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Le Code criminel - La Loi sur le ministère de la Justice
Projet de loi modificatif—Troisième lecture—Adoption de la motion d’amendement—Suite du débat
30 octobre 2018
L’honorable Sénateur Colin Deacon :
Honorables sénateurs, j’aimerais donner mon appui aux amendements au projet de loi C-51 que propose la sénatrice Pate.
Rehtaeh Parsons était une jeune fille pleine de vie quand elle est arrivée à l’école secondaire de Cole Harbour, en septembre 2011. Elle avait 15 ans et elle était remplie d’espoir, de rêves et d’optimisme.
Deux mois plus tard, elle s’est rendue dans une fête en compagnie d’une amie. Elle a trop bu et, comme elle l’a ensuite elle-même expliqué, elle a été agressée sexuellement. Une photo a alors été prise. On y voit un des jeunes hommes qui semble avoir des rapports sexuels avec Rehtaeh pendant que celle-ci est penchée à une fenêtre en train de vomir à l’extérieur. Cette photo a été partagée à maintes et maintes reprises.
Rehtaeh est allée voir la police une semaine plus tard. Après un an d’enquête, le dossier a été fermé. Aucune accusation n’a été portée. En avril 2013, 17 mois après cette fête fatidique, Rehtaeh a essayé de se suicider. Elle est morte une semaine plus tard.
Tout ce temps, Rehtaeh s’est sentie terriblement seule et complètement abandonnée par quiconque était en position d’autorité. Elle pouvait compter sur le soutien de ses parents et de quelques amis proches, mais c’est tout. Elle s’est tournée vers la justice, mais les responsables ont jugé peu réaliste que le dépôt d’accusations puisse mener à un verdict de culpabilité, alors l’affaire est demeurée sans suite. Même si une photo prouvait qu’elle était intoxiquée au point d’en être malade, les procureurs considéraient qu’il s’agissait au fond de la parole de Rehtaeh contre celle de ses agresseurs.
Le père de Rehtaeh, Glen Canning, a écrit par la suite que sa fille avait perdu foi dans le système de justice. Je suis d’accord avec lui quand il dit qu’il est inexcusable qu’une chose pareille arrive à une personne aussi jeune.
L’histoire de Rehtaeh serait probablement tombée dans l’oubli sans les actions prises par Anonymous, le groupe international de pirates informatiques. Chers collègues, le contexte est particulièrement dangereux et effrayant si des acteurs non étatiques ressentent le besoin d’intervenir dans un dossier local parce que de vastes segments de la population considèrent que justice n’a pas été rendue.
Habituellement, la loi nous empêche de nommer les victimes de tels crimes. Toutefois, les parents de Rehtaeh ont réclamé vigoureusement que son nom et son histoire continuent de circuler. Le procureur général de la Nouvelle-Écosse a convenu qu’il est dans l’intérêt public de se souvenir de Rehtaeh et de tirer des leçons de ce qu’elle a vécu.
J’ai hésité à prendre la parole, parce que je suis très conscient du fait que je suis un nouveau sénateur, que je ne suis pas avocat et que je ne détiens pas une expertise en droit pénal. Je considère toutefois que ce problème ne touche pas seulement les spécialistes, mais qu’il est collectif. Après avoir écouté le discours de la sénatrice Pate sur son amendement et le débat qui a suivi, j’en conclus qu’il ne suffit pas d’étudier ce problème dans un contexte judiciaire, du point de vue des procureurs ou des policiers. Il faut viser à changer la façon dont tous les Canadiens tiennent compte du consentement.
L’examen des données n’a fait que renforcer ma conviction à cet égard. Trop de Canadiens sont agressés sexuellement tous les jours. Un très grand nombre d’entre eux ne le signalent pas à la police. Statistique Canada estime qu’il y a eu environ 636 000 agressions sexuelles autodéclarées au Canada en 2014. Fait révoltant, il estime aussi que seulement 1 agression sur 20 a été signalée à la police. Cela représente 5 p. 100 de tous les cas, honorables collègues. Est-ce que quelqu’un peut nommer un autre crime où pas moins de 95 p. 100 des victimes ont l’impression de ne pas pouvoir s’en remettre au système de justice?
