Le rôle que jouent les débats des chefs dans le renforcement de la démocratie en engageant et en informant les électeurs
Interpellation--Suite du débat
19 septembre 2023
Il est de bon ton de répéter que les débats électoraux renforcent la démocratie.
Selon moi, toutefois, la preuve de cette vertu n’a pas été faite. Ces dernières années, on a souvent entendu le contraire, soit que les débats ont été des moments pénibles, susceptibles de décourager, voire de démoraliser les électeurs.
Les politologues et spécialistes débattent depuis longtemps de l’importance des débats sur les choix des électeurs, essentiellement parce que l’effet réel de ces débats est très difficile à mesurer.
Selon André Blais, professeur émérite de science politique à l’Université de Montréal, un débat des chefs donne une occasion unique aux électeurs de comparer sans filtre les positions de chacun sur deux ou trois enjeux. Il a noté également que l’exercice a tendance à avantager les chefs de petits partis, qui se font ainsi mieux connaître.
Selon Christian Bourque, vice-président de la firme de sondage Léger, et Allison Harell, professeure de science politique à l’UQAM, les débats font rarement changer d’opinion, mais ils confortent les électeurs dans leurs convictions.
Christian Bourque rappelle par ailleurs que la moitié des répondants qui se prononcent sur les débats ne les ont même pas regardés, et qu’ils se fient plutôt sur la couverture de presse.
Le professeur Peter Loewen, de l’Université de Toronto, juge qu’on exagère l’importance de ces confrontations, même s’il est d’avis que les débats représentent souvent l’événement le plus informatif d’une campagne.
Des voix plus critiques avancent toutefois que les débats servent d’abord les intérêts des partis politiques et des diffuseurs télé, en ignorant les souhaits des électeurs.
Les partis politiques insistent pour imposer les thèmes, le calendrier et les formats qui les avantagent et qui leur permettent de « passer leurs lignes » sans mauvaises surprises.
Les médias, pour leur part, cherchent à mettre en vedette leurs journalistes et à « faire un bon show », notamment en proposant des questions-chocs et en adoptant une attitude de confrontation.
On peut croire que le public ne se retrouve pas toujours dans le résultat, qui ressemble la plupart du temps à un festival de chicanes partisanes sur des enjeux qui n’intéressent qu’une bulle médiatique et politique.
En tout cas, ni les élections ni les débats ne semblent parvenir à freiner la désillusion de plus en plus grande des citoyens. Nous assistons en effet à une perte de confiance inquiétante des citoyens envers leurs institutions démocratiques. Les taux de participation électorale étaient d’un peu plus de 70 % dans les années 1980; 40 ans plus tard, ils ont chuté de 10 points de pourcentage, soit à 62,6 % lors de la dernière élection fédérale. La tendance à la baisse est donc très nette.
Pendant mes 25 ans de journalisme, j’ai analysé, couvert et vérifié les faits avancés par les candidats dans les débats électoraux.
J’ai constaté que les échanges sont de plus en plus formatés et que les chefs de partis se préparent pendant des jours pour avoir des réponses toutes faites qui évitent les pièges de la spontanéité. Ils s’en tiennent rigoureusement aux lignes de communication qui, de l’avis de leurs stratèges, pourront devenir virales et leur faire gagner des votes.
En fait, les débats télévisés ne servent pas tant à présenter et à expliquer des propositions politiques qu’à évaluer la performance de politiciens sous pression. Les coups de gueule, les gaffes et les attaques font la manchette. C’est certainement de l’information‑spectacle, où la substance et la réflexion sont reléguées à l’arrière‑plan.
Il y a eu des tentatives pour que les citoyens participent plus étroitement dans les débats en ajoutant un public et en laissant quelques électeurs poser leurs questions directement. Cependant, les résultats sont quelque peu artificiels. Tout est préparé et minuté. Nous sommes loin d’une participation réelle où les électeurs auraient un vrai rôle à jouer.
