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Éthique et conflits d'intérêts des sénateurs

Motion tendant à autoriser le comité à étudier un cas de privilège ayant trait à l'intimidation de sénateurs--Débat

7 décembre 2023


Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de la motion présentée par la sénatrice Saint-Germain à la suite de la décision de la Présidente selon laquelle la question de privilège était fondée à première vue en ce qui concerne les événements du 9 novembre 2023.

Je rappelle le passage suivant de la décision rendue mardi par la Présidente :

[...] cet examen initial vise à déterminer si, à première vue, une personne raisonnable pourrait conclure qu’il aurait pu y avoir atteinte au privilège.

Chers collègues, à première vue, autrement dit de prime abord, la Présidente a déterminé que ces événements pourraient avoir porté atteinte au privilège parlementaire. Pour l’instant, rien ne permet de conclure avec certitude qu’il y a eu atteinte au privilège. Un second processus le déterminera et la sénatrice Saint-Germain propose une méthode pour y parvenir, méthode qui est inappropriée à mon avis. J’y reviendrai. Toutefois, jamais la motion de la sénatrice Saint‑Germain ne demande au Comité de l’éthique de déterminer s’il y a eu, le cas échéant, atteinte au privilège. Cette motion présume plutôt que l’atteinte au privilège est avérée. Voici ce que la sénatrice Saint-Germain a dit :

Dans sa décision, la Présidente a clairement établi qu’il y a eu atteinte au privilège. Par conséquent, aucun article du Règlement ni élément de privilège ne doit être étudié, interprété ou modifié.

Légalement, c’est extrêmement préoccupant. C’est comme si on déclarait une personne coupable en se fondant uniquement sur l’enquête préliminaire, sans même tenir un procès afin de déterminer si la personne est coupable ou non, mais en lui imposant plutôt sa peine.

Je maintiens toujours que mon comportement dans cette affaire ne répond pas aux critères d’une atteinte au privilège parlementaire, que ce soit de prime abord ou dans les faits.

L’article 13-2(1) prévoit quatre critères. Seulement un de ces critères a été respecté, soit l’exigence qu’un avis écrit soit donné à la première occasion.

La décision de la Présidente, longue de 18 pages, ne présente presque aucun fait pour appuyer sa conclusion que mon cas répondait aux trois autres critères.

Selon le deuxième critère, l’affaire doit se rapporter directement « [...] aux privilèges du Sénat, d’un de ses comités ou d’un sénateur [...] »

Cette condition n’était pas remplie dans mon cas. Les médias sociaux ne relèvent pas de la compétence de la Présidente du Sénat. Même la Présidente Gagné a indiqué ceci dans sa décision :

[...] nous devons évidemment être très prudents quant au risque de limiter indûment la liberté d’expression, qui est un principe clé de notre société. C’est la raison pour laquelle nous n’avons pas l’habitude de traiter des questions relatives aux médias sociaux par la voie du privilège. Les actes malheureux commis sur les médias sociaux ne devraient pas nous hâter à modifier cette approche fondée sur des principes [...]

Normalement, la présidence ne traite pas des questions relatives aux réseaux sociaux parce qu’elle n’en a pas la capacité. Les réseaux sociaux ne sont pas considérés comme une « délibération du Parlement » et ne relèvent donc pas de la compétence de la présidence ni du Sénat en ce qui a trait aux questions de privilège. Plusieurs décisions ont été rendues à ce sujet, mais aucune n’a été citée dans la décision de la Présidente Gagné. Nous disposons également de la jurisprudence pour nous guider dans cette affaire, mais on ne l’a pas citée non plus.

Ceci figure à la page 79 de la troisième édition de La procédure et les usages de la Chambre des communes :

La Cour fédérale a expressément établi que les communications aux électeurs ne font pas partie des délibérations du Parlement et ne constituent pas non plus des documents parlementaires et a par conséquent jugé qu’elles ne sont pas protégées par le privilège parlementaire.

Le cas de 2003 concernait le bulletin parlementaire, ou l’infolettre, d’un député, mais, en 2023, les réseaux sociaux sont l’équivalent des communications aux électeurs.

La troisième condition, c’est qu’il doit s’agir d’une « atteinte grave et sérieuse ». La sénatrice Clement elle-même a qualifié les gazouillis de « message irréfléchi » et a déclaré qu’ils « manquaient de nuances ». Il ne s’agit pas là d’une atteinte grave et sérieuse. En outre, ni la publication ni son partage n’étaient menaçants de quelque manière que ce soit, et ils n’invitaient pas à un tel comportement.

