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ILLE - Comité spécial

Drogues illicites (spécial)


La politique canadienne de contrôle des stupéfiants

Aperçu et commentaire

Diane Riley, PhD

Novembre 1998


TABLE DES MATIÈRES


1. Introduction

2. L’usage des drogues au Canada

3. Les coûts de l’usage des drogues

4. La législation relative aux drogues licites et aux drogues illicites au Canada

5. Les conventions internationales et la législation canadienne sur les stupéfiants

6. L’usage des stupéfiants et les droits de la personne

7. Les drogues et le crime

8. Les établissements correctionnels

9. La réduction des méfaits

10. Solutions de rechange au système canadien

11. Conclusions et recommandations


La poursuite, chaque année, de milliers de citoyens autrement respectueux de la
loi est à la fois une hypocrisie et une insulte aux droits de l`homme et du citoyen.

(Raymond Kendall, Secrétaire général d’Interpol)


I. Introduction

Aperçu de la situation

En cette année qui marque le dixième anniversaire de la Convention de Vienne sur le trafic des stupéfiants et le cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, il convient de se pencher sur la situation générale de la lutte mondiale contre les drogues et sur le rôle joué par le Canada dans cette lutte. Tous les dix ans, les Nations Unies adoptent de nouveaux traités internationaux axés sur la criminalisation et la sanction et, ce faisant, elles limitent la capacité des états membres de concevoir des solutions efficaces à leurs problèmes de drogue locaux. En vertu de ces accords, les gouvernements adoptent des mesures de contrôle de la drogue plus strictes et plus coûteuses et les politiciens concourent à des stratégies antidrogue plus rigoureuses qui ne font qu’allonger la liste déjà longue des violations des droits de la personne. Pourtant, malgré ces efforts, voire en raison de ces efforts, les organismes des Nations Unies estiment que les recettes annuelles générées par le trafic des stupéfiants s’élèvent à 400 milliards de dollars américains, soit à peu près l’équivalent de 8 p. 100 de l’ensemble du commerce international. Ce trafic alimente le crime organisé, favorise la corruption des gouvernements et des corps policiers à tous les niveaux, accroît la violence, fausse les marchés économiques et déforme les valeurs sociales. Les problèmes de stupéfiants sont la conséquence, non pas de la consommation des stupéfiants eux-mêmes, mais de dizaines d’années d’orientations politiques et de lois antidrogue inefficaces et inadéquates.

Dans de nombreuses régions du monde, y compris au Canada, la politique de prohibition

entrave gravement les mesures de santé publique destinées à freiner la propagation du VIH, de l’hépatite et autres pathogènes. Au nom de la "guerre" contre la drogue, on assiste à une violation des droits de la personne, à la dégradation de l’environnement et à l’incarcération en masse de délinquants, dont le seul crime se résume souvent à la simple possession de drogue pour usage personnel. Les efforts pour tenter de réduire le marché de l’offre coûtent de plus en plus cher et utilisent des ressources limitées qui seraient mieux utilisées dans la santé, l’éducation et le développement économique. A des propositions raisonables pour réduire le nombre des crimes, des maladies et des décès dûs à la drogue, on préfère des mesures, aussi inhumaines et irréalistes soient-elles, visant à promouvoir une société sans drogue. La "guerre" contre la drogue est devenue une lutte contre les consommateurs de drogue et contre les fermiers, parmi les plus pauvres du monde, qui cultivent les drogues ou leurs précurseurs. Cette "guerre" ressemble davantage à une croisade et ne mène à aucune victoire, sinon à un faux sentiment de supériorité morale.

En dépit de tout cela le Canada soutient et participe à ces mesures mondiales qui violent les droits de la personne et aliénent les ressources ; il prétend y être tenu par les traités des Nations Unies sur les stupéfiants, mais l’examen de ces traités ne supporte pas cette position. De fait, les obligations du Canada en vertu des lois nationales et internationales sur les droits de la personne devraient plutôt nous inciter à protéger davantage les droits des citoyens, même ceux qui choisissent le « mauvais » type de drogue. Au lieu de faire preuve de la tolérance censée caractériser les sociétés démocratiques, le Canada transforme en criminels des centaines de milliers de citoyens et incarcère nombre d’entre eux pour simple possession de drogue illicite. Les coûts des incarcérations inutiles, ajoutés à tous les autres coûts de la justice criminelle, constituent un fardeau financier que l’économie ne peut supporter, et cela sans compter les nombreux autres problèmes qu’entraîne un recours exagéré (on pourrait dire l’accoutumance) à la criminalisation comme « solution » au « problème » de la drogue. Alors même que les vrais « problèmes » de drogue au Canada sont liés à l’usage du tabac et de l’alcool dans la population en général, ainsi qu’à la pauvreté et à la perturbation sociale dans les populations à risque élevé, ces questions retiennent peu l’attention et sont dotées de minces ressources. On préfère consacrer les ressources dans des proportions exagérées aux mesures d`application des lois sur les drogues illicites. Fait ironique, ces lois créent plus de problèmes que les drogues comme telles.

Nos lois prohibitionnistes ont encouragé les trafiquants à vendre des drogues plus puissantes ; elles ont incité les usagers à consommer ces drogues et à utiliser des méthodes d’ingestion plus dangereuses, soit pour mieux les dissimuler, soit pour obtenir un effet plus puissant à moindre coût. Les consommateurs n’ont aucune garantie de la qualité de la drogue vendue illégalement ; certains en meurent (300 morts à Vancouver l’année dernière seulement), tandis que d’autres tombent gravement malade après avoir consommé des drogues frelatées ou des drogues d’une pureté inconnue. Au lieu de chercher des moyens susceptibles de réduire les effets nocifs de toutes les substances psychotropes, dont l’alcool et la cigarette, le Canada a favorisé la création, pour certaines drogues, d’un commerce illicite. Des sommes que l’on pourrait utiliser à meilleur escient pour régler les vrais problèmes de la drogue et ses causes sont allouées à ceux qui approuvent un système prohibitionniste et toutes les mesures qui l’entourent. Les politiques prohibitionnistes de pays comme le Canada et les États-Unis déstabilisent les pays en développement ainsi que les nouveaux états émergents d’Europe centrale et d’Europe de l’Est.

Le fait de se concentrer surtout sur la lutte contre les « mauvaises » drogues a eu pour effet de détourner l’attention de l’une des conséquences les plus graves de la prohibition, c’est à dire la pandémie d’infection par le VIH qu’entraîne l’utilisation de drogue par injection intraveineuse. Plus de 45 p. 100 des nouveaux cas d’infection par le VIH au Canada et aux États-Unis sont liés à l’injection de drogues. Ce pourcentage augmente à un rythme inquiétant, au Canada comme partout ailleurs. Vancouver a le taux d’incidence d’infection par le VIH le plus élevé parmi les utilisateurs de drogues par injection du monde occidental. À l’échelle mondiale, l’utilisation de drogues par injection est l’une des principales sources de nouveaux cas d’infection par le VIH. Les orientations politiques de type prohibitionniste ont nui à l’expansion de programmes vitaux, comme les échanges de seringues, et favorisé l’utilisation partagée de seringues usagées, entraînant ainsi la propagation du VIH et d’autres pathogènes mortels, non seulement chez les consommateurs, mais aussi dans la population en général. De telles orientations empêchent l’ouverture d’endroits aménagés pour assurer des injections salubres, et où les utilisateurs peuvent recevoir des soins médicaux si besoin est. Sans l’ouverture de tels sites, les morts par surdose risquent d’augmenter de 80 p. 100. Cette année, plus de 300 morts par surdose ont été enregistrées à Vancouver, pour un total de plus de 2 000 depuis 1991. Ce genre de décès pourrait être évité, comme cela a été fait à Francfort où d’importants programmes de réduction des méfaits de la drogue ont été mis en place.

Dans cette situation paradoxale où l’on parle de dépendance à la drogue comme d’une maladie, mais où l’on considère comme un crime l’utilisation de certaines drogues arbitrairement sélectionnées, le système de justice est maintenant un élément intégré de la lutte contre la drogue. On incarcère les personnes qui font usage de stupéfiants sans toutefois leur donner les moyens de prévenir l’infection par le VIH qui découle des niveaux élevés d’injection de drogue dans les prisons. Une des raisons pour lesquelles les préservatifs ont seulement depuis peu été mis à la disposition des prisonniers, est que l’on craignait qu’ils soient utilisés pour dissimuler de la drogue. De plus, les autorités continuent à refuser de mettre en place un programme d’échange de seringues, ce qui aiderait pourtant à prévenir la propagation du sida et de l’hépatite, alors même qu’il est maintenant reconnu que la consommation de drogue dans les prisons est généralisée. Les taux d’infection par le VIH sont dix fois plus élevés dans les prisons canadiennes que dans la population en général. Dans certains établissements, on estime que 8 p. 100 des détenus sont porteurs du VIH et 50 p. 100 par l’hépatite C, une maladie transmissible par injection et qui rend plus vulnérable à l’infection par le VIH.

Ainsi, le paradoxe demeure : D’un côté on considère la pharmacodépendance comme une maladie et, de l’autre, on continue à traiter comme des criminels et des êtres malfaisants ceux qui choisissent les « mauvaises » drogues. « Pharmacopei », l’ancien mot grec pour bouc émissaire, signifiait « proscrit » ; étrange coïncidence qu’à notre époque le McCarthysme pharmacologique nous ramène à la définition du bouc émissaire!

Tandis qu’un nombre croissant de pays dans le monde entier délaissent la guerre contre les stupéfiants en faveur de mesures plus pacifiques, le Canada insiste encore pour criminaliser la possession de drogue et vient tout juste, l’an dernier, d’adopter une nouvelle loi antidrogue carrément prohibitionniste. Pourquoi? C’est ce que le reste de cet exposé se propose d’examiner. En bref, bien que certains justifient la position du Canada par le fait qu’il est un pays signataire des traités internationaux sur les stupéfiants, nous allons voir plus loin que cette raison est insuffisante ; car non seulement ces conventions n’exigent pas des sanctions aussi fortes que celles imposées par les lois canadiennes, mais ces dernières sont même en conflit avec les propres lois du Canada garantissant les libertés fondamentales, ainsi qu’avec les conventions internationales protégeant les droits de la personne.

Quelques définitions

Prohibition : Système qui considère comme un acte criminel le fait de produire, d’importer, de distribuer ou de posséder à des fins non médicales des substances réglementées. La prohibition totale, situation où toutes les infractions sont sévèrement punies, est également appelée « tolérance zéro ». L’application de l’interdiction totale du cannabis aux Pays-Bas est assujetie à un principe d’opportunité des poursuites.

Prohibition partielle : Les adultes seraient autorisés à posséder une quantité précise de certaines drogues et à cultiver un nombre précis de plants. On ne connait pas les répercussions qu’un tel système pourrait avoir sur le trafic des stupéfiants.

Décriminalisation (interdiction assortie de sanctions au civil) : S’adresse généralement aux

cas de possession non assortis d’accusations criminelles pour de petites quantités de certaines drogues. On l’appelle souvent décriminalisation de facto, parce qu’en vertu des traités internationaux en vigueur, bien que la possession soit officiellement un « crime », il n’existe aucune mesure d’exécution ni de contrainte. Un tel système peut donner lieu à l’imposition d’amendes.

Médicalisation : L’utilisation de drogues illicites peut être levée d’interdit dans le cadre strict du traitement médical de certaines toxicomanies, comme c’est le cas de la méthadone pour les opiomanes. Au Canada, les règlements fédéraux permettent l’utilisation de drogues dans le traitement des dépendances si la méthode utilisée a des fondements scientifiques solides et est acceptable sur le plan médical.

Dépénalisation : suppression de toute sanction pour la possession de certaines drogues.

Légalisation : système où aucun des actes liés au cycle de la production, de la distribution et de la possession d’une substance donnée ne constitue une infraction. On parle souvent de réglementation pour décrire ce système qui s’apparente aux commissions de contrôle des alcools. Un autre modèle, moins courant, est celui de la libre entreprise.

Bref historique

Le cadre juridique de l’actuel système du contrôle de la drogue au Canada remonte au début du XXe siècle. C’est en 1908 que débute la réglementation de tous les médicaments, ainsi que du tabac et de l’alcool. Cette année là, la Loi de l’opium instaure la première interdiction d’un stupéfiant. En 1911, la Loi sur l’opium et les drogues narcotiques frappe les opiacés et la cocaïne, puis le cannabis, en 1923. Les groupes de lutte contre l’alcool ont gagné un support considérable au cours de ces années, et pendant la Première Guerre mondiale toutes les provinces adoptent une forme quelconque d’interdiction de l’alcool. Quand arrive 1929, toutes les provinces à l’exception de l’Île-du-Prince-Édouard ont annulé la prohibition de l’alcool et réglementé son commerce. Pendant les quarante années suivantes, la Loi sur l’opium et les narcotiques de 1929 va représenter, pour le Canada, la base de ses politiques sur les drogues. La prohibition et la réglementation internationales des stupéfiants décrétées par la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 et la Convention sur les substances psychotropes de 1971, et dont le Canada est un des signataires, renforcent encore la division artificielle entre les drogues légales et illégales – licites et illicites.

Dans les années 1960 et 1970, on a répondu à l’accroîssement de la consommation des drogues illicites par une politique de criminalisation plus sévère, avec ce que cela comporte de coûts sociaux et individuels. En dépit de ces coûts, l’interdiction de posséder des substances illicites associée à des peines allant jusqu’à sept ans d’emprisonnement, ne semblent pas avoir eu d’effet dissuasif sur les niveaux de consommation du cannabis au Canada. Les taux de consommation ont fortement grimpé dans les années 1960 et au début des années 1970, malgré l’importance des ressources consacrées à l’application des lois. La surcharge de travail pour les tribunaux et le nombre croissant de jeunes, autrement respectueux de la loi, condamnés pour des infractions liées à la drogue (en particulier la possession de cannabis) ont fait pression en faveur de la libéralisation des lois canadiennes sur les drogues. La Commission d’enquête sur l’usage des drogues à des fins non médicales (couramment appelée la Commission Le Dain) a été formée en 1969 pour répondre à l’inquiétude croissante suscitée par la consommation de drogues et envisager les mesures à prendre. La Commission Le Dain a décrit et analysé les coûts sociaux et les conséquences de la politique de criminalisation pour les individus. Les coûts sociaux comprennent les coûts de la répression, les coûts encourus par les tribunaux et les frais d’incarcération. Les conséquences pour les individus comprennent les sanctions (amendes ou peines d’emprisonnement), les répercussions sur les possibilités d’emploi pour le contrevenant, et les conséquences d’un casier judiciaire.

En vertu de la politique sur les drogues illicites, des centaines de milliers de Canadiens condamnés pour possession de drogue illicite en vertu de l’ancienne Loi sur les stupéfiants et de la nouvelle Loi réglementant certaines drogues et autres substances se sont retrouvés avec un casier judiciaire. L’expression « casier judiciaire » n’a pas de définition statutaire, mais elle se rapporte généralement à toute relation officielle des faits lors d’un procès ayant abouti à une condamnation. L’arrestation d’un suspect conduit automatiquement à l’ouverture d’un dossier policier. Ce dernier est nourri des nombreuses informations récoltées par tous les agents impliqués dans l’arrestation et l’inculpation du prévenu, depuis l’agent de police qui a procédé à l’arrestation jusqu’aux tribunaux, en passant par le poste de police local, le système d’information de la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) à Ottawa, le procureur et les analystes. Ces renseignements peuvent également être communiqués au bureau de l’aide juridique, au centre de détention et à divers organismes de renseignements criminels. Lorsque l’accusé comparaît en justice, l’accusation devient publique et peut être divulguée dans les médias. Il existe aussi des ententes d’échange de renseignements avec des services de police étrangers. Même si l’inculpation est retirée ou si l’accusé est acquitté, il n’a pas légalement le droit d’examiner les renseignements que possède la police ni d’exiger que son dossier soit détruit.

L’existence d’un casier judiciaire, après une condamnation, a certaines conséquences si cette personne commet ultérieurement de nouvelles infractions. Cela peut amener la police à déposer une accusation au lieu de simplement émettre un avertissement. Cela peut aussi influencer la décision d’accorder ou non la mise en liberté conditionnelle, influer sur la décision d’un procureur de procéder par voie de mise en accusation plutôt que par voie de déclaration sommaire de culpabilité, ou encore être invoqué devant les tribunaux pour attaquer la crédibilité de la personne. Cela peut aussi influer sur la détermination de la peine ou l’octroi de la libération conditionnelle. Les personnes qui ont un casier judiciaire se voient refuser l’accès à de nombreux postes de la Fonction publique fédérale et provinciale, ainsi qu’à certaines professions réglementées par les lois fédérales.

La Commission Le Dain a également déclaré qu’un des coûts sociaux de la politique antidrogue sur les stupéfiants était l’obligation de doter les services de police de pouvoirs globaux. En vertu des dispositions spéciales de la nouvelle loi et de l’ancienne loi sur les stupéfiants, un agent de la force publique au Canada a des pouvoirs plus larges dans les affaires de drogue, même d’importance mineure, pour les fouilles, les perquisitions et les saisies qu’il n’en a dans les affaires de meurtre, de viol ou autres affaires criminelles graves. Certaines méthodes d’application de la loi utilisées dans le cadre d’enquêtes sur les stupéfiants empiètent sur les droits et libertés acquis. Ainsi, la loi autorise l’utilisation d’écoute électronique, d’indicateurs de police rétribués, d’agents d’infiltration, de chiens policiers, d’arrestations sans avertissement, de descentes de police et de fouilles à nu, ainsi que l’octroi de l’immunité à des suspects en échange de renseignements. Ces mesures ont été très critiquées, en particulier par les jeunes, parce qu’elles portaient atteinte à l’intégrité de la police et du système de justice criminelle. La nouvelle loi sur les drogues a encore élargi les pouvoirs de la police en légalisant « la provocation policière » par laquelle un policier peut en toute légalité vendre de la drogue à un acheteur pour ensuite justifier son arrestation. Après avoir mené de vastes études et consultations sur la question, la Commission Le Dain a conclu que la prohibition des stupéfiants coûtait cher pour de maigres résultats. La plupart des commissaires ont recommandé d’abandonner graduellement les sanctions criminelles imposées aux consommateurs de drogue et de mettre en oeuvre des solutions moins coercitives et moins coûteuses pour remplacer les modalités punitives de la loi criminelle. La Commission Le Dain a joué le rôle de la plupart des commissions royales : elle a retardé toute action sur une question controversée jusqu’à ce que la demande d’intervention du public se soit essouflée et, peu à peu, la réforme de la politique sur les drogues a soulevé de moins en moins d’intérêt. Un changement important apporté à la loi en 1969, la Loi sur les stupéfiants a permis aux procureurs de procéder par voie sommaire dans les cas de possession. D’autres changements au Code criminel au début des années 1970 ont introduit la possibilité d’absolution avec ou sans conditions dans les affaires de possession de drogue. Les efforts pour diminuer les conséquences de la criminalisation des stupéfiants ont connu un succès mitigé. Un projet de loi visant à décriminaliser la possession de cannabis (le projet de loi S-19) a été rejeté en 1975. Au cours des années 70, les condamnations pour possession de cannabis sont passées de moins de 1 000 à plus de 40 000 par année.

Le rapport de la Commission Le Dain a entraîné une restructuration des organismes gouvernementaux responsables des stupéfiants. Il était clair que les mesures prises par le gouvernement précédent n’étaient pas adéquates et qu’elles portaient davantage sur des questions de compétences que des questions de santé. On a alors créé la Direction de l’usage non médical des drogues (DUNMD) de Santé et Bien-être social Canada, et cherché des solutions nationales intégrées. Cette nouvelle façon d’aborder le problème de l’utilisation des drogues illicites a créé quelques inquiétudes au début ; une fois ces dernières calmées, la Direction a été réorganisée sous le nom de Direction de la promotion de la santé. Cette restructuration s’expliquait par le fait que bon nombre de comportements ayant un effet néfaste sur la santé ont un fondement commun. Cependant, le mouvement vers la promotion de la santé a eu l’effet imprévu de créer encore plus de problèmes de coordination entre les différents paliers de gouvernement. De plus, le personnel chargé d’appliquer la loi avait du mal à travailler de concert avec un organisme gouvernemental qui s’occupait également d’autres questions de santé, comme la condition physique, l’alimentation et la santé cardio-vasculaire.

Au milieu des années 1980, on a commencé à admettre que l’éducation et les mesures coercitives étaient loin de suffire pour faire diminuer le marché de la demande pour les drogues. En 1987, le gouvernement fédéral a annoncé un programme d’action contre les drogues, la Stratégie canadienne antidrogue (SCA). Cette stratégie avait pour but de régler le problème de la consommation de drogue à l’aide de mesures visant à réduire à la fois l’offre et la demande. Dans le cadre de cette nouvelle stratégie, 210 millions de dollars en nouveaux fonds ont été consacrés à parts égales à des programmes d’application de la loi, de traitement et de prévention. Cette décision, qui s’inspirait nettement de la plus récente initiative antidrogue des États-Unis, démontrait une prise de conscience, au Canada, de l’existence de problèmes de drogue, licite et illicite. La Stratégie canadienne antidrogue, financée initialement pour une période de cinq ans devant se terminer en avril 1992, a été reconduite jusqu’en 1997. Le dossier des drogues a ensuite été transféré à celui, plus général, de la santé de la population. La drogue n’étant plus considérée par les bureaucrates responsables comme un problème grave, le budget qui y était consacré a été réduit à 40 p. 100 du total précédent. Le budget de la drogue, à la GRC, a été réduit à 60 p. 100 du budget de la période précédente. L’Unité de recherche et de politique du Centre canadien sur l’alcoolisme et les toxicomanies, qui avait entrepris des recherches sur les solutions de rechange à la prohibition des stupéfiants, a été fermé en 1996 dans le cadre de l’abandon de la Stratégie canadienne antidrogue. L’expression « stratégie antidrogue » a été réutilisée plus tard, pour décrire certains efforts faits en 1998 à la demande de la GRC, mais il s’agit d’une stratégie qui n’a ni l’envergure, ni le personnel, ni le financement d’autrefois.

Malgré les tentatives faites pour arriver à un équilibre à l’époque de la Stratégie antidrogue, la politique dominante en matière de drogues illicites est demeurée une politique prohibitionniste assortie de sanctions criminelles. Avec l’avènement, dans les années 1990, d’une nouvelle loi sur les stupéfiants, on a pu régler certains des problèmes des lois précédentes et tirer profit de l’expérience d’autres pays. Cependant, la nouvelle loi, Loi réglementant certaines drogues et autres substances, est fondamentalement prohibitionniste, et loin de revenir sur la manière repressive d’aborder le problème de la drogue, elle renforce la prohibition. Les problèmes découlant de la criminalisation des consommateurs de drogue, de ses coûts économiques et sociaux et de la non-diminution de l’offre n’ont pas encore été réglés. Par conséquent, les coûts tant humains que financiers de la consommation de drogues licites demeurent inutilement élevés, tandis que les coûts suscités par la criminalisation de l’usage des drogues illicites continuent d’augmenter de façon régulière, prévisible et évitable.


2. L’usage des drogues au Canada

Sommaire

L’alcool et le tabac sont les drogues psychotropes les plus consommées au Canada. Ce sont celles qui causent les plus grands méfaits et coûtent le plus cher à la population. La drogue illicite dont l’usage est le plus répandu est la marijuana ; elle cause relativement peu de méfaits par rapport à la consommation qui en est faite. C’est dans les populations à risque élevé comme les usagers de drogues par injection, les jeunes de la rue, les pauvres des quartiers déshérités et les Autochtones (de toute évidence, bon nombre de ces groupes se recoupent) que l’on retrouve, de loin, le plus grand nombre des méfaits directement attribuables à la consommation de drogues licites et illicites. Les méfaits et les coûts indirects des drogues illicites dépassent largement leurs méfaits directs et sont complètement disproportionnés par rapport au degré de consommation ; ces méfaits et ces coûts indirects sont le résultat des lois et des politiques antidrogue, et non des drogues comme telles.

Nature et habitudes de consommation des drogues

Alcool

D’après l’Enquête canadienne de 1994 sur l’alcool et les autres drogues, 72 p. 100 des femmes et des hommes de 15 ans ou plus – environ 16,5 millions de Canadiens – ont consommé de l’alcool au cours des douze mois précédents. Environ le quart de ces répondants en ont bu moins d’une fois par mois, tandis que 5 p. 100 en ont consommé chaque jour. Les autres se situent entre ces deux extrêmes. Les jeunes adultes, les hommes et les personnes au revenu élevé boivent plus que les autres Canadiens.

Tabac

Dans l’enquête menée en 1994, 27 p. 100 des Canadiens de 15 ans et plus ont dit fumer régulièrement. La majorité des fumeurs (58,6 p. 100) ont dit fumer entre 11 et 25 cigarettes par jour, et 7,3 p. 100 plus de 25. Le pourcentage de fumeurs est élevé dans les groupes plus jeunes (18 à 19 ans, 29 p. 100 ; 20 à 24 ans, 37 p. 100). À 19 ans, 71 p. 100 des jeunes Inuit, 63 p. 100 des jeunes Dénés et Métis et 43 p. 100 des jeunes non-autochtones de l’Arctique canadien ont dit fumer des cigarettes. Les taux de prévalence du tabac à chiquer et du tabac à priser sont élevés chez les Dénés et les Métis, où des enfants, dès l’age de cinq ans, disent fumer régulièrement.

Autres drogues licites et illicites

Il serait sans doute utile de le faire, mais il n’est pas possible de séparer totalement la manière de traiter les drogues légales et les drogues illégales. La nature des systèmes de déclaration des drogues et les méfaits des drogues sur les individus et la société rendent cette distinction impossible. Par exemple, les médecins regroupent les classifications diagnostiques des problèmes dus aux drogues licites et aux drogues illicites. De plus, le détournement des drogues licites vers le commerce illégal joue un rôle clé dans les méfaits de la drogue. Contrairement à la consommation d’alcool, dont l’utilisation et les méfaits sont bien documentés, les méfaits de la plupart des drogues licites et illicites sont moins connus. La vente de médicaments sur ordonnance n’est pas contrôlée à l’échelle nationale ; l’information sur les drogues illicites se limite aux déclarations sur les saisies de drogue, les mesures d’application de la loi et les enquêtes ; et cette base de données est limitée, tant sur les plans de la portée que de la qualité.

Drogues licites

Toute l’information sur les médicaments vendus sur ordonnance est disponible auprès d’organismes qui sont au service de l’industrie pharmaceutique et qui lui fournissent, ainsi qu’aux différentes industries de la santé des renseignements et des analyses de marché. Les enquêtes sont une autre source d’information limitée, toutefois, car elles ne font pas de distinction entre l’utilisation sans risque et l’utilisation à risque. Les renseignements sur les drogues licites présentés dans ce document proviennent de cinq sources : L’Enquête canadienne sur l’alcool et les autres drogues de 1994, des rapports d’études de marché, les statistiques sur le détournement du Bureau de surveillance des drogues, les données des hôpitaux fournies par le Centre canadien d’information sur la santé et les données de Statistiques Canada sur les causes de décès.

Médicaments

Près de cinq millions de Canadiens (21 p. 100) utilisent un ou plusieurs des médicaments suivants : tranquillisants, somnifères, pilules amaigrissantes/stimulants, antidépresseurs, analgésiques vendus sur ordonnance (codéine/Demerol/morphine). Le pourcentage est plus élevé chez les femmes que chez les hommes (24 p. 100 comparativement à 18 p. 100). Les niveaux d’utilisation de ces divers médicaments varient considérablement entre les provinces.

Analgésiques vendus sur ordonnance : Un peu plus de trois millions de Canadiens (13 p. 100) prennent des analgésiques vendus sur ordonnance (des opiacés comme la codéine, la morphine et le Demerol), les femmes (14 p. 100) en plus forte proportion que les hommes (12 p. 100). L’usage est plus grand chez les personnes de 18 et 19 ans (15,5 p. 100) et plus faible chez celles de 55 à 64 ans (11 p. 100). Il est plus grand chez les personnes au revenu moins élevé. Au niveau provincial, il est le plus grand en Colombie-Britannique (21 p. 100) et le plus faible au Québec (7 p. 100).

Somnifères : Lors de l’enquête de 1994, environ 4,5 p. 100 des Canadiens ont dit prendre des somnifères. La consommation de ce type de médicament augmente avec l’âge : 7,5 p. 100 des personnes de 55 ans et plus et 11,5 p. 100 des personnes de 75 ans et plus en font usage, les femmes (5,5 p. 100) en plus forte proportion que les hommes (3,5 p. 100). Au niveau provincial, l’usage est le plus grand à l’Île-du-Prince-Édouard (6 p. 100) et le plus faible à Terre-Neuve (2,5 p. 100).

Tranquillisants : Près d’un million de Canadiens (4,5 p. 100) prennent des tranquillisants, les femmes (5,5 p. 100) en plus forte proportion que les hommes (3,5 p. 100). Là encore, la consommation tend à augmenter avec l’âge et à diminuer selon le revenu. Au niveau provincial, l’usage est le plus grand au Québec (7 p. 100) et le moins grand en Alberta (3 p. 100).

Antidépresseurs : Environ 3 p. 100 des Canadiens prennent des antidépresseurs ; les femmes sont deux fois plus nombreuses que les hommes à en prendre (4 p. 100 et 2 p. 100 respectivement). Les plus grands consommateurs sont les personnes de 45 à 64 ans (4 p. 100). Au niveau provincial, l’usage est le plus grand en Nouvelle-Écosse (4 p. 100), et le plus faible en Ontario (2 p. 100).

Pilules amaigrissantes/stimulants : Environ 1 p. 100 des Canadiens prennent des pilules amaigrissantes ou des stimulants. La consommation de ce type de médicament est particulièrement courante dans le groupe des 20 à 24 ans (2 p. 100) et chez les résidants du Nouveau-Brunswick et de l’Alberta (1,5 p. 100).

Stéroïdes et solvants

Moins de 0,5 p. 100 des Canadiens ont indiqué avoir déjà pris des stéroïdes. Les solvants, les colles et les substances inhalées sont utilisés par les jeunes et les marginaux des rues qui n’entrent pas dans les enquêtes effectuées au niveau national ; moins de 1 p. 100 des répondants à l’enquête de 1994 ont dit avoir déjà fait usage de solvants.

Drogues illicites

De nombreux Canadiens ont dit avoir déjà consommé des drogues illicites à un moment ou l’autre de leur vie ; 24 p. 100 des Canadiens ont consommé l’une ou plusieurs des drogues illégales suivantes : cannabis, cocaïne, LSD, speed/amphétamines, héroïne. Plus d’hommes que de femmes ont dit avoir consommé ces drogues (30 p. 100 comparativement à 18 p. 100).

Cannabis (marijuana/haschisch) : Le cannabis est la drogue illégale la plus couramment consommée au Canada. Un peu plus de 23 p. 100 de Canadiens ont dit avoir fait usage de cannabis à un moment quelconque de leur vie. La proportion de ceux qui en prennent actuellement s’élève à 7,5 p. 100, comparativement à 6,5 p. 100 en 1989. Deux fois plus d’hommes (10 p. 100) que de femmes (5 p. 100) ont dit en avoir pris au cours des 12 derniers mois.

Cocaïne : Un peu moins de 4 p. 100 de Canadiens ont dit avoir déjà pris de la cocaïne ou du crack, ce qui représente un changement minime par rapport à l’enquête de 1989 (3,5 p. 100). Le pourcentage actuel des consommateurs (au cours de 12 derniers mois) est descendu à 0,7 p. 100 de la population, par rapport à 1,4 p. 100 en 1989.

LSD, amphétamines (speed) et héroïne : Le pourcentage de Canadiens qui ont dit avoir consommé l’une ou l’autre des ces drogues au cours des 12 derniers mois est légèrement supérieur à 1 p. 100, une augmentation de 0,4 p. 100 sur 1989. Plus d’hommes (1,5 p. 100) que de femmes (0,7 p. 100) consomment ces drogues. La proportion de Canadiens qui ont utilisé ces drogues au moins une fois dans leur vie est passée de 4 p. 100 en 1989 à 6 p. 100 en 1994.

