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Le discours du Trône

Motion d'adoption de l'Adresse en réponse--Suite du débat

30 mars 2021


Honorables sénateurs, je prends la parole en réponse au discours du Trône, dans lequel le gouvernement a reconnu que, « [p]our trop de Canadiens, le racisme systémique est une réalité bien présente ». Le gouvernement s’est engagé à lutter contre le racisme systémique, et ce, en s’appuyant sur les expériences vécues par les communautés racialisées et les peuples autochtones.

Aujourd’hui, je tiens à mettre l’accent sur une autre raison pour laquelle nous devons lutter sans relâche contre l’inhumanité et l’injustice du racisme systémique enraciné dans l’histoire du Canada.

Les faits montrent clairement que, quand on ne fait que prononcer de beaux discours ou poser des gestes symboliques en ce qui concerne le racisme, on choisit d’être un pays moins prospère. En effet, le racisme ne fait pas que priver de leurs moyens économiques et sociaux un quart de la population, soit les membres de minorités visibles et les Autochtones, il empêche aussi la collectivité de prospérer.

Ainsi, dans ma réponse au discours du Trône, je me concentrerai sur trois points : le racisme systémique est une réalité historique et actuelle indéniable au Canada contre lequel on peut lutter seulement à l’aide de mesures directes et explicites; alors que les institutions deviennent systématiquement plus diverses et inclusives, l’ensemble des Canadiens auront accès à d’importants débouchés sociaux et économiques, pas uniquement le quart de la population qui est racialisée ou autochtone; et le Sénat du Canada a la responsabilité constitutionnelle de lutter contre le racisme et de faire preuve d’initiative en devenant systématiquement diversifié et inclusif alors que nous nous efforçons d’ouvrir d’importants débouchés pour les générations futures.

Je parle de cette question en tant qu’homme blanc au début de la soixantaine. Pendant 90 % de ma vie, je ne connaissais essentiellement pas l’étendue de mon privilège blanc. Je n’avais jamais constaté à quel point le fait d’être un homme blanc avait toujours fait pencher la balance en ma faveur au cours de ma vie. J’ai toujours appuyé sans réserve les débouchés que la diversité permet de créer, mais je suis gêné d’admettre que je n’ai jamais compris que le fait de ne pas être raciste n’a jamais été suffisant. J’avais une responsabilité de lutter activement contre le racisme.

Mon parcours a malheureusement commencé il n’y a pas très longtemps. Une date inoubliable est le 8 novembre 2018. Je sais que je ne suis pas le seul à me souvenir de l’histoire très touchante que notre collègue, le sénateur Dan Christmas, nous avait racontée au sujet de son père, l’ancien soldat Augustus Christmas, un héros de l’ombre de la Seconde Guerre mondiale.

Cette histoire, quoique extraordinaire, révélait une ironie tragique, à savoir que les milliers de Noirs et d’Autochtones canadiens qui s’étaient portés volontaires pour défendre courageusement nos libertés collectives lors des Première et Seconde Guerres mondiales ne bénéficiaient pas des mêmes droits fondamentaux, notamment celui de voter, entre autres, que leurs compagnons d’armes blancs, y compris mon père et mes oncles.

Pas plus tard que la semaine dernière, le sénateur Oh a expliqué de manière percutante à quel point le racisme contre les asiatiques avait connu une hausse vertigineuse au cours de la dernière année. Hélas, cette montée rapide et très inquiétante des mauvais traitements, de la violence et des crimes haineux montre à quel point, à l’heure actuelle, le racisme se tapit dans l’ombre et n’est jamais bien loin de se manifester dans la société canadienne.

En tant qu’homme blanc, j’ai le luxe de pouvoir penser au racisme et d’en parler quand bon me semble. Malheureusement, en 2021, au Canada, ce luxe demeure inaccessible pour les Autochtones, les Noirs et les personnes racialisées d’un bout à l’autre du pays.

