Projet de loi sur la reprise et le maintien des services postaux
Troisième lecture—Débat
26 novembre 2018
L’honorable Sénateur Colin Deacon :
Honorables sénateurs, il y a une perspective que je ne peux mettre de côté dans mon examen du projet de loi C-89, et c’est celle d’un groupe qui n’est représenté par aucun syndicat. Il s’agit de la perspective des entrepreneurs qui dirigent des petites entreprises et des microentreprises au Canada. La grande majorité d’entre eux ne sont pas devenus entrepreneurs par choix, mais bien par nécessité. C’est particulièrement vrai pour ceux qui habitent dans les petites collectivités rurales ou éloignées, où il y a peu d’emplois. Les personnes qui souhaitent travailler dans ces collectivités vulnérables doivent donc créer leur propre emploi.
J’ai une immense admiration pour tous les gens qui, pour satisfaire à leurs responsabilités envers eux-mêmes, leur famille et leur collectivité, trouvent au fond d’eux-mêmes le courage et la ténacité nécessaires pour créer des occasions de réussite et bâtir une entreprise. C’est sous cet angle que j’examine le projet de loi à l’étude. Pour guider ma décision à propos de cette mesure, je me suis fondé sur la réponse à quatre questions.
Voici ces quatre questions : premièrement, sommes-nous en mesure d’évaluer raisonnablement les enjeux relatifs à l’emploi et aux activités commerciales sur lesquels les parties ne s’entendent pas? Deuxièmement, que ferons-nous à propos des renseignements troublants concernant les blessures au travail? Troisièmement, est-il démontré, par des données probantes, que les interruptions de service actuelles ont des conséquences sociales et économiques assez sérieuses pour justifier le recours à ce projet de loi? Et quatrièmement, quel est notre rôle à titre de sénateurs, surtout pour ce qui est de donner suite aux souhaits des députés élus de la Chambre des communes?
Si vous me le permettez, je vais vous expliquer comment j’ai répondu à ces questions. Au cours des témoignages devant le comité plénier samedi, nous avons entendu deux points de vue contradictoires sur les questions des activités commerciales et de l’emploi. J’en ai retiré quelques grands thèmes.
Postes Canada, l’entreprise, vit de nombreuses perturbations, qu’il s’agisse du changement des habitudes des consommateurs et des entreprises à l’échelle mondiale ou des pressions concurrentielles croissantes sur son propre marché. Il est évident que cela rend les choses difficiles et pour l’entreprise et pour ses employés. L’adaptation à l’évolution rapide du marché concurrentiel entraîne beaucoup de frictions entre la direction et les travailleurs — ce qui ne semble pas être une nouveauté en soi. Les parties n’arrivent même pas à s’entendre sur les données de base sur la situation du marché et du rendement découlant du conflit de travail actuel.
Les deux parties essaient de parvenir à une entente depuis 10 ou 11 mois, mais elles restent sur des positions complètement différentes et ne semblent pas vouloir faire de concessions.
Malgré un changement de garde complet à la tête de Postes Canada qui compte un nouveau conseil et une nouvelle PDG par intérim, il n’y a toujours aucun progrès. J’en ai conclu que les deux parties continuent d’espérer que l’autre prendra en quelque sorte conscience de ses erreurs et capitulera. Selon mon expérience, ce n’est jamais ce qui arrive, même quand j’ai pourtant raison. C’était un petit clin d’œil à mon épouse.
En résumé, à mon avis, il est impossible que les parties en arrivent à une solution négociée.
>En ce qui concerne les accidents du travail, nous avons entendu de graves allégations. Selon les rapports fournis, d’importants problèmes appellent à un examen et à une gestion améliorée. J’ai été très heureux d’entendre Mme McDonald affirmer qu’il faut que Postes Canada « réduise considérablement le nombre de blessures au travail ». J’ai été particulièrement rassuré qu’elle reconnaisse que « des repères et des normes doivent être établis » afin que tous puissent contribuer à améliorer la situation.
