LES DROITS CONFÉRÉS PAR LA CHARTE AUX USAGERS DE DROGUES CANADIENS :
ÉVALUATION CONSTITUTIONNELLE DU PROCÈS ET DE LARRÊT CLAY
Andrew D. Hathaway, Ph.D.
Centre for Addiction and Mental Health*
33, rue Russell, Toronto (Ontario)
Canada, M5S 2S1
*Les vues exprimées dans le présent document sont celles de
lauteur et ne reflètent pas nécessairement celles de létablissement-hôte.
Je suis reconnaissant à Patricia Erickson de ses commentaires sur des versions
antérieures de ce document.
Abstract
In 75 years of cannabis prohibition in Canada, the latter third have been marked by considerable debate as to the propriety of invoking a criminal response to behaviour that is so prevalent and widely tolerated. The movement for reform of the laws prohibiting simple possession and use of the drug has intensified in recent years. Pragmatic adaptations on the part of Canadian legal institutions, aimed at mitigating the social and personal consequences of enforcing these sanctions, are applied routinely though selectively today. Nonetheless, actual policy reform seems far from inevitable, despite the increasing endorsement of factual evidence and widespread support for decriminalization. Given the legal-political impasse characterizing the cannabis controversy today, this paper examines the grounds on which prohibition may be viably opposed on the basis of respect for human rights. These moral grounds and remaining obstacles to legal reform are developed in view of the key contested arguments in R. v. Clay (1997), a landmark constitutional challenge as to the designation of cannabis as a prohibited substance in Canada.
Résumé
La prohibition du cannabis au Canada remonte à 75 ans, et les dernières 25 années ont été marquées par un débat houleux sur la pertinence des sanctions pénales quentraîne un comportement si courant et si généralement toléré. Le mouvement en faveur de la décriminalisation de la simple possession et de lusage récréatif de la marijuana prend de lampleur depuis quelques années. Pour atténuer les répercussions sociales et personnelles que peut avoir lapplication de ces sanctions, les institutions juridiques canadiennes ont adopté des mesures pragmatiques qu'elles appliquent régulièrement mais de façon sélective. Il n'en demeure pas moins quune réforme des politiques est loin d'être assurée malgré des preuves tangibles de plus en plus nombreuses de son bien-fondé et le vaste soutien accordé à la décriminalisation. Étant donné l'impasse politico-juridique où se trouve actuellement la controverse entourant le cannabis, ce document examine les raisons qui pourraient être invoquées pour justifier une opposition à la prohibition en se fondant sur le respect des droits de la personne. Ces motifs moraux et les derniers obstacles à la réforme juridique sont dégagés en tenant compte des principaux arguments contestés dans l'affaire R. c. Clay (1997), qui a créé un précédent en contestant la constitutionnalité de linterdiction du cannabis au Canada.
Introduction
Faisant fond sur Richards, critique libéral bien connu du prohibitionnisme et de la tendance générale à la « surcriminalisation » quil a observée dans notre société, les conflits de politique daujourdhui au sujet de lusage du cannabis et dautres drogues illicites sont reconnus comme étant des problèmes moraux quil faudrait se garder de juger en fonction de normes professionnelles de rationalité ou de préjudice. Bien quil fasse observer que les arguments en faveur de la décriminalisation concèdent habituellement limmoralité de la conduite prohibée pour faire ensuite état des coûts excessifs de sa prévention, les arguments axés sur lefficacité nont guère réussi à restreindre la portée de la conduite criminalisée dans la pratique. Là où les jugements moraux demeurent irrécusables, comme dans le cas de lusage de nombreux types de drogues illicites, par exemple, le mouvement en faveur de la décriminalisation a été négligeable.
Je soutiendrai que les lois du Canada en matière de drogues peuvent être contestées aujourdhui à partir du respect des droits de la personne. Ce motif est proposé à titre de stratégie rhétorique invoquant lesprit du libéralisme comme moyen de promouvoir des normes sociales de tolérance et de respect de lautonomie de lindividu. Lavancement du débat sur les drogues au Canada et dans dautres démocraties constitutionnelles peut être attribué davantage à des interprétations essentiellement normatives de nos garanties juridiques quà des évaluations du préjudice fondées sur des arguments strictement empiriques. Ceux-ci ont de toute évidence besoin dun fondement rhétorique à laide auquel dénoncer la prohibition comme étant une intervention moralement répréhensible dans la vie privée des individus. Une telle stratégie peut sembler carrément déphasée par rapport au contexte nord-américain du débat. Une vue de lusage des drogues fondée sur les droits de la personne est toutefois aussi viable sur le plan idéologique dans notre culture que nos concessions à la mentalité prohibitionniste, et que la codification de cette réponse telle quelle sapplique à certaines drogues récréatives et à leurs usagers.
La position présentée ici a été établie par référence notamment à R. c. Clay, ainsi quau récent appel de ce jugement. Dans chaque cas, lanalyse est centrée sur des évaluations factuelles de la Cour par opposition à des évaluations constitutionnelles des arguments présentés. Les conclusions semblent davantage attribuables à des normes normatives conventionnelles quau poids de la preuve empirique, faisant ressortir limportance de la Charte comme outil pour amorcer le débat sur une politique en matière de drogues et des valeurs sociales progressives. Dautres constatations sont tirées dextraits dentrevues avec deux grands spécialistes canadiens des lois en matière de drogues. Une discussion plus générale des préceptes formatifs de ce document et dautres points de vue sopposant à une conception du problème fondée sur les droits de la personne précèdent ci-dessous.
