Aller au contenu
SECD - Comité permanent

Sécurité nationale, défense et anciens combattants


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DE LA SÉCURITÉ NATIONALE, DE LA DÉFENSE ET DES ANCIENS COMBATTANTS

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le lundi 29 avril 2024

Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale, de la défense et des anciens combattants se réunit aujourd’hui, à 16 heures (HE), avec vidéoconférence, afin d’examiner, pour en faire rapport, les questions concernant la sécurité nationale et la défense en général.

Le sénateur Tony Dean (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Chers collègues, bienvenue. Avant de commencer, je tiens à rappeler à tous les sénateurs et aux autres participants à la réunion d’importantes mesures de prévention. Pour empêcher que surviennent pendant notre réunion des rétroactions acoustiques perturbatrices et potentiellement dommageables qui pourraient causer des blessures, nous rappelons à tous les participants présents dans la salle de tenir leur oreillette loin des microphones en tout temps.

Comme l’indique le communiqué du Président adressé à tous les sénateurs le lundi 29 avril, les mesures suivantes ont été prises pour aider à prévenir les rétroactions acoustiques. Toutes les oreillettes ont été remplacées par un modèle qui permet de réduire grandement la probabilité de rétroactions acoustiques. Les nouvelles oreillettes sont noires, alors que les anciennes étaient grises. Veuillez n’utiliser que les oreillettes noires approuvées.

Par défaut, toutes les oreillettes inutilisées seront débranchées au début de la réunion.

Lorsque vous n’utilisez pas votre oreillette, placez-la face vers le bas au milieu de l’autocollant rond que vous voyez devant vous sur la table, à l’endroit indiqué.

Veuillez consulter la carte sur la table pour obtenir des directives sur la prévention des rétroactions acoustiques. Voici la carte.

Assurez-vous de vous asseoir de manière à augmenter la distance entre les microphones. Les participants doivent brancher leur oreillette uniquement dans la console des microphones située directement devant eux, à la base du microphone.

Ces mesures sont en place pour que nous puissions mener nos travaux sans interruption et protéger la santé et la sécurité de tous les participants, y compris les interprètes.

Je vous remercie tous de votre collaboration.

Bienvenue à la réunion du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale, de la défense et des anciens combattants. Je m’appelle Tony Dean, et je préside le comité.

Je vois que tous nos membres sont dans la salle aujourd’hui, et je leur demande maintenant de bien vouloir se présenter, en commençant par notre vice-président.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Jean-Guy Dagenais, du Québec

[Traduction]

Le sénateur Oh : Victor Oh, je viens de l’Ontario.

La sénatrice Patterson : Rebecca Patterson, sénatrice de l’Ontario.

La sénatrice M. Deacon : Marty Deacon, je viens aussi de l’Ontario.

La sénatrice Dasko : Donna Dasko, sénatrice de l’Ontario.

Le sénateur Cardozo : Andrew Cardozo, je viens de l’Ontario.

Le sénateur McNair : John McNair, je viens du Nouveau-Brunswick.

Le sénateur Boehm : Peter Boehm, sénateur de l’Ontario.

[Français]

Le sénateur Loffreda : Tony Loffreda, du Québec.

[Traduction]

Le président : Merci, chers collègues.

Aujourd’hui, nous accueillons trois comités d’experts qui ont été invités à présenter au comité une séance d’information sur les répercussions stratégiques du conflit actuel au Moyen-Orient. Nous allons d’abord présenter notre premier groupe de témoins, et, à cet égard, j’aimerais accueillir le major-général Greg Smith, directeur général, Politique de sécurité internationale, du ministère de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes; ainsi que Neil Brennan, directeur, Relations avec les États du Golfe; Karim Morcos, directeur, Israël, Cisjordanie et Gaza; et Eric Laporte, directeur exécutif, Sécurité et relations de défense, tous d’Affaires mondiales Canada.

Merci à vous tous de vous joindre à nous aujourd’hui. Nous allons maintenant vous inviter à présenter vos déclarations liminaires. Je crois savoir que le major-général Smith présentera la déclaration liminaire devant le comité.

Major-général Smith, veuillez commencer dès que vous êtes prêt. Bienvenu au comité.

Major-général Greg Smith, directeur général, Politique de sécurité internationale, ministère de la Défense nationale et Forces armées canadiennes : Monsieur le président, mesdames et messieurs, je suis honoré de comparaître devant vous aujourd’hui. Je suis le major-général Greg Smith, directeur général de la Politique de sécurité internationale au ministère de la Défense nationale.

Comme vous le savez, le ministre de la Défense nationale a récemment annoncé la mise à jour de la politique de défense du Canada, Notre Nord, Fort et Libre. Comme il est indiqué dans le document, les Forces armées canadiennes apportent — et continueront de le faire — des contributions significatives partout dans le monde dans le cadre d’initiatives multilatérales ou de coalition, y compris au Moyen-Orient, pour aider à faire face à l’instabilité mondiale croissante et faire progresser la politique étrangère du Canada.

Depuis le 7 octobre, la situation sur le terrain dans la région est demeurée imprévisible. Alors qu’Israël poursuit ses opérations à Gaza et que l’Iran s’efforce de déstabiliser la région à partir de son propre territoire et par l’entremise de ses intermédiaires et de groupes de milices alignés, les risques d’escalade et de régionalisation du conflit se poursuivent. Du point de vue de la défense, il est impératif d’éviter un élargissement du conflit pour assurer la protection des citoyens canadiens et du personnel des Forces armées canadiennes dans la région.

[Français]

Les Forces armées canadiennes (FAC) ont joué un rôle important de soutien à Affaires mondiales Canada lors de l’évacuation de Canadiens et de certains ressortissants étrangers d’Israël. Dans le cadre de l’opération Ion, les Forces armées canadiennes ont effectué 19 vols et ont transporté plus de 1 600 passagers de Tel-Aviv à Chypre, un tiers lieu sûr. L’opération Ion a seulement été possible grâce aux efforts de mes collègues du gouvernement du Canada.

[Traduction]

Les Forces armées canadiennes, dans le cadre de l’opération Lumen, ont également participé à la planification du départ assisté de citoyens canadiens et de résidents permanents du Liban. Les Forces armées canadiennes étaient prêtes et engagées à soutenir nos partenaires d’Affaires mondiales Canada pour aider les Canadiens dans la région.

Le Moyen-Orient demeure une zone dynamique. Pour faire avancer les objectifs canadiens, les Forces armées canadiennes mènent six opérations militaires principales au Moyen-Orient.

[Français]

Premièrement, il y a l’opération Impact, qui est la contribution des Forces armées canadiennes aux efforts pour vaincre Daech. Cela comprend le soutien à la coalition dirigée par les États‑Unis, qui travaillent avec des partenaires de sécurité irakiens dans le but de vaincre Daech en Irak et en Syrie. Maintenant que le soi-disant califat de Daech a été vaincu militairement, le Canada, de concert avec ses alliés, a réorienté ses efforts vers le renforcement des capacités et le développement institutionnel.

[Traduction]

Deuxièmement, l’opération Artemis est la mission des Forces armées canadiennes visant à mettre fin au terrorisme et à rendre les eaux du Moyen-Orient plus sûres. Cette mission comprend la contribution du Canada aux Forces maritimes multinationales, le plus important partenariat naval multinational au monde. Le Canada maintient une présence durable au quartier général des Forces maritimes multinationales et, en janvier 2024, a assumé le commandement de la Force opérationnelle multinationale 150, dont la mission est d’interrompre les activités criminelles et terroristes dans le golfe d’Oman, le Nord de la mer d’Oman et l’océan Indien occidental. De plus, en décembre 2023, le Canada a fourni trois membres du personnel à l’appui de l’opération Prosperity Guardian, une opération dirigée par les États-Unis visant à protéger la libre circulation des marchandises et la sécurité de la navigation dans la mer Rouge et l’Ouest du golf d’Aden.

De plus, jusqu’à 20 membres du personnel sont déployés dans le cadre de l’opération Foundation, et travaillent en tant que personnel intégré au quartier général opérationnel américain ou multinational, soit aux États-Unis, au Moyen-Orient ou dans la Corne de l’Afrique.

Les Forces armées canadiennes participent également aux efforts de soutien de la paix dans la région. Par exemple, dans le cadre de l’opération Proteus, les Forces armées canadiennes collaborent avec le Bureau du coordonnateur de la sécurité des États-Unis pour renforcer la coopération en matière de sécurité entre le gouvernement d’Israël et l’Autorité palestinienne, contribuant ainsi à l’établissement des conditions de sécurité mises de l’avant dans les Accords d’Oslo.

[Français]

De plus, dans le cadre de l’opération Calumet, le Canada fournit environ 40 membres des Forces armées canadiennes à la Force multinationale et d’observateurs du Sinaï. Il s’agit d’une opération de maintien de la paix indépendante établie en 1981, qui vise à soutenir une paix durable entre l’Israël et l’Égypte dans la péninsule du Sinaï. Enfin, l’opération Jade, composée actuellement de quatre officiers des Forces armées canadiennes, est le plus long engagement du Canada à l’étranger et elle fournit des observateurs militaires à l’Organisation des Nations unies chargée de la surveillance de la trêve, qui surveille l’accord de cessez-le-feu entre Israël et la Syrie et avec le Liban.

[Traduction]

Monsieur le président, mesdames et messieurs, ces opérations visent à maintenir l’ordre international tout en renforçant les capacités de nos partenaires au Moyen-Orient. Nous demeurons déterminés à tirer parti des activités et des initiatives existantes pour renforcer ces relations.

Merci.

Le président : Merci beaucoup, major-général Smith.

Nous allons passer aux questions. Nous avons une heure avec nos invités aujourd’hui, et pour maximiser la participation, nous limiterons chaque question, y compris la réponse, à quatre minutes. Veuillez garder vos questions succinctes et dire à qui s’adresse votre question.

Notre vice-président, le sénateur Dagenais, pose la première question aujourd’hui.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci pour votre présentation, major-général Smith. En passant, je veux vous remercier pour vos années de service et pour les opérations que vous avez menées. En ce qui concerne Affaires mondiales Canada, j’aurais une question pour M. Brennan. Comment envisagez-vous l’avenir avec la Palestine et Israël? Il se passe beaucoup de choses à l’heure actuelle. Il y a des manifestations autant du côté des États-Unis que du Canada et il y a des manifestations sur les campus universitaires. Comment pouvons-nous envisager cette situation, alors qu’on tente de garder une certaine distance à l’heure actuelle? Les événements tendent à se propager, notamment sur les campus universitaires.

[Traduction]

Neil Brennan, directeur, Relations avec les États du Golfe, Affaires mondiales Canada : Je vous remercie d’avoir posé la question. Je pense qu’il vaudrait mieux l’adresser à mon collègue, Karim Morcos, qui est responsable d’Israël.

[Français]

Karim Morcos, directeur, Israël, Cisjordanie et Gaza, Affaires mondiales Canada : Je vous remercie de la question. Je pense qu’ultimement, la solution est régionale et à deux États. Cela semble simple à dire, mais c’est difficile à réaliser. Le Canada est impliqué avec ses partenaires régionaux, notamment le G7.

Il y a quelques semaines, la ministre Joly était avec ses collègues et ce sujet était au cœur des discussions; comment en arriver au retour des discussions diplomatiques vers une solution à deux États qui inclut un aspect régional?

Deuxièmement, ce qui est le plus important pour nous en ce moment, c’est de travailler à un cessez-le-feu, assurer une augmentation de l’assistance humanitaire et obtenir la libération des otages sans condition.

Tous les efforts sont menés à court terme vers ces trois objectifs, en gardant en tête que dès que l’on pourra atteindre ces objectifs, nous aurons un terrain propice pour relancer un cadre diplomatique pour favoriser la solution à deux États.

Le sénateur Dagenais : On parle d’un cessez-le-feu. On exerce actuellement des pressions sur Israël qui entame des négociations pour un cessez-le-feu, mais y a-t-il des négociations avec le Hamas pour mener à un cessez-le-feu? C’est d’autant plus important que l’on sait qu’un cessez-le-feu dépend de la libération des otages. À l’heure actuelle, on ignore où se trouvent plus de la moitié des otages; selon certaines informations, des otages auraient été tués.

Donc, un cessez-le-feu dépend de deux États, le Hamas et Israël. Y a-t-il des négociations qui ont lieu du côté du Hamas?

M. Morcos : En fait, il y a des pourparlers qui ont lieu actuellement au Caire entre le Qatar et l’Égypte, donc cela inclut toutes les parties impliquées.

Le sénateur Dagenais : Merci; j’aurai des questions en deuxième ronde.

[Traduction]

Le sénateur Oh : Merci, chers témoins, d’être ici. Ma question pour vous est la suivante : quels sont les principaux efforts diplomatiques déployés par le Canada pour résoudre les conflits au Moyen-Orient et atténuer leurs répercussions?

M. Morcos : Merci, sénateur Oh, monsieur le président. Avant toute chose, le Canada, comme je l’ai dit précédemment, a été une voix très active pour réclamer un cessez-le-feu, l’augmentation de l’accès à l’aide humanitaire et la libération inconditionnelle des otages. Pour ce qui est de la réponse humanitaire, nous avons également été le premier pays du G7 à annoncer une enveloppe de 100 millions de dollars depuis le 7 octobre. Nous avons été un chef de file, parmi les cinq premiers, à ouvrir la voie concernant l’augmentation des points d’accès à l’aide humanitaire, à réclamer la protection des civils et à maintenir le droit humanitaire international. Le major-général Smith a également mentionné le travail que nous faisons avec les forces de sécurité dans le cadre de l’opération Proteus, et j’ai parlé plus tôt de nos efforts à la table du G7 pour amener les conversations à des solutions diplomatiques — une fois que nous aurons atteint les trois éléments que j’ai mentionnés — en vue d’une solution régionale à une solution à deux États. Le Canada jouera donc son rôle lorsque le moment sera venu.

Le sénateur Oh : J’aimerais parler du problème qui touche les droits de la personne des femmes et des enfants. Nous assistons maintenant à une éruption sur les campus universitaires des États-Unis et d’Europe. Faisons-nous quelque chose pour aider les civils dans la bande de Gaza? Les pertes s’élèvent maintenant à plus de 20 000 personnes.

M. Morcos : Absolument, oui. Permettez-moi de répondre à cette question, sénateur Oh, monsieur le président.

Comme je l’ai mentionné, le sort des civils et des personnes vulnérables est au cœur de notre réponse. Nous sommes parmi les principaux fournisseurs d’aide et intervenants qui réclament l’augmentation des points d’accès pour accroître la circulation. Nos progrès ont été limités; on doit en faire davantage à cet égard.

Pour ce qui est de l’importance des journalistes et des travailleurs humanitaires, nos ministres se sont exprimés haut et fort. À tous les niveaux, nous nous sommes exprimés avec force sur cette question avec nos alliés, et j’ai mentionné le G7 ainsi que nos efforts pour amener cette question plus loin.

Le sénateur Boehm : Je remercie nos témoins d’être ici.

Ma question s’adresse au major-général Smith. Le journal The Economist a récemment fait remarquer dans l’un de ses articles que les Forces de défense israéliennes, ou FDI, sont accusées d’échecs militaires et moraux à Gaza. Je pense que cela tient compte de l’attaque malheureuse contre le convoi de la World Central Kitchen. Une enquête interne a été menée, que certains ont rejetée.

Dans vos commentaires, vous avez décrit la participation des Forces canadiennes, et je sais que, au fil des ans, vous avez joué un rôle dans la région et dans des opérations particulières. Pendant ces années, la relation entre les FDI et les Forces armées canadiennes a été assez étroite. On a parfois vu apparaître une relation triangulaire avec les forces armées d’autres pays, et je pense en particulier aux États-Unis.

Savez-vous comment ou si la relation de mobilisation des Forces canadiennes avec les FDI a changé depuis le début du conflit? Ensuite, si l’on regarde la situation de manière plus stratégique, pensez-vous qu’il est nécessaire de recalibrer la stratégie du Canada en ce qui concerne son alliance avec les FDI?

Mgén Smith : Merci, monsieur le président. Il s’agit certes d’une situation très difficile dans cette région. Nous sommes des partenaires des Forces de défense israéliennes qui, hors de toute chose, ont une mission très complexe à accomplir, c’est-à-dire se débarrasser du Hamas, l’attaquer et lui régler son compte dans une région urbaine de 2,1 millions d’habitants.

Nous entretenons une relation très modeste avec les FDI, néanmoins, elle est restée inchangée : fondée sur des entraînements individuels, mais rien de plus. Ce n’est pas particulièrement inhabituel pour l’Occident, pour ainsi dire. Les États-Unis entretiennent une relation beaucoup plus étroite avec les FDI, mais en Occident, notre relation a tendance à être relativement modeste.

En ce qui concerne le recalibrage, il est important pour les militaires de pouvoir se parler entre eux. Je suis apolitique, nous sommes apolitiques, et ce n’est pas un acte politique pour les militaires de parler ensemble. En effet, c’est un endroit utile où transmettre des messages. Nous devons conserver cette relation, ne serait-ce que pour pouvoir continuer de transmettre des messages discrets et maintenir cette relation pendant une plus longue période.

Le sénateur Boehm : Pensez-vous, major-général, que ces messages discrets se déroulent assez bien à l’heure actuelle?

Mgén Smith : Monsieur le président, cela fait maintenant deux fois que je vais en Israël, dont en novembre peu après l’attaque. C’est un pays qui a été traumatisé par ce qu’il a dû traverser, et la situation humanitaire là-bas prend beaucoup plus de place. Je reviendrai au fait que c’est un environnement très difficile et qu’il est très important que les militaires puissent continuer de parler pour que nous puissions envoyer des messages, y compris avec mes collègues d’Affaires mondiales, afin de communiquer discrètement la perspective du Canada sur ces opérations.

Le sénateur Boehm : Merci beaucoup.

La sénatrice Patterson : Je dois reformuler ma question parce que vous y avez répondu en partie. J’aimerais parler de l’opération Proteus. Major-général Smith et monsieur Morcos, cette question s’adresse à vous.

La mission originale était d’aider à faciliter les conversations en se concentrant principalement sur la Cisjordanie. Comment celle-ci a-t-elle changé compte tenu du conflit actuel, du fait qu’il y a plus d’attaques de colons en Cisjordanie et de l’énorme méfiance de l’Occident envers les gens de cette région? Comment cela se répercute-t-il sur la menace à la sécurité des membres des Forces armées canadiennes qui font partie de l’opération Proteus? Merci.

Mgén Smith : Monsieur le président, je vais commencer, puis je céderai la parole à mon collègue d’Affaires mondiales. Pour l’opération Proteus, il y a un peu moins de 30 militaires, qui sont assez haut gradés. Ils font de l’excellent travail avec les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne pour les professionnaliser. Cela demeure une mission importante. J’ai parlé au commandant qui est revenu au Canada il y a quelques semaines, et ils poursuivent les opérations. C’est une opération importante qui s’inscrit dans la grande perspective du coordonnateur de la sécurité des États-Unis, qui continue de renforcer cette collaboration et cette coopération entre les FDI et les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne, tout en les professionnalisant. Nonobstant certaines des difficultés, notamment une partie de la violence qui se produit, ils poursuivent cette mission difficile.

M. Morcos : Merci, sénatrice Patterson, de parler de la Cisjordanie. Nous suivons de très près la situation. L’augmentation de la violence extrémiste nous préoccupe beaucoup. Nous nous sommes exprimés à tous les échelons. Cette violence mine vraiment la sécurité de la Cisjordanie et les perspectives de ce dont je parlais plus tôt concernant la solution à deux États.

Selon les rapports, environ une dizaine de Palestiniens ont été tués depuis le 7 octobre à cause de cette violence, et 400 ont été blessés dans des incidents extrémistes liés à des colons. Nous nous sommes exprimés haut et fort en condamnant cette violence et en mobilisant les autorités israéliennes sur cette question.

