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Affaires sociales, sciences et technologie

Motion tendant à autoriser le comité à étudier le Cadre fédéral de prévention du suicide--Suite du débat

22 mars 2022


Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de la proposition du sénateur Kutcher pour que le Comité permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie étudie le Cadre fédéral de prévention du suicide selon les critères spécifiques que le sénateur énumère dans sa motion. Ces critères comprennent une évaluation de l’efficacité du cadre; un examen des taux de suicide chez la population canadienne et des groupes particuliers au Canada; un rapport sur la somme des subventions fédérales accordées aux initiatives et aux programmes de prévention du suicide; la démonstration d’une éventuelle « baisse importante, fondamentale, durable et démontrable des taux de suicide chez la ou les populations ciblées »; des recommandations pour que le Cadre fédéral de prévention du suicide du Canada et les subventions fédérales destinées aux activités de prévention du suicide soient fondés sur les meilleures données probantes disponibles concernant les causes de la baisse des taux de suicide; l’exigence que le comité soumette au Sénat le rapport final sur son étude au plus tard le 16 décembre 2022.

Je pense qu’une des principales préoccupations du sénateur Kutcher au sujet du Cadre fédéral de prévention du suicide est de savoir, grâce à des données quantifiables et scientifiques, si les activités prévues dans le cadre sont efficaces. Toutefois, je ne peux pas m’empêcher de constater que le contenu de la motion ressemble beaucoup à deux études publiées par le sénateur Kutcher avant son arrivée au Sénat. La première, qui date de 2016, est intitulée School- and Community-Based Youth Suicide Prevention Interventions: Hot Idea, Hot Air, or Sham?. La seconde, publiée en 2017, a pour titre Suicide Prevention: Doing the Right Thing Is Not the Same as Doing Something. Ces études portant sur des programmes populaires de prévention du suicide concluent toutes deux que les programmes en question peuvent être inefficaces, voire nuisibles. Je suppose que c’est ce type de programme que le sénateur Kutcher avait en tête lorsqu’il a demandé au Comité des affaires sociales d’évaluer les programmes préconisés par le gouvernement dans le cadre du Cadre fédéral de prévention du suicide.

Cela dit, je n’en suis pas absolument certaine parce que pendant son discours de 15 minutes, le sénateur Kutcher n’a pas mentionné d’exemples précis. Il a tenu des propos vagues sur :

[...] ceux qui utilisent le désespoir lié au suicide et la peine et la souffrance des autres pour vendre, promouvoir ou lancer des activités, des programmes ou des produits qui sont censés prévenir le suicide, alors qu’il n’en est rien.

Il a ajouté :

Nous aimerions avoir l’assurance que fournissent des preuves solides et convaincantes sur l’efficacité des interventions qui sont mises en place, avant qu’elles ne soient appliquées.

Il n’y a pas non plus d’exemples dans la motion. Même lorsque j’ai donné l’occasion au sénateur Kutcher d’expliquer les interventions de prévention du suicide que le gouvernement Trudeau a mises en œuvre par l’entremise du cadre fédéral depuis son arrivée au pouvoir, il n’en était pas certain. Il a dit qu’il ne pouvait pas parler au nom du gouvernement actuel ni se prononcer sur les mesures qu’il a prises.

Je trouve une telle réponse étonnante de la part d’un sénateur qui est psychiatre et qui joue même le rôle de conseiller en santé mentale pour le gouvernement Trudeau de temps à autre. Je me souviens aussi d’avoir vu le sénateur Kutcher à la télévision parmi les quelques invités à Rideau Hall pour l’assermentation de la nouvelle ministre de la Santé mentale et des Dépendances du gouvernement Trudeau. De toute évidence, si quelqu’un était au courant de ce qu’avait fait le gouvernement dans le dossier de la santé mentale, ce serait le sénateur Kutcher. Son incapacité à répondre n’augure rien de bon pour le bilan du gouvernement Trudeau en matière de santé mentale et de prévention du suicide pour les six dernières années et demie.

Étant donné que nous ignorons ce que le gouvernement Trudeau a mis en œuvre, on ne sait pas trop ce que le Comité des affaires sociales étudierait. Le sénateur Kutcher dit : « Nous devons le savoir. » Or, là est le problème : ce n’est pas le cas. La motion est trop vague et donne trop peu d’indications pour permettre au comité de savoir par où commencer.