Les droits de la personne et la démocratie constitutionnelle
Un engagement à légard de légalité juridique et de la justice fondé sur les droits de la personne fait appel à des protections juridiques traditionnelles qui font peser sur les organismes de réglementation la charge de la preuve du bien-fondé de lintervention de lÉtat. Dans le droit fil de la philosophie politique de J.S. Mill exposée dans On Liberty, un principe de base du libéralisme veut que seule la défense de lintérêt public justifie lintervention de lÉtat ou la coercition. Lintervention est limitée aux actions qui menacent lordre civil ou la sécurité publique et laction répressive est limitée de manière à réduire au minimum la perturbation des droits des citoyens. En dépit de limportance attachée par Mill à la protection de lautonomie personnelle, toutefois, la tradition libérale anglo-américaine (qui soppose à une utilisation improductive de ressources limitées dans lapplication des lois régissant la moralité privée) a eu tendance à reposer sur des arguments anti-prohibition fondés sur lefficacité.
La critique utilitariste de la criminalisation des « crimes sans victime » qui découle de la thèse originale de Mill sinscrit dans une doctrine libérale traditionnelle qui a fini par être connue sous le nom de principe du préjudice. Selon ce principe, la portée du droit criminel est limitée de telle manière que des actes ne peuvent être considérés comme criminels que sils infligent un préjudice réel. En outre, il ne convient jamais de criminaliser un acte dans le seul but dempêcher que lagent ne subisse un préjudice ou parce que la simple idée de lacte est offensante pour dautres. Alors que Mill voyait dans lautonomie rationnelle un moyen dencourager linnovation (de permettre aux gens de tirer plus de plaisir de leur vie), son évaluation utilitariste na pas de fondement moral qui donnerait à lautonomie individuelle un poids décisif capable de lemporter sur les préoccupations liées à la solidarité du groupe et à la sécurité.
Les arguments anti-prohibition concèdent habituellement limmoralité de la conduite proscrite pour ensuite faire état des coûts excessifs de sa prévention. Dans la pratique, cependant, les arguments axés sur lefficacité nont guère réussi à réduire la portée du comportement criminel. Lorsquil y a eu décriminalisation, comme dans le cas de la contraception, de lavortement et des relations sexuelles consensuelles entre adultes, par exemple, celle-ci a été le résultat dun changement dans les jugements moraux plutôt que dévaluations coûts-efficacité. Dans les cas où les jugements moraux sont demeurés incontestés, comme pour de nombreuses formes dusage des drogues, par exemple, le mouvement en faveur de la décriminalisation a été négligeable.
Lexpression adéquate de lautonomie personnelle comme valeur morale en elle-même en étant absente, la conception utilitariste du principe du préjudice est exposée à lattaque darguments justifiant le paternalisme de lÉtat et limposition de valeurs morales au moyen de la loi. Ces positions longtemps contestées de Mill, Hart et Devlin ont été dûment reprises dans le rapport de la Commission canadienne denquête Le Dain sur lusage des drogues à des fins non médicales et continuent à orienter aujourdhui le débat sur la politique en matière de drogues. Je passe ci-dessous en revue les vues présentées par la Commission quant à la fonction du gouvernement à légard du contrôle de lusage des drogues à des fins personnelles.
Le rapport de la Commission Le Dain : La Commission Le Dain qui a obtenu le consensus de la majorité sur une vaste gamme dobservations et de constatations relatives au cannabis a recommandé labrogation de la prohibition de possession simple. Elle a recommandé dans son rapport majoritaire quun traitement soit offert en même temps que des sanctions seraient imposées, que les drogues autres que le cannabis conservent leur statut criminel et quune aide de même quun traitement soient offerts aux usagers de drogues « plus dures ». En raison de sa faible toxicité, la majorité des membres de la Commission ont demandé que le cannabis soit décriminalisé, mais non légalisé, pour que les jeunes demeurent dissuadés de lutiliser et soient à labri des préjudices quils pourraient sinfliger.
Selon le rapport majoritaire Le Dain (avalisé par trois des cinq commissionnaires nommés), qui souscrit à un point de vue exprimé précédemment par Hart, le droit criminel a une fonction paternaliste qui justifie la restriction des droits individuels de manière à préserver lordre social et à protéger les individus des préjudices quils pourraient se causer à eux-mêmes. Donc, lÉtat a le droit de restreindre laccès aux drogues, par la force sil le faut, pour empêcher les individus de se faire du tort et den faire à la société. En accord avec une gamme plus vaste de vues sur la nécessité de contrôles sociaux par opposition aux droits civils des usagers de drogues, toutefois, largument susmentionné en faveur du paternalisme avancé par la majorité Le Dain a été rejeté par deux commissaires dissidents qui avaient des opinions fort divergentes. Les rapports minoritaires des commissaires Bertrand et Campbell représentent une conception plus libérale et plus conservatrice du problème, respectivement.
