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Projet de loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis

Deuxième lecture

10 juin 2019


L’honorable Paula Simons [ + ]

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi C-92, Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis.

Ce projet de loi est très important, et je suis fière d’être ici ce soir pour parler de ce sujet qui fait beaucoup l’actualité.

Il ne fait aucun doute que les services de protection de la jeunesse du Canada sont déficients, surtout en ce qui a trait aux enfants autochtones, qui comptent pour la majorité des enfants pris en charge par l’État ou recevant des services de protection.

Dans ma province, l’Alberta, près de 70 p. 100 des enfants pris en charge sont membres des Premières Nations, Métis ou Inuits, même si les enfants et les adolescents autochtones ne représentent que 10 p. 100 de l’ensemble de la population de jeunes de l’Alberta.

Le bilan en dents de scie de la province pour ce qui est de prendre soin de ces enfants est profondément troublant, en particulier en ce qui concerne le décès d’enfants et de jeunes qui étaient censés recevoir des services de protection.

Entre 1999 et 2013, un total de 741 jeunes clients des services de protection de la jeunesse de l’Alberta sont décédés alors qu’ils étaient à la charge de la province ou sous sa surveillance. La vaste majorité d’entre eux étaient Autochtones.

Ce nombre est choquant pour deux raisons. Premièrement, il représente la perte de 741 jeunes vies dont la responsabilité nous avait été confiée.

Pis encore, des gouvernements successifs de l’Alberta ont dissimulé ces décès pendant des années.

Entre 1999 et 2013, seules 56 de ces 741 morts ont été signalées ou déclarées publiquement. Il a fallu de multiples années d’enquête et de bataille juridique par mon ancien journal, l’Edmonton Journal, pour forcer le gouvernement à admettre que le nombre total de décès était en réalité de 741.

Depuis ce temps, près de 200 autres enfants pris en charge ont perdu la vie, ce qui représente en moyenne 22 décès par an.

Certains de ces décès, bien sûr, étaient inévitables. Certains de ces enfants sont morts de causes naturelles, allant de la leucémie infantile aux complications survenues après une chirurgie cardiaque. D’autres sont morts dans des accidents où personne n’est à blâmer, par exemple un accident de voiture où le gardien de l’enfant n’était en aucun cas responsable ou fautif.

Toutefois, beaucoup trop des enfants que perd l’Alberta meurent des suites de la négligence ou, franchement, de la méchanceté de leurs gardiens — parents adoptifs, parents biologiques, ou membres de la famille dans les cas de prise en charge par la parenté.

De toutes les provinces, je suis plus familière avec les tristes antécédents de l’Alberta en matière de protection de la jeunesse, parce que j’ai passé des décennies comme journaliste à couvrir ce dossier très difficile et à travailler fort avec mes collègues pour découvrir des histoires que les gouvernements voulaient garder cachées. Toutefois, je crains qu’aucune province au Canada n’ait un bilan exemplaire en matière de protection et de soin des enfants autochtones. La situation actuelle est déplorablement et même mortellement déficiente.

Pour cette raison, je fais preuve d’un optimisme prudent — très prudent — quant au projet de loi C-92, qui recèle la promesse d’un nouveau paradigme dans la prestation des services de protection de la jeunesse, les familles et les communautés autochtones assumant désormais la charge de ces services.

Depuis bien trop longtemps au Canada, les enfants autochtones sont arrachés à leur foyer et à leur communauté pour être placés, sans que l’on se soucie trop de leur culture et de leur sentiment d’appartenance. Dans le passé, on recourait aux pensionnats autochtones. Maintenant, nous nous servons de foyers d’accueil.

Ce n’est pas tout le monde qui est à l’aise de dire que cette approche a donné lieu à un génocide culturel. Cependant, il est indiscutable qu’enlever des enfants à leur famille pour qu’ils soient élevés dans des foyers collectifs et des foyers d’accueil non autochtones a trop souvent eu comme conséquence de priver les enfants de la chance d’apprendre à connaître leurs traditions, leurs langues, leur spiritualité et leur histoire et de tirer fierté de leurs racines.

Il y a une vingtaine d’années, l’Alberta a commencé à déléguer des pouvoirs à certaines Premières Nations pour qu’elles puissent gérer leurs propres services de protection de la jeunesse. Cette expérience a parfois eu des conséquences pénibles et, dans certains cas, tragiques, surtout au commencement. Pour dire les choses franchement, certains des organismes à qui ces services avaient été délégués étaient voués à l’échec par le gouvernement. En effet, ils étaient sous-financés, ils manquaient de ressources et ils ne possédaient ni de personnel formé et expérimenté ni les capacités pratiques nécessaires pour traiter les dossiers complexes et exigeants. Pour toutes ces raisons, des enfants sont morts.

Le problème tient notamment au fait que, depuis 20 ans, Ottawa finance les services d’aide à l’enfance dans les réserves, mais pas les provinces. En Alberta, le manque à gagner est considérable. Depuis des dizaines d’années, les services de protection de la jeunesse des bandes reçoivent moins d’argent pour faire le même travail de première ligne. Comme si ce n’était pas suffisant, le sous-financement est encore pire pour les services liés à la prévention, c’est-à-dire pour les mécanismes sociaux de première ligne censés aider les parents en difficulté à conserver la garde de leurs enfants et les familles à s’épanouir et à vivre en santé et en harmonie.

