Affaires sociales, sciences et technologie
Motion tendant à autoriser le comité à étudier l'avenir des travailleurs--Suite du débat
10 mars 2020
Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui en appui à la motion de la sénatrice Lankin visant à ce que le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie étudie, pour en faire rapport, l’avenir des travailleurs, particulièrement les conséquences sociales du travail précaire et de l’économie à la demande, et à ce qu’il explore des solutions.
Chers collègues, dès un jeune âge, j’étais consciente de l’importance du travail et des travailleurs.
Mon père, Bernard Patterson, un commis voyageur, a fait vivre sa famille de neuf enfants avec un revenu uniquement composé de commissions — pas de salaire fixe, pas de régime de pension subventionné par l’employeur et pas d’assurance-maladie ou de soins dentaires. Une situation assurément précaire et, s’il avait continué plus longtemps, les choses auraient empiré. Il aurait été témoin d’une énorme baisse de la demande pour les marchandises qu’il vendait en gros, à savoir des tissus et des fournitures destinés à la couture à domicile, et de la fermeture des petites boutiques de tissus et des grands magasins qui étaient ses clients. Heureusement, il est parti à la retraite avant que ne s’effondre son monde au travail.
Il y a 40 ans, j’ai travaillé au Botswana pour aider les travailleuses et les travailleurs autonomes à augmenter leur revenu. Ils prenaient part à toutes sortes d’activités, comme la chasse, la tannerie de peaux d’animaux sauvages, la charpenterie, la cueillette de plantes du désert, la vente de produits agricoles, l’exploitation minière artisanale ou les arts et l’artisanat. Durant mes études supérieures, j’ai fait des recherches sur le programme de la sécurité du revenu destiné aux chasseurs et aux trappeurs cris de la région de la baie James dans le nord du Québec. Mon principal domaine d’études portait sur la façon dont le développement d’entreprises à petite échelle répondait aux besoins en matière de revenus et d’emplois dans les pays en développement.
J’ai géré Calmeadow, une ONG se spécialisant dans le financement pour les microentrepreneurs à l’échelle internationale et à travers le Canada.
Plus tard, j’ai dirigé le Coady International Institute, né grâce à un mouvement économique local qui visait à soutenir les gens, en particulier les travailleurs et les collectivités tributaires du secteur des ressources, et à améliorer leurs moyens de subsistance. Aujourd’hui, cet organisme gère le Centre for Employment Innovation et offre des formations sur les moyens de subsistance, les marchés, l’entreprise sociale et l’avenir du travail et des travailleurs, et ce, partout au Canada et dans le monde.
Tout au long de mon parcours professionnel, je me suis intéressée aux travailleurs autonomes, aux micro-entrepreneurs, aux femmes et aux travailleurs des secteurs non organisés, qui sont souvent marginalisés sur le plan économique. Ils ont beaucoup en commun avec les travailleurs de l’économie à la demande. La motion de la sénatrice Lankin porte surtout sur les problèmes qui touchent les travailleurs au Canada, mais il y a des facteurs internationaux et des tendances mondiales qui ont des répercussions sur eux. Il est aussi important pour le Canada de connaître et de soutenir les efforts qui sont déployés à l’échelle mondiale afin d’assurer l’avenir du travail et des travailleurs partout dans le monde.
Pour offrir une mise en perspective historique, il est intéressant de souligner les propos tenus en 1979 par Robert McNamara, qui était alors président de la Banque mondiale, au sujet d’une transformation sociétale et économique observée précédemment à l’échelle mondiale :
Par ailleurs, où les migrants des milieux ruraux peuvent-ils aller aujourd’hui? Les terres occupées par les modernistes du XIXe siècle ont déjà été attribuées.
Dans les régions en développement, les groupes les plus pauvres de la population risquent d’être presque entièrement laissés à eux-mêmes pendant que la société moderne amorce un grand virage technologique [...]
Quinze ans plus tard, en 1994, l’économiste américain Jeremy Rifkin, dans son livre intitulé La fin du travail, prédisait une société qui ne compterait pratiquement plus de travailleurs en raison de la troisième révolution industrielle, soit l’âge des technologies de l’information. Selon M. Rifkin, la fin du travail pourrait signifier la disparition de la société telle que nous la connaissions ou signaler le début d’une grande transformation sociale.
Naturellement, maintenant, tout le monde ne parle que de la quatrième révolution industrielle, ce qui nous incite à en étudier l’impact sur les travailleurs.
