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La Loi constitutionnelle de 1982

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat

10 juin 2025


L’honorable Raymonde Saint-Germain [ + ]

Chers collègues, pour ceux et celles d’entre vous qui pensent que le débat que nous amorçons sur ce projet de loi s’adresse aux adeptes de la Constitution plutôt qu’aux adeptes des Oilers d’Edmonton, je vous invite à rester dans cette Chambre, parce que ce débat est au cœur de la responsabilité que nous avons lorsque nous examinons les projets de loi, tout comme au cœur du respect des droits des minorités que nous représentons.

Je remercie le sénateur Harder, à qui revient le mérite d’avoir lancé le débat, en premier lieu en présentant une motion qui est morte au Feuilleton au moment de la dissolution de la 44e législature, puis en déposant de ce projet de loi.

Chers collègues, nous débattons d’une question qui est au cœur de notre démocratie, une question complexe, parce qu’elle nous amène à réfléchir de façon mesurée sur l’équilibre à trouver entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif en matière de droits fondamentaux. C’est, assurément, un équilibre délicat.

Le projet de loi S-218 mérite de faire l’objet d’une étude sérieuse et rigoureuse, car il propose de modifier notre loi la plus la fondamentale, soit la Loi constitutionnelle de 1982. Le parrain du projet de loi, comme il l’a lui-même reconnu, a lancé ce débat de façon délibérément provocatrice. Cela nous frappe d’autant plus lorsqu’on connaît l’expérience, le sens de la retenue et la prudente sagesse qui caractérisent notre estimé collègue le sénateur Harder.

S’il est juste de s’inquiéter, comme l’a soulevé le sénateur, d’une potentielle banalisation de l’utilisation de la clause dérogatoire à des fins populistes, électoralistes, voire tyranniques, je doute toutefois que le projet de loi S-218 soit la solution adéquate pour contrer les risques anticipés de déni de droit par le gouvernement fédéral.

Je veux maintenant mettre en lumière une perspective québécoise et proposer quelques pistes que nous pourrions explorer en examinant ce projet de loi. J’en profiterai aussi pour rectifier certaines inexactitudes qui ont été énoncées dans ce débat.

Je vais maintenant parler du fédéralisme et du partage des pouvoirs.

Avant d’aborder le cœur de la motion, je me sens obligée de rectifier certaines affirmations qui ont été faites sur l’architecture de notre fédération, des affirmations qui, je dois le dire, me sont restées en tête depuis le discours du sénateur Harder sur sa motion, le 24 septembre 2024. Je cite son discours, alors qu’il parlait d’une recrudescence, ces dernières années, de l’utilisation de la disposition de dérogation par les provinces :

Cette brève allégorie historique sert de contexte et de mise en garde contre la normalisation et les dérives de son utilisation au niveau infranational au cours des dernières années.

Je note l’utilisation des mots « niveau infranational » pour décrire les gouvernements provinciaux.

Chers collègues, au cours de mes années en tant que fonctionnaire du Québec, j’ai travaillé dans le cadre des compétences du Québec, ainsi que dans des domaines de compétence partagée avec Ottawa, dans de nombreux ministères, notamment ceux de l’Immigration, de la Santé et des Services sociaux, de l’Agriculture et même des Relations internationales. Pendant tout ce temps, je n’ai jamais eu l’impression d’exercer des pouvoirs et des responsabilités moindres déléguées par le gouvernement fédéral. Si je n’ai jamais eu ce sentiment, chers collègues, c’est tout simplement parce qu’au Canada, le concept de « niveau infranational » n’existe pas, ni dans la Constitution, ni dans la loi, ni dans aucune entente fédérale-provinciale-territoriale.

Au sein de la fédération canadienne, le gouvernement central partage les compétences, les pouvoirs et les responsabilités avec les gouvernements provinciaux et territoriaux. Nous parlons de différents ordres de gouvernement. Cette interprétation conviendrait mieux à un État unitaire, où la délégation de pouvoir est fréquente, ou à un autre système de gouvernance, mais non à notre fédération.

Cette question est cruciale dans le débat actuel, car le partage des compétences a été à la base de la création du Canada en 1867. Le partage des compétences est inscrit dans la Loi constitutionnelle, et il a contribué aux conditions qui ont rendu possible le rapatriement de la Constitution en 1982.

Pour mieux illustrer mon propos, permettez-moi de citer la Cour suprême du Canada dans son Renvoi relatif à la sécession du Québec. C’est mon cadeau pour votre départ à la retraite :

[...] le but de la Loi constitutionnelle de 1867

n’était pas de fusionner les provinces en une seule, ni de mettre les gouvernements provinciaux en état de subordination par rapport à une autorité centrale, mais d’établir un gouvernement central dans lequel ces provinces seraient représentées, revêtu d’une autorité exclusive dans l’administration des seules affaires dans lesquelles elles avaient un intérêt commun. Sous cette réserve, chaque province devait garder son indépendance et son autonomie, assujettie directement à la Couronne.

