LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 9 mai 2024
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 11 h 30 (HE), avec vidéoconférence, afin d’examiner, pour en faire rapport, les intérêts et l’engagement du Canada en Afrique.
Le sénateur Peter Harder (vice-président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le vice-président : Je m’appelle Peter Harder. Je suis sénateur de l’Ontario et vice-président du comité. Je présiderai la réunion en l’absence de notre estimé président. Avant de commencer, j’aimerais rappeler à tous les sénateurs et aux autres participants à la réunion les importantes mesures préventives suivantes.
Afin d’éviter des perturbations et des incidents de rétroaction acoustique potentiellement dangereux qui pourraient provoquer des blessures pendant notre réunion, nous rappelons à tous les participants en personne de garder leurs oreillettes éloignées de tous les microphones en tout temps. Comme le Président du Sénat l’a indiqué à tous les sénateurs dans son communiqué du 29 avril, les mesures suivantes ont été prises pour contribuer à prévenir les incidents de rétroaction acoustique.
Je vous invite à prendre connaissance de la carte qui se trouve devant vous. Veillez à vous asseoir de manière à augmenter la distance entre les microphones. Les participants ne doivent brancher leurs oreillettes que dans la console microphonique située directement devant eux. Ces mesures ont été mises en place afin que nous puissions exercer nos activités sans interruption et protéger la santé et la sécurité de tous les participants, y compris nos interprètes. Nous vous remercions tous de votre coopération.
J’invite maintenant les membres du comité qui participent à la réunion d’aujourd’hui à se présenter.
Le sénateur Greene : Steve Greene, sénateur de la Nouvelle-Écosse.
Le sénateur Ravalia : Mohamed Ravalia, sénateur de Terre-Neuve-et-Labrador.
Le sénateur MacDonald : Michael MacDonald, sénateur de la Nouvelle-Écosse.
La sénatrice M. Deacon : Marty Deacon, sénatrice de l’Ontario. Soyez les bienvenus.
La sénatrice Boniface : Gwen Boniface, sénatrice de l’Ontario.
La sénatrice Coyle : Mary Coyle. Je viens d’Antigonish, en Nouvelle-Écosse.
Le vice-président : Je m’attends à ce que certains sénateurs se joignent à nous au cours de la réunion. Je les présenterai à mesure que nous avançons dans nos travaux.
Je souhaite la bienvenue à tous les participants, y compris ceux qui nous regardent sur la page Web ParlVU. Chers collègues, nous nous réunissons aujourd’hui pour poursuivre notre étude spéciale sur les intérêts et l’engagement du Canada en Afrique.
Aujourd’hui, nous avons le plaisir d’accueillir, en personne, la professeure Sarah-Myriam Martin-Brûlé de l’Université Bishop’s au Québec et, par vidéoconférence, Geoffroi Montpetit, conseiller principal du Tony Blair Institute for Global Change. Je remercie tous nos témoins de s’être joints à nous aujourd’hui et de prendre le temps de répondre à nos questions.
Avant d’entendre vos observations et de passer aux séries de questions, je demande à toutes les personnes présentes de bien vouloir mettre en sourdine les notifications transmises par leurs appareils, car elles risquent de perturber la réunion en cours. Avant de demander à la professeure Martin-Brûlé de commencer son exposé, je souhaite souligner la présence de la sénatrice Gerba, qui s’est jointe à nous depuis le Québec.
Professeure, vous avez la parole pendant cinq minutes.
Sarah-Myriam Martin-Brûlé, professeure titulaire, Département de politique et d’études internationales, Université Bishop’s, à titre personnel : Je vous remercie infiniment de m’avoir invitée à comparaître devant vous.
« Patinez vers l’endroit où la rondelle se trouvera, et non vers l’endroit où elle se trouve ». C’est ainsi que Goldy Hyder, président et chef de la direction du Conseil canadien des affaires, a cité Wayne Gretzky pour commencer sa déclaration dans le cadre d’une table ronde sur le partenariat entre le Canada et l’Afrique qui a eu lieu l’année dernière. Cette citation reste révélatrice, car elle associe le hockey, un symbole grandement canadien, à une situation qui doit faire l’objet d’une décision au Canada, alors qu’un continent semble être invisible. Comme nous nous sommes concentrés sur la région indo-pacifique et l’Arctique au cours de ces dernières années, ce qui a été renforcé par la politique de défense actualisée présentée en avril dernier, nous négligeons un continent crucial pour le fonctionnement du monde actuel — un continent où l’influence de la Chine et de la Russie est désormais établie, où notre partenaire clé, la France, se bat pour rester, où nos voisins directs, les États-Unis, tentent activement de relancer le dialogue et où d’autres pays, comme la Turquie, la Hongrie et l’Espagne, investissent également de plus en plus.
Des partenariats avec des acteurs étatiques et non étatiques des pays africains peuvent être mutuellement bénéfiques dans une multitude de domaines, notamment l’échange d’informations, la formation conjointe, les exercices au niveau bilatéral, la mobilisation des jeunes, le secteur de la santé et les changements climatiques.
L’engagement et les intérêts du Canada en Afrique sont primordiaux pour assurer la paix et la sécurité de notre pays, mais aussi pour assurer la paix et la sécurité à l’échelle internationale. L’interconnexion de notre monde a montré que les menaces et les risques ne sont pas limités par la géographie. Nous devons regarder plus loin que nos voisins immédiats et réaliser que les acteurs étatiques et non étatiques apprennent les uns des autres au-delà de leurs frontières immédiates. Nous avons beaucoup de choses à apprendre des États africains, et nous avons aussi beaucoup de choses à leur offrir.
Ma déclaration portera sur trois grandes questions : pourquoi devrions-nous nous préoccuper de l’Afrique? Quelles sont les menaces et quelles sont les possibilités que présente ce continent?
Pourquoi devrions-nous nous préoccuper de ce continent? En bref, nous devions nous en préoccuper en raison des profonds liens que nous entretenons déjà avec le continent africain, mais que nous sous-estimons, un continent qui est composé de 54 États présentant un large éventail de systèmes politiques, de géographies, de cultures et de langues.
Pourquoi nous soucions-nous de l’Afrique? Premièrement, parce que l’Afrique est présente au Canada et qu’elle y restera. Selon Statistique Canada, 4 % de la population canadienne est d’origine africaine, et ce chiffre ne cesse de croître. L’immigration en provenance du continent est en hausse. Par conséquent, les diasporas du Canada revêtent de plus en plus d’importance. Nous devons mieux comprendre la nature de ces diasporas.
Deuxièmement, nous nous sentons concernés parce que le Canada est également en Afrique. Nous avons des intérêts directs là-bas, notamment en ce qui concerne l’accès aux ressources naturelles de l’Afrique dont notre mode de vie dépend. L’Afrique possède 60 % du potentiel mondial en matière d’énergie solaire et 70 % du cobalt, un minerai essentiel pour la fabrication de véhicules électriques. En outre, de nombreux Canadiens ont la double nationalité et entretiennent des liens avec l’Afrique, ce qui leur permet d’avoir une incidence et une influence sur un large éventail d’activités exercées sur le continent. En Afrique, la valeur totale des actifs miniers canadiens est estimée à environ 37 milliards de dollars.
