Discours du Trône
Motion d’adoption de l’Adresse en réponse—Suite du débat
4 octobre 2018
L’honorable Sénateur Colin Deacon :
Honorables sénateurs, c’est avec un grand sens de l’honneur et des responsabilités que je prends la parole dans cette enceinte pour la première fois, en réponse au discours du Trône.
Je dois d’abord préciser que j’ai été nommé en juin dernier et que nous sommes maintenant au début d’octobre. Ma famille et mes amis ne croiront jamais que j’ai été dans une salle aussi longtemps sans parler. S’ils ne me croient pas, ils n’ont qu’à consulter le hansard.
Je veux remercier les sénateurs Harder, Smith, Woo et Downe des paroles très aimables qu’ils ont prononcées lors de mon entrée au Sénat en juin dernier.
Je souhaite aussi remercier le premier ministre, le très honorable Justin Trudeau, d’avoir recommandé ma nomination. La seule chose qu’il m’a demandée lors de notre entretien, c’est d’utiliser mon nouveau poste pour « mettre le gouvernement au défi ». J’espère qu’il ne regrettera pas ses propos. J’ai hâte d’examiner et de débattre avec vous des politiques et des mesures législatives afin de favoriser le développement économique et social au Canada.
Le discours du Trône qui a marqué le début de la présente législature il y a près de trois ans commençait par la phrase suivante :
J’invite tous les parlementaires à travailler ensemble dans un nouvel esprit d’innovation, d’ouverture et de collaboration.
Honorables sénateurs, l’innovation, l’ouverture et la collaboration ont toujours été au centre de mon existence.
J’ai commencé ma carrière dans les finances, il y a 39 ans — j’ai peine à le croire quand j’y pense —, en tant qu’analyste pour le secteur pétrolier et gazier dans le légendaire quartier des finances de Londres, en Angleterre. J’ai travaillé 10 ans à titre de conseiller en investissement à Londres, à Toronto et ici, à Ottawa. J’ai beaucoup appris durant cette période, notamment sur l’importance de bâtir des relations fondées sur le respect mutuel et la confiance. J’ai appris sur la responsabilité, la réglementation et l’éthique. J’ai pu distinguer ce qui nous motive et ce qui ne nous motive pas. J’ai fini par conclure que ce domaine ne me convenait pas, mais l’expérience qu’il m’a permis d’acquérir s’est avérée très précieuse lorsque j’ai découvert ma passion : l’innovation et les entreprises en démarrage.
Lorsqu’il est question d’entreprises en démarrage, on pense souvent au produit final, à la technologie de pointe comme point de départ. Selon mon expérience, les choses se passent à l’inverse : on lance une entreprise pour répondre à un problème, à un besoin, à une priorité. J’ai découvert que les jeunes entreprises qui réussissent partent d’un problème bien défini qui se présente à quelqu’un, que cette personne s’en rende compte ou non. Il s’agit d’un problème qu’on a intérêt à régler. Je me trouve au bon endroit, car le Sénat a pour responsabilité d’aider le pays à régler des problèmes assez complexes.
J’ai grandi sur une ferme dans le Sud de l’Ontario. J’ai souvent entendu l’adage « si ça marche, il ne faut pas y toucher ». C’est vrai à la ferme et c’est aussi vrai dans une entreprise en démarrage. Peu importe à quel point une technologie, des résultats de recherche ou des politiques sont formidables, il faut s’assurer de bien comprendre le problème avant de proposer une solution.
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J’ai découvert le milieu des entreprises en démarrage il y a environ 25 ans, dans le cadre de travaux que j’ai menés avec le Conseil de recherches médicales du Canada, que l’on appelle maintenant les Instituts de recherche en santé du Canada. J’ai vite découvert que le Canada compte quelques-uns des meilleurs chercheurs en médecine du monde, et qu’ils font du travail extraordinaire dans des établissements universitaires et hospitaliers partout au pays. Trop souvent, les résultats de ces recherches ne sont jamais appliqués et ne peuvent donc pas profiter aux patients, créer des débouchés pour les créateurs d’emplois ou enrichir les collectivités. Cela s’explique en grande partie par l’incapacité à établir des liens entre les chercheurs qui font ces découvertes et les entrepreneurs et autres partenaires qui sont en mesure de mettre en œuvre la solution en question pour répondre à un problème urgent.
Si les découvertes scientifiques ne sont pas appliquées pour répondre aux besoins d’un client ou pour résoudre un problème, alors c’est comme le fameux arbre qui tombe dans la forêt et qui ne fait pas de bruit s’il n’y a personne autour pour l’entendre. Or, lorsqu’on parvient à appliquer les découvertes des chercheurs canadiens à l’extérieur du milieu universitaire, on peut aider des gens au Canada et partout dans le monde, ce qui rend le travail scientifique d’autant plus satisfaisant.