Depuis que j’ai lu le projet de loi C-92 pour la première fois, je me prends à espérer que le nouveau cadre qu’il instaure, qui accordera plus de pouvoirs directs aux Premières Nations, aux Métis et aux Inuits afin qu’ils puissent administrer eux-mêmes leurs services de protection de la jeunesse, permettra de rétablir l’équilibre et accordera aux communautés concernées les ressources dont elles ont besoin et auxquelles elles ont droit — car je rappelle que le Tribunal canadien des droits de la personne a déjà rendu une ordonnance en ce sens —, mais vous me pardonnerez si je demeure d’un optimisme prudent.

Quand il en fera l’étude, j’estime que le comité devra établir une chose d’entrée de jeu : sans argent, ce nouveau cadre ne sera rien d’autre qu’une coquille vide, un édifice sans murs ni toit dont la façade de carton ne convainc personne. Nous ne pouvons pas promettre aux peuples autochtones qu’ils pourront administrer eux-mêmes leurs services d’aide à l’enfance sans leur garantir du même coup l’argent et les ressources nécessaires pour qu’ils puissent s’acquitter de leurs responsabilités.

Nous devons aller au-delà des mots. Un simple cadre sans argent équivaudrait à la pire et à la plus irresponsable des fausses promesses.

Je tiens toutefois à vous faire part d’une autre préoccupation précise qui a été soulevée au moment de l’étude en comité. Le projet de loi C-92 accorde beaucoup d’importance au principe de l’intérêt de l’enfant concerné. Il va de soi que l’intérêt de l’enfant devrait être le fondement de toute politique de protection de l’enfance et de toute décision relative à la garde ou à la tutelle.

Le projet de loi C-92 insiste sur le maintien, autant que possible, des enfants dans leur famille élargie et dans une communauté autochtone. En fait, il privilégie une forme très particulière de prise en charge, c’est-à-dire la prise en charge par la parenté. Selon le projet de loi, cette approche prévaudra sur tout le reste.

Or, pour dire les choses franchement, la prise en charge par la parenté ne sert pas toujours l’intérêt supérieur de l’enfant. Quand cette méthode fonctionne bien, elle peut être extraordinaire; c’est la meilleure façon de perturber le moins possible la vie de l’enfant. C’est une chose qu’on peut comprendre intuitivement à partir de notre propre vie de famille.

Pour être honnête, je crains qu’en faisant de la prise en charge par la parenté le modèle privilégié, celui pour lequel on opte automatiquement, on mette sans le vouloir certains enfants en danger.

La prise en charge par la parenté ne fonctionne que si les mécanismes de contrôle appropriés sont en place, si les personnes qui prennent l’enfant en charge font l’objet d’une vérification adéquate et reçoivent la formation et le soutien appropriés. J’ai trop souvent écrit à propos de cas où les enfants avaient été confiés à de la parenté parce que cela coûtait moins cher et était plus rapide que de trouver des parents d’accueil qualifiés et accrédités, Autochtones ou non, ou, encore, de cas où l’idéologie voulant qu’il faille à tout prix confier les enfants à des membres de la famille, dont leurs parents, avait coûté la vie à ces enfants.

J’ai vu des cas qui se sont soldés par de la négligence ou des mauvais traitements épouvantables et même la mort, et ce, parce que les membres de la famille à qui ont avait confié l’enfant n’avaient pas fait l’objet d’une vérification des antécédents adéquate ou n’avaient pas obtenu les ressources nécessaires. J’ai aussi vu des cas où les enfants placés auprès d’un membre de la famille étaient morts parce que les travailleurs sociaux n’avaient pas fait de suivi ou étaient même allés jusqu’à fermer le dossier et à cesser de s’occuper de l’enfant.

Cela ne signifie pas que la prise en charge par la parenté ne peut pas fonctionner. En fait, si les membres de la famille qui s’occupent des enfants sont bien préparés et qu’ils obtiennent le soutien constant dont ils ont besoin, ce peut être la meilleure solution, un paradigme de soins qui préserve l’unité des familles et permet aux enfants de garder contact avec leurs parents et leurs racines. Cela peut réduire l’aliénation sociale et culturelle et donner aux enfants une stabilité affective dont ils ont désespérément besoin.

Il est essentiel que les membres de la famille reçoivent un appui réel, solide et constant. Je demande donc aux membres du comité de tenir compte du fait que considérer automatiquement la prise en charge par la parenté comme le modèle à privilégier peut parfois être une question de vie ou de mort. À cause des traumatismes intergénérationnels, il peut arriver qu’aucun membre de la famille de naissance d’un enfant ne soit en mesure de s’occuper de cet enfant comme il se doit.

Il arrive aussi parfois qu’un enfant se soit déjà attaché à la famille d’accueil où il a été placé, et que le retirer de cette famille le priverait du sentiment de sécurité que lui donne le fait de rester avec les seuls gardiens adultes dont il se souvienne, qu’il connaisse ou qu’il aime.

Je tiens à être très claire. Je serais bien la dernière personne à vanter les mérites d’un modèle qui arrache des enfants autochtones de leur réserve, de leur établissement métis ou de leur voisinage pour les placer dans des familles d’accueil ou des foyers collectifs non autochtones. J’ai couvert des cas horribles d’enfants qui sont morts après avoir été pris en charge par la parenté ou après avoir été remis à leurs parents. Toutefois, j’ai aussi couvert de nombreux cas d’enfants qui sont morts entre les mains de parents nourriciers, dont un bon nombre n’avaient pas convenablement fait l’objet d’une vérification, d’une formation, d’un soutien ou d’une surveillance.