Peu importe la façon de conclure une entente, que ce soit par l’entremise du projet de loi ou d’un accord de dernière minute — ce qui n’arrivera pas, selon ce que j’ai compris, étant donné que le médiateur a quitté la table des négociations —, je pense que nous nous entendons pour dire qu’il est primordial que cette question soit réglée. En ce qui concerne les blessures, Mme McDonald nous a déjà assuré que Postes Canada a l’intention de mettre en place des mécanismes de reddition de comptes. J’ai bon espoir que nous constaterons une amélioration marquée à court terme.
En ce qui concerne les conséquences sociales et économiques des mesures prises actuellement par le syndicat, j’ai été heureux d’entendre M. Palecek dire que le STTP travaille avec Postes Canada afin que l’on puisse répondre aux besoins des personnes vulnérables. Je salue ces efforts. Cependant, je rejette catégoriquement son affirmation selon laquelle l’arriéré de livraison des colis ne pose pas problème et ne représente qu’un simple contretemps facile à gérer. Je ne crois pas que cela reflète la situation de Postes Canada en tant que fournisseur de services qui évolue dans un secteur très compétitif. Pour les microentreprises et les petites entreprises, qui ont besoin des services de Postes Canada partout au pays, je ne crois pas qu’il existe une solution de rechange raisonnable.
Pour avoir une idée de l’importance du secteur de la livraison de colis pour la viabilité à long terme de Postes Canada, j’ai examiné le rapport annuel que la société a publié en 2017. Selon ce rapport, les produits liés à la livraison de colis connaissent une hausse beaucoup plus importante que la moyenne globale, et ils ont augmenté de 23 p. 100 par rapport à l’année précédente. Cette hausse comprend une augmentation de 42 p. 100 des produits provenant des 25 principaux clients du cybercommerce au cours des 12 mois précédents. Si on compare cela aux données de référence à l’échelle mondiale, on se rend compte que Postes Canada surpasse largement ses pendants étrangers lorsqu’il s’agit d’attirer et de servir les clients du cybercommerce. C’est une bonne nouvelle pour le Canada.
Pour ce qui est du reste du secteur, il n’y a qu’à penser au fait que le volume de courrier est en baisse constante depuis 11 années consécutives. C’est un secteur qui est en plein changement.
La livraison de colis est-elle donc essentielle à la survie de Postes Canada? Absolument. Sans la livraison de colis, qui est très concurrentielle, le gouvernement fédéral serait obligé de subventionner Postes Canada à un niveau non viable.
Selon l’Autorité canadienne pour les enregistrements Internet, 62 p. 100 de Canadiens préfèrent faire des achats en ligne. Postes Canada livre deux tiers du volume des ventes électroniques. Les microentreprises et les petites entreprises ont tendance à utiliser des plateformes de commerce électronique de tiers, comme eBay. Dans ces cas-là, Postes Canada livre plus de 80 p. 100 des colis, que ce soit ici ou à l’étranger.
À n’en pas douter, la population fait de plus en plus de transactions en ligne. Or, c’est Postes Canada qui traite la vaste majorité des commandes. Du point de vue du marché, Postes Canada fait bien les choses. Ce sont de bonnes nouvelles pour le Canada et pour ses travailleurs. Cependant, la réussite de son secteur de la livraison de colis signifie-t-elle pour autant que la société peut relâcher ses efforts? Certainement pas. Il s’agit d’un secteur hautement compétitif. Les Canadiens se sont rapidement habitués à des normes élevées en matière de livraison des achats en ligne. D’après une récente étude menée par UPS, 63 p. 100 des Canadiens s’attendent à ce que des commandes passées avant midi soient livrées la même journée, et 61 p. 100 s’attendent à ce que des commandes passées avant 17 heures soient livrées le lendemain. Même si Postes Canada et le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes ne s’entendent pas sur le nombre de colis en attente, il est évident que tout arriéré constitue une grande source de préoccupation pour les entreprises dont les colis ne sont pas livrés, à cause des normes de livraison de plus en plus strictes auxquelles on s’attend sur le marché d’aujourd’hui.
