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La Loi constitutionnelle de 1982

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat

12 juin 2025


L’honorable Kim Pate [ + ]

Chers collègues, je prends la parole au sujet du projet de loi S-218 pour exprimer mon appui aux mesures de sauvegarde contre le recours à la disposition de dérogation. Je remercie le sénateur Harder de nous donner l’occasion d’examiner ce qui est en jeu.

Les Canadiens se souviendront que, pendant la dernière campagne électorale, certains ont proposé, en dépit des arrêts de la Cour suprême du Canada, de prolonger l’inadmissibilité à la libération conditionnelle de façon à ce que certains détenus ne puissent sortir de prison que les pieds devant. À juste titre, la disposition de dérogation n’a jamais été utilisée en matière de droit pénal, et assurément pas dans le but de permettre des peines cruelles et inusitées.

D’ailleurs, conformément à l’intention voulant que la disposition de dérogation ne soit invoquée que dans des circonstances rares et extrêmes, le gouvernement fédéral n’y a jamais eu recours. En dépit des mesures ridicules mises en œuvre au sud de la frontière, au Canada, j’espère qu’il va sans dire que les gouvernements ne devraient pas adopter de lois qui sont inconstitutionnelles. Le fait que certaines provinces se soient servi de la disposition de dérogation pour violer les droits de certains Canadiens est très problématique.

J’espère que tous les sénateurs peuvent s’engager à rejeter tout projet de loi qui prévoit le recours à la disposition de dérogation pour soutenir une mesure législative qui contrevient aux valeurs de la Constitution.

Cette position et les restrictions prévues au projet de loi S-218 concernant le recours à la disposition de dérogation sont conformes aux rôles cruciaux des sénateurs en matière de représentation des groupes marginalisés ou minoritaires et d’examen des projets de loi dans le souci d’assurer le respect des droits garantis par la Charte.

Mon exemple préféré de nos responsabilités en tant que représentants nommés plutôt qu’élus dans le système démocratique canadien a été exprimé par notre ami et collègue, le regretté sénateur Murray Sinclair, qui nous a rappelé ce qui suit :

Nous devons respecter le proverbe qui dit que lorsque deux renards et un poulet votent sur la composition de leur repas, il faut prendre la défense du poulet.

Caitlin Salvino est l’une des innombrables juristes à avoir conclu que la disposition de dérogation accentue l’injustice et l’inégalité pour les personnes les plus marginalisées. Les contrôles destinés à limiter son utilisation par les gouvernements excluent et désavantagent systématiquement ceux dont les droits sont les plus menacés.

Premièrement, si ceux qui ont conçu la disposition de dérogation ont supposé que son utilisation donnerait lieu à un examen approfondi à la fois dans les assemblées législatives et dans la société en général, cet examen n’a pas toujours lieu et, même avec des mesures comme le projet de loi S-218, les personnes les plus marginalisées sont les moins susceptibles de disposer des ressources financières nécessaires pour engager des lobbyistes, organiser des campagnes, contester son recours en justice ou faire entendre leur voix d’une autre manière.

Deuxièmement, les lois adoptées en vertu de la disposition de dérogation sont valides pour une période maximale de cinq ans, permettant ainsi aux Canadiens de reconsidérer des pratiques injustes et inconstitutionnelles. Dans les faits, cependant, ce n’est pas ce qui se passe. Prenons l’exemple de la loi 21 au Québec, qui contient la disposition de dérogation. Cette loi oblige les personnes — surtout les musulmanes — à se découvrir le visage lorsqu’elles reçoivent des services publics et empêche les travailleurs du secteur public de porter des symboles religieux, excluant de manière disproportionnée les musulmanes de divers emplois dans la fonction publique.

Malheureusement, le Québec a adopté la loi 21 et attisé davantage les sentiments antimusulmans seulement deux ans après qu’un homme ait tué six personnes lors d’une horrible fusillade à la grande mosquée de Québec, et la même année où il a été condamné à une série de peines d’emprisonnement à perpétuité consécutives, peines qui ont été jugées inconstitutionnelles.

Cinq ans plus tard, lorsque le moment est venu de promulguer à nouveau la loi, elle a été adoptée par l’Assemblée nationale du Québec sans presque aucune résistance. Les professeures de droit Natasha Bakht et Lynda Collins sont parvenues à la conclusion suivante : « Le temps semble avoir calmé notre indignation envers la discrimination et l’islamophobie sanctionnées par l’État. »

Au lieu de galvaniser la résistance contre l’injustice et l’inégalité, cette période de cinq ans semble avoir contribué à les normaliser. Depuis l’adoption de la loi 21, les musulmanes font état d’un « environnement [...] de plus en plus hostile, marqué par la discrimination islamophobe, les menaces physiques et les agressions ». Cet état de fait est lié à la perception qu’elles « n’ont pas leur place dans la société canadienne ».