Comme je l’ai dit, le système actuel est défectueux au point de causer des décès. Il faut mettre en place un meilleur modèle de prise en charge des enfants à risque et d’aide destinée aux familles autochtones.

Je souscris de tout cœur au fait qu’il faut donner aux collectivités autochtones les droits fondamentaux qu’elles n’auraient jamais dû perdre, à savoir leur droit de diriger leur propre système de protection de l’enfance et de prendre soin des leurs.

Ces droits auraient dû être restitués depuis au moins un siècle. Je suis tout à fait d’accord pour dire qu’il nous faut des cadres et des efforts pour qu’une telle autonomie gouvernementale soit possible, mais assurons-nous que les communautés autochtones, métisses et inuites disposent des ressources dont elles ont besoin pour garantir que cette autonomie gouvernementale fonctionne.

Permettez-moi de revenir à la métaphore de la charpente. Quand on installe les barres d’armature d’une maison en construction, il faut qu’elles reposent sur des fondations solides. On ne peut pas avoir recours à des matériaux de mauvaise qualité pour économiser de l’argent.

Il faut construire cette charpente convenablement. Veillons à ce que l’intérêt supérieur des enfants passe vraiment avant les querelles de compétence des politiciens et des organismes gouvernementaux. Faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour donner à la prochaine génération le départ dont elle a besoin. Faisons-le au nom de Korvette Crier, de J’lyn Cardinal, de Traezlin Starlight, de Shalaina Arcand, de Serenity R., de Caleb Merchant et de Jay Johnson, ainsi que des centaines d’autres enfants autochtones qui sont morts à cause du statu quo et des soins déficients qu’ils ont reçus. Je vous remercie.

L’honorable Mary Jane McCallum [ + ]

L’une des principales préoccupations que l’Assemblée des chefs du Manitoba et moi avons au sujet de ce projet de loi, c’est qu’il ne prévoit aucune relation avec la province. J’ai rencontré les chefs en fin de semaine et j’ai vu tous les enfants qu’ils ont ramenés dans leur famille.

Pouvez-vous garantir que le projet de loi obligera la province à confier les programmes aux Premières Nations et à leur fournir les fonds nécessaires? Comme vous le savez, dans le cas contraire, les enfants des Premières Nations, des Métis et des Inuits seront en péril.

Lorsque nous examinons les ressources nécessaires pour appliquer les programmes, il est question des ressources humaines et du financement. Il est question du lien de parenté. Il est question des logements et des personnes qui vivent dans ces régions urbaines.

Je suis très préoccupée par ce projet de loi. Je veux juste que l’on réponde à certaines des questions que nous posons sans cesse au député, mais qui demeurent sans réponse. Je ne comprends pas la réponse qu’il a donnée. Ce n’en est pas une.

La sénatrice Simons [ + ]

Je remercie la sénatrice de sa question. Je suis très heureuse que vous l’ayez posée parce que je partage bon nombre de ces préoccupations.

Je ne suis pas la marraine du projet de loi. Je prends la parole à ce sujet pour soulever certaines des préoccupations que vous soulevez. Cette mesure doit fonctionner de façon à ce que toutes les administrations collaborent — les gouvernements fédéral et provinciaux, les Premières Nations et d’autres organismes autochtones. Autrement, elle dégénérera en querelles de compétences. Je suis tout à fait d’accord avec vous pour dire que, si on ne prévoit pas d’enveloppe budgétaire, il s’agit d’un cadre vide.

Je ne peux pas me porter à la défense du projet de loi. Je suis vraiment ravie que vous ayez posé cette question parce que j’estime qu’il fallait vraiment la poser et qu’il faut y répondre.

Honorables sénateurs, je tiens tout d’abord à reconnaître que nous sommes sur les terres non cédées des Algonquins anishinabes.

Pour comprendre cette mesure législative nécessaire, il faut d’abord comprendre que nous sommes tous visés par les traités.

Ce qui a mené le Sénat à l’étude du projet de loi C-92, Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, est directement attribuable à la négligence des droits issus de traités, aux promesses non tenues et aux violations des droits des enfants autochtones.

Je suis un Métis cri du territoire visé par le Traité no 4 et des terres ancestrales des Métis de la Saskatchewan. Le 14 septembre 1874, au cours des négociations du Traité no 4, le chef Kamooses a posé une question prophétique au représentant du gouvernement, le lieutenant-gouverneur du Manitoba, Alexander Morris.

M. Kamooses a posé la question suivante à M. Morris :

Est-il vrai que mon enfant n’aura pas d’ennuis à cause de ce que vous lui apportez?

M. Morris lui a répondu ceci :

Il sera protégé par la Reine.

Cette discussion était autant éclairée qu’effrayante. De toute évidence, M. Kamooses et tous les dirigeants présents lors de ces négociations savaient que le traité pourrait avoir des effets négatifs sur leurs enfants.

Chers collègues, que devrions-nous retirer de la question de M. Kamooses?

Il y a plus d’un siècle, nos aînés savaient que les traités pouvaient aller à l’encontre de l’intérêt de leurs enfants et de leur famille. Pourtant, ils ont accepté de bonne foi les garanties de la Couronne.

Il ne faudra que deux ans après la signature du traité no 4 pour que la question du chef Kamooses obtienne sa réponse, lorsque le gouvernement fédéral adoptera l’Acte des Sauvages, en 1876.

