
Projet de loi sur le Jour de l’émancipation
Deuxième lecture—Suite du débat
22 novembre 2018
L’honorable Sénatrice Mary Coyle :
Honorables sénateurs :
Arrachées des terres de Pierrot l’utopiste et de Muddy Waters le torturé, ces fleurs élégiaques de Whylah Falls, ce village noir du Mississippi exilé en 1783 dans le comté de Jarvis en Nouvelle-Écosse, ploient sous le poids de l’histoire. Arrosées d’alcool et de larmes puis asséchées par le blues déchirant, c’est sous le clair de lune qu’elles s’épanouissent. Destinées à l’origine au jardin de Whylah Falls, ces fleurs déracinées poussent librement ici.
C’était un extrait d’un poème de l’ancien poète officiel du Parlement, George Elliott Clarke, The Apocrypha of Whylah Falls. Il y est question de l’endroit où il est né, un endroit qu’il appelle Africadia, où sont venus les premiers Africains à s’établir au Canada. La région, alors nommée Acadie, correspond aujourd’hui à la Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick.
Ces fleurs élégiaques déracinées du poème de George Elliott Clarke représentent les quelque 3 000 personnes de descendance africaine qui se sont établies à Birchtown, en Nouvelle-Écosse, en 1783. Le personnage fictif d’Aminata Diallo et toute cette communauté, bien réelle, de Noirs loyalistes, ont été portés à notre attention grâce à l’auteur canadien Lawrence Hill, qui leur a donné vie dans son célèbre roman The Book of Negroes et la télésérie que CBC en a tirée. Il s’agit de femmes, d’hommes et d’enfants africains qui ont été brutalement enlevés de leur ferme et de leur village en Afrique pour ensuite être vendus comme esclaves dans les Antilles et en Amérique.
Le 15 juin 2010, l’honorable sénateur Donald Oliver, un autre Néo-Écossais d’origine africaine, a pris la parole en cette enceinte pour déclarer ceci :
Honorables sénateurs, il me semble que, chaque jour, on nous rapporte des preuves qui montrent que le racisme existe toujours au Canada. Tristement, les crimes haineux motivés par la race et la religion sont aussi à la hausse. Je crois que nous, honorables sénateurs, pouvons faire quelque chose à ce sujet.
Plus tard, il a dit ce qui suit :
Honorables sénateurs, voici les questions qui viennent à l’esprit quand on prend connaissance de ces données. Que peut-on faire pour réduire le nombre de crimes haineux au Canada?
[...] Ces questions méritent des réponses. À mon avis, le Sénat est l’instance appropriée pour amorcer un tel dialogue. Je crois que nous devrions tenir un débat approfondi sur le racisme, la diversité et le pluralisme au Canada [...]
Je crois qu’il est temps pour le Canada d’acquérir de nouveaux outils adaptés au XXIe siècle pour lutter contre la haine et le racisme, réduire le nombre de crimes haineux et accroître la tolérance au Canada en matière de race et de religion.
Dans la même veine, la sénatrice Wanda Elaine Thomas Bernard a présenté une interpellation sur le racisme anti-Noirs au Canada. De nombreux sénateurs sont intervenus sur le sujet.
Le sénateur Oliver a soutenu que le Canada doit se doter d’outils adaptés au XXIe siècle pour lutter contre la haine et le racisme. Pas plus tard que le mois dernier, la sénatrice Bernard a présenté le projet de loi S-255, Loi proclamant le Jour de l’émancipation, lors duquel les Canadiens pourront, chaque année, commémorer l’abolition de l’esclavage.
[Français]
Ce projet de loi proclamant le 1er août Jour de l’émancipation à travers le Canada sera un outil très important d’éducation sur le rôle que le Canada a joué dans l’esclavage et l’émancipation, sur les impacts négatifs de l’esclavage ressentis à ce jour dans notre société et sur la contribution qu’ont apportée à notre nation les descendants d’esclaves et d’autres Canadiens de souche africaine.
[Traduction]
Le Jour de l’émancipation peut être un outil puissant de sensibilisation et de reconnaissance.
Plus tôt cette semaine, les billets de 10 $ à l’effigie de Viola Desmond, une icône du mouvement des droits civiques, ont été officiellement mis en circulation. C’est la première fois qu’une Canadienne figure au recto d’un billet de banque canadien. À bien des égards, il s’agit là d’une occasion historique. On honore une Canadienne — une Néo-Écossaise d’origine africaine et une militante des droits civiques, de surcroît.
Nous avons tous maintenant entendu l’histoire de Mme Desmond. Nous savons qu’elle était propriétaire d’un salon de beauté prospère. Nous savons qu’un jour, en 1946, après que sa voiture fut tombée en panne, elle a voulu aller voir un film au cinéma Roseland à New Glasgow. Elle voulait une place au parterre. Or, à l’époque, ce cinéma était ségrégationniste, et il autorisait les clients noirs à s’asseoir uniquement au balcon. Tout cela s’est passé neuf ans avant que Rosa Parks devienne célèbre pour avoir refusé de céder sa place dans un autobus aux États-Unis.