Dans l’ensemble, la consommation de drogues illicites a considérablement augmenté dans tout le pays entre 1993 et 1994. La consommation de cannabis est passée de 4,2 p. 100 à 7,4 p. 100, celle de cocaïne a augmenté de 0,3 p. 100 à 0,7 p. 100, et celle de LSD, d’amphétamines ou d’héroïne est passée de 0,3 p. 100 en 1993 à un peu plus de 1 p. 100 en 1994. Nous ne disposons d’aucune donnée récente qui nous permette de savoir si cette tendance s’est poursuivie.

 

Utilisation de drogues par injection

Parmi les répondants de l’enquête de 1994 qui ont dit avoir consommé de la cocaïne, du LSD, du speed, de l’héroïne et/ou des stéroïdes, 7,7 p. 100 (132 000) ont dit s’être injectés des drogues à un moment donné et, sur ce nombre, 41 p. 100 ont dit avoir déjà partagé des seringues. Il s’agit clairement de sous-estimations. Comme nous l’avons déjà mentionné, ce genre d’enquête ne rejoint pas la plupart des consommateurs de drogues illicites, et c’est particulièrement vrai dans le cas des consommateurs de drogues par injection. De plus, en raison du caractère illégal de cette activité, il est fort possible qu’une personne interrogée donnera une réponse inexacte par crainte de représailles.

Populations à risque

Les personnes qui risquent le plus de subir les effets néfastes des substances légales ou illégales sont les personnes conduisant un véhicule avec des facultés affaiblies, les jeunes de la rue et les décrocheurs scolaires, les utilisateurs de drogues par injection, les femmes, les personnes âgées, les pauvres, les Métis, les Inuit et les Autochtones qui vivent à l’extérieur des réserves. À ce jour, ces populations à risque ont fait l’objet de recherches plus ou moins importantes, dépendant des difficultés rencontrées pour mener à bien ces enquêtes.

Autochtones

Selon la Direction générale des services médicaux (DSN), les blessures et les empoisonnements (y compris les suicides), ainsi que les maladies de l’appareil circulatoire sont les principales causes de décès chez les Autochtones et les Inuit, sauf dans les régions de l’Atlantique et de l’Ontario, où cet ordre est inversé. Le risque de mort violente est toujours élévé chez les Autochtones ; il est, dans certain cas, trois à quatre fois plus élevé que la moyenne nationale. Le taux de mort accidentelle est parfois le double du taux de suicide. En Alberta, le risque est de quatre à cinq fois plus élevé chez les Autochtones que le taux national. C’est le même tableau en Saskatchewan et en Colombie-Britannique. Les hommes sont beaucoup plus susceptibles de connaître une mort violente que les femmes. Non pas que les femmes autochtones soient moins portées à consommer de l’alcool et d’autres drogues, mais parce que la consommation chez les femmes entraîne moins de conséquences fatales. La plupart des Autochtones du Canada fument du tabac (72 p. 100), et la moitié d’entre eux fument quotidiennement.

En Colombie-Britannique, l’alcool et la drogue représentent les problèmes de santé et les problèmes sociaux les plus importants chez les Autochtones vivant hors des réserves et à Vancouver. Les résultats d’enquêtes indiquent que 65 p. 100 d’entre eux ont des problèmes d’alcool et de drogue. Ces résultats n’indiquent pas si la consommation abusive d’alcool et d’autres drogues est à l’origine de ces autres problèmes ou si elle en est le résultat. Les chercheurs ont constaté que 90 p. 100 des Autochtones de la Colombie-Britannique avaient des problèmes de consommation d’alcool et d’autres drogues. Les organismes d’assistance et de services actuels ne répondent pas aux besoins des personnes qui ont des problèmes de consommation de substances psychotropes ou qui souffrent de troubles mentaux. La plupart des enfants dont la mère avait abusé de l’alcool durant la grossesse étaient Autochtones.

Des recherches effectuées en Alberta ont révélé que les Autochtones ont beaucoup plus de problèmes d’alcool que les autres Canadiens. Selon un rapport publié en 1991, environ 80 p. 100 des Autochtones de l’Alberta ont des problèmes d’alcool et d’autres drogues. Les Autochtones sont incarcérés en nombre disproportionné pour des infractions liées au Liquor Control Act. Dans les établissements correctionnels, en 1990, 21 p. 100 de toutes les peines imposées aux Autochtones découlaient d’infractions à cette loi, contre 6 p. 100 chez les non-autochtones. Une étude réalisée par le médecin-chef de la Commission royale sur les peuples autochtones, a comparé le taux des morts non naturelles chez les Autochtones et dans le reste de la population en Alberta entre 1986 et 1990. En voici les principales conclusions :

  • Deux tiers des Autochtones morts de causes non naturelles avaient consommé de l’alcool peu avant de mourir, contre moins de la moitié (45 p. 100) dans le reste de la population.
  • Les décès attribuables principalement à la consommation abusive d’alcool ou d’autres drogues étaient cinq fois plus élevés chez les Autochtones que dans la population générale.
  • Le taux de suicide chez les Autochtones était deux fois et demie plus élevé que dans le reste de la population ; le taux de mort accidentelle était trois fois plus élevé, et le taux de mort par homicide huit fois plus élevé.

Syndrome d’alcoolisme foetal : Le calcul de l’incidence et de la prévalence du syndrome d’alcoolisme foetal (SAF) dans les collectivités autochtones est très controversé, car il soulève de nombreux problèmes de méthodologie. D’après la plupart des recherches, l’incidence du SAF est plus élevée que la moyenne chez les Autochtones. Selon des estimations prudentes, le taux d’incidence du syndrome d’alcoolisme foetal ou des effets de l’alcool sur le foetus (SAF/EAF) dans la population générale échantillonnée oscille entre un et trois pour 1 000 habitants. Une étude a révélé un taux de SAF/EAF de 25 pour 1 000 enfants (c.-à-d. de huit à 25 fois la norme) dans les populations autochtones du nord-ouest de la Colombie-Britannique et un taux de 46 pour 1000 enfants (c.-à-d. de 15 à 46 fois la norme) chez les Autochtones du Yukon. Une enquête nationale effectuée auprès de femmes autochtones et inuit a révélé que 78 p. 100 d’entre elles fumaient avant la grossesse, 76 p. 100 pendant la grossesse, et 75 p. 100 pendant le premier mois après l’accouchement.

Enfants : Les taux de consommation de substances psychotropes sont très élevés chez les enfants autochtones de moins de 12 ans. Ces enfants sont plus portés à faire usage de tabac, de cannabis et de solvants que les enfants dans le reste de la population, mais ils sont surtout plus prêts à utiliser d’autres substances psychotropes. Une étude effectuée en 1985 auprès d’enfants autochtones de la Saskatchewan a révélé que le taux de suicide était 27,5 fois plus élevé que chez les enfants canadiens en général et 33,6 fois plus élevé que chez les autres enfants de la Saskatchewan. Les centres d’assistance signalent que les enfants consomment de l’alcool et inhalent des solvants pendant les heures de classe, après l’école, dans la rue, au foyer et parfois avec leur famille.

Jeunes : Les jeunes autochtones courent de deux à six fois plus de risque d’avoir des problèmes liés à l’alcool que leurs homologues dans le reste de la population. Chez les Autochtones, un jeune sur cinq a déjà fait usage de solvants (environ 10 fois plus que la norme nationale). Le tiers de tous les usagers ont moins de 15 ans, et plus de la moitié ont commencé à utiliser des solvants avant d’avoir onze ans. Le portrait type d’un jeune utilisateur de solvants a été dressé lors d’un débat national en 1993 auquel participaient des jeunes autochtones et des organismes d’assistance et de service : c’est un enfant qui a commencé à se droguer à l’âge de neuf ans (parfois dès l’âge de cinq ans) ; il vient d’une famille ayant des problèmes d’alcool ou de drogue chroniques ; il vit dans une collectivité isolée ; c’est un décrocheur et il provient d'un milieu caractérisé par le chômage, l’analphabétisme, l’habitat insalubre et les mauvais traitements physiques, psychologiques ou sexuels.

Jeunes de la rue

On appelle jeunes de la rue (ou jeunes sans domicile), des jeunes de 12 à 25 ans qui s’absentent du domicile familial sans l’autorisation de leurs parents pendant 24 heures ou plus. On estime que 150 000 jeunes de la rue rue errent d’une ville à l’autre au Canada chaque année. D’après certaines études, les adolescents sont à la rue pour échapper à la violence physique, psychologique ou sexuelle dans leur foyer et aussi par manque de soins et d’attention. Une fois dans la rue, ils adoptent un grand nombre de comportements à risque élevé, dont l’utilisation abusive de drogues licites et illicites et le partage de seringues pour l’injection de drogue. Une étude effectuée en 1989 a révélé que deux tiers des jeunes des rues prenaient de l’alcool ou d’autres drogues ou les deux sur une base quotidienne ou hebdomadaire. Les drogues les plus populaires sont l’alcool, le cannabis, le LSD et la cocaïne. Lors de l’étude faite en 1989, environ 88 p. 100 des répondants ont dit boire de l’alcool, et 9 p. 100 d’entre eux, quotidiennement. Selon cette même étude, 71 p. 100 disaient avoir consommé du cannabis au cours des 12 derniers mois et 24 p. 100 presque quotidiennement. Environ 31 p. 100 ont pris de la cocaïne au cours de l’année précédente, dont 4 p. 100 sur une base quotidienne ; 44 p. 100 ont pris du LSD, dont 4 p. 100 sur une base quotidienne.

Dans une étude faite à Toronto en 1992, 34 p. 100 des répondants ont dit avoir été arrêtés pour consomation de drogue au cours de l’année précédente ; 27 p. 100 avaient commis des vols par effraction, 43 p. 100 avaient vendu de la drogue, 23 p. 100 avaient commis des vols qualifiés et 22 p. 100 avaient eu des problèmes médicaux. Une étude faite récemment auprès de jeunes des rues à Montréal a révélé que le suicide et les surdoses de drogue étaient si répandus que les enfants interrogés couraient 12 fois plus de risques de mourir que leurs pairs. On estime qu’il y a au moins 4 000 jeunes de la rue à Montréal. Sur les 517 interrogés par les chercheurs, dix sont morts au cours des trois dernières années. Quatre se sont pendus, trois sont morts d’une surdose, un est mort de l’hépatite A, un a été frappé par une voiture et un autre est mort de causes inconnues. Huit des jeunes morts prenaient de la drogue, et deux d’entre eux étaient porteurs du VIH. Près du quart des jeunes interrogés ont dit qu’ils se prostituaient pour se procurer de la nourriture, de l’argent ou un toit. Ils ont dit qu’ils se piquaient à la sauvette de crainte d’être repérés par la police et qu’ils transportaient seulement sur eux un nombre limité de seringues, toujours de crainte d’être découverts. Dans une autre étude faite à Montréal, on a suivi 500 jeunes sans-abri pendant six mois à partir de 1995. Dans cette étude, le taux de mortalité était de 11,7 pour 100 000, comparativement à 0,86 pour 100 000 chez les Québécois du même âge. Lorsque l’étude a commencé, 40 p. 100 de ces jeunes se piquaient, pourcentage qui a par la suite augmenté chaque année de 10 p. 100, et 22  p. 100 s’étaient prostitués en échange de nourriture, d’argent ou d’un toit.

Les jeunes des quartiers pauvres : Vancouver

En 1997, un état d’urgence-santé a été déclaré à cause de l’augmentation rapide des cas d’infection par le VIH chez les utilisateurs de drogues par injection intraveineuse dans l’est de Vancouver, où les taux de prévalence avaient atteint plus de 20 p. 100, et les taux d’incidence, plus de 10 p. 100. En 1998, on estime que les taux de prévalence se situent entre 25 et 35 p. 100. Ces taux placent Vancouver au rang peu enviable de la ville du monde occidental qui a les taux les plus élevés d’infection par le VIH chez les usagers de drogues par injection. En outre, c’est à Vancouver qu’il y a le plus de morts par surdose au Canada, leur nombre s’élevant à plus de 300 cette année et à plus de 2 000 depuis 1991. Ces taux élevés d’infection et de toxicomanie sont liés à la pauvreté et à la perturbation sociale dans le centre-ville de Vancouver.

Le VIH/sida et l’utilisation de drogue par injection

Quiconque consomme des drogues risque d’être infecté par le virus d’immunodéficience acquise (VIH) et d’autres pathogènes comme l’hépatite. L’utilisation de drogues par injection pose un risque direct d’infection par le VIH par suite du partage de matériel contaminé. L’utilisation de drogues non injectées pose un risque indirect dans la mesure où elle peut conduire à des relations sexuelles non protégées et à la consommation de drogues par injection. Dans l’ensemble, l’utilisation de drogues par injection est un important facteur de risque pour la transmission du VIH. Voici, à titre d’exemple, certains des taux de prévalence chez les utilisateurs de drogues par injection : Manipur, Inde, 73 p. 100 ; Myanmar, plus de 60 p. 100 ; Thaïlande, 40 p. 100 ; Brésil et Argentine, plus de 50 p. 100 ; Kazakhstan et d’autres régions d’Europe centrale et d’Europe de l’Est, plus de 30 p. 100. Dans bon nombre de ces pays, la majorité des cas d’infection par le VIH se retrouvent chez les utilisateurs de drogues par injection. Par exemple, au Kazakhstan, plus de 85 p. 100 des cas d’infection par le VIH se retrouvent chez les drogués qui se piquent et, en Chine, plus de 67 p. 100 de l’épidémie galopante est attribuable à l’utilisation de drogue par injection. Aux États-Unis, plus de 200 000 personnes ont attrapé le sida après avoir contracté le VIH en utilisant des seringues contaminées. Les taux d’incidence du VIH chez les utilisateurs de drogue par injection, peuvent atteindre 50 p. 100 dans les États où les lois contrôlant l’achat de seringues et la possession de stupéfiants sont les plus rigoureuses, comme le New Jersey et l’état de New York. On trouve dans ces états le plus grand nombre de femmes et de jeunes enfants atteints du sida.

Au Canada, l’utilisation de drogue par injection est la deuxième cause d’infection chez les hommes, après les pratiques homosexuelles et bisexuelles. C’est également le seconde cause principale d’infection par le VIH chez les femmes hétérosexuelles. On estime qu’environ 100 000 usagers de drogue par injection courent le risque d’être infectés par le VIH parce qu’ils utilisent des aiguilles usagées. Ces personnes sont pour la plupart concentrées dans les régions métropolitaines de Montréal, de Toronto et de Vancouver, mais il y a des drogués qui se piquent dans la plupart des zones urbaines et rurales du Canada.

Depuis toujours, l’héroïne est la principale drogue utilisée en injection au Canada. Des médicaments comme le Talwin (un dépresseur) et le Ritalin (un stimulant) aussi ont été trés prisés en injection à un moment ou à un autre dans diverses régions du pays ; ils sont encore fréquemment utilisés en Saskatchewan. Au cours des dernières années, l’injection de cocaine, seule ou mélangée à de l’héroine est devenue de plus en plus courante. On constate aussi l’utilisation de plus en plus grande, à des fins non médicales, de stéroïdes injectables chez les athlètes, les danseurs et la population mâle en général.

Au Canada, comme dans d’autres pays, les drogués qui se piquent propagent l’infection par le VIH et en favorisent la transmission à la population hétérosexuelle. En effet, l’infection par le VIH est transmise par les drogués à leurs partenaires sexuels, et bon nombre d’entre eux ont des rapports sexuels avec des personnes qui ne se droguent pas. Même les nourrissons peuvent être infectés par transmission périnatale du virus.

Si on compare des villes comme New York et Milan, où les taux de prévalence du VIH chez les toxicomanes qui se piquent dépassent 50 p. 100, les taux de VIH dans les populations comparables au Canada sont de faibles à modérés dans la plupart des villes. Cependant, les taux de prévalence dans certaines régions du Canada sont très élevés si on les compare à certaines villes d’Europe où, très souvent, le taux d’infection est inférieur à 5 p. 100. A Vancouver, par exemple, le taux de prévalence est passé de 4 p. 100 en 1992-1993 à 23 p. 100 en 1996-1997 et à plus de 30 p. 100 en 1998. À Toronto, une enquête sur les drogués qui se piquent effectuée en 1997 a révélé un taux de séropositivité de 9,5 p. 100 contre 4,5 p. 100 en 1991-1992. À Montréal, les taux de prévalence, qui étaient de 5 p. 100 avant 1988, sont passés à 19,5 p. 100 en 1997. À Ottawa, ils sont passés de 10,3 p. 100 en 1992-1993 à 21 p. 100 en 1997. Des données récentes collectées auprès d’individus participant à un programme d’échange de seringues dans des petites villes du Québec révèlent que le taux de prévalence du VIH chez les drogués qui se piquent a atteint des niveaux importants, même en dehors des grandes zones urbaines (ville de Québec 9 p. 100, et zones semi-urbaines du Québec, 5,7 p. 100).

Le taux d’incidence (nouveaux cas d’infection) du VIH chez les utilisateurs de drogues par injection dans certaines villes du Canada est actuellement très élevé : il est de 10 p. 100 à Vancouver, soit le plus élevé du monde occidental, et de 7 p. 100 à Montréal et à Ottawa. Il est plus élevé encore dans certaines régions du Canada, notamment parmi les Autochtones. En 1996-1997, près de la moitié des 3 000 à 5 000 cas d’infections par le VIH enregistrés au Canada ont été signalés chez des utilisateurs de drogues par injection. En Colombie-Britannique, l’utilisation de drogues par injection a été mise en cause dans 43 p. 100 des nouveaux cas d’infection en 1996-1997, comparativement à 38 p. 100 en 1995 et à 8,2 p. 100 avant 1995. L’utilisation de drogues par injection est un facteur de risque plus courant chez les femmes, 19 p. 100 des cas de sida enregistrés chez des femmes adultes étant attribués à l’utilisation de drogues par injection contre 3,9 p. 100 des cas chez les hommes. On trouve un nombre disproportionné d’autochtones chez les drogués des quartiers pauvres qui se piquent et chez les personnes qui utilisent les services d’échange de seringues ou de consultation offerts dans les quartiers pauvres.

De toute évidence, les taux de prévalence et d’incidence sont déjà très élevés dans un certain nombre de villes du Canada. L’Organisation mondiale de la Santé estime que, lorsque le taux d’infection chez les utilisateurs de drogues par injection atteint 10 p. 100 dans une région, il y a risque d’épidémie généralisée. En 1997, le gouvernement fédéral a publié un plan d’action sur le VIH/sida et l’usage de drogues par injection ; jusqu’à maintenant, il n’a guère eu de suites. Il faudrait mettre en place une stratégie globale de réduction des méfaits du sida et de la toxicomanie pour empêcher le taux d’infection par le VIH d’augmenter dans l’ensemble de la population.


3. Les coûts de l’usage des drogues

Alcool

D’après le General Social Survey de 1993, près d’un Canadien adulte sur dix (9,2 p. 100) ont indiqué avoir des problèmes d’alcool. La plupart du temps, cela influait sur leur santé physique (5 p. 100) et la situation financière (4,7 p. 100). La majorité des Canadiens (73,4 p. 100) ont dit avoir déjà souffert à un moment quelconque de l’alcoolisme d’une tierce personne ; 41 p. 100 de tous les Canadiens ont dit en avoir subi les méfaits au cours des 12 mois précédents.

En 1992, on a dénombré 6 700 décès et 86 000 hospitalisations liées à l’alcool. Le plus grand nombre de décès liés à l’alcool étaient dus à des accidents de véhicules à moteur, tandis que les chutes accidentelles et le syndrome de dépendance alcoolique étaient à l’origine du plus grand nombre d’hospitalisations liées à l’alcool. La conduite en état d’ébriété est une importante cause de décès ; parmi les conducteurs mortellement blessés, 45 p. 100 avaient de l’alcool dans le sang et 38 p. 100 avaient un taux d’alcoolémie supérieur à la limite légale de 0,8 p. 100. Environ 20 p. 100 des personnes qui buvaient ont déclaré avoir conduit un véhicule une heure ou moins après avoir bu deux consomations ou plus.

Tabac

On estime à 335 000 le nombre des décès attribuables directement au tabagisme en 1992. Ce nombre provient de la compilation des décès dus à la bronchite chronique, à l’asthme et à l’emphysèmeà laquelle on ajoute 30 p. 100 de tous les décès causés par un néoplasme, un accident cérébrovasculaire, l’hypertension et les maladies cardiaques. Le nombre de décès et d’hospitalisations (combinés) liés au tabagisme est le plus élevé en Nouvelle-Écosse et le plus faible en Alberta.

Autres drogues licites

La consommation de drogues licites pose certains problèmes. Il y a par exemple les problèmes d’interaction entre les médicaments ; à mesure que les personnes vieillissent, elles ne peuvent plus métaboliser les médicaments de la même façon qu’avant et risquent donc davantage d’être victimes d’effets secondaires. On dispose de très peu de données sur les torts causés par les médicaments à l’échelle nationale. Le système international de codage qu’utilisent les hôpitaux du Canada classe les cas selon des catégories de médicaments générales et ne fait pas de distinction entre les drogues illégales et les drogues légales. D’après l’enquête de 1994, près de 16 p. 100 des personnes qui consommaient des médicaments avaient causé des torts à d’autres personnes ou en avaient elles-mêmes subi, au moins une fois dans leur vie. 11,5 p. 100 des usagers ont signalé au moins un effet secondaire néfaste dans les 12 derniers mois. Le problème le plus courant dans les 12 derniers mois était les répercussions sur la santé physique (7,5 p. 100), sur la joie de vivre (5,5 p. 100), le travail et les études (4 p. 100), la situation financière (4 p. 100), la situation familiale ou au foyer (4 p. 100) et sur les amis (2,5 p. 100).

Drogues illicites

La consommation de drogues illégales est associée à de nombreux problèmes de santé et de problèmes sociaux, mais certains tiennent davantage au statut juridique de ces drogues qu’à la nature de la drogue elle-même. Comme dans le cas des drogues licites, les risques sont liés aux doses, à la fréquence de consommation, à la voie d’administration et au profil de l’usager. Il est bien difficile d’identifier les effets d’une drogue lorsqu’elle n’est pas la cause unique d’un problème. On peut dire d’un problème qu’il est « lié aux drogues » parce que une drogue est présente dans l’urine, le sang ou ailleurs dans le corps. Cependant, on ne connaît pas le rôle réel de la drogue dans le problème. En outre, étant donné que la Classification internationale des maladies n’établit pas de distinction entre les drogues licites et les drogues illicites, les chiffres sur les problèmes et les décès associés aux drogues n’indiquent pas la proportion due à l’usage des drogues légales.

Le quart environ des personnes qui ont déclaré avoir consommé des drogues, stéroïdes ou solvants illégaux lors de l’enquête de 1994 ont indiqué que cette consommation leur avait causé du tort à un moment donné dans leur vie (30 p. 100) ou dans les 12 derniers mois (14 p. 100). Les données variaient de 17,5 p. 100 pour les effets sur la santé physique à 1,5 p. 100 pour les torts causés à leurs enfants. En 1991 et en 1992, plus de la moitié des personnes accusées d’homicide avaient consommé une substance quelconque (y compris de l’alcool) au moment de l’incident. Par ailleurs, environ 4 p. 100 de toutes les victimes d’homicide étaient sous l’influence de la drogue ; dans un cas sur 10, on a trouvé des traces d’alcool et d’autres drogues dans leur organisme.

Dans une étude réalisée en 1996 sur les coûts de l’alcoolisme et des toxicomanies au Canada, on a calculé le nombre de décès et le nombre d’années de vie perdues imputables à la consommation de drogues illicites. On estime à 732 le nombre des décès causés par la consommation de drogues illicites en 1992 (0,4 p. 100 de la mortalité totale). Le suicide compte pour 42 p. 100 des décès liés aux drogues illicites ; les empoisonnements aux opiacés et à la cocaïne représentaient 14 p. 100 et 9 p. 100 des décès respectivement. Toujours en 1992, on a dénombré 61 décès liés au SIDA parmi les toxicomanes qui s’injectent des drogues (8 p. 100 de tous les décès liés aux drogues illicites) ; ce nombre progresse chaque année, car le nombre des toxicomanes porteurs du VIH s’accroit dans tout le Canada (voir la section sur le VIH et la consommation de drogues par injection). La mortalité imputable à la consommation de drogues illicites est relativement faible par rapport à la mortalité résultant de la consommation d’alcool et de tabac, mais les décès causés par les drogues illicites frappent les personnes plus jeunes. Les taux de mortalité liés à la consommation de drogues illicites varient grandement selon la province. Le taux le plus élevé de décès par habitant est celui de la Colombie-Britannique (4,7 pour 100 000 habitants en 1992) ; le taux de la Colombie-Britannique demeure le plus élevé ; le nombre moyen annuel de cas de surdoses est de plus de 300. L’Alberta (3,1) et le Québec (2,8) affichent aussi des taux supérieurs à la moyenne nationale.

En 1992, on a signalé 7 100 hospitalisations et 58 600 journées d’hospitalisation causées par la consommation de drogues illicites. Les psychoses induites par les drogues (17 p. 100), les agressions (17 p. 100) et la consommation de cocaïne (16 p. 100) ont représenté environ 50 p. 100 de toutes les admissions à l’hôpital ainsi que la plus forte proportion de journées d’hospitalisation causées par la consommation de drogues illicites. Les taux d’années de vie perdues, d’hospitalisations et de journées d’hospitalisation dans chaque province reflètent les taux de mortalité. Le taux d’hospitalisation le plus élevé a été observé en Colombie-Britannique (39 pour 100 000) et le plus faible à Terre-Neuve (15 pour 100 000 habitants).

Aspects économiques

Eric Single et ses collègues ont fait paraître en 1996 une étude des coûts économiques des toxicomanies et de l’alcoolisme pour l’économie canadienne. En se servant de lignes directrices internationales sur les estimations de coûts, l’équipe a étudié le nombre de décès et d’hospitalisations imputables à la consommation d’alcool, de tabac et de drogues illicites en 1992. Single et ses collègues se sont ensuite fondés sur ces estimations de la morbidité et de la mortalité pour établir le coût de l’alcoolisme et des toxicomanies sur le plan du système de santé et sur celui de la productivité. Les autres coûts comprennent les coûts d’administration des prestations d’aide sociale liés aux toxicomanies et à l’alcoolisme, les coûts de police, les coûts de prévention, les coûts de recherche et autres coûts directs comme les dommages d’incendie. (Toutes les données sur les coûts doivent être interprétées avec prudence en raison des grandes variations entre les études.)

En 1992-1993, les Canadiens de 15 ans ou plus ont dépensé en moyenne 462 $ en boissons alcoolisées ; la valeur des ventes d’alcool a totalisé plus de 10,4 milliards de dollars. La vente d’alcool procurait près de 16 000 emplois en 1993 et de plus de 4,2 milliards de dollars de recettes pour le gouvernement. La réduction des taxes sur le tabac en 1994 a eu des répercussions financières considérables. Les recettes publiques tirées des produits du tabac se sont établies à 4,65 milliards de dollars en 1993-1994, ce qui représente une baisse de 896,5 millions de dollars (16,2 p. 100) par rapport à l’année précédente. Le marché intérieur de l’industrie pharmaceutique, qui emploie plus de 21 000 personnes au Canada, est évalué à 4,3 milliards de dollars.

Selon des estimations, les toxicomanies et l’alcoolisme ont coûté plus de 18,4 milliards de dollars au Canada en 1992 (649 $ par habitant), ce qui représente 2,7 p. 100 du produit intérieur brut. Les coûts liés à l’alcool s’élèvent approximativement à 7,5 milliards de dollars. Les plus importants coûts économiques de l’alcool sont de 4,14 milliards de dollars pour les pertes de productivité dues à la morbidité et à la mortalité prématurée, 1,36 milliard de dollars pour la police et 1,30 milliard de dollars en coûts de santé directs. Pour sa part, le tabac justifie de coûts de plus de 9,5 milliards de dollars, et les drogues illicites ont coûté à l’économie 1,4 milliard de dollars. Le principal coût des drogues illicites est la productivité perdue en raison de la morbidité et de la mort prématurée (823 millions de dollars) ; des coûts substantiels (400 millions de dollars) sont associés à la police (y compris le système de justice criminelle). Dans l’ensemble, le gros des coûts économiques des toxicomanies et de l’alcoolisme tiennent à la perte de productivité causée par la morbidité et la mortalité prématurée, aux coûts directs de santé et aux coûts de la répression.

Coûts de police associés aux drogues illicites

La consommation de drogues illicites contribue à plusieurs égards à la criminalité et aux coûts de police. La dépendance aux drogues dures comme l’héroïne, la cocaïne ou les amphétamines contribue aux crimes contre la propriété et la consommation de drogues est associée à des crimes de violence liés notamment à des guerres de territoire.

On trouve un taux élevé de consommation de drogues illicites chez les criminels, et près de 80 p. 100 d’entre eux déclarent avoir déjà consommé des drogues illicites. 50 à 75 p. 100 d’entre eux ont des traces de drogue (y compris d’alcool) dans leur urine au moment de leur arrestation et près de 30 p. 100 sont sous l’influence de l’alcool ou d’une autre drogue au moment où ils commettent un crime. Il existe un certain nombre d’explications possibles sur les rapports entre les drogues et la criminalité.

Effets pharmacologiques des drogues : Fondée sur le principe que certaines drogues favorisent la violence, cette explication ne tient pas compte du fait qu’il existe en fait très peu de rapports entre la pharmacologie des drogues illicites et la violence.

La criminalité comme source de revenu : Certains toxicomanes commettent effectivement des crimes contre la propriété pour financer leur dépendance, mais la plupart ne le font pas ; la majorité de ceux qui le font commettaient des crimes contre la propriété avant même de devenir toxicomanes et continuent de le faire même lorsqu’ils cessent de se droguer.
Les toxicomanes ont un mode de vie déviant : Un certain nombre d’études à long terme ont montré que la consommation de drogues et la criminalité sont liées à des facteurs communs comme la pauvreté, le chômage et de faibles valeurs sociales et sont déterminées par le profil personnel et des raisons sociales.

La criminalité est le résultat de la violence dans le trafic des stupéfiants : de nombreux crimes liés à la drogue résultent des guerres de territoire entre fournisseurs rivaux et des disputes entre acheteurs et revendeurs.

Les drogues sont effectivement présentes dans de nombreux actes criminels, mais leur rôle précis n’est pas clair ; ce qui est clair, c’est que les usagers doivent se procurer leur drogue sur un marché très cher, violent et hautement criminel.

L’étude des coûts économiques effectuée par Single a montré que les coûts de la répression représentent une part prépondérante des coûts économiques associés aux drogues illicites. Les coûts de la répression policière imputables aux toxicomanies et à l’alcoolisme englobent les coûts directs des unités de police spécialisées dans la lutte contre la drogue, plus une partie du coût des crimes liés à la drogue. Les fractions du coût de la répression liées aux stupéfiants varient selon le degré d’intervention judiciaire. Dans le cas des frais de police, les fractions sont fondées sur la proportion des arrestations pour infractions relatives à l’usage et au commerce des drogues. Pour ce qui est des frais judiciaires, il s’agit de la proportion des infractions imputables aux drogues illicites. En ce qui concerne les coûts pénitentiaires, les fractions sont fondées sur la proportion des condamnations à la détention pour infractions liées aux drogues. La fraction des crimes violents imputables aux drogues illicites au Canada est estimée en divisant le nombre total des décès par homicide et agression par le nombre de décès par homicide et agression lié à la consommation de drogues illicites ; on estime que 8 p. 100 des crimes avec violence commis au Canada sont liés aux drogues illicites. Une partie des crimes contre la propriété est sans doute aussi liée aux drogues illicites, mais comme on ne la connait pas, elle ne figure pas dans l’étude, ce qui lui confère une interprétation très prudente.

Coûts de police : On estime que 2,4 p. 100 de tous les crimes sont imputables aux drogues illicites (cela représente les contraventions aux lois fédérales relatives aux drogues, plus 8 p. 100 des crimes violents, plus le coût de la Division des stupéfiants de la GRC). En 1992, on estimait à 208,3 millions de dollars (dont 168,4 millions de dollars pour l’exécution des lois relatives aux drogues) les coûts de police imputables aux drogues illégales.