L’Acte des Sauvages, qui est devenu la Loi sur les Indiens, était et est toujours un cadre explicitement conçu pour séparer les enfants de leur famille afin de commettre un génocide culturel, que l’on appelle « assimilation » pour être politiquement correct.

Cette loi y est parvenue de plusieurs façons. Je vais parler particulièrement de la discrimination fondée sur le sexe au titre de l’article 6.1.

Au titre de cet article, une femme des Premières Nations qui quittait la réserve et qui épousait un homme non inscrit ou non soumis au régime d’un traité perdait automatiquement son statut, une perte qui s’appliquait également à ses enfants. Par conséquent, ses enfants et elle n’étaient plus considérés comme des membres de leur communauté autochtone.

Cela signifie que des femmes qui avaient grandi dans une réserve avec leur mère, leur père, leurs frères, leurs sœurs, leurs cousins et cousines, leurs oncles, leurs tantes et leurs aînés ne jouissaient plus des droits inhérents issus des traités de leur communauté, sans compter qu’il en allait de même pour leurs enfants et les générations suivantes.

La Couronne a agi ainsi pour séparer délibérément les familles afin que les enfants ne puissent pas connaître leur patrimoine culturel de même que leurs droits protégés par des traités, garants d’une relation de nation à nation.

Lors du débat sur le projet de loi S-3, en juin 2017, un projet de loi qui visait à supprimer la discrimination sexuelle qui était présente dans la Loi sur les Indiens, la sénatrice Dyck a résumé ainsi les conséquences de l’article 6.1 :

Les femmes non inscrites et leurs enfants étaient obligés — et le sont encore aujourd’hui — de quitter leur communauté.

Honorables sénateurs, l’histoire ne se termine pas avec la présentation de l’Acte des Sauvages, puisque d’autres efforts ont été faits pour séparer les enfants de leur famille à l’arrivée des pensionnats, dans les années 1870. Sir John A. Macdonald a déclaré que le but des pensionnats était de séparer délibérément les enfants de leur famille, culturellement, émotionnellement et physiquement. C’était assez évident lorsqu’il a dit :

Lorsque l’école est dans une réserve, l’enfant vit avec ses parents, qui sont des sauvages [...] et bien qu’il puisse apprendre à lire et à écrire, ses habitudes, son développement et sa façon de penser sont indiens [...] On m’a fortement recommandé, en tant que chef de ce département, que les enfants indiens [soient] retirés le plus rapidement possible de l’influence parentale [...]

Honorables collègues, les pensionnats indiens étaient obligatoires en 1969. En 1996, le dernier a été fermé. Leur seul but était d’opérer un génocide culturel, en ciblant environ 150 000 enfants des Premières Nations, métis et inuits. Mais l’histoire ne s’arrête pas là.

En 1959, l’ajout de l’article 88 à la Loi sur les Indiens a donné aux provinces la capacité législative d’assumer la responsabilité de tous les domaines qui n’étaient pas visés par des traités, y compris la protection de l’enfance au sein des communautés autochtones. Cela a permis aux provinces de s’insinuer directement dans la relation entre les Autochtones du Canada et la Couronne, ce qui a donné lieu à ce que nous appelons maintenant la rafle des années 1960.

Les résultats de l’ajout de l’article 88 sont troublants parce que les provinces ont eu l’occasion de contribuer au génocide et d’en accélérer le déroulement. Elles ont obtenu le pouvoir de retirer et de séparer les enfants de leur famille. Par conséquent, il y a encore aujourd’hui des Canadiens autochtones qui ne savent pas qui étaient leurs parents ni qui sont leurs frères et sœurs ou tout autre membre de leur famille, et certains de ceux qui ont été enlevés à leurs proches continuent de chercher la famille qu’ils ont perdue.

En 1959, les jeunes Autochtones représentaient 1 p. 100 des jeunes placés sous la responsabilité du système de protection de la jeunesse. Cette proportion a toutefois grimpé en flèche pour atteindre 30 ou 40 p. 100, selon les estimations, à peine 10 ans plus tard, à la fin des années 1960. On estime que près de 20 000 jeunes auraient été retirés de leur famille.

La plupart des provinces se sont fondées sur leurs lois en matière d’enfance et d’assistance sociale pour justifier le retrait de milliers d’enfants de leur famille. Par ailleurs, en 1967, la Saskatchewan a mis en œuvre un programme d’adoption de Métis et d’Indiens, l’un des rares à avoir expressément pour objectif de retirer les enfants métis et des Premières Nations de leur famille et de les placer en foyer d’accueil en attendant qu’ils soient adoptés au Canada.

Le gouvernement de la Saskatchewan offrait des incitatifs aux travailleurs du programme. Un article de la CBC publié le 20 mars 2018 montre des exemples de publicités à propos d’enfants métis et des Premières Nations. De plus, dans une note de service datée du 25 septembre 1973, le directeur du programme indique à une superviseure de North Battleford qu’elle a été proposée pour le titre de « meilleure vendeuse de l’année », puisqu’elle a réussi à retirer de leur famille un nombre remarquable d’enfants métis et des Premières Nations.

Le programme d’adoption de Métis et d’Indiens a été efficace dans l’atteinte de ses objectifs. Selon le gouvernement, les résultats étaient tels que, en 1969, les enfants autochtones représentaient 41,9 p. 100 des enfants en foyer d’accueil en Saskatchewan, alors que la population de la province ne comptait que 7,5 p. 100 d’Autochtones. Ces chiffres n’ont pas beaucoup changé depuis : 52 p. 100 des enfants en foyer d’accueil au pays sont Autochtones, alors que les enfants des Premières Nations et des peuples métis et inuit représentent 8 p. 100 de la population canadienne.

