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Le Sénat

Son rôle de protection dans la représentation des régions et des minorités— Interpellation—Ajournement du débat

18 mai 2016


L’honorable Sénatrice Judith G. Seidman :

En 1864, honorables sénateurs, nos prédécesseurs se sont réunis à Charlottetown et Québec pour examiner des projets d'union des colonies de l'Amérique du Nord britannique. Lors de ces conférences, les Pères de la Confédération ont négocié et rédigé les résolutions constitutionnelles qui devaient aboutir à la Confédération de 1867. Les amoureux de l'histoire seront peut- être surpris d'apprendre que c'est le sujet de la Chambre haute — le Sénat — qui a dominé les débats. Par ailleurs, 6 des 14 journées qu'a duré la Conférence de Québec ont été consacrées au débat sur la seconde Chambre.

Nos fondateurs ont considéré que le mandat de la Chambre haute était d'une importance critique pour la structure parlementaire qu'ils envisageaient. Le consensus a été difficile à trouver et a suscité des débats considérables.

Le résultat, nous le savons, est une Constitution qui prévoit deux tâches distinctes pour le Sénat : premièrement, faire contrepoids au Cabinet et à la Chambre des communes. Nos fondateurs ont reconnu l'importance de protéger la dissidence politique d'éventuelles attaques de la part de la majorité à la Chambre des communes. La deuxième tâche consistait à représenter les régions du Canada au niveau fédéral. C'est d'ailleurs ce second élément — la représentation régionale — qui a finalement constitué la pierre angulaire de l'entente issue des débats sur la Confédération. Le Sénat a été structuré pour contrer l'effet de la représentation selon la population à la Chambre basse, représentation qui donnait au Québec et à l'Ontario un avantage politique considérable. Lors du débat, les législateurs des régions de l'Atlantique et, ultérieurement, de la Colombie-Britannique, ont fait valoir que, dans un système de représentation fondée sur la population, leurs provinces seraient réduites à un « statut quasi colonial ».

Le sénateur Moore : Ils ont toujours raison.

La sénatrice Seidman : Le Sénat et la promesse de l'égalité régionale au sein de la Chambre haute ont apaisé ces craintes.

Il vaut la peine de rappeler que les secondes chambres régionales sont la norme dans les démocraties bien établies, en particulier dans les fédérations. Des 24 fédérations contemporaines, 2 seulement n'ont pas de seconde chambre régionale. L'examen de la législation constitue l'une des principales fonctions de la majorité des secondes chambres, et le nombre de celles qui se prêtent à cet exercice augmente. Un autre rôle important de ces assemblées consiste à représenter les intérêts régionaux au fédéral.

À cet égard, la comparaison avec le Sénat américain est intéressante. Chaque État a droit à deux sénateurs, quelle que soit sa population, de sorte que les États peu peuplés sont avantagés. Nous savons que les Pères de la Confédération se sont inspirés du Sénat américain. Ils ont cependant établi une différence majeure : aux termes des Résolutions de Québec, adoptées en 1864, les sièges ont été attribués par région, et non par province.

Cette différence et la notion de représentation des régions et des minorités constitueront le point central de mes observations. Je suis reconnaissante au regretté sénateur Nolin non seulement d'avoir jeté les bases du débat jusqu'ici, mais également de nous avoir incités à nous intéresser à notre histoire et, ce faisant, à réfléchir au rôle de cet endroit, notre assemblée, au sein du Parlement du Canada.

Honorables sénateurs, les mots de George Brown illustrent la notion d'un Sénat constituant un pilier de la Confédération :

[...] l'essence de notre convention est que l'union sera fédérale et nullement législative. Nos amis du Bas-Canada ne nous ont concédé la représentation d'après la population qu'à la condition expresse qu'ils auraient l'égalité dans le conseil législatif. Ce sont là les seuls termes possibles d'arrangement et, pour ma part, je les ai acceptés de bonne volonté.