Tout au long de notre histoire, l’accès à la propriété a toujours été associé aux notions de privilège et de pouvoir, que l’on parle de la valeur des investissements, des revendications territoriales des Autochtones et des droits constitutionnels issus des traités, de l’accès au droit de vote ou des compétences essentielles pour être nommé sénateur.

Dans ce contexte, il est inacceptable que beaucoup de Néo-Écossais d’origine africaine ne soient toujours pas légalement propriétaires de leurs demeures en 2021, même si, dans bien des cas, leur famille y habite depuis des centaines d’années. Certains cas remontent à l’époque où la Couronne a offert la liberté et des terres aux loyalistes noirs qui avaient combattu durant la Révolution américaine, il y a 250 ans. À la fin de la guerre, les loyalistes noirs ont obtenu un « accès » aux lots de terre, mais, trop souvent, ils n’ont pas obtenu les titres de propriété légaux de ces terres.

Pour beaucoup trop de familles, ce problème perdure encore aujourd’hui.

Dans l’affaire Downey c. Nouvelle-Écosse, Christopher Downey s’est battu pour obtenir la propriété légale de la terre que son grand-père a acquise en 1913 à North Preston, en Nouvelle-Écosse, qui est le plus ancien peuplement de Noirs du Canada. M. Downey et sa femme habitent sur cette terre depuis 50 ans et se sont battu pour obtenir le titre de propriété de leur maison. La question de propriété a seulement été réglée en juillet, lorsque la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse a tranché en faveur de M. Downey, laissant entendre que le racisme systémique avait joué un rôle clé pour l’empêcher d’acquérir le titre de propriété de la terre.

Lorsqu’ils doivent se battre contre le gouvernement et se rendre jusqu’à la Cour suprême rien que pour obtenir le titre de propriété légal d’une maison que leur famille habite depuis plus de cent ans, ce n’est pas étonnant que beaucoup de Canadiens racialisés ont l’impression qu’ils ne peuvent pas se fier à notre système judiciaire pour leur rendre justice. Encore une fois, les peuples autochtones ne connaissent que trop bien cette question.

Nous savons aussi qu’il existe encore un lien entre la race et les personnes soupçonnées de crime au Canada. Plus tôt cette année, le 28 janvier, une personne a attaqué un policier de Montréal et s’est emparée de son arme pendant un contrôle routier de routine. Mamadi Camara, ingénieur et doctorant sans antécédents criminels, a téléphoné au 911 pour signaler l’incident. Les policiers ont ensuite arrêté M. Camara, un homme noir, et l’ont gardé en prison pendant six jours. Au départ, ils se sont justifiés en parlant des « éléments de preuve dont les enquêteurs disposaient à ce moment-là ». Lorsque M. Camara a été libéré — après avoir passé six jours en prison, je le rappelle — le service de police lui a présenté des excuses et, la semaine dernière, a dit espérer que l’arrestation récente d’un nouveau suspect aiderait M. Camara à oublier cet incident.

Le racisme systémique a un coût humain. Il a aussi un énorme coût économique, dont le poids ne retombe pas seulement de façon disproportionnée sur les Canadiens racisés : l’ensemble des Canadiens y perdent encore plus, puisque la diversité est un puissant moteur économique.

Il y a deux ans, un article publié dans le Harvard Business Review examinait la rentabilité du secteur américain du capital du risque et les liens entre cette rentabilité et la diversité de l’équipe de direction. Les auteurs ont constaté que les investissements faits par des groupes de partenaires partageant les mêmes origines ethniques étaient de 26 % à 32 % moins rentables que ceux des groupes de partenaires aux origines ethniques diverses.

Selon une étude menée en 2017 par McKinsey auprès de 1 000 entreprises de 12 pays, les entreprises dont l’équipe de direction est la plus diversifiée sur le plan ethnique étaient 33 % plus susceptibles d’être plus rentables que leurs concurrentes.