La conception plus conservatrice de la politique de lutte contre la drogue énoncée par le commissaire Campbell veut non seulement que lÉtat ait une fonction paternaliste comme gardien de lordre public, mais aussi quil soit le protecteur de la moralité sociale. Émettant une opinion professée par Devlin, Campbell a insisté sur le fait que lÉtat est responsable du respect de la moralité conventionnelle à légard de lusage des drogues, quil y ait ou non un préjudice réel. Il a donc demandé que les sanctions pénales prévues à légard de lusage du cannabis soient maintenues, comme dans le cas de tout comportement considéré comme une menace pour la morale établie. La majorité des citoyens, a-t-il soutenu, « ont le droit dinterdire par voie légale toute conduite quils jugent inconvenante ou alarmante, que cette conduite cause ou non un préjudice à autrui ».
Étant donné que les lois canadiennes en matière de drogues nont pas beaucoup changé, même pour le cannabis, en dépit des recommandations de la majorité Le Dain, elles sembleraient traduire les vues de Campbell en faveur du respect de la moralité. En fait, on pourrait soutenir avec Beauchesne que, dans les années qui ont suivi le rapport de la Commission Le Dain, lintervention de lÉtat au nom du paternalisme et de la protection de la moralité sociale a pris encore plus la forme dune répression et dune violation des droits civils des usagers de drogues. La seule position qui permettrait dempêcher une telle répression, selon lauteur, est fondée sur le respect des libertés civiles. Une opinion aussi contrastante de la politique en matière de drogues, daprès la conception libérale de Mill de lÉtat comme gardien de lordre public seulement, a été présentée dans le deuxième rapport minoritaire Le Dain de la commissaire Bertrand.
Bertrand a recommandé que lintervention de lÉtat soit limitée à la vente de drogues falsifiées et à dautres menaces démontrables à la sécurité publique tout en laissant entendre que toute intervention dans le cas de lusage privé de drogues est intolérable en tant que violation claire des droits des citoyens. Dun point de vue des droits de la personne, les lois contre le cannabis constituent un abus des pouvoirs conférés à lÉtat par le peuple. Dans cet ordre didées, non seulement les lois sur les drogues sont injustifiées comme moyen de faire respecter la moralité, mais elles ne peuvent pas non plus être justifiées par des motifs paternalistes. Pour que la loi ait une fonction pédagogique, selon Beauchesne citant Bertrand, elle doit être conséquente et proportionnelle au préjudice quelle cherche à prévenir. Elle sinterroge en outre sur la façon dont une telle fonction est démontrée aux milliers de jeunes arrêtés au Canada chaque année pour possession simple de cannabis.
Mitchell est daccord pour dire que, même si la liberté de choix en matière de drogues ne devrait pas dépendre de la preuve quelles ne causent aucun préjudice, les lois applicables aux drogues sont contraires à léthique parce quelles font une distinction injuste entre les drogues de même quentre lusage de drogues et dautres comportements socialement nuisibles. Si lusage des psychotropes était assujetti à un système uniforme de réglementation fondé sur légalité, la proportionnalité du préjudice, le choix démocratique et léquité, soutient Mitchell, et si nous procédions à une analyse coûts-avantages à lintérieur des contraintes de la justice, nous constaterions un accord général entre les deux cadres analytiques. Par conséquent, en donnant trop de poids à des arguments coûts-avantages, les réformistes pourraient fort bien commettre une erreur stratégique.
Combinant à la fois des messages radicaux et traditionnels, les arguments fondés sur les droits de la personne sont volontairement politiques et ont beaucoup plus de sens étant donné que les tribunaux, les juges, les jurés et les législateurs sont habitués de penser en termes de droits. Les exigences de réforme des lois relatives au cannabis mettant laccent sur des arguments fondés sur lefficacité contre le paternalisme moraliste sont donc subsidiaires à létablissement dune moralité « centrée sur les droits », la liberté des Canadiens de faire usage de drogues étant considérée comme un droit personnel digne de la protection des tribunaux et des législatures.
Droits et libertés des usagers de drogues en vertu de la Charte
Selon la Charte canadienne des droits et libertés (Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, ci-après appelée la Charte), chacun jouit de « libertés fondamentales », comme la « liberté de conscience et de religion » et la « liberté de pensée, de croyance, dopinion et dexpression ». Elle ne renferme cependant aucune formule qui pourrait expliquer le choix de droits particuliers et lexclusion dautres droits. Dans ce contexte, le droit dutiliser la drogue de son choix peut être promu de lune de deux manières : « Premièrement, un tel droit ou une telle liberté peut simplement être proclamé comme faisant partie de lensemble des droits fondamentaux. Deuxièmement, en labsence dune telle proclamation, on peut affirmer quun droit en particulier, comme le « droit à la liberté » garanti par larticle 7 de la Charte est assez vaste pour englober laction contestée. »
Aux États-Unis, selon Mitchell, en raison des forts préjugés des tribunaux dans les affaires de drogues et de la répugnance générale à infirmer la décision de législateurs dûment élus, les tentatives visant à éliminer la prohibition des drogues pour des motifs constitutionnels ont donc été vouées à léchec malgré lexactitude empirique et la logique des arguments présentés. De même, au Canada, il serait peut-être irréaliste de sattendre à ce que la Charte règle les nombreux conflits et problèmes dhomogénéité dans la législation sur les drogues. Léquilibre précaire entre la nécessité de lapplication de la loi et les droits individuels des usagers de drogues se maintiendra sans doute pendant un certain temps encore.