Quelles menaces le continent présente-t-il? Les menaces qui pèsent sur les Canadiens se trouvent à la fois au Canada et à l’étranger. Il s’agit notamment de la radicalisation et du financement des activités terroristes, des menaces transnationales, des menaces criminelles, notamment celles liées au blanchiment d’argent, au trafic et à la cybercriminalité, celles liées à la désinformation, à la mésinformation, et aux retombées des crises humanitaires — avec les effets du changement climatique en toile de fond. Tous ces éléments représentent des menaces. Cependant, ces menaces ne doivent pas nous pousser à nous isoler et à craindre l’autre. Elles devraient, au contraire, nous fournir des raisons encore plus convaincantes pour lesquelles les principales priorités stratégiques du Canada devraient considérer l’Afrique comme un continent avec lequel nous devrions dialoguer et au sein duquel nous devrions travailler.
Quelles possibilités le continent offre-t-il? Nous pouvons gagner en visibilité, en confiance et en prévisibilité. Nous disposons de deux avantages majeurs. Le premier est bien sûr de nature linguistique. Notre bilinguisme, anglais et français, nous permet d’exploiter des réseaux linguistiques tels que la Francophonie. Deuxièmement, nous ne sommes pas liés à une idéologie coloniale.
À l’échelle nationale, les diasporas constituent une solution aux menaces qui pourraient surgir au Canada et à l’étranger. Elles représentent également des possibilités importantes pour nos stratégies commerciales et de sécurité. Elles doivent être considérées comme des partenaires clés.
En Afrique, nous devons tirer parti des leçons apprises, élaborer un modèle de partenariat qui ne soit pas simplement transactionnel, et investir dans l’instauration d’un climat de confiance grâce à des partenariats plus intelligents et plus perfectionnés. Nous devons nous dialoguer avec plusieurs ordres de gouvernement — municipal, provincial, national — ainsi qu’avec divers acteurs étatiques et non étatiques, en favorisant les liens avec la société civile, les entités éducatives, et cetera.
Il y a beaucoup à apprendre des organismes et des acteurs communautaires, qui assument une grande partie du travail de base visant à favoriser la tolérance et la confiance dans les relations intercommunautaires et à soutenir les processus de paix. Nous devons également comprendre que la sécurité ne se limite pas à des actions militaires et qu’elle peut revêtir de nombreux sens. Le Canada doit être attentif à la manière dont ses partenaires et les autres intervenants considèrent la sécurité.
Nous devrions également saisir les occasions de formation conjointe et d’échange d’informations, qui nous permettent d’acquérir une meilleure connaissance de la situation, une meilleure compréhension des capacités, des moyens et des méthodes de formation des alliés et une meilleure interopérabilité; de faire la promotion de la primauté du droit et des lois et normes humanitaires internationalement reconnues; et de favoriser le transfert de nos normes, notamment en matière de droits de la personne et de protection des civils.
Nous avons beaucoup d’enseignements à tirer des pays africains et à partager avec eux dans le domaine de la santé. Par exemple, les pays africains ont dû faire face à de nombreuses épidémies et nous ont fait part de nombreux enseignements utiles pendant la pandémie de COVID-19.
Nous avons également beaucoup à apprendre et à offrir en ce qui concerne la gestion du changement climatique et des catastrophes naturelles. Par exemple, des pompiers sud-africains ont apporté leur aide à l’Alberta l’été dernier.
En conclusion, nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas nous engager auprès de l’Afrique. C’est le continent dont la population de jeunes croît le plus rapidement et qui dispose de ressources naturelles essentielles. Pourquoi ne pas nous engager avec 54 États dont nous avons beaucoup à apprendre et auxquels nous pouvons apporter une contribution, et ce, dans une région du monde où nous sommes déjà présents? L’Afrique est confrontée à des menaces, notamment au Sahel, épicentre mondial de la violence extrémiste, avec les crises humanitaires exacerbées par le changement climatique, et l’augmentation de la criminalité transnationale, autant d’éléments qui ont déjà un impact sur nous et qui menacent de nous affecter davantage. L’Afrique nous ouvre également d’inestimables perspectives. Nous devons exploiter et canaliser ces possibilités, malgré l’absence actuelle de grande vision gouvernementale.
Dans un contexte où l’on discute beaucoup de stratégie, de cadre et d’approche, le Canada doit se concentrer sur l’établissement de partenariats plus judicieux dans les domaines de l’éducation, de la coopération en matière de sécurité et de l’investissement à petite, moyenne et grande échelle. Nous devons exploiter les éléments qui font du Canada un pays différent, en tirant le meilleur parti possible de nos acquis historiques, culturels et linguistiques. Nous devons gagner en compréhension et en visibilité, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de nos frontières immédiates.
La paix et la sécurité transcendent la géographie. L’Afrique, avec tout son apport en termes de diversité, de richesses et de possibilités, a beaucoup à nous apprendre, y compris et au-delà de la philosophie de l’arbre à palabres.
Merci.
Le vice-président : Avant d’inviter M. Montpetit à prendre la parole, je tiens à souligner que le sénateur Woo, de la Colombie-Britannique, s’est joint à nous.
[Français]
Geoffroi Montpetit, conseiller principal, Tony Blair Institute for Global Change : Bonjour, monsieur le président et mesdames et messieurs les sénateurs. Merci beaucoup pour votre invitation.
[Traduction]
Je suis conseiller principal au Tony Blair Institute for Global Change, où je me concentre sur l’Afrique de l’Ouest francophone.
Notre institut aide les gouvernements et les dirigeants de plus de 30 pays à concrétiser des idées audacieuses. Pour ce faire, nous conseillons les dirigeants en matière de stratégie, de politiques et de mise en œuvre, en exploitant la puissance de la technologie dans ces trois domaines.
De 2021 à 2023, j’ai été administrateur de l’Organisation internationale de la Francophonie.
Sénateurs, l’étude de votre comité sur les intérêts et les engagements du Canada en Afrique arrive à point nommé. J’ai rédigé pour le compte de notre institut un rapport sur le Sahel qui a été publié il y a quelques semaines à peine, et je vous remercie de nous avoir invités à vous faire part des conclusions de notre analyse et de nos recommandations stratégiques dans le cadre de votre étude.
Les conséquences dévastatrices des guerres en Ukraine et à Gaza continuent d’attirer l’attention des décideurs politiques et du public, pendant que, sur un autre continent, un conflit vieux de plusieurs décennies fait rage. Il a une portée et des conséquences mondiales, y compris pour le Canada.
Malgré 20 ans d’opérations multinationales de sécurité et de lutte contre le terrorisme, le Sahel est aujourd’hui la région la plus touchée par le terrorisme dans le monde. Des groupes extrémistes violents terrorisent les citoyens et déstabilisent les gouvernements. Des millions de personnes ont été déplacées dans les pays voisins. Au Burkina Faso, au Mali et au Niger, 13 millions de personnes sont confrontées à l’insécurité alimentaire. Dans ces pays, 9 000 écoles ont fermé leurs portes en raison du conflit et des attaques de groupes extrémistes violents. Rien qu’au Burkina Faso, un million d’élèves ne sont plus scolarisés.