Pour répondre à votre question sur l’opération Proteus et pour renchérir sur ce que le major-général disait, c’est difficile sur le terrain. Il y a une composante civile, ainsi qu’une composante de formation de la GRC et de la police. Affaires mondiales Canada s’en occupe. Nous avons essayé, en particulier dans les camps de réfugiés, de mettre en place des services de police communautaires, ce que le Canada fait très bien. Nous avons noué des liens et nous sommes rapprochés d’une relation communautaire pour instaurer la confiance que vous avez soulevée. Il y a eu des répercussions, pas nécessairement uniquement le 7 octobre, mais cela a été amplifié. L’importance du travail dans les services de police communautaires a augmenté à cet égard.

La sénatrice Patterson : Voyons-nous apparaître des menaces différentes pour les Canadiens qui font ce travail?

Mgén Smith : Du point de vue militaire, ils poursuivent leur mission. La sécurité et l’analyse des menaces sont toujours importantes, mais ils poursuivent la mission.

Le président : Merci beaucoup.

Le sénateur Loffreda : Ma question s’adresse au major-général Greg Smith. Merci de votre service au Canada et merci d’être ici, avec nos autres intervenants.

La question est importante, aussi pourriez-vous nous en dire un peu plus sur les efforts déployés par le Canada pour promouvoir la paix et le dialogue entre le Hamas et Israël, ce qui comprend la libération d’otages et un cessez-le-feu? Comment le Canada soutient-il les efforts humanitaires dans les régions touchées?

Enfin — si nous avons le temps, sinon, cela ira au deuxième tour — quelles conséquences le conflit a-t-il sur les relations diplomatiques du Canada avec des pays du Moyen-Orient comme Israël, l’Égypte, l’Arabie saoudite et d’autres?

Mgén Smith : J’aimerais commencer, puis je demanderai à mes collègues d’Affaires mondiales de parler davantage de l’aspect diplomatique et humanitaire.

Les six différentes opérations dont j’ai parlé, de façon générale, aident à contribuer à l’ordre international fondé sur des règles dans la région. Il s’agit d’une contribution relativement modeste à différents endroits — 30 personnes ici; moins ailleurs — mais le but est de continuer de renforcer ou de permettre le dialogue, en veillant à ce que les incidents ne prennent pas des proportions démesurées, et cetera. De façon plus générale, en ce moment, il y a un problème beaucoup plus important que le nombre relativement modeste de gens, mais ils font ce qu’ils peuvent pour contribuer à chacun de ces endroits, notamment dans le cadre de l’opération Proteus, que je continue d’utiliser comme exemple l’important de l’excellent travail discret qui s’inscrit dans une perspective élargie.

J’aimerais renvoyer cette question à certains collègues d’Affaires mondiales ici présents.

M. Morcos : Comme je l’ai mentionné plus tôt, les efforts et les négociations entourant les otages sont gérés par d’autres partenaires régionaux, en particulier l’Égypte et le Qatar. Bien sûr, les États-Unis ont un grand rôle à jouer à cet égard, et nous les en remercions.

Depuis longtemps, le Canada a une politique de non‑communication avec le Hamas. Nous ne lui parlons pas. Le Hamas ne représente pas le peuple palestinien ni ses aspirations légitimes. Il s’agit d’une organisation terroriste, comme vous le savez, inscrite dans la loi canadienne.

Pour répondre à votre question, je m’excuse, sénateur Loffreda, vous vous interrogiez sur l’aide humanitaire de façon générique?

Le sénateur Loffreda : Oui. Comment le Canada soutient-il les efforts humanitaires dans les régions touchées?

M. Morcos : Oui. Nous faisons partie des cinq premiers. Principalement, notre soutien se concentre sur Gaza, mais il s’applique également à la Cisjordanie. Nous sommes un fervent partisan des agences des Nations unies et du mouvement de la Croix-Rouge, ainsi que de l’agence des Nations unies, l’UNRWA, qui représente la grande majorité de ce qui est offert là-bas. Nous fournissons du soutien au Programme alimentaire mondial ainsi qu’à l’UNICEF et à la Croix-Rouge. La société civile canadienne déploie aussi de nombreux efforts. Nous avons créé un fonds de contrepartie avec la société civile canadienne et avons été en mesure de verser environ 13,8 millions de dollars. C’est un chiffre important. Les Canadiens jouent également un rôle, et le gouvernement l’appuie.

Il y a l’aspect monétaire et le rôle de donateur, mais il y a aussi l’aspect de la défense des intérêts, qui consiste à demander plus de moyens par voie terrestre, aérienne et maritime. Nous sommes actifs à ces trois égards. Le 10 mars, la ministre Joly a annoncé notre contribution au corridor maritime, que les États-Unis et d’autres partenaires, les Émirats arabes unis en particulier, défendent, mais cela ne remplace pas les passages terrestres, en particulier à l’extrémité nord de Gaza, où les besoins sont les plus grands, dont une famine imminente qui nous préoccupe tous.

Il y a aussi les largages aériens qui sont d’une importance cruciale, une bouée de sauvetage. Le Canada a contribué par l’entremise de ses collègues jordaniens. Nous avons fait don de parachutes. En général, nous sommes très actifs, à la fois sur le plan financier et dans la défense des intérêts concernant la réponse humanitaire, et nous continuerons de l’être.

Le sénateur Loffreda : Merci.

La sénatrice M. Deacon : Merci beaucoup à tous d’être ici. Je vous en suis très reconnaissante.

Ma question s’adresse à qui veut y répondre, et la réponse pourrait être fournie plus tard par écrit, au besoin. Elle concerne l’embargo sur les armes en Israël qui a été annoncé par le gouvernement le mois dernier. Cela a suscité un peu de confusion. À l’époque, il devait s’appliquer aux contrats conclus avant l’annonce. Avons-nous fourni des armes à Israël dans le cadre de contrats prédéterminés depuis les annonces? Si oui, quel pourrait être le montant estimé?

M. Morcos : Merci, sénatrice. Le Canada possède l’un des systèmes de contrôle des exportations les plus solides au monde, et le respect des droits de la personne est enchâssé dans notre loi sur le contrôle des exportations.

Toutes les demandes de permis d’articles contrôlés sont examinées au cas par cas au moyen du cadre d’évaluation des risques robuste du Canada, y compris les critères du Traité sur le commerce des armes qui sont enchâssés dans la Loi sur les licences d’exportation et d’importation du Canada. À l’heure actuelle, il n’y a pas de permis valide pour les exportations de marchandises létales en Israël. Les permis d’exportation approuvés entre le 7 octobre et le 8 janvier ont été transmis au comité parlementaire, qui étudie la question. Depuis le 8 janvier, le gouvernement n’a pas approuvé de nouveaux permis d’exportation d’armes en Israël, et cela demeure l’approche du gouvernement. Les permis d’exportation qui ont été approuvés jusqu’au 8 janvier sont toujours en vigueur. Vu la nature des chaînes d’approvisionnement, la suspension de tous les permis aurait des conséquences importantes à la fois sur le Canada et ses alliés.

La sénatrice M. Deacon : Merci de votre réponse. Dans le même ordre d’idées, et pour voir l’autre côté de la médaille, notre commerce d’armes avec Israël fonctionne dans les deux sens. Je me demande... après la frappe de missiles israélienne qui a tué sept travailleurs de la World Central Kitchen à Gaza, dont un citoyen canadien, la BBC a signalé que les FDI avaient utilisé un missile SPIKE fabriqué par le marchand d’armes Rafael, qui appartient à l’État israélien. Le Canada a signé un contrat pour l’achat de ces missiles d’une valeur de 43 millions de dollars. Je me demande s’il y a eu un examen de cet achat ou de la possibilité de faire des affaires avec d’autres fabricants d’armes appartenant à Israël, à la lumière de l’utilisation générale et des crimes de guerre possibles à Gaza.

M. Morcos : Merci, monsieur le président. Je vais devoir vous revenir sur cette question particulière.

La sénatrice M. Deacon : Merci.

Le président : Merci beaucoup.

[Français]

Le sénateur Carignan : Ma question porte sur les avis du Canada — du ministère des Affaires étrangères — pour les voyageurs canadiens en Israël. Des avis sont en vigueur actuellement pour déconseiller tout voyage qui n’est pas essentiel. J’aimerais que vous nous parliez de la sécurité des Canadiens en Israël actuellement et surtout que vous nous donniez votre opinion sur la nécessité ou le risque pour le Québec d’envoyer le délégué du Québec à Tel-Aviv.

Quelle est votre position sur le développement d’un lien commercial ou sur les risques actuels pour les Canadiens qui se rendent en Israël pour affaires?

M. Morcos : Merci pour la question. Je vais réitérer la position qui est sur notre site Web, qui indique que tout voyage non essentiel est non recommandé. Bien sûr, à Gaza, c’est complètement différent : on ne peut pas y aller. Il y a d’autres efforts en jeu là-bas. Donc, je pense que ça s’appliquerait pour toutes les affaires, y compris les gens qui veulent faire du commerce et autre chose, comme le tourisme, par exemple. Il faut suivre l’avis qu’on a publié et qui indique que tout voyage non essentiel n’est pas recommandé. La situation est très volatile, comme vous le savez; d’une semaine à l’autre, cela bouge énormément. On suit de très près la situation et on fait toutes les mises à jour qu’il est possible de faire.

Le sénateur Carignan : Je comprends que vous dites que ce n’est pas une bonne idée pour le délégué du Québec d’aller à Tel-Aviv actuellement pour faire des affaires?

M. Morcos : Non, non, je disais juste...

Le sénateur Carignan : Je vous posais la question sur les fonctions particulières du délégué du Québec, qui compte aller développer des liens d’affaires à partir de Tel-Aviv.

M. Morcos : Non, je ne dirais pas cela pour le délégué du Québec. Je peux vous revenir à ce sujet, mais à ma connaissance, il est localisé à notre ambassade, n’est-ce pas?

Le sénateur Carignan : C’est exact.

M. Morcos : Non, je pense que pour cela, je...

Le sénateur Carignan : Donc, l’ambassade est sécuritaire, mais pas l’extérieur de l’ambassade?

M. Morcos : Non; tout voyage non essentiel n’est pas recommandé.

Le sénateur Carignan : Mais à l’ambassade, c’est bon?

M. Morcos : Oui, je pourrais dire cela, mais je peux vous revenir ultérieurement au sujet des mesures pour le délégué en particulier. Pour ce qui est de l’ambassade, on continue de travailler durant nos heures normales.

Le sénateur Carignan : Êtes-vous en personnel réduit?

M. Morcos : Non, nous sommes à pleine capacité.

Le sénateur Carignan : Merci.

[Traduction]

Le sénateur Cardozo : Merci aux témoins d’être ici. J’ai deux questions et je les poserai ensemble. Premièrement, à la suite des négociations récentes, pensez-vous qu’un cessez-le-feu serait possible à court terme?

Deuxièmement, avec l’augmentation des manifestations anti‑Israël dont on a parlé plus tôt — des manifestations sur les campus et à l’extérieur — qu’entrevoyez-vous comme conséquences à long terme pour Israël, le Moyen-Orient et la paix dans la région?

M. Morcos : Merci, sénateur Cardozo. Je ne vais pas spéculer sur ce que nous espérons. Nous réclamons assurément un cessez‑le-feu. Nous sommes encouragés, je dirais, par les rapports. Mais je suis sûr que vous avez suivi, comme nous tous, les rebondissements. On a entendu de bonnes nouvelles, puis on a appris que le cessez-le-feu avait été retardé ou qu’il n’avait pas eu lieu. Je ne peux rien faire de plus que spéculer à l’heure actuelle.

Eric Laporte, directeur exécutif, Sécurité et relations de défense, Affaires mondiales Canada : Merci, monsieur le président. Je ne vais pas parler des conséquences des manifestations sur nos campus, et cetera, mais si j’ai bien compris votre question, sénateur Cardozo, vous parliez des perspectives pour Israël et la région. À ce sujet, je dirais que nous voyons dans la région, évidemment, la réponse aux répercussions des attaques du 7 octobre, mais il s’agit maintenant d’une région un peu plus fragile qu’elle ne l’était auparavant, qui est plus à risque d’escalade et de tensions.

C’est ce que nous avons vu plus tôt ce mois-ci, bien sûr, avec l’échange de tirs — de tirs iraniens — sur Israël. Nous avons vu qu’une entité iranienne est prête à assumer un peu plus de risques pour pouvoir frapper Israël directement sans utiliser d’intermédiaires, et elle a des intermédiaires partout dans la région. Cela nous donne raison de continuer et de nous inquiéter de la suite des choses. Je pense que, ce que nous avons vu, c’est que les Iraniens ne cherchent toutefois pas de conflit à grande échelle avec Israël, et je pense qu’Israël ne veut pas de conflit à grande échelle avec l’Iran non plus. On revient donc probablement à un genre de guerre de l’ombre, cette guerre asymétrique qui existe entre les deux États depuis 1979, qu’il s’agisse de cyberattaques, de frappes contre des mandataires, et cetera.

Que cela signifie-t-il pour Israël? Cela signifie, bien sûr, un niveau de risque beaucoup plus accru pour ce pays dans une région qui est peut-être un peu plus instable. Merci.

Le sénateur Cardozo : Merci.

La sénatrice Dasko : Merci d’être ici aujourd’hui. Ma question ressemble beaucoup à celle du sénateur Cardozo, mais je vais la poser de manière un peu différente. Je ne demande pas de spéculations. Je comprends que vous n’aimiez pas spéculer. Je vous demande votre analyse de la situation, peut-être dans le sens de ce que vous répondiez il y a quelques instants.

Quels scénarios imagineriez-vous concernant le conflit et la manière dont il a évolué? Quels sont les scénarios les plus probables que vous avez étudiés? Qu’est-ce qui risque le plus de se passer? Je me demande si vous pouvez étoffer un peu ce point pour ce qui est de l’avenir. Je pense que vous avez commencé à répondre en ce sens. J’aimerais comprendre ce qui, selon vous, est le plus susceptible de se produire et peut-être certains autres scénarios, que ce soit du point de vue militaire, sur le plan de l’activité militaire, ou de la situation diplomatique. Je ne vous demande rien à propos des manifestations qui se passent ici. Je pense qu’il s’agit d’un sujet complètement distinct, différent. Je vous demande de nous parler de vos scénarios pour le Moyen-Orient, pour avoir une vue d’ensemble, des analyses que vous avez effectuées.

M. Morcos : Je pense que l’un des scénarios que nous n’avons pas évoqués est l’escalade possible. M. Laporte parlait de mandataires avec le Hezbollah. C’est certainement une chose qui nous préoccupe. Nous avons constaté une augmentation de la fréquence au-delà de la ligne bleue et un risque accru d’erreurs de calcul à cet endroit. Cela pourrait mener à quelque chose, une guerre mondiale à grande échelle, même si les parties ne le souhaitent pas, notamment l’Iran et Israël. C’est un scénario.

L’autre scénario, bien sûr, si nous n’obtenons pas de cessez‑le‑feu dans le cadre du cycle actuel, ce serait une opération à grande échelle à Rafah, où vivent environ 1,5 million de civils. Le gouvernement du Canada s’est clairement opposé à cette perspective en raison des conséquences graves qu’elle pourrait avoir sur les civils.

Je suis sûr qu’il existe de nombreux autres scénarios, mais il y aurait certainement une escalade, en particulier dans le Nord.

La sénatrice Dasko : Diriez-vous que c’est le scénario principal?

M. Morcos : Non. Je dirais que c’est certainement une préoccupation et le fait que nous constatons quotidiennement des va-et-vient et une escalade. Une autre raison, comme je l’ai mentionné, c’est que si cela échoue — et même ce qui est sur la table serait une trêve de six semaines —, ce ne serait pas la fin. Toutefois, si les négociations échouent, les Israéliens ont clairement dit qu’ils lanceraient une offensive sur Rafah.

Ensuite, il y a aussi des risques de débordement là-bas, par exemple, si les civils se déplacent vers le nord, cela aura un impact sur la région du Sud, en Égypte. Bien entendu, ce sont toutes des choses que nous surveillons de près.

Voulez-vous ajouter quelque chose?

M. Laporte : Oui, très brièvement. Il y a le risque que des mandataires jouent un rôle plus important, comme le disait M. Morcos, soit au sein du Hezbollah, soit en Syrie. Il est également possible que les Houthis jouent un rôle plus important pour ce qui est des attaques de missiles. D’après ce que nous avons pu comprendre, ils ne reçoivent pas leurs ordres de marche de l’Iran. Ils font les choses à leur manière. Nous l’avons vu récemment. Ce sont là autant de vecteurs d’une instabilité potentiellement plus grande.

Le bon côté, si je peux le répéter, c’est qu’il semble qu’aucun des principaux acteurs ne souhaite une guerre régionale, et nous avons constaté une coopération assez importante entre certains des pays de la région. C’est aussi très intéressant.

La sénatrice Dasko : Merci.

Le président : Merci. Chers collègues, avez-vous...

M. Brennan : Seulement pour confirmer : Je suis également responsable en ce qui a trait à l’Iran, mais je suis entièrement d’accord avec M. Laporte. Le principal point à retenir et le bon côté, comme on l’a dit, c’est que, effectivement, le pire des scénarios... on a déterminé que les deux principaux protagonistes ne veulent pas en arriver là. Donc, il y a certaines limites. C’est un élément très important que nous devons garder à l’esprit. Cela nous procure une paix relative; nous pouvons ainsi travailler à la désescalade, que ce soit en envoyant des messages à l’Iran, par l’intermédiaire de nos partenaires régionaux ou avec nos alliés, ou en prenant des mesures contre l’Iran au moyen de sanctions. Nous avons en quelque sorte de la latitude pour envoyer un message et exercer une certaine influence.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Ma question s’adresse à M. Morcos. Quand j’écoute les parties parler de leurs revendications pour une certaine paix, et surtout quand j’entends le vocabulaire utilisé, j’ai des doutes sérieux sur une paix durable dans cette région.

Croyez-vous qu’il y a une réelle volonté de paix de part et d’autre? Pouvez-vous nous parler davantage de cette possibilité d’avoir deux États qui seraient capables de vivre sans vouloir venger les atrocités qui ont conduit à cette situation?

Il ne faut pas se le cacher : des atrocités ont été commises, et c’est ce qui a mis le feu aux poudres.

M. Morcos : Absolument. En ce moment, il est vrai qu’on est loin... Vous avez absolument raison de citer ce qu’on entend et de ne pas croire qu’on est prêt pour la paix immédiatement et, surtout, pour un retour à la table de négociations pour une solution à deux États.

Cela dit, ce qui est positif — et j’aurais dû le mentionner quand j’ai répondu à la question un peu plus tôt —, c’est un scénario où il y a un rôle très actif pour certains pays de la région; je parle de l’Égypte et de la Jordanie. Il y a aussi un rôle très positif et très actif de la part des pays du Golfe — M. Brennan, qui est responsable de ces pays, pourrait en parler davantage —, particulièrement de l’Arabie saoudite. Aujourd’hui et hier, il y avait des discussions très importantes, où ils ont dit publiquement qu’ils seraient prêts à reconnaître Israël, chose qu’ils ne font pas comme pays. Ultimement, je crois que ce que le gouvernement du Canada voit, c’est Israël et un État palestinien intégré dans cette région où tout le monde se reconnaît et respecte la sécurité de chacun.