Près de vingt années après que la Charte a été édictée au Canada, ceux qui sattendaient à une soudaine transformation au chapitre de lapplication des lois sur les drogues sont sûrement déçus. En réalité, il a fallu un certain temps après ladoption de la Charte et il faudra un certain temps encore avant que les interprétations et les décisions ne fassent jurisprudence, aucune de celles-ci ne pouvant être réputée définitive avant davoir été entérinée par la Cour suprême du Canada. Malgré la partialité conventionnelle des tribunaux, cependant, et peu importe le résultat, une contestation fondée sur la Charte fait porter lattention en audience publique sur la question de savoir sil y a eu violation des droits et libertés dorigine constitutionnelle.
Il faudra peut-être un certain temps encore avant de pouvoir évaluer toutes les répercussions de la Charte sur la législation en matière de drogues, mais elle a donné aux tribunaux loutil nécessaire pour protéger rigoureusement les libertés et droits individuels. En particulier, certains pouvoirs de fouille et certaines tactiques utilisées dans la lutte antidrogue ont été annulés ou limités par la Charte qui offre, pour la première fois, une tribune publique où discuter ouvertement des politiques et pratiques de lutte antidrogue. Dans ce contexte, les changements apportés par la police et les substituts du procureur général à leurs pratiques pour éviter les contestations constitutionnelles contribuent peut-être davantage à la protection des droits que les contestations judiciaires fructueuses elles-mêmes. En outre, la Charte nous encourage à réexaminer en profondeur la politique canadienne de lutte contre la drogue et pourrait inciter le Parlement à tenir plus soigneusement compte de la question des droits individuels dans ses projets de loi.
Compte tenu des protections constitutionnelles actuelles comme la liberté de religion et dexpression, lautonomie et la sécurité de sa personne (comme dans le droit à lavortement), et du « droit à la liberté » garanti par larticle 7 de la Charte, on pourrait affirmer quaucune analyse rationnelle du préjudice relatif ne saurait justifier la criminalisation de la possession simple dune drogue comme le cannabis. Cela supposerait cependant que le débat entourant les drogues est rationnel. Robert Solomon, professeur de droit à lUniversité Western Ontario, fait observer ceci :
Si le droit à la liberté de larticle 7 protège la prise de décision personnelle (et il me semble que si lÉtat veut intervenir, il devrait le faire de façon motivée), si on voulait faire une distinction entre... des décisions de vie ou de mort et si on faisait preuve de constance, je pourrais comprendre, mais ce nest pas le cas... Je pense sincèrement que si larticle 7 vous donne le droit de mourir pour vos croyances religieuses... si une loi interdisant laccès à lavortement entrave votre droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de votre personne, si les tribunaux reconnaissent un domaine de prise de décision privée en ce qui concerne la santé et lautonomie, il est alors impossible de justifier nos lois actuelles criminalisant la possession de nombreuses drogues qui sont actuellement illicites.
Depuis la publication du rapport final de la Commission denquête Le Dain il y a plus dun quart de siècle, une impasse politico-juridique sest créée autour du cannabis, les défenseurs dune réforme de la politique nayant dautre choix que dattendre la prochaine occasion de propulser de nouveau la question dans larène juridique ou politique. La résistance acharnée de nos institutions dapplication de la loi sest révélée dautant plus opiniâtre vu lapparente « solution de facilité » qui soffre aux décisionnaires qui peuvent constamment se renvoyer la balle dune arène à lautre. Bien que les contestations constitutionnelles soient coûteuses et semblent avoir peu de chances de réussir juridiquement, le professeur de droit Alan Young dOsgoode Hall insiste sur leur importance pour maintenir lattention des médias et du public, « ...parce que la presse sintéresse de très près à la question, et que si la presse et le public sy intéressent, les politiciens pourraient devoir agir ».
Citant les développements internationaux récents dans le sens dune réforme progressiste du droit et un intérêt général au sein de la société concernant lusage récréatif des drogues, le professeur Young caractérise la résurgence dans les années 90 du mouvement de réforme du cannabis de « période de renaissance » à nouveau propice (après « lâge des ténèbres » répressif qui a caractérisé la politique en matière de drogues sous les présidents Reagan et Bush aux États-Unis) à une discussion et un débat publics sur la question. Étant donné le flux et le reflux de lintérêt pour la consommation des drogues et la politique en la matière, à son avis, le moment des contestations peut être crucial et le climat socio-politique actuel offre aux réformateurs du droit loccasion unique de tirer parti dune opinion publique et dune couverture médiatique favorables. Un effort hautement publicité en ce sens appuyé par Young, laffaire R. c. Clay (et lappel subséquent), est défini ci-dessous, le but étant de dégager les principales conclusions dun procès et dun arrêt faisant jurisprudence.
Le procès et larrêt Clay
En mai 1995, Chris Clay, alors propriétaire dune boutique de chanvre, a été arrêté et accusé de culture et de possession aux fins de trafic après avoir vendu de petits semis de cannabis, ou « clones », dans son magasin de London, en Ontario. Il exploitait depuis deux déjà la première boutique de chanvre au Canada, « Hemporium », où il vendait ouvertement des graines de marijuana, des pipes à eau et dautres accessoires lorsque la police locale a finalement décidé quil avait poussé trop loin les limites de la tolérance et porté un certain nombre daccusations. Après avoir obtenu les conseils de lavocat de droit constitutionnel Alan Young qui, en 1994, avait réussi à faire annuler des dispositions du Code criminel interdisant la promotion ou la vente de documentation sur les drogues illicites, Clay a entrepris une nouvelle contestation des lois canadiennes en matière de drogues.