Les résolutions de la Conférence de Québec ont établi les trois régions de la nouvelle union, soit le Haut-Canada, le Bas-Canada et les provinces maritimes, chacune de ces régions étant représentée par 24 sénateurs. Afin de tenir compte des nouveaux membres de la Confédération, 33 sièges ont été ajoutés au Sénat entre 1867 et 1999 pour représenter l'Ouest, l'Île-du-Prince-Édouard, Terre-Neuve-et- Labrador et les territoires.

Les Pères de la Confédération ont choisi expressément de ne pas reprendre le modèle américain de répartition des sièges entre les États. Le chercheur émérite David E. Smith explique la décision de la façon suivante :

Quant aux Pères de la Confédération, ils n'envisageaient pas que le Sénat agisse comme une Chambre des provinces. [...] nommés à vie par le gouverneur en conseil, les sénateurs canadiens pouvaient agir indépendamment des gouvernements provinciaux, de la population des provinces et de l'opinion publique au pays.

Alors, comment les Pères de la Confédération ont-ils pu s'entendre sur cette vision du Sénat en tant qu'organe régional plutôt que provincial?

On peut d'abord attribuer cela au fait que les premiers législateurs du Canada connaissaient très bien l'histoire constitutionnelle et les textes théoriques de leur époque. Nous savons qu'ils avaient une connaissance particulièrement approfondie de la tradition parlementaire britannique. Ils lisaient les journaux britanniques et les comptes rendus des débats du Parlement britannique. Cependant, ils ont pu étudier attentivement le modèle américain, et ils étaient bien au courant des avantages que leur conférait un tel recul.

John A. Macdonald a dit ceci au sujet du système américain :

Nous avons la chance d'avoir pu observer son fonctionnement depuis ses débuts jusqu'à aujourd'hui. Prenant comme principal modèle la Constitution de la Grande-Bretagne, il a été adapté aux circonstances d'un nouveau pays, et c'était peut-être le seul système qui pouvait être adopté dans les conditions qui étaient en place à l'époque de sa création. Nous pouvons maintenant tirer profit de l'expérience des 78 dernières années durant lesquelles a existé cette Constitution, et je crois fermement que nous avons évité en grande partie, dans le système dont nous proposons l'adoption au peuple canadien, les défauts de la Constitution américaine, mis au grand jour par le temps et les récents événements.

Parmi les « défauts » en question figurait, d'après Macdonald, le fait que chaque État s'était joint à l'union américaine à titre de colonie distincte, chacun n'ayant aucun lien avec les autres États et seulement un lien superficiel avec l'administration centrale. Comme l'a dit Macdonald :

Depuis les débuts de leur union, les États-Unis ont connu des difficultés avec les « State Rights » qui ont fortement contribué à provoquer la présente guerre de mécontentement aux États-Unis.

Il fait bien sûr référence à la guerre civile, qui allait prendre fin la même année, en mai 1865.

John A. Macdonald voyait dans la Constitution américaine une réussite admirable. Cela dit, il était conscient de la vulnérabilité d'une fédération étouffée par les intérêts des États. Il soutenait que le modèle canadien proposé serait davantage à l'abri des conflits :

Le Canada s'est doté d'un Parlement fédéral fort et a fait avec la Confédération un seul peuple et un seul gouvernement, au lieu de cinq peuples et de cinq gouvernements qu'un lien trop ténu réunirait.

Le Parlement central serait renforcé, puisqu'on lui attribuerait « tous les grands domaines de législation », tandis que « les lois et les intérêts locaux propres à chaque section sont gardés intacts et placés entre les mains des organismes locaux ».

Il n'est donc pas étonnant le Sénat ait été conçu non pas comme une « chambre des provinces », mais plutôt comme une Chambre du Parlement fédéral, dont les membres adopteraient une perspective à la fois régionale et nationale.