Coûts judiciaires : Ces coûts comprennent tout le personnel des tribunaux, les juges, l’aide juridique, les procureurs de la Couronne et les coûts d’occupation des édifices. On estime que 5,7 p. 100 de tous les crimes qui ont abouti à une comparution devant les tribunaux en 1992 étaient liés aux drogues illicites, ce qui représente des coûts estimatifs de 59,2 millions de dollars (dont 46,8 millions pour les infractions concernant les lois sur les drogues).

Douanes et Accise : En 1992, on estime que le ministère des Douanes et Accise a dépensé 9 millions de dollars au chapitre de la répression des drogues.

Coûts des services correctionnels : Il s’agit des coûts des institutions pénitentiaires, des programmes de probation et de libération conditionnelle, lesquels sont estimés à 123,8 millions de dollars pour 1992 (dont 106,2 millions de dollars pour les contrevenants aux lois sur les drogues).

Coûts totaux pour le système de justice criminelle : Une estimation prudente pour 1992 est de 400 millions de dollars (dont 330 millions de dollars pour les contraventions aux lois sur les drogues), ce qui représente 29 p. 100 du coût financier total des drogues illicites.

Autres coûts économiques : Ils représentent les coûts de santé, les coûts associés au travail, les coûts de prévention, de recherche et de formation directs, les coûts des dommages d’incendie et d’accidents de la route, ainsi que les pertes de productivité indirectes dues à la maladie et à la mortalité. Le total de cette portion des coûts est évalué à 930 millions de dollars.

Coûts économiques des drogues licites et des drogues illicites : L’impact financier des drogues illicites sur l’économie ne représente que 7,4 p. 100 du coût estimatif total découlant des toxicomanies et de l’alcoolisme au Canada. « On pourrait soutenir que les forces policières accordent une importance indue à la répression des drogues illicites car ces substances ne représentent qu’une petite partie des coûts économiques associés aux toxicomanies et à l’alcoolisme au Canada. Les conclusions de l’étude des coûts estimatifs vont sûrement être utilisées pour montrer que les politiques actuelles concernant les drogues ne sont pas rentables. » Par exemple, la criminalisation du cannabis coûte extrêmement cher mais donne apparemment peu de résultats sur le plan de la dissuasion. Cependant, comme le signale Single, les résultats de l’étude peuvent aussi servir à démontrer que les drogues licites ont des coûts relativement élevés même lorsque leur source d’approvisionnement est légale.


4. La législation relative aux drogues licites et aux drogues illicites au Canada

Règlements fédéraux concernant l’alcool

Le gouvernement fédéral a compétence en matière d’importation et d’exportation d’alcool, de taxes d’accise sur l’alcool et de publicité radiodiffusée concernant des produits alcooliques. Par ailleurs, les provinces réglementent le contrôle et la vente de l’alcool, la commercialisation et la publicité. Il existe quatre infractions spécifiques concernant la conduite en état d’ébriété dans le Code criminel : conduite d’un véhicule à moteur avec facultés affaiblies, conduite d’un véhicule à moteur avec facultés affaiblies causant la mort et conduite d’un véhicule à moteur avec facultés affaiblies causant des blessures corporelles, conduite d’un véhicule à moteur avec un taux d’alcoolémie de plus de 0,08 p. 100 et refus de fournir un échantillon d’haleine ou de sang. Les lois provinciales en matière de circulation routière jouent un rôle important au niveau de l’arrestation des conducteurs en état d’ébriété, des poursuites et des sanctions.

Législation relative au tabac

Le tabac est couvert par des lois fédérales et des lois provinciales. La législation fédérale comprend la Loi sur la vente du tabac aux jeunes, la Loi réglementant les produits du tabac (qui limite les activités de promotion d’événements et de publicité des compagnies de tabac) et la Loi sur la santé des non-fumeurs (qui délimite les zones pour fumeurs). Certaines provinces ont adopté des lois sur le tabagisme au travail et la plupart interdisent la vente de tabac aux jeunes. Depuis les années 80, on remarque une augmentation rapide du nombre de municipalités qui ont passé des règlements municipaux limitant les lieux où la consommation de tabac est autorisée.

Législation fédérale sur les drogues

La plus importante loi fédérale portant sur les drogues illicites est la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (LRDS), entrée en vigueur en mai 1997. Cette loi prévoit six infractions : possession, trafic, culture, importation et exportation, et obtention de substances par obtention frauduleuse d’ordonnances. D’après le gouvernement fédéral, la LRDS avait simplement un caractère administratif. « La LRDS consolide certains éléments de deux lois antérieures, modernise et améliore la politique canadienne en matière de répression des toxicomanies. Elle remplit par ailleurs les obligations internationales du Canada aux termes de plusieurs protocoles internationaux sur les drogues ». On trouvera ci-dessous une analyse plus détaillée de la LRDS et de celles de ses dispositions qui vont plus loin que de simples mesures administratives. La Loi sur les aliments et drogues, qui contenait des dispositions sur l’usage non médical des drogues, porte désormais sur les produits pharmaceutiques, les aliments, les cosmétiques et les appareils médicaux. Outre la LRDS, d’autres lois portent sur les drogues illicites. Des modifications apportées au Code criminel font qu’il est illégal d’importer, d’exporter, de fabriquer, de promouvoir ou de vendre en toute connaissance de cause des accessoires servant à la consommation de drogues illicites ou des documents sur les drogues illicites. Un tribunal a récemment déclaré inconstitutionnelles les dispositions concernant toute documentation sur les drogues, statuant que celles-ci constituent une violation injustifiable de la liberté d’expression garantie aux termes du paragraphe 2 b) de la Charte des droits et libertés.

Au Canada, les infractions appartiennent à deux grandes catégories : celles qui donnent lieu à une déclaration sommaire de culpabilité et celles qui donnent lieu à une mise en accusation. Il existe aussi des infractions hybrides où le procureur peut choisir l’une ou l’autre formule. Aux termes de la LRDS, la possession et l’obtention frauduleuse d’ordonnances sont des infractions hybrides. Si la Couronne décide de procéder par déclaration sommaire de culpabilité, l’auteur de l’infraction est passible d’une peine maximale de six mois d’emprisonnement et d’une amende de 1 000 $ pour la première infraction, et de 12 mois d’emprisonnement et d’une amende de 2 000 $ pour les infractions ultérieures. Si la Couronne choisit la voie de la mise en accusation, la peine maximale pour possession est de sept ans de prison. Toutes les autres infractions aux termes de la Loi donnent lieu à une mise en accusation, sauf dans le cas de certaines quantités de marijuana. La peine maximale pour la culture est de sept ans de prison ; le trafic, la possession en vue de trafic, l’importation et l’exportation sont toutes des infractions associées à une peine maximale d’emprisonnement à vie. Le plus important changement juridique figurant dans la LRDS concerne le cannabis. Cette substance n’est plus considérée comme un « stupéfiant », et figure maintenant à l’annexe II (la cocaïne et l’héroïne figurent à l’annexe I). Les peines qui sanctionnent la possession, la distribution et la production de la marijuana sont légèrement différentes de celles qui concernent la cocaïne et l’héroïne. Si la personne est en possession de moins de 30 grammes de cannabis et en a distribué moins de 3 kilos, les peines d’emprisonnement maximales sont ramenées à six mois et cinq ans respectivement (dans le cas de l’héroïne et de la cocaïne, les peines maximales pour la possession demeurent à sept ans et, pour la distribution, à l’emprisonnement à vie). La LRDS porte aussi sur les infractions relatives à la propriété et sur les produits des infractions liées aux drogues (notamment « le blanchiment d’argent »).

Une occasion ratée : La Loi sur les drogues et autres substances

La Loi sur les drogues et autres substances a été déposée la première fois en février 1994 par le gouvernement libéral sous le nom de projet de loi C-7. Celui-ci ressemblait beaucoup au projet de loi C-85 déposé par le gouvernement conservateur en juin 1992 et vivement critiqué par les Libéraux. Le projet de loi C-7 était théoriquement un projet de loi sur la santé déposé à la Chambre des communes par le ministre de la Santé. Il provenait officiellement du ministère fédéral de la Santé, mais en fait, son contenu provenait surtout du ministère de la Justice et du bureau du Solliciteur général. Le projet de loi avait été rédigé par un haut fonctionnaire du ministère de la Justice.

Le projet de loi C-7 consolidait une bonne partie des mesures législatives contenues dans la Loi sur les stupéfiants et la Loi sur les aliments et drogues. Il abrogeait la première et certaines parties de la seconde. Il créait un certain nombre de nouvelles infractions et étendait la portée de la loi pour inclure n’importe quelle drogue ayant "un effet stimulant, dépresseur ou hallucinogène". Il octroyait aussi de nouveaux pouvoirs aux policiers en matière de perquisition, de fouille et de saisie. Plusieurs groupes qui ont comparu devant le Sous-comité parlementaire au printemps de 1994, notamment la Canadian Foundation for Drug Policy, la Fondation de recherche sur l’alcoolisme et la toxicomanie de l’Ontario, l’Association canadienne des policiers et l’Association du Barreau canadien ont sévèrement critiqué le projet de loi parce qu’il reposait sur une démarche répressive et en particulier pour ses mesures très rigoureuses à l’égard de la possession de cannabis. Le projet de loi a donc par la suite été révisé. On a notamment allégé les peines pour possession de cannabis à des fins personnelles de telle façon que la simple possession devienne une infraction punissable par voie sommaire tout en demeurant un acte criminel.

Avec beaucoup de retard, le projet de loi C-7 a été lu pour la troisième fois à la Chambre des communes en octobre 1995. Le 30 octobre, tandis que l’attention du pays était tournée vers le référendum québécois et en l’absence du Bloc québécois à la Chambre, le projet de loi C-7 passait tranquillement l’étape de la dernière lecture et montait au Sénat pour approbation. Le Comité sénatorial permanent de la justice et des affaires constitutionnelles a commencé une série d’audiences sur le projet de loi en décembre de 1995. Ont comparu notamment des représentants de la Law Union of Ontario, de la Fondation de recherche sur l’alcoolisme et les toxicomanies et de la Canadian Foundation for Drug Policy (cette dernière a réclamé un examen indépendant du projet de loi conformément à des promesses faites à la Chambre des communes le 30 octobre 1995 ; cet examen n’a pas encore été réalisé). Le 2 février 1996, le gouvernement annonçait la fin de la session courante. Comme le projet de loi C-7 n’avait pas été promulgué, il est mort au Feuilleton. La session suivante, il a été de nouveau déposé en tant que projet de loi C-8 et a été proclamé en mai 1997.

À première vue, la LRDS donne l’impression d’être axée surtout sur la répression des gros trafiquants de drogues dures. En réalité, cependant, la majorité des personnes touchées par la loi seront, comme avant, des gens arrêtés pour possession de petites quantités de cannabis. Plus de 600 000 personnes ont acquis un casier judiciaire pour possession de cannabis aux termes de l’ancienne et de la nouvelle loi. Étant donné que la LRDS crée plusieurs nouvelles infractions concernant les amphétamines, le kat et les hallucinogènes, elle aura pour résultat d’augmenter encore le nombre de personnes, surtout des jeunes, qui se retrouveront avec un casier judiciaire pour simple possession (on le constate déjà dans le cas du kat, spécialement chez les Somaliens qui n’ont pas été informés de la criminalisation d’activités liées à une substance qui était autrefois une substance légale ; il y a aujourd’hui un début de trafic du kat à Toronto et dans plusieurs autre villes).

Certaines personnes ont par ailleurs signalé que le classement des drogues dans les diverses annexes n’était pas toujours très rationnel dans le projet de loi. Il n’y a pas de rapport logique entre le degré de tort causé par les drogues et la peine imposée. Par exemple, pour quelle raison la cocaïne figure-t-elle à l’annexe I et les amphétamines à l’annexe II alors que les effets et les risques des deux substances sont presque identiques? Il est clair que, pour aboutir à une loi juste, le gouvernement doit veiller à ce que l’on consulte des experts en pharmacologie, en police, en épidémiologie et autres domaines connexes lors de l’établissement des listes des substances relevant de chaque annexe.

On mentionne dans le préambule de la Loi qu’un de ses objectifs est de répondre aux obligations internationales du Canada en vertu des traités sur les drogues. Or, certains ont affirmé que nos obligations internationales ne nous forcent pas à adopter la nouvelle loi ou des mesures analogues (on trouvera ci-dessous un aperçu des obligations du Canada aux termes des conventions internationales sur les drogues). D’autres encore ont dit que le Canada devrait d’abord répondre à ses propres besoins intérieurs plutôt que donner la priorité aux conventions internationales sur les stupéfiants. Ironiquement, bien que la loi revendique la nécessité de se conformer aux conventions internationales, elle ne propose nulle part, comme ces traités en donnent la possibilité, des solutions de rechange à la condamnation et à la sanction. Les conventions des Nations Unies prévoient aussi l’élimination des peines criminelles pour la possession de certaines drogues à usage personnel (comme on le verra ci-dessous, certains pays, notamment l’Australie, l’Italie, l’Espagne et l’Allemagne l’ont fait sans pour autant compromettre leur position à l’égard de ces traités).

La Loi maintient des mesures spéciales d’exécution qui donnent à la police de vastes pouvoirs d’arrestation, de fouille, de perquisition et de saisie dans les affaires de drogue. La Loi accroît inutilement les pouvoirs de l’État et compromet sérieusement les droits fondamentaux de la personne. Sous prétexte de respecter les conventions internationales en matière de répression du trafic des stupéfiants, elle viole les conventions internationales sur les droits de la personne et peut-être même aussi les garanties constitutionnelles du Canada. Dans son exposé au Sous-comité au sujet du projet de loi C-7, l’Association du Barreau québécois a indiqué que la Loi serait éventuellement contestée aux termes de la Charte canadienne des droits et libertés. Or, ces pouvoirs accrus ne vont pas stopper la consommation des drogues ni même la diminuer. En fait, ces pouvoirs et les autres mesures d’application du droit criminel ne feront que rendre la consommation de drogue encore plus dangereuse et entraînera indirectement la mort d’un plus grand nombre de personnes par suite de l’ingestion de drogues frelatées ou de pureté inconnue. De même, la Loi ne fait absolument rien au sujet des multiples causes sous-jacentes de la consommation de drogue, comme si la simple répression pouvait à elle seule résoudre un problème aux racines aussi complexes.

Dans l’ensemble, on n’a pas bien compris le rôle de la nouvelle loi dans le contexte de la politique sur les drogues. Lors de l’adoption de la loi, les membres du Sous-comité ont bien indiqué qu’il ne s’agissait pas d’un document d’orientation politique mais simplement d’un projet de loi d’ordre administratif destiné exclusivement à consolider les diverses lois existantes et à harmoniser les lois canadiennes avec les conventions internationales sur le trafic des stupéfiants ; ils réitéraient là les arguments des bureaucrates qui avaient rédigé la loi. Cependant, la majorité des témoins ont affirmé que le projet de loi représentait en soi un énoncé de politique sur les stupéfiants, et une bien mauvaise politique par-dessus le marché. « Le projet de loi C-7 perpétue et exacerbe certains des pires excès de la politique canadienne en matière de drogues et ne fera que perpétuer la violence associée au trafic de la drogue. Il ne fera rien pour aider les toxicomanes et ne fera que les transformer, par milliers, en criminels, et parfois les forcera à commettre d’autres crimes et à traiter avec de vrais criminels pour satisfaire leur dépendance. Outre ces effets directs du projet de loi, il y a aussi des effets indirects très fâcheux : Étant donné que le tabac et l’alcool sont explicitement exemptés de l’application de la Loi, le projet de loi C-7 détourne l’attention des méfaits des drogues licites qui sont beaucoup plus sérieux que ceux causés par les drogues illicites.

La LRDS et les programmes d’échange de seringues

Les programme d’échange de seringues sont souvent controversés à cause de leurs implications juridiques. Au Canada, les obstacles juridiques que posent, par exemple, les lois sur les accessoires servant à consommer de la drogue et les autres lois antidrogue sont plus théoriques que réels. Par exemple, les seringues propres ne sont pas visées par les dispositions actuelles de la Loi concernant les accessoires qui servent à la consommation de drogue. La LRDS ne devrait pas, en principe, accroître la responsabilité criminelle puisque les mesures législatives sur les accessoires utilisés pour la consommation de drogue demeurent les mêmes ; en réalité, elle complique encore plus une situation déjà confuse. Le projet de loi porte que « la mention d’une substance désignée vaut mention... de toute chose contenant, y compris superficiellement, une telle substance et servant — ou destinée à servir ou conçue pour servir — à la produire ou à l’introduire dans le corps humain » (alinéa 2(2)b). Cela veut dire que les seringues contenant des substances désignées par la loi deviennent elles-mêmes désignées. Certes, il faudrait qu’une seringue contienne une quantité détectable de la substance désignée pour incriminer un usager, mais la Loi crée néanmoins des inquiétudes quant au transport des seringues usagées pour les échanger. Il y a fort à parier que, une fois informés des nouvelles dispositions législatives, les drogués hésiteront à échanger leurs seringues de crainte de se faire arrêter en possession de seringues contaminées. Ils auront plutôt tendance à jeter leurs seringues, ce qui ne fera qu’aviver les inquiétudes des groupes de quartier au sujet des drogués et de la présence de programmes d’échange de seringues. Une fois de plus, ce seront les mécanismes susceptibles de réduire les méfaits causés par les lois antidrogue qui seront miss en accusation, au lieu des lois elles-mêmes, comme il se devrait.


5. Les conventions internationales et la législation canadienne sur les stupéfiants

Il faudra déterminer, et c’est important, si les lois australiennes sur les drogues, qui subissent depuis longtemps une domination et une influence externes et qui ne sont guère adaptées au contexte australien, devraient encore être dictées de l’extérieur.

Les conventions internationales relatives aux drogues illicites s’appliquent au cannabis, à la cocaïne, à l’héroïne et à de nombreuses autres substances psychotropes. Certaines d’entre elles s’appliquent également aux précurseurs, c’est-à-dire aux substances utilisées dans la fabrication des produits psychotropes. Trois conventions internationales sur les drogues sont utiles aux fins des discussions suivantes : la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 (Convention unique de 1961), la Convention de 1971 sur les substances psychotropes et la Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes de 1988 (Convention de Vienne). Comme leur titre l’indique, ces conventions traitent de questions qui concernent expressément les stupéfiants et les substances psychotropes ainsi que le trafic s’y rapportant.

La mise en oeuvre des traités au Canada

Au Canada, le législateur (c’est-à-dire le Parlement et les assemblées législatives provinciales) a seul compétence pour établir des normes. Il le fait en adoptant des lois. Il peut également, au moyen d’une disposition législative, déléguer le pouvoir d’établir les normes à une autorité de réglementation. Les seules limites à ce pouvoir lui sont imposées par la Constitution. Le respect du partage des compétences législatives entre le fédéral et les provinces et le respect de la Charte canadienne des droits et libertés sont des exemples de limitation du pouvoir du législateur. Par contre, des éléments extérieurs à la Constitution peuvent également orienter l’exercice du pouvoir législatif. La mise en oeuvre d’un traité international en est un exemple. En devenant partie aux trois traités sur les drogues illicites et leur trafic, l’État canadien prenait l’engagement d’adapter sa législation en matière de drogues pour qu’elle soit conforme aux dispositions des traités. L’ensemble des démarches qu’un État doit entreprendre au niveau interne pour se conformer aux dispositions d’un traité international constitue la « mise en oeuvre » du traité. La plus évidente des démarches de mise en oeuvre est l’adoption ou la modification de dispositions législatives.

La Convention unique vise essentiellement à limiter la production et le commerce des substances interdites à la quantité requise pour satisfaire aux besoins médicaux et scientifiques d’un pays. La Convention stipule que les pays prennent les mesures législatives et réglementaires nécessaires pour l’établissement des interdictions et des contrôles requis sur leurs propres territoires. Les questions relatives au commerce ou encore à la production et à la possession des substances doivent être régies par des mesures législatives ou réglementaires ; comme nous le verrons, les autorités n’ont pas toujours la même conception du terme « détention » (possession) employé dans cette Convention.

Selon Dupras, les mesures prévues par la Convention unique sont les mesures minimales que les États sont tenus d’adopter ; rien ne les empêche d’adopter des mesures de contrôle plus strictes ou plus rigoureuses. Cependant, les pays qui, comme le Canada, ont adopté des mesures plus rigoureuses dans leurs politiques antidrogue ne sont pas liés par ces mesures, au contraire. Les trois Conventions reconnaissent les particularités des systèmes juridiques et judiciaires nationaux et précisent que les mesures que les États adopteront devront respecter ces particularités. Les termes utilisés sont différents d’une convention à l’autre, mais l’intention semble être la même. Ainsi, l’article 36 de la Convention unique de 1961 emploie les mots : « sous réserve de ses dispositions constitutionnelles... ». Pour sa part, l’article 21 de la Convention sur les substances psychotropes mentionne : « compte dûment tenu de leurs régimes constitutionnel, juridique et administratif... », alors que l’article 3 de la Convention contre le trafic illicite de stupéfiants précise : « sous réserve de ses principes constitutionnels et des concepts fondamentaux de son système juridique ». Au Canada, ces particularités peuvent être identifiées comme l’ensemble des éléments de droit constitutionnel auxquels sont soumis tous les paliers de gouvernement de la fédération canadienne (le gouvernement fédéral et les provinces) ainsi que chaque organe qui les compose (législatif, exécutif et judiciaire).

Selon Dupras, une mise en oeuvre qui ne respecterait pas ces principes et ces concepts serait nulle ou non avenue au niveau national et à défaut de mise en oeuvre, il ne pourrait y avoir de ratification. Depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982 et sa constitutionnalisation, il ne fait aucun doute que ses dispositions font partie des « concepts fondamentaux du système juridique » du Canada. Le Parlement et les assemblées législatives ne peuvent ignorer la Charte, comme nous le rappellent les nombreux jugements rendus par la Cour suprême. Cela signifie que les droits des Canadiens doivent être protégés et qu’il faut leur assurer :

  • une protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.
  • une protection contre tous traitements ou peines cruels ou inusités.

Le cannabis

Pour des raisons historiques, les Conventions traitent le cannabis, à tort, comme un stupéfiant. Cependant, étant donné que de nombreux pays l’ont traité fort différemment d’autres drogues « plus dures », nous considérerons qu’il entre dans une catégorie à part, aux fins du présent document. Le cannabis désigne la marijuana et le haschisch, l’huile ou la résine provenant de cette plante ; dans ce document, les mots marijuana et cannabis sont utilisés de façon interchangeable. Un plant de marijuana contient plus de 460 composés connus dont plus de 60 sont des dérivés du cannabis. Le seul de ces composés qui est à la fois très psychotrope et présent en grande quantité est le delta-9-THC (teinture de haschish et de cannabis). La découverte, au cours des dernières années, de récepteurs du cerveau qui sont stimulés par le THC nous porte à croire que le corps sécrète sa propre version de cette substance, un neurotransmetteur entrant dans la régulation de la douleur et des nausées. Cette découverte a aussi donné lieu à la réalisation de recherches sur les propriétés médicinales de la teinture de haschish et de cannabis (THC).

Devant l’augmentation de la consommation de marijuana dans les années 1960 et 1970, les gouvernements des États-Unis, du Canada, de Grande-Bretagne, d’Australie et des Pays-Bas ont nommé des commissions qu’ils ont chargées d’évaluer les méfaits de cette drogue. En 1969, le rapport Wootten, de Grande-Bretagne, abondait dans le sens de la Commission sur le chanvre indien de 1894 et de la Commission LaGuardia de 1944 et concluait que « la consommation à long terme de cannabis, en quantité modérée, n’avait pas d’effet snocifs ». En 1972, une commission néerlandaise déclarait que « les effets physiologiques de la consommation de cannabis sont relativement peu nocifs ». Au cours de cette même année, la US National Commission on Marihuana and Drug Abuse affirmait que la consommation de marijuana ne représente pas un problème suffisamment grave pour que les personnes qui en fument ou qui en possèdent pour en fumer soient poursuivies en justice. Cependant, les conclusions de ces commissions ont toujours été éclipsées par les hauts cris poussés à propos des dangers de la marijuana ou la suppression d’information sur les avantages et les méfaits réels de cette drogue. Fait révélateur, un document de travail exhaustif portant sur les politiques de contrôle du cannabis qui avait été produit pour Santé et Bien-être social Canada en 1978 n’avait pas été publié jusqu’à ce qu’une demande d’accès à l’information soit présentée, en novembre 1998.

Au cours des trente dernières années, des chercheurs subventionnés par le gouvernement fédéral américain ont examiné l’impact de la marijuana sur les consommateurs et la société. Cela a permis de faire ressortir, et de réfuter, un certain nombre de mythes au sujet de la marijuana. En voici certains:

1. Les méfaits de la marijuana ont été prouvés scientifiquement : En fait, la US National Commission on Marihuana and Drug Abuse a conclu, en 1972, que même si la marijuana n’était pas entièrement sûre, ses dangers avaient été largement exagérés. Depuis, des chercheurs ont fait des milliers d’études sur les humains, les animaux et les cultures cellulaires. Aucune n’a produit de résultats très différents de ceux obtenus par la Commission américaine en 1972. En 1995, s’appuyant sur trente années de recherche scientifique, les rédacteurs du journal médical britannique le Lancet ont conclu que « la consommation de cannabis, même à long terme, n’est pas néfaste pour la santé ».

2. La marijuana n’a pas de propriété médicinale : Il a été établi que la marijuana est efficace pour réduire les nausées causées par la chimiothérapie anticancéreuse, pour stimuler l’appétit chez les personnes atteintes du sida et pour réduire la pression intra-oculaire chez les personnes souffrant de glaucome. Il a aussi été largement prouvé que la marijuana réduit la spasticité des muscles chez les patients souffrant de troubles neurologiques, qu’elle est un puissant analgésique et qu’elle est efficace comme antiépileptique chez les patients qui ne répondent pas à d’autres médicaments. Il est possible de se procurer, sur ordonnance, une capsule de THC synthétique mais, pour de nombreux patients, celle-ci n’a pas autant d’effet que de fumer de la marijuana. La THC pure semble également produire plus d’effets secondaires psychotropes désagréables que la marijuana inhalée. De nombreuses personnes prennent de la marijuana comme médicament et, dans la plupart des pays, dont le Canada, cela signifie des risques d’arrestation (voir ci-dessous le contexte juridique au Canada).

3 La marijuana crée une forte dépendance : En fait, la plupart des personnes qui prennent de la marijuana ne le font qu’occasionnellement ; une petite minorité (moins de 1 p. 100) en fume quotidiennement ou presque. Une minorité encore plus petite développe une dépendance psychologique à la marijuana. Certaines personnes qui prennent de la marijuana souvent et en grande quantité n’ont aucun problème à cesser d’en prendre,d’autres ont besoin d’aide. La marijuana ne cause pas de dépendance physique et les symptômes qui se manifestent chez la personne qui cesse d’en prendre sont très légers, voire inexistants.

4. La marijuana est une drogue d’introduction : En fait, la marijuana n’amène pas les gens à consommer des drogues dures. Ce mythe semble tenir au rapport statistique qui est établi entre les drogues courantes et celles qui ne le sont pas, rapport qui change au fil du temps selon que la prévalence des diverses drogues augmente et diminue. De nos jours, la marijuana est la drogue la plus populaire dans la plupart des pays occidentaux. Par conséquent, il est fort possible que les personnes qui ont consommé des drogues moins populaires comme l’héroïne ou la cocaïne l’aient déjà essayée. Cependant, la plupart des personnes qui ont pris de la marijuana n’ont jamais essayé d’autres drogues illégales. On peut donc affirmer que la marijuana ne mène pas à d’autres drogues.

5. La politique de contrôle de la marijuana aux Pays-Bas est un échec : Depuis plus de 20 ans, les Néerlandais de plus de 18 ans sont autorisés à acheter et à consommer du cannabis dans des cafés sous contrôle gouvernemental. Cette politique n’a pas entraîné une augmentation de la consommation de cannabis. Les taux de consommation y sont beaucoup plus bas qu’aux États-Unis. Les Néerlandais sont largement en faveur de cette politique de normalisation. Un sondage récemment effectué par le Centre de recherche sur les drogues de l’Université d’Amsterdam a révélé que seulement deux à trois pour cent des Néerlandais de plus de 12 ans avaient pris de la marijuana au cours d’une période d’un mois. Aux États-Unis, où il est illégal de cultiver, d’acheter ou de consommer de la marijuana, une étude effectuée par le gouvernement en 1996 a révélé qu’environ 5 p. 100 de la population prenait de la marijuana au moins une fois par mois (les taux de consommation au cours de la dernière année sont de 34 p. 100 aux États-Unis comparativement à 29 p. 100 aux Pays-Bas). Le nombre de consommateurs d’héroïne, le taux de meurtres, le nombre de décès liés à des crimes et le taux d’incarcération sont tous beaucoup plus élevés aux États-Unis qu’aux Pays-Bas.

6. La marijuana détruit les cellules du cerveau : En fait, aucun des tests effectués pour déceler des lésions au cerveau chez les humains n’a permis de constater des méfaits attribuables à la marijuana, même consommée en grande quantité à long terme.

7. La marijuana cause le syndrome amotivationnel : En fait, les chercheurs n’ont pas réussi à prouver que la marijuana causait ce syndrome. Les personnes qui sont constamment sous l’effet d’une substance, quelle qu’elle soit, risquent fort de ne pas être des membres productifs de la société, mais rien ne prouve que la marijuana en particulier soit à l’origine d’une perte de motivation. Lors d’études faites en laboratoire, des sujets auxquels l’on avait administré de fortes doses de marijuana pendant plusieurs jours ou plusieurs semaines n’ont montré aucun signe de diminution de la motivation au travail. Sur le marché du travail, il semblerait que les personnes qui prennent de la marijuana gagnent des salaires plus élevés que celles qui n’en prennent pas, tandis que les étudiants qui prennent de la marijuana obtiennent les mêmes notes que ceux qui n’en prennent pas.

8. La marijuana cause des pertes de mémoire et une perturbation des fonctions cognitives : La marijuana altère immédiatement et temporairement la pensée, les perceptions et l’assimilation d’information. Rien ne prouve formellement que la consommation de fortes doses de marijuana, à long terme, soit à l’origine de pertes permanentes de mémoire ou d’une perturbation permanente d’autres fonctions cognitives.

9. La marijuana cause la maladie mentale : En fait, il n’existe pas de preuve scientifique formelle montrant que la marijuana cause des dommages psychologiques ou une maladie mentale chez les adolescents ou les adultes. La marijuana peut provoquer des sentiments de panique et de paranoïa, mais ces effets sont temporaires.

10. La marijuana incite à commettre des actes criminels : En fait, rien ne prouve que la marijuana soit à l’origine de tels actes ; il semblerait plutôt que la marijuana n’augmente pas les agressions, mais les diminue.

11. La marijuana est néfaste pour le foetus : Des études faites auprès de nouveau-nés, de nourrissons et d’enfants ont montré qu’il n’y a pas de déficits de croissance ni de déficits physiques ou cognitifs associés à l’exposition à la marijuana avant la naissance.

12. La marijuana affaiblit le système immunitaire : En fait, rien ne prouve que les personnes qui prennent de la marijuana contractent des infections plus facilement que celles qui n’en prennent pas. La découverte d’un lien entre le tabagisme et les maladies pulmonaires chez les personnes atteintes du sida justifie une recherche plus poussée sur les méfaits possibles de la consommation de marijuana chez les personnes immunodéprimées.

13. La marijuana est plus néfaste pour les poumons que le tabac : Une consommation modérée de marijuana semble poser des risques minimes pour les poumons. Il semble que les personnes qui prennent de la marijuana fument moins souvent que les adeptes de la cigarette ; par conséquent, le risque de dommages sérieux aux poumons est moindre. Aucun cas de cancer du poumon lié exclusivement à la marijuana n’a été signalé ; cependant, on ne saurait écarter la possibilité d’un cancer chez les personnes qui en consomment en grande quantité. Contrairement aux gros fumeurs de cigarettes, les gros fumeurs de marijuana n’ont pas les alvéoles pulmonaires obstruées et ne souffrent donc pas d’emphysème.