Grâce aux dons recueillis par lintermédiaire de son site Web Hemp Nation, Clay a pu réunir la somme nécessaire pour faire venir plus dune dizaine de témoins experts de toute lAmérique du Nord. Durant trois semaines au printemps 1997, la cour a entendu le témoignage dexperts de différentes disciplines, dont la pharmacologie, la sociologie, la criminologie, la psychiatrie et le droit. Les principaux arguments présentés et le verdict de la cour sont évalués ici, lidée étant de faire ressortir les différences notables entre les évaluations factuelles et constitutionnelles qua faites de laffaire le juge de première instance John McCart. Je soutiendrai que la décision fait ressortir certaines limites de largumentation factuelle et la nécessité de mieux développer les arguments constitutionnels en faveur de la réforme de la législation antidrogue fondés sur les droits de la personne quil est possible de faire valoir en vertu de la Charte.
La contestation introduite par Clay devant la Cour provinciale de lOntario avait pour objet lobtention dun sursis à statuer sur le jugement à légard des accusations au motif quelles violaient larticle 7 de la Charte. Larticle 7 dispose que : « Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit quen conformité avec les principes de justice fondamentale. » Donc, la question à prendre en délibération, comme la expliqué le juge McCart au début du verdict, consistait à savoir ceci : « Y avait-il eu privation de lun ou plusieurs de ces droits et, dans laffirmative, la privation était-elle contraire aux principes de justice fondamentale? »
Par conséquent, cest aux requérants quil revenait de démontrer chacune des questions constitutionnelles soulevées par la contestation. La plus importante était de savoir si le Parlement enfreint les principes de justice fondamentale en interdisant, sous la menace dune sanction pénale, une conduite relativement inoffensive, brimant ainsi le droit dun individu de prendre des décisions autonomes en labsence de raisons impérieuses dintervention. Dans son évaluation factuelle des arguments présentés, souscrivant à une grande partie de la preuve quant à linnocuité relative du cannabis, McCart a conclu que « sil nest utilisé quoccasionnellement, le cannabis ne présente que des risques mineurs ou ténus pour la santé de lindividu ».
Bien que la consommation du cannabis ne soit pas complètement inoffensive, étant donné le risque de dommages pour les poumons surtout dans le cas dune consommation excessive, le juge de première instance a accepté comme étant valide le consensus général des experts voulant que lusage modéré de la drogue ne cause aucun dommage physique ou psychologique et a peu de chances de causer un préjudice grave à la plupart des usagers ou à la société. Quant aux répercussions politiques de la preuve, après examen des réformes entreprises en Europe de lOuest et en Australie, McCart a indiqué : « Les gouvernements nationaux du Canada et des États-Unis ne semblent pas au diapason de la plupart des pays occidentaux. » Citant un rapport de 1995 de Santé Canada, selon lequel 27 p. 100 des Canadiens croient que la possession de marijuana devrait être légalisée et 42,1 p. 100 sont en faveur dune amende ou dune peine autre que lemprisonnement, il a ajouté que 70 p. 100 des Canadiens sembleraient en faveur dune modification de la loi actuelle.
Par ailleurs, a-t-il fait observer, un pourcentage élevé de Canadiens ne croient pas que la possession de marijuana devrait être légale. De plus, bien que les peines aient été allégées dans certains pays, la possession simple de la drogue demeure illégale dans la plupart des cas, et nulle part dans le monde occidental la culture, le trafic ou la possession aux fins de trafic na été décriminalisé. Toutes les prétendues initiatives de décriminalisation aux Pays-Bas et ailleurs étaient de nature législative; elles nont pas été imposées par les tribunaux. La contestation par les requérants des lois contre la possession simple et la culture du cannabis constituait donc « une intrusion injustifiée dans le domaine législatif ».
Lévaluation constitutionnelle : Bien quil en soit arrivé en fonction de la preuve à une conclusion qui semblerait appuyer la demande de décriminalisation, McCart a rejeté la contestation constitutionnelle de Clay au motif quaucun « principe de justice fondamentale » ne justifie une telle intrusion. Bien quil ait été investi du pouvoir de décider si les lois se rapportant au cannabis sont constitutionnelles ou non, McCart a maintenu que lallégement des restrictions relatives à la possession simple et à lutilisation relève sans aucun doute de la législature. La retenue judiciaire est nécessaire, a-t-il soutenu, pour prévenir lingérence des tribunaux lorsque les législateurs ont dû faire des choix politiques difficiles entre des options contradictoires. Des principes de justice fondamentale « ne peuvent pas être créés selon le cas pour exprimer laversion ou la répugnance dune cour à légard dune loi particulière ».