Macdonald, toujours le champion d'un Canada uni, pensait que cet équilibre délicat entre les régions et la fédération, entre les minorités et la majorité, était l'apogée de la réussite. Au sujet de l'approbation de la Confédération, il a dit ce qui suit :

Nous avons ainsi évité la grande source de faiblesse qui a été la cause des perturbations aux États-Unis. Nous avons évité tout conflit de juridiction et d'autorité [...]

Il est important de considérer l'effort derrière ces paroles : les Pères de la Confédération étaient déterminés à trouver un terrain d'entente pour faire en sorte que les intérêts divers soient protégés au sein d'un gouvernement central fort. La Chambre des communes, malgré toute sa légitimité démocratique, ne pouvait, pour des raisons de représentation en fonction de la population, refléter véritablement la diversité du pays. C'est plutôt le Sénat qui a été chargé de maintenir une perspective unique qui tienne compte des intérêts à la fois régionaux et nationaux.

Honorables sénateurs, la légitimité du Sénat en tant qu'entité régionale a été remise en question peu après la Confédération. Certains ont soutenu que le Sénat représenterait mieux les régions si les gouvernements provinciaux nommaient les sénateurs. Comme nous le savons, des représentants provinciaux réclament depuis très longtemps une influence accrue sur le processus de sélection. Certains ont soutenu que d'autres institutions procurent une voix régionale plus forte sur la scène nationale, ce qui rend le Sénat dépassé.

En novembre 2013, le premier ministre de la Saskatchewan, Brad Wall, a déclaré que « les provinces ont dû combler le vide laissé par le Sénat » et que « le contrepoids réel du gouvernement fédéral est formé des gouvernements provinciaux du pays ».

L'interprétation que fait le premier ministre Wall de la représentation régionale fait contraste avec la vision pour le Sénat qu'avaient les Pères de la Confédération. Les régions et les provinces ne sont pas des équivalents. Elles ne représentent pas non plus les mêmes intérêts. L'ancien politicien québécois et professeur, Gil Rémillard, explique :

Les Pères de la Confédération ont voulu aussi donner comme fonction importante au Sénat de s'assurer que les minorités, à l'origine la population anglophone du Québec et les minorités francophones des autres provinces, soient représentées au Parlement canadien.

Au Québec, on compte 24 circonscriptions électorales, dont un certain nombre ont été établies « pour la minorité anglophone qui les composent ».

M. Rémillard conclut ainsi :

Les résultats ont permis à des sénateurs d'être représentatifs des minorités et d'intervenir à ce titre dans les débats et les travaux du Sénat.

Honorables sénateurs, comme nous le savons déjà, le Canada est un vaste pays où on trouve diverses cultures, langues et identités. Les Pères de la Confédération ont reconnu qu'il était fondamental de tenir compte des différences au sein d'une fédération. En 1865, George Brown a fait état de la nécessité d'une Chambre haute pour reconnaître la diversité d'intérêts de la population canadienne. La reconnaissance de la diversité d'intérêts s'applique non seulement aux entités fédérées, les provinces, mais également aux intérêts divergents au sein de chaque province. M. Brown a expliqué ceci :

Du moment que l'on conserve les limites actuelles des provinces et que l'on donne à des corps locaux d'administration des affaires locales, on reconnaît jusqu'à un certain point une diversité d'intérêts et la raison pour les provinces moins populeuses de demander la protection de leurs intérêts par l'égalité de représentation dans la Chambre haute.

Les communautés anglophones du Québec constituent un exemple d'intérêts divergents au sein d'une province. Les minorités anglophones, situées majoritairement en milieu urbain et qui comptent environ un million de personnes, ont moins de chances d'être représentées au sein du gouvernement provincial. Le Sénat, conçu pour protéger la diversité d'intérêts, offre par l'entremise du processus de nomination la possibilité aux communautés anglophones minoritaires d'être représentées au niveau fédéral. Cette même protection s'applique à environ un million de francophones qui vivent en situation minoritaire dans toutes les régions du Canada.

