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Projet de loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la protection d’espèces animales ou végétales sauvages et la réglementation de leur commerce international et interprovincial

Deuxième lecture--Suite du débat

15 février 2024


L’honorable René Cormier [ + ]

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour appuyer le projet de loi S-15, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la protection d’espèces animales ou végétales sauvages et la réglementation de leur commerce international et interprovincial.

Je tiens à souligner que les terres à partir desquelles je m’adresse à vous font partie du territoire traditionnel non cédé de la nation algonquine anishinabe, une nation qui a toujours entretenu une relation unique et inspirante avec le règne animal.

Notre ancien collègue le sénateur Murray Sinclair nous a bien rappelé ce qui suit :

Dans bien des cultures autochtones, on emploie l’expression « toutes mes relations » pour désigner l’interdépendance et l’interrelation entre toutes les formes de vie ainsi que la relation mutuelle et la destinée commune des humains et des animaux. Quand on traite bien les animaux, on fait preuve de respect envers soi-même et on encourage le respect mutuel.

Ces derniers mois, comme la plupart d’entre vous sans doute, j’ai reçu de nombreux courriels de citoyens canadiens favorables à l’avancement de cette législation.

Ici, au Sénat, nous avons longuement débattu des principes fondamentaux sous-tendant la question d’interdire, sous réserve de certaines exceptions, la captivité des éléphants et des grands singes, que ce soit par l’entremise de ce projet de loi ou d’un autre.

La proposition législative dont nous sommes saisis repose essentiellement sur l’idée selon laquelle la captivité des éléphants et des grands singes, notamment à des fins de divertissement, constitue une forme de cruauté animale au sens du Code criminel, sous réserve de certaines exceptions légitimes. Par grands singes, nous entendons ici les chimpanzés, les bonobos, les gorilles et les orangs-outans.

Le projet de loi S-15 reflète un respect profond de la dignité et du bien-être physique et psychologique de ces êtres doués d’une grande sensibilité et intelligence. C’est principalement sur la base des connaissances scientifiques actuelles que cette législation reconnaît que la captivité et l’élevage de ces espèces animales non domestiques, et ce, notamment à des fins de divertissement, constituent une forme de cruauté animale.

Le préambule du projet de loi est clair à cet égard, et je cite un extrait du projet de loi qui se lit comme suit :

[...] la science établit que certains animaux, notamment les éléphants et les grands singes, ne doivent pas vivre en captivité en raison de la cruauté que cela représente;

Dans une lettre adressée au parrain du projet de loi, le sénateur Klyne, 23 experts indépendants affirment que les éléphants ne sont adaptés à aucune forme de captivité, car aucune installation ne peut répondre à leurs besoins de base biologiques, sociaux, cognitifs et en matière d’espace.

Voici ce qu’ils ont déclaré :

En tant que spécialistes du bien-être des éléphants, nous pouvons attester que de plus en plus de données scientifiques sur les besoins sociobiologiques des éléphants montrent qu’il n’est pas justifié ni justifiable de garder ces animaux en captivité dans des installations publiques à des fins de divertissement. De fait, dans de telles situations, les éléphants sont soumis à des conditions qui ne répondent pas à leurs besoins, car elles sont dépourvues des composantes essentielles des écosystèmes sauvages et empêchent l’expression des comportements naturels.

Des études ont également démontré les effets néfastes de la captivité sur les grands singes, notamment sur leur état psychologique.

À l’instar de la Loi visant à mettre fin à la captivité des baleines et des dauphins, chers collègues, le projet de loi S-15 incarne cette complexité des interactions entre l’être humain et certains animaux en situation de captivité.

De manière générale, nos relations avec les animaux sont, pour la plupart, caractérisées par leur fonction et la valeur intrinsèque que nous leur accordons. Inconsciemment ou consciemment, nous plaçons les animaux dont nous avons la charge dans des catégories spécifiques en fonction de leur utilité pour nous.

Ainsi, certains animaux sont des fournisseurs de nourriture, d’autres agissent comme animaux de compagnie, et d’autres encore sont mis au service du divertissement. Nos relations avec eux et la manière dont nous les percevons sont effectivement complexes et influencées par de nombreux facteurs culturels, religieux et sociaux.

Cela dit, quelle que soit la manière dont nous les classons, nous reconnaissons que les animaux peuvent ressentir du plaisir et de la douleur et que, par conséquent, nous avons la responsabilité juridique et morale de minimiser leurs souffrances non nécessaires.