Quoi qu’on en pense, les débats des chefs font partie de la tradition politique canadienne depuis 1968. Cependant, une crise a éclaté en 2015 lorsque, pour la première fois, le chef du Parti conservateur, Stephen Harper, a refusé de participer au débat en anglais. Cette décision a choqué le Canada anglais, mais moins le Québec, où le chef conservateur a accepté de participer à deux débats en français.
C’est là qu’est née l’idée d’une commission. Cette dernière a été mise sur pied par le gouvernement Trudeau dans le but explicite d’empêcher une répétition du scénario de 2015, quand les Canadiens anglais avaient été privés d’un débat important.
Le commissaire à temps partiel, nommé par le premier ministre et soutenu par une petite équipe, n’a eu que deux élections — en 2019 et 2021 — pour démontrer l’utilité de la commission. Or, jusqu’à présent, les résultats ne sont pas encourageants.
À l’automne 2021, les membres du groupe de radiodiffusion des médias anglophones ont défini le format de cette manière : un modérateur, quatre journalistes et quelques citoyens participant de chez eux. Selon plusieurs observateurs, le débat a toutefois été un fiasco : on avait prévu trop de questions, trop peu de temps pour y répondre et trop peu d’interactions directes entre les chefs. De plus, l’animatrice s’est montrée trop stricte pour ce qui est du temps alloué et, par-dessus tout, une question insinuant que les projets de loi 21 et 96 du Québec étaient foncièrement racistes s’est avérée mal formulée et accusatrice à l’égard du chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet. Il s’agissait d’une question tellement explosive que, selon Christian Bourque, elle a carrément contribué à sauver la campagne du Bloc québécois.
Du côté francophone, le débat a été plus réussi, mais le trop grand nombre de personnes sur la scène — six journalistes et cinq candidats — a limité les débats.
Conformément au mandat qui lui a été confié en 2021, la commission devait avaliser le format du débat des chefs, mais au bout du compte, elle ne s’est prononcée sur rien, prétendument par manque de temps. La seule chose qu’elle a réussi à faire, et pour laquelle elle s’est fait remarquer, c’est d’avoir assuré la traduction des débats en 16 langues.
Dans son rapport, la commission a conclu ceci :
Il est généralement admis que les débats de 2021 n’ont pas réussi, dans la mesure attendue, à informer les électeurs sur les politiques des différents partis.
Malgré ce fiasco et des consultations élargies, la Commission des débats des chefs conclut qu’elle doit devenir permanente, plutôt que d’avoir des mandats renouvelables, et qu’elle devrait disposer de pouvoirs élargis, dont le choix final du modérateur. La nomination du commissaire devrait également être approuvée par les partis et la Chambre pour éviter toute apparence de partialité.
Pour sa part, le professeur André Blais croit que les chefs de partis n’oseront pas refuser de participer à un débat si la demande vient d’une commission institutionnelle.
Il est vrai que les médias ne font pas toujours la différence entre leur propre visibilité, celle de leurs journalistes-vedettes et l’intérêt public, afin de mettre de l’avant un débat qui serait le plus utile possible pour les électeurs. Pour cette raison, les partisans d’une commission permanente jugent que des experts neutres et détachés seraient mieux placés que des journalistes pour établir les règles et le format du débat.
Personnellement, je suis loin d’être convaincue que pérenniser cette commission soit la meilleure solution aux nombreux maux affligeant nos débats. Ce n’est pas la voie que la plupart des autres pays ont choisie. Je crains aussi qu’une commission administrative manque d’agilité, alors que l’organisation de débats, en pleine campagne électorale, exige d’agir et de trancher rapidement.
Même si le Canada se dote d’une commission permanente, les médias seront toujours les diffuseurs et auront toujours, à ce titre, leur mot à dire sur les modalités de l’événement. Ajouter un joueur de plus risque de complexifier et de ralentir le processus décisionnel.
Il existe tout de même une saine concurrence entre les médias qui favorise l’émergence de divers types de formats, et ce, sans l’intervention d’une institution étatique.
Du côté québécois, le réseau TVA a décidé depuis 2015 d’organiser son propre débat des chefs en proposant un format plus simple, avec un seul animateur et quatre chefs au maximum, qui se font face afin que chacun puisse débattre avec tous les autres.