14. La marijuana est une importante cause d’accidents de la circulation : En fait, rien ne prouve que la marijuana soit souvent en cause dans les accidents de la circulation et les décès qui s’ensuivent. Dans le cadre d’études sur la conduite, il a été établi que la marijuana ne nuisait guère, sinon aucunement, à la conduite automobile. Contrairement à l’alcool, qui rend la conduite plus dangereuse, la marijuana rendrait plutôt les conducteurs plus prudents. Lorsqu’on découvre du THC dans le sang des conducteurs ayant subi des blessures mortelles, on décèle presque toujours également la présence d’alcool. Un contrôle d’haleine pour le THC a récemment été mis au point.

15. La marijuana est plus puissante aujourd’hui qu’autrefois : Des données sur la puissance de la marijuana, qui ont été conservées du début des années 1980 à nos jours, montrent que sa teneur moyenne en THC n’a pas augmenté. Même si la puissance de la marijuana devait augmenter, cela ne la rendrait pas nécessairement plus dangereuse étant donné que les personnes en prendraient moins pour obtenir le même effet psychotrope.

En novembre 1998, la revue médicale britannique Lancet a déclaré dans un éditorial que l’usage modéré de cannabis avait peu d’effet sur la santé et que la décision d’interdire ou de légaliser le cannabis devrait se fonder sur d’autres considérations.

Le cannabis et les traités internationaux

Deux traités internationaux sont utiles à la discussion de la politique sur le cannabis : la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 telle que modifiée en 1972, et la Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes de 1988 (Convention de Vienne). Comme son nom complet l’indique, la Convention de Vienne porte avant tout sur le trafic international, tandis que la Convention unique traite des orientations politiques internes des pays signataires. La Convention unique, à laquelle adhèrent le Canada et de nombreux autres pays, est considérée par la plupart des analystes comme le principal obstacle à la modification de la politique nationale sur le cannabis.

L’article 36 de la Convention unique exige que les pays signataires considèrent comme une infraction punissable le fait de posséder et de consommer du cannabis, « de la résine de cannabis (haschisch) », et des « extraits et teintures de cannabis » (entre autres drogues). L’usage et le commerce des drogues visées par la Convention unique doivent être limités « aux fins scientifiques et médicales ». Les analystes du traité ont tendance à appuyer l’interprétation récente qui en a été faite par la Nouvelle-Zélande selon laquelle « même si cette clause précise semble claire et nette, le traité, dans son ensemble, laisse place à des interprétations variées ». Dans un rapport paru en 1979, le ministère de la Justice du Canada déclarait que « le caractère vague délibérément conféré à certaines dispositions critiques du traité et la discrétion laissée à chaque Partie rend possible l’adoption de régimes de contrôle du cannabis passablement variés ». Comme un représentant de la Division des stupéfiants des Nations Unies l’écrivait récemment, « les traités sont beaucoup plus subtils et beaucoup plus souples que l’interprétation qu’on en fait parfois ».

Comme on peut s’y attendre d’un document ayant autant d’influence, la Convention unique est interprétée de diverses manières. Voici ce qu’écrit Dupras à ce sujet :

« Pour justifier la légalisation autorisant la possession de cannabis, des auteurs ont défendu l’interprétation que, suivant l’intention des Parties, l’interdiction de détention prévue à la Convention unique de 1961 se limitait à la détention en vue du trafic. Selon ces auteurs, la possession simple de cannabis pour consommation personnelle n’était nullement visée. [...] Pour justifier la possession de cannabis en vertu des Conventions, les auteurs qui défendent cette interprétation allèguent que l’article 36 de la Convention unique de 1961, qui crée l’infraction pénale de la détention "possession" de cannabis, ne vise que la détention en vue du trafic. Tous les motifs d’infraction auxquels cet article 36 fait référence sont directement liés au trafic illicite des stupéfiants. Il y est également question de culture, de production, de fabrication, d’extraction, de préparation, d’offre, de mise en vente, de distribution, d’achat, de vente, de livraison, de courtage, d’envoi, d’expédition, de transport, d’importation et d’exportation de stupéfiants non conformes aux dispositions de la Convention ».

 

D’autres auteurs adoptent la position que la détention de cannabis, comme de tout autre stupéfiant ou substances psychotropes, doit être criminalisée par les Parties aux Conventions. En 1972, la Commission Le Dain a pris la position que le terme « détention » de l’article 36 de la Convention unique de 1961 devait inclure la détention pour consommation. Elle a fait également référence à l’article 33 et s’est exprimée ainsi :

« On prête ordinairement au mot « détention » utilisé à l’article 36 le sens implicite de détention en vue de l’emploi et de la détention en vue du trafic. Cette définition est implicite dans l’article 4 qui oblige les Parties à limiter « aux fins médicales et scientifiques la production, la fabrication, l’exportation, l’importation, la distribution, le commerce, l’emploi et la détention des stupéfiants ». L’article 33 stipule en outre que « les Parties ne permettront pas la détention de stupéfiants sans autorisation légale ». [...] Si l’on s’en tenait à l’article 36, on pourrait vraisemblablement soutenir qu’il s’agit de détention en vue du trafic et non de la consommation, et que les prescriptions de cet article sont respectées si cette détention est traitée comme délit relevant du code criminal. De l’avis général, cependant, le sens du mot « détention » à l’article 36 s’étend à la détention en vue de consommation ».

Dupras continue : « Les ministres néerlandais de la Santé, du Bien-être et des Sports adoptent également la même position : « une décision unilatérale néerlandaise de légaliser le marché du cannabis et des produits du cannabis [...] serait incompatible avec l’article 2, paragraphes 1 et 5, et les articles 4, 36 et 49 ». En Nouvelle-Zélande, le Drug Policy Forum, qui défend une plus grande libéralisation dans l’usage du cannabis, reconnaît que la Convention unique de 1961 et la Convention sur le trafic illicite requièrent l’adoption de dispositions législatives interdisant la détention de cannabis pour consommation personnelle. Pour les auteurs néo-zélandais, l’article 33 de la Convention unique de 1961 est clair et ne semble pas laisser place à interprétation.

Il ne faut pas oublier que le paragraphe 3(2) de la Convention sur le trafic illicite reprend l’obligation des parties de conférer le caractère d’infraction criminelle à la détention, à l’achat et à la culture de stupéfiants destinés à la consommation personnelle en violation de la Convention unique de 1961. Ce rappel, qui figure dans une convention conclue plus de vingt ans après la Convention unique de 1961, ne semble laisser aucun doute sur l’intention des Parties.

L’article 33 de la Convention unique de 1961 semble explicite. La Convention interdit la possession (la détention) de stupéfiants. Il reste à déterminer si une telle interprétation de la convention est justifiée ».

Comme le souligne Dupras, les analystes se demandent si les dispositions de la Convention unique relatives à la possession de cannabis visent la consommation personnelle de petites quantités ou le trafic sur une grande échelle. L’un des principaux auteurs de la Convention de 1961, Adolf Lande, a écrit que « le mot « détention » (possession) employé dans les dispositions pénales de la Convention unique désigne uniquement la possession en vue du trafic illicite. Par conséquent, la détention non autorisée et l’achat de stupéfiants, dont le cannabis, à fin de consommation personnelle ne peuvent pas être traités comme des infractions punissables ou des infractions graves ». Selon les Commentaires officiels du Secrétaire général des Nations Unies relativement à la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, les réponses à la question de savoir si la consommation de drogues à des fins personnelles doit faire l’objet de sanctions pénales varient selon les pays. D’après ces commentaires, les pays qui interprètent l’article 36 comme exigeant l’application de mesures juridiques en cas de consommation personnelle préféreront sûrement ne pas emprisonner les personnes trouvées en possession de drogue mais imposer plutôt des peines mineures comme des amendes ou même la censure étant donné que la possession d’une petite quantité de drogues pour consommation personnelle pourrait être considérée comme n’étant pas une infraction « grave » aux termes de l’article 36 (p. 112). Noll (un conseiller juridique principal de la Division des stupéfiants des Nations Unies) souligne que « tout le système international de contrôle des drogues prévoit l’application de dispositions pénales pour le trafic illicite de drogues ; il en est de même pour le protocole de 1972 ».

Les diverses commissions gouvernementales sur le contrôle du cannabis interprètent différemment la Convention unique en ce qui a trait à l’interdiction du cannabis pour consommation personnelle. La Commission Le Dain a conclu qu’elle exige l’interdiction, tout comme la Commission royale Williams (1980) d’Australie. Cependant, la Commission Sackville (1979) d’Australie Méridionale a conclu que « la Convention n’exige pas que ses signataires considèrent comme des infractions punissables la consommation ou la détention pour consommation personnelle. [...] Cela, parce que le mot « consommation » n’est pas expressément visé par l’article 36 et qu’il est possible d’interpréter le mot « détention » employé dans cet article et ailleurs comme se limitant à la détention en vue d’en faire le trafic ». En 1972, la US National Commission on Marihuana and Drug Abuse a soutenu que le mot « détention », à l’article 36, renvoyait non pas à la possession pour consommation personnelle mais à la possession en vue d’un trafic illicite et qu’il faudrait, pour respecter les obligations découlant des traités, adopter des mesures comme des programmes d’éducation et d’autres approches semblables destinées à décourager la consommation.

Le rapport présenté en 1994 par l’Australian Institute of Criminology a conclu que les traités internationaux excluent seulement la libre disponibilité, ce qui permet à la fois une interdiction partielle et une approche réglementée. En 1996, le Victorian Premier’s Drug Advisory Council a déclaré que les traités permettaient l’interdiction partielle, mais qu’il faudrait examiner davantage la question.

Le paragraphe 28(3) de la Convention unique stipule que « les Parties adopteront les mesures qui peuvent être nécessaires pour empêcher l’abus des feuilles de la plante de cannabis ou le trafic illicite de celles-ci ». Cet article et l’article 22 ont été rédigés afin que, si un pays décide qu’un système autre que l’interdiction convient mieux pour protéger la santé et le bien-être public et pour décourager le trafic illicite, ce pays ne soit pas tenu, en vertu de la Convention unique, d’appliquer une politique d’interdiction. Les auteurs du rapport de la Nouvelle-Zélande ont déclaré que leur interprétation de cette documentation complexe et des traités comme tels les avait amenés à conclure qu’une politique d’interdiction partielle serait sûrement jugée par la plupart des autorités comme conforme aux traités internationaux ; il semblerait, d’après des interprétations de la Convention unique qui font autorité, que celle-ci permette un système de réglementation et de contrôle. Ils ont indiqué que si la Nouvelle-Zélande devait faire savoir aux Nations Unies que si, par suite d’une étude approfondie, elle jugeait nécessaire d’instaurer un système réglementé de contrôle du cannabis pour réduire à la fois les méfaits publics et le trafic illicite, il est peu probable que cette annonce soit mal accueillie (sauf, peut-être, par les États-Unis). Il ne semble pas opportun qu’un traité international oblige des pays à encourager des marchés clandestins à l’intérieur de leurs frontières, spécialement si cela nuit aux populations locales.

De toute évidence, il y aura toujours diverses interprétations des traités. Comme Dupras l’a écrit, il se pourrait fort que : « La seule façon de trancher définitivement le débat de savoir si la possession de cannabis (ou d’un autre stupéfiant) doit être criminalisée en vertu de l’une des trois Conventions serait d’obtenir une décision de la Cour internationale de justice sur la question. Les articles 48 de la Convention unique de 1961, 31 de la Convention sur les substances psychotropes et 32 de la Convention sur le trafic illicite établissent que tout litige portant sur l’interprétation de ces conventions devrait être tranché par entente entre les Parties et à défaut, par la Cour internationale de justice.

Même si la Convention unique de 1961 exige la criminalisation de la possession de cannabis, elle laisse tout de même beaucoup de latitude aux Parties quant à l’imposition de sanctions ou de peines. L’imposition de sanctions doit avoir un effet dissuasif sur le contrevenant ou tout autre individu qui serait tenté de commettre le même délit. La sanction doit être établie en fonction de la gravité de l’infraction. Dans des cas moins graves, la sanction peut même être remplacée par des mesures de traitement, d’éducation, de réadaptation ou de réintégration sociale. Les Conventions reconnaissent, implicitement et explicitement, que l’imposition de sanctions relève du droit interne des Parties. Chacune d’elle peut choisir l’approche qui lui semble la plus appropriée pour faire face aux diverses situations qui peuvent se présenter.

L’administration de la justice sur le territoire d’une Partie est de son ressort exclusif. Elle n’a de compte à rendre à personne. Aucun organisme international n’a droit de regard sur la façon dont les Parties appliquent les dispositions législatives qu’elles ont adoptées conformément aux Conventions. Elles n’ont pas à justifier leurs décisions. À la rigueur, elles pourraient faire l’objet de critiques si leurs comportements portaient atteinte à d’autres Parties ou nuisaient à la coopération dont elles doivent faire preuve entre elles. La tolérance dont font preuve les Pays-Bas et la Belgique peut faire l’objet de critiques, mais aucun autre État ou organisme international ne peut intervenir. Les autorités de ces deux pays semblent avoir choisi, pour des raisons qui leur sont propres, de ne pas appliquer leurs législations interdisant la possession et la consommation de cannabis ». [c’est nous qui mettons l’emphase]

Le contexte juridique actuel au Canada

Au moins deux jugements en Ontario et en Colombie-Britannique (R. c. Clay et R. c. Caine) ont conclu que le cannabis semble être une drogue bien moins dangereuse pour ses consommateurs que l’alcool ou le tabac. Les décès attribuables à la consommation d’alcool et au tabagisme sont dix fois plus élevés que ceux attribuables à la consommation de cannabis, même en tenant compte des taux relatifs de consommation. Les données les plus récentes de Juristat, qui datent de juillet 1998, indiquent qu’en 1997, il y a eu 65 000 accusations relatives aux drogues au Canada et que 70 p. 100 de ces accusations étaient liées à la consommation de cannabis. Plus de 60 p. 100 de toutes les accusations liées aux stupéfiants mettent en cause la possession plutôt que la distribution. La lutte contre la drogue, au Canada, demeure donc principalement une lutte contre le cannabis. « Il n’est pas surprenant que l’on hésite à abandonner cette lutte, aussi hypocrite et futile puisse-t-elle paraître. Les deux parties dans cette lutte – la police et les distributeurs de marijuana – n’ont rien à gagner et tout à perdre si le cannabis devient légitime en tant que drogue à usage récréatif ».

Le plus important changement juridique par rapport aux lois sur le cannabis a été l’adoption de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. Pour la première fois, une distinction a été établie entre la marijuana et les autres drogues illégales. Le cannabis, qui n’est plus considéré comme un « stupéfiant », figure maintenant parmi les drogues de l’annexe II (la cocaïne et l’héroïne sont inscrites à l’annexe I). Les peines prévues pour la possession, la distribution et la production de marijuana diffèrent légèrement de celles prévues pour la cocaïne et l’héroïne. Si la quantité de cannabis possédée est inférieure à 30 grammes et que la quantité distribuée est inférieure à trois kilogrammes, les peines d’emprisonnement maximales sont réduites respectivement à six mois et à cinq ans (dans le cas de l’héroïne et de la cocaïne, la peine maximale pour possession est toujours de sept ans et la peine maximale pour distribution reste l’emprisonnement à perpétuité). Malgré ces changements à la législation, on continue de recourir à des peines qui ne correspondent aucunement aux peines normalement imposées par les tribunaux. Bien que la politique sur le cannabis n’ait pas été grandement modifiée par voie législative, elle a évolué sous l’influence de la police et des tribunaux. En 1975, les amendes et l’absolution étaient devenus, pour les tribunaux canadiens les mesures auxquelles ils recouraient le plus dans les cas de possession de marijuana. Les données sur le taux d’incarcération pour possession de cannabis ne sont plus disponibles ; les amendes et l’absolution demeurent les mesures les plus utilisées par les tribunaux et continuent toutes deux d’entraîner l’ouverture d’un casier judiciaire. À l’heure actuelle, plus de 600 000 Canadiens ont un casier judiciaire pour avoir été condamnés pour possession de marijuana. Parmi les désavantages d’un casier judiciaire, mentionnons : un état d’infériorité lors d’éventuelles poursuites ultérieures, une limitation de leurs déplacements et la non admissibilité à certains emplois. On a tenté à plusieurs reprises de réduire les conséquences des infractions liées aux drogues en recourant à la réhabilitation et à l’absolution. Les dispositions sur l’absolution, dans le Code criminel, et celles sur la réhabilitation, dans la Loi sur le casier judiciaire, ne font guère de différence. Un contrevenant qui a été absous n’a pas été condamné, mais il devrait tout de même admettre qu’il a commis un acte criminel s’il était questionné à ce sujet (comme cela se produit aux postes frontières).

Faits nouveaux

En 1997, Christopher Clay, un jeune propriétaire d’une boutique de chanvre en Ontario, a mis à l’épreuve la loi canadienne relative à la possession, à la culture et à la vente de plants de marijuana. Clay a été reconnu coupable de possession et il a été placé en probation pendant trois ans. Ce qu’il faut retenir ici, c’est que la décision du juge McCart a montré que celui-ci était d’accord avec presque tous les arguments avancés par les avocats de la défense et les témoins. Dans sa décision, il a souligné l’absence de méfaits associés à la marijuana par opposition aux méfaits bien établis des mesures politiques concernant la marijuana. Il a néanmoins conclu que la modification des politiques sur les drogues était la responsabilité des politiciens et non des tribunaux. L’équipe de la défense en a appelé de la décision concernant la possession. L’appel n’a pas encore été entendu.

Des progrès importants ont également été faits concernant l’utilisation de la marijuana à des fins médicales. Aujourd’hui, au Canada, il n’est pas permis de prescrire la marijuana à des fins thérapeutiques. Les deux seuls produits manufacturés, dans lesquels entrent les principes actifs du cannabis, actuellement reconnus au Canada, sont le nabilone (Cesamet) et le dronabinol (Marinol). Ils sont utilisés à des fins médicales bien précises, soit pour le traitement des vomissements et des nausées graves découlant de la chimiothérapie. Ils ne sont pas approuvés pour le traitement des autres problèmes de santé. En 1997, Terry Parker, de Toronto, a été traduit en justice pour possession, culture et trafic de marijuana. Parker prenait de la marijuana depuis son adolescence pour traiter son épilepsie. Parce qu’il avait admis avoir donné de la marijuana à des fins non médicinales, le juge Sheppard l’a reconnu coupable de trafic et l’a placé en probation pendant un an. Sheppard a acquitté Parker des deux autres chefs d’accusation, soutenant que l’ancienne loi canadienne sur les drogues (la Loi sur les stupéfiants) et la nouvelle loi en la matière (la Loi réglementant certaines drogues et autres substances) étaient trop générales et inconstitutionnelles et qu’elles violaient la Charte canadienne sur les droits et libertés. Dans sa décision, le juge Sheppard s’est largement inspiré de l’affaire Chris Clay, déclarant que la marijuana ne cause pas de méfait physique ou psychologique à la grande majorité de ses utilisateurs. Sheppard a déclaré que le fait de refuser à Parker le droit de prendre de la marijuana équivalait à enfreindre le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité qui lui était garanti par la Charte. Il a ordonné que les trois plants de marijuana qui avaient été saisis lors de la deuxième descente lui soient rendus car il s’agissait de médicaments dont il avait besoin et que Parker, qui vit de prestations d’invalidité, ne pouvait pas se permettre d’acheter la marijuana dans la rue et qu’il ne devrait pas avoir à le faire. La Couronne a porté cette décision en appel. Entre-temps, Parker peut librement cultiver et posséder de la marijuana, mais d’autres utilisateurs de marijuana à des fins médicales devront se défendre devant les tribunaux jusqu’à ce qu’un jugement soit rendu par un tribunal supérieur ou que le Parlement fédéral modifie la loi.

En décembre 1997, un groupe de médecins et d’avocats ont demandé à Santé Canada l’autorisation de permettre à un patient d’Ottawa atteint du sida, Jean-Charles Pariseau, d’utiliser légalement la marijuana comme médicament. Cette demande a été présentée dans le cadre du programme d’accès spécial de Santé Canada, programme qui permet aux médecins de demander l’approbation immédiate de médicaments qui ne sont pas autorisés en vertu de la Loi sur les aliments et drogues si le patient est dans une situation d’urgence. De telles demandes ne sont pas rares et sont généralement approuvées dans la mesure où un médecin peut attester de l’utilité du médicament pour le patient. C’est en vertu de ce même programme de Santé Canada que des drogues comme la cocaïne, l’héroïne et la morphine ont été approuvées pour la première fois à des fins médicales. À ce jour, Pariseau n’a pas encore reçu l’autorisation de Santé Canada et il a été arrêté pour avoir cultivé des plants pour sa consommation personnelle. En vertu du programme de Santé Canada, il faut indiquer, dans chaque demande d’un nouveau médicament, le nom du « fabricant », et le ministère soutient qu’il n’a pas réussi à trouver, pour cette drogue, un fournisseur légal et fiable.

Jim Wakeford est un résidant de Toronto atteint du sida qui prend de la marijuana pour contrôler les nausées causées par ses médicaments et pour stimuler son appétit. Sans ce médicament, Wakeford est convaincu qu’il serait déjà mort, avis que partage son médecin. Avant son récent procès, Wakeford avait écrit au ministre de la Santé, Allan Rock, pour qu’il l’aide à obtenir de la marijuana pour sa consommation personnelle et pour raison médicale.

M. Rock lui a répondu que la marijuana n’avait pas été approuvée à cette fin, et qu’avant de l’approuver, il faudrait prouver qu’elle est sûre et efficace pour cet usage. En février 1998, Wakeford, représenté par Alan Young, entamait une procédure civile devant les tribunaux de l’Ontario. Dans le jugement qu’il a rendu en septembre, le juge LaForme a déclaré qu’il n’existait probablement pas de procédure pour traiter des demandes officielles d’exemption. « Cependant, le Parlement a prévu un moyen précis en vertu duquel les particuliers peuvent demander des exemptions et il faut recourir à ce moyen avant de demander l’intervention du tribunal  ». Le juge a déclaré que, s’il est établi qu’il n’existe pas de processus ou de procédure pour traiter ces demandes, il n’hésiterait pas à accorder à M. Wakeford tout le soulagement dont il a besoin. Le juge LaForme a conclu que la criminalisation de la consommation de marijuana par Wakeford empiéterait sur les droits à la liberté et à la sécurité qui lui sont garantis en vertu de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. « Il est très clair que nos tribunaux reconnaissent fermement que le droit à la sécurité de la personne sous-entend son droit de prendre elle-même des décisions concernant son intégrité physique ». Le juge a déclaré que « la phase terminale de la maladie dont souffrait Wakeford, ses effets pénibles et douloureux pour lui à la fois physiquement et psychologiquement et le désir que celui-ci avait manifesté de se soigner lui-même d’une manière efficace qui lui procure un soulagement et respecte sa dignité sont des éléments qui entrent sûrement dans les droits garantis par l’article 7 ». Jim Wakeford en a appelé de cette décision et a également présenté une demande officielle au bureau de M. Rock en vertu de l’article 56 de la Loi sur les drogues et les stupéfiants, encourageant les autres personnes vivant une situation semblable à faire de même. L’article 56 de la Loi stipule que : « S'il estime que des raisons médicales, scientifiques ou d'intérêt public le justifient, le ministre [de la Santé] peut, aux conditions qu'il fixe, soustraire à l'application de tout ou partie de la présente loi ou de ses règlements toute personne ou catégorie de personnes, ou toute substance désignée ou tout précurseur ou toute catégorie de ceux-ci. ».

En 1998, Stanley Czolowski, de Vancouver, accusé par la police de possession et de trafic de trois kilos de marijuana, a reconnu sa culpabilité mais a fait valoir, avec succès, que la marijuana était la seule substance lui permettant de combattre la douleur et les nausées entraînées par son état et les médicaments sur ordonnance qu’il prenait. Czolowski vendait la marijuana qu’il cultivait à son domicile au Compassion Club, un groupe de Vancouver qui distribue de la marijuana gratuitement ou à prix raisonnable à des personnes souffrant du sida, d’épilepsie et de maladies allant du glaucome au cancer. La juge Jane Godfrey a déclaré qu’elle reconnaissait que Czolowski avait consommé cette drogue d’utilisation restreinte et qu’il en avait fait le trafic mais que les nombreux problèmes qu’il endurait à cause de son état constituaient une bonne raison de ne pas interdire la marijuana aux personnes qui s’en servaient à des fins médicales. Dans un jugement qui créait un précédent au Canada, elle lui a accordé l’absolution. Le Compassion Club de Vancouver continue de fournir de la marijuana à des fins médicales et la police est peu intervenue, jusqu’à maintenant.

Bien que les organismes canadiens soient lents à appuyer l’usage de la marijuana à des fins médicales, beaucoup d’organismes de santé et médicaux américains ont adopté des positions favorables dont l’American Medical Association, l’AIDS Action Council, l’American Academy of Family Physicians, l’American Public Health Association, la Lymphoma Foundation of America, la National Association of People With Aids, le Multiple Sclerosis California Action Network, et plusieurs associations nationales d’infirmières. Tous ces groupes sont 1) en faveur de l’accès immédiat à la marijuana sur ordonnance au lieu d’avoir à attendre les résultats d’autres recherches et 2) reconnaissent que des sanctions pénales ne conviennent pas aux malades qui prennent de la marijuana à des fins médicales. Au Royaume-Uni, la British Medical Association s’est déclarée en faveur de la prescription de marijuana et le collège des pharmaciens a demandé que l’on procède à des essais cliniques de la marijuana sur une grande échelle. En novembre 1998, le Comité des sciences et des technologies de la Chambre des lords de Grande-Bretagne a recommandé que le cannabis soit reclassifié comme drogue de l’annexe II afin qu’il puisse être prescrit par des médecins à des malades identifiables et faire l’objet de recherches. Ce rapport demandait que l’on procède à des essais cliniques du cannabis pour le traitement de la sclérose en plaques et des douleurs chroniques et recommandait que les médecins soient autorisés à prescrire le cannabis avant que ses avantages soient dûment établis. Ces recommandations faisaient suite à une enquête de huit mois qui avait permis de conclure que, malgré l’absence de preuve concluante de la valeur médicale du cannabis, les preuves anecdotiques de ses avantages suffisaient pour justifier la réalisation d’essais « sans plus attendre ».

Toujours en novembre 1998, sept États américains ont organisé un référendum sur l’usage de la marijuana à des fins médicales (la Californie avait déjà voté en faveur de l’accès à cette drogue en 1996). Le "oui" l’a emporté dans six d’entre eux. Les habitants de l’Alaska, de l’Arizona, du Nevada, de l’Oregon et de l’État de Washington ont approuvé des mesures visant à assouplir les règles exagérément strictes concernant l’usage du cannabis pour soulager la maladie. Les résidents de l’Oregon ont également rejeté dans une forte proportion une proposition visant à rétablir les sanctions pénales, que cet État avait levées, pour possession de marijuana. Dans le septième État, Washington DC, le vote n’a pas été dépouillé en raison de l’interdiction fédérale d’utiliser des fonds pour une réforme de la politique sur les drogues, mais un sondage auprès des votants a révélé que plus de 60 p. 100 d’entre eux étaient en faveur de l’utilisation de la marijuana à des fins médicales.

Le rôle des politiques sur la marijuana

Les politiques sur la marijuana servent principalement deux fins : Restreindre au maximum les risques pour la santé et la sécurité et réduire le plus possible les coûts sociaux et les conséquences individuelles néfastes découlant des mesures prises pour en contrôler l’usage. Les coûts sociaux associés à la prohibition de la marijuana englobent les coûts d’application de la loi, l’empiétement sur les droits et libertés individuels, les répercussions négatives découlant de l’existence d’un casier judiciaire et le poids des amendes et des peines d’emprisonnement imposées aux consommateurs. L’imposition de peines criminelles pour des infractions liées à la possession de marijuana aurait pour avantage, présume-t-on, de décourager la consommation. Or, comme il est mentionné plus haut, il n’existe guère de preuve que les lois interdisant la marijuana aient un effet dissuassif marqué. Au contraire, Single a remarqué que la consommation de marijuana avait sensiblement augmenté aux États-Unis et au Canada, malgré l’affectation de ressources considérables à la mise en application de mesures très coercitives.

Voici quelques-unes des principales raisons habituellement invoquées par ceux qui s’opposent à la modification des lois régissant l’usage de la marijuana :

  • La marijuana n’est pas une drogue inoffensive.
  • La décriminalisation fera augmenter la consommation de drogues illicites dures parce que la consommation de marijuana pousse à expérimenter des drogues plus dures.
  • L’adoption d’une politique de décriminalisation enverra le message, en particulier aux jeunes, que notre société ne voit rien de répréhensible ni de vraiment dangereux dans la consommation de marijuana, d’où une éventuelle augmentation de la consommation.
  • Comme en témoigne l’exemple de l’alcool et du tabac, la légalisation aura pour effet de répandre l’usage dans la collectivité et contribuera à l’apparition de problèmes de grande ampleur.
  • La décriminalisation facilitera le commerce de petites quantités de marijuana et réduira le nombre de poursuites judiciaires pour cette infraction. Ceci pourrait conduire à une augmentation du crime organisé.
  • Les personnes ayant un problème de dépendance à la marijuana échapperont désormais à l’attention des tribunaux et, par le fait même, seront privées de traitement.
  • Le nombre d’automobilistes conduisant sous l’effet de la marijuana augmentera.

Les arguments en faveur d’une réforme de la loi sur la marijuana sont très similaires dans tous les pays où des mesures en ce sens ont été adoptées. Voici les principales raisons invoquées par les partisans d’une refonte de la loi régissant la marijuana en vue de décriminaliser la consommation personnelle et la culture :

  • Les lois exigeant des comparutions au tribunal sont très onéreuses en termes monétaires et humains et pèsent très lourd sur le système judiciaire. La décriminalisation de la consommation personnelle libère des ressources qui peuvent servir à traquer les trafiquants de drogues et les blanchisseurs d’argent opérant à grande échelle.
  • Une condamnation criminelle pour consommation ou culture de petites quantités de marijuana en privé est une conséquence disproportionnée par rapport à la gravité de l’infraction ; un grand nombre de personnes se retrouvent avec un casier judiciaire alors qu’elles n’en auraient jamais eu autrement, et restent marquées pour le reste de leur vie.
  • Le recours à des poursuites criminelles pour les infractions mettant en cause de petites quantités de marijuana peut contribuer à entretenir chez les jeunes ayant déjà tâté de la marijuana que l’on surestime les dangers associés aux autres drogues dures. Ils seront alors portés à mettre en doute la véracité des campagnes de sensibilisation aux dangers des autres drogues, anéantissant ainsi la possibilité de réduire vraiment les méfaits de la drogue.
  • Un système qui permet l’engagement de poursuites criminelles contre des contrevenants trouvés en possession de petites quantités de marijuana est coûteux pour la société, parce qu’il met en péril les droits et libertés individuels au nom de l’application des lois antidrogue.
  • La décriminalisation de l’usage de la marijuana permettra de maintenir une distinction entre les différents marchés de stupéfaiants, de sorte que les petits consommateurs n’auront pas besoin de faire affaire avec de gros trafiquants. Aux Pays-Bas, par exemple, on a fait valoir que la réforme de la loi allait permettre d’établir une distinction entre le commerce et la consommation de marijuana à petite échelle et le trafic à grande échelle qui est associé aux activités criminelles, en particulier sur le marché de l’héroïne. En Australie Méridionale, on a soutenu que les lois actuelles avaient permis l’éclosion d’un important marché noir visant les personnes qui consomment la marijuana pendant leurs loisirs.
  • Les lois actuelles en la matière créent plus de tort aux consommateurs que les drogues elles-mêmes parce qu’elles s’attaquent aux libertés civiles et imposent des amendes et des peines d’emprisonnement.
  • Les lois actuelles ouvrent la voie à la corruption au sein des organismes responsables de leur application.
  • Une politique de prohibition fait augmenter la consommation et le prix de la substance interdite et crée un marché dépourvu de toute réglementation, sans aucun contrôle sur la qualité, en dehors de toute normalisation et sur lequel il n’existe aucune information fiable. L’interdiction nuit aussi à la recherche sur la marijuana, d’où l’impossibilité d’en savoir plus sur des formes d’analgésiques susceptibles d’offrir de meilleurs résultats que les substances thérapeutiques dont la vente est légale, comme les opiacés.