Aucun pays ne peut à lui seul combattre, désamorcer ou éliminer la menace de l’extrémisme violent au Sahel. La coopération régionale et internationale est essentielle pour faire face à la détérioration de la situation. Je remercie votre comité d’examiner les intérêts et l’engagement du Canada en Afrique sous cet angle également.
Le risque que l’insécurité s’étende aux régions voisines du Sahel, comme les États côtiers, est bien réel. Les activités terroristes meurtrières se multiplient aux frontières septentrionales du Togo et du Bénin. Le nombre d’incidents liés au terrorisme dans ces pays a doublé au fil des ans. La présence d’agents prédateurs bien connus et de mieux en mieux implantés dans la région, comme la Russie, attise les flammes de l’extrémisme, enhardissant ceux qui veulent déstabiliser davantage cette partie du monde.
De notre point de vue, la solution n’est pas purement militaire ou dépendante de mercenaires étrangers ou de milices civiles qui opèrent en dehors du cadre du droit national et international et du multilatéralisme. Une approche renouvelée de la sécurité et de la stabilité du Sahel et de ses populations nécessite un programme de développement plus audacieux qui mette l’accent sur les priorités de gouvernance et sur une réinitialisation du contrat social entre les États et leurs citoyens. Cela signifie qu’il faut renforcer le dialogue politique et diplomatique international sur le Sahel par le truchement d’une alliance élargie aux pays européens, au Canada, aux États-Unis et à d’autres acteurs importants, tels que les États du Golfe et la Turquie.
Cette alliance devrait établir un pacte qui réunirait les pays du Sahel, les donateurs bilatéraux, les banques multilatérales de développement, le secteur privé et les partenaires philanthropiques afin d’accroître les investissements et de déployer de nouveaux mécanismes de financement qui cibleront le développement humain, la gouvernance et les infrastructures avec de nouvelles ressources consacrées à ces fins dans le Sahel.
[Français]
Le Canada doit jouer un rôle plus important au Sahel, en Afrique de l’Ouest et sur le continent en général. Le gouvernement du Canada doit renouer avec les ambitions et les cibles claires de la Politique d’aide internationale féministe du Canada, lancée en 2017. Dans un esprit de transparence, je dois dire que dans une autre vie, j’ai joué un rôle dans l’élaboration de cette politique à titre de chef de cabinet de plusieurs ministres du Développement international sous le gouvernement de M. Trudeau. Cette politique prévoyait que pas moins de 50 % de l’aide bilatérale canadienne serait consacrée à l’Afrique subsaharienne. Or, cette cible n’a été atteinte qu’en 2018. Ce résultat a baissé à 41 % en 2019-2020. Ce chiffre a un peu remonté depuis, mais il reste sous la barre des 50 % aujourd’hui.
Tout comme ses partenaires, le Canada doit trouver des moyens de travailler de manière constructive avec les pays de la région, y compris leurs dirigeants actuels, dans l’objectif de revenir à l’ordre constitutionnel, mais aussi d’améliorer la qualité et la portée des services aux citoyens. Étant donné que presque tout le Sahel, de la Guinée au Soudan et de l’Atlantique à la mer Rouge, vit maintenant sous une forme de régime militaire issu d’un coup d’État, un certain degré de pragmatisme de la part de pays comme le Canada est requis.
Je pense que ce serait une erreur d’abandonner ces pays ou de mettre fin à notre engagement auprès d’eux uniquement parce que ce sont des régimes militaires et que c’est difficile de travailler dans ces pays. Je pense que ce serait également une erreur de transférer nos budgets de développement, qui sont conséquents, importants et historiques dans des pays comme le Burkina Faso, vers les États côtiers — qui méritent bien entendu un soutien accru du Canada, mais pas aux dépens des populations des pays du Sahel.
Mesdames et messieurs les sénateurs, il est plus important que jamais d’appuyer le Sahel et ses populations, surtout en cette époque de réalignement géopolitique et en raison du souhait de la Russie d’ancrer davantage sa présence dans la région pour s’opposer à l’Occident, y compris aux intérêts canadiens.
Il en va des intérêts du Canada. Nous avons investi au Sahel depuis les tout débuts de la coopération canadienne, dans les années 1960. Nous avons une expertise qui est recherchée. La professeure Martin-Brûlé en a bien décliné la liste. Nos compagnies minières travaillent dans un contexte sécuritaire extrêmement tendu. Nos citoyens ont été victimes d’attentats terroristes et d’enlèvements dans la région. L’avenir climatique de la planète se joue aussi au Sahel. De plus, les débouchés commerciaux sont importants pour le Canada.
Le Canada s’est doté d’une Stratégie pour l’Indo-Pacifique. Je me pose la question suivante : où est la stratégie africaine du Canada, alors que les enjeux géopolitiques sur le continent sont tout aussi importants pour le pays? La population de l’Afrique de l’Ouest et du Sahel doublera d’ici 2050 pour dépasser les 700 millions d’habitants. La majorité de cette population sera urbaine. Les défis et les possibilités pour le Canada sont clairs.
Mesdames et messieurs les sénateurs, le moment est venu pour le Canada de maximiser son engagement sur le continent et en Afrique de l’Ouest en particulier. Merci beaucoup.
[Traduction]
Le vice-président : Merci, monsieur Montpetit.
Nous allons passer aux questions. Chaque sénateur disposera d’un maximum de cinq minutes pour ce premier tour. J’espère que nous pourrons en tenir un deuxième. Je demanderais aux sénateurs d’indiquer lequel de nos deux témoins ils souhaitent entendre répondre, en premier lieu tout au moins.
Le sénateur Ravalia : Merci à nos deux témoins. Ma première question s’adresse à M. Montpetit. Vous avez évoqué l’influence croissante des acteurs non occidentaux en Afrique, en particulier dans la région du Sahel, en soulignant l’implication de la Russie dans cette partie du monde.
Dans le contexte du conflit opposant la Russie et l’Ukraine et de nos relations très tendues, y a-t-il une possibilité pour nous de dialoguer avec certains de ces acteurs dans la région du Sahel afin d’essayer de faire en sorte que la situation soit moins catastrophique et chaotique?
M. Montpetit : Merci, sénateur, pour votre question. Il est certes possible pour des acteurs comme le Canada de s’engager auprès des pays du Sahel, et en particulier de ceux qui ont connu des coups d’État militaires et qui sont maintenant dirigés par un gouvernement de transition ou un ordre de gouvernement n’étant plus conforme à leur constitution.
La pression initiale exercée sur ces pays par les organisations régionales, au moyen notamment de sanctions, est évidemment cruciale. Nous avons déployé d’importants efforts et nous devons absolument concrétiser le tout pour contenir les effets de la violence et de l’instabilité dans la région. Ce serait une erreur de se retirer de ces pays. Comme je l’ai dit, les partenaires financiers et techniques dans cette région doivent faire preuve d’un certain pragmatisme.