Comme l’a dit le sénateur Kutcher dans son discours :

Nous ne tolérions pas la dépense de grandes sommes de deniers publics pour des interventions dont l’efficacité n’a été confirmée que par peu de preuves, voire aucune.

Néanmoins, la question demeure : le gouvernement Trudeau a-t-il consacré des sommes d’argent importantes à des mesures de prévention du suicide?

Sans grand étonnement, les rapports d’étape bisannuels sur le cadre publiés par le gouvernement Trudeau sont bien minces. Tellement que c’en est embarrassant. Les deux rapports superficiels publiés en ligne à ce jour utilisent le même gabarit et se résument à quelques phrases dans chacune des sections. C’est loin d’être à la hauteur quand on traite d’une question aussi grave que la prévention du suicide.

Bien entendu, il faut dépenser sagement l’argent des contribuables. Les données et le suivi constituent des facteurs importants pour évaluer l’efficacité des mesures de prévention du suicide. Toutefois, il ne faut pas non plus perdre de vue le gros bon sens. La création du Cadre fédéral de prévention du suicide avait pour but de permettre aux provinces et aux régions d’échanger entre elles les pratiques exemplaires de sorte qu’elles n’aient pas à réinventer la roue chaque fois. Certaines de ces idées peuvent prendre la forme d’activités ou de programmes établis, mais d’autres pourraient être relativement simples et peu coûteuses. Par exemple, lors de l’étude initiale du projet de loi visant à créer le cadre, il a été suggéré de limiter le nombre de comprimés de Tylenol vendus dans un même contenant. C’est une idée simple, mais elle pourrait réellement sauver des vies. Je crois que nul d’entre nous n’a besoin d’une tonne de données empiriques ou d’une étude prolongée en comité pour comprendre cela. Il serait regrettable que la motion du sénateur Kutcher écrase de telles idées toutes simples en les enlisant dans les formalités administratives et la paperasse, ce qui en retarderait inutilement la mise en œuvre alors qu’elles pourraient déjà être en place et sauver des vies.

Le sénateur Kutcher a avancé que le suicide était un sujet chargé d’émotion, mais il a aussi déclaré que « des études scientifiques robustes de conception appropriée et employant des méthodes et des analyses appropriées sont requises pour mesurer la diminution des taux de suicide ». J’estime que nous devrions aussi faire attention à ne pas devenir complètement détachés, comme c’est le cas dans les publications universitaires, de la question qui est au centre du suicide, c’est-à-dire de l’humanité. Fondamentalement, nous parlons ici de la vie et de la mort d’êtres humains.

Le sénateur Kutcher a dit dans son discours qu’il avait rencontré des personnes ayant survécu au suicide d’un proche et qu’elles lui avaient demandé d’expliquer pourquoi cela s’était produit. Il n’a pas pu répondre à cette question dans la plupart des cas. Je ne suis pas d’accord. La vérité est que la raison cachée derrière un suicide dans 90 % des cas est la maladie mentale. Ceux qui restent ont désespérément besoin d’entendre cette réponse, pour cesser de se demander à jamais s’ils auraient pu ou du faire quelque chose.

Comme la plupart d’entre vous le savent, j’ai moi-même survécu au suicide d’un de mes proches. Mon défunt mari, Dave Batters, qui était député au Parlement, a lutté contre des problèmes de dépression, d’anxiété et de dépendance. En 2008, alors qu’il était toujours un parlementaire, Dave a décidé de rendre public son combat avec la maladie mentale, un geste révolutionnaire à l’époque. Il y avait énormément de préjugés au sujet des problèmes de santé mentale. Pour les personnalités publiques, en particulier les politiciens, la maladie mentale pouvait sonner la fin d’une carrière. La Journée Bell Cause pour la cause n’existait pas encore, et le rapport révolutionnaire du Comité sénatorial des affaires sociales sur la santé mentale n’avait été publié que deux ans auparavant.

Tout au long de sa maladie, Dave et moi avons vécu les faiblesses du système de soins de santé mentale. Les lacunes étaient nombreuses et extrêmement pénibles. Tragiquement, Dave s’est suicidé en juin 2009, deux semaines avant son quarantième anniversaire de naissance.

J’ai publié un communiqué de presse sur le suicide de Dave dans l’esprit de son ouverture au sujet de son combat avec la maladie mentale. Il existait toujours d’importants préjugés au sujet de la maladie mentale, mais le suicide était vraiment un sujet tabou. En suscitant une discussion publique, la mort de Dave a fait sortir le suicide de l’ombre.