Les professeures Natasha Bakht et Lynda Collins affirment que ce recours à la disposition de dérogation marginalise et opprime davantage les musulmanes et que cette disposition ne peut pas être utilisée comme « un puits sans fond où les droits et libertés se perdent à jamais ». Elles font valoir ce qui suit :

Il s’agit plutôt d’une exception limitée qui doit [...]

 — comme toute autre partie de la Constitution —

[...] être conforme à la structure globale de la Constitution canadienne, y compris les principes constitutionnels non écrits d’indépendance judiciaire, de démocratie, de fédéralisme, de constitutionnalisme et de primauté du droit, ainsi que de respect des minorités.

Elles ajoutent ceci :

La Cour suprême a [...] confirmé dans l’affaire Cité de Toronto que les principes constitutionnels non écrits ne sont pas assujettis à la disposition de dérogation [...]

Elles précisent que « le libellé de l’article 33 ne permet tout simplement pas de porter atteinte aux principes constitutionnels fondamentaux non écrits ».

En d’autres termes, outre les lacunes morales et politiques, une perspective juridique et constitutionnelle rejette le recours à la disposition de dérogation pour aggraver les inégalités dont souffrent les groupes marginalisés.

Bien que le projet de loi S-218 ne s’applique qu’à la législation fédérale, je note que les professeures Natasha Bakht et Lynda Collins estiment que les provinces et les territoires pourraient être justifiés d’utiliser la disposition de dérogation dans les cas où ce recours serait conforme aux principes constitutionnels. Elles citent comme exemple d’utilisation potentiellement valable pour « promouvoir les droits des minorités », le choix du Québec de protéger ses lois exigeant l’affichage commercial unilingue français dans les années 1980. Je me demande toutefois si un résultat similaire aurait pu être obtenu sans avoir à recourir à la disposition de dérogation, en invoquant le paragraphe 15(2) de la Charte, qui autorise les programmes de promotion sociale.

L’experte constitutionnelle Marion Sandilands se demande également pourquoi l’article 1 de la Charte n’est pas une réponse suffisante. En vertu de cette disposition, qui porte sur la justification nécessaire pour restreindre les droits, la protection de la langue française au Québec a déjà été reconnue comme un « objectif urgent et substantiel susceptible de justifier une dérogation à la Charte ».

Guillaume Rousseau et François Côté ont tenté de justifier, sur la base du caractère distinctif du Québec, les projets de loi 21 et 96, qui contiennent « des dérogations totales et préventives sans précédent », non seulement à la Charte canadienne des droits et libertés, mais aussi à la Charte québécoise. En réponse à leurs arguments, Me Sandilands déclare :

Il est important de noter que l’on peut accepter que la langue et la culture distinctes du Québec soient protégées par la loi tout en insistant sur le fait que cette protection n’a jamais exigé, n’exige pas et ne devrait jamais exiger le rejet des chartes sur les droits de la personne.

La protection des groupes marginalisés est particulièrement importante dans le contexte des mesures anticonstitutionnelles de droit criminel proposées aux électeurs canadiens lors des dernières élections.

Dans le cadre des travaux du Sénat sur les droits de la personne pour les prisonniers — et les travaux de la sénatrice Clement concernant le droit de vote lors des élections, dont il a été question aujourd’hui, l’ont souligné —, nous avons entendu que les prisonniers sont victimes de mauvais traitements et d’oppression en raison du manque de transparence et de responsabilisation à propos de ce qui se déroule dans les prisons; du manque d’accès des prisonniers aux ressources financières et aux avocats nécessaires pour défendre leurs droits; et du manque de poids des prisonniers dans les scrutins.

L’utilisation de la disposition de dérogation pour soumettre des personnes ayant peu de protections politiques ou juridiques à des peines draconiennes et à vie, sans possibilité de libération conditionnelle, ne servirait qu’à déshumaniser davantage les prisonniers d’une manière qui diminue notre humanité à tous.

Les peines consécutives d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle pendant plus de 50, 100 ou 150 ans sont une anomalie issue des États-Unis. En raison des peines obligatoires d’emprisonnement à perpétuité sévères et potentiellement inconstitutionnelles assorties d’une période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle de 10 à 25 ans, le Canada est déjà un cas à part parmi les pays comparables. Contrairement à ce que font croire les beaux discours, toutes les données montrent que la restriction de l’accès à la libération conditionnelle n’améliore pas notre sécurité.