J’aurais dû ajouter cet élément dans ma réponse à la question de la sénatrice. J’ai seulement parlé de scénarios assez négatifs, mais il est vrai qu’il y a une lueur d’espoir. J’ai envie de dire que les pays de la région, particulièrement ceux que j’ai nommés, et principalement l’Arabie saoudite... C’est un pays auquel le gouvernement israélien, et même le gouvernement actuel, accorde beaucoup d’attention et d’intérêt. Je pense que la clé est là; elle sera régionale et pas uniquement bilatérale. Il faudra que l’on arrive à assurer la sécurité d’Israël, et il faut un pays pour les aspirations des Palestiniens.

[Traduction]

La sénatrice Patterson : J’aimerais mettre l’accent sur la population, et nous savons que la guerre affecte de manière disproportionnée les femmes, les enfants et les personnes âgées; nous savons également qu’elle a touché les deux côtés, mais ce dont je veux vraiment parler, c’est de la population de Gaza. D’après tout ce que nous entendons aux nouvelles, de grands efforts sont déployés pour acheminer les fournitures de secours — largages de vivres, acheminement par la mer, tentatives d’ouverture de postes frontaliers — et nous entendons parler de choses qui échouent, et nous entendons certainement parler de l’Armée de défense d’Israël, ou Tsahal, et de ses actions à cet égard. Mais il semble qu’il manque quelque chose. À votre avis, qu’est-ce qui empêche les fournitures d’arriver jusqu’aux femmes, aux enfants et à ceux qui en ont le plus besoin, ce qui englobe tout le spectre, et pas seulement de façon unilatérale.

La question complémentaire est également la suivante : nous entendons parler d’ouvrir davantage de postes frontaliers. Des gens sont entassés dans un site. Même s’ils voulaient partir, échapper aux bombardements, qu’est-ce qui les en empêche? Il y a des citoyens canadiens qui cherchent à quitter le pays. Nous connaissons les difficultés là-bas. Monsieur Brennan, la réponse peut même venir de votre point de vue. Comment les habitants de Gaza — juste pour partir et en particulier les plus vulnérables de cette population — peuvent-ils s’éloigner de la ligne de mire? Il semble que ce soit le cas partout à Gaza. Ce sont mes questions pour vous.

M. Morcos : Excellente question. C’est quelque chose qui est au cœur de nos préoccupations — les plus vulnérables —, et je pense que vous avez tout à fait raison. Ils sont vraiment en danger, et nous sommes également préoccupés par l’impact sur les travailleurs humanitaires eux-mêmes. Je pense que c’est la sénatrice Deacon qui a mentionné la World Central Kitchen. Les problèmes sont multiples. Il existe certainement des goulots d’étranglement à l’entrée de l’aide humanitaire. Il faudra plus de quatre minutes pour franchir toutes les étapes et les points de contrôle afin que l’aide puisse effectivement entrer. Je crois que c’est le président Biden — il y a environ trois semaines ou un mois — qui, après l’incident de la World Central Kitchen, a lancé un appel pour davantage d’ouvertures, y compris dans les zones du Nord, et nous avons constaté des progrès. Voilà en ce qui concerne le flux de l’aide.

Les Nations unies estiment que nous avons besoin de 500 à 600 camions environ. Avant, il y en avait 200, et maintenant, nous en sommes à environ 400. Cela progresse donc. Mais il y a d’énormes problèmes à l’intérieur de Gaza. C’est ridicule, il n’y a pas assez de camions. J’ai donc parlé de 400 ou 500 camions, mais ils n’ont que 230 camions à l’intérieur de Gaza pour livrer tout cela. Nous essayons de résoudre le problème.

Il y a un effondrement de l’ordre social. À l’heure actuelle, il n’y a pas d’ordre social, c’est donc la loi du plus fort, et quand les gens sont affamés, il y a des problèmes de sécurité autour des convois et également avec les parachutages de vivres. Les personnes qui y ont accès, c’est un problème. Donc, la livraison sur le dernier kilomètre, c’est un problème.

Il y a de bonnes nouvelles. Il y a eu des améliorations sur plusieurs fronts. Le corridor maritime — et comme je l’ai dit, ce n’est pas un substitut — pourra, nous l’espérons, permettre l’entrée d’une centaine de camions. Ce sera une autre bouée de sauvetage. La stratégie des organismes des Nations unies consiste à inonder la région de fournitures de secours pour que celles-ci perdent de la valeur. Donc les gens qui sont — vous savez, le marché noir... Ainsi, la farine n’a plus aucune valeur, de sorte que les gens ne tuent pas ou ne bousculent pas les autres, car alors ce sont les plus vulnérables qui souffrent. C’est ce que nous tentons de faire. Nous n’en sommes pas encore là. Mais il y a assurément un problème avec les points d’accès.

Les largages ne causent pas tant de problèmes parce qu’il y en a très peu. Mais si le port maritime d’Ashdod du côté israélien, le point de passage de Kerem Shalom et Rafah demeurent accessibles, nous serons en meilleure position, ce qui permettra aux plus vulnérables de recevoir de l’aide. Je terminerai par ceci : le but visé, c’est essentiellement de prendre un stade de soccer et de le remplir d’aide et que les gens se servent eux‑mêmes. C’est la seule façon de régler le problème à court terme lorsqu’il n’y a pas d’ordre civil pour protéger ces livraisons.

Le président : Merci. Chers collègues, quatre autres sénateurs souhaitent poser des questions. Nous devrons limiter chacune de ces questions, y compris la réponse, à deux minutes et demie, car nous devons terminer à 17 heures.

La sénatrice M. Deacon : Merci. Ma question concerne certaines des sanctions que nous avons adoptées. Le gouvernement a annoncé trois séries de sanctions il y a longtemps, au moins depuis octobre : des sanctions contre les membres du Hamas, des sanctions contre le ministre iranien de la Défense et son état-major et des sanctions contre les colons israéliens impliqués dans de violentes attaques contre des civils palestiniens en Cisjordanie.

Les sanctions contre les deux premiers ont certainement fait l’objet de discussions et ont été mises en œuvre, mais les sanctions contre les colons israéliens n’ont pas encore été appliquées. Pourquoi tarde-t-on à mettre en œuvre des sanctions contre ce troisième groupe?

M. Morcos : Je crois comprendre que c’est en préparation. Il n’y a pas de délai précis, mais c’est pour bientôt. Comme l’ont annoncé le premier ministre et la ministre Joly, nous travaillons sur ce dossier, il n’y a donc pas de retard particulier à signaler.

La sénatrice M. Deacon : Il s’agit donc toujours d’un travail en cours avec un sentiment d’urgence?

M. Morcos : Exactement. Oui.

La sénatrice M. Deacon : Je vais m’arrêter ici. Merci.

Le sénateur Loffreda : Quel rôle envisagez-vous pour les acteurs internationaux, comme les pays voisins, les États-Unis ou même les Nations unies, dans la désescalade du conflit et la promotion d’une paix durable? Peuvent-ils faire plus? Participons-nous à ces discussions?

M. Brennan : Je vais faire quelques commentaires, puis ajouter quelque chose aux propos de M. Morcos car, comme vous pouvez le voir, c’est un travail d’équipe pour nous dans toute la région au cours des derniers mois.

Tout d’abord, en ce qui concerne nos partenaires régionaux... et je crois que vous aviez une question plus tôt à laquelle je n’ai pas répondu au sujet de certains partenaires régionaux, je suis donc heureux que vous y reveniez. Depuis le déclenchement de cette crise le 7 octobre, nous avons eu une série de coopérations et de discussions très utiles avec de nombreux partenaires régionaux, en particulier l’Arabie saoudite, le Qatar, le Koweït, les Émirats arabes unis et plusieurs autres pays. Il y a eu beaucoup d’échanges avec ces pays.

Qu’avons-nous fait précisément? Nous avons reçu les ministres des Affaires étrangères de l’Arabie saoudite, de la Turquie et de l’Autorité palestinienne ici à Ottawa en décembre. La ministre Joly a effectué plusieurs déplacements dans la région pour discuter avec ces partenaires. Le ministre Hussen a voyagé. Le premier ministre a lancé plusieurs appels aux dirigeants de la région. Tous ces appels sont très importants : il s’agit de leur demander ce que nous pouvons faire pour les aider et ce dont ils ont besoin de notre part et de prévoir ce qui, selon nous, serait utile dans cette région.

J’ajouterais peut-être juste quelques détails sur ce qu’ils peuvent faire et ce qu’ils nous ont signalé qu’ils ne veulent pas faire; ce sont des déclarations très générales. Peut-être pourriez-vous aborder certains détails, monsieur Morcos.

Ce qu’ils nous ont dit, d’une manière générale, en particulier les États du Golfe, c’est qu’ils ne sont pas intéressés à simplement payer pour reconstruire immédiatement à Gaza. Ce n’est pas leur intérêt. Pour s’engager, ils doivent envisager une perspective à plus long terme qui commence par une voie crédible et légitime vers une solution à deux États. Ils ont en quelque sorte déterminé qu’une fois ces conditions établies, ils interviendront et aideront, mais pas avant que ces conditions soient réunies.

Je pense qu’une question a été posée il y a quelques instants sur le flux sortant des gens : ne devraient-ils pas simplement partir? Ce n’est pas non plus une solution pour les États voisins. Si vous regardez des États comme la Jordanie, qui compte déjà 40 % de résidents palestiniens, la solution à la crise n’est pas que ces pays accueillent davantage de Gazaouis, de leur point de vue. Il faut que ce soit une solution crédible sur place.

Il y a un grand intérêt évident de la part de ces États à trouver une solution, mais celle-ci, encore une fois, repose sur des conditions crédibles pour une paix durable à long terme, comme une solution à deux États. Je crois que je vais m’arrêter ici.

M. Morcos : Non, je pense que vous avez bien couvert le sujet. Il y a eu une multitude d’appels et de voyages, comme on l’a mentionné, des discussions du G7 et des réunions parallèles de l’OTAN, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. Vous avez parlé des Américains. Je pense qu’ils ont été très actifs. J’ai dit qu’il y avait actuellement des réunions importantes à Riyad et des discussions avec les pays voisins. Il y a une pression soutenue à cet égard.

Pour ce qui est de l’intervention des Nations unies, franchement, elles accomplissent un travail héroïque, non seulement les Nations unies, mais aussi la Croix-Rouge, en ce qui concerne sa réponse à la situation humanitaire. Sigrid Kaag a été nommée par le Conseil de sécurité pour coordonner les efforts de reconstruction. Je pense que les responsables regardent aussi vers l’avenir et qu’ils joueront un rôle clé.

La Banque mondiale joue également un rôle. Elle a publié une évaluation de ce qui doit être fait, mais comme le disait M. Brennan, nous aurons besoin d’un cadre politique pour faire le tour de la situation.

[Français]

J’ai envie de vous dire que tout le monde est au rendez-vous.

[Traduction]

Le sénateur Cardozo : Permettez-moi de pousser un peu plus loin la question du sénateur Loffreda et de vous demander de nous éclairer davantage sur le fonctionnement du monde diplomatique de nos jours et sur la façon dont vous recueillez des renseignements et transmettez des messages.

Parlez-vous à l’ensemble des ambassadeurs qui sont à Ottawa, par exemple ceux d’Israël, de l’Autorité palestinienne et d’autres pays de la région? Est-ce que les ambassadeurs de ces régions discutent beaucoup et vous répondent?

M. Brennan : C’est un peu de tout. Ce sont des ambassadeurs qui résident ici. Ce sont nos ambassadeurs dans la région. Ce sont nos envoyés qui voyagent — que ce soit la ministre des Affaires étrangères ou le ministre du Développement, par téléphone —, le premier ministre par téléphone et des fonctionnaires. Le terme « pression soutenue » est très approprié dans ce scénario. C’est une période très active depuis le 7 octobre.

[Français]

Le sénateur Carignan : Le Canada est l’un des précurseurs dans la création de la Cour pénale internationale. On entend de plus en plus de rumeurs, particulièrement dans les médias israéliens, au sujet d’une crainte à l’égard d’un mandat d’arrêt contre le premier ministre Nétanyahou, son chef d’état-major et son ministre de la Défense. Cela pourrait mettre le feu aux poudres. Que fait le gouvernement du Canada en ce qui concerne ses démarches auprès du bureau des procureurs de la Cour pénale internationale, notamment? Le Canada intervient-il auprès de la cour ou des procureurs de la cour pour éviter des mandats d’arrêt ou des accusations? Pourquoi le Canada n’a-t-il pas présenté de plaidoirie à la Cour pénale internationale en ce qui concerne les accusations portées actuellement par l’Afrique du Sud, notamment?

M. Morcos : Malheureusement, je ne suis pas avocat, mais je peux vous revenir sur la dernière question qui est plus technique. De mémoire, je ne crois pas qu’il y ait eu de moment où c’était une possibilité, mais je ne veux pas m’avancer. Je vais vous revenir par écrit à ce sujet. Bien évidemment, on est au courant de ce qui se dit dans les médias. Comme vous dites, ce sont des rumeurs et on ne peut pas se prononcer.

Le sénateur Carignan : Il semble que la décision serait imminente, selon des sources.

M. Morcos : Voilà, selon les médias. On ne peut pas spéculer là-dessus. De plus, on respecte l’indépendance du procureur. Je crois qu’on suit la question de près. Je peux vous revenir sur la question technique.

Le sénateur Carignan : Avec tout le pouvoir et l’influence que vous avez ou que l’on a par rapport à la Cour pénale internationale, vous me confirmez qu’il n’y a pas de démarches particulières qui sont faites auprès de la cour ou du bureau des procureurs pour éviter qu’il y ait des poursuites ou des mandats d’arrêt contre M. Nétanyahou?

M. Morcos : Je vais vous revenir à ce sujet, car ce n’est pas mon département. Comme je vous le disais, on respecte l’indépendance du procureur, et ce sont des rumeurs pour le moment.

Le sénateur Carignan : Merci.

[Traduction]

Le président : Chers collègues, cela nous amène à la fin de notre premier groupe de témoins. Je tiens à remercier, en votre nom, le major-général Smith, M. Brennan, M. Morcos et M. Laporte. Vous avez répondu à de nombreuses questions approfondies avec beaucoup de franchise, d’ouverture et de transparence — au-delà de nos attentes. Il s’agit d’un domaine instable aux multiples complexités, et la présence du Canada sur le terrain est peut-être faible, mais elle est ressentie de manière positive par de nombreuses personnes. Cet impact est probablement plus vaste et plus profond que ce à quoi de nombreux Canadiens pourraient s’attendre.

Au nom du Comité, nous vous remercions de votre leadership et nous vous remercions, vous et vos collègues, du travail très acharné que vous accomplissez dans les circonstances les plus difficiles et les plus complexes. Nous vous souhaitons bonne chance et vous remercions du travail important que vous accomplissez.

[Français]

Le sénateur Carignan : Est-ce que nous avons un délai pour les engagements? C’est une question d’actualité, donc je voudrais que ce soit rapide.

M. Morcos : Oui, on peut se parler, absolument. Il y a également la question de la sénatrice Deacon sur les exportations.

Le sénateur Carignan : Y a-t-il un délai pour répondre?

[Traduction]

Le président : Compte tenu de ce que nous avons vu aujourd’hui, sénateur Carignan, en ce qui concerne l’obligeance de nos collègues, je ne doute pas qu’ils fourniront les renseignements supplémentaires que nous avons demandés dans les plus brefs délais.

Le sénateur Dagenais : Le plus tôt possible.

Le président : Oui. Merci beaucoup.

Mesdames et messieurs, nous passons maintenant à notre deuxième groupe de témoins.

Pour ceux qui se joignent à nous en direct, nous nous réunissons pour une séance d’information sur les répercussions stratégiques du conflit actuel au Moyen-Orient.

J’ai maintenant le plaisir d’accueillir, par vidéoconférence, Mme Janice Stein, professeure à l’École Munk des affaires mondiales et des politiques publiques de l’Université de Toronto, ainsi que le général Dominique Trinquand, ancien chef de la mission militaire française auprès des Nations unies.

Merci d’être avec nous aujourd’hui. Je vous invite à présenter votre déclaration liminaire, qui sera suivie de questions de la part de nos membres.

Nous commençons aujourd’hui avec Mme Janice Stein. Vous pouvez commencer si vous êtes prête, madame Stein.

Janice Stein, professeure, École Munk des affaires mondiales et des politiques publiques, Université de Toronto, à titre personnel : Merci beaucoup, sénateur Dean. C’est un plaisir d’être avec vous.

Dans ma déclaration préliminaire, je voudrais souligner deux points. Tout d’abord, la guerre entre le Hamas et Israël a rendu intenable le statu quo qui existait avant la guerre. Il est impossible de revenir en arrière.

Ensuite, nous nous trouvons actuellement à un moment charnière de cette guerre, qui se situe elle-même dans un statu quo insoutenable. Aujourd’hui, nous sommes face à deux issues : soit les parties acceptent un cessez-le-feu, soit la guerre s’intensifie. Franchement, le temps presse.

Ni Israël ni le Hamas n’ont été capables d’atteindre les objectifs stratégiques de cette guerre. Israël n’a pas réussi à infliger une défaite stratégique au Hamas, ni à sauver les otages, à l’exception de trois, qui avaient été enlevés le 7 octobre.

Le Hamas n’a pas réussi à provoquer le soulèvement plus général des Palestiniens qu’il espérait en Cisjordanie et en Jordanie, et ses alliés — le Hezbollah au Liban et en Iran — n’ont pas accepté non plus de se joindre à la guerre de manière sérieuse et soutenue.

Bien entendu, les victimes innocentes sont la population civile de Gaza, prise entre deux feux, à un coût absolument horrible pour elle.

La situation actuelle n’est plus tenable parce que le gouvernement israélien subit une pression énorme : le temps joue contre la survie des otages.

À Gaza, pour la première fois, nous assistons à des manifestations ouvertes et sérieuses de colère de la part des Palestiniens contre le Hamas, premièrement, pour les avoir exposés à la guerre sans penser aux conséquences pour la population civile et, deuxièmement, pour la manière dont le Hamas s’est approprié l’aide qui est arrivée à Gaza et l’a détournée, d’abord pour son propre usage et, ensuite, vers le marché noir, comme vous l’avez entendu plus tôt.

Qu’est-ce qui pourrait mettre fin à l’impasse? L’un de vous a posé cette question. Comme je ne suis pas une représentante du gouvernement, je vais y répondre.

La première condition, et la plus évidente, est un changement au sein de la direction. Cette direction du Hamas, l’aile militaire, est la direction la plus radicalisée que le Hamas ait jamais eue. Il existe une division entre les dirigeants militaires et politiques. Tant que les dirigeants militaires prendront les décisions, très peu de progrès seront possibles.

En Israël, c’est le gouvernement le plus à droite qu’il ait jamais eu. Ce n’est que si ce gouvernement change — et, en fait, si les deux gouvernements changent — qu’une voie politique, dont vous avez parlé, peut s’ouvrir vers une solution politique pour la Palestine.

Franchement, je suis pessimiste quant à la possibilité que nous soyons témoins d’un changement au sein de l’une ou l’autre direction dans les prochains jours. Nous sommes donc devant deux issues, dont aucune, franchement, n’est très bonne. Cependant, à mon avis, l’une est bien moins mauvaise que l’autre.

Quel est la première issue? Il s’agit d’une escalade de la guerre de la part d’Israël, qui lance une attaque contre les dirigeants militaires, lesquels se trouvent, semble-t-il — nous n’avons aucune preuve tangible — à Rafah. Israël ferait cela pour sortir de l’impasse. Je doute fort que l’État hébreu parvienne à atteindre ses objectifs. Il existe un risque élevé d’escalade vers une guerre régionale plus large qui pourrait engloutir la Jordanie, laquelle est dans une position extrêmement fragile, et le Liban qui, comme vous le savez, est en réalité sans gouvernement depuis plusieurs années.

Cela aurait également des conséquences catastrophiques pour la population civile. Environ un million de personnes vivent actuellement à Rafah. Même si l’attaque se déroulait par étapes, il serait extrêmement difficile de mettre les gens à l’abri du danger.

