Sécurité nationale et défense
Motion tendant à autoriser le comité à examiner l’ensemble des enjeux connus comme « renseignements mis en preuve »--Ajournement du débat
11 décembre 2019
Conformément au préavis donné le 10 décembre 2019, propose :
Que le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense soit autorisé à examiner, afin d’en faire rapport, l’ensemble des enjeux connus comme « renseignements mis en preuve », dès que le comité sera formé, le cas échéant;
Que le comité soumette son rapport final au plus tard le 31 décembre 2020.
— Honorables sénateurs, permettez-moi de commencer en expliquant ce que j’entends par « renseignement mis en preuve ». Je décrirai ensuite certains des problèmes que pose la question à la fois pour la sécurité publique et l’administration de la justice, des problèmes relevés et reconnus par les parties prenantes et les experts concernés. Je conclurai par quelques remarques sur la nécessité et l’importance de l’étude que je propose.
Le concept des renseignements mis en preuve fait référence aux enjeux opérationnels et juridiques découlant du mouvement de renseignements recueillis par les services de renseignement tels que le SCRS pour soutenir à la fois la sécurité publique et l’application de la loi, que ce soit dans le contexte du droit pénal ou dans le processus administratif et réglementaire.
Le domaine a été souvent décrit comme une énigme et un dilemme, pour des raisons qui sont faciles à comprendre. Le dilemme découle de deux valeurs concurrentes : d’une part, la nécessité du secret dans la collecte et l’évaluation des renseignements à des fins de sécurité nationale; d’autre part, l’obligation légale et constitutionnelle de divulguer des preuves pertinentes à une personne accusée d’un crime ou autrement soumise à des poursuites judiciaires.
L’importance de garder certaines informations confidentielles et privées est évidente. Les renseignements peuvent provenir de sources dont l’existence et l’identité pourraient devoir être protégées non seulement pour leur sécurité, mais parce que ces sources pourraient toujours être en mesure de fournir des renseignements à nos organismes de sécurité nationale. Les renseignements peuvent également avoir été fournis par l’un de nos alliés qui insiste sur la non-divulgation comme condition du partage de l’information.
Parfois, cependant, ces renseignements sont pertinents pour l’application de la loi et les poursuites judiciaires qui en découlent. Dans de tels cas, les personnes faisant l’objet d’une procédure ont des droits fondamentaux qui doivent être respectés, notamment celui de connaître les accusations portées contre elles, et de participer aux décisions affectant leur vie et leur liberté. Pour donner effet à ces droits, la loi canadienne prévoit une large divulgation de renseignements pertinents aux personnes faisant l’objet d’une poursuite judiciaire.
Pour remédier à cette énigme ou à ce dilemme, le droit canadien et la pratique canadienne ont élaboré un ensemble de mécanismes visant à établir un équilibre entre les contraintes du secret et de la divulgation juste. Ces mécanismes comprennent des dispositions très compliquées du droit de la preuve qui gouvernent la divulgation dans les cas où la sécurité nationale est en jeu; un système juridique à deux voies qui prévoit que les juges désignés de la Cour fédérale se prononcent sur ces questions tandis que le procès sur le bien-fondé a lieu devant les cours supérieures; l’emploi d’audiences à huis clos où la partie touchée n’est pas présente et n’a pas accès aux renseignements de sécurité qui ne doivent pas être divulgués; le recours à des amicus curiae — des intervenants désintéressés — dans certaines procédures juridiques ou à des avocats spéciaux ayant obtenu une habilitation de sécurité dans d’autres types de procédures.
Ces mécanismes sont appuyés par certains et critiqués par d’autres, mais tous les intervenants ont tendance à convenir que le fait de transformer les renseignements recueillis en éléments de preuve peut avoir des conséquences graves dans le contexte des poursuites criminelles visant le terrorisme, des procédures administratives en matière d’immigration et de la sécurité nationale et publique comme telle.
Parlons d’abord de la sécurité publique. La crainte que des renseignements sensibles finissent par être divulgués pourrait amener nos services de renseignement à choisir de ne pas communiquer cette information aux organismes d’application de la loi, ce qui poserait des risques très concrets pour la sécurité publique. Au cas où vous penseriez qu’il s’agit là d’un exemple purement hypothétique, je vous rappelle que le SCRS a choisi de ne pas communiquer à la GRC l’information qu’il avait en sa possession avant l’attentat à la bombe de 1985 qui a tué les 329 personnes à bord du vol 182 d’Air India.