Le premier ministre Stephen Harper a prononcé un éloge important lors des funérailles de Dave en ne parlant pas uniquement de Dave, mais aussi du fait que la dépression et l’anxiété frappent sans discernement. Il a dit ceci :

La dépression peut frapper les âmes les plus solides. Peu importe ce que nous avons accompli ou l’avenir prometteur qui nous attend.

Le discours du premier ministre Harper était sans précédent pour ce qui est de parler publiquement et ouvertement de la santé mentale et du suicide. Je connais même des professeurs de psychologie qui ont fait lire ce discours à leurs étudiants dans le contexte des discussions sur la sensibilisation à la santé mentale et la prévention du suicide.

Dans les années suivantes, j’ai participé à des initiatives axées sur la promotion de la santé mentale et des collectes de fonds pour cette cause, surtout dans le domaine de la prévention du suicide. Encore engagée dans la sphère politique et très proche de nombreux anciens collègues de Dave parmi les députés, j’ai appuyé le projet de loi d’initiative parlementaire présenté par Harold Albrecht pour créer le Cadre fédéral de prévention du suicide. Je savais qu’un tel cadre serait un bon moyen de remédier à certaines lacunes dans le système de soins de santé mentale et qu’il donnerait la possibilité aux régions des quatre coins du pays de mettre en commun leurs idées et leurs meilleures pratiques en matière de prévention du suicide.

J’ai témoigné devant le Comité permanent de la santé de la Chambre des communes pour exprimer mon appui au projet de loi C-300 présenté par le député Albrecht en mars 2012. Son projet de loi a ultimement été adopté au Parlement en décembre de cette même année, et le gouvernement Harper a déployé des efforts pour mettre en œuvre le Cadre fédéral de prévention du suicide.

Je faisais partie du caucus du gouvernement conservateur lors des premières années qui ont suivi l’entrée en vigueur du projet de loi du député Albrecht. Je m’entretenais souvent avec mes collègues du caucus, y compris la ministre de la Santé, à propos du Cadre fédéral de prévention du suicide. Cela m’a permis d’être bien informée des efforts qu’ils déployaient dans ce dossier.

Lorsque le gouvernement Trudeau est arrivé au pouvoir en 2015, le Cadre fédéral de prévention du suicide était si bien établi que ce gouvernement aurait dû pouvoir simplement le mettre en vigueur. Pourtant, il semble qu’il ne l’ait pas fait. À voir ce que le gouvernement Trudeau a fait en matière de prévention du suicide au cours des six dernières années et demie, il semble qu’il ne s’est pas passé grand-chose. Même son conseiller en santé mentale ne peut pas nous le dire avec certitude.

Toutefois, je peux vous dire ce que le gouvernement a fait pendant ce temps. La légalisation du cannabis au Canada aura été la plus grande « réalisation » du premier ministre Justin Trudeau. Cette légalisation est peut-être populaire dans certains milieux, mais la consommation fréquente de marijuana est mauvaise pour la santé mentale. Au fil du temps, elle augmente le risque de dépendance et d’autres problèmes de santé mentale et peut susciter ou aggraver la dépression et l’anxiété. Les recherches montrent que ces effets néfastes sont particulièrement préoccupants pour les jeunes de moins de 25 ans, dont le cerveau est encore en développement.

Autre changement important apporté par le gouvernement Trudeau dans le domaine de la santé mentale : l’accès à l’aide au suicide est élargi pour inclure les personnes dont la maladie mentale est la seule condition sous-jacente. En fait, c’est le parrain même de la motion dont nous sommes saisis aujourd’hui, le sénateur Kutcher, qui a recommandé la modification législative à cet effet.

Le sénateur Kutcher, dans son discours pour présenter la motion à l’étude aujourd’hui, a dit que le gouvernement ne devrait financer que les programmes de prévention du suicide qui ont comme objectif « [...] une baisse importante, fondamentale, durable et démontrable des taux de suicide [...] ». Eh bien, savez-vous ce qui n’aide pas à parvenir à « une baisse importante, fondamentale, durable et démontrable des taux de suicide »? Adopter des lois qui font du suicide une option offerte par l’État aux personnes qui souffrent de détresse psychologique, et offrir le suicide comme choix rationnel à titre de traitement de la maladie mentale. C’est ce que le gouvernement Trudeau a fait pour la prévention du suicide. Honorables sénateurs, c’est une honte.