En 2019, l’Organisation internationale du travail soulignait son 100e anniversaire. Par l’entremise de la Commission mondiale sur l’avenir du travail, elle a publié son rapport historique intitulé Travailler pour bâtir un avenir meilleur. Selon l’introduction du rapport :
De nouvelles forces transforment le monde du travail [...]
Il affirme aussi ce qui suit :
Des transitions appellent des mesures énergiques [...]
D’innombrables possibilités s’offrent à nous pour améliorer la qualité de la vie professionnelle, élargir les choix, combler l’écart entre les genres, réparer les effets dévastateurs des inégalités dans le monde, et bien davantage. Or, rien de tout cela ne se produira tout seul. Sans une action décisive, nous nous dirigerons vers un monde où les inégalités et les incertitudes iront croissant. Les progrès technologiques — intelligence artificielle, automatisation et robotique — créeront de nouveaux emplois, mais ceux qui perdront leur emploi au cours de cette transition seront peut-être les moins bien armés pour saisir les nouvelles possibilités. Les compétences d’aujourd’hui ne correspondront peut-être pas aux emplois de demain. L’écologisation de nos économies créera des millions d’emplois, mais d’autres emplois disparaîtront. Si l’accroissement du nombre de jeunes dans certaines parties du monde et une population vieillissante dans d’autres peuvent exercer une pression sur les marchés du travail et les systèmes de sécurité sociale, ces changements offrent toutefois de nouvelles possibilités de garantir des sociétés dans lesquelles les services à la personne sont assurés et qui soient actives et ouvertes à tous.
Philip Jennings, membre de la commission de l’Organisation internationale du travail, du Pacte mondial des Nations unies et de la commission sur l’avenir du travail de l’État du New Jersey, a cité Le Conte de deux cités de Charles Dickens pour illustrer les conclusions de la commission :
C’était le meilleur et le pire des temps [...], le printemps de l’espérance et l’hiver du désespoir.
Du côté de l’hiver du désespoir, la commission a relevé plusieurs points préoccupants :
[...] 200 millions de personnes n’ont pas d’emploi; 300 millions de travailleurs ne survivent qu’avec quelques dollars par jour; presque la moitié des travailleurs occupent des emplois vulnérables; 150 millions d’enfants travaillent; les inégalités augmentent; les disparités persistent entre les sexes; [les changements climatiques font des ravages;] le changement démographique; la transformation numérique; les milliards de personnes qui ne bénéficient pas de protection sociale convenable; la montée en puissance économique des entreprises [...]
Nous savons que le monde du travail change rapidement et que les changements n’ont pas le même effet sur tout le monde, les difficultés qu’ils entraînent se répercutant de façon disproportionnée sur certains travailleurs, ce qui vient exacerber l’inégalité globale. Selon les prévisions de l’Organisation internationale du travail, environ 72 % des travailleurs de l’Asie du Sud et de l’Afrique subsaharienne ont un emploi vulnérable. Les travailleurs informels représentent 60 % de la main-d’œuvre mondiale et 90 % de la main-d’œuvre de l’Inde. Dans des économies développées comme la nôtre, on prévoit que 9,9 % des emplois sont vulnérables.
Dans l’ouvrage Towards a Just, Dignified and Secure Future of Work: Lessons from India, paru en 2019, les éditeurs Radhicka Kapoor et Amit Basole parlent de la nécessité d’adapter le discours mondial sur l’avenir du travail en tenant compte de la perspective du Sud mondial. L’ouvrage a été publié par l’association des travailleuses autonomes de l’Inde, un syndicat composé de 2 millions de femmes pauvres qui a été fondé par Ela Bhatt.
Reema Nanavaty, membre de cette association et du Conseil consultatif Genre et Développement de la Banque mondiale, était l’une des commissaires de la Commission mondiale sur l’avenir du travail de l’Organisation internationale du travail.
Plus près de nous, la société McKinsey & Company a publié un article à la fin de l’année dernière sur l’avenir du travail dans l’Amérique noire. Le point de départ de l’article est l’écart de richesse bien documenté, persistant et croissant entre les familles afro-américaines et les familles blanches.
L’article souligne ensuite l’importance d’examiner l’intersectionnalité économique de la race, du genre, de l’âge, de l’éducation et de l’emplacement géographique en ce qui concerne l’avenir du travail.