Le fait est que les clients s’attendent à ce que les entreprises garantissent que leur produit soit livré à temps. L’entreprise et son partenaire de logistique sont perçus comme étant la même entité. Si les clients ont des doutes sur la livraison en temps opportun, ils n’effectuent tout simplement pas l’achat. Plusieurs sénateurs ont déjà fait valoir qu’ils avaient eux-mêmes décidé de ne pas effectuer un achat en ligne auprès d’une petite entreprise à cause de la possibilité de problèmes de livraison causés par la grève. Ce qui m’inquiète est que l’effet négatif de la grève sur bon nombre d’achats en ligne faussera davantage les prétendues statistiques sur les arriérés. Il y a beaucoup d’achats qui ne se font pas parce que les gens décident de ne pas effectuer la transaction. Pour la plupart de ces entreprises, chaque jour de la période des Fêtes vaut 10 fois plus que tous les autres jours à n’importe quel autre moment de l’année. Les achats effectués au mois de décembre sont tout simplement essentiels à leur survie.
La semaine dernière, les propriétaires d’un petit commerce en ligne à Halifax qui se spécialise dans la fabrication de foulards, de mitaines et de tabliers faits à la main a dit à CBC que, pendant une année normale, ils auraient déjà tout vendu à ce moment-ci de l’année. Dale Kearney, qui exploite Monkeys and More avec son épouse, Sherrie, a affirmé que la grève rotative est en train de tuer l’entreprise.
Samedi matin, à l’émission The House, sur les ondes de CBC Radio 1, la directrice générale d’eBay Canada, Andrea Stairs, a parlé des activités enregistrées récemment sur la plateforme d’eBay. Elle a fait remarquer que, depuis le début de la grève, les petits vendeurs perdent des parts de marché aux mains des grandes organisations qui peuvent assumer les coûts plus élevés qu’exigent les autres services de livraison des colis. Mme Stairs s’est dite préoccupée par les problèmes que la grève du STTP cause aux microentreprises, qui enregistrent la plupart de leurs ventes au cours de la période précédant Noël.
C’est ce qu’a confirmé Mme McDonald au Sénat samedi. Elle nous a dit : « Les petites entreprises utilisent encore nos services parce qu’elles n’ont pas d’autres options. Ces petites entreprises et leurs employés seront les principales victimes sur le plan financier en raison des retards de livraison, des demandes de remboursement et des commandes annulées. » En milieu urbain, certains entrepreneurs ont la possibilité d’avoir recours à des fournisseurs plus coûteux. On peut parler d’un fardeau soutenable. Toutefois, dans la plupart des localités rurales et éloignées, il n’existe aucune solution de rechange.
En résumé, la poursuite de ces moyens de pression fait peser un risque considérable sur les microentreprises et les petites entreprises, en particulier celles qui disposent de peu de capitaux et qui se trouvent dans des petites localités rurales et éloignées. Elles sont plus susceptibles de subir des torts permanents. Bref, Postes Canada est essentielle à la survie de ces entreprises.
J’aimerais maintenant parler du rôle du Sénat en tant que Chambre de second examen objectif.
Je garde un vif souvenir des débats à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-45. C’était ma deuxième journée dans cette enceinte. J’ai retenu quelques déclarations en particulier, notamment celles du sénateur Pratte et du sénateur Dalphond. Le sénateur Pratte a soutenu que le Sénat ne devrait s’opposer à la volonté du gouvernement élu qu’à de rares occasions. Selon lui, on ne devrait insister que dans les situations suivantes : premièrement, lorsque le sujet revêt une importance particulière par rapport à notre rôle constitutionnel; deuxièmement, lorsque nous sommes prêts à mener un sérieux combat à son terme; troisièmement, lorsque l’opinion publique est — ou pourrait être — de notre côté; quatrièmement, lorsqu’il est réaliste de croire que nous pouvons convaincre le gouvernement de changer d’avis ou le forcer à le faire. Selon moi, les circonstances décrites par le sénateur Pratte ne s’appliquent pas à la situation actuelle. Aussi, pour ce qui est des droits garantis par la Charte, je m’en remets au jugement du sénateur Gold et du sénateur Dalphond.