Dans cet extrait, la Cour suprême citait un autre de ses renvois sur l’Initiative and Referendum Act qui date de 1919. Cela démontre que l’égalité de statut entre l’autorité centrale et les autorités provinciales est bien établie dans la jurisprudence depuis plus de 100 ans. Non seulement ce principe est profondément ancré dans la jurisprudence, mais il est aussi très contemporain, car il est cité à la fois dans le renvoi relatif à la sécession du Québec présenté par la Cour suprême en 1985 et dans l’arrêt que la Cour suprême a rendu en 2018 dans l’affaire R. c. Comeau.

En effet, pas plus tard qu’en 2018, la Cour a rappelé que « [l]e concept de l’équilibre des compétences régit les tensions entre le centre et les régions [...] »

Peter Hogg, une sommité du droit constitutionnel canadien, également cité par le sénateur Harder dans son discours à l’étape de la deuxième lecture, avait ceci à dire au sujet de la répartition des pouvoirs au sein de la fédération canadienne :

La fédération canadienne se compose d’un gouvernement central et de gouvernements provinciaux et territoriaux. Lorsqu’on parle des relations entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux [...], on emploie souvent l’expression « niveaux de gouvernement ». Ce terme peut être trompeur, car il laisse entendre qu’un gouvernement est subordonné à l’autre. Il serait plus juste de dire que le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux sont « coordonnés », puisqu’ils jouissent de pouvoirs égaux et de la même indépendance dans leurs sphères respectives.

Même le Comité judiciaire du Conseil privé de la Grande-Bretagne, qui, avant 1949, était l’autorité ultime au Canada en matière d’interprétation de la répartition constitutionnelle des pouvoirs législatifs, était décrit comme « un champion des provinces » se rangeant le plus souvent du côté des provinces pour défendre leurs pouvoirs.

Dans notre système de gouvernance, chaque ordre de gouvernement a ses pouvoirs, son autorité et son utilité. Je siège tous les jours à côté de ma collègue, la sénatrice Clément, qui a consacré une partie de sa carrière à l’administration municipale, à l’instar de beaucoup d’autres sénateurs. Je pense notamment aux sénateurs Forest, Carignan, Sorensen et Arnold. Je connais le type de services essentiels et de première ligne qu’ils ont fournis. Même si les municipalités relèvent techniquement de la compétence provinciale, je dois dire qu’il ne m’aurait jamais traversé l’esprit de les qualifier simplement d’« infra-provinciales ».

Chers collègues, nous sommes appelés au Sénat pour représenter nos provinces et territoires respectifs. Notre rôle n’est pas, ne serait-ce que par le choix de nos mots, de diminuer leurs droits et pouvoirs constitutionnels en laissant entendre leur subordination à une entité centrale.

Maintenant que je me suis libérée de ce poids, permettez-moi de revenir brièvement sur l’histoire de la disposition de dérogation.

Je serai brève, puisque cette partie de notre histoire est bien connue. Les négociations entourant le rapatriement de la Constitution ont été difficiles.

En opposition au gouvernement fédéral se trouvait le Groupe des 8, une alliance de premiers ministres provinciaux qui avaient des demandes communes. L’acceptation de la clause dérogatoire, conclue à minuit moins une, le soir du 4 novembre 1981, a été essentielle à l’assentiment de toutes les provinces, mis à part le Québec, et à la signature de l’entente constitutionnelle.

Ces négociations — le sénateur Joyal nous l’a souvent rappelé —, qui se sont tenues au quatrième étage de l’actuel édifice du Sénat, à quelques pas de mon bureau, ont été baptisées le Kitchen Accord, ou la nuit des longs couteaux, selon le côté de la rivière des Outaouais où l’on se trouve.

Malgré la controverse, le point principal à retenir de ces négociations, et de cet accord, est l’absolue nécessité d’ajouter la clause dérogatoire à la Constitution pour que certaines provinces acceptent de le signer. Quelle que soit notre position sur cette clause, il s’agit d’un fait irrévocable.

Je vais maintenant parler de la portée du projet de loi S-218.

Dans ses interventions, le sénateur Harder fait valoir que la question de la banalisation du recours à la disposition de dérogation est principalement provinciale. Or, nous sommes saisis d’un projet de loi dont la portée est purement fédérale. En effet, le projet de loi S-218 ne ferait que restreindre l’application de l’article 33 à la législation fédérale.

Le projet de loi propose également que le Parlement limite sa capacité à légiférer comme il l’entend sur tout projet de loi invoquant la disposition de dérogation. Pour défendre l’adoption de cette modification constitutionnelle, le sénateur Harder a laissé entendre, à la suite de déclarations publiques faites plus tôt cette année, qu’un futur gouvernement invoquerait cet article pour adopter des lois controversées.

Bien que cette possibilité soit très préoccupante, la vérité est que l’article 33 de la Charte n’a jamais été invoqué par un gouvernement fédéral depuis le rapatriement de la Constitution il y a 43 ans. Cette situation purement hypothétique romprait avec la tradition et la pratique. Par conséquent, je ne pense pas que nous devrions restreindre les pouvoirs constitutionnels et législatifs du Parlement sur la base de spéculations.

Le projet de loi S-218 pourrait également nous mettre dans une situation délicate lorsque nous examinerons des projets de loi fédéraux qui font référence à des lois provinciales adoptées au moyen de la disposition de dérogation. Comme vous vous en souviendrez, nous nous sommes retrouvés dans cette situation il n’y a pas si longtemps, lorsque nous avons étudié le projet de loi C-13, Loi modifiant la Loi sur les langues officielles, édictant la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale et apportant des modifications connexes à d’autres lois.