Citant la récente tirade du juge McClung de la Cour suprême de lAlberta contre « les juges constitutionnellement hyperactifs... mus par des idéologies » qui usurpent les fonctions des représentants démocratiquement élus du peuple, McCart a convenu que les principes de justice fondamentale laissent une large place au jugement personnel. En cherchant à en définir le sens, McCart a dit que ces principes sont considérés comme fondamentaux puisquils sont généralement acceptés par les gens raisonnables comme étant essentiels à notre notion sociétale de la justice. Il nest pas facile, a admis McCart, de distinguer les principes de justice fondamentale avec lesquels la privation de la vie, de la liberté ou de la sécurité de sa personne doivent saccorder pour résister à un examen constitutionnel, car il faut trouver le juste équilibre entre les intérêts de la personne qui affirme que sa liberté a été brimée et la protection de la société en général.
Sagissant de la contestation devant la cour quant à la désignation du cannabis comme substance prohibée au Canada, il na trouvé aucune source lautorisant à penser quune conduite illicite doit causer un préjudice réel avant que le Parlement ne sévisse au moyen dune loi. En outre, usant de propos quelque peu incompatibles avec son évaluation antérieure, McCart a déclaré « ...quoi quil en soit... la consommation de marijuana cause un préjudice, mais peut-être pas aussi important quon le croyait au départ ». À en juger par des décisions analogues aux États-Unis et au Canada, les questions qui continuent à se poser au sujet de la drogue et de ses effets justifient la classification, a-t-il conclu, et lintervention législative devra être maintenue tant que cette classification aura un fondement rationnel.
Pour ce qui est du droit à lautonomie personnelle (lallégation des requérants quil y a violation des principes de justice fondamentale lorsque le Parlement empiète sur le droit dun individu de prendre des décisions autonomes en labsence de raisons impérieuses), a poursuivi McCart, la liberté individuelle doit être assujettie à de nombreuses contraintes dans lintérêt ou pour le bien commun. Alors que la liberté, a-t-il dit, confère à lindividu une certaine autonomie pour prendre des décisions dune importance personnelle fondamentale, comme lont admis de manière générale les experts qui ont témoigné, « ...la marijuana est essentiellement utilisée comme moyen de récréation occasionnel ». Donc, « on peut légitimement se demander si cette forme de récréation est dune « importance personnelle fondamentale » suffisante pour attirer lattention de la Charte ».
Conformément à un certain nombre de décisions antérieures de tribunaux nord-américains , McCart soutient que : « Très peu nombreux sont ceux qui croiraient, sils étaient privés de marijuana, quils ont été privés de quelque chose dune importance cruciale. » La Charte, poursuit-il, ne protège pas contre une limitation aussi insignifiante ou « négligeable » des droits. Lévaluation factuelle de McCart, fondée sur le consensus quant au préjudice relatif de la pratique, a par conséquent été infirmée en raison du fait que lusage du cannabis cause un préjudice suffisant pour justifier lintervention du gouvernement. Et même sil nétait pas préjudiciable, administrativement, cest au Parlement que revient la décision et non aux tribunaux. Le « bien commun », généralement accepté par les gens raisonnables, étant habituellement invoqué pour justifier le maintien de la moralité au moyen de sanctions pénales, une limitation aussi insignifiante des droits est sûrement trop triviale pour mériter un examen législatif.
La décision de McCart jette un éclairage nouveau sur létat actuel dinertie qui caractérise la question du cannabis au Canada et dans dautres démocraties constitutionnelles. Il convient particulièrement de signaler que les arguments rationnels en faveur dune réforme qui ont pour fondement le principe du préjugé semblent largement subordonnés à létablissement de la liberté de faire usage de drogues comme droit personnel digne de la protection des tribunaux et des législatures. En prévision de lappel qui allait être interjeté de la décision Clay, lavocat de la défense Alan Young a énoncé laffaire avec une grande simplicité (comme Mill dans On Liberty), faisant peser sur les législateurs le fardeau de justifier lintervention du gouvernement dans la vie privée des citoyens. Lorsquon lui a demandé comment il entendait démontrer que le droit à lusage du cannabis était dune importance fondamentale suffisante pour mériter lattention de la Charte, il a répondu :
Je ne pense pas devoir prouver que son importance fondamentale soit suffisante pour justifier lattention de la Charte... Jaimerais voir ce qui arriverait si, demain, le gouvernement fédéral interdisait le golf... Cest une question de liberté, de liberté uniquement; la question nest pas de savoir si cest important... elle est de savoir si oui ou non le gouvernement devrait avoir un droit constitutionnel de simmiscer dans les choix autonomes que les Canadiens devraient pouvoir faire... Et si la Cour dappel souscrivait à certaines des constatations factuelles de McCart, le public serait encore une fois exposé à lhypocrisie de la loi qui est très punitive à légard de ce qui semble être une activité inoffensive... est-ce à dire que les tribunaux ne peuvent pas intervenir? Alors, franchement, quelle est lutilité de la Charte?
Lappel de la décision Clay : En octobre 1999, la Cour dappel de lOntario a été saisie de laffaire Clay. Le juge Rosenberg, qui a prononcé la décision dune cour unanime (dans une déclaration publiée le 31 juillet 2000) a rejeté la contestation constitutionnelle, la cour étant daccord avec les conclusions, en fait et en droit, auxquelles en était arrivé le juge de première instance McCart après examen des preuves présentées. En fait, il a été répété que même si elle nest pas complètement sans préjudice potentiel, la marijuana est relativement inoffensive par comparaison à de nombreuses autres drogues (y compris le tabac et lalcool). Et même si des recherches plus poussées demeurent nécessaires sur le préjudice réel et potentiel associé à son utilisation, il y a peu de chances que la marijuana cause un préjudice grave à la plupart des usagers ou à la société en général. Lallégation des requérants que larticle 7 de la Charte empêche le Parlement dempiéter sur la vie personnelle sans que son intervention ait un fondement raisonnable, toutefois, a été une fois de plus jugée impropre à servir de principe de justice fondamentale.