Le sénateur Ravalia : Étant donné la situation très tendue et précaire en matière de sécurité, envisagez-vous une conjoncture qui nous forcerait à déployer des troupes sur le terrain?
M. Montpetit : Eh bien, sénateur, comme je l’ai dit, et comme un certain nombre d’observateurs l’ont également reconnu, je ne pense pas qu’un seul pays puisse à lui seul avoir raison des groupes extrémistes violents qui opèrent sur les territoires du Sahel et de part et d’autre des frontières poreuses de la région.
À un moment donné, nous devrons reprendre ce dialogue. Nous devons avoir une vision claire de ce qu’il faut faire pour assurer la sécurité. Mais nous ne devons pas envisager la réponse à l’insécurité au Sahel uniquement sous l’angle de la lutte contre le terrorisme ou de l’action militaire, même si cela occupe de toute évidence une place importante dans cette problématique.
Nos 20 années d’interventions militaires et antiterroristes nous ont appris que nous devons également nous concentrer sur les populations et sur le rétablissement du dialogue et du lien entre les citoyens et leur gouvernement en investissant au titre d’enjeux comme la gouvernance. Nous devrions aider les gouvernements à fournir des services aux citoyens et à garantir un niveau minimum de services sur l’ensemble du territoire, notamment en matière d’éducation et de programmes sociaux. Nous devons comprendre que des investissements massifs sont nécessaires au Sahel, mais que des possibilités s’offrent à nous. Nous ne devrions pas considérer la situation dans une perspective purement militaire.
Le sénateur Ravalia : Pour conclure, compte tenu de l’attention portée par le monde à la Russie et à l’Ukraine ainsi qu’à la situation en Israël et à Gaza, vos échanges avec vos partenaires vous font-ils craindre une certaine lassitude des donateurs à l’égard du soutien à cette région du monde?
M. Montpetit : Vous avez raison, sénateur. Notre monde ne se porte pas bien par les temps qui courent, et je ne minimise certainement pas les impacts des guerres en Ukraine et à Gaza ou de toute autre situation d’urgence à laquelle nous sommes confrontés.
Les pressions sur les gouvernements sont réelles, mais le Canada devrait se donner les moyens d’être à la hauteur de l’important rôle qu’il souhaite jouer dans le monde.
Le Canada fait les choses de la bonne manière. Il a une politique d’aide internationale féministe. Je ne nie pas que certains choix financiers peuvent être très difficiles pour un gouvernement, mais l’aide internationale actuellement offerte par le Canada doit être bonifiée. Nous observons des tensions dans l’Indo-Pacifique, dans l’Arctique et évidemment en Afrique. Ailleurs, nous voyons les crises humanitaires qui touchent entre autres l’Amérique latine.
Le Canada veut apporter sa contribution, mais il doit se donner les moyens de le faire.
Le sénateur MacDonald : Je vais d’abord adresser ma question à Mme Martin-Brûlé, mais j’aimerais entendre les deux témoins.
Considérant le rôle de la Chine en tant que premier partenaire commercial de l’Afrique et sa présence diplomatique et militaire croissante sur ce continent, notamment avec sa participation aux missions de maintien de la paix de l’ONU et l’établissement d’une base militaire à Djibouti en 2017, comment évaluez-vous l’impact de l’implication militaire de la Chine sur la stabilité et la sécurité de la région?
Mme Martin-Brûlé : Merci. C’est une question très importante. Nous avons un peu parlé de l’implication militaire de la Russie, mais la Chine est également très engagée dans la région. La Russie s’est surtout concentrée sur les paramètres de sécurité, les arrangements et les accords avec les différents États hôtes. La Chine cible davantage le développement et le déploiement d’infrastructures et de routes, ce qui lui permet du même coup d’avoir accès à des minerais essentiels. Les deux pays participent en effet de plus en plus aux opérations de maintien de la paix, ce qui leur confère une plus grande visibilité et une meilleure compréhension des différents enjeux et besoins des divers États hôtes.
Nous devons être très inquiets de la présence de la Chine, car elle s’assure ainsi l’accès à de plus en plus de ressources, ce qui pourrait faire en sorte que nous dépendions davantage des Chinois pour y avoir accès nous aussi. L’aide et le soutien apportés par la Chine aux États hôtes ne sont pas conditionnels — on n’applique pas les mêmes conditions que la France et les États-Unis — pour ce qui est des modes de gouvernance en place.
J’ai beaucoup aimé la remarque de M. Montpetit à ce sujet. Il a dit que c’est pour cela qu’il nous faut être pragmatique et discuter avec les autres acteurs sur le terrain, sans cette condition de respecter ce genre d’accords, parce que d’autres États, comme la Russie et la Chine, font des avancées, et qu’il nous faut d’autant plus être présents.
Le sénateur Ravalia voulait savoir s’il nous faudra un jour déployer des troupes sur le terrain. Comme l’a fait valoir également M. Montpetit, nous devons aller au-delà du paradigme militaire. Je pense que nous devons être présents sur le terrain. Cela nécessitera un peu plus d’investissements, mais nous avons besoin de plus d’ambassades, de plus de consulats, pour savoir qui est sur place et quels types d’accords sont conclus. La Chine, la Russie, la Turquie et les États du Golfe sont présents. Nous devons l’être nous aussi pour bien comprendre la situation et mieux évaluer notre rôle.
M. Montpetit : Je vous remercie, sénateur, et je remercie également ma collègue pour ses remarques auxquelles je souscris entièrement.
La Chine joue évidemment un rôle important sur le continent pour les raisons que Mme Martin-Brûlé a expliquées. Ce rôle peut parfois être constructif. Je me souviens, par exemple, que les diplomates chinois ont joué un rôle déterminant au Soudan du Sud ainsi que dans le cadre de leurs diverses participations aux missions de maintien de la paix de l’ONU.
Pour revenir à la question du pragmatisme, il s’agit pour le Canada de savoir comment nous pouvons nous engager en reconnaissant que ce n’est pas seulement avec les pays du Sahel que nous devons le faire. Nous pouvons et devons aussi travailler avec la Chine et trouver un moyen commun d’aller de l’avant.
Nous avons nos propres intérêts et notre façon de faire les choses. Ils sont parfois en contradiction avec ceux de la Chine et certainement avec ceux de la Russie, mais conformément à la grande tradition canadienne en la matière, nous ne devrions pas hésiter à nous engager. Nous devons reconnaître que nous n’avons peut-être pas les moyens financiers dont disposent les Chinois pour offrir de l’aide publique au développement, consentir des prêts, etc. Nous faisons les choses différemment. Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas être présents.
Pour revenir à ce que Mme Martin-Brûlé vient de souligner concernant nos relations diplomatiques, lorsque j’ai quitté Ottawa en 2020, j’ai été très heureux de voir que le gouvernement du Canada avait décidé d’établir un programme de coopération bilatérale avec le Niger. Le tout a débuté modestement, mais le fait est que nous n’aurions jamais dû quitter le Niger dans les années 2000. Cela n’avait aucun sens à mes yeux.