Réflexions sur la réforme des politiques relatives au cannabis

La plupart des politiciens canadiens répugnent à modifier la loi relative au cannabis parce qu’ils désirent être perçus comme des ennemis impitoyables du crime. Au Canada, ce sont les forces policières et le système judiciaire, pas les élus, qui ont permis un assouplissement de facto des peines imposées pour possession de cannabis. À l’instar des tribunaux, les forces de l’ordre ont radicalement modifié leur mode d’application des lois concernant la marijuana depuis les années 70. Les corps policiers traquent maintenant surtout (sans en rien s’y limiter) les producteurs et les distributeurs. Malgré cet assouplissement de facto, il n’est pas prouvé que la loi actuelle ait un effet dissuassif sur la consommation de cannabis, et cela en dépit de ses coûts d’application policière et judiciaire élevés et des suites préjudiciables qu’elle entraîne pour les délinquants. Cette constatation donne à penser qu’il faudrait tempérer la sévérité de la peine imposée aux personnes accusées de possession de cannabis. Les preuves existantes montrent que si l’on soustrayait l’emprisonnement du nombre des peines possibles, cela conduirait à des économies considérables sans toutefois stimuler la consommation. La majorité des Canadiens (69 p. 100 ) ne sont pas favorables à l’imposition de peines d’emprisonnement pour la simple possession de cannabis. Bien qu’il soit souhaitable que les délinquants poursuivis pour usage de drogue soient dirigés vers des centres de traitement ou le service communautaire, cette solution ne résoudra pas les difficultés inhérentes à l’application des lois sur le cannabis. Ainsi, la déjudiciarisation de la possession de marijuana sera de peu d’utilité pour réduire le fardeau des tribunaux et n’aura aucun impact sur l’existence d’un casier judiciaire.

Les options politiques

Amende seulement : Des mesures pourraient être prises pour que l’emprisonnement ne figure plus sur la liste des peines pouvant être imposées pour simple possession ; cependant les effets liés à l’existence d’un casier judiciaire demeureraient.

Infraction civile : Autre solution préconisant l’imposition d’une amende seulement, qui est en vigueur dans certaines régions d’Australie (où elle a peu réduit les coûts de l’appareil judiciaire) et en Californie (où elle a permis d’importantes économies financières). Au Canada, le choix de l’infraction civile renvoie aux propositions visant à retirer du Droit criminel le délit de simple possession de cannabis et d’en faire une infraction civile passible d’une amende, en vertu de la Loi sur les contraventions récemment adoptée par le gouvernement fédéral. L’incapacité d’acquitter une amende en vertu de cette loi n’est pas passible d’une peine d’emprisonnement, pas plus que le fait de déroger à cette loi n’entraîne la création d’un casier judiciaire. Cette mesure retirerait la simple possession de la compétence de la justice criminelle. Cette solution pose toutefois un problème car certaines provinces n’ont pas encore approuvé le protocole d’entente avec le gouvernement fédéral au sujet de la Loi sur les contraventions. Le remplacement des peines criminelles par des peines civiles présente aussi l’inconvénient de ne rien faire pour réduire l’ampleur et la nocivité du marché clandestin.

Déjudiciarisation : Renvoie aux mesures visant à préciser et à favoriser l’utilisation de mécanismes autres que les poursuites judiciaires à l’endroit des contrevenants coupables de simple possession. Le projet de loi C-41 (la loi sur les « peines alternatives ») propose un certain nombre d’options, notamment les « peines avec sursis » (en vertu desquelles l’application de la sentence criminelle est suspendue pendant que le contrevenant se conforme aux conditions de la peine de remplacement comme, par exemple, suivre un traitement. La pertinence et l’efficacité du traitement obligatoire sont sérieusement mises en doute dans le cas des auteurs d’infractions liées au cannabis et des consommateurs de drogue occasionnels. Cette solution ne réduit pas la charge de travail des tribunaux, mais, au contraire, l’augmente. De plus, toutes les peines avec sursis donnent lieu à une condamnation criminelle et à un casier judiciaire.

Dévolution aux provinces : Le gouvernement fédéral pourrait légiférer pour concéder aux provinces la compétence de réglementer la possession de cannabis et leur laisser le soin d’adopter les mécanismes de contrôle nécessaires. Cette mesure permettrait possiblement de trouver des solutions plus acceptables à l’échelon local, mais risquerait de compromettre les principes d’équité et d’uniformité de la loi pour l’ensemble du pays.

La décriminalisation de facto de la possession (interdiction maintenue mais pondérée par le principe d’opportunité des poursuites): En 1976, les Pays-Bas ont commencé à permettre la consommation et l’achat de marijuana et de ses dérivés dans les « cafés-boutiques ». Cette décision n’a pas eu de conséquences néfastes, si ce n’est qu’elle a provoqué la colère des États-Unis et de la France (avant l’avénement d’un gouvernement socialiste). La Belgique a créé des « cafés-boutiques » dans plusieurs villes cette année. L’un des principaux problèmes liés à l’adoption d’une telle orientation est le « tourisme de la drogue ».

Légalisation/réglementation : La création d’une commission de contrôle du cannabis comporterait un certain nombre d’avantages ; les recettes fiscales pourraient être utilisées pour financer les soins de santé et les programmes de sensibilisation ; ni la consommation ni les effets nocifs sur la santé n’augmenteraient, comme le montre l’expérience des Pays-Bas et d’autres pays du monde ; la légalisation n’accroîtrait pas la consommation ni les conséquences négatives pour la santé ; l’État pourrait envoyer un message plus crédible aux jeunes. Par contre, cette solution constituerait un changement trop radical ; les États-Unis s’y objecteraient en faisant valoir qu’il va à l’encontre des conventions de l’ONU et feraient pression sur le Canada. Même si le public canadien approuve la décriminalisation, il est peu probable qu’il soit prêt à accepter la légalisation.

La principale difficulté consiste à choisir l’option législative qui permet à la fois de réduire les méfaits causés par la consommation de cannabis, y compris les conséquences individuelles néfastes découlant de l’application de la loi, et de contenir les coûts imposés au système de justice criminelle. En 1995-1997, près de la moitié de toutes les infractions liées aux drogues mettaient en cause la simple possession de cannabis (habituellement de petites quantités pour usage personnel). On estime qu’environ 2 000 Canadiens sont incarcérés chaque année pour possession de cannabis (à un coût d’environ 150 $ par jour). Selon l’analyse du Groupe de travail national sur la politique en matière de drogues, la meilleure option pour le Canada à l’heure actuelle semble être la création d’une infraction civile pour possession de cannabis en vertu de la Loi sur les contraventions.

L’opinion publique et les politiques sur la marijuana

Selon les résultats d’un sondage Angus Reid réalisé en 1997. l’opinion publique canadienne concernant la décriminalisation de la marijuana a changé radicalement au cours des dix dernières années. Tout en restant divisés sur l’opportunité de définir la possession comme une infraction criminelle, les Canadiens approuvent de plus en plus la décriminalisation (51 p. 100 sont favorables, 45 p. 100 s’y opposent et 4 p. 100 n’ont pas d’opinion). Lorsqu’on les interroge au sujet de son utilisation à des fins médicales, la grande majorité d’entre eux appuient la décriminalisation (71 p. 100 pour et 27 p. 100 contre).

Les expériences sur les solutions de rechange à la prohibition criminelle.

Un certain nombre d’États ont essayé la dépénalisation pour rationaliser le contrôle du cannabis et le rendre moins coûteux. Dans les années 70, onze états américains ont réduit les sentences pour possession de petites quantités de marijuana en éliminant les peines d’emprisonnement et en imposant des amendes pouvant aller jusqu’à 250 $. Des évaluations de suivi de ces mesures ont révélé que leur application avait sensiblement réduit les coûts du système criminel, sans provoquer de hausses notables dans la consommation de cannabis, par rapport aux états qui avaient maintenu leurs mesures de repression. Ces dernières années, un certain nombre de pays européens, dont les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, ont décidé de ne pas poursuivre les personnes arrêtées pour possession de cannabis à des fins personnelles,et ont préféré plutôt axer leurs efforts de répression sur les gros trafiquants. Rien n’indique que la consommation de cannabis a augmenté de façon significative dans ces pays.

Au début des années 90, deux territoires australiens ( l’Australie Méridionale et le Territoire de la capitale de l’Australie) ont transformé la simple possession de cannabis en infraction civile grâce à l’instauration d’un système d’expiation (amende). Les infractions ne font pas l’objet de poursuites au criminel et ne sont pas pénalisées ; elles ne comportent aucune conséquence criminelle et l’amende maximale s’élève à 150 $. La consommation de cannabis dans les lieux publics demeure cependant une infraction criminelle. Des récentes études n’indiquent aucune augmentation apparente des taux de consommation de cannabis dans ces deux territoires par rapport aux autres. Par contre, les mesures de répression prévues en vertu du régime d’amendes a un impact disproportionné sur les personnes en bas de l’échelle socio-économique. À l’heure actuelle, environ 45 p. 100 de ceux qui omettent de payer leur amende finissent encore par se retrouver devant les tribunaux. Le bureau du Procureur général a fait savoir que ces mesures étaient conformes aux convention internationales de 1961 et de 1988.

Dans chacun des cas de réforme des lois régissant la marijuana, la décision finale était motivée par le fait que les coûts associés au système existant semblaient trop élevés dans bien des couches de la société et qu’un trop grand nombre de personnes étaient pénalisées par les lois en vigueur. Dans tous les cas où il y eu décriminalisation de facto de la marijuana, on est parvenu a réduire les coûts financiers et sociaux sans provoquer dans la communauté une augmentation des risques associés à la consommation de drogue en général. D’autres avantages à long terme ont découlé du traitement différent accordé au trafic de la marijuana et à celui des drogues à risque élevé.

Les traités internationaux et les autres drogues

La loi canadienne sur les drogues n’interdit pas systématiquement la possession ou la consommation des drogues illicites. La réglementation de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances permet de prescrire à des fins thérapeutiques des substances qui autrement sont considérées comme illicites. La méthadone prescrite aux toxicomanes en est un exemple. La réglementation autorise aussi de prescrire de l’héroïne, sous réserve de restrictions strictes, à des fins thérapeutiques. Ces dernières années, devant le succès obtenu par le modèle Mersey au Royaume-Uni, un certain nombre de pays ont étudié la possibilité d’accorder aux toxicomanes un accès contrôlé à l’héroïne, selon un modèle médical, comme façon de remédier aux lacunes des programmes de traitement à la méthadone (voir la partie ci-dessous traitant des solutions de rechange). À cet égard, la gravité du problème de l’héroïne en Colombie-Britannique a incité le coroner en chef à mener une étude spéciale sur les décès attribuables à une surdose de narcotiques illicites au début des années 90. Le nombre de décès attribuables à la consommation de drogues illicites dans cette province est passé de 39 en 1988 à 331 en 1993, le taux annuel demeurant à peu près stable par la suite. La consommation de drogues illicites est devenue la principale cause de décès chez les hommes et les femmes de 30 à 44 ans en 1993. Au début des années 90, la majorité des décès étaient attribuables à l’héroïne consommée seule ou en combinaison avec de l’alcool ou d’autres drogues (ces deux dernières années, il y eu un nombre important de décès liés à la cocaïne). Le coroner en chef affirmait que le recours au droit criminel pour lutter contre la consommation d’héroïne avait échoué et il proposait que l’on envisage la possibilité de fournir de l’héroïne aux toxicomanes fortement dépendants dans un cadre paramédical. (En 1973, la Commission Le Dain a recommandé de procéder à un un programme d’essai contrôlé de prescription d’héroïne pour les toxicomanes qui sont très dépendants.)

Des discussions sont actuellement en cours concernant les programmes d’essai de traitement à l’héroïne dans trois grandes villes canadiennes, soit Montréal, Toronto et Vancouver. La légitimité de ces essais en vertu des traités internationaux a été établie par plusieurs pays qui ont amorcé ou ont tenté d’amorcer leurs propres essais. Voici ce qu’en dit Dupras: « Bien que cela puisse paraître surprenant, un programme de prescription d’héroïne à un héroïnomane se justifie plus facilement en vertu des trois Conventions que la simple possession de cannabis. La raison en est simple. La prescription d’héroïne est un acte médical et le programme qui l’autorise est en fait un traitement visant la réadaptation. Il ne faudrait pas oublier que l’encadrement médical ou scientifique serait une condition essentielle (sine qua non) à la légalité du programme en question ».

C’est en Australie qu’ont été préparés les premiers documents d’information sur la prescription d’héroïne, et les plus complets. En 1991, l’Assemblée législative du Territoire de la capitale d’Australie (TCA) a autorisé le Comité sur le VIH, les drogues illégales et la prostitution à présenter un rapport provisoire sur les drogues illégales. Le Comité a abouti à la conclusion que la mise en oeuvre de la politique actuelle de contrôle ou de réduction de la consommation de drogues illégales risquait de n’avoir aucun effet. Souscrivant aux preuves internationales selon lesquelles les politiques d’interdiction sont impuissantes à diminuer le marché de l’offre illégale d’opiacés et à réduire le nombre de consommateurs de drogue, le Comité a examiné d’autres options stratégiques. Les membres du Comité se sont rendus dans la région de Merseyside en Grande Bretagne et ont été impressionnés par le succès du programme de prescription qui y était mis en oeuvre (voir la partie traitant des solutions de rechange pour de plus amples détails). Il a été décidé de procéder à un essai pour évaluer l’incidence d’un changement de politique visant à permettre aux personnes déjà dépendantes de bénéficier d’un accès contrôlé à l’héroïne.

Le comité a souligné les avantages potentiels de cette expérience :

  • Les changements aux politiques sur les drogues doivent être faits de toute urgence et l’opinion publique convient dans une large mesure que la prohibition telle qu’elle est actuellement appliquée n’est pas efficace.
  • Il n’y a pas consensus sur la nature de ces changements. L’augmentation d’un accès contrôlé aux opiacés, y compris à l’héroine, a plus de partisans que de détracteurs. Les bénéfices potentiels de ces changements comprennent la diminution des délits, la réduction de la corruption, l’amélioration de la santé et de la qualité de vie des toxicomanes, ainsi que la prévention de la propagation du VIH.

Les avantages escomptés d’un approvisionnement contrôlé ne sont pas assurés, car ils s’appuient sur un tout petit nombre d’études peu concluantes.

Le Comité a également étudié les points suivants :

  • Il peut y avoir fuite entre les approvisionnements du gouvernement et le marché clandestin.
  • Il est aussi à craindre qu’un grand nombre de participants conduise à l’instauration d’un système de distribution d’héroine "à emporter".
  • fournir de l’héroïne à des toxicomanes dans un milieu clinique surveillé ne résoud pas le problème de la relation entre l’héroïne et la criminalité dans un contexte réaliste ; bien des héroïnomanes sont d’abord des criminels et ensuite des drogués.
  • le coût des services sociaux va augmenter.
  • L’approvisionnement légal en héroïne ne résoud pas les problèmes du manque d’éducation, de faible compétence professionnelle et d’aptitudes sociales déficientes.

Il est évident qu’un des objets de l’étude de faisabilité était de déterminer si un tel projet pilote allait à l’encontre des obligations internationales de l’Australie en vertu des Conventions de 1961 et de 1988. Selon l’avis donné au comité spécial, l’Australie ne manquait pas à ses obligations en vertu des traités internationaux si elle autorisait un projet pilote d’accès contrôlé à des opiacés, notamment de l’héroïne, à des fins médicales ou scientifiques.

En ce qui a trait à la Convention unique de 1961, le rapport indique: « On peut arguer qu’un projet visant à fournir des opiacés d’une manière contrôlée serait conforme aux obligations de l’Australie en vertu de la Convention. Le paragraphe 36(1) de la Convention prévoit que « sous réserve de ses dispositions constitutionnelles » , chaque Partie adoptera les mesures nécessaires pour que les activités comme la fabrication, la détention, la distribution, la vente, le transport, l’importation et l’exportation de stupéfiants « non conformes aux dispositions de la présente Convention [...] constituent des infractions punissables lorsqu’elles sont commises intentionnellement [...] » . Les obligations générales imposées aux Parties à la Convention sont énoncées à l’article 4. Celui-ci prévoit que « les Parties prendront les mesures législatives et administratives qui pourront être nécessaires pour :

c) sous réserve des dispositions de la présente Convention, pour limiter exclusivement aux fins médicales et scientifiques la production, la fabrication, l’exportation, l’importation, la distribution, le commerce, la consommation et la détention de stupéfiants (les italiques sont de nous).

[...] De plus, le paragraphe 2(5) stipule que :

a) Les Parties devront adopter toutes les mesures spéciales de contrôle qu’elles jugeront nécessaires en raison des propriétés particulièrement dangereuses des stupéfiants visés ; et

b) Les Parties devront, si à leur avis, la situation dans leur pays fait que c’est là le moyen le plus approprié de protéger la santé publique, interdire la production, la fabrication, l’exportation et l’importation, le commerce, la détention ou l’utilisation de tels stupéfiants à l’exception des quantités qui pourront être nécessaires exclusivement pour la recherche médicale ou scientifique, y compris les essais cliniques avec lesdits stupéfiants, qui devront avoir lieu sous la surveillance et le contrôle directs de ladite Partie ou être subordonnés à cette surveillance et à ce contrôle.»

Les mesures de contrôle supplémentaires énoncées au paragraphe 2(5) ne sont pas obligatoires, mais doivent être adoptées si, de l’avis de la Partie concernée, elles s’avèrent nécessaires. On pourrait aussi faire valoir que les « mesures spéciales de contrôle» évoquées à l’alinéa 2(5)b) englobent les mesures prises pour offrir un accès contrôlé à un opioïde, qui supposent une reconnaissance des précautions à prendre avec des substances comme l’héroïne[...]. Pour qu’un essai visant à offrir un accès contrôlé à des opiacés soit conforme aux obligations de l’Australie en vertu des traités internationaux, il faudrait démontrer que cet essai est réalisé à des fins médicales ou scientifiques. S’il est possible de soutenir que le fait d’offrir un accès contrôlé à des opioïdes à des toxicomanes ne constitue pas de la part de l’Australie un manquement à ses obligations en vertu des traités internationaux, l’approvisionnement des consommateurs qui n’ont pas dépendance est toutefois plus délicat [...] » .

En ce qui a trait à la Convention de 1988, le rapport souligne ce qui suit :

« Pour ce qui est des dispositions de la Convention de 1988, l’article 3 oblige les Parties à adopter les mesures nécessaires pour conférer le caractère d’infractions criminelles à certaines activités, notamment la production, la fabrication, la distribution, la vente, l’importation, l’exportation et la possession pour usage personnel de stupéfiants et de substances psychotropes en violation des dispositions de la Convention de 1961, de la Convention de 1961 telle que modifiée et de la Convention de 1971 (les italiques sont de nous). (La Convention de 1971 est la Convention sur les substances psychotropes, qui n’est pas pertinente aux fins de la présente discussion.)

Comme nous l’avons vu, on peut soutenir que la Convention unique ne fait qu’exiger la limitation de l’utilisation de stupéfiants à des fins médicales et scientifiques. Toute restriction ou interdiction supplémentaire des stupéfiants visés au Tableau IV [dont l’héroïne fait partie] est laissée à la discrétion des Parties.

Certains observateurs ont aussi insisté sur le fait que la Convention de 1988 établit une nette distinction entre le trafic et la possession pour usage personnel. Ainsi, l’alinéa 3(4)d) prévoit que « des mesures de traitement, d’éducation, de postcure, de réadaptation et de réinsertion sociale pourront remplacer la condamnation ou la peine prononcée ou s’y ajouter, quelle que soit la gravité des infractions reprochées, pour les cas de délit de possession, d’achat ou de culture pour usage personnel » .

Le rapport du Comité australien en arrive à la conclusion suivante:

« Si un programme pilote visant à offrir un accès contrôlé à des opiacés peut être considéré comme étant à des fins médicales ou scientifiques, il en découlerait qu’il ne va pas à l’encontre des obligations de l’Australie aux termes des traités internationaux. En fait, il est possible de se reporter aux pratiques en vigueur dans d’autres États participants, par exemple, au Royaume-Uni, pour interpréter les traités en question, comme le permet la Convention de Vienne sur l’interprétation des traités internationaux[...]. La seule solution qui, de l’avis général des observateurs, ne serait pas conforme à la Convention est celle de la légalisation[...].

« La réserve applicable à toutes les options susmentionnées est la suivante : toutes les activités autorisées doivent être menées à des fins médicales ou scientifiques, au sens des obligations générales prévues dans les dispositions de l’article 4 de la Convention unique. S’il est possible à une Partie de recourir à ces solutions lorsque leur utilisation sert un objectif médical ou thérapeutique, à savoir le traitement d’une accoutumance ou d’une surconsommation, il lui est défendu par contre d’y recourir si leur objectif ultime est de permettre la consommation à des fins récréatives plutôt que médicales ou scientifiques » .

Néanmoins, le libellé de ces Conventions n’amène pas nécessairement à cette conclusion. Par exemple, dans le contexte canadien, on peut se reporter aux observations de la Commission Le Dain sur l’usage des drogues à des fins non médicales. Dans son rapport final, la Commission souligne ceci à propos de la Convention unique de 1961 sur les stupéfiants :

[...] en vertu de la Convention unique les Parties sont tenues de prendre les mesures législatives et administratives qui pourront être nécessaires pour « limiter exclusivement aux fins médicales et scientifiques la production, la fabrication, l’exportation, l’importation, la distribution, le commerce, l’usage et la détention des stupéfiants ». L’article 36, consacré aux dispositions pénales, ne stipule pas explicitement que l’usage doit constituer une infraction délictueuse. Il y est question de « détention », mais on pourrait soutenir qu’il s’agit de détention dans le contexte de la distribution ; c’est ce qu’on peut arguer du fait que tous les autres actes spécifiés à l’article 36 se rapportent à la production ou à la distribution. [...] Pourtant l’opinion prédominante dans la communauté internationale semble être que la Convention exige des Parties que’elles traitent la possession comme une infraction délictueuse. C’est donc en ce sens et par le truchement de leur propre législation que les États ont interprété leurs obligations découlant de l’article 36 ; une lecture au sens strict de la Convention permettrait de limiter le sens de ‘possession’ à celui ‘de possession ou de détention à des fins de trafic ’». (Les caractères gras sont de nous.)

Depuis la publication du rapport Le Dain et de l’interprétation qui précède, le Canada a ratifié la Convention des Nations Unies de 1988 contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes. Le paragraphe 2 de l’article 3 prévoit que « sous réserve de ses principes constitutionnels et des concepts fondamentaux de son système juridique », chaque Partie doit adopter les mesures nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale à la détention, à l’achat ou à la culture de stupéfiants destinés à la consommation personnelle « en violation des dispositions de la Convention de 1961, de la Convention de 1961 telle que modifiée ou de la Convention de 1971 ». Ainsi, l’obligation de créer des infractions relativement aux stupéfiants destinés à la consommation personnelle fait l’objet de certaines réserves. La première réserve est que cette mesure doit être conforme aux principes constitutionnels et aux concepts fondamentaux du système juridique de la Partie concernée. Le gouvernement pourrait justifier sa décision de renoncer à appliquer une politique d’interdiction totale en faisant valoir que le maintien de la criminalisation va à l’encontre du principe fondamental de modération en matière de recours au droit criminel. L’ex-Commission de réforme du droit du Canada considérait ce principe comme fondamental à toute réforme de notre droit criminel. De plus, le ministère de la Justice a adopté ce principe comme fondement de la réforme du droit criminel. La deuxième réserve veut que l’obligation de classifier comme infraction la consommation personnelle de stupéfiants s’applique seulement lorsque la possession des stupéfiants en question est effectivement contraire aux dispositions de la Convention unique de 1961. Bref, le libellé actuel de ces Conventions permet de soustraire à l’application de l’interdiction certains cas précis. La législation nationale ne constitue pas elle non plus un obstacle insurmontable à une réforme. Comme il est mentionné précédemment dans la section portant sur l’utilisation de la marijuana à des fins médicales, l’article 56 de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances prévoit que le ministre peut soustraire à l’application de la loi toute personne et toute substance désignée, «s’il estime que des raisons médicales, scientifiques ou d’intérêt public le justifient »[les caractères gras sont de nous].

Faut-il modifier ou dénoncer les conventions ?

Ces Conventions de 1961 et 1988 permettent aussi aux Parties de chercher à en obtenir la modification ou de s’y soustraire par voie de dénonciation. Une telle mesure ne ferait pas entorse aux Conventions en question. Comme le souligne la Commission Le Dain, « la dénonciation ... n’irait évidemment pas à l’encontre des obligations internationales, étant donné que c’est un droit expressément prévu dans la Convention [de 1961] ». À cet 22égard, Dupras note que « tant que les Conventions sur les drogues auront la formulation qu’elles ont actuellement, les Parties devront maintenir des dispositions législatives qui interdisent la possession de cannabis pour consommation personnelle. Les Parties pourraient choisir de changer cette situation en adoptant des modifications en conséquence aux Conventions. Chacune des trois Conventions renferme des dispositions prévoyant leur modification ».

La modification ou la dénonciation ou non de ces conventions est une question complexe. Par exemple, certains opposants à la politique d’interdiction totale des drogues font valoir que la solution la plus sage consisterait probablement à modifier la Convention unique de 1961 pour créer un nouveau cadre international, qui mettrait l’accent sur la réduction des méfaits, et à dénoncer par ailleurs la Convention de 1988 sur le trafic, qui est résolument prohibitionniste. Le Canada peut donc choisir de demander la modification ou de dénoncer ces Conventions, mais c’est un choix motivé par d’autres considérations et non par les dispositions des Conventions elles-mêmes.

Évolution récente des traités internationaux sur les stupéfiants

Du 8 au 10 juin 1998, une trentaine de chefs d’État et 150 délégués venant du monde entier se sont réunis pour une session spéciale de l’ONU afin de discuter des stratégies de lutte contre l’offre et la demande de drogues illicites. Le sommet marquait le dixième anniversaire de la signature de la Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes de 1988. La conférence était dirigée par Pino Arlacchi, directeur du Programme des Nations Unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID). Les délégués onusiens ont convenu de financer la stratégie décennale de cinq milliards de dollars américains proposée par M.Arlacchi pour éradiquer le pavot à opium et le coca de toute la planète. Les délégués ont aussi promis d’enrayer le blanchiment d’argent, de se pencher l’augmentation de la fabrication et de la consommation des drogues synthétiques, d’accroître la coopération judiciaire, notamment les mesures d’extradition, et de resserrer les contrôles sur les précurseurs chimiques utilisés dans la fabrication des drogues illicites. Le commerce des drogues illicites est évalué à 400 milliards de dollars, soit 8 p. 100 du commerce international total.

La tenue d’un sommet sur les stupéfiants avait initialement été proposée par le Mexique en 1995 pour se pencher sur les problèmes liés aux drogues. À l’origine, le sommet devait examiner de façon critique les stratégies actuellement mises en oeuvre et aborder des solutions de rechange, mais cet aspect a été rayé de l’ordre du jour. Les organismes qui réclament l’adoption de politiques de rechange en matière de stupéfiants, comme l’International Harm Reduction Association, n’ont pas été officiellement autorisés à participer au sommet même s’ils ont pu poser des questions aux différents groupes. Le sommet sur les drogues a donné lieu à un débat entre les pays dits consommateurs de drogues et ceux dits producteurs de drogues, sur l’utilité d’appliquer une politique de réduction de la demande plutôt qu’une politique de réduction de l’offre en guise de stratégie antidrogue. Le président du Mexique, Ernesto Zedillo, a rejeté les critiques des Américains au sujet du peu d’effort déployé par le Mexique pour lutter contre le trafic de la drogue : « Ce sont nos concitoyens et concitoyennes qui sont les premiers à mourir pour lutter contre le trafic de la drogue [...] Nos collectivités sont les premières à souffrir de la violence et nos institutions sont les premières à être minées par la corruption ».

Le sommet de l’ONU sur les stupéfiants a donné lieu à une vague de protestations dans plusieurs grandes villes du monde et fait l’objet, entre autres, d’une lettre ouverte au Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, publiée sur deux pages dans l’édition du 8 juin du New York Times. Au delà de 500 dirigeants du monde entier (y compris l’ex-Secrétaire général de l’ONU, Javier Perez de Cuellar et l’ex-Secrétaire d’État George Shultz) ont exhorté par lettre l’ONU à réévaluer sa politique en matière de stupéfiants et à ouvrir un débat à ce sujet. De nombreux journaux ont publié des articles et des éditoriaux sur le sommet ; fait significatif, la grande majorité d’entre eux (notamment les éditoriaux du New York Times, du Globe and Mail et du Ottawa Citizen) souscrivaient au point de vue exprimé dans la lettre adressée à Kofi Annan et s’opposaient à l’orientation adoptée par l’ONU. « L’ONU a réduit au silence pratiquement tous les groupes de citoyens et spécialistes désireux de prendre la parole. Aucune attention n’a été accordée à certaines idées nouvelles intéressantes, comme la réduction des méfaits...qui vise à réduire les torts causés par les drogues. Comme les conférences précédentes de l’ONU sur les stupéfiants, celle-ci semble être principalement organisée pour ressasser des promesses irréalistes et se féliciter de programmes à l’efficacité plus que douteuse ».




6. L’usage des stupéfiants et les droits de la personne

Dans l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique. 

(Déclaration universelle des droits de l’homme, paragraphe 29, 2).

L’absence quasi totale de débat écrit ou oral sur la consommation de drogue et les droits de la personne. La seule référence explicite à la consommation de drogues dans les conventions et traités internationaux sur les droits de la personne est contenue dans la Convention européenne des droits de l’homme. La première et d’ailleurs unique mention des droits de la personne dans les traités internationaux se trouve dans la Convention de vienne de 1988, selon laquelle toutes les mesures visant à supprimer la culture et la demande de substances illicites doivent « respecter les droits fondamentaux de l’homme » et tenir compte de « la protection de l’environnement ». La plupart des conventions internationales et des législations nationales sur les stupéfiants n’ont pas été examinées sous l’angle de leur conformité aux chartes des droits de la personne, nationales ou internationales. L’omission est flagrante étant donné que « la consommation de drogues peut donner lieu à tout un éventail de violations des droits de la personne, particulièrement lorsque les droits des consommateurs de drogue ne sont pas considérés dignes de respect en raison des préjugés et de l’opprobre dont ils font l’objet ».

Les problèmes occasionnés par la consommation de drogue ne peuvent être séparés du milieu physique, social et politique dans lequel ils surviennent. C’est parce que les mesures destinées à réduire les méfaits de la drogue atteignent leur efficacité maximale dans des milieux favorables qu’on a été amené à s’intéresser davantage à la législation internationale sur la santé publique et les droits de la personne. Dans ce contexte, il est largement admis que les chartes des droits de la persone doivent s’appliquer aux politiques contre les stupéfiants au même titre qu’à toutes les autres politiques d’intérêt public. La législation sur la drogue peut être compatible avec le respect des droits de la personne si elle vise les mêmes objectifs, soit :

  • l’atteinte des normes maximales en matière de santé, c’est-à-dire le bien-être physique, mental et social ;
  • la prévention de la propagation des maladies liées à l’usage de la drogue ;
  • la protection de la sécurité publique, comme, par exemple la prévention des accidents.

Le fait que la plupart des pays aient déjà adopté des politiques de contrôle ayant un effet adverse sur les droits et libertés des consommateurs de drogue ajoute à la nécessité de porter une attention immédiate à ces aspects. Par exemple :

  • les méthodes de détection qui portent atteinte à la vie privée, l’absence ou le manque de protection contre la publication de renseignements et de protection contre l’auto-incrimination, l’obligation de passer un test de dépistage de drogue ou un examen médical, la conservation de renseignements sur les consommateurs dans des registres, démarche incompatible avec le respect des droits de la personne.
  • l’intégrité des personnes par les écarts aux procédures judiciaires habituelles, les fouilles, saisies, arrestations ou détentions arbitraires, l’obligation de suivre un traitement.
  • Les procédures spéciales de justice criminelle qui portent atteinte à la présomption d’innocence et aux règles de la preuve, une protection réduite contre l’auto-incrimination, le recours à des règles et pratiques spéciales dans le cas d’infractions commises en état d’intoxication.
  • La détention comportant arrestation ou emprisonnement arbitraire, l’accès inexistant ou restreint à l’aide médicale ou sociale durant la détention, l’absence ou une protection insuffisante contre un traitement cruel, inhumain ou dégradant, les politiques et les pratiques arbitraires de la détermination de la peine.
  • La santé, dont l’absence ou l’accès restreint aux soins de santé ou aux traitements, ainsi qu’à des programme d’action préventive comme l’échange de seringues, le traitement à la méthadone et l’éducation ;
  • Les politiques et l’emploi arbitraires ou discriminatoires de mesures de détection des drogues, la réduction ou l’absence de possibilités de travail et de promotion, le congédiement injustifié, l’inexistance ou le peu d’aménagements pour les personnes handicapées qui se droguent.
  • L’accès nul ou restreint au logement, l’expulsion injustifiée, le statut d’occupant non assuré.
  • Les possibilités d’éducation nulles ou réduites ;
  • La mobilité réduite par des interdictions arbitraires ou discriminatoires de voyager ou d’immigrer, ou par des perquisitions et des enquêtes injustifiées.
  • La faible ou la non-admissibilité à des régimes d’assurance sur la vie, la maladie ou l’invalidité.