La Cour supérieure de justice de l’Ontario a eu affaire à une situation semblable, en 2009. Dans le cadre d’un procès pour terrorisme, il a été établi que le SCRS connaissait l’emplacement d’un camp d’entraînement de terroristes et n’en a pas informé la GRC. Dans le cadre de cette même affaire, il a été établi que le SCRS était également au courant que la GRC surveillait la mauvaise personne, mais il ne l’a pas avisée.
Le fait de transformer les renseignements recueillis en éléments de preuve peut aussi avoir différentes répercussions sur l’administration de la justice. Par exemple, dans le cas d’infractions liées au terrorisme, il arrive fréquemment que la poursuite se fonde sur des renseignements qui ne peuvent pas être divulgués, ce qui empêche l’accusé de prendre connaissance de tous les éléments du dossier qui a été monté contre lui et de subir un procès équitable. Dans cette situation, soit les poursuites sont abandonnées, soit le juge est forcé de suspendre les procédures.
C’est le genre de problèmes qui surviennent présentement. Prenons, par exemple, le cas des terroristes qui rentrent au pays. Lorsqu’il était ministre de la Sécurité publique, Ralph Goodale a expliqué qu’il était difficile de poursuivre les combattants qui reviennent au Canada, parce qu’il faut une preuve qui tiendra la route devant un tribunal. Voici ce qu’il a dit :
C’est un problème qui cause du tracas à bien des pays dans le monde : comment passer du renseignement à la preuve et faire en sorte qu’un procès puisse avoir lieu.
En outre, lorsqu’on finit par décider de poursuivre ces gens, le sinueux système judiciaire canadien mène parfois à des délais importants en raison des tribunaux qui se renvoient la balle au sujet des objections à la non-divulgation des renseignements.
Prenons le cas de M. Huang, qui aurait tenté de refiler des secrets militaires canadiens à la Chine par l’entremise de l’ambassade chinoise à Ottawa. Le procès criminel de M. Huang dure depuis au moins trois ans, si ce n’est pas plus. Il y a eu une succession de demandes d’accès à l’écoute électronique du SCRS et de décisions et d’appels à la Cour fédérale.
Cependant, la question ne se limite pas au droit pénal, mais s’applique aussi aux procédures d’immigration et à la sécurité frontalière, que ce soit dans le contexte des certificats sécurisés fondés sur des renseignements du SCRS, des personnes inscrites sur des listes d’interdiction de vol en raison de ces renseignements ou des procédures de révocation des passeports. De plus, cette question pourrait influer sur les décisions concernant les investissements étrangers, car la décision de bloquer les investissements étrangers, qui peut reposer sur les renseignements recueillis, fait l’objet d’un contrôle judiciaire, ce qui rend les renseignements sous-jacents susceptibles d’être divulgués.
Honorables sénateurs, le problème des renseignements mis en preuve est reconnu par des commissions d’enquête, des commentateurs universitaires et des intervenants. Prenons quelques exemples. J’ai déjà fait allusion à l’attentat à la bombe contre le vol d’Air India. Voici ce qui a été écrit dans le rapport final de la Commission d’enquête sur l’affaire Air India, présidée par John Major, un ancien juge de la Cour suprême du Canada :
[...] il y a toujours eu des problèmes de communication de l’information dans le dossier d’Air India. Le Service canadien du renseignement de sécurité n’a pas communiqué à la GRC des faits importants concernant l’enquête policière [...]
Ce rapport a été résumé par les professeurs Craig Forcese et Kent Roach dans un article paru en 2017 dans le magazine Options politiques. Je le cite :
La Commission d’enquête sur l’affaire Air India a passé quatre ans à étudier les difficultés associées à la communication à la police de renseignements du SCRS, qui pourraient être utilisés par des procureurs dans des procès pour actes terroristes [...]
[...] d’ici à ce que nous résolvions la question de la conversion des renseignements en preuves, nous risquons de ne pas pouvoir fournir de réponse interorganisme homogène au terrorisme.