C’est ce que j’ai vécu avec BlueLight Analytics. Je suis tombé sur une découverte de l’Université Dalhousie qui semblait mineure, mais elle a permis de trouver une solution unique à un problème clinique de taille dans le milieu de la dentisterie restauratrice, c’est-à-dire le domaine qui s’occupe des amalgames dentaires, ce que nous aimons tous, j’en suis sûr.
Vous serez sûrement étonnés d’apprendre que les obturations faites par les dentistes de l’Amérique du Nord totalisent 60 milliards de dollars par année, mais qu’elles durent trois fois moins longtemps qu’il y a deux décennies. Ce problème n’est pas lié à la qualité des produits utilisés ni à la compétence des dentistes : ce sont plutôt les renseignements auxquels le dentiste a accès qui sont en cause. Il arrive souvent, à l’insu du dentiste, que la lumière bleue ou la lampe à polymériser qui sert à faire durcir les amalgames dans la bouche du patient — une procédure dont plusieurs d’entre vous avez l’expérience — ne produit pas l’énergie appropriée. Ce problème invisible a des incidences considérables sur les soins dentaires.
Chez BlueLight, nous comprenions très bien ce problème, et c’est sur cette base que nous avons bâti une entreprise internationale desservant des clients dans 35 pays. L’équipe de pointe qui dirige ces travaux détient une vaste expertise qui va des produits dentaires à l’optique, en passant par l’apprentissage automatique, la pensée créative, l’internet des objets et la vente aux entreprises. BlueLight est née d’une intuition simple mais importante, et elle réussit parce qu’elle règle des problèmes bien réels auxquels sont confrontés les fabricants de produits dentaires et les dentistes.
Si nous avons réussi à commercialiser notre technologie, c’est que nous avons trouvé des investisseurs providentiels prêts à nous fournir des capitaux de démarrage et que nous avons pu, grâce à cet investissement en capital, avoir accès à des programmes fédéraux importants tels que le Programme d’aide à la recherche industrielle et d’autres programmes axés sur la recherche scientifique et le développement expérimental, sans oublier l’aide de l’Agence de promotion économique du Canada atlantique.
Je peux personnellement témoigner de l’importance de ces programmes fédéraux pour les entreprises en démarrage. Ils jouent un rôle crucial à mesure qu’Halifax et le Canada atlantique deviennent un pôle pour les jeunes entreprises, qui attirent des capitaux d’investisseurs judicieux d’Europe, de Seattle, de la Silicon Valley, de Boston et même de groupes très impressionnants du Haut et du Bas-Canada, comme on dit dans les Maritimes.
Je vais vous raconter une autre histoire, qui porte sur Kay MacPhee, une enseignante de l’Île-du-Prince-Édouard, mère seule avec deux enfants, dont l’un est né complètement sourd. Kay a parcouru l’Amérique du Nord pour apprendre les meilleures techniques en vue d’enseigner à parler et à lire à son fil. Au milieu des années 1970, elle a découvert que les personnes dyslexiques amélioraient considérablement leur aptitude à la lecture lorsqu’elle utilisait les techniques qui fonctionnaient pour les enfants malentendants. Il s’agissait d’une découverte majeure, d’une donnée cruciale. Mme MacPhee a développé un programme nommé SpellRead, qui s’est avéré révolutionnaire pour les gens de tous les âges ayant de la difficulté à lire. Le programme fonctionnait vraiment.
J’ai découvert SpellRead par hasard, lorsqu’il ne s’agissait que d’un petit programme que l’on enseignait à 25 élèves à Charlottetown. L’entreprise était si petite à l’époque qu’il n’y avait même pas de code postal sur sa carte professionnelle. Nous avons transformé le savoir de Kay en programme évolutif, formé une équipe, obtenu quelques capitaux et, ultérieurement, implanté le programme dans 200 autres endroits.
D’éminents chercheurs américains ont étudié le programme. Leurs conclusions ont paru dans de nombreuses publications et ont été présentées au congrès mondial de la dyslexie de 2002. Dans tous les cas étudiés, les chercheurs ont constaté que SpellRead permet de « combler l’écart » entre l’aptitude à lire des élèves éprouvant de graves difficultés en lecture et celle de leurs pairs dont l’aptitude à lire est normale.