En 2019, la société Dell Technologies a publié un rapport selon lequel 85 % des emplois qui existeront en 2030 ne sont pas encore inventés. Dans ce rapport, il est question d’une main-d’œuvre mondialisée et de nombreuses années de recyclage professionnel. De plus, la perturbation sociale qui y est prédite n’est pas un scénario catastrophique où les machines remplacent les travailleurs humains et où ces derniers deviennent désuets. Au contraire, l’idée, c’est que les tâches que nous avons l’habitude d’accomplir aujourd’hui seront remplacées par des tâches de l’avenir, dont certaines sont connues et d’autres seront découvertes plus tard.
En 2018, le Forum économique mondial a publié un rapport intitulé 5 Things to Know About the Future of Jobs. Parmi les choses qu’il faut savoir, il y a ceci :
Premièrement, l’automatisation, la robotisation, et la numérisation sont des processus différents selon l’industrie.
Deuxièmement, les perspectives d’emploi sont nettement positives même dans un contexte de perturbations majeures de l’emploi. Pour l’exprimer en termes purement quantitatifs, 75 millions d’emplois actuels pourraient être remplacés lorsqu’il y aura une division des emplois parmi les humains, les machines et les algorithmes, alors que 133 millions de nouveaux emplois pourraient être créés au même moment.
Troisièmement, la répartition du travail entre les humains, les machines et les algorithmes évolue rapidement.
Quatrièmement, la création de nouvelles tâches au travail crée une demande pour de nouvelles compétences.
Cinquièmement, nous devrons tous devenir des apprenants perpétuels.
En 2020, le Forum économique mondial a donné suite à ce rapport en publiant un autre rapport intitulé Jobs of Tomorrow: Mapping Opportunity in the New Economy. Je ne parlerai pas du rapport en détail aujourd’hui, mais le comité voudra peut-être l’examiner si la motion est adoptée.
Un article de la série Deloitte Insights sur l’avenir de l’emploi, intitulé « What is the future of work? », parle de l’incidence des forces du changement sur trois grandes dimensions du travail. Ces trois dimensions interreliées sont les suivantes. Premièrement, quel est le travail? Quelle est la nature du travail? Deuxièment, qui fait le travail? De quoi est constituée la main-d’œuvre? Qui sont les travailleurs? Troisièmement, où se fait le travail? À qui ressemble le lieu de travail?
Ces trois dimensions — le travail, les travailleurs et le lieu de travail — sont toutes en voie de changer.
La Commission mondiale de l’OIT sur l’avenir du travail préconise une nouvelle approche qui place les individus et le travail qu’ils accomplissent au centre des politiques économiques et sociales et des pratiques des entreprises : un programme centré sur l’humain pour l’avenir du travail.
Philip Jennings voit le cadre politique proposé dans le rapport de la commission de l’OIT comme « la source de l’espoir ». Ce cadre reposerait sur trois piliers : investir dans le potentiel humain, investir dans les institutions du travail et investir dans le travail décent et durable.
Le Canada et ses partenaires mondiaux adhèrent au Programme de développement durable à l’horizon 2030 de l’ONU, y compris à l’objectif de développement durable no 8, qui consiste à « promouvoir une croissance économique soutenue, partagée et durable, le plein emploi productif et un travail décent pour tous ».
C’est ce que demande la motion de la sénatrice Lankin, un travail décent pour tous.
Parce que les perturbations sociales sont déjà là et qu’on prévoit qu’il y en aura beaucoup plus et de plus en plus souvent, et que les impacts des changements se font sentir de façon inégale, amenant certaines personnes à devenir plus vulnérables que d’autres, le rapport de la Commission mondiale sur l’avenir du travail demande de redynamiser le contrat social entre les citoyens, l’État, le marché et d’autres intervenants non étatiques concernés.
Les paroles d’Ela Bhatt, fondatrice de la Self Employed Women’s Association en Inde, appuient l’importance de la motion présentée par la sénatrice Lankin :
Le travail donne un sens à notre vie. Le travail nous donne une identité. Il donne un gagne-pain à des gens qui produisent les biens et services dont nous avons besoin pour bâtir la société. Tout le monde travaille, alors tout le monde est un travailleur.
Chers collègues, si le pays a besoin d’envisager l’adoption d’un nouveau contrat social en raison de l’accélération des changements que vivent les travailleurs, la prochaine étape logique pour le Sénat serait de faire ce qu’il fait de mieux, soit d’étudier ces changements et les impacts qu’ils ont sur les travailleurs et de trouver de solutions.
C’est ce que la motion de la sénatrice Lankin nous demande d’appuyer.
Chers collègues, tout cela est d’une importance primordiale.
Honorables sénateurs, appuyons cette motion et entamons sans attendre cette étude. Merci. Welalioq.