Le nombre de personnes qui ont eu recours au suicide assisté depuis sa légalisation continue de grimper. Près de 8 000 Canadiens ont obtenu l’aide médicale à mourir en 2020, une hausse de 17 % par rapport à 2019. La valeur de 2019 représentait déjà une hausse de 26 % par rapport à l’année précédente. De plus, ces chiffres ne tiennent pas compte du dernier changement important : le retrait de l’exigence d’une mort imminente et l’expansion de l’accès pour les personnes dont la maladie mentale est la seule condition sous-jacente. Entre ce plus grand accès à l’aide médicale à mourir et les effets négatifs de la pandémie sur la santé mentale des Canadiens, je prédis que le nombre de personnes demandant le suicide assisté continuera de grimper considérablement.

Plus tôt ce mois-ci, j’ai été consternée de lire un gazouillis de la British Columbia Aboriginal Network on Disability Society, qui illustrait exactement le scénario que je craignais quand le Sénat a élargi les critères d’admissibilité au suicide assisté pour inclure les personnes dont la mort n’est pas imminente. Ce gazouillis disait :

Nous avons fermé notre page sur GoFundMe aujourd’hui. Nous devions utiliser les fonds pour essayer d’aider une femme handicapée qui n’était pas en fin de vie, mais qui a choisi de recourir à l’aide médicale à mourir plutôt que de souffrir à cause d’un manque de soutien. Bon sang, nous avions recueilli 270 $. Elle est morte en recevant l’aide médicale à mourir le 23 février, à l’âge de 51 ans.

Laisser les Canadiens sans une aide adéquate qui répond à leurs besoins pour ensuite leur offrir une « option » comme l’aide au suicide, ce n’est pas du tout une façon de leur donner des possibilités. Voilà le bilan du gouvernement Trudeau.

Comme j’ai déjà beaucoup parlé de l’aide au suicide pendant nos débats sur la question, je ne vais pas revenir là-dessus maintenant, mais je dirai que mon expérience m’a amenée à me méfier du gouvernement Trudeau lorsqu’il s’agit d’établir quels sont les intervenants qui peuvent fournir des « données » jugées adéquates et quels « experts » triés sur le volet seront choisis pour mener l’examen par les pairs.

Je dirai simplement que, même si je comprends les efforts du sénateur Kutcher pour obtenir plus de transparence de la part du gouvernement Trudeau, je lui souhaite bonne chance, car c’est ce que nous avons tenté de faire pendant des années, et je crois que le gouvernement devrait déjà fournir une grande partie de cette information dans le rapport biennal qu’il est tenu de publier sur le Cadre fédéral de prévention du suicide. Le Comité sénatorial des affaires sociales ne devrait pas avoir à quémander cette information. Le fait que le gouvernement ne fournisse pas cette information de façon proactive soulève des questions sur la sincérité de son engagement à l’égard de la santé mentale et de la prévention du suicide.

Comme je l’ai dit plus tôt, la prévention du suicide n’est pas qu’un exercice académique abstrait. Ce n’est pas un sujet à propos duquel on écrit des gazouillis deux fois par année à l’occasion de la Journée Bell Cause pour la cause ou de la Semaine de la santé mentale. La prévention du suicide revêt une importance vitale. Il s’agit de sauver des vies. Voilà pourquoi je m’inquiète que la portée de cette étude, en se concentrant sur cette motion — que je considère comme imparfaite —, soit elle-même imparfaite et fasse plus de mal que de bien.

La motion du sénateur Kutcher nous demande d’étudier l’efficacité du Cadre fédéral de prévention du suicide, que le gouvernement Trudeau n’a pas encore totalement mis en œuvre. Il met la charrue devant les bœufs.

Je serais entièrement d’accord pour que le Comité des affaires sociales étudie la prévention du suicide en général. Surtout, que l’on encourage le gouvernement Trudeau à mettre totalement en œuvre ce cadre. Toutefois, la motion à l’étude risque de miner le Cadre fédéral de prévention du suicide. J’espère qu’aucun de nous ne le souhaite. À quelle fin, honorables sénateurs? Pour le déchirer et reprendre à zéro encore une fois?

Après six ans et demi d’inaction du gouvernement Trudeau, nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre davantage, surtout quand des Canadiens vulnérables risquent de le payer de leur vie. Voilà pourquoi je n’appuierai pas cette motion. Merci.

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