Je voulais avoir une idée de l’ampleur du problème. J’ai appris que, au cours de la même année, il y a eu plus de 116 000 accidents de voiture au Canada. Cela signifie qu’il y a approximativement cinq fois plus d’agressions sexuelles non signalées au Canada que d’accidents de voiture; cinq fois plus. Il est question ici d’accidents. Pensez à tout ce que nous faisons, à tout le temps et à l’argent que les gouvernements, le système de justice et les particuliers investissent pour réduire le nombre d’accidents de voiture. Nous sommes donc sûrement capables d’en faire davantage pour réduire le nombre d’agressions sexuelles, surtout puisqu’il ne s’agit pas d’accidents, mais d’actes tout à fait évitables.
Je pense que, pour prévenir les agressions sexuelles, il faut absolument que les Canadiens comprennent comment obtenir le consentement mutuel et agissent toujours à la lumière de ces connaissances. Pensez aux préjudices permanents qui pourraient être évités.
Il faut empêcher les agressions avant qu’elles n’aient lieu et bien avant qu’elles n’arrivent devant les tribunaux. C’est assurément notre but, et c’est notre capacité à prévenir le problème qui servira de mesure de notre réussite ou de notre échec. Pour y parvenir, nous devons veiller à ce que la loi précise clairement de quelle façon et dans quelles circonstances quelqu’un peut consentir ou non à une activité sexuelle.
Finalement, le gouvernement de Nouvelle-Écosse a ordonné un examen indépendant de la façon dont la police et les procureurs avaient traité l’affaire Rehtaeh Parsons. Le rapport Segal qui en a résulté et qui compte plus de 150 pages conclut que, même si un autre procureur en était arrivé à un verdict différent, la décision de ne pas porter d’accusation d’agression sexuelle était compréhensible dans le contexte de notre système de justice actuel.
Un long chapitre du rapport est consacré au consentement. Ce qui m’a profondément frappé à ce sujet, c’est de constater à quel point la loi était imprécise et vague sur la notion de consentement par rapport à l’activité sexuelle. Par contre, elle est claire si — et le rapport le décrit très bien — la victime est intoxiquée au point d’être inconsciente, mais la clarté s’arrête là.
Dans le cas de Rehtaeh, la police et les procureurs ont décidé de ne pas porter d’accusation d’agression sexuelle ni même de saisir un juge de l’affaire. Certes, les opinions divergent sur la preuve. Certes, un autre procureur aurait pu raisonnablement en arriver à une conclusion différente. N’empêche que, selon moi, le manque de précision dans la loi par rapport au consentement contribue grandement à cette multiplicité d’opinions.
Chers collègues, il nous est impossible de ressusciter Rehtaeh Parsons et de lui permettre de grandir et de vivre la vie qui aurait dû être la sienne. Nous sommes toutefois des législateurs. Nous avons le devoir — et l’occasion — de rendre une certaine justice à beaucoup trop de Canadiens que le système a laissé tomber. Lorsque le système est défaillant, il nous incombe à titre de législateurs de régler le problème. Il est de notre devoir d’examiner la loi et de faire de notre mieux pour combler toute lacune qu’elle peut comporter.
J’ai le plus grand respect pour le sénateur Dalphond et je l’ai écouté attentivement expliquer pourquoi le gouvernement considère que le projet de loi C-51 devrait avoir un champ d’application plus étroit. Cependant, chers collègues, je peux seulement considérer le projet de loi et les amendements proposés en fonction de tous les éléments du système de justice, dont, bien sûr, la magistrature, les procureurs et la police, mais surtout le public. Je me concentre fermement sur les façons de réduire considérablement le nombre d’agressions sexuelles qui ont lieu au Canada chaque jour, que l’incident soit signalé et les auteurs poursuivis ou non, comme c’est le cas la plupart du temps.
Nous utilisons régulièrement le droit criminel pour atteindre cet objectif. Prenons un exemple évident. Le Code criminel interdit la conduite avec facultés affaiblies par la drogue ou l’alcool. Pensez aux centaines de milliers de discussions tenues et de décisions prises quotidiennement par les Canadiens dans l’ensemble du pays. Songez aux ravages évités.
J’ai mentionné que, l’année dernière, Statistique Canada a publié un rapport portant sur les agressions sexuelles autodéclarées. On tentait de comprendre les raisons pour lesquelles la plupart des victimes d’agression sexuelle ne s’adressent pas à la police, et pourquoi il s’agit d’un des crimes les plus sous-déclarés. Par ailleurs, le rapport précise que les chiffres relatifs aux agressions sexuelles autodéclarées demeurent peut-être sous-estimés.