Or, les rapports, les études cliniques et les éloges ne sont rien comparativement ce que j’ai pu observer, semaine après semaine. J’ai visité des écoles des quartiers défavorisés de New York, de Baltimore, de Washington et de bien d’autres endroits, et j’ai rencontré ces enfants qui ont de la difficulté à lire et qui sont aux prises avec d’autres obstacles considérables dans leur vie.
Il était profondément inspirant de voir les enfants des classes SpellRead à mesure que leur monde s’ouvrait devant eux. Qu’il s’agisse d’enfants de première année, de jeunes de neuvième année ou d’adultes, ces étudiants n’ont pas besoin qu’on les convainque de l’importance d’apprendre à lire. Ils ont simplement besoin qu’on leur offre un programme qui fonctionne.
Nous connaissons tous les statistiques : la forte corrélation entre l’aptitude à lire, l’emploi, la prospérité économique et la santé. L’incidence de cette innovation n’a vraiment pas de prix. Toutefois, l’idée en soi, en l’occurrence le programme SpellRead, a peu de valeur sans une analyse de rentabilité viable. Sans elle, le programme bénéficiait à 25 élèves. Grâce à elle, des milliers d’élèves dans 200 emplacements, la plupart aux États-Unis, ont pu en bénéficier.
Vous aurez constaté que j’ai dit « la plupart aux États-Unis ». Nous avons essayé de susciter l’intérêt des écoles canadiennes à l’égard du programme, mais nous avons échoué. Comme plusieurs d’entre vous le savent, le taux d’analphabétisme au Canada est bien trop élevé et touche de façon disproportionnée les citoyens les plus vulnérables. L’analphabétisme fait l’objet d’études fédérales et provinciales, de mesures législatives et de programmes à frais partagés depuis 50 ans. Pourtant, le problème persiste.
Cette semaine encore, un sénateur a parlé avec passion de cette question importante. J’ai été ravi de constater que cinq de mes nouveaux collègues — et je suis très heureux de les appeler mes nouveaux collègues — ont parlé récemment dans cette enceinte du boulet socioéconomique que représente l’analphabétisme.
Je crois que le problème persiste à cause de notre manière de le définir. Par exemple, à la Chambre des communes — ou peut-être devrais-je dire « à l’autre endroit » —, il y a eu des efforts répétés pour adopter un projet de loi visant à établir une politique nationale d’alphabétisation. Je pense que ce projet de loi passe à côté de la cible. Il se concentre sur le mauvais problème.
J’ai rencontré des centaines de personnes qui ont de la difficulté à lire et à écrire, mais aucune d’entre elles ne manquait de motivation pour apprendre. Tous comprenaient l’importance de savoir lire et écrire. Trop souvent, les gens évitent de demander de l’aide afin de s’éviter la douleur causée par des échecs répétés. Je crois qu’il est fondamentalement injuste de demander aux citoyens les plus vulnérables de travailler plus fort, à moins que nous soyons absolument certains d’utiliser des méthodes pédagogiques efficaces fondées sur des données probantes.
Comme je l’ai dit, c’est l’approche qui a été adoptée à l’autre endroit. Le Sénat a emprunté une voie différente dans le rapport que le Comité sénatorial des affaires sociales a publié en 2009, intitulé Éducation et garde des jeunes enfants : Prochaines étapes. Il appuyait une approche fondée sur des données probantes pour réduire le risque d’analphabétisme et pour aider les citoyens les plus vulnérables à réussir. Il proposait d’utiliser des programmes fondés sur des données probantes afin que tous les enfants développent des habiletés fondamentales efficaces.
On pourrait être surpris d’apprendre que l’idée était novatrice en 2009, mais c’était bien le cas. De mon point de vue, le rapport s’attaquait au véritable problème et trouvait la solution appropriée. Comme les données irréfutables de SpellRead le prouvent, la motivation n’est jamais en cause. Le problème, c’est que nos méthodes d’enseignement actuelles ne sont pas efficaces pour beaucoup d’enfants. Les élèves ne laissent pas tomber; c’est nous qui laissons tomber les élèves.
Chers collègues, j’espère que vous comprenez pourquoi les entreprises en démarrage me passionnent autant. Elles sont loin de se résumer aux technologies. Elles aident des gens réels à résoudre des problèmes réels. C’est la raison pour laquelle j’ai présenté ma candidature pour devenir sénateur.
Je veux faire résonner la voix des entrepreneurs dans le Sénat du Canada afin que, tous ensemble, nous puissions établir des conditions améliorées dans lesquelles les entrepreneurs et les innovateurs pourront s’épanouir. Ils sont la proue de notre navire économique. Ils sont les créateurs de notre avenir. Ils s’attaquent à des problèmes qui nous touchent aussi. Les possibilités sont exaltantes.