Des recherches menées par les professeures de droit Debra Parkes, Jane Sprott et Isabel Grant confirment que la grande majorité des détenus qui purgent une peine d’emprisonnement à perpétuité et qui obtiennent une libération conditionnelle ne récidivent pas. En fait, les retours en prison résultent généralement de conditions administratives lourdes liées à la libération, et non de nouvelles infractions. De plus, comme le résume l’ensemble de la preuve présentée par la Cour suprême dans l’arrêt Nur, les peines minimales claires, sévères et inflexibles n’ont pas d’effet dissuasif sur la criminalité.

Dans l’arrêt Bissonnette, dans laquelle elle a déclaré inconstitutionnelles les peines d’emprisonnement à perpétuité consécutives, la Cour suprême du Canada a reconnu que les protections contre les peines cruelles et inusitées constituent le strict minimum pour protéger notre humanité collective. Le jugement de la cour indique ce qui suit :

[...] [l]’incapacité des contrevenants de s’acquitter entièrement de leur dette envers la société, d’obtenir la réinsertion sociale et de demander pardon va à l’encontre des fondements mêmes de notre système de justice pénale.

La cour a également dit qu’une série de peines d’emprisonnement à perpétuité consécutives est :

[...] de nature dégradante en ce qu’elle présuppose, dès son infliction, que le contrevenant est irrécupérable et ne possède pas l’autonomie morale nécessaire pour se réhabiliter.

La cour a souligné que ces peines équivaudraient à une peine de mort par incarcération, ce que le Canada est censé avoir interdit il y a des décennies.

La cour a également précisé que le Canada peut imposer des restrictions à l’inadmissibilité à la libération conditionnelle dans le cadre d’un système de droit pénal respectueux des droits de la personne et conforme à la Constitution, sans pour autant nier l’humanité des victimes d’actes criminels ni cautionner des actes horribles :

[L’idée] de dénoncer avec plus de rigueur les meurtres multiples par l’infliction d’une peine qui reflète la valeur de chaque vie humaine perdue [...] repose sur une approche rétributiviste [...] Mais, pour reprendre les termes des [professeurs] Desrosiers et Bernard, « dans un système juridique fondé sur le respect des droits et libertés, la loi du talion est inapplicable » [...] Les tribunaux doivent établir une limite au pouvoir de l’État de sanctionner [...] en conformité avec la [Charte canadienne des droits et libertés].

La décision se poursuit ainsi :

[...] l’horreur des crimes ne nie pas la proposition fondamentale que tous les êtres humains portent en eux la capacité de se réhabiliter et qu’en conséquence, les peines qui ne tiennent pas compte de cette qualité humaine vont à l’encontre des principes qui sous-tendent l’art. 12 de la Charte.

Normaliser les peines d’emprisonnement à perpétuité consécutives risque d’accroître et d’encourager l’imposition de peines plus sévères de façon générale. Par conséquent, on s’attendrait de plus en plus à ce que l’on fasse preuve de cruauté dans les prisons, les tribunaux et la société, cruauté qui serait de plus en plus acceptée, ce qui porterait ainsi atteinte aux droits qui nous protègent tous.

Au cours de la dernière période électorale, certains politiciens ont suggéré d’utiliser la disposition de dérogation pour encourager l’imposition de peines qui garantiraient que les détenus ne quittent la prison que dans un cercueil. Ces mesures sont inefficaces et extrêmement coûteuses, tant sur le plan humain que financier. Pire encore, elles touchent de manière disproportionnée les Autochtones, les Noirs et les pauvres, ainsi que les personnes souffrant de problèmes de santé mentale invalidants. Bref, elles constituent un affront à la Trump aux principes de justice canadiens.

En fait, le Sentencing Project aux États-Unis a mis en évidence que ce genre d’approche est ancré dans des théories racistes et capacitistes qui encouragent l’eugénisme. Alors que la pensée eugéniste gagnait en importance dans l’Allemagne nazie au début du XXe siècle, les États américains adoptaient également ce qu’on appelait des lois sur les récidivistes ou des lois des trois fautes, qui prévoyaient l’incarcération permanente des personnes jugées enclines à la « criminalité » dans le but déclaré de les séparer de la société et de les empêcher d’avoir des enfants. Des mesures similaires ont été abrogées en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Aux États-Unis, à quelques modifications près, ces lois sont toujours en vigueur un siècle plus tard dans 49 États et au niveau fédéral.

