'est aussi de pouvoir neutraliser son action en disant : «moi, finalement, ce que je fais par rapport à l'homme politique, c'est rien du tout» ou «lui, on ne l'embête pas, donc moi je vais y aller». Il ne faut pas être dupe de ce discours. En même temps, il traduit une certaine réalité sociale.
Le sénateur Maheu: Sans parler nécessairement du jeune immigrant, qu'arrive-t-il lorsqu'une personne se fait prendre sur le fait de commettre un délit et qu'elle se croit lésée dans ses droits? Par exemple, si une de ses amies se fait prendre pour une consommation plus importante que celle du jeune immigrant, les conséquences et la jurisprudence sont toutes autres. Existent-il des recours privilégiés pour le jeune, s'il se sent vraiment lésé dans ses droits?
M. Kokoreff: C'est une question difficile parce qu'il y a une méconnaissance du droit et des procédures. Tout cela est assez abstrait et, en même temps, il y a une certaine appréhension. Je parle des quartiers populaires. Il y a une certaine, lâchons le mot, domination, donc si vous voulez, le sentiment d'être un peu écrasé par ce système.
Le sénateur Maheu: De l'aide juridique existe quand même en France pour aider le jeune d'un quartier défavorisé.
M. Kokoreff: Bien sûr, il y a de l'aide juridique. Les avocats ne sont pas tous commis d'office, bien sûr. On vit dans un État de droit.
Le président: Vous avez écrit dans un de vos textes que la violence n'est pas seulement le produit d'un milieu social donné, mais qu'elle est aussi une production institutionnelle engendrée par l'action publique, en premier lieu par la police et l'école. Donnez-nous donc des exemples de cela?
M. Kokoreff: On parle, par exemple, de la violence à l'école. Il faudrait aussi parler de la violence de l'école. La violence de l'école qui consiste à imposer des contenus et des formes de pensée, des manières de dire et de faire. Prenons l'exemple de ces parents issus de milieux populaires, de familles françaises ou immigrées, qui sont convoqués par le proviseur. Il y a une violence de l'institution qui est d'autant plus forte qu'elle est invisible parce que les gens qui sont convoqués ou bien ne viennent pas, car ils sont impressionnés par cette institution, ou bien viennent mais avec les genoux qui tremblent parce qu'ils se demandent ce qui va leur arriver. Il y a une peur de l'institution. Cela peut être un exemple : la violence institutionnelle qui est coproduite.
Elle est aussi celle, bien sûr, de la justice pénale. Prenons, par exemple, quelqu'un qui est multirécidiviste. C'est un usager d'héroïne, il pourvoit à sa consommation avec des cambriolages, et il est régulièrement interpellé. Effectivement, c'est lui d'une certaine manière qui est responsable et il assume plus ou moins ses actes. Mais en même temps, il y a aussi la violence de l'institution qui se caractérise par le fait qu'on ne commencera pas l'audience sans mentionner son casier judiciaire. Et le casier judiciaire de ce jeune homme - il y en a beaucoup dans ce cas-là - est assez long. La violence est dans cette espèce de mise à nu où, diront par exemple certains, on parle plus du casier judiciaire que de l'affaire en elle-même. Le sentiment qui s'introduit c'est qu'ils sont plus jugés par rapport à ce qu'ils ont déjà fait que par rapport à ce qu'ils ont fait et ce qui les amène au tribunal.
Il y effectivement cette idée, selon laquelle la violence est une coproduction. Elle est produite par plusieurs acteurs. On pourrait parler aussi de la violence des médias, comme on peut parler de la violence de l'école, de la ville et de la violence des acteurs. Cela veut dire que du coup, et ce point est capital, la délinquance n'est pas intrinsèque aux individus. On ne naît pas délinquant ou voleur, on le devient, et ce devenir est lié à des conditions de vie. J'ai parlé de la pauvreté tout à l'heure, des ressources que peuvent offrir les économies informelles, mais il faut aussi parler du rôle des institutions.
Le président: Je vous remercie, monsieur Kokoreff, cela nous a fait un grand plaisir d'entendre votre témoignage. N'hésitez pas à communiquer avec nous si vous voulez nous transmettre des informations additionnelles. Cela nous fera grand plaisir de les lire.
Avant de clore les travaux de cette séance du comité, je tiens à rappeler à tous ceux et celles qui s'intéressent à nos travaux, qu'ils peuvent lire et s'informer sur le sujet des drogues illicites en rejoignant notre site Internet à l'adresse suivante : www.parl.gc.ca. Vous y retrouverez les exposés de tous nos témoins, ainsi que leur biographie et toute la documentation argumentaire qu'ils auront jugé nécessaire de nous offrir. Vous trouverez aussi plus de 150 liens Internet relatifs aux drogues illicites. Vous pouvez aussi utiliser cette adresse pour nous transmettre vos courriels.
J'aimerais dire quelques mots sur les travaux à venir du comité. La prochaine séance aura lieu à Vancouver, le 23 octobre prochain. À cette occasion, comme cela a été le cas à Toronto, nous en profiterons pour rencontrer les intervenants locaux, lors des audiences publiques ainsi que dans leur milieu de travail. Nous aurons une réunion, à Ottawa, le 29 octobre prochain et lors de cette réunion publique, le comité s'informera sur la fonction policière dans le dossier des drogues illicites.
Le 5 novembre prochain, nous examinerons, et ce sera certainement une journée fort intéressante, les politiques publiques en matière de drogues illicites aux États-Unis d'Amérique.
Au nom du Comité spécial sur les drogues illicites, je désire vous remercier pour l'intérêt que vous portez à notre importante recherche.
La séance est levée.