La discrimination injustifiée constitue une autre violation omniprésente des droits de la personne pour les drogués. Elle est liée en grande partie directement à la stigmatisation généralisée. « Lorsque les lois et les politiques sur les drogues ne sont pas suffisamment étudiées quant à leur conformité aux droits de la personne, il faut insister sur l’urgence d’une telle analyse et étudier ces questions plus avant».

Le fait que la possession de certaines drogues est illégale dans la plupart des sociétés soulève bien des questions sur la vie privée qu’on néglige souvent d’examiner. La consommation de drogue, les réactions de la société face au problème, ainsi que les lois et les politiques antidrogue influent négativement sur les droits et libertés des toxicomanes. On relève notamment le non-respect de leurs droits, leur vulnérabilité lorsqu’ils sont confrontés à des violations des droits de la personne et leur capacité réduite à exercer ces droits lorsqu’ils sont sous l’influence de la drogue. Il est souvent possible d’éviter ou de réduire ces méfaits en modifiant les approches négatives du droit et de la politique sur les drogues, approches qui font partie des mesures discriminatoires exercées par la société contre les toxicomanes. Pour réduire ces méfaits, il faudrait :

  • reconnaître que l’usage de la drogue est une activité privée et limiter l’intervention du gouvernement aux situations à risque, comme, par exemple, lorsque la sécurité publique est en jeu.
  • Tout faire pour cesser de stéréotyper et de stigmatiser les toxicomanes, ne plus s’en servir comme boucs émissaires et mettre un terme à la discrimination ;
  • reconnaître que l’usage des drogues peut affecter la santé et que leurs effets influent sur la capacité des personnes concernées à exercer leurs droits et libertés ; dans ces circonstances, les consommateurs de drogue doivent être protégés .
  • changer les orientations légales et politiques sur les stupéfiants et mettre l’accent sur la réduction des méfaits et du marché de la demande.
  • veiller à ce qu’on ne restreigne pas les droits fondamentaux des toxicomanes pendant leur incarcération.
  • s’assurer que les politiques nationales et internationales ainsi que le droit sont conformes aux engagements pris dans les chartes des droits de la personne.

Ces aspects montrent bien que l’usage des stupéfiants n’est pas vraiment un question de santé et de justice criminelle, mais une question politique. Les problèmes s’accumulent parce qu’il y a absence de volonté politique alors que les solutions découlent de la mobilisation de cette volonté. Le « problème de la drogue » doit être reformulé et les politiciens doivent comprendre que la consommation de drogue, le maintien en santé et le bien-être des drogués sont soumis à la protection des droits de la personne au même titre que

la prévention des maladies et la conformité aux traités internationaux sur les stupéfiants.


7. Les drogues et le crime

Réorienter la politique en matière de drogues pour mieux contrôler la criminalité exigerait l’abandon de croyances auxquelles nous sommes très attachée et de pratiques bien établies. Par contre, les avantages pourraient être substantiels.

Le lien entre l’usage des drogues et et crime est complexe et très politisé. Si la nature des causes et le fonctionnement de la causalité demeurent inconnus, il reste que la toxicomanie est associée à un mode de vie criminel caractérisé par le désoeuvrement, le repli sur soi et l’inaptitude à entretenir des relations avec les autres, entre autres choses. Un mode de vie fondé sur le crime a une propension inhérente à la prise de risques et on peut penser que les drogues sont en même temps un grand facteur de criminalité et un moyen de faire face aux conséquences de la criminalité. L’intoxication entraîne l’imprudence chez les victimes comme chez les criminels, les activités illégales augmentent les chances qu’une arme à feu soit utilisée et qu’il y ait violence et, enfin, l’attrait lucratif à court terme des marchés clandestins entraîne les jeunes dans la criminalité. Cet enchaînement de circonstances est difficile à rompre. Les drogues, les politiques antidrogue et les crimes sont reliées de plusieurs façons : L’intoxication peut faire tomber les réticences morales à violer la loi et diminuer la peur des conséquences, elle peut rendre les victimes en puissance imprudentes et agressives. Le coût élevé de la drogue et le besoin d’argent peuvent pousser quelqu’un à commettre un crime. Les activités illicites sont susceptibles d’engendrer la violence. La pratique d’activités illégales rend plus plausible le port d’armes. L’attrait lucratif à court terme du marché clandestin peut détourner les jeunes de leurs études, les pousser vers la criminalité et leur valoir un casier judiciaire.Une fois entré dans ce cercle vicieux, il est très difficile d’en sortir. Les ressources prévues pour la répression des crimes contre les personnes et des crimes contre la propriété sont détournés vers la lutte antidrogue.

Étant donné que l’alcool est la cause d’intoxication la plus fréquente et qu’il peut rendre plus agressif, l’alcool est associé à beaucoup plus de crimes commis en état d’intoxication que toutes les autres drogues combinées. Les drogues illicites sont associées le plus souvent aux crimes par le besoin d’argent et le trafic des stupéfiants. Une diminution éventuelle de ces crimes, si l’on modifiait la législation sur les drogues, dépendrait des niveaux de consommation, de la pharmacologie des intoxicants et de leur interaction avec l’alcool.

Les crimes liés à l’alcool et aux stupéfiants

L’alcool est cité plus que toute autre substance dans les cas de violence conjugale. D’après l’Enquête sur la violence envers les femmes réalisée par Statistique Canada, au moins 29 p. 100 des femmes agressées par un conjoint citent l’alcool comme précipitateur alors que seulement 1 p. 100 mentionne d’autres drogues. L’Enquête révèle que l’agression commise en état d’ébriété contre l’épouse cause généralement plus de dommages. Plus de la moitié (56 p. 100) des hommes violents qui consommaient de l’alcool au moment du délit ont infligé des blessures physiques à leur épouse, blessures qui, dans 47 p. 100 des cas, ont nécessité des soins médicaux. Par comparaison, le tiers des hommes violents qui ne consommaient pas d’alcool ont causé des lésions physiques à leur épouse et, de ce groupe, 37 p. 100 ont infligé des blessures nécessitant des soins. En 1991-1992, la consommation d’alcool aurait été un facteur dans 66 p. 100 des accusations pour meurtre, suivie par la consommation d’un mélange d’alcool et d’autres drogues (27 p. 100) et d’autres drogues seules (7 p. 100). Les détenus dans les institutions correctionnelles fédérales admettent avoir été sous l’influence de l’alcool plus que de toute autre drogue au moment de leur crime (selon une enquête effectuée en 1992, 44 p. 100 avaient consommé de l’alcool seulement, 29 p. 100 seulement d’autres drogues et 27 p. 100 un mélange des deux).

Les crimes liés à la drogue illicite

Les infractions liées aux stupéfiants sont des activités comme la possession et l’approvisionnement impliquant des substances illicites selon la loi. Elles comprennent aussi la violence dans le trafic des stupéfiants et la perpétration de crimes suscités par la dépendance. Finalement, elles incluent ou la promotion ou l’avancement du crime et la victimisation. La relation entre la consommation de drogue et la criminalité est fondée sur des données analysées par Juristat. L’interprétation des statistiques sur la criminalité liée à la drogue n’est pas chose facile ; la criminalité liée aux stupéfiants n’est pas seulement un effet de la consommation de drogue, mais aussi le résultat des procédures de répression et des méthodes de compilation des faits. En 1997, tous les incidents liés à la drogues comprenaient les infractions en vertu de la nouvelle Loi réglementant certaines drogues et autres substances. Les infractions impliquant le cannabis ont compté pour 70 p. 100 des 66 521 incidents signalés en 1997 en matière de drogue. Depuis toujours, la majorité des incidents liés à la drogue ont trait à la possession (62 p. 100 en 1997), et la plupart des cas de possession impliquent le cannabis. Après avoir augmenté trois années de suite, le taux d’incidents liés à la drogue est resté à peu près pareil en 1997. De même, malgré une hausse moyenne constante de 6 p. 100 par an depuis 1991, le taux d’infractions impliquant du cannabis n’a pratiquement pas changé en 1997 et cette stabilité influe sur le taux global des crimes liés aux drogues. Les infractions dans lesquelles intervient la cocaïne sont en baisse depuis 1992 (-1,6 p. 100 en 1997). Après une forte hausse en 1996 (+8 p. 100), le taux d’infractions liées à des drogues comme l’héroïne et les amphétamines a augmenté de seulement 1 p. 100 en 1997. Le nombre des arrestations pour possession a diminué à la fin des années 80, mais cette tendance s’est sensiblement renversée ces dernières années.

Le plus haut taux d’infractions liées aux drogues a été relevé au Yukon (763 par 100 000 habitants), suivi des Territoires du Nord-Ouest (595 par 100 000 habitants). Des dix provinces, la Colombie-britannique possède le taux plus haut (445) et l’Île du Prince-Édouard, le plus bas (105). En 1991 et 1992, 51 personnes ont été tuées dans des querelles au sujet des stupéfiants, soit 3 p. 100 des homicides pendant cette période. En 1992, 31 p. 100 des personnes accusées de vol contre les particuliers et 40 p. 100 des personnes accusées de vol contre des biens commerciaux étaient intoxiquées au moment du crime.

En 1992-1993, il y a eu 782 admissions aux établissements correctionnels fédéraux pour adultes par suite d’infractions liées à la drogue, soit 6,8 p. 100 de plus que l’année précédente. Les admissions ayant en rapport avec la drogue représentaient 14 p. 100 de toutes les admissions dans des établissements correctionnels fédéraux. Au niveau provincial, la drogue avait été un facteur dans environ 15 p. 100 des admissions.

La violence liée aux stupéfiants

Comme on l’a déjà noté, les conflits liés aux stupéfiants, notamment pour des questions de territoire, débouchent sur la violence, voire la mort. Les armes à feu étant moins répandues ici qu’aux États-Unis, les homicides en rapport avec la drogue sont moins fréquents au Canada. Pourtant, on a noté depuis une dizaine d’années une escalade de la part jouée par les stupéfiants dans les actes de violence et les homicides ayant un rapport avec la drogue ; ceci est particulièrement évident à Vancouver et à Montréal. Au Québec, pour des raisons encore obscures, de nombreux incidents et homicides dus à la guerre des territoires ont été causés par l’usage de bombes par les bandes de motards ; plus de 50 personnes sont mortes depuis quatre ans dans la guerre des gangs criminels entre les Hell’s Angels et le Rock Machine pour le contrôle du trafic lucratif des drogues illégales au Québec.

La flambée de violence a également entraîné l’augmentation des dépenses policières et des effectifs de contrôle des stupéfiants. Puisque le Canada, à l’instar des États-Unis, permet l’utilisation des narcodollars confisqués, la lutte antidrogue pourrait devenir une industrie autosuffisante si elle continue de s’appuyer sur des approches répressives. Il convient de noter les commentaires d’un représentant de la police néerlandaise, dans les années 70, sur les problèmes causés par le recours presqu’exclusif à la méthode répressive pour lutter contre la consommation de drogue : « Le service des stupéfiants de la police deviendra une unité policière bien formée et superbement armée, qui devra sans cesse s’améliorer et se renforcer pour répondre à l’escalade permanente».  Les Hollandais ont décidé d’adopter une approche de réduction des méfaits et de concentrer leurs efforts sur les trafiquants, ce qui s’est révélé très efficace pour diminuer la consommation, les crimes liés aux stupéfiants et la violence.


8. Les établissements correctionnels

Nous avons envers les prisonniers et la collectivité le devoir de protéger les détenus contre les risques d’infection dans les établissements, sans quoi les tribunaux ou une commission d’enquête pourraient un jour chercher pourquoi on n’en a pas fait davantage pour empêcher l’infection au VIH dans les prisons, alors que tous en étaient conscients et connaissaient les mesures pour l’endiguer.

La consommation de stupéfiants et les services correctionnels

D’après une enquête menée par Service correctionnel Canada (SCC) en 1989-1990 auprès de 371 détenus, 10 p. 100 d’entre eux consommaient de la drogue tous les jours dans les six mois précédant leur incarcération et 17 p. 100 se saoulaient régulièrement. En tout, 64 p. 100 des détenus ont avoué avoir consommé de l’alcool ou d’autres drogues le jour de leur crime. Des données sur la France, les Pays-Bas, la Suisse, l’Italie et l’Espagne montrent que, durant les trois mois précédant leur incarcération, 20 à 30 p. 100 des détenus se piquaient au moins une fois par semaine. ce fait à lui seul explique pourquoi les prisonniers risquent fort d’être séropositifs à leur entrée. L’augmentation du nombres de toxicomanes incarcérés au cours des 20 dernières années montre que l’emprisonnement constitue, pour beaucoup de pays, la principale réponse au problème de la drogue. On dépense plus de ressources à faire passer les drogués à travers les rouages du système judiciaire que pour toute autre forme de gestion, médicale ou sociale.

En raison de l’interdiction des drogues aux État-Unis, la population carcérale a constamment augmenté au cours des vingrt dernières années et atteignait 1 750 000 détenus en 1997. Cette année là, plus de trois millions de contrevenants se trouvaient sous contrôle correctionnel en vertu d’une mesure de probation ou d’une libération conditionnelle. Bien que la majorité des toxicomanes soient blancs, la plupart des personnes arrêtées pour consommation sont des noirs. Les Afro-américains représentent seulement 12 p. 100 de la population américaine, mais ils constituent près de 40 p. 100 des détenus du pays. Plus de 30 p. 100 des hommes afro-américains âgés de 20 à 30 ans sont soit en prison ou sous probation soit en libération, une proportion plus importante qu’il n’y en a dans les collèges américains. Environ la moitié de ces incarcérations découlent d’infractions liées à la drogue et 20 à 30 p. 100 impliquent des toxicomanes. Aux États-Unis, l’incarcération a été la principale solution adoptée pour répondre au problème de la drogue. (La déinstitutionnalisation des malades psychiatriques aux États-Unis a occasionné des difficultés supplémentaires pour le système de justice criminelle ; on compte aujourd’hui dix fois plus de personnes atteintes de troubles mentaux ou de toxicomanes dans les établissements carcéraux que dans les hôpitaux psychiatriques).

Malgré une diminution du taux de criminalité au cours des cinq dernières années, le nombre de détenus dans les établissements correctionnels américains a encore augmenté en 1997. Au total, 1 725 000 Américains étaient détenus en 1998, ce qui veut dire que le taux national d’incarcération était de 645 pour 100 000 habitants, soit plus du double du taux de 1985 (313 pour 100 000). Cette divergence croissante entre un taux de criminalité à la baisse et un taux d’incarcération en augmentation soulève un certain nombre de questions ; on se demande notamment si les États-Unis ne comptent pas trop sur les peines d’emprisonnement pour lutter contre les stupéfiants et si l’augmentation fulgurante du nombre des détenus n’est pas devenue un phénomène auto-générateur. Depuis le début des années 70, les infractions liées à la drogue représentent plus du tiers de la croissance de la population carcérale et, depuis 1980, le taux d’incarcération des personnes accusées d’infractions sur les stupéfiants a augmenté de 1 000 p. 100. En fait, le taux d’incarcération des seuls délinquants pour des infraction liées à la drogue est aujourd’hui d’environ 145 pour 100 000 habitants ; ce taux est supérieur au taux moyen d’incarcération, toutes infractions confondues, entre les années 20 et le début des années 70, qui était de 110 pour de 100 000 habitants. Parmi les nouveaux détenus dans l’État de New York, 25 p. 100 n’ont à leur actif qu’une seule infraction en rapport avec la drogue, et aucun autre type de crime.

Le Canada a l’honneur peu enviable de compter le plus grand nombre d’arrestations au monde par habitant, après les États-Unis, pour une infraction liée à la drogue. Il est dit de la législation et de la répression sur les stupéfiants du Canada qu’elles « font plus de mal que de bien ».  Il y a actuellement quelque 1 200 détenus condamnés pour des infractions liées à la drogue dans les établissements fédéraux (où sont incarcérés les contrevenants purgeant une peine de deux ans ou plus). Toutefois, la majorité des détenus pour infraction aux lois sur les stupéfiants se trouvent dans les institutions provinciales qui accueillent les contrevenants condamnés à moins de deux ans de réclusion ; on trouve plusieurs milliers de détenus purgeant des peines dans des établissements provinciaux pour des infractions liées à la drogue. Avant de nous ennorgueillir de faire mieux que les États-Unis, il est bon de se rappeler qu’il y a au Canada plus de toxicomanes incarcérés qu’il n’y en a d’inscrits à des programmes de traitement. Tout comptes faits, l’intensification de la répression a créé une surcharge de travail pour les tribunaux et le surpeuplement dans les cellules. Comme un détenu coûte 50 000 dollars par année, il est évident qu’on pourrait attribuer les ressources plus efficacement.

La drogue en prison

D’après les témoignages entendus par le Comité parlementaire sur le SIDA, la population carcérale compterait 50 p. 100 de drogués. Lors d’un sondage effectué en 1995, 40 p. 100 des 4 285 détenus sous responsabilité fédérale ont déclaré volontairement avoir consommé de la drogue depuis leur incarcération. Il n’est pas surprenant qu’il y ait une telle consommation et tant de trafic de stupéfiants dans les prisons pour plusieurs raisons :

1. Dans le monde entier, on répond aux problèmes posés par la consommation et le trafic des stupéfiants par la criminalisation et l’emprisonnement.

2. Les seuls pays à ne pas avoir de sérieux problèmes de drogue dans leurs prisons imposent la peine capitale tant pour la possession que pour le trafic.

3. La consommation et l’abus des stupéfiants servent à combattre l’ennui, l’anxiété et le désespoir ; or, très peu de prisons sont en mesure de fournir aux détenus les moyens de se stimuler, de se détendre et d’espérer.

4. La consommation de drogue en vue d’altérer la conscience est un phénomène universel, observé depuis le début des temps. Imaginer qu’il puisse y avoir des prisons sans drogue équivaut à fermer les yeux sur les réalités de la nature humaine et sur les effets de la drogue.

5. Le trafic des stupéfiants est très lucratif ; il ne nécessite aucun matériel ni formation et les drogues sont faciles à camoufler. Sous un régime de prohibition, le coût élevé des stupéfiants engendre une économie très lucrative et permet d’acheter à prix d’or la collaboration des gardiens et autres membres du personnel. Il en résulte un système économique fait sur mesure pour le milieu carcéral, d’autant plus que beaucoup de ses participants ont déjà trafiqué avant leur incarcération.

Au Canada, la consommation de drogue fait partie du mode de vie de nombreux détenus et d’ex détenus qui sont sous le régime des libérations conditionnelles. Rien dans les prisons ne décourage réellement l’utilisation abusive de produits d’intoxication ; l’étude des dossiers de discipline prend trop de temps et les punitions infligées aux détenus, comme la privation des privilèges, sont largement compensées par les effets de la drogue. En prison, les détenus participent à un trafic actif qui défie tous les obstacles et suscite des conflits impliquant dettes et menaces. La vente des stupéfiants peut être très lucrative et les prix peuvent dépasser de 200 à 500 p. 100 leur valeur sur le marché clandestin. Le trafic est une source de violence majeure dans les établissements fédéraux.

Les contrevenants qui arrivent en prison sans avoir jamais consommé de la drogue deviennent souvent des toximanes pendant leur incarcération. Comme la prise de drogue par injection est courante et qu’il y a peu de seringues, les détenus utilisent souvent des aiguilles usagées. D’après eux, l’utilisation de drogues par injection intraveineuse et le partage des seringues sont fréquents ; il arrive que 20 personnes utilisent la même aiguille sans la désinfecter. Le personnel de Service correctionnel du Canada (SCC) affirme que les drogues sont une partie inhérente de la culture et de la réalité carcérales, que la consommation de drogue est répandue dans les établissements et qu’il y a de nombreuses seringues dans les prisons. Il est bien sûr difficile de mesurer l’étendue de l’utilisation de drogues par injection, mais on sait que ceux qui se piquent ne disposent pas d’aiguilles ni de seringues propres. Une étude réalisée sur la transmission du VIH parmi les utilisateurs de drogues par injection, à Toronto, a révélé que plus de 80 p. 100 d’entre eux avaient passé au moins une nuit en prison depuis qu’ils avaient commencé à se piquer, et le quart d’entre eux avaient partagé les accessoires d’injection pendant leur l’incarcération. Lors d’une autre étude, 11 p. 100 des détenus sous responsabilité fédérale ont révélé s’être piqués depuis leur arrivée à l’établissement et, de ce nombre, seulement 57 p. 100 croyaient que le matériel utilisé était propre. Dans un établissement de l’Ouest canadien, 71 p. 100 ont déclaré s’être injecté des drogues, dont 12 p. 100 en prison seulement, 20 p. 100 en liberté et 68 p. 100 dans les deux situations. En tout, 89 p. 100 ont déclaré avoir partagé une aiguille au moins une fois.

Les stupéfiants entrent continuellement en prison. D’après une estimation officielle, les services de sécurité n’en arrêtent que 5 p. 100 à la porte. Service Correctionnel Canada vient de recommander que le Code criminel soit modifié pour transformer en infraction criminelle la contrebande dans les pénitenciers. Cette recommandation n’a pas eu de suite et l’on ignore d’ailleurs comment une telle mesure pourrait être appliquée. On ne sait pas si elle réduirait effectivement les méfaits de la drogue ou si elle en modifierait simplement la nature, ou même l’exacerberait.

La séroprévalence de l’hépatite et le VIH/SIDA

Il est maintenant prouvé que l’hépatite B et l’hépatite C se propagent rapidement dans les prisons ; ces virus sont transmis par le sang ou le sperme des porteurs du VIH. Entre janvier et août 1995, 223 nouveaux cas d’hépatite C et 22 nouveaux cas d’hépatite B ont été signalés dans les pénitenciers, données qui laissent entrevoir un risque de propagation rapide du VIH dans ces lieux. Trois études révèlent que les taux de séroprévalence oscille entre 28 et 40 p. 100 dans les prisons canadiennes. L’hépatite C se transmet ordinairement par la transfusion sanguine ou par le partage d’accessoires destinés à la consommation de drogue. La séropositivité de l’hépatite signale que ces détenus là se piquent probablement. Considérées dans leur ensemble, ces données indiquent qu’il faut s’attendre à une augmentation marquée de la prévalence du VIH dans les établissements correctionnels au cours des prochaines années.

Les études sur la séroprévalence menées dans les prison fédérales et provinciales ont révélé des taux d’infection du VIH variant de un à 7,7 p. 100. Comme ces études datent déjà de plusieurs années, les taux actuels sont nécessairement supérieurs. Dans les établissements fédéraux, le nombre de détenus séropositifs déclarés a augmenté à un rythme alarmant : en janvier 1991, on en comptait 27 alors qu’ils étaient 159 en mars 1996 (plus de un p. 100 de la population carcérale totale de 14 100 personnes). Les taux de VIH parmi les utilisateurs de drogue par injection dans les établissements correctionnels concordent avec les niveaux d’infection chez les utilisateurs dans la collectivité. Ainsi, dans les prisons du Québec, on trouve que, parmi les détenus qui se piquent, 8 p. 100 des hommes et 13 p. 100 des femmes sont porteurs du VIH. Des études effectuées dans des pénitenciers de la Colombie-Britannique et de l’Ontario ont révélé qu’environ 1 p. 100 des détenus testés étaient porteurs du VIH, un taux plus de dix fois celui prévalent dans le grand public. Les prisonniers ayant des antécédents d’injection de drogue avaient les taux le plus élevés (2,1 p. 100 en Colombie-Britannique et 3,8 p en Ontario). Dans certains établissements, en particulier au Québec, presque 5 p. 100 des détenus sont séropositifs. Globalement, les estimations de prévalence du VIH parmi les prisonniers oscillent entre un et 4 p. 100 chez les hommes et entre un et 10 p. 100 chez les femmes ; dans les deux groupes, l’infection est fortement associée à des antécédents de consommation de drogue par injection.

Les taux de séroprévalence de l’hépatite C sont encore plus élevés, les études ayant révélé des taux variant de 28 à 40 p. 100. La transmission de l’hépatite C a été étudiée dans au moins une prison. Des études réalisées dans des prisons aux État-Unis, en Australie, en Écosse et dans d’autres pays prouvent qu’il y a un risque de contagion du VIH sérieux dans les prisons si des mesures de prévention rigoureuses ne sont pas prises. Bien qu’aucun cas précis de transmission du VIH n’ait été constaté dans les prisons canadiennes, on a relevé dans un certain nombre d’établissements des partages de seringes parmi des groupes de détenus dont certains sont porteurs du VIH.

Comment on répond aux méfaits de la drogue dans les prisons

Les problèmes associés au VIH/SIDA et à la consommation de drogues dans les prisons ont été abondamment étudiés au Canada. C’est le Comité d’experts sur le SIDA et les prisons (CESP) qui a réalisé l’analyse la plus complète de la question en 1992-1993. Le CESP a interviewé les autorités pénitentiaires, le personnel et les détenus, examiné les politiques et les rapports canadiens et internationaux et envoyé des questionnaires au personnel des établissements ainsi qu’aux détenus. Le rapport final du Comité, publié en mars 1994, privilégie fortement une stratégie basée sur la santé publique pour affronter les problèmes du VIH/SIDA dans les prisons et une approche de réduction des méfaits pour lutter contre la consommation des stupéfiants. Parmi ses 88 recommandations figurent la fourniture d’eau de Javel aux détenus et de méthadone aux usagers de drogues par injection. Le rapport en arrive à la conclusion qu’il faudra fournir en prison du matériel d’injection stérile et il précise que l’adoption d’une stratégie de réduction des méfaits signifie non pas qu’on approuve l’usage de drogues, mais qu’on veut décourager les comportements dangereux en matière d’injection. Il termine en disant qu’il est essentiel de réduire le nombre des consommateurs de drogue incarcérés. Le Canada a l’un des plus hauts taux d’incarcération par habitant du monde, particulièrement pour les infractions liées aux drogues, et vient immédiatement après les États-Unis. Bon nombre des problèmes créés par le VIH et la consommation de drogues dans les prisons pourraient être réduits s’il existait des solutions de rechange à l’incarcération, particulièrement dans le contexte des infractions liées aux drogues.

Les solutions des autorités pénitentiaires:

Le Système correctionnel du Canada a accepté de nombreuses recommandations du Comité d’experts sur le SIDA ; en 1996, il a décidé de fournir de l’eau de Javel dans tous les établissements fédéraux. Par contre, il a déclaré qu’il ne mettrait pas en place de programmes de traitement par la méthadone ni de programmes d’échange de seringues. Au contraire, quelques mois seulement après la publication du rapport, le SCC annonçait une nouvelle stratégie pour combattre la drogue dans les pénitenciers fédéraux qui était, sous bien des aspects, en contradiction avec les recommandations du Comité d’experts. Parmi les mesures préconisées, on relève notamment l’augmentation des tests d’échantillons d’urine au hasard, plus de fouilles des visiteurs et l’application d’accusations criminelles contre les visiteurs qui essaient d’introduire de la drogue dans les prisons ; de plus, ces derniers peuvent être ultérieurement privés du droit de visite. Certains reprochent à ces mesures d’être extrêmement coûteuses, intrusives et, tout compte fait, peut-être inefficaces et même contre-productives. Il faut noter que le SCC s’est engagé à faciliter l’accès des prisonniers à un programe de traitement.

Le service correctionnel n’ayant pas mis en oeuvre les recommandations du Comité d’experts sur le sida au sujet de la consommation de la drogue, les particuliers et les organismes consultés au cours de la première phase d’un projet sur les questions juridiques et éthiques soulevés par le VIH/SIDA (mené par le Réseau juridique canadien HIV/SIDA et la Société canadienne du SIDA) ont exhorté les deux organisations à continuer de travailler aux problèmes que posent le VIH/SIDA et la consommation de drogues en prison. Ils ont notamment suggéré que le projet conjoint détermine si les gouvernements et les systèmes carcéraux ont l’obligation légale de fournir aux détenus les moyens qui leur permettraient de se protéger contre l’infection au VIH, et qu’il examine la question de responsabilité s’il advenait une propagation du VIH dans les prisons découlant du refus de fournir des préservatifs, de l’eau de javel et des seringues propres. En 1996, les responsables du projet ont publié un rapport complet dans lequel ils incitent les systèmes carcéraux fédéral et provinciaux à:

  • adopter une approche plus pragmatique à l’égard de la consommation des stupéfiants, reconnaissant le fait qu’une prison sans drogue n’est pas un objectif plus réaliste qu’une société sans drogue et que, à cause du VIH/SIDA, la réduction de la consommation ne peut plus être l’objectif premier de la politique sur les drogues des autorités pénitentiaires.
  • reconnaître que le fait de mettre à la disposition des détenus de l’eau de Javel, des seringues stériles et des programmes de traitement à la méthadone n’équivaut pas à approuver la consommation des stupéfiants, mais constitue une mesure nécessaire et pragmatique de santé publique.
  • éduquer le public canadien et les décideurs sur l’importance de mettre en oeuvre des mesures de réduction des méfaits dans les prisons.

Comme le souligne le rapport, le Service correctionnel du Canada a consacré, en 1995-1996, 1,2 million de dollars au programme d’analyse d’urine et un million à d’autres volets de la stratégie antidrogue, et seulement 175 000 $ au programme de lutte contre le sida. Les dépenses engagées pour mettre en oeuvre des programmes d’analyse d’urine sont loin de constituer une utilisation judicieuse de nos ressources limitées. De tels programmes coûtent plus cher que des mesures de santé publique plus appropriées en matière de consommation de drogue, c’est-à-dire des programmes de réduction de la consommation et des programmes de réadaptation organisés sous contrôle dans toutes les prisons. Qui plus est, ils utilisent des méthodes, comme d’uriner sur commande et sous les yeux du personnel, qui portent atteinte à l’intégrité de la personne. Ils risquent également d’avoir un impact négatif sur les efforts visant à réduire les méfaits de la consommation de drogue. En théorie, les résultats positifs d’une analyse d’urine entraînent des mesures disciplinaires qui devraient dissuader la consommation de drogue dans les prisons. En réalité, on n’a aucune certitude quant aux effets à long terme des analyses d’urine sur les niveaux de consommation. Par contre, l’impact à court terme est, d’après la majorité des détenus, inexistant. Même si les programmes de prélèvement entraînaient une diminution de la consommation, il ne faudrait pas en surestimer l’effet. La réduction de l’usage des drogues est un objectif important, mais celle de la réduction de la propagation du VIH et d’autres méfaits l’est encore davantage. On craint en particulier que les tests d’urine, loin de réduire la consommation, n’entraînent les détenus à substituer à des drogues relativement inoffensives, mais décelables dans l’urine pendant une période allant jusqu’à un mois, des drogues potentiellement plus dangereuses mais qui ont une plage de détection plus courte. Ainsi, la consommation de drogues par injection risque d’augmenter et, partant, la transmission du VIH et d’autres méfaits. Des prisonniers canadiens confirment cette hypothèse et affirment assister au remplacement de la marijuana par la cocaïne et l’héroïne. Ce problème a pris une telle ampleur après l’introduction des prélèvements d’échantillons d’urine au hasard dans les prisons britanniques que les tests de dépistage de la marijuana ont été abandonnés un peu plus tôt dans l’année.

