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Le Sénat

Motion concernant l'article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982--Suite du débat

8 février 2022


Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour exprimer mon appui à la motion relative à l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982.

La motion comporte deux volets. Le premier déclare un fait objectivement vérifiable, à savoir que le gouvernement n’a pas fait adopter une version française de l’ensemble des textes qui forment la Constitution canadienne, alors que l’article 55 visait à assurer que cette version française soit adoptée rapidement.

La professeure Ruth Sullivan expliquait ce qui suit à ce sujet en 2014, dans son traité sur l’interprétation des lois :

L’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982 prévoit la rédaction, dans les meilleurs délais, de la version française des lois constitutionnelles qui sont en anglais seulement. Dès qu’elle sera prête, elle sera déposée pour adoption conformément à la procédure applicable pour modifier la Constitution.

Bien que l’article 55 requière une action rapide […] une version officielle n’a pas encore été adoptée.

Le second volet de la motion vise à inciter le gouvernement fédéral à inclure, dans sa prochaine réforme de la Loi sur les langues officielles, une obligation de soumettre un rapport aux cinq ans. Ces rapports devront porter sur les actions qu’il aura accomplies pour faire adopter la version française officielle des textes constitutionnels, conformément à l’article 55.

Comment peut-on s’opposer à cette motion, sauf pour dire qu’elle aurait dû être présentée beaucoup plus tôt? Pendant près de 40 ans, le gouvernement fédéral n’a rien fait et il a refusé de donner aux Canadiens une version française de leur Constitution qui aurait force de loi. En fait, l’article 55 obligeait le gouvernement à déposer les parties importantes de la version française dès qu’elles étaient prêtes.

Je partage ainsi le point de vue du professeur Sébastien Grammond, qu’il a exprimé en 2017, avant d’être nommé juge, dans l’ouvrage collectif intitulé La Constitution bilingue du Canada, un projet inachevé :

La situation actuelle, où un pays bilingue est doté d’une Constitution partiellement unilingue, est indéfendable : il n’y a aucune bonne raison pour la justifier et aucune raison de principe pour refuser de mener jusqu’à son terme le processus d’adoption d’une version française. Si le projet n’aboutit pas, plus de trente ans après le rapatriement de la Constitution, c’est uniquement pour des raisons politiques.

De nombreux politiciens actuels sont extrêmement réticents à s’engager dans un projet qui nécessite une modification de la Constitution.

Une telle inaction politique du gouvernement fédéral a évidemment des effets juridiques dans l’interprétation des lois. Je vous en donne un exemple, tiré de l’ouvrage intitulé Constitutional Law of Canada, du regretté professeur Peter Hogg :

Tant que la version française de la Loi constitutionnelle de 1867 demeure non officielle, toute divergence entre la version anglaise et la version française doit être résolue en recourant à la version anglaise, car c’est la seule qui fait autorité.

Plus important encore, l’absence d’une version française officielle complète des textes constitutionnels envoie un message symbolique qui est dévalorisant pour les Canadiens francophones. Je suis bien d’accord avec le professeur et avocat François Larocque, qui affirmait ce qui suit, en mai 2021, dans un mémoire présenté au Comité sénatorial permanent des langues officielles :

L’unilinguisme persistant de la Constitution du Canada consacre l’hégémonie illégitime de l’anglais et perpétue l’inégalité des langues officielles. Tant et aussi longtemps que le projet de l’article 55 demeurera inachevé, les Canadiennes et Canadiens d’expression française ne jouiront pas des même[s] droits, statuts et privilèges que leurs compatriotes anglophones. Tant et aussi longtemps que le Canada refuse de même respecter la norme minimale de l’égalité formelle en faisant adopter ses textes constitutionnels dans les deux langues officielles, l’aspiration de l’égalité réelle du français et de l’anglais demeurera illusoire.

Le gouvernement fédéral doit — et peut — faire preuve d’initiative pour tenter de s’acquitter de son obligation prévue à l’article 55. En effet, la première étape pour y parvenir est facile. Il doit simplement lancer une invitation à ses homologues des provinces pour discuter de la version française qu’a déjà préparée le ministère de la Justice du Canada pour l’ensemble des textes constitutionnels.

En effet, en décembre 1990, le comité de rédaction constitutionnelle française, qui avait été formé à l’époque par le ministère de la Justice du Canada, a terminé la version française de 30 textes constitutionnels énumérés à l’annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, ainsi que celle de 8 textes additionnels que le comité avait jugés importants.

Trente et un ans se sont écoulés depuis 1990. Le problème est que, depuis, pratiquement rien n’a été tenté par le gouvernement fédéral pour que cette version française ait force de loi.

Bien sûr, même si les gouvernements fédéral et provinciaux entament des pourparlers, cela ne garantit pas qu’ils parviendront rapidement à un accord, d’autant plus que l’adoption de la version française de ces documents constitutionnels nécessiterait le recours à des procédures de modification constitutionnelle.

Comme vous le savez, la Loi constitutionnelle de 1982 prévoit différentes procédures de modifications. Celles-ci nécessitent l’accord d’une ou de plusieurs provinces, ou encore l’accord de la totalité des provinces, selon le sujet de la modification qui doit être apportée à la Constitution.

Autrement dit, l’adoption de certains textes ou parties de texte constitutionnels pourrait être plus complexe, mais d’autres pourraient être adoptés simplement et rapidement, selon le type d’accord requis par la procédure de modification constitutionnelle applicable.

Cette idée est importante. L’article 55 ne requiert pas que le gouvernement fasse adopter en même temps la totalité des versions françaises des dizaines de textes constitutionnels qui sont mentionnés dans le rapport de 1990.