Grâce à l’avancement de nos connaissances scientifiques, la pensée humaine a évolué à l’égard des animaux, et particulièrement pour les grands singes et les éléphants. Aujourd’hui, nul ne peut sérieusement affirmer qu’ils sont de simples automates au sens du philosophe français René Descartes. La science nous apprend que les animaux ont des intérêts et des besoins, et qu’ils peuvent ressentir de la douleur si lesdits besoins ne sont pas entièrement satisfaits.

Jeremy Bentham, philosophe et juriste anglais, a déclaré avec éloquence à propos des animaux que :

La question n’est pas « peuvent-ils raisonner? », ni « peuvent‑ils parler? », mais « peuvent-ils souffrir? ». Pourquoi la loi devrait-elle refuser sa protection à tout être sensible?

C’est notamment sur la base de ce principe que notre Code criminel prévoit certaines infractions destinées à remédier à la cruauté envers les animaux, confirmant ainsi que, sur le plan juridique, nous avons des devoirs positifs envers les animaux. À l’heure actuelle, le Code criminel prévoit des infractions relatives à la souffrance inutile des animaux, ainsi que des infractions interdisant la captivité des cétacés, sous réserve de certaines exceptions.

Bien que les provinces et les territoires puissent adopter leurs propres lois sur le bien-être des animaux en vertu du paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867, le Parlement peut légalement adopter des lois criminelles qui touchent également au bien-être des animaux.

Le projet de loi S-15, érigeant en infraction, sous réserve de certaines circonstances, la pratique de posséder des grands singes et des éléphants en captivité, notamment à des fins de divertissement, semble refléter les mêmes objectifs de droit criminel que le projet de loi S-203 qui a été adopté dans cette enceinte en 2019 et qui éliminera progressivement la captivité des cétacés.

Ce sont deux mesures législatives interdisant criminellement une pratique considérée comme cruelle d’un point de vue scientifique et moral, et constituant un exercice valide du pouvoir criminel fédéral relativement à la cruauté animale, et ce, conformément au paragraphe 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867.

Par l’entremise d’une lettre envoyée le 4 décembre dernier au Comité sénatorial permanent de l’énergie, de l’environnement et des ressources naturelles, des professeurs de droit ont affirmé que l’adoption du projet de loi S-15 serait effectivement un exercice valide des pouvoirs du Parlement d’adopter des lois criminelles en la matière.

Chers collègues, le projet de loi S-15 jette ainsi un regard critique sur notre place et notre rôle envers des êtres intelligents dotés de capacités sociales, cognitives et biologiques semblables aux nôtres. Nous n’avons qu’à penser au chimpanzé qui partage près de 98,8 % de l’ADN humain.

La jurisprudence canadienne reconnaît que les chimpanzés ont une capacité cognitive leur permettant la résolution de problèmes complexes. Jane Goodall, éthologue et anthropologue britannique, a d’ailleurs démontré dans ses recherches que plusieurs aptitudes cognitives que l’on croyait uniques aux êtres humains peuvent aussi s’observer chez les chimpanzés, dont une forme de pensée rationnelle.

Les chimpanzés peuvent ressentir toute une gamme d’émotions, dont la joie, la douleur, la tendresse, la jalousie, le remords et la colère. Ils sont des êtres hautement complexes possédant de nombreuses capacités.

Comme l’a déclaré notre ancien collègue, le sénateur Murray Sinclair, dans cette enceinte, avec le sens de l’humour qui le caractérise :

Les chimpanzés vivent au sein de sociétés complexes et forment des alliances politiques pour atteindre leurs buts — un peu comme un Parlement. Les mâles vont même jusqu’à essayer de charmer les plus jeunes lorsqu’ils cherchent à obtenir le pouvoir — un peu comme des parlementaires. Lorsque des conflits surviennent, les individus les plus diplomates viennent arranger les choses. Comme les humains, les chimpanzés peuvent être violents, mais ils savent aussi faire preuve de coopération et d’altruisme, par exemple en apportant de l’eau et de la nourriture aux aînés de leur famille. On a vu des chimpanzés venir en aide à d’autres chimpanzés qui étaient en danger, ainsi qu’à des oiseaux blessés. Les chimpanzés ont de la peine lorsqu’un des leurs meurt.

Lors d’une mission de l’Association parlementaire Canada-Afrique au Cameroun, accompagné de notre collègue et coprésidente de l’association, l’honorable Amina Gerba, j’ai visité le parc national de Mefou, un centre de réhabilitation qui accueille aujourd’hui 320 primates, dont 110 chimpanzés et 21 gorilles. Les objectifs d’Ape Action Africa, l’organisme gestionnaire du parc, sont de faire face aux menaces immédiates auxquelles sont confrontés les gorilles et les chimpanzés en Afrique et de travailler avec les communautés pour développer des solutions à long terme pour assurer leur survie dans la nature. Un travail remarquable s’y fait.