Le projet de loi C-92 a été présenté à un moment de notre histoire où on a promis aux communautés des Premières Nations, des Métis et des Inuits que la relation changerait. Or, la proportion d’enfants appréhendés demeure trop élevée et inacceptable.

Le projet de loi répond à la recommandation 1(ii) de la Commission de vérité et réconciliation, qui demande au gouvernement fédéral de voir à :

[...] l’affectation de ressources suffisantes pour permettre aux collectivités autochtones et aux organismes de protection de l’enfance de garder les familles autochtones ensemble, dans les cas où il est sécuritaire de le faire, et de garder les enfants dans des environnements adaptés à leur culture, quel que soit l’endroit où ils habitent.

Le projet de loi C-92 donne suite également à la recommandation 4(i) de la Commission de vérité et réconciliation, qui demande que le gouvernement fédéral :

confirm[e] le droit des gouvernements autochtones d’établir et de maintenir en place leurs propres organismes de protection de l’enfance.

Je partage les préoccupations énoncées dans le 17e rapport du Comité sénatorial permanent des peuples autochtones, y compris les problèmes déjà mentionnés, notamment que le projet de loi ne prévoit pas de dispositif de financement.

Le gouvernement fédéral a plutôt décidé de prendre l’engagement suivant, dans le préambule du projet de loi C-92 :

[...] que le gouvernement du Canada reconnaît la demande constante d’obtention d’un financement des services à l’enfance et à la famille qui soit prévisible, stable, durable, fondé sur les besoins et conforme au principe de l’égalité réelle afin d’atteindre des résultats qui sont positifs à long terme pour les enfants, les familles et les collectivités autochtones [...]

Cependant, l’histoire nous apprend que les Autochtones du pays et leurs enfants ont failli disparaître parce qu’ils ont cru à la parole du gouvernement fédéral. Les communautés ne veulent pas une reconnaissance, mais des gestes et des engagements financiers concrets.

Honorables collègues, notre système a encore des lacunes. Il continue de cibler délibérément nos enfants, et il faudra des efforts soutenus pour que les Autochtones du pays jouissent des mêmes droits que les non-Autochtones.

Il a fallu plus d’un siècle pour bâtir ce système qui a servi à priver les peuples autochtones du Canada de leurs droits. Cette aliénation durera jusqu’à ce qu’il y ait suffisamment de volonté politique pour abolir la Loi sur les Indiens et que le gouvernement fédéral joue son rôle de représentant de la Couronne et honore ses obligations au titre des traités qu’il a conclus.

Ne nous y trompons pas : les Premières Nations, les Métis et les Inuits sont résilients. Par le passé, des gouvernements et des décideurs ont tenté de faire disparaître notre culture, nos coutumes, nos croyances et nos langues, d’effacer notre histoire et de nous empêcher de transmettre nos récits et nos enseignements d’une génération à l’autre. Ils y sont parvenus en partie, mais seulement en partie. Il y a eu des changements positifs et des efforts pour redresser les torts. J’ai été témoin personnellement de tout le pouvoir de la création de son propre cadre pour atteindre l’autonomie gouvernementale et l’indépendance économique, sans parler des grands progrès faits par de nombreuses communautés.

Les Canadiens inuits, métis et des Premières Nations sont industrieux lorsqu’on élimine les obstacles et qu’on leur donne la chance de prendre en main leur propre destinée. Nos enfants représentent notre avenir. Ils apprennent non seulement les enseignements et les arts traditionnels, mais ils profitent également de l’éducation, de la formation et des habiletés du monde contemporain. Ils pourront ainsi participer activement à l’économie de la société majoritaire, apporter de précieuses contributions à l’économie canadienne et passer de la dépendance à l’autosuffisance.

Honorables collègues, le projet de loi C-92 est un pas dans la bonne direction pour éliminer les obstacles qu’affrontent quelque 40 000 enfants qui sont placés auprès des services d’aide à l’enfance ou dans des familles d’accueil non autochtones, en leur permettant de réintégrer leur communauté. Ils auront ainsi la chance de développer leur plein potentiel et d’apporter leurs précieuses contributions au Canada.

Honorables sénateurs, je vous prie de vous joindre à moi pour appuyer cette mesure législative. Merci.

Son Honneur le Président [ + ]

Le sénateur Patterson a la parole.

L’honorable Dennis Glen Patterson [ + ]

Honorables sénateurs, je prends la parole au sujet du projet de loi C-92, Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis.

Je suis le porte-parole pour le projet de loi, je vais donc faire ressortir les éléments qui devraient faire l’objet d’un amendement, mais je tiens tout d’abord à dire que je souscris au principe de cet important projet de loi.

Lors de l’étude du projet de loi, j’ai été très impressionné par l’avis juridique qui a été formulé au sujet du projet de loi C-92 par Mary Ellen Turpel-Lafond, de l’Assemblée des Premières Nations. Elle est une éminente avocate spécialisée dans les droits des Autochtones qui a été la représentante de la Colombie-Britannique pour l’enfance et la jeunesse. Elle a dit que le projet de loi C-92 modifiera les services à l’enfance en reconnaissant la nécessité d’accorder une place aux lois, aux politiques et aux pratiques des Premières Nations. Les Premières Nations seront libres de déterminer si elles souhaitent se charger du champ de compétence de l’enfance et de la famille. Si c’est le cas, les lois et les règles provinciales ne seront plus les seules qui s’appliquent à leurs enfants et à leur famille au Canada. Ainsi viendra une reconnaissance des lois des Premières Nations, de leurs pratiques et d’un système bien rodé pour les enfants et les familles qui évoluera au fil du temps.