Néanmoins, si les diplomates qui travaillent actuellement comme des forcenés pour parvenir à un cessez-le-feu échouent, ce qui est toujours possible, je pense qu’une escalade est fort probable.

Quel est la deuxième issue? Elle est loin d’être parfaite, et j’expliquerai pourquoi dans un instant, mais elle est bien moins mauvaise, selon moi, que la première. Il s’agit d’un accord limité, d’environ six semaines, en vue d’un cessez-le-feu immédiat et plus court en échange de la libération d’une trentaine d’otages. Maintenant, pourquoi n’est-ce pas ce que nous souhaiterions tous? Parce qu’il laisse le Hamas au pouvoir à Gaza. Dans la mesure où le Hamas reste au pouvoir, il est presque impossible d’en venir à une voie politique pour les Palestiniens.

Un tel accord permettrait d’obtenir une aide humanitaire immédiate pouvant atteindre les Palestiniens désespérés, en particulier ceux du Nord de Gaza qui, d’une certaine manière, ont le plus souffert. S’il y avait un cessez-le-feu, la distribution de l’aide — qui est très difficile, comme vous l’ont dit les responsables — serait beaucoup plus facile, et l’aide humanitaire pourrait affluer.

À l’heure actuelle, c’est le Hamas qui réfléchit à cette proposition. Le gouvernement israélien l’a acceptée. On exerce autant de pression que possible sur le Hamas pour qu’il accepte un cessez-le-feu de six semaines. Pendant ces six semaines, des gouvernements extérieurs travailleraient alors avec acharnement pour prolonger le cessez-le-feu et libérer les otages restants.

En conclusion, je voudrais ajouter — parce que nous n’y avons pas prêté beaucoup d’attention — que les États en première ligne de ce conflit — l’Égypte, la Jordanie et le Liban — paient un prix énorme pour ce conflit. Le prix économique pour l’Égypte — pour ne parler que de l’Égypte, mais cela vaut également pour la Jordanie — est énorme. Tous trois sont confrontés à un risque sérieux de déstabilisation politique si la guerre se poursuit à un niveau plus élevé qu’actuellement. Merci.

Le président : Merci, madame Stein. Nous entendrons ensuite le général Dominique Trinquand. Ravi de vous revoir.

[Français]

Général (à la retraite) Dominique Trinquand, ancien chef de la mission militaire française auprès de l’ONU, à titre personnel : Merci beaucoup de m’avoir invité. Je suis extrêmement honoré de pouvoir vous faire part de mes réflexions.

Je pense que la guerre menée à Gaza depuis l’attaque du 7 octobre ne peut être comprise sans un éclairage plus global concernant la relation entre Israël et la Palestine.

Depuis un certain nombre d’années, le gouvernement israélien a laissé le Hamas se développer à Gaza et a marginalisé l’Autorité palestinienne en Cisjordanie.

Pour cela, il a favorisé l’acheminement d’un soutien financier à Gaza, fourni en particulier par le Qatar, mais transitant par Israël qui, au lieu de profiter à la population de Gaza, a servi à l’élaboration de moyens militaires au profit du Hamas. Cela a par ailleurs favorisé la colonisation de mouvements extrémistes juifs en Cisjordanie, ce qui a diminué l’influence de l’Autorité palestinienne.

L’attaque du 7 octobre a constitué un massacre de Juifs épouvantable, un véritable pogrom sans équivalent depuis la Seconde Guerre mondiale. Elle a aussi révélé la vulnérabilité d’Israël.

Depuis, le gouvernement de M. Nétanyahou n’a de cesse de vouloir punir le Hamas sans vraiment donner d’objectifs politiques permettant de percevoir une sortie de crise. En quelque sorte, nous nous retrouvons avec deux mouvements extrémistes, le Hamas — extrémiste de par sa création et ses actions —, et le gouvernement de M. Nétanyahou, qui ne veut pas non plus entendre parler de la création d’un État palestinien.

Les moyens mis en œuvre par Tsahal depuis qu’elle est entrée dans Gaza conduisent à des destructions et à des pertes civiles considérables. Après six mois, on peut dire qu’Israël, dans le monde, a perdu la guerre de la communication et n’a libéré que trois otages par les armes; les autres ne l’ont été que par des trêves.

On est en train de discuter d’une trêve actuellement; on espère que cette trêve pourra avoir lieu.

Cependant, il y a une autre confrontation qui est survenue dans cette guerre. Pour la première fois, il y a eu une confrontation directe avec l’Iran. Celle-ci s’est soldée par un net avantage pour Israël, et ce, d’abord dans sa protection. Aidé par ses alliés, Israël a réussi à neutraliser les menaces directes et massives que l’Iran a dirigées en direction d’Israël. Israël a pu également montrer qu’il était capable d’atteindre l’Iran au cœur, mais sans faire de dommages majeurs pour l’instant. L’Iran, très clairement, a voulu une désescalade de la situation après cet échange et n’a pas voulu monter aux extrêmes.

Toutefois, il reste à savoir si Israël en restera là ou voudra profiter de l’occasion pour déstabiliser, voire renverser le régime. Il faut rappeler que le régime des mollahs, pour l’instant, est très déstabilisé à l’intérieur, avec une guerre interne entre les mollahs et les Pasdaran. On peut donc se demander si Israël voudra utiliser cette situation objective de faiblesse de l’Iran avant que celui-ci ne dispose de l’arme nucléaire, avant qu’il ne soit trop tard — on rappelle que l’Iran a toujours dit qu’il voulait la destruction d’Israël.

Le gouvernement de M. Nétanyahou ne subsiste que par la guerre et ne propose aucune perspective politique.

J’étais tout à l’heure avec Alain Finkielkraut, écrivain et philosophe français, qui revenait d’Israël où il voulait prendre la température et voir ce qui se passait là-bas. En gros, de tous les contacts qu’il a eus, il est revenu en disant : « Le Hamas n’est pas un sujet, c’est l’ennemi. » Le problème, c’est que Nétanyahou est prisonnier des mouvements extrémistes religieux juifs — il faut rappeler qu’un de ses ministres a été condamné en Israël et fait pourtant partie du gouvernement israélien.

Donc, les questions qu’on peut se poser aujourd’hui sont les suivantes : est-ce que la trêve proposée va ouvrir une nouvelle perspective? Je vous rappelle que, d’après ce que l’on en sait, il y aurait 40 jours d’arrêt des combats, avec une libération des otages, mais aussi de beaucoup de prisonniers palestiniens.

M. Blinken commentait la situation en disant que c’était une extraordinaire proposition qu’Israël faisait au Hamas; pour l’instant, à ma connaissance, le Hamas n’y a pas répondu.

Ou alors, est-ce que le gouvernement israélien, qui joue la course à la guerre depuis le 7 octobre, veut profiter de l’occasion pour neutraliser son ennemi principal, qui reste l’Iran? Pour cela, il a besoin de constituer une coalition autour de lui, mais une nouvelle provocation auprès des Iraniens pourrait créer cette coalition telle qu’elle a été créée — j’allais dire dans un cas d’autodéfense, au moment où l’Iran attaquait Israël avec ses 350 missiles.

Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Israël, pour l’instant, est arrêté à Rafah et n’agit pas non plus au Liban du Sud, où il faut reconnaître que le Hezbollah a été très prudent dans ses réactions. Ce dernier sait que sa légitimité au Liban est très contestée et que le Liban est dans une situation terrible.

Donc, à mon avis, au-delà de la question de la Palestine, que tout le monde amène à la table — les Américains, les Occidentaux, tout le monde; il n’y a que M. Nétanyahou qui ne veut pas en entendre parler —, l’avenir est de revenir à cette question, de revenir à une solution politique pour la sécurité propre d’Israël, avec la création de deux États, même si c’est difficile. La question clé est aussi la suivante : est-ce que l’affrontement avec l’Iran a été neutralisé par les dernières actions, ou Israël poussera-t-il vers une nouvelle escalade pour essayer de régler définitivement le problème de l’Iran?

Je vous remercie de votre attention.

[Traduction]

Le président : Merci, général Trinquand.

Nous allons maintenant passer aux questions. Nos invités sont avec nous pendant une heure. Nous disposerons de quatre minutes pour chaque question, y compris la réponse. Veuillez poser des questions courtes et identifier le témoin à qui vous posez la question. Notre première question s’adresse au sénateur Dagenais.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci, général Trinquand. Ma question s’adresse à vous. J’aimerais discuter avec vous des manifestations extraterritoriales des Palestiniens.

On vient de voir apparaître des campements sur des campus universitaires, d’abord aux États-Unis et maintenant au Canada. À mon avis, la revendication telle qu’elle est formulée laisse peu de place aux pays et à ceux qui veulent nuancer leur position dans ce conflit; il faut être d’un côté ou de l’autre, point à la ligne.

Comment interprétez-vous ces protestations contre les Israéliens dans les milieux universitaires? Quels sont les risques que peuvent engendrer ces campements?

Gén Trinquand : Merci beaucoup pour cette question. Le phénomène que vous décrivez aux États-Unis et au Canada s’applique au Royaume-Uni et tout récemment en France, depuis deux ou trois jours. Je disais que pour l’instant, la France s’en est bien tirée et qu’il n’y avait pas eu de confrontations, mais depuis deux ou trois jours, cela s’est produit. Pour écarter rapidement le sujet de la France, je pense que ce mouvement est instrumentalisé par une extrême gauche extrêmement politique en France, que vous connaissez peut-être, avec M. Mélenchon et La France insoumise, qui joue cette carte pour avoir l’électorat musulman de son côté.

Pour revenir à la question de l’autre côté de l’Atlantique, c’est là que je dis qu’Israël a perdu la guerre de la communication. Autant on pouvait être du côté d’Israël après le 7 octobre, autant les dégâts qui ont été faits dans Gaza et à l’endroit de la population depuis six mois provoquent un tollé dans le monde entier. Ce mouvement est instrumentalisé, encore une fois, en particulier dans les universités.

Il faut bien noter que cela se passe dans les universités, avec un mouvement de soutien à la Palestine qui était oublié depuis longtemps. C’est triste à dire, mais je dois dire que c’est une réussite du Hamas. On ne parlait plus de la Palestine.

Souvenez-vous des accords d’Abraham; il n’était plus question de la Palestine. On parlait d’accords entre Israël et un certain nombre de pays arabes, et la Palestine était oubliée. Depuis l’horrible attaque du 7 octobre 2023, on se remet à parler de la Palestine et ces mouvements qui étaient oubliés sont revenus à la surface.

Le sénateur Dagenais : Avec votre expérience à l’Organisation des Nations unies, comment évaluez-vous l’utilisation du mot « génocide » par les Palestiniens qui réclament un cessez-le-feu? Croyez-vous que l’Organisation des Nations unies a la crédibilité requise pour mettre fin aux guerres entre ces deux pays qui durent depuis 75 ans, depuis la déclaration d’indépendance de l’État d’Israël par David Ben Gourion, en 1948?

Gén Trinquand : Comme vous le savez, l’Organisation des Nations unies, c’est nous. Je parle à titre de représentant d’un pays membre permanent du Conseil de sécurité quand je dis que le problème se situe encore plus du côté du Conseil de sécurité. On voit bien qu’ils se bloquent chaque fois avec le jeu des alliances.

Lors du vote sur la dernière résolution, les États-Unis ont fait jouer progressivement ce glissement pour s’abstenir et ils n’ont pu faire jouer le droit de veto.

Cela veut dire que le vent du boulet est passé très près d’Israël, et Israël le sait. Ce n’est pas le Conseil de sécurité qui réglera le problème, parce que les États-Unis continueront de soutenir Israël et ils ne permettraient pas d’adopter une résolution visant à condamner Israël. Je ne vois pas comment l’Organisation des Nations unies pourra régler ce problème tant qu’Israël n’aura pas décidé de le régler.

Actuellement, dans les rues de Tel-Aviv et de Jérusalem, les Israéliens demandent un changement de gouvernement et réclament des élections pour que le premier ministre M. Nétanyahou parte et qu’on puisse développer des solutions de paix qu’il n’est pas en mesure de proposer aujourd’hui.

Le sénateur Dagenais : Merci.

[Traduction]

Le sénateur Boehm : Merci, chers témoins d’être avec nous. Ma question s’adresse à Mme Stein.

Je vous connais depuis de nombreuses années et je vous considère comme l’une des grandes spécialistes en prévision des événements et des mouvements mondiaux. Je voulais vous poser une question au sujet d’un commentaire que vous avez fait à CBC environ deux semaines après l’attaque du 7 octobre. Vous avez dit qu’il serait difficile de déloger le Hamas parce que c’est autant un mouvement qu’un parti politique, profondément ancré dans la communauté, et qu’il est difficile d’anéantir les mouvements sociaux.

Nous l’avons vu dans le passé : à l’époque de l’Organisation de libération de la Palestine, ou OLP, la génération suivante est allée de l’avant. Avec le Hezbollah, c’est la même chose.

Est-ce toujours votre point de vue? Selon vous, y a-t-il de la résilience?

Dans votre déclaration, vous avez mentionné qu’il y avait un mécontentement croissant à l’égard du Hamas concernant la distribution de nourriture et d’aide, et cetera, et que la violence dirigée contre la population de Gaza n’était pas vraiment l’une de ses grandes préoccupations.

Pensez-vous que la structure dirigeante du Hamas et ses racines communautaires font qu’il est particulièrement difficile de le déloger de sa position d’influence?

Mme Stein : Merci, sénateur Boehm.

Lorsqu’il s’agit de prétendre à des pronostics, je prends beaucoup de recul, mais je pense que l’objectif stratégique de détruire le Hamas est erroné. C’est impossible, car il s’agit d’un mouvement social. Il dirigeait des écoles et fournissait des soins de santé. De ce point de vue, l’objectif, s’il avait été de cette ampleur, aurait dû être la destruction des capacités militaires du Hamas, ce qui est un objectif bien plus limité. C’était une grave erreur depuis le début.

Cela dure maintenant depuis six mois, et ce qui devient clair, c’est que la population de Gaza elle-même se retourne désormais contre le Hamas de manière très importante. Elle ne peut plus compter sur le Hamas pour une quelconque aide sociale. En fait, ce qui s’est passé avec la distribution de l’aide est exactement l’inverse de ce à quoi on pourrait s’attendre : le Hamas est entré dans la clandestinité. Yahya Sinwar, le chef de l’aile militaire, a déclaré que la gouvernance de Gaza ne relevait pas de sa responsabilité; c’est la responsabilité des Nations unies.

Alors que les souffrances des Palestiniens innocents sont devenues presque insupportables à Gaza, elles se reflètent désormais dans la colère que nous entendons.

Je prends cela au sérieux, car l’information vient de journalistes à Gaza. Les Palestiniens qui parlent aux journalistes de leur colère contre le Hamas le font en s’exposant à un grand risque politique. C’est pour cette raison que j’ai dit que la période de cessez-le-feu joue désormais également contre Gaza.

Je pense que nous sommes à un moment de changement. La vraie question est la suivante : dans quelle direction va le changement?

J’ajouterais qu’il y a des raisons d’être légèrement optimiste d’un certain point de vue : l’Égypte a désormais remplacé le Qatar comme principal médiateur. Le Qatar a été sollicité comme médiateur par les États-Unis, ainsi que par l’Égypte et les Palestiniens, et il a été un médiateur efficace, mais l’Égypte est directement concernée. Il est extrêmement important pour l’Égypte d’obtenir un cessez-le-feu le plus rapidement possible. Le fait que l’Égypte s’avance maintenant tandis que le Qatar recule, fournira, je l’espère, un levier supplémentaire. Mais tout dépend désormais du fait de savoir si Sinwar acceptera cette proposition.

La sénatrice M. Deacon : Merci à nos témoins d’être ici aujourd’hui.

Je vais m’appuyer — non pas reprendre, mais m’appuyer — sur ce que mon collègue vient de demander. Ma question s’adresse à Mme Stein. Merci infiniment de vos mises à jour hebdomadaires du lundi sur les événements mondiaux. Votre compréhension des conflits mondiaux est sans égale, et nous apprécions que vous vous joigniez à M. Mansbridge dans son balado. C’était exceptionnel. Je vais en fait expliquer l’une des choses dont vous avez parlé, à savoir comment mettre fin à ce cycle de violence actuel et répété et s’il y a un espoir possible pour une solution à deux États.

Vous venez de mentionner en réponse à la question précédente que le Hamas peut être affaibli mais pas détruit. C’est une triste réalité. Nous avons vu des entités, comme le Sinn Féin en Irlande, passer d’un groupe militaire à un groupe politique, ou comme le Likoud, qui établit un lien direct avec l’Irgoun, lequel a perpétré des attaques terroristes en Palestine sous mandat britannique, y compris l’attentat à la bombe contre l’hôtel King David.

Devons-nous accepter quelque chose de similaire comme la voie à suivre éventuelle pour le Hamas si nous voulons un règlement pacifique d’une solution à deux États, ou le décret sur ses atrocités a-t-il fermé la porte à une possibilité qu’il se modère et qu’il gouverne?

Mme Stein : Je pense que nous devons d’abord regarder comment a évolué l’opinion politique israélienne depuis la guerre. On peut difficilement exagérer le choc et le traumatisme de ce qui est arrivé ce jour-là. Malheureusement, la violence radicalise presque toujours. Elle a radicalisé l’opinion publique israélienne.

Oui, il y a des manifestations dans les rues, et oui, la très grande majorité veut voir le premier ministre Nétanyahou partir, mais les gens sont extrêmement sceptiques à l’égard de n’importe quelle solution qui inclurait le Hamas dans un processus politique.

Je pense que nous allons devoir prolonger les délais, et c’est ce qui est en train d’arriver actuellement. C’est ce que le secrétaire d’État Blinken fait dans cette région, en travaillant avec l’Égypte et l’Arabie Saoudite. Ils travaillent sur un processus par étapes.

Le Hamas ne fera manifestement partie d’aucune solution politique durant les premières phases. Encore une fois, certains éléments de l’aile politique du Hamas — pas de l’aile militaire —, ont laissé entendre qu’ils sont maintenant disposés à rejoindre l’Organisation de libération de la Palestine et à déposer les armes. Cependant, cela vient de l’aile politique et non pas de l’aile militaire, et c’est l’aile militaire qui est responsable des atrocités qui ont été commises.

En même temps, le Hamas commence à ressentir la pression croissante venant du monde arabe, ce qui explique en partie pourquoi le Qatar a reculé. L’Égypte augmente la pression. On est en train de reconnaître que le temps presse.

Bien sûr, Sinwar finance l’équipement dont il a besoin dans tout l’Iran, et il ne ressent aucune pression venant de cette direction. Pour cette raison, nous devons attendre et voir ce qu’il décide.

Le sénateur Cardozo : Merci aux témoins d’être des nôtres aujourd’hui. Je vous suis très reconnaissant des analyses que vous nous fournissez et que vous fournissez au public régulièrement.

Ma question — peut-être que Mme Stein pourra y répondre — concerne les conséquences mondiales de la guerre. Quand la Russie a envahi l’Ukraine, je me suis dit que les répercussions mondiales étaient énormes, mais cette situation semble encore pire, parce qu’on peut voir les divisions apparaître dans d’autres pays. Cet enjeu crée des divisions au sein du Parti démocrate, aux États-Unis, et, au Canada, le gouvernement libéral essaie de rester neutre, mais il est clair qu’aucun des deux côtés ne pense que la neutralité est la bonne approche.

Comment voyez-vous la situation évoluer à court terme, et peut-être même à long terme, pour ce qui est du mouvement anti-Israël — qui n’est pas sans lien avec l’antisémitisme—, qui prend de l’ampleur dans le monde entier et qui évolue de diverses manières qu’Israël n’aurait pas anticipées?