Lors de notre visite, il était fascinant d’observer les comportements de ces primates dont les gestes et attitudes s’apparentent à ceux des humains. En fait, nous avions davantage l’impression d’être observés que de les observer.

Un d’entre eux avait un regard particulièrement insistant à mon égard. Je ne sais pas s’il reconnaissait dans ma physionomie une parenté évidente. M’a-t-il pris pour un lointain cousin ou pour un petit frère disparu? Je n’en sais trop rien, mais manifestement, il m’invitait presque à sauter la clôture pour aller le rejoindre. Ce que j’aurais fait volontiers, chers collègues, considérant la beauté de la nature qui nous entourait.

Plus sérieusement, il nous était impossible de rester insensibles à leur condition de vie et à l’urgence de protéger ces êtres exceptionnels. Reconnaissons aujourd’hui que la cohabitation des animaux et des êtres humains est plus que jamais cruciale à l’avenir de notre planète.

Pendant son discours à l’étape de la deuxième lecture, le sénateur Klyne a aussi parlé des caractéristiques complexes de l’éléphant, une créature altruiste dotée d’une grande intelligence et d’émotions. Notre façon de traiter les éléphants et les grands singes donne vraiment un sens aux notions de dignité et de respect. Ces animaux ont des formes de vie complexes; ce ne sont pas des créatures vouées à notre divertissement. Ils méritent respect et dignité. Rappelons qu’il est tout à fait possible de divertir un public sans avoir recours à ces animaux. Depuis 1984, le réputé Cirque du Soleil, une entreprise québécoise remarquable, a su enchanter plus de 33 millions de spectateurs sans avoir recours à des animaux.

Je me réjouis donc que le projet de loi ne prévoie aucune exception qui permettrait d’utiliser des grands singes et des éléphants en captivité à des fins de divertissement.

Chers collègues, malgré les avantages qui pourraient être associés à la captivité des éléphants et des grands singes, notamment les efforts de conservation dont le sénateur Klyne a fait mention lors de son discours, leur captivité devrait toujours être considérée comme une entrave à leur épanouissement individuel.

La captivité peut être un moyen nécessaire pour atteindre un but légitime, mais elle ne doit jamais être considérée comme une fin en soi pour ces animaux, un principe que sous-tend le projet de loi S-15. Reprenant l’essence des propos de notre ancien collègue le sénateur Wilfred Moore relativement au projet de loi S-203, S-15 constitue une forme de « condamnation morale » de la captivité des éléphants et grands singes, quels qu’en soient les bénéfices réels ou potentiels.

Chers collègues, donner une voix à celles et ceux qui ne peuvent pas se faire entendre en société est un principe qui guide nos travaux au Sénat. Les animaux ne font pas exception à cette quête que nous avons. Je nous invite donc à examiner cette législation avec empathie, respect et imagination au bénéfice de ces êtres précieux que sont les grands singes et les éléphants.

Vivement l’étude de ce projet de loi en comité afin que soient approfondis les arguments scientifiques et juridiques entourant cette mesure législative.

Merci.

Le sénateur Cormier accepterait-il de répondre à une question?

Le sénateur Cormier [ + ]

Absolument, sénateur.

Une étude australienne publiée dans la revue Geo nous instruit également que les papillons monarques, qui sont réputés pour migrer à 4 000 kilomètres depuis le Canada jusqu’à leur lieu d’hibernation, au Mexique, lorsqu’ils sont en captivité, ont une forme d’aile différente. Ils ont moins de force et ils perdent tout sens de l’orientation. Est-ce qu’on devrait ajouter les papillons monarques dans le projet de loi?

Le sénateur Cormier [ + ]

Merci pour cette question, monsieur le sénateur. Nous devons porter attention non seulement aux animaux qui sont précisés dans ce projet de loi, mais effectivement, nous devons globalement, comme société, tenir compte des enjeux qui touchent l’ensemble des animaux sur cette planète.

Les monarques, que j’ai le bonheur de chérir dans mon jardin, font ce voyage important. En tant que citoyen, il faut de plus en plus être conscient des enjeux, être conscient que nous ne sommes pas une race supérieure par rapport à cette nature que nous avons autour de nous. Effectivement, à l’intérieur de ce projet de loi, mais peut-être ailleurs, le comité pourrait étudier cette question.

Nous devons tenir compte de l’ensemble des êtres vivants de cette planète.

Merci.

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