Ce n’est pas la voie à suivre pour le Canada. Il est temps de contrer les atteintes à nos droits collectifs et à nos droits garantis par la Charte, peu importe où elles se produisent. Nous pouvons commencer par reléguer aux chapitres honteux de nos livres d’histoire les tentatives visant à utiliser la disposition de dérogation pour excuser, tolérer ou célébrer la cruauté et l’inégalité.

J’espère que vous vous joindrez à la lutte. Chi-meegwetch. Merci.

La sénatrice Pate accepterait-elle de répondre à une question?

La sénatrice Pate [ + ]

Oui.

Vous avez parlé de l’affaire Bissonnette. Au cas où des gens ne seraient pas au courant, je précise qu’on parle d’Alexandre Bissonnette, qui a été déclaré coupable de six chefs d’accusation de meurtre au premier degré. En 2017 — il avait 27 ans à l’époque —, il est entré dans une mosquée et a assassiné six hommes musulmans qui étaient là pour prier. Comme il avait enlevé la vie à six personnes, la Couronne voulait qu’on impose un délai d’admissibilité à la libération conditionnelle non pas de 25 ans, mais de 50 ans. Il y serait alors admissible à 77 ans. Cependant, la Cour suprême du Canada a rejeté cette demande.

La Cour suprême du Canada a conclu que, étant donné que les peines consécutives pour ce genre de circonstances sont inconstitutionnelles, le délai d’admissibilité à la libération conditionnelle qui peut être imposé pour un meurtre au premier degré — peu importe le nombre de meurtres commis — ne peut pas dépasser 25 ans. Trouvez-vous que c’est suffisant?

La sénatrice Pate [ + ]

Premièrement, il faut rectifier cette affirmation. Il ne s’agit pas d’une peine de 25 ans d’emprisonnement, mais d’une peine d’emprisonnement à perpétuité. Pour sortir, il faut s’adresser à la Commission des libérations conditionnelles et les obstacles sont très, très nombreux avant de pouvoir s’adresser à la commission et avant d’obtenir ensuite sa libération. Je ne saurais vous dire le nombre de personnes avec qui j’ai travaillé qui purgent une peine d’emprisonnement à perpétuité, malgré le fait qu’elles avaient des moyens de défense ou qu’elles avaient été condamnées à tort, comme dans le cas de David Milgaard ou de Donald Marshall fils...

Son Honneur la Présidente [ + ]

Sénatrice Pate, je suis désolée, mais votre temps est écoulé. Demandez-vous plus de temps pour pouvoir répondre à la question?

La sénatrice Pate [ + ]

Oui.

Son Honneur la Présidente [ + ]

Je n’avais pas encore posé la question, mais il semble que vous pouvez poursuivre votre réponse.

La sénatrice Pate [ + ]

Merci. Il y a de nombreuses personnes qui purgent une peine d’emprisonnement à perpétuité et qui ne sortent jamais de prison. C’est souvent le cas des personnes qui purgent plus d’une peine d’emprisonnement à perpétuité et de celles qui ont été reconnues coupables de plusieurs meurtres.

À ma connaissance, il n’y a personne qui ait assassiné plus d’une, deux ou trois personnes et dont nous sachions déjà qu’il est dangereux qui ait été libéré. La vérité, c’est que, à mon humble avis, nous ne rendons pas service aux Canadiens en affirmant que des gens ont uniquement reçu une peine d’emprisonnement de 25 ans. Ce genre de peine est même rare parmi les autres pays occidentaux.

Dans certains pays, comme le Portugal, il est même inconstitutionnel d’imposer une peine d’emprisonnement à perpétuité. Dans de nombreux pays européens, une peine d’emprisonnement de 10 ans est considérée comme étant longue. Pendant ce temps, au Canada, des personnes purgent une peine d’emprisonnement à perpétuité. Cela signifie que ces personnes risquent de mourir en prison. Ce que la Cour suprême du Canada a dit dans l’arrêt Bissonnette, c’est qu’il faut laisser un espoir de rédemption. Il faut laisser aux détenus l’espoir de recouvrer la liberté. D’ailleurs, on a mis en place la disposition de la dernière chance lorsque, au moment d’abolir la peine capitale, on a fait passer de 10 ans à 25 ans le délai d’inadmissibilité à la libération conditionnelle. La dernière fois que la Cour suprême du Canada s’est penchée sur la peine d’emprisonnement à perpétuité prise individuellement, elle a dit qu’elle douterait de sa constitutionnalité si ce n’était de cette disposition. Or, comme vous le savez, cette dernière a été abolie en 2012. Ainsi, dans les faits, le Canada est toujours considéré comme étant en marge du reste du monde parce qu’on y impose des peines d’emprisonnement à perpétuité assorties d’un délai d’inadmissibilité à la libération conditionnelle de 25 ans.

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