Lors du débat sur le projet de loi, plusieurs sénateurs ont soulevé la question de la référence à la Charte de la langue française du Québec. Ils ont même proposé un amendement visant à retirer cette référence, soutenant qu’elle créerait un dangereux précédent. Après mûre réflexion, le Sénat a toutefois rejeté l’amendement et adopté le projet de loi C-13. Le projet de loi S-218 nous empêchera-t-il d’adopter un projet de loi dans une situation comparable, ou du moins empêchera-t-il le gouvernement de recourir à la fixation de délai ou de demander au Sénat de se former en comité plénier?

Le sénateur Harder a voté en faveur du projet de loi C-13 et, à l’époque, n’a soulevé aucune objection concernant la référence à une mesure législative provinciale ayant été adoptée au moyen de la disposition de dérogation. Je pense que c’est un bon exemple qui montre que, même dans les situations controversées, nous devrions laisser le Sénat légiférer sans entraves.

Ce projet de loi, chers collègues, limiterait le rôle principal du Sénat, qui est de légiférer. Il introduirait également, pour la toute première fois dans notre Constitution, la notion de partis politiques et de politique partisane. En exigeant, à l’alinéa 33.1(9)b), l’appui « [...] des membres d’au moins deux groupes composés exclusivement des députés qui adhèrent à un même parti reconnu », le projet de loi S-218 fait intervenir des considérations partisanes dans le document fondateur du Canada, la Loi constitutionnelle, qui est censé être au-dessus des considérations partisanes.

Même dans le processus de modification de la Constitution, une majorité simple est requise à la Chambre et au Sénat, sans aucune mention d’affiliation politique.

Je dois dire qu’en tant que sénatrice indépendante, il y a là quelque chose qui me dérange.

En outre, en exigeant une décision préalable de la Cour suprême, ce projet de loi soulève la question de l’interrelation entre les pouvoirs judiciaire et législatif. Je suis d’avis que ces questions importantes méritent un examen plus approfondi.

Je vais maintenant parler de la disposition de dérogation dans la perspective du Québec.

Il est compréhensible que l’utilisation de l’article 33 ait une mauvaise réputation. À la base, il s’agit d’une atteinte aux droits et libertés fondamentaux sans recours judiciaire approprié. Son utilisation doit être, au mieux, rare, justifiée et exercée avec le plus grand discernement.

Ceci étant dit, je vais maintenant prendre quelques minutes pour illustrer une autre perspective de la disposition de dérogation, une perspective unique au Canada, qui vient du Québec, où la disposition a été le plus utilisée et où la Constitution de 1982, qui inclut la Charte, n’a pas encore été signée.

Dans The Notwithstanding Clause and the Canadian Charter: Rights, Reforms, and Controversies, ouvrage publié sous la direction de Peter L. Biro, un superbe ouvrage que j’encourage tout le monde à lire et qui a d’ailleurs été cité par le sénateur Harder, une partie entière est consacrée au Québec et à sa situation particulière.

Une section a particulièrement retenu mon attention, car je pense qu’elle apporte un éclairage supplémentaire sur l’utilisation de cette clause ou disposition de dérogation par le gouvernement du Québec. Dans Bill 21 and Bill 96 in Light of a Distinctive Quebec Theory of the Notwithstanding Clause: A Distinct Approach for a Distinct Society and a Distinct Legal Tradition, les constitutionnalistes Guillaume Rousseau et François Côté défendent la théorie selon laquelle l’approche distincte du Québec à l’égard de cette disposition repose sur trois principes : premièrement, la promotion des droits de la personne, de la justice sociale et de l’identité nationale; deuxièmement, la tradition juridique civiliste de la province; troisièmement, la protection contre une interprétation uniformisée et uniformisante de la common law par les tribunaux canadiens des droits garantis par la Charte.

Selon Rousseau et Côté :

Au Québec, cette disposition a été invoquée dans la grande majorité des cas au nom d’enjeux collectifs de justice sociale ou d’identité nationale, par exemple pour permettre aux femmes de bénéficier de régimes de retraite plus avantageux que ceux de leurs homologues masculins afin d’améliorer la condition féminine, ou encore de questions relatives aux droits linguistiques afin de protéger la vitalité fondamentale de la langue française au Québec et de limiter l’expansionnisme anglophone du libre marché, à son détriment.

Les auteurs soutiennent également qu’une partie de la différence dans l’utilisation de la disposition de dérogation repose sur la conception distincte de la souveraineté parlementaire propre au Québec dans le contexte canadien. À preuve, l’Assemblée nationale, contrairement aux autres assemblées législatives provinciales, considère qu’elle est :

[…] perçue comme l’incarnation juridique d’un peuple distinct et la gardienne de ses droits collectifs, dans une perspective historique et culturelle.

À ce titre, elle a un rôle à jouer dans l’intérêt national des Québécois, ce qui peut parfois s’exprimer par le recours à l’article 33.