Mme Stein : Merci beaucoup de la question, sénateur Cardozo. Il y a tellement de facteurs qui ont mené à la situation actuelle.

Je suis d’accord avec le général Trinquand pour dire qu’Israël a perdu la guerre, pas seulement celle contre le Hamas — les deux côtés ont perdu, pour être franche —, mais aussi celle de l’opinion publique mondiale. Cela ne fait aucun doute.

Il y a aussi une furieuse colère contre Israël dans les rues de nombreuses capitales arabes. Cela ne vaut pas pour les gouvernements arabes. Les gouvernements arabes ont pendant de nombreuses années permis les manifestations dans les rues, jusqu’à ce que cela menace leur propre stabilité, mais dans les faits, ils cherchaient des solutions de manière très pragmatique, parce qu’ils savaient à quel point cela peut devenir incendiaire.

Il va y avoir un lendemain, il y a des discussions continues et des relations entre Israël et les gouvernements du Moyen-Orient; le secrétaire d’État Blinken est le principal intermédiaire dans ces relations.

Cela s’inscrit dans la deuxième phase, dont j’ai parlé. C’est la carotte qu’il utilise pour inciter le gouvernement d’Israël, au-delà du premier ministre Nétanyahou, à envisager d’adopter un échéancier politique pour une solution politique touchant la Palestine.

Ce qu’on voit sur les campus est très différent; vous avez posé plus tôt une question à ce sujet, que je connais très bien. Beaucoup de jeunes gens ont à juste titre beaucoup de sympathie pour les Palestiniens pris entre deux feux et qui souffrent, comme je l’ai dit dans ma déclaration. Mais nous voyons aussi des éléments externes qui ont leurs propres objectifs politiques — et ce n’est pas la première fois que nous voyons cela sur les campus —, qui se joignent aux manifestations et qui les détournent à leurs fins. En fait, j’ai vu et j’ai rencontré des chefs palestiniens qui craignent que ces autres éléments, en participant aux manifestations, attirent l’attention sur les Palestiniens et exposent la Palestine à un risque, à cause de l’antisémitisme malheureux, mais bien réel, de certains des commentaires. J’espère que ces commentaires viennent de ces autres éléments et non pas d’étudiants universitaires, mais c’est très réel, très présent et clairement très effrayant pour la communauté juive au pays et ailleurs.

Ce n’est pas l’opinion de bon nombre d’étudiants que je connais et à qui j’enseigne; ceux-ci ont une véritable sympathie pour les Palestiniens innocents qui souffrent, et ils se mobilisent pour eux.

Le sénateur Cardozo : Merci.

Le sénateur Loffreda : Merci à nos témoins d’être ici.

Ma question s’adresse à Mme Stein.

[Français]

Si nous avons le temps, j’aimerais connaître l’avis du général Trinquand sur cet aspect. Si ce n’est pas à la première ronde, ce pourrait être à la deuxième ronde. Merci.

[Traduction]

Il est urgent de faire libérer les otages et d’obtenir un cessez‑le-feu. Madame Stein, vous avez dit que la population de Gaza est en train de se retourner contre le Hamas. La colère monte, parce qu’il y a de plus en plus de civils innocents.

Vous avez brièvement mentionné les possibilités et les stratégies pour un cessez-le-feu. Quelles leçons pourrions-nous tirer des tentatives antérieures pour résoudre le conflit entre Israël et le Hamas? Comment ces leçons peuvent-elles servir à éclairer les futurs efforts de consolidation de la paix? Quelles leçons avons-nous retenues du passé, et le Canada a-t-il un rôle à jouer dans ces efforts?

Mme Stein : En fait, j’ai écrit sur l’histoire de la médiation entre ces parties. Ce que je peux dire — et je vous demande de ne pas être découragés —, c’est que tout a déjà été tenté. Il y a eu des médiateurs extérieurs. Il y a eu des pourparlers indirects et directs. Il y a eu des conférences multilatérales. Il ne reste aucune formule qui n’a pas été tentée.

Ultimement, cela relève de la région et des deux parties, les Palestiniens et les Israéliens. Des deux côtés, cette guerre a été la plus horrible qu’ils aient jamais vécue. Je dirais que, pour les Israéliens, la situation est pire que la guerre de 1948-1949, et ce, pour toutes sortes de raisons. Pour les Palestiniens, la souffrance des Palestiniens de Gaza est pire que lors de la Nakba, la guerre palestinienne — c’est le mot arabe pour « catastrophe» — de 1948-1949.

À un certain point, quand les gens arrivent au bord de l’abîme et comprennent à quel point la chute dans l’abîme est imminente, un nouveau leadership s’affirme et dit: « Nous n’avons pas le choix. C’est le changement crucial qui s’impose. Nous ne pouvons pas vous éliminer. » Les Israéliens doivent comprendre qu’ils vivront toujours à côté des Palestiniens et qu’ils ne peuvent pas éliminer les Palestiniens, et les Palestiniens doivent laisser tomber. C’est la raison pour laquelle le Hamas est si problématique, parce qu’il n’a pas abandonné l’idée d’éliminer l’État juif de son territoire. Yossi Lapid, chef d’un des partis d’opposition en Israël, en est rendu exactement là. Il a fait un effort pour faire connaître ses idées à Washington, sachant très bien qu’il discréditait son propre gouvernement.

Il y a des Palestiniens qui sont très critiques à l’égard des agissements du Hamas. Pour vous donner seulement un exemple, le président Abbas... et il a des motifs politiques pour le faire, mais malgré tout, il a dit que ce que le Hamas a fait aux Palestiniens est pire que la Nakba. Donc, il y a des Palestiniens qui comprennent parfaitement qu’il faut trouver une solution où les deux peuples vivent côte à côte et ont les pleins droits politiques. Il faut que ces peuples aient les moyens de le faire, et le reste d’entre nous doit avoir la patience stratégique de soutenir ces voix dans les deux communautés, les voix de ceux qui comprennent que, s’ils veulent un avenir, ils devront vivre côte à côte et qu’aucun des deux ne peut éliminer l’autre.

Le sénateur Loffreda : Merci.

Le sénateur Oh : Merci aux témoins d’être parmi nous aujourd’hui. Ma question s’adresse à vous deux : quel rôle le Canada peut-il jouer pour promouvoir la paix, surtout en ce qui concerne les droits fondamentaux des enfants et des femmes? Aussi, la région a été lourdement bombardée, ce qui a déstabilisé le Moyen-Orient. N’importe qui peut répondre à la question, merci.

Mme Stein : Voulez-vous commencer, général Trinquand? Je parlerai après vous.

[Français]

Gén Trinquand : Pour faire le lien avec la question précédente, la solution ne peut pas être trouvée ni avec le Hamas ni avec le gouvernement de M. Nétanyahou. Il faut absolument remettre en place des gouvernants, aussi bien du côté palestinien qu’israélien, qui comprennent bien que l’avenir et la paix dans cette région n’existeront que par la coexistence des deux États.

Le rôle du Canada et de l’ensemble de la communauté internationale serait de favoriser la discussion, pas avec le Hamas, naturellement, mais avec un gouvernement israélien qui succédera à celui de M. Nétanyahou. Après les événements du 7 octobre en Israël, il est très difficile de faire comprendre cela, aussi bien aux Israéliens qu’aux Palestiniens. Cela ne peut arriver que par étapes et avec l’aide des gouvernements arabes de la région, qui ne demandent qu’une chose : reprendre les accords qu’ils avaient conclus avec Israël pour être en mesure de stabiliser la région et de faire du commerce. Le Canada peut se joindre à toute la communauté internationale. Aujourd’hui, très honnêtement, toute la communauté internationale est d’accord sur cette solution. Merci, madame la professeure.

[Traduction]

Mme Stein : J’ajouterais seulement que, dans l’éventualité d’un cessez-le-feu, ce sera l’occasion d’accroître considérablement l’aide humanitaire, en particulier pour les femmes et les enfants. Le Canada a des biens, des ressources, des gens formés et compétents, alors nous devrions réfléchir très fort présentement à la façon dont nous pourrions augmenter nos capacités en prévision du cessez-le-feu. Oui, l’aide entre davantage, mais la famine menace toujours davantage. Il nous serait possible de l’éviter, et je crois que nous devrions réfléchir à une façon de fusionner nos capacités avec celles de nos partenaires pour tirer parti d’un cessez-le-feu et réduire ce risque, surtout dans le Nord de Gaza, et surtout pour les femmes et les enfants.

[Français]

Le sénateur Carignan : Je ne sais pas si vous avez entendu ma question de tout à l’heure sur la possibilité d’un mandat d’arrêt contre M. Nétanyahou et le ministre de la Défense. Quel serait l’effet d’une telle action de la Cour pénale internationale sur la situation interne en Israël? Il semble que le leadership de Nétanyahou soit affaibli. Qu’en est-il de la situation à l’externe, vis-à-vis de l’ordre mondial? La question s’adresse aux deux témoins, parce que je ne veux pas me priver de vos commentaires.

Gén Trinquand : J’ai entendu les mêmes bruits que vous, mais j’ai entendu aussi que le Hamas serait poursuivi de la même façon. Cela me semble important, s’il y a une action et que l’on souhaite respecter l’indépendance de la justice, qu’elle ait lieu des deux côtés. C’est le premier point.

Le deuxième point, c’est que du côté israélien, j’entends parler des trois chefs, c’est-à-dire le premier ministre, le ministre de la Défense et le chef d’état-major. Pour les Israéliens, s’adresser au chef d’état-major sera un sacré problème. Beaucoup d’Israéliens vont accepter ce que M. Nétanyahou a fait, mais globalement, il faut qu’il y ait des actions des deux côtés et il faut surtout expliquer que la liberté de la justice ne veut pas dire qu’il y aura une condamnation. Il doit y avoir un procès.

Je rappelle que la Cour pénale internationale a poursuivi d’autres chefs d’État. Il y en a un que j’ai bien suivi, soit le président Gbagbo de la Côte d’Ivoire. Il a été relâché et jugé innocent. Il est vrai que dans l’ambiance actuelle, qui est en ébullition, je pense que ce sera tout un choc pour Israël de voir cela. Est-ce que cela calmera les autres mouvements très excités du côté palestinien? Je ne sais pas.

[Traduction]

Mme Stein : J’ajouterais seulement que le moment doit être opportun. J’espère que la cour agira judicieusement. J’ai souvent dit qu’il arrive parfois que la quête de la justice — tout à fait légitime en soi — entre en compétition avec la quête de la paix, tout aussi importante. La situation est extrêmement fragile présentement, et un cessez-le-feu serait vraiment important pour éviter une conclusion qui serait bien pire. Il s’agit tout de même de rumeurs. Nous n’avons confirmé aucune preuve. J’espère malgré tout que la cour tiendra compte du contexte et du moment avant d’agir.

[Français]

Le sénateur Carignan : Pourquoi? À cause des risques?

Mme Stein : Oui, à cause des risques, exactement, monsieur le sénateur.

Le sénateur Carignan : Merci.

[Traduction]

La sénatrice Patterson : Merci beaucoup de votre témoignage. Général Trinquand, je vais probablement m’adresser à vous pour commencer, mais madame Stein, je serais aussi très intéressée par ce que vous avez à dire. Nous avons beaucoup parlé de ce qui doit arriver au Hamas pour qu’il change, et de ce que les gens pensent du Hamas. Quelle est l’opinion des Israéliens à l’égard de leur gouvernement? Nous savons que tout le monde se situe quelque part sur le continuum des opinions politiques. Quel est le consensus en Israël, par rapport au fait de garder le gouvernement de Nétanyahou au pouvoir? Avec cela, il y a les actions des colons en Cisjordanie, les actes de violence qu’ils dirigent et leurs menaces d’étendre le conflit encore plus loin.

[Français]

Gén Trinquand : Selon les informations que j’ai d’Israël — et je vais le répéter, j’étais avec quelqu’un qui en revenait —, il y a une grande majorité de la population israélienne qui ne veut plus entendre parler de M. Nétanyahou. Ils savent très bien qu’il est d’abord l’otage de sa politique, mais aussi des partis extrémistes religieux, que c’est lui qui a incité à la colonisation en Cisjordanie et que c’est lui qui a laissé alimenter financièrement le Hamas à partir du Qatar. Il n’a toujours accepté ou déclaré aucune responsabilité par rapport à ce qui s’est passé le 7 octobre. Le chef du renseignement israélien a démissionné et a reconnu qu’il y avait eu une erreur dans l’évaluation du renseignement israélien — pas M. Nétanyahou.

C’est pour cela que j’ai évoqué ces manifestations qui ont lieu actuellement en Israël pour réclamer des élections pour changer de gouvernement, parce que M. Nétanyahou ne conduira pas à une solution politique. Si vous voulez, M. Nétanyahou, c’est Israël de la mer à la rivière, et le Hamas, c’est la Palestine de la mer à la rivière. Il n’y a donc pas d’entente possible entre les deux. Je le disais précédemment : il faut un nouveau gouvernement en Israël et une discussion avec une autorité palestinienne, pas avec le Hamas. Tout cela est compliqué, et une trêve de 40 jours permettrait de calmer un peu les choses et de revenir à un dialogue. Voilà ce que j’en pense.

[Traduction]

Mme Stein : J’ajouterais seulement que les sondages d’opinion publique sont bons. Au total, 70 % des personnes sondées veulent voir tomber le gouvernement de M. Nétanyahou. Par ailleurs, quand l’Iran a tiré les 350 missiles et 100 missiles balistiques vers Israël, l’appui au gouvernement a augmenté. Cela est généralement vrai dans les sociétés. Quand les sociétés sont attaquées par un ennemi extérieur, les gens ont tendance à défendre leur drapeau. Même si vous avez une forte aversion pour votre propre gouvernement, une crainte intense fait que vous l’appuierez, et je pense que c’est aussi important de le comprendre.

Il y a une autre chose que j’aimerais ajouter aux commentaires du général Trinquand, et c’est qu’il y a dans l’aile droite du gouvernement deux groupes très différents. L’un est composé des partis religieux, et l’autre, des partis nationalistes, et il y a de plus en plus de frictions entre les deux. Par exemple, les partis religieux ont exercé une très grande pression sur le gouvernement pour qu’il n’intervienne que de manière très limitée contre l’Iran, alors que les partis nationalistes ont exercé une très forte pression sur le gouvernement pour qu’il fasse exactement le contraire. Donc, ce n’est pas seulement le public qui veut voir ce gouvernement partir. Nous voyons de plus en plus de signes qui montrent que le gouvernement lui-même est en train de se fissurer.

Le président : Merci.

La sénatrice Dasko : Merci à nos deux témoins d’aujourd’hui. J’apprends beaucoup de choses. J’ai deux questions, et je vais les poser sans préambule. Nous avons entendu dire, il y a quelques mois, et cela a été rapporté, que les services du renseignement israélien savaient que le Hamas préparait une attaque. Je pose la question aux deux témoins, Mme Stein et le général Trinquand: est-ce que cela est crédible, d’après vous? Croyez-vous que c’est ce qui est arrivé? Et qu’est‑il arrivé? Si le service du renseignement israélien l’avait appris et avait transmis l’information à ses supérieurs, pourquoi rien n’a été fait? C’est ma première question. Merci.

Mme Stein : Je pourrais peut-être commencer. C’est un exemple classique d’erreur du renseignement. Ce n’est pas la première, ce ne sera pas la dernière, et nous avons beaucoup d’informations sur ce qui s’est passé. Effectivement, le service du renseignement avait le plan de guerre du Hamas, mais son analyse était, eh bien, le Hamas n’a pas la capacité d’exécuter son plan de guerre; alors ce n’est pas sérieux, ce n’est pas une menace sérieuse. On a minimisé systématiquement non seulement les intentions du Hamas d’exécuter son plan — parce qu’évidemment, Netanyahu a permis au Qatar d’acheminer des fonds au Hamas, et il était motivé à minimiser les tensions —, mais les forces armées elles-mêmes et le service du renseignement lui-même ont minimisé les capacités du Hamas.

C’est très courant. Le président Zelensky lui-même ne croyait pas, cinq jours plus tôt... il a rejeté les renseignements des Américains, malgré leur insistance, qui lui disait que la Russie avait l’intention d’entreprendre une invasion à grande échelle.

Je fais partie d’un groupe qui travaille dur, présentement, pour trouver une façon d’intégrer de meilleurs incitatifs au sein des institutions, parce que toute une série de facteurs psychologiques complexes expliquent ce phénomène. Notre groupe y travaille depuis des années, sénatrice Dasko, mais ce n’est pas suffisant. La vraie question, c’est pourquoi ces erreurs se répètent-elles encore et encore? Nous devons, d’une façon ou d’une autre, réaligner les incitatifs.

Rapidement, il y a un point intéressant dont j’aimerais vous parler [difficultés techniques] j’ai déjà découvert. Une chose que les gens recommandent depuis des années, c’est d’intégrer une fonction de remise en question. Il faut créer un groupe dont le travail sera, quand les prévisions sont rejetées comme cela, de demander pourquoi. Où sont les preuves?

Dans le service du renseignement des forces armées israéliennes, ce groupe ne comptait plus qu’une personne et demie. Pas plus. Nous devrions prendre note de la place qu’occupe la fonction de remise en question dans la structure du gouvernement.

La sénatrice Dasko : Avez-vous des commentaires à faire en réponse à cette question?

[Français]

Gén Trinquand : Au-delà du fait que le renseignement sur le plan avait bien été transmis, le signal n’avait simplement pas été donné et l’évaluation était qu’ils n’avaient pas les capacités requises. De plus, cela n’entrait pas dans le schéma politique de M. Nétanyahou. L’important, pour lui, c’était la Cisjordanie et la protection des colons en Cisjordanie. Il pensait que Gaza était endormie par les millions de dollars déjà versés. Non seulement les services de renseignement avaient reçu les renseignements, mais une bonne évaluation n’avait pas été faite. Elle n’avait pas été faite, parce que cela n’entrait pas dans le schéma politique du gouvernement de Nétanyahou.

[Traduction]

La sénatrice Dasko : Merci.

Le président : Merci. Nous allons commencer le deuxième tour. Il nous reste environ cinq minutes. Essayons de prendre seulement deux minutes chacun pour poser la question et entendre la réponse.

La sénatrice M. Deacon : Ma question s’adresse à nouveau à Mme Stein. Vous avez mentionné brièvement l’Iran, il y a un moment, et je me demandais quelle était votre opinion — cela ne fait pas si longtemps —... à quel point la récente riposte œil pour œil a nui à la disponibilité opérationnelle des forces armées israéliennes. Vous avez mentionné qu’Israël et d’autres nations avaient réussi à intercepter et à détruire pour ainsi dire toutes les roquettes lancées par l’Iran et que cela avait vraiment mis en relief sa position de faiblesse. Malgré tout, d’après vous, à quel point l’Iran a-t-il été exposé, d’un point de vue militaire, et qu’est-ce que cela veut dire pour ce pays pour la suite?

Mme Stein : Merci de la question, sénatrice Deacon. Un collègue pour qui j’ai le plus grand respect, M. Tom Juneau, sera ici très bientôt, et c’est justement son domaine d’expertise, alors posez-lui la question, s’il vous plaît.

Je suis tout de même d’accord avec ce qu’a dit le général Trinquand, dans sa déclaration, sur le fait que tout cela — et je suis d’accord, je l’ai même dit en public — doit être un moment de vive agitation pour les chefs militaires de l’Iran. Tout d’abord, selon certaines informations que nous devons toujours fouiller et confirmer, un grand nombre de roquettes ont explosé sur la plateforme de lancement ou en vol. En d’autres mots, elles n’ont pas été abattues, elles ont simplement mal fonctionné.

