Aller au contenu

La violence entre partenaires intimes

Interpellation--Suite du débat

30 mai 2023


Honorables sénateurs, je prends la parole ce soir au sujet de l’interpellation no 10 présentée par la sénatrice Gwen Boniface, qui porte sur la violence entre partenaires intimes.

Permettez-moi, tout d’abord, de vous parler de l’expérience de trois femmes qui ont subi de la violence de la part d’un partenaire intime en Nouvelle-Écosse. Deux d’entre elles sont toujours vivantes; la troisième est décédée tragiquement dans le comté voisin du mien.

Voici ce qu’a écrit la première femme au sujet de son expérience :

Avant d’aller à ma première entrevue d’embauche à CBC/Radio-Canada en 1981, j’ai passé un temps fou à choisir la tenue appropriée : une veste sans col dont la coupe ressemblait à celle d’un tailleur blanc de Chanel, sous laquelle j’ai enfilé une blouse marine que je pouvais boutonner jusqu’au cou. Je ne cherchais pas seulement à avoir l’air à la mode : je devais cacher mes ecchymoses. J’avais des ecchymoses mauves autour du cou, en plus des empreintes laissées par mon mari quand il avait tenté de m’étrangler quelques jours plus tôt.

À un certain moment, pendant de courtes vacances, il m’avait agressée puis était reparti sans moi. J’ai pris un train de nuit pour rentrer à la maison, convaincue de pouvoir sauver notre mariage si je promettais d’être une meilleure épouse. Il avait toutefois son propre message à me transmettre quand je suis arrivée à la maison : il m’a dit que si je ne partais pas, il allait me tuer. « Ce n’est qu’une question de temps », m’a-t-il dit.

Voici maintenant ce qu’a vécu la deuxième femme :

Si nous avions une dispute, il mettait le pistolet sur ma tempe pour me faire peur et il disait qu’il pouvait faire exploser ma tête.

J’avais donc peur. Je ne vais rien dire.

Après des années de mauvais traitements :

Il est arrivé au chalet, il a arraché les couvertures et il l’a jetée par terre en la tirant par les cheveux. Il l’a frappée à coups de pied et à coups de poing. « Habille-toi », a-t-il ordonné. Il a versé de l’essence un peu partout dans le chalet. En la tenant par le poignet, il l’a tirée jusqu’à l’entrepôt voisin. Le chalet en bois rond a explosé. Il lui a arraché ses espadrilles et l’a tirée par les cheveux. Elle s’est débarrassée de son manteau en s’agitant et a filé dans l’obscurité, en trébuchant et en tombant. Il l’a rattrapée et l’a menottée. Il a déchargé son arme sur le sol à côté d’elle et il l’a jetée sur la banquette arrière de la fausse voiture de la GRC.

Pour ce qui est de la troisième femme, nous n’avons malheureusement pas son témoignage, car elle a été réduite au silence avant de pouvoir se faire entendre. Nous savons qu’en mai 2016, son mari a été envoyé à l’Hôpital Sainte-Anne, près de Montréal, pour tenter de stabiliser ses symptômes de stress post-traumatique, notamment sa difficulté à gérer ses émotions. À ce moment-là, son mari a révélé aux médecins qu’il faisait des cauchemars dans lesquels sa femme le trompait et que, dans ces rêves, il la tuait en guise de représailles. Son mari était un ancien combattant de la guerre en Afghanistan qui a fini par la tuer, ainsi que leur fille, sa mère et lui-même.

Nous savons qu’elle avait pris contact avec la Naomi Society d’Antigonish, qui offre un soutien aux personnes victimes de violence de la part d’un partenaire intime. Elle voulait savoir comment obtenir un engagement à ne pas troubler l’ordre public. Elle avait manifestement conscience d’être en danger.

Certains d’entre vous ont peut-être deviné qui sont ces trois femmes. La première femme, qui cachait soigneusement les ecchymoses sur son cou de jeune mariée de 24 ans, n’est nulle autre qu’Anna Maria Tremonti, la journaliste de CBC de renommée nationale et internationale. Elle décrivait ses efforts pour cacher les preuves de sa souffrance et de sa honte lors de son entrevue d’embauche à l’émission des nouvelles matinales de CBC Halifax, qui a lancé sa brillante carrière chez le diffuseur national. Ce n’est que récemment qu’elle a rendu publique son histoire personnelle de violence de la part d’un partenaire intime, notamment dans une série de baladodiffusions intitulée « Welcome to Paradise ».

La deuxième femme est Lisa Banfield, la conjointe de fait de longue date de l’auteur de la tuerie en Nouvelle-Écosse. Elle a enduré des années de violence de la part de son partenaire et, comme nous le savons, elle a été la première victime de son effusion de violence, qui s’est soldée par le meurtre brutal et insensé de 22 Néo-Écossais, soit la pire tuerie de l’histoire du Canada.

Lisa Banfield a survécu au carnage en fuyant dans les bois cette nuit-là à Portapique, dans la campagne néo-écossaise. Elle a ensuite été victime de notre système de justice.