Guillaume Rousseau et François Côté font référence à la tradition civiliste du Québec, qui diffère considérablement, tant sur le plan des règles que de la jurisprudence, de la tradition de common law que l’on trouve dans les autres provinces et territoires canadiens. En effet, en droit civil, on n’applique pas et on n’interprète pas le droit de la même manière qu’en common law.

Le gouvernement du Québec a utilisé la disposition de dérogation, comme le disent Guillaume Rousseau et François Côté, comme un bouclier pour se protéger contre une interprétation uniformisée et uniformisante, fondée sur la tradition de common law, que les tribunaux canadiens pourraient donner des droits garantis par la Charte. Plus largement, il s’agit d’une affirmation du statut reconnu du Québec comme société distincte au sein du Canada.

Chers collègues, j’ai fait cette digression pour souligner que nous pouvons critiquer l’utilisation que fait le Québec de l’article 33, nous pouvons certainement condamner son choix de le faire de manière controversée récemment dans le cadre des projets de loi 21 et 96, mais le réduire à une simple question de populisme ou de majorité serait trop simpliste. Nous devons tenir compte du contexte particulier de chaque province et territoire dans notre travail d’examen.

Je vais maintenant parler de l’utilisation de la clause dérogatoire qui peut parfois, et dans de rares cas, être justifiée.

Il peut y avoir des cas où l’utilisation de la clause est justifiée en situation extraordinaire. Son utilisation peut alors permettre à un gouvernement dûment élu de prendre d’importantes décisions de nature politique et de les soustraire à un pouvoir judiciaire exercé par des personnes qui ne sont pas élues. Finalement, les législateurs provinciaux sont responsables de leurs décisions et, si celles-ci sont jugées inacceptables, notamment parce qu’elles briment des libertés, elles seront remises en question aux prochains cycles électoraux.

Cela fait écho au concept de la suprématie parlementaire, qui n’est pas nouveau et qui est utilisé au Royaume-Uni, comme l’a expliqué notre ancien collègue Brent Cotter dans son intervention sur la motion qui a précédé ce projet de loi. Rappelons également que le pouvoir de dérogation prévu à l’article 33 de la Charte n’est pas absolu. Il ne s’applique qu’à certaines dispositions et une limite de cinq ans y est imposée.

En ce qui concerne cette limite, rappelons qu’en 1988, le gouvernement libéral québécois de Robert Bourassa avait utilisé la clause dérogatoire pour son projet de loi no 178, visant à baliser l’utilisation de l’anglais pour l’affichage et la publicité. Je ferai ici écho aux commentaires de la sénatrice Batters lors de la période des questions dans ce débat la semaine dernière, quand elle a souligné que M. Allan Blakeney, l’ex-premier ministre de la Saskatchewan néo-démocrate et partisan du pouvoir de dérogation, ne pourrait être qualifié de « populiste ». Je pense qu’il serait aussi très créatif de qualifier Robert Bourassa de « populiste ».

Bref, au Québec, la question de l’affichage avait été jugée comme un problème urgent nécessitant une solution hors de l’ordinaire. Or, ces mesures ont été remplacées cinq ans plus tard par un projet de loi respectant les droits de la Charte. Cette utilisation de la clause a permis au gouvernement québécois de l’époque d’agir immédiatement pour régler une situation jugée grave et urgente pour la vitalité linguistique de la majorité.

D’ailleurs, le premier ministre Bourrassa avait bien conscience de la charge liée à l’utilisation de la clause. Son utilisation était le fruit d’une mûre réflexion :

Donc, sur le plan des principes, c’était une décision extrêmement difficile. La tradition du parti, la raison et le cœur faisaient en sorte qu’on devait essayer de préserver au maximum ces droits individuels. Nous avons donc essayé, avec une formule, de tenir compte des deux. Mais, finalement, lorsqu’il a fallu arbitrer entre les libertés fondamentales et les droits collectifs, j’ai arbitré du côté des droits collectifs en acceptant d’appliquer la clause dérogatoire.

Il est important de rappeler que la promotion des droits collectifs ne signifie pas nécessairement le recours au majoritarisme. En effet, le collectif n’est pas unitaire ou homogène. La majorité se définit par une juxtaposition de minorités et de groupes très divers. Ce n’est pas automatiquement un groupe homogène qui impose ses volontés à une minorité. Dans certains cas, le gouvernement élu doit avoir le droit, de façon exceptionnelle et balisée, de défendre des droits collectifs au détriment des droits individuels afin d’en faire bénéficier l’intérêt public.

Voici maintenant mes réflexions au sujet de la disposition et du rôle du Sénat.

Malgré les réserves que j’ai exprimées concernant le projet de loi S-218, je suis d’accord avec le sénateur Harder sur l’importance de cette discussion et de la nécessité de mieux encadrer le recours à l’article 33. Cet enjeu complexe requiert un examen minutieux de notre part.

Par conséquent, je crois que le projet de loi S-218 mérite d’être étudié en profondeur et avec sérieux à l’étape du comité. Pendant cette étude, nous pourrions réfléchir aux garde-fous et aux solutions de rechange pouvant être proposés advenant qu’un projet de loi ayant recours à la disposition de « dérogation » soit soumis à notre examen.

Une de ces solutions de rechange consisterait à développer des critères pouvant être employés lorsqu’un tel projet de loi est présenté au Sénat.