Finalement, il faut garder en tête que les débats télévisés ne sont qu’une des activités d’une campagne. Les entrevues individuelles des chefs, la multiplication des plateformes et des formats possibles contribuent à la diffusion d’informations utiles. On observe une baisse de plus de 50 % de l’écoute de la télévision chez les 18-34 ans, mais cette génération représente plus du tiers de l’écoute de balados.
Pour toutes ces raisons, je ne crois pas qu’il soit utile de pérenniser la commission des débats électoraux.
On peut d’emblée douter de la valeur de ces débats pour la santé de démocratie canadienne, surtout quand on considère qu’à l’heure actuelle, ils sont conçus davantage pour favoriser les intérêts des partis politiques et des médias que ceux des électeurs.
Cela dit, même si on accorde une valeur à ces débats, rien n’indique que la commission a joué un rôle essentiel jusqu’à présent. Les débats dans lesquels elle a été impliquée n’ont pas été moins critiqués que les autres; au contraire.
Je suis personnellement d’avis que les médias sont capables de s’organiser entre eux — ou seuls — pour proposer des débats et expérimenter avec différents formats. L’implication d’une commission publique pourrait alourdir indûment un processus qui se doit d’être agile et efficace.
Je conclurai en disant que les failles bien réelles des débats électoraux perdront peut-être en importance à mesure que les plateformes innovent et se multiplient. Le format rigide, scripté et spectaculaire des débats pourra être complété par des entrevues intimistes en baladodiffusion, des discussions informelles sur d’autres plateformes et des rencontres organisées ou modérées par des intervenants de la société civile.
En somme, il faut espérer que la démocratie canadienne sera servie non pas par des débats électoraux réinventés, sous l’égide d’une commission publique, mais par la multitude de formats et d’échanges que permettent les nouvelles plateformes, où le public trouvera idéalement sa place. Merci.
La sénatrice Miville-Dechêne accepterait-elle de répondre à une question?
Certainement.
Je vous remercie pour vos observations. Je les ai appréciées.
Vous dites avoir des doutes sur la pertinence d’une commission. Je ne crois pas avoir besoin de rappeler que les débats ont été houleux lors des deux campagnes qu’elle a chapeautées. Selon vous, est-ce qu’il devrait encore y avoir au moins un grand débat en français et un autre en anglais, et ces débats devraient-ils être diffusés à la fois à la télévision et en ligne? Car il n’y a pas que la télévision qui compte désormais, il faut aussi penser à Internet. S’agit-il d’un élément déterminant pour les campagnes à venir, selon vous, ou pas vraiment?
Je ne pense pas, comme d’autres, que c’est l’événement le plus important de la campagne électorale. Tout indique que ce n’est pas vraiment un débat qui modifie l’opinion des électeurs. Cela dit, c’est une activité. Si les diffuseurs sont capables de l’organiser et de s’entendre, tant mieux. Je crois qu’eux-mêmes savent, après le fiasco de 2021, que le fait d’avoir cinq ou six journalistes modérateurs n’est pas une bonne idée. Peut-être reviendra-t-on à des formats plus simples, d’autant plus que les diffuseurs privés ont moins d’argent et doivent affronter une crise du journalisme en général.
Du côté francophone, le plus grand diffuseur privé a quitté et a dit à Radio-Canada : « On ne veut pas travailler avec vous; on va faire notre propre débat. » Au Québec, nous sommes très bien servis. Nous avons un débat un peu plus formel, soit celui de Radio‑Canada avec quelques autres petits médias, et nous avons un débat dans le secteur privé qui est davantage un débat avec un modérateur et des échanges. Certains disent que c’est quelque peu cacophonique, mais en même temps, cela ajoute de la diversité. En fait, après avoir longuement réfléchi à la question, sénatrice Dasko — parce que vous m’aviez demandé de me prononcer sur cette question —, en ces temps où l’on a énormément besoin de services publics pour aider la population, je crois que le fait d’investir dans une commission de débats électoraux, alors que tous les médias sont en train de changer, est un mauvais investissement.