Deuxièmement, rien n’a atteint sa cible. Huit ou neuf missiles balistiques ont touché le sol, mais n’ont fait que des dégâts limités. Cela doit être dérangeant, parce que l’Iran n’a qu’environ 300 lance-missiles pouvant fonctionner à n’importe quel moment. Et oui, la réponse d’Israël a été très modérée.

Et en passant, aux fins du compte rendu, le président Biden est maintenant intervenu deux fois, personnellement, et ses interventions ont empêché que la guerre ne s’intensifie et ne déborde des frontières d’Israël et de Gaza. C’est une réussite remarquable.

Cette réponse modérée a permis, encore une fois... Les missiles ont été lancés depuis l’extérieur de l’espace aérien iranien, et le missile a volé à basse altitude pour échapper au radar; il n’a pas été détecté assez rapidement, et, dans l’installation construite pour protéger Natanz — l’un des plus importants sites nucléaires de l’Iran —, le radar a été endommagé.

Comment savons-nous tout cela? Nous vivons dans un monde différent, aujourd’hui. Nous avons des entreprises de satellite privées, et les gens comme moi peuvent voir des photos satellites 24 heures après et voir les dégâts. Cela doit être dérangeant pour les Iraniens aussi.

Donc, je ne suis pas d’accord avec nos fonctionnaires qui ont dit plus tôt que nous sommes revenus à une guerre de l’ombre. Je ne pense pas que nous puissions revenir en arrière, pas du tout, mais je ne pense pas qu’au prochain tour, l’Iran va y aller plus fort, pas avant d’essayer de comprendre ce qui n’a pas fonctionné cette fois-là et d’en tirer des leçons.

Le président : Merci.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Général Trinquand, existe-t-il dans l’esprit d’Israël une possibilité réelle d’un futur État palestinien tant que le Hamas est dans le décor? Le Hamas peut-il vraiment disparaître de l’échiquier? Si Nétanyahou était remplacé à la tête d’Israël, y aurait-il un réel changement d’attitude de la part de la majorité des Israéliens face au peuple palestinien, et surtout face au Hamas?

Gén Trinquand : Votre question est très judicieuse. Une fois qu’on est arrivé à ce degré d’escalade, comment arrive-t-on à redescendre?

Je questionnais des gens que je connais bien à Jérusalem, qui me disaient qu’ils étaient pour la création d’un État palestinien. Cependant, aujourd’hui, même les Palestiniens ne peuvent plus venir travailler en Israël parce que les Israéliens ont peur de la présence des Palestiniens à leurs côtés.

Le problème, c’est de revenir, et c’est pour cette raison que cela prendra du temps et de l’argent, parce qu’il faut reconstruire et comprendre. Par contre, cela ne peut pas se discuter avec le Hamas. Ce n’est pas possible.

La question à Gaza, si les rumeurs qui courent sur le fait que la population de Gaza en a assez du Hamas sont vraies... Tout ceci est quand même arrivé à cause de l’escalade du Hamas, donc ce serait une bonne nouvelle. Le Hamas a très bien joué le jeu en Cisjordanie où il était moins présent, puisque tous les otages palestiniens libérés, lors de la première trêve, venaient de Cisjordanie. Il s’est donc rendu très populaire en Cisjordanie pour cette raison. Donc, il faut non seulement ne pas parler au Hamas, mais être en mesure de parler à l’Autorité palestinienne. On sait que Mahmoud Abbas est très déconsidéré aujourd’hui. D’abord, il est ancien, et il est très déconsidéré. Donc, on parle d’un ou deux hommes qui sont en prison aujourd’hui. Est-ce que les Israéliens feraient l’effort de les sortir de prison pour entamer un dialogue avec eux? Cela me paraît difficile.

Tout ceci, c’est simplement dans un but de désescalade et pour revenir à un dialogue, pour que l’ensemble des acteurs, une fois M. Nétanyahou ne sera plus au pouvoir, puissent s’entendre sur une solution pacifique. Pour l’instant, on s’accroche aux deux États, parce que c’est la seule chose qui existe, soit les Accords d’Oslo.

[Traduction]

Le président : Merci beaucoup.

Chers collègues, je sais que nous avons beaucoup d’autres questions, mais j’ai bien peur de dire que nous manquons de temps. Nous sommes arrivés à la fin de notre heure avec ces témoins très impressionnants. Madame Stein, général Trinquand, merci d’avoir été des nôtres aujourd’hui et de nous avoir fait part de votre analyse et de vos observations merveilleusement détaillées sur ce terrible conflit. Si quelqu’un peut débrouiller tout cela et exposer ses réflexions là-dessus, vous êtes nos plus éminents commentateurs. Vous nous avez montré que vous êtes capable d’examiner la situation dans la perspective et à la lumière des motivations de chaque acteur clé de cette guerre, et de réfléchir à toutes les possibilités futures, et nous vous sommes très reconnaissants de votre temps, de vos idées et de vos conseils. Nous savons que vous êtes tous les deux très demandés, alors le Sénat du Canada vous remercie de votre temps et nous avoir fait profiter de votre expertise. Merci, et bonne journée à vous deux.

Nous accueillons maintenant notre dernier groupe de témoins de la réunion d’aujourd’hui. Pour les gens qui nous regardent d’un bout à l’autre du Canada, nous examinons aujourd’hui les répercussions stratégiques du conflit actuel au Moyen-Orient. Pour la prochaine heure, nous accueillons M. Thomas Juneau, professeur agrégé, Affaires publiques et internationales, Faculté des sciences sociales, Université d’Ottawa; M. Sami Aoun, directeur, Observatoire du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord; chaire Raoul Dandurand d’études stratégiques et diplomatiques, Université du Québec à Montréal; et, par vidéoconférence, M. Nathan Sachs, directeur, Centre pour les politiques du Moyen-Orient, Brookings Institution.

Merci à vous tous d’être des nôtres aujourd’hui. Je vous invite à nous présenter votre déclaration préliminaire, puis les sénateurs auront des questions à vous poser. Ce soir, nous commençons par M. Thomas Juneau. Bienvenue. Vous pouvez commencer dès que vous êtes prêt.

Thomas Juneau, professeur agrégé, Affaires publiques et internationales, Faculté des sciences sociales, Université d’Ottawa, à titre personnel : Je vous remercie de l’invitation. Ces derniers mois, les débats sur le Moyen-Orient, au Canada, ont surtout porté sur la guerre à Gaza et, plus généralement, sur la guerre froide entre Israël et l’Iran, qui s’est transformée en guerre ouverte. Dans ma brève déclaration, j’aimerais aborder la guerre au Yémen, l’émergence des Houthis en tant que puissance régionale, les menaces qu’ils représentent pour le transport maritime dans la mer Rouge et au-delà et les conséquences de cela pour le Canada.

Il est vrai que, dans le passé, le Canada n’a eu qu’une présence marginale au Yémen, mais les événements récents auront des conséquences à long terme sur nos intérêts.

Le président : Pouvez-vous ralentir un peu, pour nos interprètes? Merci.

M. Juneau : Pour situer le contexte, les Houthis ont de facto remporté la guerre civile au Yémen. Ils contrôlent la capitale et le nord-ouest du territoire, et plus de 60 % de la population est soumise à leur autorité. En partie grâce à l’aide de l’Iran, ils résistent aux interventions militaires de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite depuis 2015, et ils ont même gagné en puissance.

En somme, les Houthis sont là pour rester. Ils demeureront de facto l’autorité gouvernante au Yémen pour l’avenir prévisible. Cela a des conséquences importantes, qui touchent aussi le Canada, et nous devons y porter beaucoup plus attention.

Premièrement, le règne des Houthis est de plus en plus répressif, brutal et corrompu. Il entraîne un recul important pour les droits de la personne. De plus, les Houthis n’ont aucune intention de participer de bonne foi à un processus de paix. Le gouvernement reconnu internationalement est faible et fragmenté. Les Houthis ne feront aucune concession et ne partageront pas le pouvoir, parce qu’ils présument, à juste titre, que leur position est suffisamment forte pour qu’ils se montrent intransigeants. Fait plus important pour le Canada, les Houthis sont devenus une puissance régionale. Comme nous l’avons vu au cours des dernières semaines, ils ont à la fois la capacité et l’intention de bloquer le transport maritime dans la mer Rouge. Ils ont acquis, en grande partie grâce à l’aide de l’Iran, des missiles, des drones aériens, des drones de surface navals, des drones sous-marins, des groupes d’attaque navale amphibie et des mines marines. Avec cet équipement, ils représentent une grave menace dans la mer Rouge, où passe quotidiennement environ 12 % du trafic maritime mondial.

Un point clé à garder à l’esprit, ici, c’est que la menace houthie au transport maritime dans la mer Rouge ne s’évaporera pas quand la guerre à Gaza prendra fin, malgré ce que prétendent les Houthis. Même s’ils pourraient cesser temporairement leurs attaques dans la mer Rouge après la fin de la guerre à Gaza, leur menace ne disparaîtra pas. N’ayez aucun doute : quand — et non pas si — les Houthis voudront faire pression sur leurs adversaires — les États-Unis, Israël et l’Arabie saoudite, dans le contexte des négociations d’après la guerre à Gaza —, ils menaceront d’attaquer à nouveau. Les Houthis représentent une menace à long terme pour l’un des plus importants points de passage du transport maritime mondial.

Au-delà de l’enjeu du transport maritime, il faut aussi situer la mer Rouge dans d’autres débats plus larges. La mer Rouge débouche sur l’entrée sud du canal de Suez, et lie donc l’Europe à l’Asie. Pour dire les choses simplement, son importance stratégique prend de l’ampleur. C’est une préoccupation majeure non seulement pour le plus grand allié du Canada, les États-Unis, et pour ses autres alliés, particulièrement en Europe, le Royaume-Uni et la France, mais aussi pour les partenaires régionaux, Israël, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte, entre autres.

En plus du Yémen, la mer Rouge borde aussi le Soudan, où se déroule actuellement l’une des pires crises humanitaires au monde. En bref, la situation des Houthis et de la mer Rouge a une importance pour le Canada. Le Canada a deux bonnes raisons de garder cela à l’esprit : premièrement, notre plus grande priorité en politique étrangère est d’être — et d’être perçu comme étant — un allié fiable et capable, surtout aux yeux des États-Unis, et ensuite aux yeux de nos alliés et partenaires en Europe, à l’OTAN et au Moyen-Orient. Deuxièmement, comme nous sommes un pays commerçant, les attaques directes contre la sécurité de l’espace public mondial sont aussi une menace pour nous. Dans ce contexte, le Canada a pris la bonne décision, celle de soutenir ouvertement les efforts menés par les États-Unis pour lutter contre les Houthis. Pour que ce soit clair, notre appui a été minime — une poignée d’officiers d’état-major —, mais c’est mieux que rien. Actuellement, les États-Unis veulent surtout que ses efforts soient perçus comme étant des efforts multilatéraux.

Le Canada devrait s’engager à continuer sur cette voie et devrait — si les États-Unis le demandent, bien sûr — envisager d’élargir sa contribution, que ce soit en fournissant plus de ressources humaines, en partageant plus de renseignements ou plus d’informations ou en renforçant les capacités. Idéalement, le Canada devrait contribuer ou envisager de contribuer une frégate aux efforts multinationaux contre les Houthis même si, pour être franc, nous étirons déjà beaucoup nos capacités de réserve actuellement.

L’Arabie saoudite est aussi une puissance régionale qui prend rapidement de l’importance et dont la politique étrangère s’est modérée au cours des dernières années et est maintenant plus en harmonie avec la nôtre; pas toujours, mais plus souvent qu’il y a quelques années. L’Arabie saoudite serait favorable à ce que le Canada contribue à la sécurité dans la mer Rouge, tout comme les Émirats arabes unis et Israël. Sur ce, je vais m’arrêter. Merci.

Le président : Merci, monsieur Juneau.

Nous accueillons maintenant M. Aoun. Vous pouvez commencer dès que vous êtes prêt.

[Français]

Sami Aoun, directeur, Observatoire du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord; Chaire Raoul-Dandurand d’études stratégiques et diplomatiques, Université du Québec à Montréal, à titre personnel : Merci de l’invitation; c’est un privilège pour moi. J’ai quatre faits à bien détailler. Je vais d’abord parler des déclencheurs asymétriques, puis des conséquences et des répercussions sur le camp pro-iranien dans la région et des conséquences sur le camp propaix, ou de la normalisation du côté du monde arabe et du monde musulman.

En dernier lieu, je vais concentrer mes remarques sur les possibilités de sortie de crise, surtout pour la cause palestinienne ou le conflit israélo-palestinien.

En premier lieu, les déclencheurs asymétriques, ce sont justement les événements horribles du 7 octobre 2023, un acte terroriste qui a été commis par un génie iranien et une alliance entre des islamistes radicaux, particulièrement le Hamas et d’autres — c’est assurément la stratégie du régime iranien. C’est un point où l’élément asymétrique est bien clair dans cette guerre.

Pourquoi? Parce que c’était une guerre de l’ombre, une guerre entre les guerres, comme on l’appelle dans la région, surtout dans le vocabulaire stratégique. Ce qui a permis de faire une pause, c’est justement la patience stratégique de l’Iran, qui a manipulé cette guerre de l’ombre avec Israël; c’est la frappe du 13 avril pour riposter à l’attaque contre le consulat iranien ou l’édifice avoisinant à Damas, où l’on a presque neutralisé toute l’équipe formée par le général Ghassem Soleimani, qui avait été neutralisé par une frappe américaine quelques années auparavant.

Sur ce point, il y a eu des répercussions. Du côté israélien, cela a fait remonter beaucoup de traumatismes et de phobies à l’intérieur de la société israélienne, ce qui montre surtout les limites existentielles et la fragilité de cette entité. Cela a été vécu d’une façon assez dramatique chez le peuple. Du côté palestinien, le 7 octobre a été plutôt une expression de la frustration du blocage de la paix. Donc, on a essayé de minimiser l’attaque terroriste en essayant de la mettre dans le sillage de la guerre de libération.

Sur ce point, on peut dire que le gain important pour la stratégie iranienne a été de confronter directement la puissance israélienne pour la première fois. C’était simplement une pause, mais elle a montré la fragilité de la puissance israélienne et les limites de cette puissance à s’imposer sur l’échiquier du monde arabe. Un autre génie dans cette frappe, techniquement, c’est qu’elle a enclenché toute une stratégie de normalisation, pas seulement entre Israéliens et Arabes, mais aussi avec l’Inde, qui était en train de créer un corridor pour minimiser l’importance de la route de la soie et de la ceinture chinoise. Sur ce point, on voit que les Iraniens ont gagné à ce moment-ci. On n’est pas sûr qu’ils vont continuer de gagner.

Sur ce point, une guerre totale a été faite; c’était une frappe, mais elle est plus importante qu’auparavant. On revient à la guerre asymétrique ou à la guerre de l’ombre. La stratégie iranienne a assurément marqué beaucoup de points, et peut-être qu’un de leurs objectifs était de montrer qu’ils ne sont pas nécessairement les premiers à pouvoir raviver la question palestinienne. Cela a été assez bien réussi. De plus, le monde arabe qui est du côté du camp de la paix jusqu’à maintenant est assez solide dans sa détermination.

Les accords d’Abraham entre les Émirats arabes unis, Bahreïn et d’autres pays sont toujours stables et en mode tamisé, mais ils existent. Il y a quelque chose de nouveau : la normalisation des relations entre l’Arabie saoudite et Israël, qui ont connu un certain regain, surtout dans les dernières heures, alors que l’on voit que les Saoudiens commencent à préparer une normalisation et à renforcer leur alliance historique avec les Américains, mais ils semblent encore aller vers une normalisation des relations avec Israël.

Pour ce qui est du conflit en terre de Palestine, il y a toujours un blocage. On ne sait pas très bien si les pertes du Hamas dans cette guerre se traduiront par une solution politique en faveur de l’Organisation de libération de la Palestine et surtout de l’Autorité palestinienne. Il y a certainement des conditions favorables pour la réformer, mais c’est encore un point obscur.

Deuxièmement, quelle volonté apparaîtra après cette guerre dans le théâtre israélien? Est-ce qu’on va vraiment être plus lucide pour examiner un partenariat avec les Palestiniens en terre de Palestine? Il est en effet impossible d’aller vers une paix régionale sans passer par les Palestiniens. C’est un point qui reste obscur, à mon sens, et un changement de gouvernement en Israël pourrait sûrement aider, mais ça n’est pas nécessairement évident pour l’instant.

Pour le radicalisme islamique et surtout le Hamas, il joue tout son jeu. Si les Iraniens perdent le Hamas, tout sera du côté du Liban au nord d’Israël ou au Liban du Sud, avec le Hezbollah. À ce moment-là, si le Hamas est perdu, les Iraniens vont s’accrocher pour garder le Hezbollah intact, le pousser dans une guerre ou le garder dans ce qu’on appelle le cercle de feu autour d’Israël.

Pour l’instant, on ignore toujours comment la guerre à Gaza pourrait prendre fin et quel est le point d’inflexion. Jusqu’à maintenant, on n’en est pas sûr. On ne sait pas s’il y aura ou non une invasion de Rafah, ou simplement une solution politique et un arrangement. C’est un peu difficile à prévoir. L’espace du Moyen-Orient est toujours victime de guerres hybrides de toutes sortes. Sur ce point, on n’est pas sûr de pouvoir le pactiser ou le normaliser. Il est maintenant divisé en deux Moyen-Orient : un Moyen-Orient en guerre, qui est le Proche-Orient, où les États ont failli ou presque failli et un autre Moyen-Orient qui est dans la région du Golfe, où il y a une grande prospérité avec des plans de développement et de modernisation. On ne sait pas quelle direction prendra ce grand Moyen-Orient.

Sur le plan stratégique, on voit un retour assez impressionnant des États-Unis, après qu’ils ont dit qu’ils pivoteraient vers l’Asie et quitteraient le Moyen-Orient. On les revoit en force. Le secrétaire d’État Blinken a fait sept visites jusqu’à maintenant et il est très actif. Par contre, la Chine semble davantage une puissance de commerce et la Russie n’a pas réussi son coup, elle qui souhaitait provoquer un embrasement dans la région et peut‑être faire diversion de la guerre en Ukraine. Sur ce point, la Russie est perdante. Je vous remercie et j’attends vos questions.

[Traduction]

Le président : Merci beaucoup, monsieur Aoun. Nous accueillons maintenant notre dernier témoin d’aujourd’hui, M. Nathan Sachs. Monsieur Sachs, allez-y dès que vous êtes prêt. Bienvenue.

Nathan Sachs, directeur, Centre pour les politiques du Moyen-Orient, Brookings Institution, à titre personnel : Merci beaucoup, honorables sénateurs et sénatrices, de me faire l’honneur de m’inviter à témoigner devant vous aujourd’hui encore, à distance. Rapidement, j’aimerais souligner cinq enjeux stratégiques qui, je crois, sont directement touchés par la crise actuelle à divers degrés, et je me ferai un plaisir d’en dire davantage durant la période de questions.

Premièrement, comme l’a déjà mentionné M. Juneau, la guerre entre l’Iran et Israël est maintenant une guerre ouverte. Cette guerre qui dure depuis longtemps, et qui n’est pas une guerre froide, mais bien une guerre chaude, même si elle s’est toujours déroulée dans l’ombre, est maintenant une guerre ouverte, et l’Iran attaque directement Israël, et Israël attaque directement l’Iran. La situation est considérablement compliquée par le fait que l’Iran est essentiellement, aujourd’hui, un État qui s’approche du seuil de la capacité nucléaire. Ce qui était vrai avant — les suppositions qui sous-tendaient tout particulièrement le Plan d’action global commun — doit aujourd’hui être remis en question. Ce qui était vrai à l’époque ne l’est plus maintenant, autant en ce qui concerne la capacité militaire iranienne dans cette région que son potentiel de fabrication d’armes nucléaires ou sa capacité nucléaire.