Nous pourrions nous inspirer des travaux d’experts comme Tsvi Kahana, qui a présenté des critères fondés sur le concept du recours tyrannique à la disposition dont le sénateur Cotter avait parlé.

M. Kahana définit le recours tyrannique de la façon suivante :

[...] lorsqu’un recours à ce mécanisme est motivé par la volonté de désavantager des minorités ou de museler l’opposition, ou lorsqu’il entraîne des violations des droits particulièrement graves, au point de porter atteinte aux valeurs libérales universelles et d’être inacceptable dans une démocratie [...]

La méthode qu’il emploie pour établir si un recours peut bel et bien être qualifié de tyrannique repose sur une évaluation rigoureuse des critères tels que la motivation, l’impact sur les droits, sur la liberté d’expression et sur la vie privée, et les répercussions juridiques.

De plus, il serait judicieux d’examiner les différents jugements rendus par la Cour suprême du Canada concernant la constitutionnalité des projets de loi et de s’en inspirer.

Cet élément ne concerne peut-être pas la disposition de dérogation en tant que telle, mais nous pourrions réfléchir de manière générale à la possibilité pour le Sénat de renvoyer des textes législatifs fédéraux à la Cour suprême pour qu’elle se prononce sur leur constitutionnalité.

Dans l’état actuel des choses, ce pouvoir appartient au gouvernement en vertu de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur la Cour suprême. Le Sénat et la Chambre des communes, eux, n’ont que le pouvoir limité de déférer à la Cour suprême des projets de loi d’intérêt privé ou des pétitions.

Dans un avenir où le gouvernement fédéral serait plus enclin à recourir à la disposition de dérogation plutôt qu’à faire preuve de prudence en recourant à un renvoi à la Cour suprême, ce pouvoir constituerait un outil intéressant pour le Sénat en tant que Chambre de deuxième examen objectif.

Un dernier élément à prendre en considération est le motif qui pousse les provinces et les territoires à recourir à la disposition de dérogation. Nous pourrions examiner toutes les utilisations antérieures de cette disposition. Je pense notamment au Yukon, en 1982, pour un projet de loi sur l’aménagement du territoire qui n’a pas été adopté, à la Saskatchewan, en 1986, pour une mesure législative de retour au travail, à l’Alberta, en 2000, pour un projet de loi contre le mariage homosexuel et, plus récemment, au Québec et à l’Ontario, pour des projets de loi bien connus.

En étudiant attentivement ces exemples, nous avons pu déterminer les cas où le recours à la disposition était manifestement injuste et inapproprié et ceux où il était plus justifié. Nous avons pu fonder notre analyse sur les débats entre les législateurs provinciaux, les décisions judiciaires et la réaction du public à ces projets de loi.

Il faut également comprendre que le gouvernement fédéral pourrait un jour avoir de bonnes raisons d’utiliser la disposition de dérogation et de suspendre temporairement certains droits. Pour cette éventualité, nous avons besoin de critères et de garanties, et pas nécessairement de restrictions et de tactiques dilatoires.

Dans son discours, le sénateur Harder a fait référence à une anecdote racontée par l’ancien premier ministre Jean Chrétien. M. Chrétien a confié que chaque fois qu’il rencontrait Pierre Elliott Trudeau, après 1982, celui-ci ratait rarement l’occasion d’exprimer sa frustration d’avoir été contraint d’accepter l’article 33 et sa colère à l’idée que la Charte et les droits qu’elle protège puissent être outrepassés.

Eh bien, le premier ministre Pierre Trudeau devrait être le premier à reconnaître l’importance de telles mesures exceptionnelles, puisqu’il a lui-même suspendu les droits individuels des Québécois en octobre 1970. C’était avant 1982, et la possibilité de recourir à la disposition de dérogation n’existait donc pas à l’époque. Même si cet exemple dépasse de loin la portée de la disposition de dérogation, il est très important de garder cela à l’esprit.

Pour conclure, chers collègues, quoi que nous puissions penser de l’article 33 de la Loi constitutionnelle de 1982, le pouvoir de dérogation fait partie intégrante de notre Constitution. Si, toutefois, nous considérons qu’une partie de notre accord constitutionnel est si abusive et tyrannique qu’elle met en danger notre démocratie et la primauté du droit, la bonne manière de procéder est alors de modifier la Constitution.

Je félicite le sénateur Harder, car, si j’estimais que sa motion précédente n’était pas la bonne manière de procéder, il a maintenant trouvé une meilleure façon d’aborder cette question importante, même si je suis d’accord avec mes collègues, les sénateurs Batters et Housakos, et peut-être même avec le sénateur Harder lui-même, pour dire que ce projet de loi aurait idéalement dû émaner de la Chambre élue.

Le projet de loi S-218 soulève une question réelle et importante pour la santé de notre démocratie, et bien que je ne pense pas que, dans sa forme actuelle, le projet de loi soit la bonne solution, je souhaite tout de même qu’il soit renvoyé à un comité afin qu’il puisse être étudié avec le sérieux et la rigueur qu’exige un amendement constitutionnel.

Merci, meegwetch.

La sénatrice Saint-Germain accepterait-elle de répondre à une question?

La sénatrice Saint-Germain [ + ]

Oui.