Le rapport passe également en revue les lois canadiennes et internationales et maintient que les autorités pénitentiaires ne s’acquittent pas de leurs responsabilités légales et morales parce qu’elles ne font pas tout en leur pouvoir pour protéger la santé des détenus. Des mesures appliquées avec succès à l’extérieur des prisons avec l’appui et le financement du gouvernement, telles que la fourniture d’accessoires stériles et de traitements à la méthadone, n’existent pas dans la grande majorité des prisons. Il a pourtant été prouvé, en Suisse par exemple, qu’elles pouvaient être mises en place et obtenir l’appui des prisonniers, du personnel, de l’administration, des politiciens et du public.

L’intervention juridique

Déjà en 1989, un tribunal canadien décrétait que les centres de détention de Toronto ne répondaient pas adéquatement au problème posé par l’incarcération de personnes porteuses du VIH/SIDA car ils ne fournissaient ni traitements aux détenus ni programmes éducatifs au personnel. Ce cas et d’autres décisions semblables rendues depuis montrent que les tribunaux canadiens sont disposés à examiner minutieusement les actes ou l’inaction des autorités pénitentiaires concernant le VIH/SIDA. Ainsi, en 1996, une femme séropositive a intenté une poursuite contre des autorités pénitentiaires provinciales pour avoir négligé de lui fournir de la méthadone. À son entrée en prison, cette femme n’avait pas été autorisée à poursuivre son traitement à la méthadone. Elle a présenté aux tribunaux une requête pour dédommagement, exigeant une ordonnance d’habeas corpus, alléguant que, dans les circonstances, sa détention était illégale. En réponse à sa requête, les tribunaux ont ordonné qu’on lui fournisse de la méthadone pendant son incarcération. Depuis, la politique dans les prisons provinciales a été modifiée pour permettre le traitement des détenus à la méthadone. Dans une autre affaire, toujours en 1996, un héroïnomane québécois a été condamné à une peine d’emprisonnement, avec une stipulation précise qu’il puisse être traité à la méthadone.

Étant donné ces précédents, où les tribunaux se montrent disposés à décréter que la non-prestation de soins adéquats à des personnes déjà infectées constitue une violation de leurs droits constitutionnels, on peut espérer que les magistrats canadiens voudront bien reconnaître qu’il est également inconstitutionnel de refuser à des détenus la possibilité de prévenir l’infection. Il semble de plus en plus accepté que le droit (droit constitutionnel, droit de la responsabilité civile et droit criminel) puisse être invoqué pour forcer les autorités carcérales à adopter les mesures tant attendues de réduction des méfaits ou encore pour les tenir responsables de l’absence de mesures dans les prisons et de la contagion du VIH qui s’ensuit.

Les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé sur le contrôle du sida stipulent que les détenus doivent recevoir les mêmes soins de santé que l’ensemble de la population. La situation dans les prisons, où il reste tant à faire, doit faire réfléchir ceux d’entre nous qui croient que l’on a progressé dans la mise en place de stratégies de réduction des méfaits acceptables dans nos pays. Pour réduire les méfaits de la drogue dans les sociétés, il faut les réduire aussi dans les prisons. Or, à cet égard, nous avons lamentablement échoué.

Les prisons passent souvent pour un monde à part, mais c’est tout le contraire : On y connait les mêmes problèmes qu’à l’extérieur, même si on a aussi des problèmes uniques au monde carcéral et il y a un roulement continu entre la population carcérale et la population générale. Pour essayer de mettre en place un programme exhaustif de réduction des méfaits, il nous faut reconnaître que la situation ne découle pas seulement du mauvais usage des stupéfiants, mais aussi des mesures de contrôle utilisées. Ce dont nous avons le plus besoin en ce moment, c’est d’un débat ouvert et franc sur la façon de réduire les méfaits de la drogue sous toutes leurs formes. Cela comprendrait notamment la restructuration du système de justice criminelle, la reformulation de la stratégie antidrogue, la réévaluation de nos politiques sociales et l’élargissement des programmes communautaires pour remplacer un taux d’incarcération excessif. Tout ceci signifie que nous devons élaborer de nouvelles approches pour affronter le problème des stupéfiants et inventer une politique sociale qui fait intervenir de nombreux organismes oeuvrant de concert pour réduire les méfaits causés par les drogues aux individus, à la communauté et à la société en général. Il est évident que, pour être vraiment efficace, tout tentative pour réduire les méfaits de la drogue dans les prisons doit faire partie d’une approche globale de réduction des méfaits dans toute la société. Cette approche doit comprendre une évaluation des effets de la consommation, du trafic et de la prohibition des stupéfiants.


9. La réduction des méfaits

D’abord, ne pas faire de mal

(Le serment d’Hippocrate)

La stratégie de réduction des méfaits est une orientation sociale relativement nouvelle dans le domaine de la lutte antidrogue. Elle a été adoptée dans plusieurs pays ces dernières années, notamment en Australie, en Grande-Bretagne, en Allemagne et aux Pays-Bas, et cela en réaction à la propagation du syndrôme d’immunodéficience acquise (sida) chez les drogués qui se piquent par injection intraveineuse. Le concept de réduction des méfaits peut s’appliquer à toutes les drogues, y compris l’alcool, mais il s’adresse surtout aux drogués qui se piquent étant donné les dangers immédiats que pose cette façon de se droguer.

La réduction des méfaits a comme objet premier la réduction des conséquences négatives de la lutte contre la toxicomanie. Cette stratégie s’oppose à l’abstentionnisme, une politique dominante en Amérique du Nord, qui vise à réduire la prévalence de la toxicomanie. Selon le concept de la réduction des méfaits, une stratégie qui se limite à réduire la consommation des stupéfiants ne peut que favoriser certains maux liés aux drogues. Les deux approches insistent donc sur des aspects différents. La stratégie de réduction des méfaits tente d’atténuer les problèmes liés à la consommation de drogue et reconnaît que l’abstinence n’est peut être pas un objectif réaliste ou même désirable pour certains, en particulier à court terme. Cela ne veut pas dire que la réduction des méfaits et l’abstinence sont contradictoires, mais bien que l’abstinence n’est pas le seul objectif acceptable ou important. La réduction des méfaits suppose l’instauration d’objectifs hiérarchisés aboutissant à la consommation sans risque ou, éventuellement, à l’abstinence et devant être atteints par étapes successives, en commençant par les premières et les plus réalistes. Cette approche est donc éminemment pragmatique.

Le succès du concept de réduction des méfaits a été catalysé par propagation du sida et, surtout en Amérique du Nord, il a retenu l’attention à cause des effets pervers causés par les politiques de prohibition. En effet, la violence, les guerres des gangs, le surpeuplement dans les prisons et la corruption policière associés à la prohibition ont atteint un niveau tel que les décideurs, les médecins et le public ont cherché des solutions de remplacement à l’interdiction totale. La stratégie de réduction des méfaits tente de repérer, de mesurer et d’atténuer les conséquences négatives de la toxicomanie aux niveaux individuel, communautaire et societal.

La réduction des méfaits, telle qu’on la conçoit aujourd’hui, est née en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et en Amérique du Nord. Durant les années 80, trois grands facteurs ont mené à l’établissement du modèle Mersey de réduction des méfaits en Grande-Bretagne : La possibilité pour les médecins de prescrire des stupéfiants ( y compris l’héroïne), l’instauration rapide de programmes d’échange de seringues et la coopération de la police locale. Toutes les données concernant les infections par le VIH parmi les toxicomanes qui se piquent à Merseyside donnent à penser que la stratégie de prévention y est très efficace. En effet, le taux de séroposivité est très faible chez toximanes par intraveineuse et le nombre des infractions liées à l’acquisition de stupéfiants a baissé dans toute la région, alors qu’il est en hausse à l’échelle nationale.

Dans les années 1980, la municipalité d’Amsterdam a reconnu que la toxicomanie est un comportement complexe et récurrent, et que la stratégie de réduction des méfaits permet de dispenser des soins médicaux et sociaux et d’éviter ainsi certaines conséquences graves de l’injection de drogue par intraveineuse. Le programme d’échange de seringues date de 1984 et, depuis, de nombreuses villes néerlandaises ont adopté sur les stupéfiants une approche pragmatique et non moralisatrice qui a débouché sur un système polyvalent offrant divers programmes de réduction des méfaits. Aux Pays-Bas, la police vise avant tout les trafiquants et non les consommateurs de drogue.

Les programmes de traitement des opiomanes à la méthadone ont débuté à la fin des années 50 au Canada et au début des années 60 aux États-Unis. La propagation du sida chez les toxicomanes a conduit plusieurs pays, avec de bons résultats, à développer rapidement ce type de programmes et à libéraliser la fourniture de méthadone, mais d’autres, comme le Canada et les États-Unis prennent plus de temps à réagir.

Plusieurs pays ou régions ont adopté le principe de la réduction des méfaits et l’ont mis en pratique. Ainsi, le Advisory Council on the Misuse of Drugs de Grande-Bretagne affirme : « nous concluons sans hésitation que la propagation du VIH est un plus grand danger pour la santé de l’individu et la santé publique que la toxicomanie. Par conséquent, les services qui visent à réduire par tous les moyens les comportements propices à la contagion par le VIH devraient avoir la primeur dans les plans de développement ». L’Organisation mondiale de la santé exprime un avis semblable, affirmant que les politiques destinées à réduire la consommation de drogue ne devraient pas compromettre les mesures de lutte contre la propagation du sida.

 

Caractéristiques de la stratégie de réduction des méfaits

Les principales caractéristiques de la stratégie de réduction des méfaits sont :

Le pragmatisme : La réduction des méfaits accepte comme inévitable un certain usage des substances psychotropes et comme normal un certain niveau de consommation de stupéfiants dans la société.

L’humanisme : La décision de l’utilisateur de prendre des drogues est un fait accepté et c’est son choix. On ne porte aucun jugement moral pour condamner ou favoriser l’usage des drogues, quel que soit le niveau de consommation ou le mode d’absorption. On respecte la dignité et les droits du toxicomane.

L’insistance sur les méfaits : Le niveau de consommation de drogue, chez une personne, est secondaire par rapport aux méfaits que suscite son usage.

La hiérarchie des objectifs : La plupart des programmes de réduction des méfaits présentent des objectifs hiérarchisés, les premiers étant de répondre aux besoins les plus pressants.

Définition

La réduction des méfaits peut se définir comme un objectif et comme une stratégie. Dans les deux cas, la consommation de drogue chez la personne est un fait accepté. Cela ne veut pas dire que la réduction des méfaits exclut l’abstinence, mais elle reconnaît plutôt qu’il existe plusieurs approches et stratégies valables pour traiter les problèmes de toxicomanie (au nombres desquelles on trouve la réduction des méfaits et l’abstinence). Une approche de réduction des méfaits à court terme, chez une personne, n’exclut pas l’abstinence par la suite, et vice versa. Le Groupe de travail sur la politique en matière de drogues a suggéré de définir ainsi la stratégie de réduction des méfaits : Une politique ou un programme visant la diminution des conséquences négatives de l’usage des drogues sur la santé, la vie sociale et la vie économique, sans exiger pour autant l’abstinence.

Les mesures de réduction des méfaits comprennent :

  • l’échange et la disponibilité des seringues,
  • le traitement à la méthadone,
  • la prescription d’autres drogues que la méthadone, y compris des stimulants,
  • la mise en oeuvre de programmes d’éducation et d’information explicites et honnêtes,
  • la mise en application de mesures juridiques et de politique criminelle,
  • l’instauration de zones de tolérance, lieux d’injection salubres surveillés par du personnel médical et lieux de vente sécuritaires surveillés par la police,
  • la mise en place de mesures contre l’alcoolisme favorisant la consommation modérée, étiquettes standardisées, intervention des serveurs, etc.,
  • l’adoption de mesures sur le tabac régissant l’usage du tabac dans les lieux publics, favorisant l’usage de la gomme, des timbres et des inhalateurs de nicotine, des cigarettes sans fumée, etc.,
  • l’adoption de mesures sur le cannabis, comme la décriminalisation de facto pour possession de petites quantités.

L’appui grandissant que reçoit la Conférence internationale sur la réduction des méfaits liés aux drogues, qui est maintenant dans sa neuvième année, et la formation récente de l’Association internationale pour la réduction des méfaits témoignent de la popularité de cette stratégie à l’échelle internationale. Les travailleurs sur le terrain approuvent de plus en plus cette stratégie, mais de nombreux organismes de santé et de lutte contre la toxicomanie, en Amérique du Nord et ailleurs, demeurent ambivalents sur son bien fondé tant pour l’alcoolisme que la toxicomanie. Cette stratégie soulève, certes, des problèmes difficiles, mais il est clair qu’il vaut mieux en débattre ouvertement plutôt que de les passer sous silence comme ce fut le cas trop souvent dans le passé. Il faut que les programmes de réduction des méfaits tiennent compte des réalités culturelles. Ils représentent une stratégie polyvalente et non une simple intervention. Certaines conséquences de l’usage des stupéfiants, comme le sida par exemple, imposent un plan à long terme. La réduction des méfaits est une démarche sociale, ce n’est pas une stratégie que les responsables de la santé publique peuvent imposer de façon autoritaire. Un bon programme de réduction des méfaits doit offrir toute une gamme de moyens pour changer les comportements et doit être mené à long terme.

En dernière analyse, la réduction des méfaits se préoccupe de garantir la qualité et l’intégrité de la vie humaine dans sa merveilleuse et terrifiante complexité. La réduction des méfaits n’est pas manichéiste. Elle voit les problèmes tels qu’ils sont, dans un juste milieu entre deux extrêmes. Cette approche tient compte du continuum de la toxicomanie et de la diversité des drogues ainsi que des besoins humains. À ce titre, elle ne donne pas de réponses rapides ni de solutions toutes faites. La réduction des méfaits est pragmatique, tolérante et fondée sur la diversité. En somme c’est à la fois un produit et une mesure de notre humanité. La stratégie de réduction des méfaits prend en compte les droits de la personne et respecte l’humain chez l’homme.


10. Solutions de rechange au système canadien

Les leçons de l’Europe et de l’Australie sont probantes. Les politiques en matière de drogues doivent chercher à réduire le nombre des crimes, des maladies et des décès causés par la drogue, et non le nombre des consommateurs occasionnels

États-Unis

Les États-Unis sont un des pays qui appliquent la prohibition la plus rigoureuse contre les stupéfiants. Même si la possession de la marijuana est décriminalisée de facto dans certains États et si l’usage médical du cannabis est approuvé de plus en plus (voir plus haut), la plupart des politiques américaines sont de nature strictement prohibitive. Il existe peu de programmes d’échange de seringues car certains États ont encore des lois interdisant la vente de seringues sans ordonnance ou l’échange de seringues. Le dépistage antidrogue est répandu sur les lieux de travail et en milieu scolaire. Les peines sont très lourdes pour toutes les infractions touchant les stupéfiants avec des minima prescrits stricts. Les résultats de cette stratégie: une prévalence très forte du VIH et d’autres pathogènes, en particulier chez les toxicomanes (parmi les plus élevées en occident), et une importante expansion du système pénitentiaire. Bien que les dépenses fédérales pour réduire l’approvisionnement aient été multipliées par cinq depuis 1996, la cocaïne coûte moins cher aujourd’hui qu’il y a 10 ans et l’héroïne est pure à plus de 60 % contre 30 % en 1990.

En octobre, Amnistie Internationale a publié un rapport accablant sur le respect des droits de l’homme aux États-Unis. L’organisme accuse les États-Unis de faire deux poids deux mesures et de créer un climat propice à la violation des droits de la personne. Le rapport fustige les États-Unis pour ce qu’il qualifie de violations persistantes et répandues des droits de la personne. Les autorités fédérales, celles des États, la police, les services d’immigration et les autorités pénitencières sont critiqués par le rapport qui documente des cas généralisés de violence gratuite, d’agressions sexuelle et de cruauté. Bon nombre des infractions relevées par Amnistie concernent l’appliction des lois antidrogue. Plus de 50 % des cas de détention aux États-Unis sont liées aux drogues. Le rapport critique particulièrement les conditions d’incarcération dans les prisons américaines. La population carcérale a triplé aux États-Unis depuis 1980 et atteint plus de 1,7 million de personnes, et on se sert couramment de chaînes et de fers pour contraindre les détenus, bien que le droit international interdise cette pratique. Amnistie signale également que près d’un tiers de tous les jeunes noirs des États-Unis sont en prison, en régime de libération conditionnelle ou sous caution. « Nous trouvons ironique que le pays le plus puissant du monde fasse appel aux lois internationales sur les droits d’homme pour critiquer les autres, mais n’applique pas les mêmes normes chez lui ».

Malgré les efforts des Américains à l’étranger, la production mondiale d’opium et de cocaïne a doublé depuis dix ans. Le nombre de pays producteurs a également doublé. Les efforts pour arrêter la production dans un pays ne servent qu’à la faire augmenter ailleurs. Comme un terrain de 35 km2 suffit pour produire suffisamment d’opium pour la consommation américaine, les chances que les États-Unis parviennent à en enrayer la production sont bien minces. En outre, les frontières sont plutôt difficiles à protéger quand on sait qu’un seul DC-3 peut transporter un chargement d’héroïne suffisant pour un an de consommation et que 12 remorques suffisent à un an de consommation de cocaïne.

En 1980, le budget fédéral de lutte contre les stupéfiants était d’environ un milliard de dollars américains et les budgets locaux et ceux des États étaient de deux à trois fois plus lourds. En 1997, le budget fédéral pour le contrôle des stupéfiants atteignait 16 milliards, dont les deux tiers était destinés aux organismes de répression ; le financement des localités et des États avait augmenté dans les mêmes proportions. « Voilà le résultat d’une politique antidrogue trop dépendante des "solutions" judiciaires qui limitent le traitement à la seule abstinence pour des raisons idéologiques et qui ne sont pas tenues à des analyses de coûts et de rendements ». 

Grande-Bretagne

En Grande-Bretagne, la loi autorise les médecins à prescrire à leurs patients n’importe quelle drogue sauf l’opium. Cette pratique remonte au comité présidé par Sir Humphrey Rolleston durant les années 20. Le comité Rolleston était un groupe de médecins faisant autorité dans le traitement des toxicomanes. Une des conclusions principales du comité était la suivante : Lorsqu’on a fait, en vain, tous les efforts possibles pour briser la dépendance à la drogue d’un patient, il est parfois justifié de prescrire régulièrement la dose minimale qui se révèle nécessaire pour éviter les symptômes de sevrage graves et maintenir le patient dans un état qui lui permette de mener une vie utile.

Le système britannique a connu une évolution importante causée par le changement de nature de la population toxicomane et le renforcement des contrôles exercés sur les médecins ; mais, à bien des égards, le rapport Rolleston sert encore de modèle. Ceci est particulièrement vrai dans la région de Mersey où les différents services suivent le principe voulant qu’à défaut de pouvoir « guérir » la dépendance, on peut encore traiter les toxicomanes en fournissant des injections d’opiacés et d’autres drogues à des usagers enregistrés auprès des autorités de santé. La police locale contribue beaucoup au succès de cette approche en ne mettant pas sous surveillance les services qui dispensent les drogues et en y référant les toxicomanes qu’elle arrête. La majorité des clients se voient prescrire de la méthadone par voie orale, mais certains recoivent des injections de méthadone ou d’héroine et un petit nombre reçoit des amphétamines, de la cocaïne ou d’autres drogues. Ces stupéfiants sont dispensés par les pharmacies locales. Dans certaines régions de Grande Bretagne, on prescrit aussi aux toxicomanes des drogues que l’on peut fumer (les toxicomanes prêts à abandonner le mode d’absorbtion par injection intraveineuse se trouvent souvent incapables de passer directement à la voie orale qui ne produit pas le même effet immédiat (rush) qu’une injection de drogue, mais que l’inhalation, elle, produit aussi).

Le conseil consultatif du gouvernement britannique sur le mauvais usage des drogues (ACMD) a affirmé en 1988 que le sida est une plus grande menace pour la santé publique que la toxicomanie et recommandé que les services de stupéfiants modifient leurs politiques pour pouvoir entrer en contact avec le plus grand nombre de toxicomanes possible et les aider à changer leur comportement, même lorsqu’ils consomment encore des drogues. L’ACMD affirme que les services de stupéfiants devraient suivre des objectifs hiérarchisés pour changer les comportements des drogués en les déshabituant d’abord à partager le matériel d’injection, puis à les arrêter de se faire des injections intraveineuses, ensuite à leur faire réduire leur consommation et arriver finalement à l’abstinence totale.

La région de Mersey est la deuxième en importance, en Grande-Bretagne, pour la concentration de toxicomanes inscrits auprès des autorités médicales régionales. Le taux de VIH parmi les drogués par intraveineuse dans cette région est très faible, environ 1 %. On y a constaté une diminution importante des infractions relatives à la propriété, des vols de pharmacies et des vols par effraction. Comme aucune étude contrôlée ni projet pilote n’a eu lieu dans la région, les autres pays considèrent ces données trop peu fiables pour étayer la formulation de leurs politiques. Le modèle de Mersey a été suivi avec succès dans la plupart des régions de Grande-Bretagne et la moyenne nationale de séroposivité au VIH n’est que de 1 % chez les toximanes qui se piquent. Les politiques de la police de donner seulement des avertissements lorsqu’il s’agit de petites quantités de drogue à des fins personnelles ont été étendues à toutes les drogues et se pratique dans tout le pays.

Suisse

Dans le passé, les problèmes de toxicomanie en Suisse existaient uniquement dans les villes. À Zurich, un parc, considéré comme « zone franche » pour la consommation des stupéfiants, a fini par causer un problème municipal majeur en raison de l’afflux de toxicomanes provenant en bonne partie de l’extérieur de la ville, et même du pays, qui entraînait une augmentation des méfaits liés aux drogues. L’endroit, surnommé le « Parc des seringues », a été fermé lorsque les mauvaises conditions d’hygiène, les surdoses et les plaintes sont venus à bout des resources de la ville. Afin d’éviter les erreurs du parc aux seringues, le gouvernement suisse a convenu en 1992 de réassumer une part des responsabilités en matière de stupéfiants.

En janvier 1994, le gouvernement suisse a lancé une expérience scientifique pluriannuelle dans plusieurs villes consistant à fournir des stupéfiants aux toxicomanes dépendants afin d’évaluer les effets sur leur santé, leur intégration sociale et leur comportement. Le programme a d’abord touché 700 toxicomanes dans huit villes, puis s’est étendu à 1 146 malades dans 18 centres de traitement répartis dans sept villes. Moyennant un prix de participation modique d’une vingtaine de dollars canadiens par jour le programme fournissait :

  • l’accès médical à de l’héroïne, à de la morphine, à de la méthadone et, dans certaines conditions, à de la cocaïne, sous forme injectable, orale ou même sous forme de cigarette. Deux programmes permettaient aux clients de rapporter chaque soir avec eux quelques doses d’héroïne,
  • le logement, de l’aide à la recherche d’emploi, un traitement pour les maladies et les problèmes psychologiques, des seringues propres et du counselling,
  • la possibilité, pour les responsables de santé publique des villes participantes, de fournir de la cocaïne aux toxicomanes dépendants dans le but d’étudier l’apparition de la psychose due à la cocaïne au sein d’une population autrement pourvue de soins. Pour les grands cocaïnomanes, l’opinion quant à l’opportunité du traitement était divisée,
  • de la drogue sans limite de quantité mais des directives étaient fournies sur ce qui constitue une dose type,
  • de l’héroïne dans une prison à huit détenus, avec, à date, de bons résultats.

Les taux de rétention ont été importants pour les périodes expérimentales de six et de 18 mois. Il y a eu amélioration de l’état physique, de la santé mentale et de la vie sociale des patients, de même qu’une réduction des nouveaux cas de VIH. Le rapport final a été publié le 10 juillet 1997 par le Bureau fédéral suisse de la santé publique. Le programme de traitement à l’héroïne a été déclaré un succès, les infractions ont diminué de 60  % et le chômage de 50  %, et on a économisé des fonds publics au chapitre de l’application de la loi, de l’incarcération et du traitement médical. Devant ce succès, le gouvernement suisse a décidé de prolonger l’expérience avec l’héroïne.

Une des méthodes de réduction novatrices pratiquées par la Suisse, les Pays-Bas et l’Allemagne, est de tolérer le fonctionnement d’endroits appelés « salles d’injection », « salles de santé », « centres de contact », etc. Il s’agit de lieux où les toxicomanes peuvent se réunir et obtenir des seringues propres, des préservatifs, des conseils, des soins médicaux, etc. La majorité de ces lieux protègent l’anonymat. Certains prévoient un espace où les toxicomanes, incluant ceux qui se font des piqures intraveineuses, peuvent prendre de la drogue dans un milieu relativement sûr. On considère que cela vaut mieux que l’injection de stupéfiants dans des lieux publics ou des endroits où les toxicomanes se retrouvent de façon clandestine, où l’hygiène est généralement déplorable et qui sont contrôlés par les trafiquants de drogue. En Suisse, les premières salles d’injection ont été créées par des organismes privés à Berne et à Bâle à la fin des années 80. À la fin de 1993, il y avait huit endroits de ce genre, exploités, pour la plupart, par les municipalités. Plusieurs autres villes de la Suisse germanophone ont ouvert des salles de ce genre en 1994. L’évaluation de trois de ces lieux, après un an d’exploitation, montre qu’ils ont favorisé la diminution de la transmission du VIH et le risque de surdose.

Une diminution de l’incidence et de la prévalence de l’infection au VIH, à l’hépatite B et à l’hépatite C a été remarquée parmi les toxicomanes de Genève qui suivent le traitement à la méthadone depuis huit ans, ce qui indique que les toxicomanes ont modifié leur comportement à risque en ce qui concerne le VIH à la suite des campagnes de prévention. La prévalence du VIH parmi les sujets qui ont entrepris le traitement avant 1988 était de 38 % comparativement à 4,5 % parmi ceux qui ont commencé le traitement après 1993. En outre, la prévalence des hépatites B et C est descendue respectivement de 80,5 % à 20,1 % et de 91.6 % à 29.8 % durant la même période. Outre les campagnes nationales d’information sur le VIH entreprises après 1986, plusieurs autres mesures de prévention ont été instaurées à Genève. En 1987, les seringues sont devenues disponibles en pharmacie et, en 1991, on a instauré un programme national d’échange et de fourniture de seringues, avec machines distributrices. Ce programme comprend maintenant l’échange de seringues dans toutes les prisons et la distribution d’héroïne dans l’une d’elles. On a également élargi l’accès au traitement à la méthadone pendant cette période. Grâce à cette démarche globale, la Suisse fournit un exemple de l’efficacité et de la rentabilité des solutions pragmatiques en matière de stupéfiants.

Pays-Bas

La politique néerlandaise sur les stupéfiants a pour objectif premier de réduire les dangers de la toxicomanie pour les utilisateurs eux-mêmes, leur environnement immédiat et la société dans son ensemble. Ici, par tradition, on cherche des solutions pragmatiques à des problèmes concrets. Certes, on considère que la loi est utile, mais on attache une grande valeur au contrôle social organisé. Tout en tenant compte des risques pour la société, le gouvernement des Pays-Bas a tenté de s’assurer que les poursuites et l’incarcération ne fassent pas plus de mal aux toxicomanes que la consommation de drogues elle-même. Le code criminel hollandais invoque le principe de l’opportunité qui autorise le ministère de la Justice à ne pas intenter de poursuites criminelles s’il y va de l’intérêt public « pour des raisons découlant du bien commun ». On a établi des directives pour dépister et poursuivre des infractions à la Loi sur l’opium. La police ne prend aucune mesure spéciale pour détecter la possession de drogue à des fins personnelles, ni la vente ou la possession d’une quantité allant jusqu’à 30 g de cannabis. Les modifications apportées par la Loi sur l’opium et la politique de non répression partielle exercée par la police ont donc décriminalisé de facto l’utilisation de la marijuana et des autres produits du cannabis dans ce pays. Ces changements ont entraîné une diminution des peines pour la culture de petites quantités et la consommation de marijuana, ainsi qu’une augmentation des peines pour les gros trafiquants et le trafic international.

Un commentateur explique comment la Hollande répond à ses obligations internationales :

« La Convention unique et les obligations de la Convention sur le trafic illicite de 1988 exigent la criminalisation de la possession, du trafic, de la vente, de la culture et de la production des drogues douces autant que des drogues dures. Les Pays-Bas répondent à cette obligation par la promulgation en Hollande d’une Loi sur l’opium. Cependant, il n’existe dans les conventions pertinentes des Nations Unies sur les stupéfiants aucune disposition concernant l’application de cette loi. La Convention unique reconnaît explicitement aux États le pouvoir de restreindre l’application de leurs lois en partant du principe qu’elles représentent un élément fondamental de leur souveraineté. Cette disposition donne aux Néerlandais la latitude qu’ils utilisent dans l’application de leurs lois sur les stupéfiants. En interprétant le principe légal de l’opportunité des poursuites comme principe fondamental de souveraineté, ils ont été en mesure d’établir une politique de non-répression (partielle) des infractions à leur Loi sur l’opium ».

La Commission internationale de contrôle des stupéfiants a déclaré que la décriminalisation de facto pratiquée par les Pays-Bas contrevenait à la politique des Nations Unies. En retour, les détracteurs de la prohibition néerlandais affirment que la commission se fonde sur une interprétation trop littérale des mesures punitives énoncées dans les traités. Ils affirment que ces traités permettent aux États de réglementer la production de cannabis s’ils estiment qu’il s’agit de la façon la plus appropriée de protéger la santé et le bien publics. Ils disent notamment :

« L’interprétation logique des articles 22 et 28 de la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 est qu’il revient à chaque pays de décider pour lui-même quelles mesures conviennent le mieux pour protéger la santé et le bien-être du public et pour décourager le trafic illicite. Si un pays est convaincu que l’interdiction de la culture du cannabis, par exemple, ne constitue pas une mesure appropriée, alors le pays n’est pas obligé par la convention d’appliquer l’interdiction de cette culture, à condition que l’État établisse un organisme réglementant et contrôlant cette culture. Dans ce cas, l’État ne contrevient pas à l’article 3 du traité concernant le trafic illicite des stupéfiants et des substances psychotropes (Vienne, 20 décembre 1988)».

Dans plusieurs villes néerlandaises, la vente de marijuana se pratique au grand jour dans certains « cafés » où la consommation d’alcool et de drogues dures est interdite. Les autorités contrôlent ces cafés et les centres pour jeunes où on vend de la marijuana afin de s’assurer qu’il ne s’en vende pas de grandes quantités, qu’on n’y vende pas d’autres drogues, qu’on n’y fasse ni publicité ni incitation à la consommation et que la vente ne soit pas destinée à des mineurs. L’objectif de cette politique est de dissocier les marchés des drogues dures de celui des drogues douces, afin que ceux qui consomment ces dernières ne soient pas marginalisés. La consommation de marijuana a d’une certaine façon été normalisée en ce sens que certaines personnes en font un usage récréatif et que sa consommation est acceptée dans les lieux publics. Ces changements aux lois néerlandaises sur les stupéfiants n’ont pas donné lieu à une augmentation de la consommation des produits du cannabis. En fait, en tenant la vente du cannabis à l’écart du marché des drogues dures et en s’attaquant honnêtement aux mythes entourant sa consommation, cette drogue semble être devenue moins attirante pour les jeunes.

Les Pays-Bas sont un des berceaux de la stratégie de réduction des méfaits : Les organismes ont commencé les programmes de prescription de méthadone dans les années 70, les ont étendus et libéralisés dans les années 80 afin d’affronter la montée de l’hépatite, du VIH, des crimes liés à la drogue et autres méfaits (programmes tolérants). La recherche révèle une corrélation positive entre les programmes rigides et les taux de criminalité, la consommation d’autres drogues et l’exposition à l’infection. Les programmes tolérants ne visent pas à traiter la dépendance mais plutôt à prendre contact avec les héroïnomanes et à stabiliser leur consommation en prévenant les symptômes de sevrage. Parmi les innovations, il faut noter la création de cliniques ambulantes à Amsterdam et à Rotterdam qui parcourent tous les jours les rues de ces villes en fournissant de la méthadone. La méthadone liquide est consommée sur place et on peut s’approvisionner également en seringues propres et en préservatifs. Le service de santé municipal d’Amsterdam dispense également à un petit nombre de personnes des injections de méthadone ou de morphine. Une des raisons du succès du programme de traitement à la méthadone est qu’il n’oblige pas à fournir un échantillon d’urine ni à parler à un conseiller. Depuis l’apparition des cliniques ambulantes et des programmes d’échange de seringues au début des années 80 le nombre des participants aux traitements de désintoxication et au programme de resocialisation a plus que doublé à Amsterdam. Comme la méthode anglaise, la méthode néerlandaise de réduction des méfaits est devenue un modèle pour d’autres pays à cause de son pragmatisme, de son aspect humanitaire et de ses résultats. En juillet de cette année, un projet pilote de trois mois consistant à fournir de l’héroine pharmaceutique aux héroinomanes a été entrepris à Amsterdam et à Rotterdam. L’expérience vise 25 toxicomanes dépendants dans les deux villes ; si elle réussit, elle sera élargie à 750 héroïnomanes dans tout le pays.