La Présidente Gagné affirme dans sa décision qu’« [il] y avait un lien de cause à effet extrêmement étroit qui relève clairement du privilège ». Mais cette affirmation n’est pas conforme à la réalité dans mon cas. Il n’y avait carrément aucun lien de cause à effet entre le fait que j’aie partagé un gazouillis et la menace envers la sénatrice Clement. Aucun élément de preuve n’indique que le partage de ce message a eu pour effet que la sénatrice Clement a été menacée. Personne n’a démontré un tel lien de cause à effet.

Le message que j’ai partagé disait aux gens comment communiquer avec deux titulaires de charge publique dont les coordonnées sont diffusées publiquement, grâce à un financement public, pour que les gens puissent communiquer avec elles. Le message suggérait de leur demander pourquoi elles avaient voté comme elles l’avaient fait au sujet d’un projet de loi particulier. En tant que parlementaires, nous avons tous des comptes à rendre à propos de nos votes, ce qui est normal. Cela dit, je n’ai encouragé personne à menacer ces sénatrices ni à les harceler. Je n’aurais jamais fait une chose pareille.

Aucun élément de preuve ne montre que mon partage, qui était l’un des 796 partages de ce message, a été de quelque manière que ce soit la cause de la menace qu’a reçue la sénatrice Clement. La même situation aurait pu se produire même si je n’avais pas partagé ce message. Quelques personnes seulement ont réagi à mon partage. Nous n’avons été informés d’aucun élément de preuve indiquant que la personne qui a menacé la sénatrice Clement aurait vu mon partage ou le message initial, ni qu’elle aurait vu ses coordonnées dans les médias sociaux.

Dans les jours qui ont précédé, la sénatrice Clement a été citée dans les bulletins de nouvelles comme ayant proposé l’ajournement du débat. Il suffit de faire une recherche de deux secondes sur Google ou sur le site Web du Sénat pour trouver les coordonnées de la sénatrice Clement. Les biographies des sénatrices Clement et Petitclerc sur Twitter comportent toujours un lien direct vers leurs coordonnées sur le site Web du Sénat, ainsi que le nom des membres de leur personnel, même si j’ai attiré leur attention sur ce point dans mon intervention il y a deux semaines.

Le quatrième et dernier critère pour déterminer s’il y a matière à question de privilège est que la demande doit viser à obtenir une véritable réparation que le Sénat a le pouvoir d’accorder et pour laquelle aucun autre recours parlementaire n’est raisonnablement possible.

Le Sénat n’a aucun contrôle sur les médias sociaux, et la décision de la Présidente Gagné indique à la page 10 deux autres procédures possibles. De toute évidence, les gestes que j’ai posés à cet égard en partageant un gazouillis contenant les coordonnées accessibles au public de deux sénatrices sans y ajouter la moindre observation ne respectent pas les quatre critères permettant de conclure de prime abord ou non, qu’il y a matière à question de privilège.

Cela étant dit, j’aimerais aborder directement le libellé de la motion de la sénatrice Saint-Germain. Tout d’abord, comme je l’ai indiqué, le but de cette motion aurait dû être de renvoyer au comité ce que la Présidente a estimé, de prime abord, être une question de privilège, afin que celui-ci fasse une enquête plus approfondie, tire des conclusions et, le cas échéant, recommande une solution afin de remédier à cette atteinte au privilège. Cependant, sa motion ne fait aucunement mention de cela.

Tout d’abord, la motion renvoie la question au comité de l’éthique pour « étude et rapport ». Normalement, ces questions sont renvoyées au comité du Règlement, dont je suis la vice‑présidente, mais il ne s’agit pas d’une motion ordinaire. Elle fait d’abord référence à la mise à jour du Code régissant l’éthique et les conflits d’intérêts des sénateurs, ce qui se produit régulièrement et dont la mise en branle ne nécessite pas une motion du Sénat.

Il est ensuite question des « obligations des sénateurs dans l’exercice de leurs fonctions ». Je ne sais pas exactement ce que la sénatrice Saint-Germain recherche avec cette partie de la motion, mais c’est à la fois vague et assez vaste, ce qui me préoccupe.

Honorables sénateurs, je suis particulièrement préoccupée par les deux dernières dispositions de cette motion, qui précisent des règles de fonctionnement du comité de l’éthique pour traiter cette question cruciale. La première autorise le comité de l’éthique à « [...] se réunir en public s’il décide de le faire » et la dernière disposition de la motion dit que tout sénateur qui n’est pas membre du comité de l’éthique n’est pas autorisé à être présent à moins de le faire à titre de témoin et à l’invitation du comité.