La troisième femme s’appelle Shanna Desmond, originaire d’Upper Big Tracadie, dans le comté de Guysborough, en Nouvelle‑Écosse. Cette Néo-Écossaise d’origine africaine était infirmière, mère et épouse de Lionel Desmond, un ancien combattant de la guerre en Afghanistan. Comme dans le cas des histoires tragiques de Carol Culleton, Anastasia Kuzyk et Nathalie Warmerdam dans le comté de Renfrew, que la sénatrice Boniface a racontées dans son discours, la violence entre partenaires intimes dont a été victime Shanna Desmond s’est avérée fatale.

Dans son discours, la sénatrice Boniface a raconté le cas des meurtres des trois femmes du comté de Renfrew, toutes d’anciennes partenaires intimes du même homme, et elle les a replacés dans le contexte de l’épidémie de violence entre partenaires intimes au Canada. Elle a exprimé des préoccupations particulières concernant la violence entre partenaires intimes dans les régions rurales, où l’accès aux services de soutien est souvent insuffisant et où il est difficile de chercher de l’aide de manière anonyme dans une petite ville.

Elle a parlé de l’enquête du coroner sur la mort des trois femmes du comté de Renfrew et des 86 recommandations de changement, y compris celles qui portaient sur la création d’un fonds d’urgence pour les survivants, en offrant des fonds annuels et durables aux fournisseurs de services et en tenant compte des différences entre les réalités des régions rurales et des régions urbaines, les maisons de seconde étape pour les survivants, la sensibilisation et la formation du personnel du système de justice sur les questions liées à la violence entre partenaires intimes, dont les facteurs propres aux régions rurales, et l’importance d’étendre le service cellulaire et Internet haute vitesse pour améliorer la sécurité des femmes dans les régions rurales et éloignées.

La sénatrice Boyer nous a renseignés sur la violence entre partenaires intimes touchant les femmes autochtones, en plus de souligner des mesures autochtones importantes qui ont été prises pour contrer cette violence. La sénatrice Seidman a abordé le sujet sous l’angle de la santé publique pour montrer les grandes lacunes et la partialité des données ainsi que la sous-représentation des femmes dans la recherche.

La sénatrice Hartling a parlé de son expérience professionnelle auprès de femmes victimes de violence entre partenaires intimes au Nouveau-Brunswick. Elle a parlé de la question du contrôle coercitif, qui est cruciale, mais souvent négligée. Mon intention est de souligner certaines des leçons qui ont été tirées des cas des trois femmes en Nouvelle-Écosse. Je me concentrerai sur les conclusions et les recommandations de la Commission des pertes massives qui concernent la violence entre partenaires intimes.

Chers collègues, je vous rappelle que la violence entre partenaires intimes englobe toute une série de comportements, dont la violence émotionnelle, financière, psychologique, physique ou sexuelle perpétrée par un partenaire intime. L’écrasante majorité des auteurs de violence entre partenaires intimes sont des hommes, et l’écrasante majorité des victimes sont des femmes.

Le récit fait par Anna Maria Tremonti de la violence exercée par son mari de l’époque parlait d’agressions physiques répétées et de manipulation psychologique. Elle en est ressortie non seulement meurtrie, mais aussi accablée par la honte et la culpabilité. L’une des principales raisons pour lesquelles elle a gardé ce douloureux secret pendant des décennies était sa crainte d’être accusée de partialité parce qu’elle était une femme désireuse de faire carrière dans le journalisme. Elle affirme aujourd’hui ceci :

Je crois que mon expérience personnelle a fait de moi une journaliste plus empathique et plus nuancée, mais il subsiste dans les salles de nouvelles la présomption d’un préjugé néfaste lorsqu’il est question de violence fondée sur le sexe.

Elle ajoute également ceci :

Quand il est question de journalisme objectif, des cohortes entières de journalistes ont enfin fait le constat que l’objectivité est une construction subjective de l’homme blanc.

La question de la violence entre partenaires intimes dans l’affaire du décès de Shanna Desmond est examinée dans le cadre de l’enquête sur la mort des membres de la famille Desmond. Le mandat de l’enquête est d’essayer de prévenir de futurs décès en cherchant à savoir si les systèmes avec lesquels la famille a interagi, notamment les services de santé et de prévention de la violence familiale, devraient être modifiés. Le rapport final de cette enquête est attendu d’ici peu.

Les questions qui guident l’enquête sont les suivantes : l’épouse de Lionel Desmond, Shanna, sa fille Aaliyah et sa mère Brenda ont‑elles eu accès à des services appropriés d’intervention en cas de violence familiale? Est-ce que les nombreux professionnels de la santé et policiers qui ont interagi avec la famille disposaient de la formation et de l’information nécessaires pour repérer le risque de violence entre partenaires intimes? Est-ce qu’un homme présentant des symptômes profonds et complexes de stress post-traumatique, qui venait de terminer un programme psychiatrique interne, aurait dû être en mesure d’acheter une arme à feu en toute légalité?

Nous n’avons pas encore reçu le rapport d’enquête, mais nous savons que certains témoins ont indiqué que le racisme et les lacunes systémiques ont joué un rôle dans la suite d’événements tragiques qui ont abouti aux meurtres de Shanna, de sa fille de 10 ans et de sa belle-mère, ainsi qu’au suicide de son mari.