Il y a toutefois beaucoup de travail à faire. En mai, le Conference Board du Canada a publié son bilan comparatif annuel sur l’innovation, dans lequel on apprend que le Canada et presque toutes les provinces perdent du terrain par rapport à leurs concurrents internationaux, qui eux en gagnent. Le rapport est dur; cependant, il fait ressortir une qualité. Le seul « A » que le Canada a obtenu concerne un nouvel indicateur, l’ambition entrepreneuriale qui, aux termes du rapport, se manifeste par « la part de la population en âge de travailler déclarant une activité entrepreneuriale en démarrage, notamment en tentant de créer une nouvelle entreprise ou d’en être le propriétaire ».
Cela veut dire que les Canadiens sont prêts à profiter des possibilités qu’offre cette ère d’innovation. Ils n’attendent pas que le gouvernement les soutienne directement, mais qu’il les aide à percer.
Le monde se transforme sous l’influence de technologies perturbatrices dont le potentiel semble illimité et nous ne pouvons pas nous permettre d’observer passivement le phénomène. Si vous n’êtes pas aujourd’hui l’auteur d’une perturbation, vous avez intérêt à faire attention, car vous pourriez, en ce moment même, en être victime. Cela est vrai pour l’économie dans son ensemble.
Pour se faire une idée de la rapidité avec laquelle le monde a changé, il suffit de se rappeler que, il y a 10 ans, il n’y avait ni Uber, ni Kickstarter ni bitcoin, sans parler des iPad que nous utilisons tous aujourd’hui. Il y a cinq ou six ans, SkipTheDishes n’était qu’un concept. C’est aujourd’hui un très grand employeur à Winnipeg et Saskatoon.
La perspective que j’entends apporter à l’examen des lois repose sur l’expérience que j’ai acquise. Ce que j’ai vu me donne l’espoir que ce qui fonctionne dans le monde de l’innovation peut être avantageux pour les politiques publiques et l’examen des lois. Autrement dit, il faut comprendre le problème avant de concevoir ou d’examiner à la loupe une solution, vérifier les hypothèses et prendre des décisions fondées sur des données probantes et, surtout, se rappeler que la perfection est l’ennemi du progrès.
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Annette Verschuren est un exemple pour moi. Vous la connaissez probablement comme l’une des cadres les plus accomplies du Canada. Elle a cofondé la chaîne de magasins Michaels au Canada, a mené à la croissance de Home Depot Canada, et est actuellement présidente et PDG de NRStor, un chef de file dans la commercialisation des technologies du stockage de l’énergie.
Annette ne vient pas du monde des affaires ni d’une famille riche. Elle vient d’une famille d’immigrants qui réussissait à joindre les deux bouts de peine et de misère sur une ferme laitière à North Sydney, au Cap-Breton.
Dans son livre, Bet On Me, Annette explique que nous sommes aveuglés par le concept du « bon » et du « mauvais » qui divise le monde en fausses dichotomies, de sorte que chaque côté est incapable ou refuse de voir le point de vue de l’autre. Elle écrit ceci :
[...] le concept de ce qui est « bon » et « mauvais » nous aveugle et tue la capacité d’innover et de collaborer à un moment de l’histoire où nous avons plus que jamais besoin d’innovation et de leadership éclairé.
Selon Annette, il n’y a « ni bon ni mauvais, juste mieux ». Je souscris à cette approche. Elle s’applique au monde des affaires et au Sénat aussi.
Nous avons tous observé la polarisation qui s’exerce quand deux camps adverses opposent ce qui leur apparaît « bon » à ce qui leur apparaît « mauvais » chez l’autre. Le résultat est que les choses avancent très peu ou pas du tout.
On parle beaucoup, dans cette enceinte et partout dans le monde, des meilleures façons de lutter contre les dangers de la polarisation. Chers collègues, je suis ici depuis peu, mais je suis optimiste. J’ai vu des questions d’une grande importance être débattues et étudiées avec sérieux et dans le respect. On présente des points de vue très différents, mais, de plus en plus, l’objectif ne consiste pas à mettre l’accent sur ce qui est bon ou mauvais, mais à rechercher ce qui est mieux. Je suis fier de prendre part à ce genre de débat politique; c’est un honneur.
Je me réjouis à la perspective de travailler avec vous tous au cours des semaines, des mois et, je l’espère, des années à venir.
Je ne saurais conclure sans exprimer toute ma reconnaissance à mon épouse, Jennifer. Merci de m’avoir encouragé à m’engager dans cette nouvelle voie. Comme toujours, nous nous y engageons ensemble. Merci.