Ces deux dernières dispositions sont très problématiques. Les réunions du Comité de l’éthique sur cette question de privilège fondamentale qui a des répercussions importantes sur la liberté d’expression de tous les sénateurs peuvent avoir lieu en public si le comité décide de le faire. De plus, un sénateur faisant l’objet d’allégations de violations ne sera pas nécessairement autorisé à se défendre devant le comité. Tout dépend du bon vouloir du comité, « s’il décide de le faire ».

Il est choquant que ce soit même proposé par la facilitatrice du Groupe des sénateurs indépendants. C’est bien loin d’être un processus ouvert et transparent. Les réunions de comité de cette nature ne devraient pas être tenues en secret. Habituellement, les cas d’atteinte alléguée au privilège sont renvoyés au Comité sénatorial du Règlement pour qu’il mène une enquête. Je siège à ce comité depuis 2013, et il se réunit pratiquement toujours en public.

Au lieu de cela, la motion de la sénatrice Saint-Germain vise à renvoyer la question au Comité de l’éthique, qui se réunit rarement en public, voire jamais. Ce manque d’ouverture et de transparence est particulièrement problématique en raison de la disposition suivante, qui interdit à tout sénateur qui n’est pas membre du Comité de l’éthique d’être présent, à moins de le faire à titre de témoin et à l’invitation du comité.

Honorables sénateurs, c’est totalement contraire aux règles les plus fondamentales de la justice naturelle. C’est comme un procès criminel où l’accusé n’est pas autorisé à assister ou même à regarder le procès qui donne lieu à sa condamnation. Puisque je ne suis pas membre du Comité sur l’éthique, et même si je dois me défendre dans cette affaire d’atteinte au privilège, je ne serais pas autorisée à assister à ces réunions du Comité sur l’éthique à moins que je n’y sois présente « à titre de témoin et à l’invitation du comité ».

Qu’est-ce que c’est que cette Chambre étoilée? C’est vraiment épouvantable. Et comment puis-je me défendre alors que ces réunions du Comité sur l’éthique pourraient très bien se tenir à huis clos, de sorte que je ne pourrais même pas regarder ou lire les transcriptions de ces délibérations? Je ne serais pas en mesure de connaître les arguments contre moi auxquels je devrais répondre, car je peux vous dire qu’il n’y a presque rien dont je puisse me servir dans les documents et les mémoires que nous avons vus jusqu’à présent. Je regrette de dire que la décision de mardi ne cite qu’un minimum de précédents, qu’elle ne cite aucun argument avancé par les sénateurs lors du débat et qu’elle présente des faits limités.

La décision de 18 pages de la Présidente Gagné ne cite pratiquement aucun précédent, à l’exception d’une petite partie sélectionnée des décisions du président Furey sur les rappels au règlement du 16 mai et du 13 juin 2019, qui mentionnent les médias sociaux, mais ne traitent pas de leur relation avec le privilège parlementaire.

En outre, la décision de la Présidente Gagné ne cite pas la décision du Président Furey concernant la question de privilège rendue le 2 mai 2019, soit la même période, et qui indiquait clairement ce qui suit :

Le privilège ne s’applique pas à toutes les activités des sénateurs. Comme l’a expliqué le Président de l’autre endroit le 11 avril, « les pouvoirs du Président se limitent aux affaires internes de la Chambre, à ses propres délibérations [...] » Je souligne également le commentaire qui se trouve à la page 74 de la 14e édition de l’ouvrage Odgers’ Australian Senate Practice qui précise que le privilège ne s’applique pas au contenu d’un document produit à l’extérieur du cadre des délibérations parlementaires. Ces limites sont conformes au point soulevé dans le rapport sur le privilège publié en 2015 par le Comité du Règlement selon lequel :

À l’ère des Twitter et autres médias sociaux, il est bon de réitérer que, dans le droit canadien, les communications faites à l’extérieur des délibérations parlementaires, par exemple les gazouillis ou les billets de blogue, ne sont pas protégées par le privilège parlementaire.

Le discours que j’ai prononcé plus tôt sur cette question du privilège citait la décision de 2009 du Président Kinsella concernant des allégations faites dans un communiqué impliquant la sénatrice Cools dont les faits ressemblaient beaucoup à ceux de l’affaire m’impliquant; le Président avait conclu que la question de privilège n’était pas fondée à première vue. Cette décision concernait des faits identiques, mais elle n’est pas citée dans la décision de la Présidente Gagné.