La diversité et l’inclusion mènent à la prospérité de tous. S’il s’agit aujourd’hui d’une évidence, c’est grâce aux dirigeants déterminés et courageux qui ont su paver la voie et atteindre le succès malgré les puissants obstacles systémiques qui ont pu se dresser sur leur chemin.

Honorables collègues, c’est à nous d’honorer le courage et la détermination de ces gens en faisant tomber les obstacles systémiques qui empêchent tous les membres de la population de jouir des mêmes débouchés économiques que les autres. C’est dire tout le travail qui nous attend. Seulement 12 % des PME appartiennent à une personne issue d’une minorité visible, et 1 % à un ou une Autochtone. Il s’agit d’une infime fraction par rapport au poids réel de ces groupes au sein de la population. Puisque la diversité est synonyme d’innovation et de succès économique, nous devons trouver le moyen de mieux tirer parti de la fibre entrepreneuriale qui sommeille en chaque Canadien.

Parmi les obstacles structurels à surmonter se trouve le fait que la diversité n’a pas encore réussi à faire son chemin parmi les personnes à la tête du système financier actuel, celles qui prennent les décisions stratégiques.

En juin 2020, Bloomberg rapportait que, parmi les 188 hauts dirigeants et membres des conseils d’administration des huit plus grosses institutions financières du Canada — six banques et deux compagnies d’assurance —, les personnes issues des minorités n’occupaient que 10 % des postes tout en haut de l’échelle et 8 % des sièges des conseils d’administration. Paradoxalement, ces géantes sont toutes situées à Toronto, une ville où plus de la moitié de la population est née à l’étranger et déclare être issue d’une minorité visible.

Je crains que ces organisations ne remettent jamais en question le confort du statu quo. Je crains qu’elles considèrent le changement comme une obligation plutôt que comme une occasion. Je crains qu’elles représentent les fondations de notre système financier, et que leur inaction nous place tous en position de désavantage concurrentiel par rapport à la diversité que l’on constate dans le monde entier, alors qu’à l’évidence, la diversité permet d’augmenter la rentabilité.

Jusqu’à maintenant, j’ai soutenu que le racisme systémique constituait une réalité historique et actuelle indéniable au Canada que seule une action directe et explicite pourrait contrer. Si nos institutions devenaient systématiquement diversifiées et inclusives, des occasions sociales et économiques majeures s’offriraient ainsi à tous les Canadiens.

Je voudrais terminer en parlant de notre rôle et de nos responsabilités ici au Sénat.

Le site Web du Sénat du Canada souligne la décision de 2014 de la Cour suprême du Canada en indiquant que le rôle du Sénat « a évolué au fil du temps : après avoir surtout défendu les intérêts des régions, il fait maintenant entendre au Parlement le point de vue de groupes sous-représentés, comme les peuples autochtones, les minorités visibles et les femmes ».

En tant que sénateurs, notre travail consiste à garantir que le point de vue des groupes sous-représentés du Canada soit entendu et pris en considération avec sérieux. C’est là notre travail.

Chaque fois que je réfléchis à la promesse du gouvernement de « lutter contre le racisme systémique », j’arrive à la conclusion que cette question est beaucoup trop importante pour incomber à un seul gouvernement, parti ou organisme. L’éradication du racisme systémique exige un engagement et des efforts collectifs et continus de la part d’innombrables dirigeants et organisations. Nous devons tous faire mieux, activement, inclusivement et sensiblement.

Étant donné la responsabilité constitutionnelle du Sénat, il ne faut pas appliquer le principe « Faites ce que je dis, pas ce que je fais » dans ce dossier. Nous devons faire preuve de leadership. Les Canadiens méritent un leadership fort et des actions décisives qui vont bien au-delà des vœux pieux. Dans de nombreux discours prononcés en cette enceinte — plus récemment par les sénateurs Oh, Jaffer, Mégie, Bernard, Moodie et Ravalia —, on a réclamé des mesures contre le racisme systémique au Canada. Beaucoup d’autres honorables sénateurs ont fait de même, l’été dernier, durant le débat d’urgence sur le racisme.