Le sénateur Dalphond a proposé cinq critères à considérer lorsque l’autre endroit a rejeté certains amendements du Sénat au projet de loi C-45. Les voici :
[...] entraînera-t-elle l’adoption d’une loi qui constituera une violation manifeste ou fort probable de la Constitution ou de la Charte des droits et libertés? Si la réponse n’est pas claire, ne faut-il pas laisser aux tribunaux la mission de répondre à cette question?
Il semble que la réponse à la première question ne soit pas claire. En tant que profane et nouveau sénateur, je crois que la deuxième question de mon honorable collègue est la clé. Étant donné que le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes a déclaré qu’il contesterait le projet de loi devant les tribunaux, il semble que le processus a déjà commencé et qu’il se poursuivra, peu importe que nous puissions ou non déterminer la constitutionnalité de la mesure législative au Sénat.
Ensuite :
[...] l’objet du projet de loi a-t-il été un enjeu de la campagne électorale pour le gouvernement, ou s’agit-il plutôt d’une question extrêmement controversée pour laquelle le gouvernement n’a pas reçu de mandat lors des dernières élections?
Ce n’était pas un enjeu direct. Je dirais que l’accent que le gouvernement a mis sur l’économie numérique fait du projet de loi C-89 un élément central de sa capacité de tenir les promesses faites dans sa campagne électorale et dans le discours du Trône, car la mesure législative touche l’entrepreneuriat, l’innovation, l’économie numérique et la classe moyenne.
De plus :
[...] la preuve faite devant les Chambres démontre-t-elle que les assises du projet de loi sont clairement mal fondées et que la réponse est, en pareil contexte, manifestement déraisonnable en partie ou en totalité?
J’ai entendu certains arguments selon lesquels c’était le cas pour le projet de loi de retour au travail sur lequel le Sénat s’est penché il y a sept ans. Le projet de loi C-89 semble avoir été rédigé conformément à l’orientation fournie par les tribunaux à cette époque.
Par ailleurs :
[...] la réponse montre-t-elle que la majorité porte atteinte aux droits d’une ou de plusieurs minorités, démontre-t-elle un mépris des droits linguistiques et favorise-t-elle une région au détriment d’une autre?
Absolument pas. En fait, je dirais que le fait de ne pas mettre en œuvre ce projet de loi violerait les droits des propriétaires de microentreprise et de petite entreprise dans les collectivités rurales, éloignées et vulnérables qui éprouvent de grandes difficultés.
Enfin, le sénateur Dalphond s’est demandé si, en respectant la volonté de la Chambre des communes, on pourrait nuire de façon imprévisible et irréparable à l’intérêt national.
Au contraire, l’économie évolue de façon spectaculaire, et Postes Canada et ses travailleurs doivent s’adapter rapidement afin de répondre de façon efficace et rentable aux besoins du marché. Le rôle de Postes Canada est tout simplement trop important, et la société d’État doit continuer de trouver des façons de s’adapter aux demandes du marché contre vents et marées, comme le disait un ancien ministre des Finances.
On nous demande si les circonstances actuelles justifient que nous nous prononcions pour mettre fin à la grève, pour réparer les préjudices que subissent les microentreprises et les petites entreprises partout au pays. Un vote en faveur du projet de loi remplacera la grève par l’imposition de la médiation ou de l’arbitrage aux deux parties, et pas seulement au syndicat ou à la société d’État.
Selon moi, les parties ont eu suffisamment de temps pour régler leurs différends, mais elles ont montré que, si elles sont laissées à elles-mêmes, elles restent campées sur leurs positions, ce qui offre peu d’espoir qu’elles règlent ce différend à l’amiable.
Les microentreprises et les petites entreprises sont les plus susceptibles de subir des répercussions permanentes à cause de ce conflit, et on ne les écoute pas à la table de négociations. Nous devons défendre ce groupe important de Canadiens dont le gagne-pain est menacé. À cette fin, j’ai l’intention de voter pour le projet de loi C-89.
Merci, chers collègues.