Éthique et conflits d'intérêts des sénateurs
Adoption du cinquième rapport du comité
9 mai 2019
Honorables sénateurs, je prends la parole au sujet du cinquième rapport du Comité permanent de l’éthique et des conflits des intérêts des sénateurs. Je suis accusée aujourd’hui par le conseiller sénatorial en éthique d’avoir refusé de censurer la liberté d’expression de citoyens canadiens dont il ne partage pas l’opinion. Le comité souscrit aux conclusions du conseiller et a produit un rapport qui presse cette Chambre vouée au libre débat de devenir un outil de censure. Je demande que vous rejetiez les recommandations du comité.
Je fais cette requête pour trois raisons. La première est le principe de la liberté d’expression, un principe cher à cette Chambre et aux Canadiens qui m’ont écrit. J’ai diffusé des lettres de centaines de Canadiens sur mon site Web, qui est devenu un forum public positif. Je ne vais pas agir de manière à entraver la liberté d’expression des gens que je représente chaque jour.
Je signale que la pénalité suggérée dans le rapport du comité est digne du roman 1984 d’Orwell. Selon l’arrêt rendu par la Cour suprême dans l’affaire Banque Nationale du Canada c. Union internationale des employés de commerce et autre en 1984, ce genre de sanction est de nature totalitaire et, partant, étranger à la tradition de pays libres comme le Canada.
La deuxième raison pour laquelle le Sénat devrait rejeter le rapport est qu’il porte principalement sur les conclusions du conseiller sénatorial en éthique. Ehor Boyanowsky, un professeur à la retraite de l’Université Simon Fraser qui a donné son nom au prix de l’universitaire de l’année Ehor Boyanowsky de la Confederation of University Faculty Associations of British Columbia, m’a écrit une lettre d’appui le 2 mai 2019. Voici ce qu’il y dit :
Je vous félicite de votre évaluation honnête et directe des effets positifs et négatifs des pensionnats autochtones. Ayez l’assurance que des millions de Canadiens appuient votre position. Si je peux vous aider de n’importe quelle façon, n’hésitez pas à communiquer avec moi.
Brian Giesbrecht, un juge à la retraite du Manitoba, m’a écrit le 3 mai 2019 dans un article intitulé « Senator’s Thought Crime », c’est-à-dire le délit d’opinion commis par une sénatrice.
Dans cet article, l’auteur signale que certains membres de ma famille sont d’origine autochtone, puis pose la question suivante :
Alors, quel est le véritable crime de la sénatrice, un crime jugé si odieux qu’on doit l’humilier, la tenir à l’écart, et même la faire souffrir financièrement et la chasser de la vie publique? Son « crime » est d’avoir refusé de se conformer à l’orthodoxie dominante sur les questions autochtones — à la version politiquement correcte.
Le 1er mai 2019, j’ai reçu une copie d’une lettre envoyée par Colin Alexander au conseiller sénatorial en éthique.
Pierre Legault, je viens de lire votre rapport à propos des messages publiés par la sénatrice Lynn Beyak. En ma qualité d’ancien rédacteur en chef de la publication News of the North de Yellowknife et de personne qui a de la famille au Nunavut, j’ai trouvé le manque de professionnalisme de votre raisonnement et de vos conclusions absolument stupéfiant.
Les conclusions du conseiller sénatorial en éthique et le rapport du comité portent strictement sur mon refus de censurer, sur le site web de mon bureau, des lettres reçues de Canadiens. Il ne s’agit pas d’un enjeu sur lequel le comité devrait légitimement se pencher.
J’estime que le Sénat devrait se concentrer exclusivement sur les discours qu’un sénateur prononce dans l’enceinte du Sénat ou sur les gestes que pose un sénateur à l’extérieur du Sénat s’ils sont contraires à la loi. Si le Sénat ne respecte pas ces lignes de démarcation claires, les adversaires politiques d’un sénateur pourront scruter ses moindres gestes, y compris ses interactions au bureau, à la maison, à l’église et dans la chambre à coucher. Ce scénario n’est tout simplement pas acceptable.
Le rapport du comité est contraire au droit parlementaire. Le 26 février 2018, la sénatrice Anne Cools, alors doyenne des sénateurs, a prononcé un discours dans lequel elle expliquait ceci :
L’idée et la pratique de cette liberté politique ou civile [...] ne peut y être perdue ou détruite que par la folie ou les fautes de ses possesseurs; la législature [...]