Le vice-président : Nous devons en rester là, monsieur Montpetit. Notre ami commun Peter Boehm n’aurait pas été aussi généreux.
[Français]
La sénatrice Gerba : Merci à nos témoins d’être présents ici et en ligne aujourd’hui. Ma question s’adresse à vous deux, parce que vous avez abordé, chacun à votre façon, la question de l’investissement. Vous avez abordé le fait que l’Afrique, c’est 54 pays ou 55, selon les Nations unies ou l’Union africaine. Cependant, depuis que nous parlons, depuis que nous avons commencé cette conversation, on parle de la région du Sahel, qui est évidemment très touchée par les questions de sécurité, d’insécurité et d’instabilité politique. Sur les 54 pays d’Afrique, il y en a probablement quatre ou cinq — peut-être six au maximum — qui sont des pays où il y a une véritable menace sécuritaire. On parle d’un continent qui a besoin d’être développé et qui offre de grandes possibilités. Dans tous les autres pays — le sénateur Woo et moi en revenons... Nous sommes allés rencontrer le ministre des Affaires étrangères du Nigeria, qui compte presque 230 millions d’habitants. Je vais poser ma question directement à M. Montpetit, mais Mme Martin-Brûlé voudra peut-être y répondre aussi.
Monsieur Montpetit, comment amener le Canada à regarder l’Afrique comme un continent où on peut investir et gagner, sans mettre de côté les risques de sécurité que nous voyons également sur tous les autres continents du monde, avec tous les autres pays avec lesquels nous faisons des affaires et dans lesquels nous investissons, qui sont des partenaires très importants, y compris l’Indo-Pacifique?
Le vice-président : Vous avez deux minutes.
M. Montpetit : Merci, madame la sénatrice. Je ne veux pas vous laisser croire que l’Afrique se résume aux enjeux du Sahel. C’est surtout une région sur laquelle je travaille.
La première chose que le Canada devrait faire, c’est de reconnaître le potentiel incroyable du continent. C’est un continent qui se dote actuellement d’une zone de libre-échange. Il y a encore beaucoup de travail à faire sur le plan panafricain pour que cette zone de libre-échange soit effectivement mise en place, mais le plan existe, et le Canada devrait tout de suite s’engager à ce niveau.
La décision du gouvernement du Canada d’être représenté et d’établir des missions auprès de l’Union africaine est excellente et importante. Elle aurait dû se faire beaucoup plus tôt, mais maintenant c’est fait et c’est bien. On devrait continuer sur cette lancée et aider les entreprises canadiennes à reconnaître l’importance du marché africain et l’importance de cet édifice de libre-échange qui est en train de se construire sur le continent. Les possibilités sont là et elles sont grandes, même au Sahel, malgré les difficultés et les besoins en matière d’infrastructure. Il existe des occasions commerciales extrêmement importantes pour beaucoup de pays et de gens qui ont une expertise à offrir en ce sens. En ce qui concerne les énergies renouvelables, le Sahel et le reste du continent représentent des occasions incroyables pour des investissements canadiens.
Mme Martin-Brûlé : Effectivement, on a parlé du Sahel, mais l’Afrique du Sud est une économie grandissante. Le Rwanda est un pays partenaire et le Kenya... Ce sont des économies très importantes. Je ne suis pas spécialiste de ces pays, mais il est important de reconnaître les 55 situations où le Canada pourrait trouver des partenaires fiables et importants et miser sur cette jeunesse qui peut représenter la population. C’est la jeunesse qui grandit le plus rapidement dans le monde; ce sont des consommateurs potentiels et des entrepreneurs avec qui on peut faire affaire, d’où l’importance de miser sur des investissements bilatéraux avec des gouvernements, mais aussi avec différents types d’acteurs non étatiques. Je pense également à des possibilités économiques avec Maurice, qui est une beaucoup plus petite économie.
[Traduction]
La sénatrice M. Deacon : Merci à vous deux d’être des nôtres aujourd’hui. Nous aimerions passer encore de nombreuses heures avec vous. Ma question porte sur la mésinformation et la désinformation. Nous sommes nombreux à croire que la mésinformation affecte principalement la politique nationale et les élections, mais vos travaux ont porté sur la manière dont elle a pu toucher les missions de maintien de la paix de l’ONU. Il y a là une lecture intéressante.
J’aimerais avoir une idée de certaines des difficultés découlant de ce phénomène croissant de mésinformation et de désinformation, notamment dans le contexte de ces missions de maintien de la paix.
Mme Martin-Brûlé : Merci de soulever cet enjeu qui gagne en importance. Nous devons être plus conscients que jamais de la manière dont l’information circule.
Je voudrais revenir sur l’idée de faire des diasporas des partenaires clés. Nous cherchons à savoir qui peut être considéré comme un intervenant local et qui peut influer sur les informations qui sont communiquées. De nombreux membres des diasporas transmettent aux gens demeurés dans leur pays d’origine des informations pouvant influer sur la compréhension des enjeux par la population locale et sur ses comportements à l’égard des intervenants externes, y compris dans le cadre des opérations de maintien de la paix.
Il est important de bien saisir la portée de cette influence. C’est d’autant plus primordial au Canada, où l’on retrouve différentes diasporas, et en particulier des diasporas africaines, qui communiquent des informations influant sur les comportements et les perceptions dans leur pays d’origine dans une mesure qui est plutôt sous-estimée.
En ce qui concerne les opérations de maintien de la paix, il est essentiel de faire la distinction entre, d’une part, les critiques de la population locale quant au déroulement des opérations de paix et, d’autre part, la désinformation qui consiste à manipuler l’information en vue de canaliser, d’orienter et d’influencer les comportements à l’égard de ces mêmes missions.
C’est pourquoi nous devons effectivement mieux comprendre les diasporas présentes au Canada, leurs modes de communication, le genre d’information qui est communiqué et l’impact réel que peut avoir cet afflux de renseignements sur les divers modes de compréhension et de comportement des acteurs locaux.
La sénatrice M. Deacon : Dans les endroits où ces missions sont déployées, quelle est la principale méthode de diffusion de la mésinformation? Nous avons une petite idée à ce sujet au Canada, mais s’agit-il des mêmes outils dont nous nous servons, comme Facebook et TikTok, ou bien est-ce que des gouvernements étrangers contribuent également à ces campagnes?
Mme Martin-Brûlé : Merci pour la question. Il est important de faire la distinction entre les zones urbaines et rurales. Dans les secteurs urbains, les moyens les plus couramment utilisés sont WhatsApp et Facebook, et les médias sociaux d’une manière générale. Il en va bien sûr tout autrement en milieu rural où l’accès aux médias sociaux est plus limité. Les émissions de radio peuvent jouer un rôle plus important compte tenu du niveau d’analphabétisme.