Voici des exemples de textes constitutionnels qui pourraient être plus faciles à adopter, selon le professeur Grammond :

[…] il est évident que plusieurs textes constitutionnels qui doivent être traduits ne s’appliquent qu’à une seule province ou à un groupe de provinces. Les conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique, de l’Île-du-Prince-Édouard et de Terre-Neuve entrent dans cette catégorie, ainsi que les lois créant l’Alberta, la Saskatchewan et le Manitoba. C’est également le cas de la Loi constitutionnelle de 1930, qui ne vise que les quatre provinces de l’Ouest. Selon l’article 43 [de la Loi constitutionnelle de 1982], tous ces textes ne peuvent être modifiés qu’avec le consentement du Parlement et de l’assemblée législative de la province ou des provinces concernées. Cela pourrait rendre plus facile l’adoption d’une version française de ces textes, en ce sens qu’il n’est nécessaire d’obtenir le consentement que d’une seule province pour chacun de ces textes.

Dans la même veine, dans l’ouvrage collectif de 2017 dont j’ai parlé plus tôt, les avocats Mark C. Power, Marc-André Roy et Emmanuelle Léonard-Dufour affirment que même le Parlement fédéral pourrait unilatéralement décider d’adopter un certain nombre de dispositions constitutionnelles en français, en vertu de son pouvoir de modifier la Constitution pour tout ce qui concerne les institutions parlementaires fédérales.

Le Parlement fédéral disposerait de ce pouvoir en vertu de la procédure de modification prévue à l’article 44 de la Loi constitutionnelle de 1982.

En revanche, la procédure de modification constitutionnelle prévue à l’article 41 requiert l’accord unanime des provinces. Toutefois, cette procédure ne s’appliquerait qu’à une minorité des dispositions constitutionnelles dont on souhaite faire adopter la version française, selon le professeur Grammond. Celui-ci donne pour exemple les articles 9 et 17 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui se rapportent à la charge de la Reine, qui est un sujet visé par la procédure prévue à l’article 41.

Je conviens que le chemin vers un accord entre le gouvernement fédéral et les provinces pourrait être long et difficile. Cependant, selon plusieurs experts, l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982 ne permet pas au gouvernement fédéral de s’abstenir de relancer les discussions avec les provinces. Comme le sénateur Dalphond l’a mentionné dans son discours en décembre dernier, ces discussions ont été interrompues en 1998.

Le commissaire aux langues officielles encourage également la reprise du dialogue sur cette question entre le gouvernement fédéral et les provinces. Sa position va donc dans le même sens que le texte de la motion :

D’ailleurs, dans le cadre de mes recommandations pour la modernisation de la Loi sur les langues officielles, j’ai appuyé la proposition d’ajouter des obligations précises au ministre de la Justice du Canada afin qu’il déploie les meilleurs efforts pour faire adopter la version française des textes constitutionnels.

Dans l’article où sont cités les propos de M. Théberge, on précise également ce qui suit :

L’Association du Barreau canadien et d’autres intervenants ont également fait des recommandations similaires dans leurs réflexions sur la modernisation de la Loi.

Je soutiens qu’il s’agirait d’une avancée historique pour l’ensemble des Canadiens si notre pays parvenait enfin à avoir une Constitution entièrement bilingue.

Selon le même article, le commissaire aux langues officielles a formulé l’opinion suivante :

[…] l’adoption de la version française des textes constitutionnels du Canada est un enjeu fondamental qui soulève des questions importantes quant à l’égalité de statut de nos deux langues officielles et qui est au cœur même des fondements de notre pays.

Il a aussi affirmé ce qui suit, et je cite :

Si nous voulons une société au sein de laquelle deux langues officielles coexistent et évoluent, nous devons remédier à cette injustice historique qui dure depuis trop longtemps.

Pour toutes ces raisons, je vous encourage, chers collègues, à appuyer la présente motion. Elle incitera le gouvernement fédéral à cesser son inaction en lui demandant des rapports périodiques sur les efforts qu’il aura accomplis pour assurer le respect de l’article 55. Si d’aventure des provinces refusent d’adopter la version française de certains textes ou portions de textes constitutionnels, le gouvernement pourra néanmoins faire adopter les parties de la Constitution pour lesquelles il aurait obtenu les accords nécessaires suivant la ou les procédures de modification constitutionnelle applicables à ces parties. Il s’agirait des actions que le gouvernement pourrait inclure à ses rapports périodiques.

En terminant, quoique j’appuie la motion, je suis d’avis que l’échéance de cinq ans pour produire un rapport devrait être bien plus courte. Un délai plus court permettrait de tenir plus rapidement le gouvernement fédéral responsable des mesures qu’il prendra pour s’acquitter de son obligation de faire adopter les textes français.

À cet effet, j’attire votre attention sur la procédure judiciaire intentée par François Larocque et notre ex-collègue l’honorable Serge Joyal, qui est pendante actuellement devant la Cour supérieure du Québec. Ils demandent notamment au tribunal de déclarer que les gouvernements fédéral et québécois contreviennent à l’article 55. Comme réparation à cette violation, leur procédure réclame, entre autres, que ces gouvernements présentent périodiquement un rapport à la cour sur les mesures qui auront été prises, de même qu’un plan des futures mesures visant à faire adopter la version française de la Constitution.

Or, leur procédure réclame que ces rapports soient produits, et je cite :

[...] six mois suivant la date du jugement et à tous les douze mois jusqu’à ce que la version française de la Constitution soit adoptée [...]

Je trouve excellente leur idée de demander un délai de 12 mois pour produire des rapports périodiques.

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