Jamais la liberté d’expression des parlementaires n’a été menacée à ce point depuis les événements qui ont abouti à l’adoption de la Déclaration des droits par le Parlement anglais le 16 décembre 1689. Chers sénateurs, sans liberté d’expression, nous ne sommes pas protégés non plus par la primauté du droit. Nous devenons alors soumis aux décisions et aux caprices des autres.
Cette journée marque un tournant. Soit les sénateurs sont libres de s’exprimer sans crainte de représailles, soit ils ne le sont pas. J’ose penser que le Sénat ne tournera pas le dos à 430 années de liberté. Le droit à la liberté d’expression, un droit ancestral, ne devrait pas être mis de côté après 15 minutes de réflexion.
La troisième raison de rejeter le rapport du comité est expliquée dans une lettre que j’ai envoyée au comité le 9 avril dernier en réponse à une lettre que j’avais reçue de lui la journée précédente :
Mesdames et messieurs les membres du comité, d’abord, je demande encore une fois de pouvoir fournir une réponse complète au comité, comme le prévoit le paragraphe 49(2) du code :
Si on ne me laisse pas le temps de me préparer, je n’ai pas une possibilité véritable d’être entendue par le comité. Étant donné qu’il a fallu 52 semaines au conseiller sénatorial en éthique pour produire le rapport, il n’est pas déraisonnable de demander deux semaines de plus.
Deuxièmement, la lettre énonce des préoccupations factuelles, juridiques et constitutionnelles à l’égard du rapport. J’ai demandé qu’on m’accorde un délai suffisant pour répondre afin que je puisse préparer une critique exhaustive, ligne par ligne, du rapport.
Troisièmement, compte tenu du refus de me donner du temps pour me préparer, je vais exposer succinctement ma réponse au rapport.
D’abord, il existe une crainte raisonnable de partialité. Le conseiller sénatorial en éthique a estimé que ma décision de faire confiance au Sénat, plutôt qu’à lui, quant à la question de savoir si j’ai enfreint le code « est une circonstance aggravante ». Il a reconnu que sa conclusion n’était « pas lié[e] aux questions », mais cela ne l’a pas empêché de le mentionner. Cela témoigne de son agacement ou de son exaspération. C’est une réaction émotive et non une réaction professionnelle. Cet agacement démontre un parti pris et entache tout le rapport du comité.
Le point suivant que j’aimerais soulever est le fait que le conseiller sénatorial en éthique n’était pas habilité à mener cette enquête. Le conseiller sénatorial en éthique n’était pas habilité à examiner les lettres en question, puisqu’elles provenaient de Canadiens qui avaient exercé leurs droits protégés par la Charte des droits et libertés. Je n’ai pas écrit les lettres moi-même ni fait miens les mots ou les raisonnements qu’elles contenaient. Chaque année, les sénateurs et les députés reçoivent et présentent des centaines de milliers de lettres et de pétitions que leur transmettent des Canadiens. Il n’est pas possible ni souhaitable que nous censurions chacune des lignes et chacune des phrases de chacune des lettres que nous recevons.
Le critère qu’il convient d’appliquer dans ces circonstances est souligné par le conseiller sénatorial en éthique à la page 16 de son rapport. Il fait remarquer que la juge en chef McLachlin a proposé que le diffuseur de propos au moyen d’un hyperlien ou de l’appui du contenu en hyperlien ne doit pas être tenu responsable. J’invite le Sénat à adopter ce critère et à conclure que je ne suis pas responsable des mots choisis par les Canadiens qui m’écrivent.
Le conseiller sénatorial en éthique a conclu que, par ma conduite ou mes actions, je n’avais pas fait de discrimination sous quelque forme que ce soit ni exprimé de propos discriminatoires. La seule conduite ou action qu’il condamne, c’est mon refus de censurer des Canadiens et d’étouffer le débat sur des questions délicates au sujet desquelles des Canadiens ont exprimé divers points de vue.
Dans la lettre, j’ai insisté sur le fait que le conseiller sénatorial en éthique avait usurpé le rôle du Président. Les sénateurs devraient protéger jalousement leur droit à la liberté d’expression. Le Président du Sénat l’a toujours fait. À la page 18 du rapport du conseiller sénatorial en éthique, il est indiqué que le Président n’a pas encore déterminé si le site web d’un sénateur est protégé par le privilège. Le conseiller sénatorial en éthique n’aurait pas dû se prononcer sur cette question à la place du Président. Il aurait dû attendre que le Président ou le Sénat se prononce. La raison justifiant un telle déférence est évidente : le conseiller sénatorial en éthique ne devrait pas trouver des moyens détournés de prendre des décisions à la place du Président.