Je vous remercie de votre discours mûrement réfléchi. Je voulais poser quelques questions. Tout d’abord, le projet de loi du sénateur Harder limite considérablement le pouvoir législatif du Sénat en précisant que le projet de loi attentatoire — c’est-à-dire le projet de loi qui prévoit le recours à la disposition de dérogation — doit émaner de la Chambre des communes, ce qui exclut les projets de loi émanant du Sénat. Cependant, le sénateur Harder compte faire adopter ces dispositions au moyen de son projet de loi S-218, qui émane du Sénat. Je pense que vous en avez parlé brièvement dans votre discours, mais je n’ai peut-être pas tout saisi. Êtes-vous également préoccupée par le fait que ce projet de loi limite considérablement le pouvoir législatif du Sénat en exigeant que le type de projet de loi visé émane de la Chambre des communes, et ce, quelle que soit la teneur du projet de loi?

La sénatrice Saint-Germain [ + ]

La réponse courte est oui, pour deux raisons. Premièrement, cela limiterait notre capacité de présenter certains projets de loi. Deuxièmement, pour que le type de projet de loi visé soit adopté par les deux Chambres, il faudrait l’appui d’une majorité constituée des deux tiers des députés, ce qui est encore plus restrictif.

Merci. Je ne comprends pas très bien quel est le seuil requis pour l’adoption au Sénat. Je pense que cet article ne concerne que la Chambre des communes, c’est-à-dire la section qui traite des partis reconnus, mais cela reste à déterminer.

Ma deuxième question concerne l’utilisation potentielle de la disposition de dérogation. Lors des récentes élections, une question a été soulevée et elle est en quelque sorte restée taboue. Cette question soulevée par le Parti conservateur et Pierre Poilievre concerne l’utilisation potentielle de la disposition de dérogation et on n’en a pas parlé. Elle visait à empêcher les criminels reconnus coupables de meurtres multiples de bénéficier d’une réduction importante de leur peine pour ces meurtres et de la possibilité d’être libérés après seulement 25 ans — la durée minimale d’une peine pour un meurtre au premier degré — même s’ils ont tué cinq personnes.

Dans votre discours, vous avez parlé de « bonnes raisons » d’invoquer la disposition de dérogation et vous avez également fait référence à une utilisation antérieure de l’expression « recours tyrannique ». Dans ce contexte, considérez-vous qu’il s’agit d’une « bonne raison » d’invoquer la disposition de dérogation, qui fait partie intégrante de la Constitution canadienne, ou plutôt d’un « usage tyrannique »?

La sénatrice Saint-Germain [ + ]

Je ne me prononcerai pas sur un projet de loi que je n’ai pas vu et qui demeure hypothétique. La seule chose que je dirai à ce sujet, c’est que le Sénat ne devrait pas refuser d’étudier un projet de loi qui vient du gouvernement démocratiquement élu. Nous avons ensuite la possibilité de jouer notre rôle pour garantir que le projet de loi est équilibré et que, si certains droits sont suspendus, c’est parce que l’intérêt public est ainsi mieux servi. Cela répond à votre première question; c’est un autre exemple qui démontre que le Sénat ne devrait pas être limité dans sa capacité à recevoir et à examiner les projets de loi.

L’honorable Duncan Wilson [ + ]

Honorables sénateurs, je suis fier de prendre la parole au Sénat pendant le mois international de la fierté pour débattre du projet de loi S-218.

J’aimerais remercier notre collègue le sénateur Harder d’avoir présenté ce projet de loi crucial à un moment si important dans l’histoire du Canada.

Chers collègues, ceux d’entre vous qui me connaissent savent que je tiens vraiment à ce que le Canada réalise son plein potentiel économique. Je suis particulièrement sensible à la nécessité d’agir avec audace et de nous montrer à la hauteur des circonstances, un sentiment que je partage non seulement avec le premier ministre, mais aussi avec l’ensemble des Canadiens. C’est pourquoi j’avais prévu que mon premier discours dans cette enceinte porterait sur l’économie. Je me vois toutefois contraint d’aborder une autre question qui est importante non seulement pour moi, mais aussi pour nous tous, à savoir nos droits protégés par la Charte canadienne des droits et libertés, et notre devoir, en tant que sénateurs, de veiller à ce que les groupes minoritaires et tous les Canadiens jouissent de la protection de ces droits.

Les droits de la personne devraient être une priorité absolue pour notre pays, mais ces derniers temps, nous avons vu ces droits s’éroder partout dans le monde, y compris ici, au Canada. Nous avons constaté que la polarisation politique accrue et l’augmentation du nombre de gens qui votent en fonction d’un seul enjeu ont, dans certains cas, transformé la disposition de dérogation en une arme utilisée à des fins politiques au niveau provincial. Nous avons maintenant entendu parler de cette approche au niveau fédéral également. Même si je reconnais que le projet de loi S-218 ne dictera pas la conduite des gouvernements provinciaux relativement à l’utilisation de cette disposition, j’interviens aujourd’hui pour appuyer l’objet du projet de loi du sénateur Harder, à savoir que les sénateurs puissent servir de guides et d’inspiration aux futurs gouvernements sur la façon d’utiliser cet outil de manière mesurée.