Il s’agit d’un bel objectif louable.

Comme le fait également remarquer Mme Turpel-Lafond, le projet de loi C-92 fait un pas de plus vers la compétence des Premières Nations en prévoyant qu’une Première Nation a l’option de demander un accord de coordination avec le gouvernement fédéral ou provincial. Si, après les efforts raisonnables attendus, et peut-être l’exécution d’un mécanisme de résolution des différends qui est en place, il n’y a pas d’accord, les lois de la Première Nation auront préséance sur les lois provinciales ou fédérales après 12 mois. C’est sans précédent dans un projet de loi fédéral, indique Mme Turpel-Lafond.

En ce sens, le projet de loi C-92 fournit une voie vers le changement, en laissant les Premières Nations prendre les devants, si elles le veulent. L’examen quinquennal prévu dans le projet de loi constituera une occasion importante de voir comment cette option fonctionne réellement et si les cadres réglementaire, stratégique et financier appropriés ont été mis en place pour atteindre les nobles objectifs énoncés dans le préambule.

Les Premières Nations qui souhaitent exercer leur droit de gouverner en ce qui a trait au bien-être de leurs enfants devront être bien prêtes à relever le défi, notamment les défis opérationnels de la gouvernance, dont le renforcement des capacités, les structures organisationnelles et les systèmes.

Nous connaissons tous les graves problèmes qui existent en matière de services d’aide à l’enfance autochtone au Canada. Jeudi dernier, la sénatrice LaBoucane-Benson a fait un discours poignant sur les raisons qui font que nous avons besoin de ce projet de loi. Elle a parlé des pensionnats autochtones au Canada et des politiques colonialistes discriminatoires qui ont fait que de nombreux enfants ont été séparés de leur famille autochtone et assimilés de force, perdant ainsi leur sentiment d’appartenance à leur culture et la connexion avec leurs racines.

La sénatrice a parlé avec éloquence de l’effet perturbateur que ces mesures ont eu sur les enfants et sur leur avenir et de la souffrance qu’elles leur ont causée, et elle a donné l’espoir que ce projet de loi allait peut-être permettre de changer l’image dévastatrice d’isolement, de désespoir, d’impuissance, de découragement et de honte qui est associée à leur identité autochtone du fait des politiques sociales défaillantes des gouvernements provinciaux et fédéral au fil de nombreuses générations.

La semaine dernière, le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées a été rendu public. Il a permis de révéler plus en détail les liens qui existent entre certaines des lacunes des systèmes de services d’aide à l’enfance et la violence à l’endroit des femmes et des filles autochtones.

Pour reprendre les propos de Katherine Whitecloud, mère, grand-mère, leader communautaire et gardienne du savoir de la nation Wipazoka Wakpa Dakota :

Il existe une corrélation directe entre toutes les conséquences des politiques de gouvernements antérieurs — les pensionnats, la rafle des années 1960, l’aide à l’enfance — et les conséquences d’autres politiques gouvernementales qui ont arraché nos enfants à nos communautés et à nos familles. Les femmes et les filles, en particulier, ont été directement touchées. Elles ont souffert, elles ont été portées disparues et/ou assassinées à cause de ce qu’elles ont vécu notamment comme parents dans le cadre de toutes les politiques que j’ai mentionnées.

Selon Cindy Blackstock, directrice générale de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, de 1989 à 2012, les jeunes des Premières Nations ainsi que les jeunes Métis et Inuits ont passé plus de 66 millions de nuits au sein des services de protection de la jeunesse, soit l’équivalent de 187 000 ans.

Les problèmes associés aux services de protection de la jeunesse ne sont pas chose du passé, car certains enfants autochtones continuent d’en pâtir aujourd’hui. Les enfants autochtones sont toujours largement surreprésentés dans le système de protection de la jeunesse. Certains intervenants l’ont signalé, mais on ne saurait trop insister sur ce fait. Selon Statistique Canada, en 2016, les jeunes autochtones représentaient environ 8 p. 100 de tous les enfants de 4 ans et moins au Canada. Ils constituaient par contre plus de la moitié des enfants de ce groupe d’âge en foyer d’accueil, 51,2 p. 100 précisément. Il y a aujourd’hui plus d’enfants autochtones pris en charge par les services de protection de la jeunesse qu’à l’apogée des pensionnats.

Le fait d’être arrachés à leur foyer, à leurs parents et à leur famille et d’être pris en charge par l’État n’est pas le seul drame que vivent les enfants autochtones. Nombreux sont ceux qui, du même coup, perdent tout lien avec leur famille, leur culture et leur communauté.

Le projet de loi C-92 constitue un pas important dans la bonne direction. J’appuie l’objectif premier d’un projet de loi qui reconnaît et affirme le droit à l’autodétermination des peuples autochtones, y compris le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale qui comprend la compétence relative aux services à l’enfance et à la famille.

Le projet de loi peut permettre d’améliorer la façon dont les services à l’enfance et à la famille sont fournis aux peuples autochtones et de réduire le nombre d’enfants arrachés à leur famille et à leur communauté que l’on place dans des familles non autochtones.