Je voudrais également traiter de l’influence pouvant être exercée dans les zones rurales et urbaines. De nombreux pays d’Afrique se distinguent — et c’est un point commun avec le Canada — par leur grande superficie et par la diversité de leurs caractéristiques géographiques. Il y a beaucoup d’influence et de projection du pouvoir à partir des grands centres, des capitales, mais moins dans les zones frontalières qui en sont éloignées. Dans ces secteurs, il est plus difficile d’atteindre les gens pour les renseigner au sujet des interventions, ce qui les expose davantage à l’influence des groupes extrémistes qui sont présents dans ces régions frontalières.
En ce qui concerne le Sahel, c’est bien sûr le cas au nord et au centre du Mali, où il est plus difficile pour l’État de projeter son pouvoir. Ce n’est pas que la gouvernance ne s’exerce pas; c’est plutôt qu’elle n’est pas assurée par l’État, mais il n’en demeure pas moins que les réseaux criminels prospèrent en raison de ce manque d’accès à l’information, à Internet et aux médias sociaux. Merci.
La sénatrice Boniface : Je vous remercie tous les deux de votre participation. J’aimerais évoquer brièvement la MONUSCO, la mission de maintien de la paix déployée au Congo depuis des années. Pouvez-vous me donner une idée de la façon dont les choses vont se dérouler, notamment pour ce qui est de la reprise en charge des bases militaires par l’armée congolaise? Comment, selon vous, la situation pourrait-elle se stabiliser par la suite?
Mme Martin-Brûlé : Je vous remercie de cette question. C’est un point crucial. Je vais commencer par souligner une erreur a contrario, car il ne faut pas comparer l’intervention de l’UNESCO avec ce qui se passe au Mali. Au Mali, bien entendu, l’ONU s’est vu demander de quitter le pays entièrement et assez rapidement. C’est une situation différente de celle du Congo, qui inspire l’optimisme.
Certes, le gouvernement a critiqué la mission en disant qu’en l’absence d’action énergique, les groupes armés continuent de prospérer dans le pays. Il a jugé l’opération de maintien de la paix inefficace et l’a invitée à quitter le pays d’ici décembre prochain, il me semble.
Le départ est également plus lent, et nous ne devons pas confondre les opérations de paix qui partent avec les organismes de l’ONU qui restent sur place.
Le Congo est également différent, puisqu’on y intervient pas seulement depuis des années, mais depuis des décennies, comme vous l’avez souligné. Le Congo fait l’objet d’une intervention internationale depuis les années 1960. On comprend donc mieux les différents enjeux et les divers groupes en présence, bien qu’ils évoluent assez rapidement aussi, surtout avec l’arrivée de groupes radicaux et extrémistes. Ce n’était pas nécessairement ainsi il y a 10 ou 15 ans.
Je pense qu’il sera plus important d’établir des accords bilatéraux et des voies de communication avec le gouvernement actuel, étant donné que la mission de maintien de la paix quittera le pays.
Même si les équipes de l’ONU restent au pays, il faut également comprendre que le Congo est peut-être cinq fois plus grand que le Québec. C’est un très vaste pays. Malheureusement, avec le départ des opérations de maintien de la paix, nous ignorons ce qui se passe dans de nombreuses régions, au Katanga et au Kasaï, par exemple. Nous sommes mieux informés dans l’Est, à Goma et Bukavu, parce que nous y sommes plus présents.
Les équipes de l’ONU restent au pays. Voilà pourquoi il importe de poursuivre les échanges, car, bien entendu, les acteurs chinois et russes engagent des conversations. Ils sont présents. Il est important de rester au courant de ce qui se passe dans le pays.
La sénatrice Boniface : Je vais me rendre dans la région du Sahel. Je comprends ce que vous dites tous les deux au sujet de l’importance du développement et plus encore de l’investissement, mais je reviens à la question du sénateur Ravalia sur le fait que les gouvernements se montrent hésitants à moins qu’il n’y ait de stabilité.
Comment effectuez-vous des investissements lorsque vous n’avez aucune assurance, ni même l’ombre d’une assurance, qu’il existe au pays la stabilité nécessaire pour en voir les retombées?
Mme Martin-Brûlé : Tout dépend des investissements dont il est question, en ce sens que nous devons engager le dialogue avec ces nouveaux États, même s’ils ne sont pas démocratiques et qu’ils ont été le théâtre de coups d’État.
Nous devons également comprendre la frustration du gouvernement et la situation dans laquelle il se trouve. Il affirme qu’il y a des interventions étrangères sur son territoire depuis des décennies, mais qu’elles n’ont pas contribué à juguler la violence extrémiste. Il prend les choses en main avec des partenaires qui sont là et qui lui offrent leur aide. Nous ne sommes pas satisfaits du genre d’aide et des partenaires qu’il a. Ces partenaires sont sur le terrain et comprennent la situation. Ce n’est pas notre cas.
Le vice-président : Je vous remercie.
La sénatrice Coyle : Je remercie nos deux témoins. J’ai une question pour chacun d’entre vous. Vous avez tous les deux préconisé une présence et un engagement accrus du Canada.
Monsieur Montpetit, vous avez notamment indiqué que le Canada participe à une alliance internationale élargie concernant le Sahel, ajoutant que nous pourrions y jouer un rôle important et que cette alliance pourrait collaborer dans des domaines comme le développement humain et la gouvernance, au chapitre de la prestation de services aux citoyens, des infrastructures et d’autres domaines. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ce que vous pensez que cette alliance pourrait être et sur le rôle que pourrait y jouer le Canada?
M. Montpetit : Merci beaucoup, sénatrice. Oui, c’est ce que j’ai dit, en effet.
Notre président exécutif, Tony Blair, a réclamé la création d’un nouveau pacte pour le Sahel, dont l’objectif consiste à renforcer l’engagement politique et le discours autour du Sahel et de la sécurité.
Si on compare la situation avec la mobilisation de la communauté internationale pendant le conflit en Syrie, au cours duquel des millions d’enfants ont été privés d’école et font encore l’objet d’une mobilisation de la communauté internationale pour éviter que cette génération ne soit perdue, on voit qu’il n’y a pas le même sentiment d’urgence en ce moment concernant certains thèmes semblables au Sahel. J’ai souligné qu’il y a 1 million d’enfants non scolarisés au Burkina Faso.
Le pacte vise à mobiliser de nouveaux investissements, des consultations politiques et des efforts diplomatiques à propos des questions d’insécurité et de développement au Sahel, et à débloquer et à effectuer les investissements nécessaires dans la région.
Les deux tiers des populations du Sahel n’ont pas accès à l’électricité. Ce problème nécessite la mobilisation des investissements des banques multilatérales de développement, du secteur privé et d’autres acteurs.
Je pense qu’un pacte international où le Canada pourrait jouer un rôle — il importe de convenir d’un rôle — pourrait entraîner une mobilisation politique autour du Sahel et inclure de nouveaux partenaires, comme la Turquie et les États du Golfe, avec lequel nous ne collaborons pas à propos des questions politiques au Sahel, mais qui s’intéressent vivement à la région, bien entendu. Comment mobiliser cette communauté internationale pour le Sahel?