Par conséquent, chers collègues, je félicite le sénateur Harder d’avoir fait preuve d’audace, d’avoir été provocateur et d’avoir présenté le projet de loi S-218 afin de consacrer dans la loi des garanties législatives attendues depuis longtemps qui feront en sorte que toute utilisation future de la disposition de dérogation se fera, comme nous l’espérons tous, uniquement dans les circonstances les plus exceptionnelles, à l’issue d’un processus de consultation rigoureux, appuyée de justifications écrites, et uniquement lorsqu’un arrêt de la Cour suprême le justifie; jamais à titre préventif.

Ces mesures de protection contribueront à protéger les minorités et les populations marginalisées. En effet, en protégeant les minorités, nous protégeons la vaste diversité qui est au cœur de notre identité canadienne et qui renforce nos liens avec la communauté internationale.

Je vais adopter une approche légèrement différente de celle de nos collègues qui se sont déjà exprimés à l’égard de ce projet de loi et parler un peu plus de ce qu’il signifie d’un point de vue humain. Chers collègues, aujourd’hui, je vais tirer sur un seul des fils de cette magnifique tapisserie qu’est la diversité dans notre pays. Ce faisant, j’espère expliquer pourquoi la disposition de dérogation ne devrait être utilisée que comme un outil de dernier recours et, même dans ce cas, uniquement avec un niveau exceptionnel de transparence et de surveillance.

Aujourd’hui, ce fil unique de notre tapisserie que je vais évoquer est l’histoire de quelques membres de la communauté 2ELGBTQIA+. Selon moi, ces récits montrent le chemin que nous avons parcouru, mais aussi la similitude frappante entre les défis actuels et ceux du passé.

Honorables sénateurs, je tiens à vous avertir que certains des propos qui suivent risquent d’être difficiles à entendre et il se peut que j’aie du mal à les prononcer.

En 1982, l’année même où la Charte canadienne des droits et libertés est entrée en vigueur, un jeune adolescent luttait contre son attirance pour les hommes. Il avait honte et luttait en vain pour nier ses sentiments. La haine de soi et les pensées suicidaires faisaient partie de son quotidien. Il vivait dans la crainte que cette information soit révélée et qu’il soit alors victime de moqueries, d’intimidation et, presque certainement, de violence. Compte tenu de la contrainte sous laquelle vivait ce jeune, il est triste de penser qu’il était en quelque sorte plus en sécurité à ce moment-là que certains enfants le sont aujourd’hui, plus de 40 ans plus tard. À l’époque, aucune province n’avait adopté de loi qui aurait obligé ses enseignants à révéler son identité à ses parents ou à toute personne à qui il ne souhaitait pas qu’elle soit divulguée.

Il a donc gardé son secret bien caché durant toutes ses études secondaires, jusqu’au jour où il s’est senti suffisamment à l’aise de partager cette partie de son identité avec sa famille et ses amis. Dix ans plus tard, ce même jeune homme est devenu un homme confiant. Libéré depuis longtemps de la terreur d’être découvert, il avait appris à accepter sa différence et était même devenu un chef de file dans sa collectivité, où il défendait notamment les droits de la communauté queer. Il croyait que le monde était en train de s’améliorer.

Puis, un soir de décembre 1996, cette confiance a été ébranlée. Alors qu’il rentrait chez lui à pied avec des amis après être allé au pub, une voiture a freiné brusquement et trois adolescents ont bondi hors du véhicule. Ils lui criaient entre autres : « Tu vas crever, pédé », tout en le frappant au visage avec un démonte-pneu. La chirurgie reconstructive qu’il a eue ensuite a été l’étape la plus facile. La confiance nécessaire pour marcher dans la rue en tenant la main d’un autre homme, elle, a mis beaucoup plus de temps à guérir. La police a refusé de qualifier l’incident de crime haineux, le classant plutôt comme un accident de la route. Heureusement, je doute que ce soit toléré aujourd’hui.

Comme certains d’entre vous l’ont peut-être deviné, ce jeune homme se tient aujourd’hui devant vous au Sénat du Canada.

Le sénateur Wilson [ + ]

Quand je repense à ces périodes de ma vie, je me demande souvent où je serais aujourd’hui si les choses avaient été différentes, si j’avais été forcé de dévoiler mon homosexualité à l’école secondaire et si j’avais été la cible d’intimidation ou même si j’avais été agressé à l’époque, si je n’avais pas été protégé ou si mes droits n’avaient pas été respectés. Malheureusement, nous constatons aujourd’hui que beaucoup de jeunes risquent de perdre ces droits. Nous constatons sans arrêt que l’intolérance qui a conduit à mon agression est toujours bien présente, et même en recrudescence dans notre pays, alimentée par des politiques de division qui mettent en danger les communautés minoritaires.

Chers collègues, transportons-nous maintenant 20 ans après la proclamation de la Charte. En 2002, dans une petite ville du Sud du Manitoba, un adolescent a eu la tête enveloppée de ruban adhésif et frappée contre un mur pendant que ses bourreaux lançaient des insultes homophobes que je ne répéterai pas ici. Pendant ce temps, des enseignants étaient présents et faisaient semblant de ne rien voir.