Le conseiller sénatorial en éthique a illégalement porté atteinte à ma vie privée.
L’article 56 du code protège le droit à la vie privée des sénateurs. Dans son rapport public, le conseiller sénatorial en éthique a beaucoup parlé des conversations privées qu’il a eues avec moi. Son style d’écriture était compliqué et contradictoire. Le conseiller sénatorial en éthique sautait d’un sujet à l’autre, laissant quiconque lisant le document confus. Son approche a violé mon droit à la vie privée en vertu du code et a manqué de respect au Sénat et à tous les sénateurs. Le paragraphe 57(3) du code est très explicite quant à l’importance de la confidentialité. L’atteinte grave et illégale à ma vie privée est telle que le rapport du comité devrait être rejeté.
Les consultations que le conseiller sénatorial en éthique a tenues avec des experts ont violé mon droit à la vie privée. Il a violé mon droit à la vie privée quand il a consulté deux experts bénévoles qu’il n’a ni embauchés ni payés en tant qu’experts. La participation de bénévoles qui n’ont pas conclu de contrat et qui ne sont pas tenus au secret est tout à fait inappropriée et expressément interdite par les articles 53 et 56 du code.
Enfin, le rapport du comité repose sur des considérations ultra vires. Tout le rapport est ultra vires parce que le conseiller sénatorial en éthique a pris en considération le concept juridique de la conduite indigne tiré des règles du Barreau de l’Ontario. Le rôle des sénateurs est de représenter le public. Il n’a rien à voir avec le rôle d’un professionnel du droit. Ils ne sont pas du même acabit.
Ce qui est plus important encore, c’est que le code ne prévoit aucune disposition autorisant le conseiller sénatorial en éthique à tenir compte de règles qu’un barreau prendrait en considération. Lorsque le conseiller a tenu compte du Code de déontologie du Barreau de l’Ontario, c’était non pertinent. La loi ne permet pas une telle chose.
Étant donné que le rapport du comité repose sur le rapport du conseiller sénatorial en éthique, il est tout aussi bancal. Je conclus que le conseiller sénatorial en éthique n’a pas reflété fidèlement le point de vue du professeur Richard Moon. Je suis convaincue que le professeur conviendrait que mon premier devoir est de protéger, de respecter et de faciliter la liberté d’expression. Voici ce que le professeur Moon a écrit cette année sur le Forum constitutionnel : « La liberté d’expression est vide de sens si notre confiance dans le jugement autonome d’une personne est l’exception. Elle est vide de sens. Elle est protégée seulement si on est d’accord avec le message ou si on considère que le message est inoffensif. Le problème avec cette approche de la protection de la liberté d’expression, qui reconnaît officiellement les prémisses de ce droit, mais qui accepte qu’on impose des limites aux propos qui portent un message nuisible, c’est qu’il fragilise tout l’édifice. »
Maintenant, permettez-moi de clarifier le processus qui a mené à ma lettre du 9 avril. J’ai des documents qui prouvent que j’ai respecté tous les délais fixés par le conseiller sénatorial en éthique et le comité. Pourtant, après une enquête de 52 semaines, dont un retard de cinq mois du conseiller sénatorial en éthique, de juillet à décembre 2018, j’ai essuyé un refus du comité lorsque j’ai demandé deux semaines pour me préparer à une audience sur le rapport du conseiller sénatorial en éthique.
Le comité, de manière injuste et inexacte, cite mes soi-disant retards comme étant à l’origine des conséquences, qui, à mon avis, sont extrêmement graves.
Je terminerai par ces observations. Des journalistes et des universitaires canadiens de renom ont pris le temps de lire toutes les lettres sur mon site web. Ils n’ont rien trouvé de raciste et ils l’ont dit publiquement. Leurs lettres ont été envoyées au conseiller sénatorial en éthique, mais elles ne sont mentionnées nulle part dans le rapport.
Même s’il est parfois controversé de dire la vérité, ce n’est jamais raciste. Ma position a enrichi la réputation du Sénat, comme l’indiquent clairement les milliers de lettres de Canadiens que j’ai soumises au conseiller sénatorial en éthique. Bon nombre des personnes ayant écrit ces lettres ont parlé de la fierté et du respect qu’elles ressentaient envers le Sénat et moi à cause de la dignité, de l’honneur et de l’intégrité que j’apporte au Sénat en demeurant honnête et fidèle à moi-même. Or, le rapport ne mentionne pas non plus ces lettres, et il y a lieu de se demander pourquoi.