La sénatrice Coyle : Je vous remercie.
Madame Martin-Brûlé, pendant votre allocution, vous avez entre autres parlé de l’engagement avec divers ordres de gouvernement, des acteurs étatiques et non étatiques, et des organisations locales et communautaires également. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce que vous entendez par engagement du Canada?
Mme Martin-Brûlé : Merci. Je pense que c’est important. Je vais revenir à la politique étrangère féministe du Canada, au sujet de laquelle j’ai écrit avec des collègues. L’engagement est l’un des aspects clés dont nous avons traité, soulignant qu’à cet égard, nous pensons inconsciemment à des arrangements entre gouvernements, lesquels sont nécessaires, évidemment.
Mais nous devons tenir compte des organisations locales. Bien sûr, dans le contexte de la politique étrangère féministe du Canada, nous avons parlé de groupes féministes, par exemple, pour mieux comprendre les besoins locaux et ce que la communauté locale comprend de la sécurité. Nous tenons pour acquis que le lexique est le même partout où nous allons. En tant que francophones, nous savons que le mot « autodéfense », par exemple, a une signification et une résonance très différentes au Burkina Faso, où les « groupes d’autodéfense » s’attaquaient aux civils.
Le même problème se pose en anglais. Nous pensons que « security » signifie la même chose ailleurs, mais malheureusement, pour de nombreux acteurs, ce mot est utilisé par le gouvernement pour justifier des attaques contre ses propres citoyens. Nous devons comprendre cela pour être plus avisés dans le cadre des partenariats dans lesquels nous nous engageons.
J’aime beaucoup l’argument de M. Montpetit selon lequel le développement est aussi une question de sécurité, et j’insisterai sur ce point. Nous devons en tenir compte et aller plus loin. Nous avons parlé des intervenants sur place. Nous devons faire du développement sur le terrain. Les Chinois le comprennent aussi très bien.
Le vice-président : Je vous remercie, madame Martin-Brûlé.
Le sénateur Woo : Voilà qui ouvre la porte de belle façon à mon intervention, car je vous ai entendu dire que nous devrions avoir très peur et nous inquiéter du fait que les Chinois participent à des opérations de maintien de la paix au Sahel et construisent des infrastructures pour avoir accès aux produits de base et à d’autres matières, et que s’ils apportent une certaine paix et une certaine stabilité et construisent des infrastructures utiles aux Africains, ils nous couperont l’accès aux mêmes matières.
Vous voulez peut-être rectifier les faits, mais si c’est ce que vous dites, en quoi cela concerne-il les intérêts des Africains? Je crois comprendre que ce sont les intérêts de l’Occident qui sont en jeu.
Mme Martin-Brûlé : Merci beaucoup de me donner l’occasion de rectifier les faits.
Ce n’est pas tant que nous devrions avoir peur, car vous avez raison. M. Montpetit a souligné l’importance des investissements chinois, au Soudan du Sud, par exemple, où le terminal de l’aéroport a été construit en 2018-2019. C’était important pour l’Afrique. Les Chinois sont aussi présents en République centrafricaine. Vous avez raison : sur le plan du développement, ces investissements ont eu une incidence considérable sur la population.
Mais je pense que la Chine joue un jeu intelligent à long terme en accédant aux minéraux, qui sont nécessaires pour toutes les nouvelles technologies dont nous parlons, y compris les semi-conducteurs et même les technologies spatiales. Les ressources naturelles nécessaires à la fabrication de ces technologies viennent d’Afrique et la Chine négocie l’accès à ces matières.
Nous ne devrions pas avoir peur, mais plutôt comprendre que la Chine est en train d’établir son influence et aura plus d’influence sur de nombreux pays que ne le souhaiterait peut-être l’Occident, avec ses valeurs. Les Chinois s’investissent davantage dans le maintien de la paix. Ici encore, ils sont plus futés, car ils comprennent d’où viennent les menaces et les possibilités.
Cela n’empêche pas le Canada de s’activer aux côtés de la Chine, mais nous ne devrions pas relâcher notre garde ou négliger ces progrès, qui sont selon moi nécessaires à la prospérité des Africains, mais nous devons avoir notre mot à dire et voir vers quoi les choses se dirigent.
Le sénateur Woo : Permettez-moi de changer de sujet, mais il y a un lien. J’aimerais maintenant m’adresser à M. Montpetit pour l’interroger sur la perception des chefs d’opinion et de la population du Sahel quant à la crédibilité de l’Occident, et des pays de l’OTAN en particulier pour ce qui est de rétablir la paix et la stabilité dans la région. Bien sûr, nombreux sont ceux qui attribuent une partie de l’instabilité à l’initiative de l’OTAN en Libye il y a 15 ans, que le Canada avait chaudement applaudie. Pourriez-vous traiter de la question, je vous prie?
M. Montpetit : Merci, sénateur. C’est une question très complexe.
Certes, comme Mme Martin-Brûlé l’a indiqué dans sa déclaration d’ouverture, le fait que la France soit perçue comme l’acteur européen dominant au Sahel depuis des générations, pour des raisons que vous connaissez bien, a teinté le discours politique sur l’engagement du Canada au Sahel. « Si la France ne peut pas être au Sahel, pourquoi le Canada y serait-il? » Je résume l’idée en une courte phrase bien sentie, mais c’est ce que nous entendons au Canada.
Le Canada a toujours été considéré au Sahel comme un partenaire engagé, équilibré et motivé par des principes. S’il y a un message que j’entends constamment au fil des ans, c’est que les gens ont besoin que le Canada intervienne davantage, pas moins. Nous l’avons certainement souvent entendu lorsque nous faisions campagne pour obtenir un siège au Conseil de sécurité. « Formidable. Nous aimons le Canada, mais vous devriez en faire plus. »
Nous devrions faire fond sur cette réputation, sur nos bons coups et sur notre politique étrangère fondée sur des principes qui a réellement donné des résultats au Sahel.
Le vice-président : Monsieur Montpetit, vous avez dit regretter que le Canada se soit retiré de certaines missions dans le passé. Madame Martin-Brûlé, vous avez dit que nous devions être présents. J’aimerais être très précis et vous demander ce qui suit : que voulez-vous dire par là en ce qui concerne l’équilibre entre l’aide et l’investissement, et entre la présence d’organisations régionales et nationales. Nous avons 17 missions bilatérales. Que devrions-nous faire, selon vous? Comment équilibreriez-vous le coût des missions dont le nombre s’accroît avec les priorités et l’influence?
Je commencerai par M. Montpetit parce que je pourrai vous voir quand nous arriverons à l’heure dite.
M. Montpetit : Merci, sénateur Harder. Le Canada a officiellement pour objectif de consacrer 50 % de son aide bilatérale à l’Afrique subsaharienne, mais il ne l’a atteint qu’une seule année. Cet objectif existe, et le gouvernement devrait le respecter pour les raisons que nous avons expliquées. Le continent est un endroit stratégique pour notre pays.