Outre les salles de consommation de drogue et les « cafés », Rotterdam dispose également d’une politique en vertu de laquelle on tolère la vente de drogue dans certaines zones comme, par exemple, dans un appartement. Selon cette politique, la police et les procureurs s’abstiennent d’arrêter et de poursuivre les revendeurs de drogue qui vivent en appartement, à condition qu’ils ne dérangent pas leurs voisins. Cette approche fait partie d’un plan de « quartiers sécuritaires » en vertu duquel la population locale et la police travaillent de concert à garder les lieux propres, sécuritaires et sans problème.

Allemagne

L’Allemagne a ratifié la Convention unique sur les stupéfiants et la Convention de 1971 sur les substances psychotropes, ainsi que la Convention de 1988 sur le trafic des drogues. La jurisprudence a cependant modifié la législation. En ce qui concerne la consommation de cannabis, la cour constitutionnelle fédérale, dans un jugement de 1994, exige que la possibilité statutaire de s’abstenir de poursuivre une personne en possession d’une quantité insignifiante de cannabis devienne une règle dans le cas d’une consommation personnelle occasionnelle ne mettant pas autrui en danger.

Au niveau local, les grandes villes allemandes suivent une politique de réduction des méfaits. En effet, plusieurs grandes villes européennes, dont Francfort, Amsterdam, Hambourg et Zurich, ont signé la Résolution de Francfort. Ce document conclut que la tentative d’éliminer la consommation de stupéfiants dans la société a échoué, que la poursuite criminelle devrait plutôt cibler le trafic des drogues et qu’il convient de poursuivre des politiques de réduction des méfaits afin de permettre aux toxicomanes de vivre dans la dignité. Ainsi, la municipalité de Hambourg a adopté une politique qui décriminalise de facto la possession de petites quantités de cannabis (jusqu’à 30 g), de cocaïne (jusqu’à cinq g) et d’héroïne (jusqu’à un g).

Le traitement à la méthadone, quels que soient ses objectifs, était interdit en Allemagne jusqu’en 1987. À cette date, on a lancé un projet pilote dans cinq villes (étendu depuis à huit). Après cinq ans, l’évaluation des projets pilotes révèle, entre autres choses, une chute radicale de la consommation d’héroïne (plus de 90 % des patients ont complètement abandonné la consommation de stupéfiants) et l’amélioration de la santé générale des patients. Dans les villes, on signale une réduction de la consommation des stupéfiants et des activités criminelles comme la prostitution, une diminution des décès et une amélioration de la santé grâce au traitement à la méthadone. Le traitement à la méthadone s’est beaucoup développé et atteint 5 000 clients. Près de 2 000 médecins en Allemagne ont reçu l’autorisation d’en prescrire.

Francfort constitue un bon exemple d’une approche de réduction des méfaits globale pour confronter les problèmes de drogue dans une grande ville. La municipalité a créé un réseau de services facilement accessibles aux toxicomanes, avec lieux de repos ouverts jour et nuit, programmes d’échange de seringues, « salles d’injection hygiénique » ou « salles de santé » où les héroïnomanes peuvent s’injecter des drogues dans un environnement propre et non stressant. La police a travaillé avec un groupe se réunissant chaque semaine (le groupe du lundi), composé d’élus et d’administrateurs municipaux, de médecins et de représentants de la police. Elle a maintenu sa politique d’arrestation des revendeurs mais elle a entrepris de tolérer un lieu d’échange ouvert dans un secteur bien délimité d’un parc de la ville. Cette politique a mené à une diminution significative du nombre des toxicomanes sans abri, des délits et des décès reliés aux drogues dans cette ville. Bien que tous les problèmes n’aient pas été réglés, les crimes, la violence et les décès par surdose ont diminué de 80 %. Les responsables de la santé publique et les travailleurs sociaux trouvent qu’il est plus facile de fournir des services lorsque les lieux de vente de la drogue sont facilement accessibles et relativement permanents. Plusieurs villes allemandes se préparent à lancer leur projet pilote de prescription d’héroïne aux toxicomanes. Ces essais ont le support de la majorité des chefs de police du pays.

Australie

Jusqu’au milieu des années 1980, les politiques et les programmes de l’Australie sur les stupéfiants ressemblaient beaucoup à ceux du Canada, cet autre membre du Commonwealth. Contrairement au Canada cependant, la réaction de l’Australie à la menace du sida a été rapide et pragmatique. Des comités consultatifs nationaux de l’État fédéral et des Territoires sur le sida et la toxicomanie ont été établis très tôt et la plupart ont accompli beaucoup de travail, avec pour résultat qu’en Australie, aujourd’hui, peu de toxicomanes sont porteurs du VIH et que l’infection se propage peu dans ce segment de la population. Les mesures anti-sida, en Australie, comprennent des programmes d’échange de seringues et un développement notable du traitement à la méthadone. L’Australie a également assoupli les critères d’admission à ces programmes et tolère de nombreux sites où les drogués peu enclins à changer leur comportement peuvent recevoir de la drogue. Ces modifications des programmes antidrogue relèvent des nouvelles priorités accordées par l’État fédéral et les Territoires à l’arrêt de la propagation de l’VIH et des autres méfaits causés par les stupéfiants. Depuis le changement de gouvernement il y a quatre ans, on est revenu à une application plus stricte de la prohibition, comme en témoigne la décision du gouvernement fédéral de ne pas entreprendre un essai de distribution d’héroïne.

L’assemblée législative du Territoire de la capitale australienne a créé un comité restreint sur le VIH, les drogues et la prostitution en septembre 1989. En 1991, l’assemblée a autorisé le comité à présenter un rapport provisoire sur les stupéfiants. D’après lui, la mise en oeuvre de la politique courante en matière de lutte antidrogue (contrôle, réduction, prohibition) n’était probablement plus efficace. Le comité a accepté les résultats des expériences internationales prouvant que les politiques de prohibition n’ont pas réduit l’approvisionnement illégal d’opiacées ni le nombre des drogués. Les politiques de prohibition, en particulier aux États-Unis, vont à l’encontre des politiques sanitaires visant à restreindre la propagation du sida. En Australie, tous les grands rapports parlementaires et judiciaires sur les stupéfiants depuis 1971 insistent sur le besoin d’accroître la recherche et tendent à s’écarter d’une philosophie d’abstinence stricte. Le comité a envisagé d’autres options, ses membres ont visité Merseyside et ont été impressionnés par le succès de son programme de prescription de drogue. Cela a donné lieu à la préparation d’un projet pilote de prescription d’héroine, largement approuvé par les politiciens, les travailleurs de la santé et la collectivité.

Le comité a souligné les avantages potentiels de cette expérience :

  • Les changements aux politiques sur les drogues doivent être faits de toute urgence et l’opinion publique convient largement que la prohibition telle qu’elle est actuellement appliquée n’est pas efficace.
  • Il n’y a pas consensus sur la nature de ces changements. L’augmentation d’un accès contrôlé aux opiacés, y compris à l’héroine, a plus de partisans que de détracteurs. Les bénéfices potentiels de ces changements comprennent la diminution des délits, la réduction de la corruption, l’amélioration de la santé et de la qualité de vie des toxicomanes, ainsi que la prévention de la propagation du VIH.

Les avantages escomptés d’un approvisionnement contrôlé ne sont pas assurés, car ils s’appuient sur un tout petit nombre d’études peu concluantes.

Le Comité a également étudié les points suivants :

  • Il peut y avoir fuite entre les approvisionnements du gouvernement et le marché clandestin,
  • Il est à craindre qu’un trop grand nombre de participants conduise à l’instauration d’un système de distribution d’héroine "à emporter",
  • fournir de l’héroïne à des toxicomanes dans un milieu clinique surveillé ne résoud pas le problème de la relation entre l’héroïne et la criminalité dans un contexte réaliste ; bien des héroïnomanes sont d’abord des criminels et ensuite des drogués,
  • le coût des services sociaux va augmenter,
  • L’approvisionnement légal en héroïne ne résoud pas les problèmes des toxicomanes dus à leur manque d’éducation, à leur peu de compétence professionnelle et à leurs aptitudes sociales déficientes.

En conclusion, le comité indique qu’il est possible de réduire les risques et que, d’ailleurs, ils sont largement compensés par les avantages offerts par le programme de prescription d’héroine. On estime le coût de ce programme à environ 10 000 $ australiens par personne par année. Le Conseil ministériel sur la stratégie en matière de drogue a approuvé le projet le 31 juillet 1997. Avant que l’expérience puisse commencer, elle doit être approuvée par le Bureau de contrôle international des stupéfiants des Nations Unies. Le projet, bien qu’approuvé par le gouvernement australien, a été critiqué par des représentants du Secrétariat d’État américain et un magnat de la presse australienne a suscité beaucoup de pression sur le nouveau premier ministre. En août 1997, le Cabinet fédéral australien a décidé de ne pas adopter la loi nécessaire à l’importation d’héroïne pour ce projet expérimental et à ne pas autoriser son financement. Michael Moore, député indépendant à l’assemblée de la capitale australienne, a affirmé que cette décision était due à l’ignorance et reposait sur la peur.

Au début des années 1990, l’Australie du Sud et le Territoire de la capitale australienne ont transformé la possession simple de cannabis en infraction civile, assortie d’une amende.Ces infractions ne sont pas poursuivies ou pénalisées au criminel, il n’y a pas de conséquences criminelles et la peine maximale est une amende de 150 $. La consommation de cannabis dans les lieux publics est encore une infraction criminelle. Des études récentes ne révèlent aucune augmentation de la consommation du cannabis dans ces deux entités administratives par rapport aux autres États. Cependant, les amendes semblent pénaliser de façon disproportionnée les drogués des milieux défavorisés. À l’heure actuelle, environ 45 % des condamnés ne sont pas en mesure de payer l’amende et doivent comparaître devant les tribunaux, de sorte que la formule actuelle n’entraîne pas de diminution des coûts du système judiciaire. Des révisions à la formule sont en cours de préparation et l’Australie envisage un programme national de réforme de la politique du cannabis.

L’Australie, qui a répondu de façon rapide et pragmatique au problème du VIH et qui est prête à envisager des solutions de remplacement à la prohibition offre l’exemple d’une fédération encline à utiliser la stratégie de réduction des méfaits des stupéfiants aux niveaux national et régional. Un élément important de cette volonté de réforme provient de la Fondation sur la réforme du droit australien en matière de drogue, composée de parlementaires, de professionnels et de personnes du milieu qui s’inquiètent du tort causé par les drogues et les politiques en matière de drogues.


11. Conclusions et recommandations

Il est temps de reconsidérer le problème. Il y a eu pendant des dizaines d’années un débat futile sur la question de savoir si la toxicomanie était un problème criminel ou médical. J’espère qu’il est désormais clair qu’il s’agit en fait d’un problème politique. 

 

Les problèmes liés aux drogues, licites et illicites, sont déjà très importants dans certaines régions du Canada et augmentent rapidement dans d’autres. Les ravages de la toxicomanie ne sont pas attribuables seulement à l’usage des drogues, mais, souvent, à une stratégie antidrogue inefficace et mal à propos. La Loi réglementant certaines drogues et autres substances, promulguée récemment, était l’occasion rêvée de débattre d’une réforme de cette stratégie. Elle n’a pas été saisie. Il aurait été opportun de réévaluer les lois canadiennes réglementant les drogues et d’en rédiger de nouvelles fondées sur la santé publique et surtout sur la réduction des méfaits, puisque la stratégie antidrogue canadienne déjà en vigueur au moment de l’adoption de la nouvelle loi énonçait expressément que son objet était de réduire les méfaits. Au cours des audiences menées à la Chambre des communes sur le projet de loi en question, le gouvernement libéral a déclaré qu’il demanderait un examen complet et indépendant de la politique en matière de stupéfiants dans l’année qui suivrait la promulgation de la loi. La Loi réglementant certaines drogues et autres substances (LRDS) a été promulguée en mai 1997 et rien n’indique que cet examen si nécessaire aura lieu.

La législation canadienne en matière de stupéfiants est irrationnelle et prête souvent à confusion. La LRDS ne va qu’exacerber les problèmes de l’ancienne législation et ajouter à la confusion plutôt que clarifier les choses. Le gouvernement continuera, pour modifier la législation, à s’appuyer sur les incohérences crées par l’octroi de pouvoirs discrétionnaires aux autorités policières, aux procureurs de la couronne et aux juges pour modifier la législation. Par conséquent, la mauvaise utilisation des ressources, la criminalisation des toxicomanes et la contamination, voire le décès, de nombreux Canadiens continueront alors qu’ils pourraient être évités. La LRDS ferme les yeux sur les questions suivantes:

  • la dissuasion de la toxicomanie par des moyens pénaux est inefficace,
  • il faut trouver des solutions de rechange axées sur la santé publique,
  • les politiques fondées sur la criminalisation ont un coût élevé du point de vue social, individuel et financier,
  • il importe de s’inspirer des expériences de pays autres que les États-Unis pour formuler nos politiques en la matière,
  • les gouvernements canadiens gaspilleront des centaines de millions de dollars chaque année pour livrer une guerre avec des armes inopérantes, et ces sommes ne seront pas consacrées à des programmes essentiels,
  • le Canada sera perçu comme une société régressive et répressive, alors que bien d’autres pays commencent à abandonner l’usage excessif du droit criminel pour régler la question,
  • il faut constater que l’expérience ratée de la prohibition de l’alcool dans les années 1920 et le fiasco de la criminalisation des problèmes de drogue aux États-Unis semblent ne nous avoir rien appris.

La revue The Economist a souvent critiqué le fait que les pays occidentaux s’appuient toujours sur la prohibition. On a pu y lire : «  l’interdiction légale d’une activité, et son échec inévitable, criminalise davantage cette activité, la rend plus rentable et plus dangereuse pour ses adeptes qu’elle ne le serait autrement. Si l’interdiction était levée et remplacée par une réglementation détaillée, davantage de personnes tenteraient certes des expériences dangereuses avec les drogues... Mais l’échec de la prohibition est encore plus dangereux, à la fois pour les toxicomanes eux-mêmes et pour les sociétés qui sont corrompues, subverties et terrorisées par les bandes de trafiquants. Le trafic est interdit par les lois nationales et les conventions internationales. Abrogez-les et essayez plutôt de contrôler, de taxer et de décourager l’usage des stupéfiants. Tant que cela ne sera pas fait, le carnage aux États-Unis et la destruction en Colombie continueront. L’Europe est la prochaine sur la liste. »

La drogue et certaines politiques sociales ont certainement servi de catalyseur à la propagation du sida et à d’autres méfaits dans le monde. Les lois canadiennes actuelles en matière de stupéfiants contribueront au décès de milliers de gens dans les années à venir dû à la propagation du VIH et d’autres infections liées à la toxicomanie, aux surdoses et à la violence. La Loi réglementant certaines drogues et autres substances ne fera qu’exacerber ces méfaits pour les raisons suivantes :

  • Le droit criminel donne lieu à un marché clandestin très rentable et cette rentabilité encourage fortement le trafic de drogue. Les sanctions criminelles ont peu d’effet sur ce comportement.
  • Les toxicomanes doivent acheter leur drogue sur le marché clandestin et donc recourir au vol ou au trafic pour pouvoir s’adonner à une habitude qui peut devenir très onéreuse.
  • La rentabilité du trafic des stupéfiants conduit à la corruption et à la violence parmi les nombreux intervenants. Les passants sont souvent d’innocentes victimes. La société dans son ensemble souffre de la corruption et de la violence constantes.
  • Le droit criminel augmente les probabilités que des toxicomanes, leurs partenaires sexuels et leurs enfants contractent le VIH et d’autres agents pathogènes, parce que les lois actuelles encouragent les usagers à s’injecter les drogues. Les lois interdisant l’usage de drogues telles que la cocaïne et l’héroïne encouragent les usagers à trouver des modes d’utilisation plus efficaces, comme souvent l’injection. En effet, les toxicomanes ne peuvent se permettre de gaspiller ces drogues, compte tenu de leur prix élevé, et se les injectent plutôt que de les fumer, ce qui est moins rentable. Parce que les stupéfiants sont illégaux, les toxicomanes conservent aussi peu de drogue possible sur eux pour ne pas attirer les soupçons ou limiter la peine qu’ils encourront s’ils sont arrêtés. Ils doivent donc trouver des moyens de se droguer qui nécessitent des quantités de stupéfiants plus petites tout en provoquant le même effet. De plus, la LRDS interdit aussi les substituts qui, eux, peuvent se prendre par voie orale et sont donc moins dangereux.
  • En raison du prix élevé des drogues illicites, certains toxicomanes sont conduits à se prostituer en échange d’argent ou de stupéfiants, augmentant ainsi le risque de propager le VIH et d’autres maladies.
  • L’actuelle législation encourage dans le public une attitude hostile vis-à-vis des toxicomanes et de la drogue. Cette criminalisation de la toxicomanie a pour effet de marginaliser les toxicomanes, de les mettre à l’écart de la société et des réseaux d’assistance traditionnels. En raison de cette marginalisation et de leur méfiance à l’égard des autorités, il est difficile de communiquer aux drogués les informations sur la façon de réduire les méfaits de la drogue, sur les modes d’injection salubres et sur la désintoxication.
  • En raison des politiques s’appliquant aux alcooliques et aux toxicomanes, il arrive souvent que les femmes enceintes ou les mères de famille toxicomanes ne cherchent pas à obtenir de l’aide, de peur qu’on leur enlève leurs enfants. Lorsqu’elles le font, elles ont rarement accès à des services de garde d’enfants ou à d’autres services qui leur permettraient de se faire soigner tout en remplissant leur rôle de parent. Les renseignements fournis aux femmes concernant l’abus de stupéfiants et d’alcool sont souvent inexacts ou alarmistes, car ils sont fondés sur des principes prohibitionnistes et puritains plutôt que sur des faits scientifiques. Les femmes droguées porteuses du VIH et, si elles sont enceintes, les enfants qu’elles portent, courent des risques particuliers quand elles ne croient pas pouvoir obtenir d’aide.
  • Par suite de l’adoption de la législation en matière de drogues, certains milieux se sont fortement opposés aux programmes d’échange de seringues qui sont perçus comme encourageant la toxicomanie. La LRDS est si floue en ce qui concerne la légalité des seringues qu’elle va sans doute aggraver les difficultés que rencontrent les programmes d’échange de seringues au Canada.
  • Les toxicomanes ont accès à des drogues frelatées dont ils ignorent le degré de pureté. En 1998, plus de 300 personnes sont mortes en Colombie-Britannique de surdoses d’héroïne et de cocaïne de très grande pureté ; il y a eu plus de 2 000 décès de ce type dans cette province depuis 1991, dont la plupart auraient pu être évités si on avait mis en place des mesures comme la réglementation des stupéfiants et la création d’établissements où les toxicomanes peuvent se piquer en toute sécurité.
  • Les toxicomanes qui craignent de se faire arrêter pour possession de stupéfiants évitent de transporter sur eux leur propre drogue et leur seringue. Faute de lieux où ils peuvent se piquer sans danger, ils se rendent dans des endroits clandestins où ils retrouvent d’autres drogués et où ils partagent leurs seringues.
  • Lorsqu’un toxicomane est arrêté, il reçoit rarement un traitement approprié. Les toxicomanes sont souvent placés dans des organismes correctionnels (où ils coûtent 50 000 dollars par an) où nombre d’entre eux continuent de se droguer et où rares sont ceux qui reçoivent un traitement approprié.
  • Nos politiques sociales stigmatisent et marginalisent les prostitué(e)s qui, par conséquent, travaillent souvent dans des conditions malsaines et dangereuses. Ce mode de vie encourage l’usage des stupéfiants. Les politiques actuelles sont telles que les prostitué(e)s qui se droguent ont des contacts fréquents avec les autorités policières et finissent souvent en prison.
  • Le surpeuplement des prisons est dû aux détenus accusés d’infractions sur les stupéfiants qui prennent la place des individus accusées de crimes réels, comme les délinquants violents. Leur détention favorise la propagation du sida et de l’hépatite ; un certain nombre de prisonniers ont déclaré s’être drogués et piqués pour la première fois de leur vie en prison.

Les dépenses engagées au Canada pour lutter contre les drogues illicites le sont essentiellement au titre des services policiers et de l’appareil judiciaire criminel. Pourtant, de nombreuses études ont prouvé que la prévention et le traitement médical sont beaucoup plus efficaces que les approches punitives. Le recours à la méthadone et à d’autres formes de traitement peuvent permettre de réduire à la fois les montants consacrés à l’achat de drogues illégales et le nombre de délits commis pour obtenir des drogues. La baisse de l’usage de la drogue et de l’alcool induite par un traitement peut également faire diminuer les autres types de comportement criminel. Les vols et, donc, les pertes matérielles, ainsi que les dépenses d’emprisonnement et les frais de justice reculent alors. Le traitement de la toxicomanie est plus rentable au niveau des coûts que l’internement, puisque le premier présente les deux tiers des avantages et le dixième des frais du second. Il faut néanmoins pour qu’il soit efficace que le toxicomane persévère et que le traitement continue d’agir, deux conditions qui sont fonction de la nature du traitement administré. Les traitements adaptables, où chaque patient a le choix entre diverses possibilités, semblent les meilleurs pour tenir le patient éloigné du milieu des drogues illégales et maintenir son intérêt pour le traitement.

Selon une étude récente menée aux États-Unis par une équipe bipartite de chercheurs en santé publique, le traitement médical de la toxicomanie est aussi efficace que celui du diabète ou d’autres maladies chroniques, il réduit de façon notable la criminalité et coûte bien moins cher que l’emprisonnement. L’étude concluait que chaque dollar consacré au traitement de la toxicomanie permet d’économiser sept dollars en frais sociaux et médicaux. Ces résultats confirment ceux d’études antérieures établissant des comparaisons entre les diverses approches en matière d’élimination de la dépendance.

Au Canada, la majorité des toxicomanes ne peuvent obtenir de traitement lorsqu’ils en ont besoin. Lorsque cela est possible, le traitement est fondé essentiellement sur l’abstinence, une approche que l’on estime ne peut fonctionner que pour une faible proportion des personnes ayant besoin de traitement ou de services de soutien. L’absence de services et de traitements appropriés est particulièrement notable pour les consommateurs de cocaïne et de crack. Il faut de toute urgence étudier et adopter de nouvelles approches en matière de substances psychotropes. Certains pays suivent avec succès d’autres stratégies consistant à prescrire la drogue même qui a créé la dépendance ou bien des substituts, notamment des teintures ou des extraits de feuilles de coca, qui permettent de stabiliser puis de désintoxiquer le patient.

Les solutions aux problèmes complexes ne sont jamais simples ni unidimensionnelles. Elles sont encore plus difficiles à trouver lorsque le problème est mal posé. Ce que l’on appelle « le problème de la drogue » n’est en fait qu’un symptôme des problèmes fondamentaux de la société moderne. Bruce Alexander écrit à ce propos : « La raison pour laquelle les interventions traditionnelles sont peu efficaces et que les nouvelles approches sont peu prometteuses est évidente pour bien des gens. Les toxicomanes autodestructeurs réagissent de façon tragique, mais compréhensible, face à une vie qui était déjà désespérément et cruellement perturbée. Les psychologues savent que, de tout temps, la perturbation prolongée d’individus... ou de groupes...donne systématiquement lieu à des tentatives désespérées et obsessionnelles de trouver une certaine forme d’intégration et une identité...Faute de possibilités saines et réalisables, cette quête se traduit par l’adoption de modes de vie axés sur le vice, la violence et les excès, qui aboutissent souvent à la toxicomanie. Le problème que l’on voit dans les rues de Vancouver n’est donc pas véritablement un problème de drogue, puisque la drogue n’est qu’une facette d’un comportement réactif global à la perturbation prolongée ». Il n’est donc pas surprenant que les auteurs d’études sur les méfaits de la toxicomanie menées dans divers pays aient conclu que la réduction des méfaits relève autant des politique sociales que de la législation en matière de drogues. Une réforme de la politique antidrogue sans réforme en profondeur de la politique sociale fera certes avancer les choses, mais pas suffisamment pour atténuer les méfaits de la toxicomanie.

Ce n’est pas un hasard que les méfaits de la drogue soient les plus importants dans les segments de la société canadienne les plus touchés par l’augmentation de la pauvreté et la diminution des services sociaux. Le Canada dégringole dans l’échelle internationale de notation du développement lorsque la pauvreté entre en ligne de compte. Les Nations-Unies ont appris récemment à l’une de leurs réunions que le Canada avait failli à ses obligations en vertu du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Ces violations des droits de la personne et d’autres droits influent sur les niveaux de toxicomanie et sur les toxicomanes eux-mêmes directement et indirectement. Parce que le Canada ne se penche pas sur ces problèmes fondamentaux, la population est plus susceptible de connaître ce type d’excès et son cortège de problèmes. Les gouvernements canadiens prêtent ainsi davantage le flanc à la critique des défenseurs des droits de la personne et s’expose à d’innombrables batailles juridiques. Cela est particulièrement vrai de la situation dans les établissements correctionnels.

Plutôt que d’envisager d’autres options et de se tourner vers les solutions choisies par l’Europe, nous copions les États-Unis. Pourtant nos voisins du Sud ont connu les plus cuisants échecs dans leurs politiques sociales en général et leurs politiques de répression des stupéfiants en particulier. Washington compte parmi les villes où il se commet le plus grand nombre de crimes au monde et les prisons américaines débordent de personnes condamnées pour des infractions liées aux drogues. Malgré les sommes considérables dépensées pour remédier au problème, surtout au cours des dernières années, les drogues sont très largement accessibles, leur pureté a augmenté et le prix de nombre d’entre elles est demeuré constant ou a chuté.

Alors pourquoi fait-on toujours de la répression et pourquoi les autres solutions sont-elles rejetées par les autorités policières et de nombreux politiciens? Selon Gil Puder, membre de la police de Vancouver, qui a son franc parler : « En fait, le projet générateur d’emplois de la lutte contre la drogue a tellement bien marché que la société ne peut plus se permettre de payer pour la vague de criminalité qu’il a entraîné... ». Pour ce qui est de la relation entre la prohibition, les armes et l’application de la loi, Puder écrit que « la violence de la prohibition est tout simplement bonne pour les affaires ». Il conclut : « Il y a simplement trop de gens qui se sont forgé un système de valeurs autour d’un principe, principe qui a finalement mis en lumière la misère sociale et est passé outre à notre système de justice. Certains détracteurs pourront se demander pourquoi les partisans de la répression reprochent aux autres les conséquences catastrophiques de la lutte contre la drogue. Il y a à cela une raison fort simple, qui va bien au-delà du gain personnel et de l’élargissement des fiefs. La caractéristique principale de la lutte contre la drogue est qu’elle permet aux gens de juger la chose en se basant non sur leurs valeurs morales propres mais en dénigrant celles des autres ». 

Le Canada doit mettre en place un dialogue honnête sur les méfaits (et les bienfaits) de toutes les drogues. Nous devons commencer à parler franchement et ouvertement des drogues et des options autres que la prohibition, même s’il est plus facile et politiquement plus sûr d’accepter le statu quo. Certains pourront prétendre que les conventions internationales en matière de lutte contre les stupéfiants entravent les réformes, mais ils oublient le large éventail d’options qu’offrent les traités, surtout en ce qui concerne les lois et les pratiques nationales. Tous les partisans d’une réforme, quelle qu’elle soit, retournent à l’interprétation du terme « détention » (possession) contenu dans la Convention unique sur les stupéfiants. Il ne fait aucun doute que les analystes vont continuer à débattre longtemps de la question, mais il ne faut pas oublier que, pendant ce temps, les toxicomanes continuent d’être traités comme des criminels, d’être marginalisés, de tomber malades et de mourir. Les termes « souffrances » et « décès » ne sont pas ambigus. Les discussions de sémantique ne devraient pas empêcher la mise en place de politiques et de programmes de réduction des souffrances conformes à la Constitution et au droit canadiens.

Nombreux sont ceux qui s’accordent à dire que la lutte mondiale contre les stupéfiants fait plus de ravages que la toxicomanie elle-même. La poursuite de nos politiques actuelles ne fait qu’accroître l’usage des drogues, augmenter le pouvoir des trafiquants et des criminels et causer davantage de maladies et de souffrances. Le moment est venu d’entamer un débat sur les politiques de contrôle stupéfiants tant à l’échelle nationale qu’internationale afin de trouver les moyens de réduire les méfaits de la politique antidrogue et la toxicomanie. Un tel débat nous permettra, pour commencer, de régler les causes profondes des problèmes liés à l’usage des stupéfiants et, ensuite, d’aller au-delà des solutions du type emplâtre sur une jambe de bois. Il faut reprendre la législation canadienne en la matière et étudier avec honnêteté et ouverture d’esprit d’autre moyens de réduire les méfaits de la toxicomanie dans la société. La consommation de stupéfiants devrait être considérée comme un problème médical, social et politique plutôt que criminel. Il faut constituer un comité indépendant à même d’élaborer d’autres politiques et programmes en la matière de façon éclairée, humaine et efficace.

 

Recommandations

Voici nos recommandations :

  1. Il faudrait ouvrir une enquête sur la politique sur les stupéfiants suivie au Canada et sur ses interactions avec le droit national et international, notamment en ce qui concerne les dispositions sur les droits de la personne. Il faudrait, dans le cadre de cette enquête, analyser les politiques et les programmes correspondants des autres pays.
  2. La stratégie canadienne en matière de sida devrait être coordonnée avec une nouvelle stratégie sur les stupéfiants entièrement financée par l’État.
  3. Les gouvernements fédéral et provinciaux et leurs organismes respectifs devraient considérer la toxicomanie comme un problème médical et social et non comme un problème criminel.
  4. Un financement égal devrait être consacré à l’application de la loi, à l’éducation et au traitement.
  5. Les gouvernements devraient mettre sur pied des programmes efficaces de sensibilisation à la drogue destinés aux collectivités et aux écoles, bénéficiant d’un financement adéquat et fondés sur des données scientifiques que dispenseraient des professionnels de l’enseignement ou de la santé.
  6. Il faut accroître considérablement les services de soutien destinés aux toxicomanes et aux personnes qui risquent de le devenir.
  7. Il faut augmenter largement les possibilités de traitement (réduction des méfaits et abstinence) destinés aux toxicomanes, de manière à répondre à la demande et porter une attention particulière aux besoins des groupes plus vulnérables comme les femmes enceintes, les mères de famille, les autochtones, les jeunes de la rue et les porteurs du VIH.
  8. Il faut tester et évaluer toute une gamme de traitements possibles, notamment la prescription d’héroïne et de stimulants.
  9. Il faut accroître les programmes d’échange de seringues pour répondre à la demande et créer des lieux où les drogués peuvent se piquer sans danger.
  10. Il faut décriminaliser l’usage personnel des drogues illicites.
  11. Il faut envisager de réglementer et de taxer la production et la vente commerciales du cannabis.
  12. Il faut adopter un éventail de peines autres que l’emprisonnement, comme la désintoxication, les conseils professionnels et le travail communautaire obligatoire, pour les personnes reconnues coupables d’infractions mineures liées aux drogues.
  13. Il faut prendre immédiatement des mesures pour réduire les méfaits de la drogue dans les prisons, comme l’arrêt des tests d’urine (surtout pour la marijuana) et la mise en place de programmes d’échange de seringues, et faciliter l’accès au traitement, notamment à la méthadone.
  14. Le Canada doit adopter une approche globale de réduction des méfaits de la drogue dans l’intérêt de tous les membres de la société.

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