La seule fois que mon site web donne une image négative du Sénat du Canada ou est blessant envers les organismes autochtones citoyens, c’est lorsque les médias interprètent mal mes propos, et que des sénateurs et des députés me demandent d’enlever des messages qu’ils qualifient de haineux quand ils ne le sont pas. C’est malhonnête et irresponsable, tout comme le fait de citer seulement des extraits de lettres de Canadiens compatissants et réfléchis, sortant ainsi les idées de leur véritable contexte.
Par ailleurs, trois femmes autochtones, y compris une chef, ont envoyé au conseiller sénatorial en éthique des lettres dans lesquelles elles m’exprimaient leur appui. Ces lettres n’ont pas été incluses dans le rapport du conseiller. Je crois que ces trois femmes sont bien mieux placées que lui pour me juger.
Enfin, les membres de ma famille, mes amis et mes associés de ma région comprennent des Canadiens autochtones et non autochtones. Nous nous sommes mariés entre nous et nous avons intégré — et non assimilé, car chacun les retient fièrement — nos cultures. Nous partageons des écoles, des hôpitaux, des églises, des entreprises et des installations en collaborant et en nous soutenant mutuellement. Nous sommes débrouillards et résilients. Nous avons trouvé le moyen de partager, de coexister et de nous épanouir — un superbe modèle pour tout le Canada. À l’occasion, des étrangers sont venus de ce que nous appelons dans la communauté « l’industrie », et ils ont essayé de nous diviser. Nous n’avons pas cédé. Nous sommes devenus plus forts et plus unis que jamais.
Mon site web a été acclamé comme étant une des sources les plus positives, les plus exhaustives et les plus instructives sur les questions autochtones. Des centaines de milliers d’Autochtones canadiens se considèrent comme étant des vainqueurs, pas des victimes, et nombre d’entre eux veulent raconter leurs histoires positives et inspirantes. Je suis fière d’offrir un forum positif où les Canadiens peuvent faire cela.
Les problèmes d’aujourd’hui...
Je suis désolé de vous interrompre, sénatrice, mais votre temps est écoulé. Demandez-vous cinq minutes de plus?
Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?
Je suis fière d’offrir un forum positif où les Canadiens peuvent faire cela. Les problèmes d’aujourd’hui — logements inadéquats, avis demandant de faire bouillir l’eau, incendies, moisissures et maladies — sont le résultat de l’échec des politiques du gouvernement actuel et n’ont rien à voir avec la colonisation, les colons ou les pensionnats. Comme l’a affirmé Pierre Elliott Trudeau :
Nous n’avons pas réussi à attirer l’attention des groupes de pression à propos de nombreux autres torts qui mériteraient d’être réparés. Je ne pense pas que le gouvernement ait pour rôle de corriger les erreurs commises par le passé. Il ne peut pas réécrire l’histoire. Nous sommes là pour nous occuper de ce qui se passe actuellement […]
Je suis d’accord et j’ai d’ailleurs voté pour lui.
Honorables sénateurs, nous devons trouver un moyen d’œuvrer ensemble. Un jeune homme de ma région ne plaisantait pas lorsqu’il proposait que les résidants d’une réserve du Grand Nord déménagent dans les maisons et condos luxueux des gros bonnets à Ottawa et qu’en échange, ceux-ci aillent passer une année dans les réserves. Les solutions seraient vite trouvées.
Je demande à mes collègues qui m’ont dit que je ne connaissais pas le sort de bien des peuples autochtones de prendre quelques minutes pour lire l’article intitulé « The Whole Truth/A Meaningful Way Forward » que j’ai affiché sur mon site web. On y parle de la croyance qui est la mienne qu’il y a une voie constructive à suivre.
Finalement, honorables sénateurs, je vous demande de rejeter le rapport du comité afin que je puisse poursuivre le précieux travail que j’accomplis au nom des Canadiens autochtones de ma région, qui n’ont pas de voix. En échange, je respecterai toujours la vôtre. Je ne comprends pas cette précipitation pour juger et je prie humblement l’un de vous de demander l’ajournement pour le week-end afin que les sénateurs puissent réfléchir à mes observations.
Merci.
Je demande le vote sur la motion dont nous sommes saisis.
Les sénateurs sont-ils prêts à se prononcer?
Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?
Des voix : D’accord.
Une voix : Avec dissidence.
(La motion est adoptée avec dissidence, et le rapport est adopté.)