Mme Desmond a été arrêtée, brièvement incarcérée, accusée, condamnée et mise à l’amende. Plus tard, en 2010, bien après la mort de Viola en 1965, la Nouvelle-Écosse lui a accordé un pardon absolu. Cet acte de pardon a été signé par Mayann Francis, une Noire qui était alors lieutenante-gouverneure.
Que dire de ces deux Néo-Écossaises d’origine africaine, la célèbre héroïne du mouvement des droits civiques et la talentueuse lieutenante-gouverneure? Comment leur famille et elles se sont-elles retrouvées en Nouvelle-Écosse? Quelle est l’histoire de l’immigration des Noirs en Nouvelle-Écosse et au Canada et quel est son lien avec l’esclavage?
À l’instar de leurs homologues néo-écossais d’origine africaine, Mme Desmond et Mme Francis peuvent retracer leurs origines à l’esclavage. L’histoire du chemin de fer clandestin et de son lien avec l’Ontario est assez bien connue au Canada, mais l’histoire des Néo-Écossais d’origine africaine ne l’est pas autant.
Des Africains et des personnes d’ascendance africaine ont fait leur chemin jusqu’au territoire qui porte maintenant le nom de Nouvelle-Écosse — l’Africadia de George Elliott Clarke — en plusieurs vagues. Bien que l’immigration maintenant mieux connue des esclaves et des affranchis dans les provinces des Maritimes à l’époque de l’immigration des loyalistes, en 1783, soit souvent considérée comme la première vague d’immigration d’esclaves, un afflux d’esclaves a en fait eu lieu de nombreuses années avant cela.
[Français]
Le roi Louis XIV de France a publié une proclamation royale en 1689 qui a donné la permission aux Canadiens de bénéficier des services d’esclaves africains en déclarant que tous les « nègres » qui ont été achetés ou possédés devront appartenir à la personne qui en aura fait l’achat, la rendant ainsi propriétaire à part entière.
[Traduction]
On dit que, même avant le décret royal, en 1604, Mathieu da Costa a été le premier Noir en Nouvelle-Écosse. Son nom figure parmi ceux des fondateurs de Port-Royal, établi par Samuel de Champlain sur le territoire traditionnel mi’kmaq près de la ville actuelle d’Annapolis Royal.
On dit que, pendant le régime français, 200 esclaves noirs habitaient la forteresse de Louisbourg dans l’île du Cap-Breton, appelée Isle Royale à l’époque. Parmi eux se trouvait Marie Marguerite Rose, qui est bien connue. Elle est devenue esclave à 19 ans, mais a acquis la liberté 19 ans plus tard, en épousant un Mi’kmaq. Elle a ouvert une taverne à Louisbourg, se taillant une place dans la communauté des gens d’affaires qu’elle avait auparavant été contrainte de servir.
La prochaine vague importante d’immigrants noirs a été la plus grande. Il s’agit de la fameuse arrivée des loyalistes noirs. À la fin de la guerre de l’Indépendance des États-Unis, en 1783, le port de New York était le dernier port britannique du pays. C’était donc le point d’embarcation pour des milliers de loyalistes, blancs et noirs. Certains Noirs arrivés en Nouvelle-Écosse en tant qu’esclaves appartenant à des loyalistes blancs. Entre 3 000 et 3 500 loyalistes noirs à qui on avait offert la sécurité, la liberté, des terres et des rations pour avoir appuyé les Britanniques pendant la guerre, ont aussi immigré à cette époque.
Les autorités britanniques ont dressé une liste détaillée de tous les Noirs qui se sont embarqués. Cette liste, The Book of Negroes, indiquait si chacun était une personne libre, un esclave ou un serviteur lié par contrat et précisait la nature de son service militaire.
En gros, la moitié d’entre eux se sont installés où ils ont débarqué, à Birchtown, et d’autres se sont établis ailleurs en Nouvelle-Écosse, notamment dans ma région, dans les colonies de Tracadie et de Guysborough. Lionel Desmond, l’ancien combattant de la guerre en Afghanistan dont le sénateur Cormier a récemment parlé, qui s’est suicidé et a tué sa famille, vient de l’une de ces colonies, Upper Big Tracadie.
Comme vous pouvez l’imaginer, les bonnes terres ont été attribuées aux loyalistes blancs, et les loyalistes noirs n’ont pas reçu ce qu’on leur avait promis. La situation s’est tellement détériorée que plus de 1 000 d’entre eux ont quitté la Nouvelle-Écosse pour participer à la fondation de Freetown, en Sierra Leone.
En 1796, 600 Marrons de Trelawny Town ont été forcés de quitter la Jamaïque pour la Nouvelle-Écosse. Eux aussi se sont retrouvés dans la misère, et la plupart sont partis pour la Sierra Leone.