Quand ce garçon est retourné à l’école lors du premier jour de la 9e année, des camarades de classe l’ont accueilli en lui jetant des ordures et en lui criant d’autres insultes homophobes. Quel environnement terrible pour un jeune qui tente de s’instruire et de s’épanouir.

On souhaiterait qu’il s’agisse là de vestiges et d’opinions du passé et que la société ait évolué. Cependant, il y a seulement deux ans, des parents habitant dans la même collectivité au Manitoba ont tenté de faire interdire des livres traitant de thèmes liés à la communauté 2ELGBTQIA+ dans les bibliothèques publiques. Je ne peux qu’imaginer ce que peut ressentir un jeune qui s’identifie comme queer dans un tel environnement.

Il y a deux ans également, en Colombie-Britannique, un enfant non binaire sanglotait en regardant les informations avec son père. La Saskatchewan avait recours à la disposition de dérogation pour empêcher toute contestation judiciaire d’une loi visant à obliger les enseignants à divulguer les pronoms choisis par leurs élèves.

La province a eu recours à la disposition à titre préventif, même si un juge l’a avisée que la loi pourrait causer des torts irréparables aux élèves vulnérables. La personne adolescente qui regardait les informations depuis une autre province avait clairement compris l’avertissement : une telle chose pourrait également se produire dans sa province.

Honorables sénateurs, alors que je préparais cette intervention, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec la mère d’une jeune fille transgenre. Afin de protéger la famille, je me contenterai de dire que ces gens vivent quelque part au Canada. Voici ce que m’a dit la mère :

Nous n’avons pas demandé un enfant transgenre. Personne ne souhaite une vie plus difficile à son enfant. La vie des enfants transgenres est débattue dans les assemblées législatives du monde entier [...] Des gouvernements décident sur un coup de tête si notre enfant est autorisé ou non à exister. Certains chefs de parti et candidats aux élections sont prêts à sacrifier la vie d’enfants transgenres strictement pour gagner des votes auprès de leurs concitoyens. Notre enfant est comme n’importe quel autre : elle veut jouer, apprendre et grandir. Nous n’avons pas demandé d’avoir un enfant transgenre, mais cela nous a permis d’avoir une vie meilleure, plus riche et plus épanouie. Elle est exactement ce qu’elle est censée être.

Cette famille, que je connais personnellement, craint qu’un futur gouvernement ait recours à la disposition de dérogation pour cibler la communauté transgenre à des fins politiques. Pouvez-vous imaginer vivre dans la peur de la démocratie au Canada?

Honorables sénateurs, bien que ces histoires soient bouleversantes et pénibles à entendre, elles ne représentent qu’une infime partie de ce qui se passe au Canada en ce moment et ne sont que celles tirées de ma propre expérience et de celles de personnes proches de moi.

Elles nous rappellent les conséquences humaines de la discrimination. Malheureusement, dans bien des cas, ce sont les jeunes qui en subissent les conséquences.

Bien que les gouvernements provinciaux toutes allégeances confondues aient eu recours à la disposition de dérogation depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, comme l’a fait remarquer le sénateur Harder, on a vu plus récemment les gouvernements populistes défendre cette disposition pour cibler des groupes bien précis. Ce fait est indéniable.

Compte tenu de la diversité au sein du Sénat, je n’ai qu’à regarder autour de moi pour savoir que nombre d’entre vous ont vécu des expériences similaires de discrimination au cours de leur propre vie. C’était peut-être lié à votre genre, à votre race ou à vos origines culturelles, mais je suis convaincu que vous avez vécu ce genre de choses.

Je vous encourage tous à parler de ces expériences, ainsi que de celles de vos proches, et peut-être même à les inclure dans vos propres observations à propos de ce projet de loi. C’est en cultivant la compréhension et l’empathie que nous grandirons collectivement pour devenir meilleurs et mieux faire les choses.

Bien que la mise en œuvre d’un cadre régissant l’utilisation de la clause dérogatoire dans un contexte fédéral n’ait pas d’incidence directe sur les décisions des provinces qui ont choisi une autre voie, elle représente une occasion pour le Canada, et pour nous, qui sommes ici, de montrer l’exemple. Au fil du temps, cet exemple pourra être suivi par une province, puis par deux, puis par d’autres encore.

Il suffit de regarder au sud de la frontière pour se rappeler à quel point la démocratie peut être utilisée comme une arme. Beaucoup de personnes sont expulsées des États-Unis parce qu’elles ont tenté d’offrir une vie meilleure et, dans de nombreux cas, plus sûre à leurs enfants et à eux-mêmes.

Nous ne devons pas prétendre que le Canada est à l’abri. Nous voyons ici aussi les premiers signes d’un mouvement populiste qui menace les droits des minorités.

Honorables sénateurs et sénatrices, le projet de loi dont nous sommes saisis est d’une importance capitale. J’encourage chacun d’entre vous à appuyer ce projet de loi et à veiller à son adoption rapide par cette Chambre.

Ce faisant, nous enverrons un message fort et sans équivoque, à savoir que le Sénat soutient la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que les valeurs et les croyances qui caractérisent le pays, tant à l’échelle nationale qu’à l’étranger.

Peut-être qu’un jour, cette fille transgenre prendra la parole ici en tant que sénatrice et que son premier discours portera sur l’économie.

Merci.

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