Bien que le principe du préjudice serve de bon point de départ à la politique législative et soit un important guide pour les juges dans lexercice de leur pouvoir discrétionnaire au moment de la détermination de la peine, indique le jugement, « ...cest un principe quil est difficile de traduire par un moyen de mesurer la constitutionnalité de la législation. Par exemple, quel est le préjudice suffisant pour nécessiter une intervention législative? Et le principe du préjudice peut-il être appliqué en dehors de lintention délictueuse dune manière qui donne un résultat compréhensible? » Selon une récente décision de la Cour dappel de la Colombie-Britannique, le maintien de la prohibition du cannabis est compatible avec les principes de justice fondamentale puisquil suscite une « crainte motivée de préjudice » pour dautres individus ou la société. Lintérêt qua lÉtat à protéger la société, compte tenu de lhypothèse raisonnable quil y aura préjudice, nexige pas une preuve réelle de ce préjudicele fait que la substance prohibée « crée un risque de préjudice pour la société » suffit au Parlement pour quil y ait prohibition.
La Cour dappel de lOntario a de plus accepté lopinion majoritaire de ses collègues de la Colombie-Britannique (R. c. Malmo-Levine) voulant que le degré de préjudice requis pour maintenir la prohibition ne soit « ni insignifiant ni négligeable ». Fait intéressant à signaler, toutefois, lopinion dissidente minoritaire dans ce cas, à savoir « que le préjudice doit être dune nature grave ou sérieuse », a été rejetée au motif que ce « critère plus strict » du droit « pouvait mener à une intrusion injustifiable dans la sphère législative ». Malgré la différence sémantique que sous-entend cette affirmation, et son dénigrement dun appareil judiciaire trop actif qui usurpe les fonctions parlementaires, la substitution du risque ou dune « crainte motivée de préjudice » au préjudice lui-même est un élément notable de cette décision.
Lissue de lappel Clay renforce celle du procès original et vient appuyer le point de vue dHarcourt selon lequel les allégations de préjudice non négligeable (ou de risque de préjudice) sont maintenant tellement prépondérantes que le principe du préjudice a perdu son sens. Au cours des deux dernières décennies, les défenseurs de lapplication de la loi nont pas cessé de déployer la rhétorique du préjudice, par opposition au moralisme juridique, au point où le principe du préjudice a subi un changement idéologique distinct de ses origines initialement progressistes. Ce changement a modifié en profondeur la structure du débat au sujet de limposition des valeurs morales au moyen de la loi, de telle manière que les conservateurs essaient aujourdhui de justifier les lois contre lusage de drogues et dautres « crimes sans victime » en fonction du préjudice à autrui. Le résultat est une structure entièrement différente dallégations contradictoires de préjudice ne comportant aucun mécanisme interne de conciliation.
Pour citer un exemple particulièrement pertinent dans le contexte contemporain du débat sur la politique en matière de drogues, Harcourt fait observer que les allégations des tenants de la réduction des préjudices détournent lattention des arguments conservateurs se rapportant au préjudice pour la faire porter plutôt sur les préjudices causés par des politiques prohibitives en matière de drogues. La réaction des défenseurs de lapplication des lois antidrogue a été dalléguer un préjudice encore plus grand. Alors même que conservateurs et progressistes invoquent des arguments montrant préjudice, le principe du préjudice nest daucune utilité, parce quil ne tient pas compte de limportance comparative des préjudices. Pour à savoir à quoi nous en tenir sur les questions se rapportant à limposition des valeurs morales au moyen de la loi, nous devons regarder au-delà du principe du préjudice vers des débats normatifs plus vastes en droit et en politique, « ...des débats au sujet du pouvoir, de lautonomie, de lidentité, de lépanouissement de la personne, de légalité, de la liberté et dautres intérêts et valeurs qui donnent un sens à lallégation quun préjudice identifiable compte ».
Résumé et conclusion
Sappuyant sur la théorie sociologique, lanalyse du procès et de lappel Clay qui précède étaye lidée que les demandes de réforme du droit fondées sur des arguments rationnels sont limitatives dans la mesure où elles ne comportent pas de « principes acceptés » pour aider à manuvrer dans les tribunes politico-juridiques. Tandis que largumentation fondée sur des preuves peut avoir ses avantages dans le contexte actuel dun débat en apparence rationnel, la question sous-jacente du droit à lusage de drogues, peu importe le préjudice relatif ou les risques, est néanmoins au cur de la controverse qui entoure le cannabis. En guise de stratégie, jai donc exposé une approche du problème fondée sur la morale, selon laquelle les droits de lindividu de rechercher ses propres fins sans ingérence injustifiée sont de la plus haute importance.