L’activité sexuelle à laquelle la victime ne pouvait pas consentir est l’un des trois types d’agressions sexuelles abordés dans le rapport. La question posée était la suivante : « Est-ce que quelqu’un vous a obligé(e) à vous livrer à une activité sexuelle à laquelle vous ne pouviez pas consentir, c’est-à-dire que vous étiez sous l’effet d’une drogue, de l’alcool ou manipulé(e) ou forcé(e) d’une autre façon que physiquement? »
Neuf pour cent des agressions sexuelles autodéclarées tombent dans cette catégorie. Chers collègues, il y a eu 636 000 agressions sexuelles autodéclarées en 2014. Cela signifie que, en l’espace d’une seule année, plus de 57 000 personnes ont été victimes d’une agression sexuelle alors qu’elles étaient incapables de donner leur consentement. Cela représente 157 cas chaque jour.
La première fois que cette catégorie a été mesurée, c’était en 2014. Cette année-là, seulement 26 p. 100 des cas d’agression sexuelle où la victime ne pouvait consentir ont été déclarés à la police. Cela signifie que 74 p. 100 des incidents, ou trois incidents sur quatre, où la victime ne pouvait consentir n’ont pas été déclarés à la police. Trois fois sur quatre, la victime n’a pas cru que justice serait rendue.
Autrement dit, chers collègues, les femmes — car, soyons honnêtes, les victimes d’agression sexuelle sont majoritairement des femmes et des jeunes filles — reçoivent le message qu’elles ne doivent pas déclarer l’agression à la police. J’ai compris cela dans mes conversations avec des policiers en service ou à la retraite. Ils m’ont parlé du processus déshumanisant entourant une déclaration. Le sénateur Dalphond a exprimé une préoccupation sincère lorsqu’il a expliqué que le processus était encore pire dans les rares situations où l’affaire se rend devant un tribunal.
Chers collègues, je doute que ce soit là le système de justice que nous souhaitions au Canada. Je suis convaincu que cela ne reflète pas qui nous sommes en tant que pays ni qui nous désirons être.
Le projet de loi à l’étude vise à clarifier les dispositions relatives au consentement. Encore une fois, on trace la ligne sur le fait qu’une personne soit consciente ou non. Le libellé comprend des termes plus ou moins précis sur l’incapacité à consentir pour tout autre motif. Comme les experts nous l’ont dit, si nous adoptons ce projet de loi sans amendement, nous risquons de renforcer le message affirmant que ce qui compte, c’est de savoir si la personne était consciente ou non. Est-ce bien le message que nous voulons envoyer aux policiers, aux procureurs et aux tribunaux? Est-ce bien le message que nous voulons envoyer aux Canadiens, particulièrement aux jeunes Canadiens, que, même si une personne est intoxiquée au point de vomir par la fenêtre, elle est toujours en mesure de consentir à des actes sexuels?
Chers collègues, la majeure partie de l’application de la loi au Canada ne se fait pas par les tribunaux, par les procureurs ou par la police. C’est M. et Mme Tout-le-monde qui la font par l’entremise des décisions qu’ils prennent chaque jour. Les analyses sont claires : les Canadiens doivent améliorer leur manière de prendre des décisions en matière de consentement. Ici même aujourd’hui, nous avons l’occasion de bien faire les choses, de clarifier ce qui est important lorsqu’on veut déterminer si une personne est apte à donner son consentement ou non. Je crois que les amendements proposés par la sénatrice Pate nous permettraient de le faire.
Certains affirment que les juges n’ont pas besoin de ce genre de conseils parce qu’ils sont bien formés. Chers collègues, je suis persuadé que la grande majorité des juges qui président un tribunal lors d’un procès criminel sont d’excellents magistrats et n’ont pas besoin de conseils. Malheureusement, au cours des dernières années, de nombreux cas très médiatisés ont mis en cause des juges qui n’ont pas fait preuve d’une grande clairvoyance. En fait, certains juges ont besoin de conseils. C’est particulièrement important quand on constate qu’une infime fraction des agressions débouche sur une poursuite devant les tribunaux.