Deuxièmement, ce qui est ressorti de ce même incident était l’efficacité des systèmes de défense antimissile, plus particulièrement les systèmes de défense antimissile israéliens, mais pas seulement. Ils sont très importants et ont des répercussions sur la scène mondiale également. Ce qui ressort également de cet enjeu — c’est mon second point —, c’est l’idée préconisée par les Américains et par d’autres pays depuis quelques années selon laquelle l’architecture de sécurité régionale, la coalition régionale en matière de sécurité, est en quelque sorte une réalité aujourd’hui.

Durant l’attaque du 13 avril, les États-Unis et leurs alliés, y compris des alliés régionaux comme la Jordanie, mais aussi des pays du Golfe, ont pris part à la défense active d’Israël, ce qui est plutôt remarquable du point de vue historique. Du côté des États-Unis, cela s’inscrit dans le contexte de l’intégration à long terme de la zone d’opérations du commandement central américain — CENTCOM — établie à Tampa, en Floride, aux États-Unis. Il s’agit également d’une conséquence à long terme de la tentative d’établir une normalisation entre Israël et les États arabes dont a déjà parlé l’intervenant qui m’a précédé.

Cela pourrait être un prélude à une réalisation très importante, à savoir la possibilité d’une normalisation entre l’Arabie saoudite et Israël en particulier dans le contexte d’une architecture régionale. Ce n’est pas gagné. Ce n’est pas un objectif facile à atteindre, mais c’est certainement un objectif que les États-Unis et d’autres pays ont tenté de promouvoir très activement au cours des dernières années et qui pourrait être très important au lendemain du conflit à Gaza. Compte tenu des dommages spectaculaires et de l’importante crise humanitaire dans la bande de Gaza, une volonté politique et une capacité financière formidables seront essentielles, et la normalisation des relations entre l’Arabie saoudite et Israël pourrait y contribuer et permettrait d’envisager l’établissement de la paix entre Israël et la Palestine.

Troisièmement, une nouvelle alliance a vu le jour, soit l’alliance entre la Russie, la Chine et l’Iran. Contrairement aux autres événements, je dirais qu’il faut prendre cela avec un grain de sel. Cette alliance concerne davantage la guerre en Europe et en Ukraine que la crise actuelle entre Israël et le Hamas. Cette alliance a, bien entendu, beaucoup à voir avec l’opposition aux États-Unis et avec le fait que la Chine et la Russie profitent de cette crise pour tenter de nuire à la position des États-Unis par rapport à Israël.

Néanmoins, la façon dont la Russie s’est rangée non seulement du côté des Palestiniens, mais explicitement du côté du Hamas, est plutôt remarquable, tout comme la façon dont la Russie continue de se ranger du côté de l’Iran dans le but, bien sûr, que l’Iran lui fournisse de grands volumes de munitions, y compris des aéronefs sans équipage, pour la guerre qu’elle mène en Ukraine.

Quatrièmement, pour ce qui est de la paix entre Israël et la Palestine, comme je l’ai dit la dernière fois que j’ai comparu devant votre honorable comité, la crise crée, malheureusement, des traumatismes générationnels de chaque côté. Les Israéliens ont subi, le 7 octobre, ce qu’ils considèrent comme le pire jour de leur histoire en tant qu’État, dont ils ne sont pas sur le point de se remettre. Il ne faudrait pas s’imaginer le contraire. Le sentiment d’insécurité personnelle et de vulnérabilité s’est intensifié considérablement depuis ce jour-là.

Dans les mois qui ont suivi, les Palestiniens ont vécu aussi un vrai cauchemar; ils ont assisté à une enfilade de scènes de morts massives, de destruction massive et de déplacements en grand nombre. Autrement dit, pour les deux pays, les pires craintes qu’ils avaient de l’autre se sont réalisées. Cela aura des conséquences stratégiques. Nous devons continuer à avoir des visions ambitieuses au sujet de la paix entre Israël et la Palestine, mais nous devons demeurer réalistes quant au délai de ce processus et à ce qui sera nécessaire dans l’intérim. Israël n’est pas sur le point de prendre de nouveaux risques de sécurité pour soutenir la souveraineté de la Palestine, et les Palestiniens ne sont pas prêts à s’engager dans un processus de réconciliation historique et générationnelle avec Israël. Les deux parties n’ont jamais été aussi éloignées l’une de l’autre. Toutefois, cela ne devrait pas affaiblir notre détermination — celle de tous les pays de l’Occident — à défendre l’idée de la paix entre Israël et la Palestine et à encourager la prise de mesures tactiques et temporaires en ce sens.

Cinquièmement et finalement, le discours mondial sur les affaires israéliennes et palestiniennes ont fini par s’éloigner du conflit actuel à bien des égards et est entré dans une sphère symbolique, liée davantage à la politique nationale des pays de l’Occident, dont les États-Unis — où je me trouve — qu’aux réalités et aux particularités du conflit lui-même. Je crains que cela n’aide pas à trouver une solution. Bien que certaines personnes qui collaborent avec nous ont de bonnes intentions, je crains que, en raison du type de discours qui dépasse largement les réalités du conflit lui-même, il soit encore plus difficile de trouver une solution.

J’ai hâte d’entendre vos questions, et je vais m’arrêter ici.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Sachs. Nous allons maintenant passer aux questions. Comme nous l’avons fait avec le dernier groupe de témoins, vous aurez chacun quatre minutes pour poser vos questions et entendre les réponses; veuillez nommer la personne à qui s’adresse votre question.

Comme d’habitude, je laisse notre vice-président, le sénateur Dagenais, poser la première question.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci à nos témoins. Ma question s’adresse au professeur Aoun. J’en ai parlé un peu plus tôt cet après-midi et je pense qu’il est important d’y revenir : des campements sont apparus sur des campus universitaires aux États-Unis et maintenant ici au Canada, comme à Montréal et à Vancouver. À l’Université McGill, le nombre de campeurs a triplé en deux jours.

Je reviens sur le ton des revendications formulées par les occupants de ces campements, qui ne laisse aucune place à ceux qui veulent apporter des nuances à ce conflit. Il faut être d’un côté ou de l’autre, point à la ligne. Comment interprétez-vous ces nouvelles manifestations anti-Israël dans les milieux universitaires, et quels risques cela peut-il engendrer si ce mouvement s’étend?

M. Aoun : Merci beaucoup, sénateur. Il y a certainement toute une expression dans ces manifestations de plusieurs crises, qu’il s’agisse du mouvement woke ou de la culture du bannissement. Il y a des changements au sein de la société américaine, particulièrement en ce moment. Il y a de la frustration, notamment parce que, dans la course électorale, les deux candidats ne sont pas satisfaisants pour les jeunes des deux partis et les indépendants. Il y a aussi une certaine crise économique au sein de la classe moyenne.

Pour revenir à votre question, oui, il y a de la frustration. Il est dommage pour la cause palestinienne que les gens puissent brandir le drapeau du Hamas, qui est un groupe terroriste en Amérique du Nord, particulièrement aux États-Unis et au Canada, ou encore le drapeau du Hezbollah, qui est aussi un groupe terroriste. Cela se fait, après tout. Il y a de la frustration, mais les manifestations ne sont pas bien encadrées politiquement. Cela peut avoir un effet boomerang sur leur propre cause. C’est pour cela qu’on a des doutes sur les intentions de ces gens. S’agit-il de réseaux et de groupes islamistes radicaux, ou ce mouvement est-il financé par un certain pays — il s’agit de rumeurs, je n’ai pas de preuves — comme le Qatar, à titre d’exemple? L’idée est qu’il y a une connexion entre une gauche radicale et un islamisme radical. Cela fait que la cause palestinienne en tant que telle n’arrive pas à bouger. C’est le point à retenir.

C’est aussi une frustration parce que le Hamas et l’Iran ont vraiment gagné la guerre de l’image avec Gaza. Sur ce point, on pourrait comprendre cette mobilisation. Elle est justifiée en ce sens, avec les carnages et les massacres que nous voyons, mais est-ce que cela aide à la promotion de la cause palestinienne? J’ai des doutes sur ce point pour la simple raison que nous ne voyons pas, dans nos médias, le débat entre les Palestiniens eux‑mêmes, entre le Fatah et le Hamas, à titre d’exemple. Nous ne voyons pas cette critique de l’islamisme radical qui porte l’étendard de la cause palestinienne pour les intérêts d’une puissance. La promotion de cette cause n’est pas son premier objectif. À titre d’exemple, l’Iran devient un État qui cherche à protéger le régime ou son projet nucléaire en allant faire cette ceinture de feu. J’ai peut-être des doutes, mais malheureusement, on ne voit pas de débat citoyen serein sur cette question en ce moment.

Le sénateur Carignan : Monsieur Juneau?

M. Juneau : Pour développer rapidement sur ce qu’a dit le professeur Aoun, il est important de faire la différence entre les manifestations propalestiniennes, entre les éléments pacifiques qui ont des revendications légitimes, qu’on soit personnellement d’accord avec ces revendications ou pas, qui soutiennent la paix et qui veulent une solution à deux États — et c’est une proportion importante de ces manifestants — et les manifestants qui sont ouvertement antisémites, qui glorifient le terrorisme et qui appellent à l’élimination d’Israël. La ligne n’est pas toujours mince entre les deux, mais les deux univers s’y retrouvent. Il y a un spectre complet qui va de l’acceptable à l’inacceptable, du légitime à l’illégitime. Pour compléter ce qu’a dit le professeur Aoun, dans les débats publics, d’un côté, on tend à prétendre qu’il y a seulement des revendications légitimes; de l’autre côté, seulement des revendications illégitimes. En réalité, c’est beaucoup plus compliqué que cela. Les deux s’y retrouvent.

Le sénateur Carignan : Merci beaucoup, messieurs.

[Traduction]

Le sénateur Loffreda : Ma question s’adresse à M. Sachs. Je remercie nos témoins de leur présence.

Monsieur Sachs, vous avez parlé de la possible normalisation des relations entre l’Arabie saoudite et Israël et de l’alliance entre la Russie, la Chine et l’Iran. J’aimerais que vous nous disiez plus en détail ce que vous pensez des autres répercussions possibles de ce conflit sur les alliances régionales et les dynamiques géopolitiques au Moyen-Orient. À quel point cela changera-t-il? À quel point le Canada sera-t-il touché, par ricochet, par ses puissants alliés, comme les États-Unis et les Nations Unies, et cetera?

M. Sachs : Merci de poser la question. Je crois que c’est une très bonne question. Bien entendu, nous ne savons pas tout à l’heure actuelle.

C’est une dynamique intéressante. D’une part, nous en sommes à un tournant historique à bien des égards. Tout est différent d’une certaine façon. D’autre part, bien des éléments fondamentaux restent les mêmes, par exemple la structure fondamentale et la recherche d’une architecture régionale, qui visait essentiellement à lutter contre l’Iran et qui a rangé bon nombre d’États arabes sunnites du côté d’Israël et des États-Unis. Ces éléments fondamentaux sont toujours là. La question palestinienne, qui a été passablement écartée des accords d’Abraham, le sera probablement beaucoup moins, je crois, si la normalisation se concrétise, ce qui n’est pas gagné d’avance. Mais ces mêmes éléments fondamentaux sont toujours là. Cela pourrait être important. La mise en évidence, le 13 avril, des aspects liés à la sécurité et de la capacité à coordonner une réelle défense physique d’Israël par les États arabes ou avec la participation des États arabes est historique et pourrait être importante.

Comme l’a déjà mentionné M. Aoun, cela marque également un retour des États-Unis, encore une fois. Depuis 2008, les États-Unis sont déterminés à rééquilibrer leurs efforts stratégiques en Asie. L’administration Biden a été la première à le faire depuis, et non pas les administrations Obama ou Trump. C’est l’administration Biden qui est parvenue, jusqu’à récemment, à se tourner principalement vers d’autres régions du monde. Elle considérait l’Asie de l’Est et, bien entendu, l’Europe comme étant beaucoup plus importante d’un point de vue stratégique. Cela est toujours le cas, mais l’administration a consacré énormément d’efforts au Moyen-Orient, surtout depuis le 7 octobre.

Dans le contexte plus large de l’arène mondiale, je crois que le lien entre la Chine et la Russie est ténu. Essentiellement, la Chine souhaite encore que les autres s’occupent de la situation au Moyen-Orient, que ce soit les États-Unis en particulier ou, peut-être, le Canada ou d’autres alliés des États-Unis. La Chine a des intérêts au Moyen-Orient et elle les poursuit plus vigoureusement qu’avant, mais cette région demeure à ses yeux une région tertiaire.

La Russie intervient activement dans le conflit au Moyen-Orient, bien entendu. Elle a placé des troupes en Syrie et elle est active là-bas, mais elle demeure relativement limitée quant à son pouvoir d’action. La Russie n’a pas tenté, jusqu’à présent, de recréer l’ancienne hégémonie soviétique dans la région. À cet égard, les décideurs des États-Unis, du Canada et des autres pays alliés se posent cette question importante : quel serait le degré d’engagement au Moyen-Orient et quelle forme prendrait-il? J’offrirais simplement deux conseils, si je le peux.

Tout d’abord, le Moyen-Orient n’est effectivement pas la principale région d’intérêt géopolitique à l’heure actuelle. Néanmoins, comme nous l’avons constaté dans la dernière année, elle ne peut être négligée. Si elle est négligée, le problème finira par tous nous rattraper, et les conséquences, d’abord et avant pour les gens là-bas, seraient désastreuses.

Ensuite, je voudrais souligner que, si nous voulons nous engager, nous devons réfléchir sérieusement à la manière de le faire. Nous ne devrions pas revenir sur d’anciennes présomptions selon lesquelles, par exemple, les États-Unis sont une hégémonie ou que la collaboration entre les États-Unis et leurs alliés est une hégémonie. Au contraire, une collaboration entre les États-Unis et leurs alliés occidentaux, de concert directement et indirectement avec leurs partenaires régionaux est la meilleure façon de promouvoir les intérêts de tous, et je crois que les événements du 13 avril en témoignent.

Le sénateur Boehm : Ma question s’adresse également à M. Sachs. Nous avons observé durant des décennies les hauts et les bas de la diplomatie des États-Unis à l’égard du Moyen-Orient. Je crois que c’est à l’époque de Henry Kissinger que l’expression « diplomatie de la navette » a été utilisée, et il s’agissait de faire la navette d’un bout à l’autre du Moyen-Orient. Il y a eu les Accords de Camp David et d’autres événements et tentatives, mais je crois qu’il n’y a jamais eu une telle convergence entre le type de diplomatie dans laquelle l’administration s’est engagée — et plus particulièrement le secrétaire Blinken — et les intérêts des États-Unis en lien avec la diaspora, comme nous le constatons. La question que vient de poser le sénateur Dagenais concernait les campus universitaires. Nous le voyons également au Canada à l’heure actuelle. C’est une année électorale aux États-Unis. Beaucoup d’informations circulent dans les médias, et encore plus sur les réseaux sociaux, ce qui n’était pas un facteur auparavant.

Comment pensez-vous que la situation va évoluer dans votre pays pour ce qui est des objectifs stratégiques et de la diffusion du message, dans le contexte des prochaines élections?

M. Sachs : Merci, sénateur. Je trouve que c’est ironique. D’un côté, les gens, surtout de jeunes personnes aux États-Unis et ailleurs en Occident, se sont éloignés de l’idée d’une solution à deux États. Il est actuellement à la mode — certainement dans les milieux universitaires, mais également ailleurs — de considérer que la solution à deux États est désuète et impossible à réaliser. Par conséquent, bien des gens, particulièrement dans le milieu universitaire, mais également dans le milieu militant, se tournent vers l’idée d’une solution à un État — qui, à mon avis, n’est pas du tout une solution — ou vers des solutions de rechange. Comme M. Juneau l’a mentionné, certaines personnes — certainement pas toutes — parlent d’abolir Israël, de revenir 76 ans en arrière, et ainsi de suite. On entend de plus en plus ce genre de discours. Ce qui est ironique, c’est que, d’un autre côté, les gouvernements, y compris les États-Unis, le Canada et leurs proches alliés de l’Europe, soutiennent maintenant plus que jamais l’idée d’une solution à deux États.

Je reviens ici sur quelque chose que j’ai dit dans ma déclaration préliminaire. Je crois qu’il est extrêmement important de réaffirmer notre engagement à l’égard d’un règlement pacifique de ce conflit, qui, je crois, suppose qu’Israël devra vivre en paix aux côtés d’un État palestinien souverain, peu importe sa forme. Cette solution ne ressemble peut-être pas exactement à l’ancienne solution à deux États, mais elle suppose qu’un jour, deux peuples indépendants se gouverneront eux‑mêmes, même si des facteurs complexes liés à la sécurité sont en jeu et qu’il y a peut-être des limites à cet égard. Mais il ne faut pas s’imaginer que c’est sur le point d’arriver. Nous engager sur la voie qui nous mènera là serait déjà une tâche gargantuesque, mais tous nos efforts en vaudraient certainement la peine. Ce ne serait pas la même chose que de revenir au statu quo du 6 octobre. Ce serait très différent. Cela supposerait des politiques différentes et un engagement stratégique très différent.

Le sénateur Boehm : Comment l’administration Biden pourra-t-elle faire face à cette situation? Des étudiants sont expulsés de force des campus. Ils se font arrêter. Nous n’avons pas connu cela depuis l’époque de la guerre du Vietnam. Quelle est la voie à suivre pour transmettre le message aux Américains?

M. Sachs : Je pense que la première étape doit avoir lieu sur le terrain. Une nouvelle proposition de cessez-le-feu a été présentée au Hamas, et les États-Unis, mais aussi les Égyptiens et d’autres pays pressent le Hamas de l’accepter. Nous ne savons pas si le Hamas acceptera cette nouvelle proposition — elle a rejeté les précédentes —, mais un cessez-le-feu permettrait du moins de retrouver un peu de calme.

Je ne suis pas naïf. Je ne pense pas que cela mette fin aux manifestations, mais j’espère que cela permettrait à une importante quantité d’aide d’entrer et d’être distribuée dans la bande de Gaza. Ce serait extrêmement important du point de vue de l’aide humanitaire. Un nombre non négligeable d’otages israéliens pourraient retourner chez eux, du moins ceux qui sont toujours en vie. Cela permettrait, je l’espère, de ramener un peu de calme. C’est aussi ce qu’espère l’administration. Elle espère qu’il y aura un cessez-le-feu et que le pays pourra reprendre la voie diplomatique — peut-être une voie qui inclut l’Arabie saoudite, comme je l’ai mentionné précédemment — et aussi, sur le plan politique, que l’administration américaine pourra s’occuper d’autres dossiers. Bien entendu, les États-Unis, tout comme le Canada, doivent composer avec d’autres enjeux domestiques et internationaux.

Ce n’était pas une panacée. Cela ne veut pas dire que le problème disparaîtra. Cela ne fera pas retomber toute la tension, mais cela permettra peut-être à la bande de Gaza de commencer le processus de guérison — qui est très long — et aux Israéliens de commencer à guérir. Les États-Unis pourront alors élaborer leurs politiques et leurs stratégies, durant une année très litigieuse et très difficile, comme vous l’avez mentionné.

Le sénateur Boehm : Merci.

La sénatrice Patterson : Ma question s’adresse à M. Juneau. Je veux revenir à vos commentaires au sujet des Houthis et du rôle qu’ils jouent. Je croyais qu’ils travaillaient pour le compte de l’Iran, mais, vu ce que vous dites, il semblerait que ce soit une façon pour eux d’asseoir leur position et de légitimer leur rôle de courtier du pouvoir dans la région. Oui, le Canada veut effectivement soutenir le commerce et toutes les régions là-bas, mais que pouvons-nous faire sur le plan diplomatique? Pouvez‑vous négocier avec les Houthis? Vous avez dit non. Que pouvons-nous faire pour régler le problème auquel ils font face? Parce que cela va durer très longtemps.