Le directeur actuel du SCRS, David Vigneault, partage également cette opinion. Il vaut la peine de citer ses observations :
Je n’ai pas peur de dire que, selon moi, la question de la conversion des renseignements en preuves constitue l’un des plus grands enjeux stratégiques, juridiques et opérationnels pour le milieu de la sécurité nationale [...]
[...] à l’heure actuelle, il est extrêmement difficile de configurer le système pour qu’il puisse fonctionner et permettre la collecte légitime de renseignements afin qu’un autre partenaire puisse accomplir son mandat [...]
Je dirais qu’il s’agit sans contredit de l’un des plus importants problèmes auxquels nous faisons face.
Malgré la reconnaissance de ce problème — et je me suis grandement limité dans mes références, car il en existe bien d’autres —, on ne tient pas compte systématiquement de la question de la conversion des renseignements en preuves. En effet, le projet de loi C-51, qui a été adopté dans les derniers mois de la 41e législature, n’en tient nullement compte, pas plus que le projet de loi C-59, que nous avons adopté pas plus tard que le printemps dernier.
Honorables collègues, je ne suis pas le seul à réclamer que cette importante question fasse l’objet d’une étude. Pensez à l’extrait suivant tiré de l’opinion dissidente du Parti conservateur du Canada dans le rapport de 2017 du Comité permanent de la sécurité publique et nationale de la Chambre des communes :
Nous avons beaucoup de difficulté à convertir le renseignement recueilli par nos services de sécurité en preuves pouvant être utilisées en justice pour mettre les criminels derrière les barreaux. Il y a un problème qui n’est pas bien compris, même par les experts juridiques. C’est pourquoi les conservateurs ont recommandé que le gouvernement examine le problème de la conversion du renseignement en preuves et conçoive une méthode pour assurer que les terroristes ne restent pas en liberté parce que les sources de renseignement ne peuvent pas être divulguées aux organismes d’application de la loi. Un élément essentiel de cet examen doit être la préservation des relations avec nos principaux alliés — en particulier le Groupe des cinq — de qui le Canada reçoit la grande majorité du renseignement et avec qui le Canada effectue une coopération indispensable pour la protection de nos intérêts nationaux depuis des décennies.
Enfin, pas plus tard que le printemps dernier, le Sénat a adopté l’une des observations du rapport du Comité de la sécurité nationale et de la défense sur le projet de loi C-59. Il s’agit de l’observation no 8 :
Avant l’examen prévu dans la section 168(1), le Sénat devrait, de sa propre initiative, entreprendre d’étudier les défis uniques posés par les poursuites relatives au terrorisme et à la sécurité nationale, y compris, mais sans s’y limiter, les défis opérationnels et juridiques liés à la conversion du renseignement en preuves, ainsi que les compétences respectives de la Cour fédérale et des tribunaux de première instance pour décider de la divulgation de preuves sensibles.
Honorables sénateurs, nous avons au Sénat l’occasion de faire la lumière sur une importante question de politique publique — question qui a été négligée pendant des décennies, voire plus longtemps. Ce faisant, nous pouvons sensibiliser les Canadiens au rôle crucial joué par nos organismes de sécurité et de renseignement, et aux façons dont nous devons intégrer la protection de la sécurité nationale à la préservation des droits et libertés que nous confère la Constitution. Nous avons enfin l’occasion d’inscrire ces questions à l’ordre du jour politique et législatif afin de fournir une base solide pour tout changement législatif ou opérationnel qui pourrait être justifié.
Voilà l’objectif de l’étude proposée. J’espère que vous le soutiendrez.
Merci, sénateur Gold. Quelques questions me sont venues à l’esprit pendant que vous parliez et que je lisais la motion. Je l’ignorais — et cela m’a peut-être échappé au cours des six dernières années et demie — mais on m’a toujours dit que les comités sont maîtres chez eux et qu’on n’a pas à leur dire quoi faire. Ce comité n’est même pas encore formé que vous nous demandez ici de lui dire quoi faire et quand.
Je me demande quel précédent vous auriez pu trouver — et dont vous pourriez nous faire part — pour justifier le bien-fondé de cette proposition. Deuxièmement, qui a eu cette idée? Découle-t-elle de votre expérience de la sécurité nationale ou vous a-t-elle été suggérée par un autre organisme?