Évidemment, les juges ne sont pas les seuls à blâmer. Dans le cas de Rehtaeh Parson, les enquêteurs de la police et le procureur de la Couronne ont décidé de ne pas porter d’accusations. En parlant du système judiciaire, le père de Rehtaeh a dit que c’était le monde à l’envers. Selon lui, la police a abordé l’affaire du point de vue du tribunal et a agi comme enquêteur, procureur, juge et jury. Apparemment, personne ne s’emploie sérieusement à prévenir les 157 agressions sexuelles qui se produisent quotidiennement au Canada, notamment dans des cas d’incapacité de consentement. Commençons à mettre l’accent sur la prévention plutôt que de réagir de façon inadéquate une fois que le mal est fait.
Ne souhaitons-nous pas tous que les Canadiens sachent très clairement comment reconnaître un consentement? C’est précisément ce que permet l’établissement de critères dans le Code criminel, le recueil de lois le plus clair et le plus rigoureux qui soit.
Avant de terminer, j’aimerais parler de l’argument qui veut que ce n’est pas à l’étape de la troisième lecture qu’il faut présenter des modifications précises à un domaine aussi complexe du droit criminel, mais bien en comité. En tant que nouveau sénateur, je me réjouis du travail effectué par les comités. Les travaux qui y sont réalisés m’aident beaucoup dans l’apprentissage de mes nouvelles fonctions. Cependant, rien ne permet de croire que les travaux en comité remplacent ceux qui sont effectués dans cette enceinte. C’est tout le contraire. Comme la sénatrice Lankin l’a souligné, je sais que les amendements proposés par la sénatrice Pate ont été rejetés au comité parce qu’il y avait égalité des voix, soit six contre six. Le fait que les opinions soient si partagées montre bien, selon moi, qu’il était indispensable que la sénatrice Pate présente de nouveau la question dans cette enceinte pour qu’elle soit étudiée par l’ensemble du Sénat.
Bien avant que j’aie pu m’imaginer avoir la responsabilité de siéger au Sénat, j’étais un Canadien qui voyait le Sénat se buter contre le projet de loi C-14, la loi sur l’aide médicale à mourir. Ce projet de loi également mettait en cause un domaine du droit criminel très complexe, mais il a fait l’objet de débats vigoureux et d’amendements à l’étape de la troisième lecture. Les Canadiens ont vu de leurs propres yeux à quel point le Sénat a traité cette affaire de manière sérieuse et réfléchie. En tant que Canadien à l’écoute, j’étais très fier du travail difficile qui avait été accompli.
Pour mettre les choses en perspective, au cours des deux années qui ont suivi la mise en œuvre du projet de loi C-14, il y a eu 3 714 décès attribuables à l’aide médicale à mourir. Chers collègues, les 636 000 agressions sexuelles autodéclarées, dont plus de 57 000 affaires où la victime était incapable de consentir, méritent assurément qu’on leur accorde le même niveau d’attention, de soin et de temps qui a été consacré au projet de loi C-14.
Je sais que, si nous adoptons ces amendements, la mise en vigueur du projet de loi sera retardée, mais j’ai également vu combien le délai peut être court et à quel point l’autre endroit peut répondre rapidement aux amendements que nous adoptons. Si la Chambre des communes le veut, elle peut accepter nos amendements le jour même et le projet de loi peut passer tout de suite à l’étape de la sanction royale.
Chers collègues, on ne peut pas changer le passé. On ne peut pas faire marche arrière pour les centaines de milliers de victimes d’agression sexuelle ou pour Rehtaeh Parsons et sa famille. Toutefois, nous avons le pouvoir, comme législateurs, de tenter de bâtir un meilleur avenir.
Aujourd’hui, honorables sénateurs, nous pouvons adopter une loi qui changera la manière dont les Canadiens se parlent et prennent leurs décisions au quotidien. Nous pouvons changer la dynamique bien avant que les choses ne se rendent au poste de police, dans les bureaux des procureurs et devant les tribunaux.
Le respect est une vertu cardinale pour les Canadiens. À mes yeux, personne ne devrait être forcé de se livrer à quelque activité sexuelle que ce soit. Il faut qu’il y ait consentement mutuel et authentique. De plus, selon moi, cet objectif important doit figurer dans nos lois, qui doivent définir ce qui constitue un consentement authentique et mutuel. J’entends appuyer les amendements de la sénatrice Pate. Je vous remercie.