M. Juneau : Merci. J’étudie et je suis la situation au Yémen depuis des années maintenant, depuis que j’ai étudié là-bas il y a plus de 15 ans, et, habituellement, très peu de gens se soucient du Yémen. Aussi tragique que la situation puisse être, je suis content, d’une certaine façon, que l’on y porte plus attention.

Le premier point que j’aimerais faire valoir — et ce n’est pas seulement une question de sémantique, c’est vraiment un point important —, c’est que l’Iran appuie certains groupes dans la région qui travaillent pour son compte, disons, dans la mesure où l’Iran influence grandement les activités quotidiennes de ces groupes. Je ne crois pas que ce soit la bonne façon de qualifier les Houthis. Ceux-ci reçoivent effectivement beaucoup de soutien des Iraniens — du point de vue militaire, du renseignement et des finances. Ils travaillent ensemble, ils partagent des objectifs dans la région en s’opposant à l’Arabie saoudite, par exemple, et à Israël, mais les Houthis demeurent largement autonomes. Il y a un petit espace entre eux et l’Iran, mais ce n’est pas parce que l’Iran les contrôle. C’est seulement parce qu’ils font partie de la même équipe sur le plan de l’idéologie et de la politique.

Les Houthis — pour répondre directement à votre question — comme je l’ai dit rapidement dans ma déclaration liminaire, ont gagné la guerre au Yémen. Ils l’ont gagnée en partie grâce à l’appui de l’Iran, mais aussi — et c’est important pour répondre à votre question — parce que leurs adversaires locaux sont faibles. Le gouvernement du Yémen reconnu internationalement, qui siège toujours à l’ONU et qui reçoit du soutien des Américains est fragmenté. Il est faible. Il est corrompu. Il est incompétent. La majorité des Yéménites le perçoivent comme illégitime. C’est un problème majeur pour l’avenir. Cela veut dire que, pour les États-Unis, il n’y a pas de partenaire viable sur le terrain pour créer une opposition aux Houthis.

En janvier, les États-Unis, avec un peu d’aide du Royaume-Uni, ont commencé à bombarder les Houthis pour essayer de les dissuader de continuer leurs attaques en mer Rouge. À plusieurs égards, c’est une mauvaise option pour les États-Unis parce qu’ils ont causé des dommages limités aux Houthis. Les États-Unis ont permis aux Houthis de marquer des points importants sur le plan de la propagande.

Toutefois, le problème, c’est que l’on ne sait pas s’il existe une meilleure option. Pour les États-Unis, ne rien faire ne serait pas une solution, ce serait même pire, parce que vous créez un vide qui sera clairement comblé de plus en plus par les Houthis, qui sont une puissance régionale montante.

Cela n’aurait pas non plus été une bonne solution pour les États-Unis d’attaquer les Houthis encore plus qu’ils ne l’ont fait, parce que cela aurait mené à l’escalade, fait de nombreuses victimes civiles, et ainsi de suite.

Nous sommes dans une situation difficile, où les États-Unis ont sans doute choisi l’option la moins pire parmi celles où ils n’ont pas de partenaire fiable sur le terrain, ce qui, théoriquement, aurait été au bout du compte l’autre solution.

Les États-Unis peuvent-ils se trouver un partenaire fiable sur le terrain au Yémen? Encore une fois, théoriquement, oui. En pratique, les Saoudiens jouent ce rôle depuis neuf ans et ils ont échoué lamentablement.

Pour l’avenir, je ne vois pas de bonne option pour parer la menace que représentent les Houthis à long terme. C’est une menace que les États-Unis devront contenir, mais ne pourront éliminer.

La sénatrice Patterson : Le Canada a-t-il un rôle à jouer dans tout cela?

M. Juneau : Je pense que le Canada a un rôle limité. Pour être clair, c’est un rôle très limité. Tout d’abord, si l’on regarde la situation en général, le Moyen-Orient n’est pas une priorité de notre politique étrangère; il se retrouve très loin derrière l’Europe et l’Asie, présentement.

Il y a beaucoup de choses qui se passent dans la bande limitée qu’il nous reste au Moyen-Orient — et pas seulement au Yémen avec les Houthis —, comme je l’ai dit dans ma présentation, mais nous pouvons en faire un peu plus.

Les États-Unis veulent que leurs efforts pour contrer les Houthis, les efforts qu’ils déploient sur la mer Rouge, empêchent l’envoi d’armes iraniennes aux Houthis au Yémen. Les États-Unis veulent que ces efforts soient perçus comme des efforts multilatéraux.

Nous pourrions en faire un peu plus. Vous devriez demander aux responsables de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes s’il y a une possibilité à moyen ou à long terme de libérer une frégate pour l’envoyer sur la mer Rouge et l’océan Indien pendant six mois. Je sais que c’est difficile en raison des ressources limitées, mais je pense que nous pourrions présenter de solides arguments.

Le président : Merci.

[Français]

Le sénateur Carignan : Ma question s’adresse à M. Aoun. On n’a pas beaucoup parlé du rôle de la force Al-Qods. Quel est son rôle et quelle est son importance dans le conflit au sein des Gardiens de la révolution islamique? On sait qu’Israël a attaqué les généraux lors des attaques en Syrie. Comment voyez-vous leur rôle et leur importance? Qu’est-ce que cela rapporte à Israël de cibler ce groupe en particulier?

M. Aoun : C’est le commandement majeur qui a fait le stratagème autour de ce que j’ai appelé le cercle de feu autour d’Israël. Ce sont eux, avec Ghassem Soleimani; c’est l’équipe qui lui a succédé qui a consacré la théorie de l’unité des fronts, c’est-à-dire l’unité des différentes plateformes pour attaquer Israël et certainement les États-Unis. Ce sont eux qui sont derrière toute la stratégie de la guerre hybride que j’ai appelée asymétrique. Ce sont les cerveaux pensants de la stratégie des miliciens, qu’ils soient en Irak, comme le Hachd al-Chaabi, donc les pro-Iraniens et les autres surtout qui adhèrent au Hezbollah irakien, et surtout pour le Hezbollah libanais, qui est le fleuron de la stratégie iranienne dans la région.

C’est cette équipe stratégique qui a presque dominé les quatre capitales, Bagdad, Damas, Beyrouth et aussi Sanaa avec les Houthis, comme M. Juneau l’a mentionné. Pratiquement chaque milice joue un rôle et la cadence de leur implication dans la guerre se fait selon les priorités de la stratégie iranienne. Ce sont ces gens qui l’ont fait. Le fait de les éliminer, c’était un coup fort, non pas simplement parce qu’on a attaqué un édifice voisin du consulat iranien à Damas ou de l’ambassade — en tout cas à côté de l’ambassade canadienne. Ils ont neutralisé toute l’équipe pensante sur ce point.

Leur rapport avec le régime iranien a deux niveaux, je crois, comme M. Juneau l’a montré. Avec les Houthis, c’est une alliance, une convergence d’intérêts avec une certaine affinité idéologique, bien que les Houthis ne soient pas des chiites sur le plan duodécimain, mais avec le Hezbollah, il y a une unité organique sur le plan idéologique et structurel et à cause de la loyauté à l’égard du guide iranien, Khamenei. C’est en ce sens qu’ils sont importants.

Pour les Irakiens, peut-être que l’Irak est plus riche que le Liban. On voit que les chiites irakiens ont plus d’affinités arabes; ils sont un peu distants et ne veulent pas être inconditionnellement loyaux à l’Iran, mais dans le cas du Hezbollah au Liban, c’est une loyauté presque totale. Le Liban est petit, plus pauvre, et le Hezbollah a été financé, armé et entraîné de manière à devenir une puissance de nuisance contre Israël.

Pour le moment, on remarque bien que les deux ont peur l’un de l’autre. Les Israéliens calculent bien que la puissance de nuisance du Hezbollah pourrait frapper fort et frapper dans la profondeur israélienne, comme le port de Haïfa, où il y a du stockage d’ammonium. Ils peuvent aussi frapper le réacteur nucléaire Dimona en Israël. Ils sont capables d’avoir des missiles balistiques suffisants qui peuvent même parfois passer sous le radar. Par contre, les Israéliens sont certainement capables de détruire le Liban en entier, surtout la capitale, Beyrouth, selon une doctrine très connue qu’on appelle la doctrine Dahiya, formulée par le ministre actuel Eizenkot, qui dit qu’il faut détruire Dahiya, en banlieue de Beyrouth — à ce moment-là, le Hezbollah abandonnerait.

Il y a une possibilité que le Hezbollah nuise à Israël, mais la guerre va rester, malgré toutes ces prétentions idéologiques, une guerre frontalière. L’idée d’aller libérer Al-Qods, de libérer Jérusalem, elle vient des médias, de la propagande, de la mobilisation idéologique. Ce que fait réellement le Hezbollah actuellement, c’est plutôt de négocier avec les Israéliens grâce à la diplomatie française plus particulièrement, de négocier un retrait de 8 à 10 kilomètres, mais on ne sait pas s’il va l’accepter. Cela dépend aussi des intérêts iraniens et du commandement iranien. S’il négocie sur ce point, on ne peut pas savoir quel sera le résultat pour le Liban. Si le Hezbollah se replie à l’intérieur du Liban, il aura une emprise sur le régime libanais et peut-être va‑t-il dominer un peu plus, ce qui va antagoniser les autres communautés, les musulmans sunnites par exemple ou particulièrement les chrétiens. On n’est pas à ce niveau.

Est-ce qu’on va régler le problème du Nord d’Israël et du Liban du Sud par la diplomatie ou par une guerre? Ce que les Israéliens ont vu à Gaza, c’est que la puissance du Hezbollah est certainement 100 fois plus grande que celle du Hamas. En ce sens, on est en train de conjuguer les gains et les pertes des deux côtés.

[Traduction]

Le sénateur Cardozo : Ma question s’adresse à M. Sachs et à M. Aoun. Vous avez tous deux expliqué que les parties n’ont jamais autant été en désaccord, pour en revenir à Israël et au Hamas. Quelle est la solution à long terme, selon vous?

M. Aoun : Vous voulez parler du Hamas?

Le sénateur Cardozo : Pour les deux côtés, pour ramener la paix, si nous osons rêver à cela.

[Français]

M. Aoun : Il n’y a pas de solution bilatérale; ce devrait être une solution régionale. Sur le plan de la sécurité, si on pouvait progresser avec un plan de style « OTAN arabe », comme on dit, ou « OTAN Moyen-Orient », ce serait possible.

À ce moment-là, on intégrerait Israël dans une sécurité régionale avec l’Arabie saoudite ou d’autres pays en élargissant un peu les accords d’Abraham pour pacifier la région.

On pourrait inviter les Palestiniens à en faire partie pour les sécuriser et sécuriser Israël. Il n’y a pas de solution directement bilatérale palestinienne et israélienne. Il y a peut-être une possibilité, c’est de voir comment on gère le territoire. C’est pourquoi le professeur Sachs a dit qu’il y avait une impossibilité pour la solution à deux États, parce qu’en Cisjordanie, il y a 700 000 à 800 000 colons. Sur la terre de Palestine, en général, la Palestine du mandat britannique... Aujourd’hui, les Palestiniens sont démographiquement 500 000 de plus que les Israéliens. Sur ce point, il y a un certain blocage.

Ce qu’on pourrait faire, c’est une gestion fédérative, en décentralisant et en ouvrant les marchés avec un plan de sécurité. Tout cela est possible. Il est vrai que les Palestiniens sont sous l’emprise d’un certain radicalisme islamique ou de la frustration. Ils ne croient pas à la paix, mais pratiquement, ils sont capables de connaître leurs intérêts.

Il y a une élite palestinienne qui parle très bien l’hébreu. Je vous donne un autre exemple. En Israël, les Arabes israéliens, comme on les appelle, sont autour de 20 %. Durant toute cette guerre, ils ont pris leurs distances. Mansour Abbas, qui est un islamiste très connu, député en Israël, a critiqué fortement le Hezbollah et le Hamas. Sur ce point, ils ont quand même conscience que leur avenir est ensemble. Ils savent que c’est impossible d’anéantir Israël. Alors, on s’entend pour gérer un conflit où on pourrait se diviser, se partager le territoire et ses richesses.

Pour les Israéliens, leurs intérêts à long terme se trouvent dans la profondeur du monde arabe, dans les pays du Golfe qui ont des ressources et beaucoup de richesses. La technologie israélienne est très avancée, il n’y a pas à en douter. S’il faut un partenariat, il devra être arabo-palestinien-israélien, et on pourrait reprendre la carte de la mobilisation palestinienne et de la justice de la cause palestinienne des mains de l’Iran, de la Turquie ou autre. Cela pourrait aller en ce sens.

Le sénateur Cardozo : Merci, c’est très intéressant.

[Traduction]

Le président : Excusez-moi, sénateur Cardozo, mais nous avons tout juste le temps d’écouter la sénatrice Dasko.

La sénatrice Dasko : Ma question s’adresse principalement à M. Sachs.

Vous parliez de l’alliance entre la Russie, la Chine et l’Iran. Vous avez dit que cela concernait principalement la situation en Ukraine. Voici ma question : avant les événements d’octobre de l’année dernière du moins, Israël semblait ne montrer aucune sympathie pour l’Ukraine après son invasion par la Russie. Bien entendu, les alliés d’Israël, y compris l’Occident — les États-Unis, l’Europe et ainsi de suite —, soutenaient grandement et soutiennent toujours beaucoup l’Ukraine.

J’aimerais comprendre pourquoi l’administration israélienne aurait manifesté une certaine sympathie pour la Russie ou l’aurait soutenue un tant soit peu et n’aurait manifesté pour ainsi dire aucune sympathie pour l’Ukraine. Que se passe-t-il? N’était‑ce que transitoire? Y a-t-il eu un changement? Bien entendu, Israël est lui-même en pleine guerre présentement. J’essaie de comprendre l’administration israélienne et pourquoi elle irait même dans cette direction.

M. Sachs : Merci beaucoup, sénatrice.

Lorsque la dernière invasion russe en Ukraine est survenue, l’administration israélienne s’est retrouvée devant un dilemme très complexe. D’une part, ses alliances mondiales étaient très claires. Les États-Unis, son allié le plus important, disait très clairement soutenir l’Ukraine. Cette fois-ci, à l’ONU et ailleurs, Israël appuyait toutes les résolutions, aux côtés des États-Unis et du reste de l’Occident. Il a aussi fourni un soutien non militaire important à l’Ukraine, sans toutefois lui fournir le soutien militaire de pointe qui lui était demandé. Cette décision a été prise pour une raison géostratégique qui concernait clairement les voisins d’Israël. Les Israéliens appellent la Russie comme leur voisin du nord, non pas parce que ce pays partage réellement une frontière avec Israël, mais parce que la Russie a déployé ses forces de façon très efficace en Syrie et que les forces aériennes russes commandent l’espace aérien syrien. L’Iran, ces dernières années, mène une campagne soutenue pour armer le Hezbollah. Comme l’a dit M. Aoun, le Hezbollah est très puissant. Plus précisément, son arme la plus puissante, c’est des missiles précis qui peuvent atteindre leurs cibles dans un rayon très étroit et dont la portée couvre tout Israël. Israël tente depuis des années d’empêcher le Hezbollah de s’armer, ce qui se fait surtout grâce au transfert d’armes de pointe de l’Iran au Hezbollah au Liban en passant par la Syrie.

Par conséquent, Israël a mené de nombreuses opérations en Syrie. Au cours de la dernière décennie, Israël a trouvé un modus vivendi avec la Russie pour dénouer le problème de ses vols dans l’espace aérien syrien pour éviter une confrontation entre la Russie et Israël dans l’espace aérien, ce qui était de la plus haute importance pour les Israéliens.

Donc, ce que l’Occident pouvait considérer comme étant une réponse assez discrète des Israéliens — ils ne soutenaient pas la Russie, mais se faisaient discrets — concernait uniquement la capacité de désamorcer la guerre en Syrie et éviter ce qui serait une catastrophe : une confrontation aérienne entre Israël et la Russie.

Depuis le 7 octobre, cela a changé, surtout parce que la Russie s’est rangée clairement non seulement du côté des Palestiniens, mais aussi du côté du Hamas. Nous devrions faire clairement la différence, ici.

Israël et la Russie respectent toujours leur accord dans l’espace aérien syrien, même si la rhétorique israélienne sur la guerre en Ukraine a changé.

La sénatrice Dasko : Quelqu’un aimerait-il ajouter quelque chose à cela? Je vais peut-être avoir besoin de temps pour assimiler cette information.

Le président : Soyez très bref, monsieur Aoun. Il nous reste environ une minute.

[Français]

M. Aoun : Il y a une communauté russophone en Israël qui est énorme — plus d’un million de personnes. Il y en a 800 000 qui sont Ukrainiens; c’est pourquoi il y a cette polarisation.

Sur le plan diplomatique, les Israéliens, comme beaucoup de pays arabes, comme l’Égypte ou d’autres, ont choisi une politique de multialignement. Ils ont essayé de sortir un peu du parapluie américain, mais sans rupture, sans aller encore vers la Chine et la Russie.

Pour la Russie particulièrement, quand il y a eu cet alignement avec la Syrie, comme on l’a déjà dit, M. Poutine était le favori de M. Nétanyahou à un certain moment. Ensuite, il y a eu un froid, sans nécessairement une rupture, car M. Nétanyahou a tenté de le courtiser lorsqu’il avait des problèmes avec les présidents Obama et Trump.

[Traduction]

Le président : Notre temps est presque écoulé. La réunion a été longue, et je sais que nous pourrions continuer, mais nous devons arrêter là.

J’aimerais remercier M. Juneau, M. Aoun et M. Sachs de nous avoir présenté des analyses critiques sur une situation complexe et tendue qui a entraîné d’énormes pertes humaines. C’est difficile de comprendre tout cela, mais vous, et d’autres témoins, nous avez aidés à comprendre la situation, cet après-midi. Je pense qu’il s’agit d’une de nos meilleures réunions, où nous avons obtenu le plus d’informations. Je dis cela en pensant à la complexité de la gravité du conflit ainsi qu’à ses aspects historiques. Je vous remercie, honorables collègues, de vos questions pertinentes qui ont permis à nos témoins de donner le meilleur d’eux-mêmes, comme à l’habitude.

J’aimerais terminer en disant que ces réunions demandent de l’organisation, comme vous pouvez l’imaginer. J’aimerais remercier, comme je le fais occasionnellement, notre excellente greffière, Ericka Dupont, d’avoir géré l’ensemble des opérations pour tout ce que nous faisons ici. J’aimerais remercier nos analystes de la Bibliothèque du Parlement, Ariel Shapiro et Anne-Marie Therrien-Tremblay; leur soutien nous est indispensable, surtout lorsqu’il est question de trouver des témoins.

Compte tenu de la situation difficile, traumatisante et complexe dont nous avons parlé aujourd’hui, nos témoins nous ont donné un aperçu juste — chaque témoin a donné un aperçu juste —, nous ont fait voir sous tous les angles un conflit au sujet duquel bien des gens semblent trouver qu’il est facile de choisir un camp. Je vous en félicite, et je souligne les compétences et le jugement de nos analystes dans leur choix des témoins.

Encore une fois, je remercie nos collègues qui sont présents aujourd’hui d’avoir posé d’excellentes questions et d’être restés pendant une réunion qui a duré trois heures. Sur ce, je vais clore la séance en rappelant que notre prochaine réunion se tiendra le lundi 27 mai — donc nous aurons une petite pause — à 16 heures HNE.

Encore une fois, merci de votre participation active, et bonne soirée à tout le monde.

(La séance est levée.)

Haut de page