Les premiers ministres sont élus par un vote majoritaire dans leur province et peuvent être moins en mesure de protéger la diversité d'intérêts. Ils doivent plutôt défendre les intérêts essentiels de leur province, et n'ont pas de vision dualiste : la possibilité de tenir compte à la fois des intérêts provinciaux et des intérêts nationaux. La professeure Janet Ajzenstat a exprimé la force de la vision dualiste lorsqu'elle a expliqué ceci :

[...] on ne peut négliger les intérêts locaux, pas plus que la responsabilité qui oblige à en tenir compte dans le contexte du bien national. Il convient de signaler que, dans leur rôle de champions des provinces, les premiers ministres provinciaux n'ont pas à résoudre cette contradiction.

Honorables sénateurs, à ceux qui soutiennent que le Sénat n'a pas fait preuve de diligence raisonnable à titre d'organisme régional et de représentant des minorités, je rappelle une étude récente réalisée en 2010 par le Comité sénatorial permanent des langues officielles sur les réalités des communautés anglophones du Québec, surtout sur les divers facteurs qui ont une incidence sur leur développement et leur vitalité. Cette étude a donné lieu à la production d'un rapport intitulé Du mythe à la réalité, qui illustre la perspective sociale, politique, économique et culturelle unique des minorités anglophones du Québec et présente au gouvernement fédéral des recommandations sur la meilleure façon de servir une de nos communautés de langue officielle en situation minoritaire. Cette étude est l'incarnation de la représentation et de la validation des communautés régionales en situation minoritaire au niveau fédéral.

Selon les fondateurs de notre pays, le rôle de la Chambre haute était d'une importance cruciale pour ce qui est de protéger la diversité des intérêts.

Son Honneur le Président : Pardon, sénatrice Seidman. Votre temps de parole est écoulé. Demandez-vous cinq minutes supplémentaires?

La sénatrice Seidman : Oui.

Son Honneur le Président : Est-ce d'accord, honorables sénateurs?

Des voix : D'accord.

La sénatrice Seidman : Passer en revue leurs délibérations nous permet d'en comprendre la complexité. Le Sénat, comme il avait été envisagé par nos prédécesseurs il y a 152 ans, doit continuer de s'acquitter de l'obligation prévue par les Pères de la Confédération.

L'honorable Pierrette Ringuette : La sénatrice accepterait-elle de répondre à quelques questions?

La sénatrice Seidman : Oui.

La sénatrice Ringuette : J'ai écouté votre intervention au sujet des minorités régionales, dont la communauté anglophone au Québec. Comment, selon vous, se passent les choses en ce qui concerne les droits linguistiques des minorités dans les 24 divisions sénatoriales du Québec qui sont prévues dans la Constitution?

La sénatrice Seidman : Je vous remercie de votre question. Je crois que c'est le professeur Gil Rémillard qui a utilisé cela comme exemple du rôle essentiel que joue le Sénat. Je répète ses propos dans mon intervention. Il a déclaré qu'à l'origine, il avait été prévu que plusieurs des 24 divisions sénatoriales créées au Québec représenteraient les minorités anglophones du Québec. Bien entendu, divers représentants d'autres régions du pays devaient également représenter les minorités francophones dans ces régions.

La sénatrice Ringuette : Cela veut-il dire que, si le fait que des sénateurs du Québec dans chacune des divisions sénatoriales estiment qu'il y a un problème s'ils doivent représenter leur division, alors le problème va peut-être au-delà du simple fait de posséder une propriété d'au moins 4 000 $?

La sénatrice Seidman : Je ne suis pas sûre de comprendre la question en ce qui concerne la propriété de 4 000 $. La question a trait à la représentation à l'échelle fédérale. C'est là où je voulais en venir, c'est-à-dire que la représentation selon la population et l'élection à la Chambre des communes, une assemblée élue, ne ferait pas nécessairement en sorte qu'une petite minorité au Québec, un million d'anglophones, soit représentée à la Chambre des communes. Dans une certaine mesure, les Pères fondateurs avaient prévu un rôle spécial pour le Sénat, c'est-à-dire que les minorités y seraient représentées.

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