Je suis d’accord que le projet de loi et les principes qu’il tente de promouvoir sont dans l’intérêt de l’enfant. Nous espérons que son adoption permettra d’appliquer ces principes afin que les enfants et les familles autochtones soient traités avec dignité et que leurs droits soient respectés.

Cela dit, le projet de loi C-92 pourrait et devrait être renforcé. J’ai été heureux d’appuyer une étude préalable de cette importante mesure législative au Comité sénatorial permanent des peuples autochtones pour nous préparer à la recevoir et à la traiter en temps voulu lorsqu’elle arriverait au Sénat.

Or, au cours de l’étude préalable, on a souligné des lacunes importantes dans ce projet de loi, lacunes qui n’ont pas encore été corrigées. Le comité a eu le privilège d’entendre plus de 30 témoins et a reçu de nombreux mémoires détaillés sur le projet de loi C-92. Les opinions de ces témoins sont importantes et devraient être prises en compte.

Dans un esprit de collaboration et dans le but de veiller au bien-être et à la santé des enfants autochtones, j’invite le gouvernement à tenir compte des préoccupations qui ont été soulevées et à accepter ou à apporter des amendements appropriés au projet de loi.

Le premier point que je tiens à soulever est le fait qu’il n’y a pas dans le projet de loi de principes touchant le financement. De nombreux témoins ont mentionné que le projet de loi C-92 ne prévoit aucun financement garanti pour permettre aux Premières Nations d’assumer cette compétence.

Voici ce qu’on peut lire dans le mémoire présenté par l’organisme Carrier Sekani Family Services le 8 avril dernier :

Pour le moment, le projet de loi C-92 ne contient aucune disposition de fond concernant (i) le mécanisme ou (ii) le niveau de financement à prévoir. Cela est très inquiétant, car, selon le libellé actuel, une collectivité autochtone pourrait fort bien obtenir compétence sur les services aux enfants et aux familles en application des articles 20 et 21 du projet de loi, mais sans obtenir l’aide financière nécessaire pour exercer cette compétence. Même s’il est vrai que le projet de loi C-92 prévoit des « arrangements fiscaux » associés à des accords de coordination négociés, rien n’oblige les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux à financer les services aux enfants et aux familles dispensés par un organisme dirigeant autochtone à ses membres ou à un niveau en particulier.

Bon nombre de témoins ont déclaré que sans financement, les collectivités autochtones n’auront pas l’assurance de pouvoir exercer pleinement leur compétence. Ils craignent donc que rien ne change pour les familles et les enfants autochtones.

Comme il est écrit dans le rapport d’étude préalable du Sénat, le projet de loi doit comprendre un engagement de financement :

[...] au-delà de la mention à cet égard dans le préambule et la mention des arrangements fiscaux qui pourraient s’inscrire dans un accord de coordination.

Chers collègues, nous avons connu le même problème avec le projet de loi C-91, qui portait sur les langues autochtones. Dans ce cas également, il n’y avait pas d’engagement financier obligatoire. Comme avec le projet de loi actuellement à l’étude, le financement était inclus comme objectif, mais il n’y avait pas d’engagement ou de plan à cet égard. Nous avons demandé au gouvernement de joindre une recommandation royale au projet de loi afin que le ministre puisse obtenir de l’argent frais au lieu de devoir s’en tenir aux différentes enveloppes budgétaires existantes.

Puisque le Sénat ne semble pas en mesure de joindre une recommandation royale au projet de loi, il faut absolument y inscrire des principes rigoureux sur le plan du financement, comme de nombreux témoins l’ont demandé.

L’inclusion de principes pour encadrer le financement permettrait de fournir un financement prévisible, stable, durable, fondé sur les besoins et conforme au principe de l’égalité réelle. L’inclusion de ces principes est réclamée par les témoins que nous avons entendus.

Lorsqu’elle a témoigné devant le comité, le 9 avril 2019, Francyne Joe, présidente de l’Association des femmes autochtones du Canada, a dit ceci :

Faute de financement clair, stable et structuré, comme le prévoit la loi, les objectifs énoncés dans le préambule sont nuls et non avenus.

Beaucoup de communautés souffrent depuis longtemps d’un sous-financement chronique. On ne peut pas compter sur des promesses non écrites quand il s’agit de s’occuper des enfants et des familles. On doit se contenter de supposer que le gouvernement fédéral a bien l’intention d’aborder cette question dans les accords de contribution, mais ce n’est pas non plus précisé dans le projet de loi, de sorte qu’aucun représentant futur du gouvernement ne sera tenu de respecter cette intention.

Ce financement ne peut pas être structuré comme les accords de contribution parce que cela reviendrait à laisser aux gouvernements fédéral et provinciaux le contrôle de l’utilisation de cet argent par les corps dirigeants autochtones. Ce n’est pas cela, l’autonomie gouvernementale.

Le projet de loi C-92 prévoit clairement des structures de financement qui profiteront directement aux enfants, aux familles et aux communautés dans lesquelles ils résident, dans les réserves ou hors réserve, ou en milieu urbain, rural ou éloigné. Un financement stable favorise effectivement l’autonomie gouvernementale des Autochtones.

Des témoins ont dit au comité que le projet de loi C-92 devrait renvoyer explicitement au principe de Jordan. Le renvoi explicite à ce principe juridique confirmerait l’engagement du gouvernement de continuer à servir les enfants des Premières Nations, de veiller à ce qu’il n’y ait aucune lacune dans les services gouvernementaux et d’empêcher que les conflits de compétence deviennent un obstacle à la prestation des services et des mesures de soutien dont les enfants ont besoin. Qui plus est, le renvoi explicite au principe de Jordan insisterait sur le fait que les enfants des Premières Nations peuvent avoir besoin de services qui vont au-delà de la norme habituelle de soins afin que l’on puisse atteindre réellement l’égalité.