Après 1813, environ 2 000 réfugiés noirs de la guerre de 1812 se sont retrouvés dans les Maritimes. L’esclavage a plus tard été officiellement aboli dans l’Empire britannique, en 1833.
À partir des années 1920, des centaines d’immigrants antillais sont venus au Cap-Breton travailler dans les mines de charbon et dans l’industrie sidérurgique.
(1540)
Les deux Néo-Écossaises d’origine africaine mentionnées plus tôt sont arrivées lors de deux vagues distinctes. Les parents de l’ancienne lieutenante-gouverneure Mayann Francis sont venus au Cap-Breton depuis les Caraïbes — Cuba et Antigua, deux pays où avaient été emmenés bien auparavant les esclaves d’Afrique. Parmi les ancêtres de Viola Desmond, on compte probablement des loyalistes noirs qui avaient débarqué à Birchtown avant d’aller s’établir ailleurs.
Malgré l’abolition officielle de l’esclavage en 1833, ses effets continuent de se faire sentir de nombreuses façons en Nouvelle-Écosse et ailleurs au pays.
Isaac Saney, de l’Université de Dalhousie, a dit ceci :
Les préjudices, la violation des droits, les attitudes racistes et la ségrégation raciale n’ont pas cessé.
Tous ces facteurs font obstacle à la réussite des Afro-Canadiens, comme l’a expliqué la sénatrice Bernard.
Tout honteux que soit ce chapitre de notre histoire, le centre culturel des Noirs de la Nouvelle-Écosse présente la question aux Néo-Écossais d’origine africaine de la façon suivante dans son site web :
L’esclavage est une partie de notre histoire et de notre culture...
Cela s’adresse aux Néo-Écossais d’origine africaine.
... qu’il ne faut pas ignorer ni voir comme une humiliation. Nos ancêtres ont été capturés comme des animaux, traités comme de la marchandise, séparés de leur famille et assujettis à un traitement des plus horribles au quotidien. Survivre à ces épreuves a rendu notre peuple encore plus fort et nous permet de nous élever au-dessus du racisme. La splendide contribution des Africains à la société est un héritage que nous devons transmettre aux prochaines générations, dans toutes les couches de la société.
La proclamation du Jour de l’émancipation à l’échelle du Canada permettrait de renforcer chaque année ces leçons d’histoire et de fierté culturelle.
Honorables collègues, je pourrais donner d’autres exemples d’esclavage moderne, ici et ailleurs dans le monde — il suffit de penser à la Mauritanie —, mais je ne le ferai pas aujourd’hui.
La dernière histoire que je soulèverai est très locale — elle se passe encore une fois en Nouvelle-Écosse. Elle parle des séquelles de l’esclavage et du racisme dans mon coin de pays. Le mois dernier, un jeune homme noir est admis à l’hôpital de New Glasgow; il a un poumon collabé parce qu’un collègue l’a atteint avec une cloueuse pendant qu’ils travaillaient. Le jeune homme a été victime d’intimidation et de harcèlement de la part d’un collègue qui a même dit à la blague que chaque Blanc mérite de posséder un Noir. Apparemment, le jeune homme a hésité à dénoncer la situation parce que ses collègues tenaient des propos comme ceux-ci : « C’est exaspérant de voir les Noirs toujours jouer la carte du racisme. »
Honorables collègues, la situation que je décris a lieu dans le comté de Pictou, en Nouvelle-Écosse, en 2018, et non à Birchtown en 1783.
Cette semaine, nous célébrons la militante des droits civiques Viola Desmond avec un magnifique nouveau billet de 10 $. Profitons-en pour nous rappeler qu’il reste encore beaucoup à faire. Souvenons-nous des mots de Martin Luther King Jr., qui ont été cités par la mère du jeune blessé du comté de Pictou :
Le pouvoir sans amour est dangereux et abusif, l’amour sans pouvoir est sentimental et anémique. Le pouvoir à son meilleur est l’amour implémentant la demande de justice, et la justice à son meilleur est le pouvoir corrigeant tout ce qui fait obstacle à l’amour.
Chers collègues, en tant que sénateurs, nous avons l’occasion de mettre en place des lois et d’autres mécanismes visant à favoriser l’équilibre entre le pouvoir, l’amour et la justice dont notre société a besoin. La sénatrice Bernard nous a donné une telle occasion avec le projet de loi S-255, Loi sur le Jour de l’émancipation. Le projet de loi vise à désigner un jour spécial dans notre calendrier annuel pour nous souvenir des sacrifices des esclaves, examiner notre histoire et les séquelles de la relation maîtres-esclaves, et célébrer la résilience et les réalisations des Afro-Canadiens.
[Français]
Honorables sénateurs, cela est important pour l’éducation et l’évolution de notre société canadienne.
[Traduction]
Acquittons-nous de nos responsabilités et servons-nous du pouvoir qui nous a été confié pour appuyer ce projet de loi très important. Welalioq.