Je vous remercie de vos questions, monsieur le sénateur. Pour répondre à la deuxième, je vous dirais que c’est mon idée. En écoutant des intervenants et des universitaires pendant l’étude du projet de loi C-59, il m’est apparu évident qu’il s’agit d’un enjeu qui, selon la documentation spécialisée, doit être examiné depuis longtemps. J’ai pris moi-même cette initiative. J’ai demandé aux greffiers du Sénat de me conseiller sur la pertinence de procéder à une telle étude maintenant, car ce n’était pas ce que je pensais au départ. Je croyais que cet enjeu était suffisamment important pour qu’on envisage de l’examiner. Il va sans dire qu’il appartiendra au comité du Sénat, une fois qu’il sera formé, de décider de la façon de procéder et du moment pour le faire. Le Bureau de la procédure et des travaux de la Chambre m’a informé que je devais inscrire une date à la fin de la motion. J’en ai donc choisi une qui, selon moi, laisserait au comité assez de temps pour mener son étude. C’est ce bureau qui m’a communiqué le libellé de la motion, qui vise à autoriser le comité à examiner cette question. La motion ne vise pas à lui donner le mandat de mener une telle étude — c’est un détail important. J’ai pensé que la motion lui donnerait l’autorisation d’étudier cet enjeu. Je pense qu’il s’agit d’une étude importante, compte tenu des observations contenues dans le rapport. Je crois que c’était opportun de le faire, compte tenu des longues pauses que nous avons eues et que nous sommes encore sur le point d’avoir.
Le temps de parole de l’honorable sénateur est écoulé. Demandez-vous cinq minutes de plus, sénateur Gold?
Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?
Une petite question. Nous avons pu en parler pendant quelques minutes, et on voit d’autres exemples des enjeux des renseignements mis en preuve, même si on n’utilise pas ce terme comme tel. On le voit dans le domaine des valeurs mobilières, dans les services financiers et bien d’autres domaines. Vous avez parlé d’immigration. Comme vous le savez très bien, la Loi sur la preuve renferme certaines dispositions. La Cour fédérale a compétence dans les domaines liés aux valeurs mobilières et toutes les procédures nécessaires pour traiter des questions de preuve, pas nécessairement les enjeux des renseignements mis en preuve, mais ces enjeux doivent parfois intervenir dans le travail de la Cour fédérale. Le Code criminel, à mon avis, pose un autre défi, car les cours supérieures n’ont pas nécessairement les mêmes pouvoirs. Si on poursuit quelqu’un en application du Code criminel devant les cours supérieures, cette question des renseignements mis en preuve présente un problème. Voici ma question : la communication d’information entre organismes et corps policiers, nationaux et internationaux, n’est jamais une affaire simple. C’est difficile et un des problèmes est que, sans la preuve nécessaire, la poursuite peut échouer ou ne pas avoir lieu.
Quand on parle de renseignements mis en preuve, est-ce une question de confiance entre les organismes ou d’une modification nécessaire de la loi?
Merci de votre question. En étudiant ce dossier, j’ai compris qu’il n’y avait pas de solution facile ni de solution miracle. Je crois que les services de renseignement et la GRC, qui travaillent de concert dans ce dossier, examinent sérieusement les problèmes opérationnels et culturels. On a suggéré de nombreuses solutions juridiques. Certaines étaient draconiennes, d’autres étaient plus simples. Certaines personnes sont campées sur leur position et elles le sont depuis un certain temps. Tout le monde semble convenir qu’il est temps de faire la lumière dans ce dossier de façon objective et raisonnée, de déterminer si on peut parvenir à mieux le comprendre et de découvrir s’il y a des points à améliorer.
J’ai la même question que le sénateur Tannas. Cela revient à mettre la charrue devant les bœufs. Il existe peut-être des précédents en ce sens, mais ce que j’aimerais faire, Votre Honneur et chers collègues, c’est tout simplement examiner certains de ces précédents pour déterminer s’il s’agit de la procédure adéquate. Selon moi, il faut d’abord créer le comité, et les comités sont maîtres de leur destin.
Par conséquent, Votre Honneur, j’aimerais que le débat soit ajourné en mon nom.