Dans la société et le droit canadiens, comme dans les autres nations industrielles de lOuest, la tentative de définition dune vague série de principes de justice fondamentale est le point de départ des débats à lintérieur du libéralisme. La défense des droits des usagers de drogues au Canada fait appel aux libertés et droits fondamentaux, au droit à la liberté et à la sécurité de sa personne en particulier, garanti par la Charte. Comme lillustre laffaire R. c. Clay, mis à part la jurisprudence présumant que le droit dutiliser du cannabis nest pas fondamental, cest-à-dire généralement accepté par les gens raisonnables (une position politique qui semblerait inviter la tyrannie de la convention majoritaire que Mill craint), très peu dautres choses apparemment appuient la prohibition en des termes rationnels.
Lallégation que lexpérience de lusage de drogues ne devrait pas être protégée par les principes de tolérance constitutionnels nest pas un argument, mais plutôt lexpression dune longue tradition de moralité publiquemoralité qui, en cas de non-respect des contraintes constitutionnelles à légard du type de préjugé qui peut faire lobjet de sanctions pénales, est incompatible avec des valeurs constitutionnelles plus profondes. Dire quune personne a le droit de faire usage de drogues néquivaut pas à affirmer quun tel droit devrait être exercé. Laffirmation de lexistence dun tel droit équivaut plutôt à une assertion politico-juridique que la conduite doit être protégée contre une prohibition coercitive de la part de lÉtat. Le respect du droit de faire usage de drogues met lexpérience individuelle à labri dune hégémonie culturelle enracinée dans une conception absolutiste de la moralité publique.
Dans la mesure où ce conservatisme moral ne prend pas au sérieux les idéaux occidentaux modernes des droits et libertés de la personne (qui font la promotion de la tolérance sociale parmi une pluralité de perspectives), des valeurs démocratiques plus progressistes peuvent facilement être banalisées pour être assimilées à un simple asservissement à une bureaucratie chargée de lapplication des lois en matière de drogues. Sappuyant sur des principes de justice qui sont généralement acceptés parmi les gens raisonnables, les tribunaux nord-américains nont par conséquent pas réussi à maintenir le droit à lusage du cannabis comme liberté dune importance personnelle fondamentale suffisante pour justifier la protection constitutionnelle. Une telle conclusion, qui sous-entend un sentiment commun de moralité publique partagé par tous les membres de la société, sanctionne une distinction obligatoire classique entre la liberté positive et la liberté négative, la première invoquant la liberté de prendre part à la décision et dy être assujetti dans la poursuite commune du « bien ».
Par comparaison, les « libertés négatives » axées sur les droitslutilisation illicite de cannabis et dautres drogues à usage récréatif, par exemplenentrent pas dans la gamme approuvée des actions protégées. Alors, malgré son incompatibilité apparente avec le respect des droits de la personne et la tolérance enchâssés dans la Constitution du Canada et celle dautres nations occidentales, largument en faveur du statu quo reçoit le plein appui de la convention politico-juridique derrière les autorités chargées de lapplication des lois en matière de drogues. La présomption que si un tel droit nest pas déjà protégé, cest quil doit sûrement être trop négligeable pour mériter notre attention, élimine en réalité toute possibilité de modifications à la politique, à moins quelles ne soient mineures.
Il ne sera effectivement possible de contester les tendances protectionnistes intransigeantes qui nuisent à lévolution des politiques prohibitionnistes du Canada en matière de lutte antidrogue quen avançant les arguments des droits de la personne au moyen dun « appel à la population » moralement et rationnellement intégré. Un tel appel remet à juste titre en question la communauté tenue pour acquise du bien pour tous les individus, permettant une interprétation plus libérale des droits et libertés garantis par la Charte du Canada et dautres démocraties constitutionnelles. La réunion des exigences morales et rationnelles du changement attire lattention sur les questions sous-jacentes, soulignant ce qui est commun aux parties opposées, recentrant les différends et faisant évoluer les traditions comme une théorie dans la pratique ayant de plus grandes chances de supplanter des principes démodés qui sont résistants au changement.
Linvocation de lesprit du libéralisme comme tradition vivante ne peut pas fournir des solutions toutes faites au « problème de la drogue » ni à aucun autre problème moral. Elle facilitera plutôt un processus continu de réinterprétation, darticulation et de raffinement, qui pourra faire figure de projet commun. De tels problèmes ne sont des problèmes que dans le sens où ils sont essentiellement contestés. Ils donnent naissance à des différends sans fin alimentés des deux côtés par des arguments et des preuves parfaitement respectables et continueront à faire lobjet dun débat tant et aussi longtemps quil y aura des sociétés dindividus de libre arbitre pour les débattre, pas parce quils peuvent être réglés.
Alors que la culture de la bureaucratie est fondée sur la rationalité formelle, la liberté a sa source dans la rationalité substantive enracinée dans les valeurs. Jai ainsi cherché à faire progresser le débat sur la réforme de la loi relative au cannabis et à dautres drogues essentiellement en termes de « raison humaniste ». Ce point de vue repose sur la synthèse de la rationalité et de la communauté morale, lévolution des droits et libertés conformément à une planification et une politique sociales pragmatiques. Comme lillustre ici laffaire R. c. Clay, une idéologie est nécessaire dans ce schéma, dans la mesure où lidéologie « relie le présent à lavenir, suscite lengagement et motive laction comme la science objective ne saurait le faire ».