Le document de travail sur le privilège produit en 2016 par le Comité sénatorial du Règlement alors que j’en faisais partie, citait cinq réformes recommandées en 1999 par le comité conjoint du Royaume-Uni concernant les parlementaires accusés d’outrage ou faisant l’objet de mesures disciplinaires.

Le comité avait recommandé que ces principes constituent la norme minimale pour le processus disciplinaire lié aux droits procéduraux au Parlement du Canada. Ces principes comprennent une description précise des allégations dont le parlementaire fait l’objet, la possibilité d’obtenir de l’aide juridique, la possibilité d’être entendu en personne, le droit de faire comparaître et d’interroger des témoins, et la capacité d’assister à toutes les réunions où des témoignages sont faits et d’obtenir la transcription des témoignages.

Honorables sénateurs, d’après le libellé de la motion de la sénatrice Saint-Germain et le déroulement du processus jusqu’à maintenant, on dirait que bien peu de ces principes s’appliqueraient à mon cas. Des audiences possiblement privées auxquelles je ne pourrais pas assister pour me défendre, aucune transcription des réunions — tout cela est profondément injuste, et je crois que, au fond, vous le savez.

Honnêtement, le Sénat devrait être meilleur que cela. Il l’a déjà été.

Aujourd’hui, vous pouvez vous dire que c’est bien correct parce que je ne suis qu’une sénatrice partisane. Peut-être que vous avez un compte à régler. Toutefois, ces règles, une fois qu’elles sont mises en place, s’appliquent à nous tous. C’est peut-être moi aujourd’hui, mais demain, ce pourrait être n’importe qui d’entre vous.

La décision de la Présidente Gagné d’appliquer pour la première fois le privilège parlementaire aux médias sociaux constitue une entrave majeure à la liberté d’expression des sénateurs. Cette décision va à l’encontre des faits énoncés, de tous les précédents et des décisions de la présidence directement pertinentes dans une nouvelle décision largement sans fondement qui ne mentionne même pas les arguments exposés et les décisions de la présidence citées par les sénateurs et ne fait même pas de distinction entre ceux-ci.

Honorables sénateurs, certains d’entre vous ont hâte de jeter les règles par-dessus bord en faveur de la création d’un nouveau Sénat révolutionnaire et indépendant, mais je vous demande de prendre du recul et de vraiment procéder à un second examen objectif de la question. Les principes qui sous-tendent nos processus parlementaires, la liberté d’expression, le débat démocratique, le privilège parlementaire, les lois mêmes de la justice naturelle sur lesquelles tout notre système est fondé ne devraient pas être défaits un beau mardi après-midi. Ce n’est pas ainsi que nous, en tant que parlementaires, devrions établir des règles au Sénat pour tous les Canadiens.

La sénatrice Saint-Germain a dit que la décision sur cette question nous gouvernera dans « les prochaines décennies ». Elle pourrait bien avoir raison. Je vous demande d’étudier attentivement cette question avant de déterminer dans quel camp vous vous rangerez. Merci.

Son Honneur la Présidente [ + ]

Sénateur Wells, avez-vous une question?

L’honorable David M. Wells [ + ]

Je voudrais que le débat soit ajourné à mon nom.

Son Honneur la Présidente [ + ]

L’honorable sénateur Wells, avec l’appui de l’honorable sénatrice Batters, propose que le débat soit ajourné à la prochaine séance du Sénat. Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?

Son Honneur la Présidente [ + ]

Que les sénateurs qui sont en faveur de la motion veuillent bien dire oui.

Son Honneur la Présidente [ + ]

Que les sénateurs qui sont contre la motion veuillent bien dire non.

Son Honneur la Présidente [ + ]

À mon avis, les non l’emportent.

Son Honneur la Présidente [ + ]

Je vois deux sénateurs se lever. Y a-t-il entente sur la durée de la sonnerie?

Son Honneur la Présidente [ + ]

Y a-t-il consentement pour tenir le vote immédiatement?

Son Honneur la Présidente [ + ]

Les honorables sénateurs disent cinq minutes. Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?

Son Honneur la Présidente [ + ]

Le vote aura lieu à 22 h 25.

Convoquez les sénateurs.

Son Honneur la Présidente [ + ]

Honorables sénateurs, le vote porte sur la motion suivante : L’honorable sénateur Wells propose, appuyé par l’honorable sénatrice Batters, que la suite du débat sur la motion soit ajournée à la prochaine séance.

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