C’était une erreur de fermer des ambassades au Bénin et au Niger et de réduire l’effectif de nos ambassades en Côte d’Ivoire, par exemple. Je me réjouis de voir que le gouvernement a décidé de revenir dans ces pays, même si je pense que le rythme de ce retour sur le terrain est certainement lent. Pendant un certain nombre d’années, il y avait une personne et demie au Bénin. Le coût opérationnel global pour le ministère — et je sais que vous le savez beaucoup mieux que moi — est vraiment minime par rapport au budget global et à la taille de l’enveloppe de l’aide internationale.
Il est bon de soutenir les organisations régionales et multilatérales. Le Canada est un pays multilatéraliste. Nous devrions évidemment aider les organisations, mais c’est aussi une approche paresseuse. Nous devrions construire nos infrastructures sur place avec un réseau d’ambassades et des programmes de développement bilatéraux.
Mme Martin-Brûlé : Nous devons être présents en ouvrant plus d’ambassades et de consulats, car nous ne savons pas ce que nous ne savons pas. Voilà pourquoi nous devrions être là.
Le vice-président : Quelles sont vos priorités?
Mme Martin-Brûlé : Nos priorités sont surtout dans les pays francophones. Nous avons souligné le fait que le Sahel est un centre mondial de l’extrémisme. Nous n’y sommes pas présents. Comme nous ne parlons pas avec les acteurs étatiques, il nous est très difficile d’aller là-bas et de leur donner des leçons ou de s’entendre sur les conditions en matière d’aide si nous ne comprenons pas la dynamique dans la région. Nous devons comprendre comment être pragmatiques et pourquoi c’est important.
Pour renforcer les propos de M. Montpetit, c’est un investissement modeste qui rapporte beaucoup. Nous devons être sur place pour voir ce qui s’en vient.
Le vice-président : Merci beaucoup.
[Français]
La sénatrice Gerba : Ma question s’adresse à nos deux témoins.
En juillet dernier, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a appelé à une réflexion globale sur l’avenir des opérations de maintien de la paix des Nations unies. En parlant spécifiquement de l’Afrique, il a appelé à une mise en place d’opérations de nouvelle génération, à savoir des missions d’imposition de la paix dirigées par les Africains.
Comment ces opérations dotées d’un leadership africain pourraient-elles se déployer et devraient-elles être favorisées? Pensez-vous que le Canada pourrait jouer un rôle dans la mise en place de ces opérations?
[Traduction]
Le vice-président : Sénatrice Coyle, vous pouvez poser votre question. Nous entendrons ensuite les réponses.
La sénatrice Coyle : Ma question concerne la façon dont nous exploitons l’avantage que nous confèrent les importantes interconnexions que nous avons déjà avec la diaspora et d’autres acteurs pour cette prochaine étape importante.
[Français]
M. Montpetit : Merci beaucoup pour vos questions, mesdames les sénatrices.
Le Canada peut appuyer une plus grande intervention militaire dirigée par les pays africains sur le terrain. C’est certainement le sens de la coopération bilatérale canadienne, soit l’appui à l’Union africaine et aux différents états-majors de pays contributeurs de troupes à des missions de maintien de la paix ou à des opérations militaires en Afrique, que ce soit le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Cameroun ou d’autres. Le Canada peut jouer un plus grand rôle d’appui et de formation d’appui, notamment pour tout ce qui est destiné à l’état-major, car c’est une compétence canadienne internationalement reconnue. Je vois d’un très bon œil le fait qu’il y a plus de missions militaires ou de missions de contre-terrorisme dirigées par des Africains dans lesquelles le Canada pourrait jouer à l’arrière-plan un rôle de soutien qui est reconnu et souhaité.
Merci.
Mme Martin-Brûlé : Merci beaucoup pour la question.
[Traduction]
Selon le dicton, il faut trouver des solutions africaines aux problèmes africains. Je pense que c’est l’ancien ambassadeur des États-Unis auprès des Nations unies qui a dit que nous devrions plutôt penser au leadership africain pour trouver des solutions africaines.
Ma réponse comporte deux dimensions. Oui, il faut que le leadership africain s’investisse dans les missions de paix, mais nous ne devrions pas nous servir de cela comme excuse pour cesser nos contributions.
L’un des grands problèmes avec les opérations de paix — en particulier les nouvelles qui ont été mises en place ces dernières années, notamment au Soudan —, c’est le fait que, oui, des missions de paix ont été déployées, mais on n’écoutait pas les parties prenantes et les acteurs sur le terrain.
Nous devons repenser la façon dont les opérations de maintien de la paix sont déployées et parler à un éventail d’acteurs sur le terrain.
Le Canada a beaucoup à apporter, mais nous devons prendre acte du fait que nous sommes un pays réfractaire au risque. Nous n’avons aucune tolérance au risque. Voilà pourquoi nous ne déployons pas beaucoup de personnel, car le coût politique est trop élevé pour nous, et c’est sans parler du coût humain.
Nous pouvons fournir une formation à faible risque et à valeur élevée. Nous sommes reconnus pour notre professionnalisme. Nous pouvons tirer le maximum de nos valeurs professionnelles et de notre bilinguisme. En ce qui concerne le déploiement d’un plus grand nombre de femmes, il n’y en a pas beaucoup à déployer si nous ne parlons que des militaires. Néanmoins, nous devons fournir une expertise civile et militaire dans le cadre des missions de paix.
Nous devons faire attention et réfléchir à ce que nous voulons dire lorsque nous parlons du leadership africain. Ce que je veux dire, c’est que nous ne devrions pas utiliser cela comme excuse pour nous désengager. Au contraire, nous devrions nous engager davantage pour soutenir ce leadership.
Le vice-président : Nous remercions nos témoins.
Vouliez-vous ajouter quelque chose, sénatrice?
La sénatrice Coyle : Je n’ai pas obtenu de réponse sur l’engagement de la diaspora.
Mme Martin-Brûlé : En ce qui concerne l’engagement de la diaspora, les diasporas sont des partenaires et des interlocuteurs bilingues extraordinaires. Je ne parle pas du bilinguisme linguistique, mais du bilinguisme culturel. Les diasporas sont des partenaires clés au pays et à l’étranger qui nous aident à mieux comprendre et à traduire le message — c’est-à-dire la manière dont les opérations, les interventions et les investissements sont perçus en termes canadiens, ainsi que les intentions canadiennes — dans le contexte local. Nous devrions considérer les diasporas comme des traducteurs ou des interprètes des intentions des deux parties, non seulement au Canada, mais aussi dans ce qui pourrait être considéré comme un pays d’origine. Nous pouvons utiliser ce bilinguisme culturellement et linguistiquement pour mieux traduire les intentions et les perceptions des deux côtés.
Le vice-président : Je veux rappeler à mes collègues que nos deux témoins d’aujourd’hui ont distribué le texte de leurs déclarations. Si notre conversation d’aujourd’hui leur inspire autre chose, je les invite à transmettre ces ajouts à notre greffière afin qu’elle puisse les remettre au comité.
Sur ce, je tiens à remercier les deux témoins, M. Montpetit et Mme Martin-Brûlé.
(La séance est levée.)