Je veux en particulier rappeler le défi qu’a lancé de manière courtoise, mais grave, le sénateur Ravalia, qui a dit :

Nous devons continuer à remettre en question nos propres préjugés et nous devons lutter contre ceux qui peuvent être solidement ancrés dans la culture de nos villes et de nos provinces. Il est crucial d’ouvrir le dialogue pour créer un Canada plus juste et plus inclusif et, ultimement, plus fort et plus résilient.

Je n’ai pas pu m’empêcher d’établir un lien entre le défi lancé par le sénateur Ravalia et le rôle constitutionnel du Sénat. Nos responsabilités constitutionnelles en tant que sénateurs doivent nous amener à remettre en question nos propres préjugés et à lutter contre ceux qui peuvent être solidement ancrés dans notre culture et celle de notre institution pour pouvoir ainsi créer un Canada plus juste et plus inclusif qui sera alors plus fort et plus résilient.

Pendant notre débat d’urgence sur le racisme, j’ai été inspiré par cet appel à l’action éloquent de la part de la sénatrice Anderson :

[...] partout au pays, les Canadiens font le point. Ils regardent autour d’eux et ils exigent que les institutions changent. Ils font un examen de conscience, réalisant le travail personnel qu’exige l’antiracisme [...]

Il ne suffit plus de ne pas être raciste. Pour que le Canada ait accès aux possibilités économiques et sociales rendues possibles dans une société systématiquement diversifiée et inclusive, nous devons devenir ouvertement antiracistes.

Certaines mesures ont été prises au Sénat. Par exemple, les nominations y sont de plus en plus représentatives de la diversité de notre pays, et nous avons tenu le tout premier débat d’urgence sur le racisme au Canada. À mon avis, ces avancées modestes sont toutefois loin d’être suffisantes parce que, comme bon nombre d’entre nous qui dirigeons ou travaillons au Sénat du Canada, je n’ai aucune idée de ce que c’est que d’être victime de racisme ou d’actes racistes.

En tant qu’institution, nous avons une histoire de 153 ans. La plupart du temps, nos règles ont été écrites et nos coutumes ont été établies par des hommes blancs privilégiés qui, comme moi, n’avaient pas subi de racisme. En conséquence, je pense qu’il est juste de conclure qu’une grande partie de nos règles et coutumes incluent probablement des préjugés et des partis pris qu’entretenaient ces hommes blancs privilégiés.

Au fil de ma carrière, j’ai constaté que pour apporter un changement, il faut des efforts soutenus, des personnes ayant un large éventail de points de vue et provenant d’origines diverses, et des mesures d’évaluation perspicaces. C’est la seule façon de créer une culture qui relève rapidement les aspects à améliorer, qui suit et évalue d’un œil critique la mise en œuvre de solutions et qui corrige le tir au besoin.

En concluant, j’espère que le Sénat du Canada fera preuve de leadership en prenant des mesures concrètes, c’est-à-dire : premièrement, en nous efforçant systématiquement de devenir l’un employeurs les plus ouverts à la diversité et les plus inclusifs au pays; deuxièmement, en nous engageant à cerner tout racisme, préjudice ou préjugé au Sénat et à y remédier; troisièmement, en instaurant des systèmes de gestion qui nous aideront à exploiter de manière fiable le potentiel éprouvé qu’offrent la diversité et l’inclusivité.

Le moteur économique du Canada ne fonctionne pas à plein régime. Notre société offre un accès inégal à la justice. La solution repose entre les mains des chefs de file tels que nous. Nous devons avoir le courage d’éradiquer le racisme systémique de nos vies et de nos institutions. C’est notre devoir. Lorsque nous ferons mieux, les Canadiens s’en porteront mieux. Merci.

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