Projet de loi d’harmonisation no 4 du droit fédéral avec le droit civil
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
1 décembre 2022
Honorables sénatrices et sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour appuyer le principe du projet de loi S-11 intitulé Loi no 4 visant à harmoniser le droit fédéral avec le droit civil du Québec et modifiant certaines lois pour que chaque version linguistique tienne compte du droit civil et de la common law. Le titre complet du projet de loi fait bien ressortir la relation substantielle qui existe dans notre régime juridique entre le droit fédéral et le droit provincial, soit le droit civil du Québec et la common law dans les autres provinces et territoires. Cette forme de bijuridisme est une caractéristique inédite du Canada, dans le sens où deux traditions juridiques complètement différentes coexistent dans un même régime juridique. Elles constituent l’armature du système que nous connaissons aujourd’hui.
Ce projet de loi est présenté comme un texte de loi technique et il modifie plus d’une cinquantaine de lois fédérales au moyen de 642 articles. Contrairement à ce qu’on pourrait croire à la lecture du projet de loi S-11, son contenu ne se résume pas à des mots inscrits au hasard dans la loi. Utilisés dans différentes lois, ces mots traduisent des concepts de droit; en fait, ils traduisent les valeurs sur lesquelles le Parlement s’est prononcé après avoir tenu des débats législatifs souvent ardus sur des questions sociales complexes ou sensibles. Il s’agit donc d’un projet qui dépasse le simple traitement de mots comme s’ils étaient des concepts interchangeables.
La marraine du projet de loi nous a expliqué le contenu du texte de loi et ses propos ont éclairé notre réflexion. Je veux attirer votre attention sur un élément fondamental qui est le fait que ce projet de loi renvoie à un élément de notre régime juridique qui est constitutif de ce qu’il est devenu aujourd’hui, et je veux rappeler brièvement les éléments historiques qui permettent de comprendre les raisons pour lesquelles un tel projet de loi se retrouve devant nous.
Le bijuridisme canadien, comme sujet d’étude du droit, s’est développé au XXe siècle, mais il tire son origine d’événements historiques dont il est important de rappeler quelques balises.
Le premier élément est le régime de droits civils régissant principalement les droits privés, instauré par les Français et appliqué dans leur colonie de Québec au XVIIe siècle.
Le deuxième élément est le traité de Paris, conclu le 10 février 1763, qui a consacré la victoire des Britanniques sur les Français en 1759 à Québec et en 1760 à Montréal, traité par lequel la France a cédé à la Grande-Bretagne ses pays, ses territoires et ses îles en Amérique.
Le troisième élément est la Proclamation royale de 1763 entérinée au Conseil privé de Londres par le roi George III qui impose la common law dans ses nouvelles colonies en Amérique.
Le quatrième élément est l’incertitude qui a persisté quant à savoir si la common law avait aboli l’application du droit privé français.
Le cinquième élément est l’incertitude quant à la capacité du nouveau régime britannique d’imposer sa loi devant la résistance qu’il a rencontrée dans sa colonie, résistance qui s’ajoutait à la grogne qui s’exprimait alors dans les autres colonies britanniques américaines et qui mènera à la guerre d’indépendance de ces colonies américaines.
Le sixième élément est l’adoption de l’Acte de Québec en 1774 dont l’article VIII, qui est un acte du Parlement britannique, annule une partie de la Proclamation royale et rétablit les lois françaises antérieures relatives à la propriété et aux droits des citoyens au Québec, tout en maintenant la common law en matière criminelle, consignant ainsi formellement dans un document constitutionnel la coexistence de la tradition de droit civil et de la common law.
Le septième élément est l’Acte de Québec qui représente en fait une concession politique que les Britanniques ont estimé devoir céder aux Français qui ne se reconnaissaient pas dans ce qui constituait un régime de droit, la common law, qui leur était complètement étranger.
Le huitième élément est le droit civil qui devient un élément constitutif de la Constitution canadienne, c’est-à-dire que le Code civil du Bas-Canada, adopté en 1865, devient la première codification de ce droit civil et en sera la principale référence avant d’être révisé en profondeur et remplacé en 1991 par un nouveau code civil, qui est entré en vigueur en 1994. Dans sa nouvelle version, une disposition préliminaire du code précise ce qui suit, et je cite :
Le Code est constitué d’un ensemble de règles qui, en toutes matières auxquelles se rapportent la lettre, l’esprit ou l’objet de ses dispositions, établit, en termes exprès ou de façon implicite, le droit commun.
Le neuvième élément est la Loi constitutionnelle de 1867 qui crée un régime fédéral partageant les compétences législatives entre deux ordres : fédéral et provincial.
Le dixième élément est la confirmation de la coexistence de la tradition de droit civil et de la common law dans le cadre des compétences législatives exclusives attribuées au Parlement fédéral dans la Loi constitutionnelle de 1867 sur des éléments du droit privé, comme le mariage et le divorce, en parallèle à une compétence exclusive attribuée aux assemblées législatives provinciales de faire des lois sur la propriété et les droits civils dans la province.
Enfin, le onzième élément est l’adoption par le gouvernement fédéral d’une politique d’harmonisation de la législation fédérale avec le droit civil du Québec en 1993. Donc, cette politique reflète la complémentarité entre la législation fédérale et le droit civil lorsqu’il s’agit d’interpréter et d’appliquer les lois fédérales au Québec et de modifier les lois fédérales qui existaient en 1994 pour les adapter aux nouveaux concepts de droit introduits après la révision en profondeur du Code civil intervenue en 1994.
Honorables sénatrices et sénateurs, j’invite les membres du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles à examiner attentivement les 642 articles du projet de loi S-11, parce qu’il traite de questions fondamentales pour nous qui définissons les concepts et les mots qui doivent refléter le régime constitutionnel qui est le nôtre.
Merci.
La sénatrice accepterait-elle de répondre à une question?
Je suis honorée de répondre aux questions de la marraine du projet de loi.
Madame la sénatrice, j’ai beaucoup apprécié votre rappel de toutes les étapes historiques qui ont mené à cette caractéristique inédite de notre système juridique. Dans vos cercles, quelles sont les réactions des civilistes face à ce travail d’harmonisation en général? Est-ce une réaction favorable ou devrions-nous envisager autre chose?
Merci, sénatrice Clement, de votre question. Vous avez très bien interprété le dernier paragraphe de mon intervention, lorsque je dis que j’invite les membres du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles à scruter attentivement le contenu du projet de loi. Je sais qu’il fait 169 pages, si ma mémoire est bonne, et qu’il contient 642 articles. L’un des éléments importants sur lesquels nous devons nous pencher, c’est le degré d’adhésion, autant des représentants de la common law que des civilistes, qu’il s’agisse des chambres professionnelles comme le Barreau et des chambres des notaires. On sait que des consultations ont eu lieu à compter de 2017 sur cette quatrième loi d’harmonisation et que ce processus a commencé il y a un certain nombre d’années. Je crois que nous devons faire ce travail, et j’invite le comité à le faire.