Enfin, honorables collègues, nous en venons à la Commission des pertes massives de la Nouvelle-Écosse. Certains d’entre vous se souviennent peut-être que, à l’époque, le sénateur Colin Deacon, le sénateur Kutcher et moi avons envoyé une lettre au ministre fédéral Bill Blair et à Mark Furey, procureur général et ministre de la Justice de la Nouvelle-Écosse, au début de juin 2020. Nous réclamions que le gouvernement du Canada et le gouvernement de la Nouvelle-Écosse tiennent une enquête publique commune sur la tuerie de la Nouvelle-Écosse et les événements connexes, comme l’ont demandé les familles des victimes.

La Commission des pertes massives, une commission d’enquête publique mixte, a été créée cette année-là. Son rapport final, intitulé Redresser la barre ensemble, comprend 300 pages réparties en sept volumes et renferme 130 recommandations. Il a été publié il y a deux mois. Comme on pouvait s’y attendre, un grand nombre de recommandations de la commission portent sur la Gendarmerie royale du Canada. En ce qui concerne le sujet de cette commission d’enquête, le rapport préconise ce qui suit :

[...] mettre davantage l’accent sur le traitement et la prévention des causes profondes de la violence dans nos communautés, notamment la violence fondée sur le sexe, la violence entre partenaires intimes et la violence familiale [...]

Le rapport indique également ceci :

[...] il existe de plus en plus de preuves indiquant que de nombreux hommes auteurs de pertes massives ont déjà commis de la violence fondée sur le sexe, entre partenaires intimes ou envers un membre de la famille.

Par ailleurs de nombreuses violences de masse commencent par l’agression d’une femme en particulier. Le rapport précise que « la misogynie et les conceptions traditionnelles malsaines de la masculinité sont des causes profondes des incidents impliquant des pertes massives. » Le rapport reconnaît également que « [...] la distinction entre violence publique et violence privée est illusoire et problématique. »

La commission indique également que la première étape de la prévention de la violence de masse « consiste bien à reconnaître le risque d’escalade inhérent à toutes les formes de violence ». Le rapport souligne également l’importance « d’adopter une approche de la violence axée sur la prévention et la santé publique, qui doit prévoir le traitement des auteurs de ces actes ».

Plus loin, la commission parvient à la conclusion suivante :

[...] les politiques imposant de procéder à une arrestation et à une inculpation ont échoué de manière significative et ont eu des répercussions involontaires qui contribuent à notre incapacité collective et systémique à protéger les femmes et à aider les femmes survivantes à se protéger elles-mêmes.

Dans son article sur le rapport de la commission, l’avocate féministe Pamela Cross a déclaré ceci :

Il est gratifiant de constater à combien de reprises le rapport cite l’enquête sur les décès de Carol Culleton, Anastasia Kuzyk et Nathalie Warmerdam et ses recommandations. Peut-être que certaines d’entre elles obtiendront l’attention qu’elles méritent dans le cadre de ce rapport jouissant d’une plus grande visibilité.

Je n’ai pas assez de temps aujourd’hui pour énumérer toutes les recommandations de la commission liées à la prévention de la violence entre partenaires intimes, mais je peux vous assurer qu’elles méritent qu’on les examine et qu’on y donne suite. Un financement annuel soutenu à l’intention des groupes communautaires et des experts dans le domaine de la promotion et du soutien de l’égalité entre les sexes est jugé essentiel, tout comme le renforcement de la réglementation visant les armes à feu.

Les recommandations de la commission concernant la reddition de comptes et la mise en œuvre des recommandations sont d’une importance capitale. À cet égard, dans son rapport, la commission propose la création, par voie législative, d’un poste de commissaire à la violence contre les femmes doté d’un financement adéquat et stable, ainsi que de pouvoirs effectifs. Ce commissaire indépendant et impartial rendrait des comptes au Parlement dans un rapport annuel.

Honorables collègues, tandis que je termine mon intervention d’aujourd’hui, je tiens à ce que nous prenions tous note des recommandations pouvant sauver des vies provenant des nombreuses enquêtes et commissions portant sur cette épidémie de violence entre partenaires intimes ou fondée sur le sexe. Je songe notamment à l’enquête May-Iles, à l’enquête menée dans le comté de Renfrew, à la Commission des pertes massives de la Nouvelle‑Écosse et à l’Enquête sur les femmes et les filles autochtones assassinées ou portées disparues.

Chers collègues, n’oublions pas les trois femmes dont j’ai parlé aujourd’hui — Anna Maria Tremonti, Shanna Desmond et Lisa Banfield —, les nombreuses autres femmes au Canada qui sont touchées par l’épidémie de violence, ni la prochaine génération de filles au Canada.

Honorables collègues, continuons à travailler ensemble pour que les jeunes filles d’aujourd’hui deviennent des femmes qui peuvent compter sur le fait qu’elles auront le droit de vivre en sécurité dans leur collectivité et, plus important encore, dans leur propre maison.

Merci, wela’lioq.

Haut de page