Voici ce qu’a déclaré Jennifer Cox, une avocate mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse qui possède une vaste expérience dans le domaine des services à l’enfance et à la famille :

Le principe de Jordan a été un énorme soulagement pour nos collectivités et a grandement changé les choses pour ce qui est de la mise sur pied de services, la capacité d’offrir des services de prévention et de placement. C’est une grosse affaire. On devrait le mentionner précisément, et pas juste y faire allusion.

L’inclusion d’un renvoi explicite au principe de Jordan serait conforme à l’appel à l’action no 3 de la Commission de vérité et réconciliation du Canada :

Nous demandons à tous les ordres de gouvernement de voir à la pleine mise en œuvre du principe de Jordan.

Une autre préoccupation que nous avons entendue, c’est que la définition des services à l’enfance et à la famille dans le projet de loi est très étroite. Les lois provinciales et territoriales qui régissent actuellement la question comprennent des définitions variables et souvent vagues des services d’aide à l’enfance et à la famille. Comme l’a souligné le mémoire présenté par les Carrier Sekani Family Services, l’absence d’une définition claire de la gamme de services offerts pourrait limiter les types de services sur lesquels les Premières nations décident d’exercer leur compétence et entraîner des retards et des refus de services essentiels aux enfants et aux familles autochtones. On y lit ceci :

[...] le projet de loi C-92 est muet au sujet des services de tutelle pour les enfants pris en charge, des soins après la majorité et de l’adoption (y compris l’adoption selon les coutumes autochtones). [...] il est essentiel de protéger la gamme de services qu’une Première Nation peut décider d’inclure dans son programme de services aux enfants et aux familles. Bref, l’exclusion de ces services crée une plus grande incertitude aux chapitres de la compétence et du financement pour les Premières Nations qui désirent adopter des lois.

La professeure Blackstock, qui est très respectée dans ce domaine, a fait valoir en outre que la définition des services à l’enfance et à la famille, selon la coutume ou autrement, n’inclut pas les soins après la majorité, la tutelle ou l’adoption. Elle conclut en ces termes :

Comment pouvons-nous prévenir la tragédie de la rafle des années 1960 si les Premières Nations n’ont aucune compétence en matière d’adoption? Cela n’a aucun sens.

Les témoignages répétés sur le même sujet enlèvent toute ambiguïté. Il faut modifier et élargir la définition des services à l’enfance et à la famille.

Selon le mémoire soumis par Jason LeBlanc, directeur exécutif de la Tungasuvvingat Inuit :

Certains termes ne sont pas définis, comme « enfant » ou « parent(s) », ainsi que les types de mauvais traitements entraînant l’intervention non volontaire des services à l’enfance et à la famille, les soins à la majorité, de même que des éléments clés comme la continuité culturelle et l’égalité réelle. Les définitions de cet article sont toutes vagues et ambiguës, ce qui laisse les différents points, le projet de loi lui-même et toutes les questions complémentaires ouverts à l’interprétation des personnes ou des organismes. Cette imprécision n’offre pas de garanties et dilue le caractère particulier des diverses cultures autochtones. Plus important encore, la version actuelle du projet de loi occulte les Inuits vivant hors de Nunangat aux yeux des Canadiens.

Le projet de loi n’indique pas clairement quel sera le tribunal qui interprétera ces principes et déterminera si les lois autochtones y sont compatibles. Cela signifie que, probablement, les divergences entre les lois inuites et la législation provinciale/territoriale et fédérale seront réglées par les tribunaux canadiens, qui reflètent les perceptions occidentales sur la base desquelles ils ont été créés.

L’Assemblée des chefs mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse a trouvé que la définition de « fournisseurs de soins » présente un grave problème qu’elle caractérise en ces termes dans son mémoire :

Dans le libellé actuel du projet de loi C-92, la définition de « fournisseur de soins » pourrait finir par permettre à des parents d’accueil non autochtones de devenir parties à une procédure en vertu de l’article 13, ce qui risque de retarder ou de compliquer davantage les instances. Nous ne croyons pas que cette définition a ce sens.

La clarté des définitions est importante. Nous devons veiller à ce que la gamme de services fournis et les définitions soient claires. Nous devons veiller à ce qu’il n’y ait aucune incertitude quant au champ de compétence et au financement qui résulterait d’un libellé qui n’est pas clair.

En ce qui concerne le champ de compétence, certains témoins ont dit craindre que ce projet de loi empiète sur les champs de compétence provinciaux ou territoriaux.

À cet égard, j’ai une mention spéciale pour le gouvernement du Nunavut. Je sais qu’il y a certainement eu des critiques des gouvernements provinciaux lors de l’examen de ce projet de loi. Ce projet de loi part du principe que les gouvernements des Premières Nations devraient avoir le droit d’adopter leurs propres lois et, en gros, d’usurper les lois provinciales si des efforts raisonnables ne mènent pas à un accord de coordination.

Ne mettons pas dans le même panier le Nunavut et les gouvernements provinciaux. Le gouvernement du Nunavut est issu de l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut, comme il est indiqué à l’article 4 de cet accord protégé par la Constitution.

Le gouvernement du Nunavut, gouvernement public, représente une population composée à 86 p. 100 d’Inuits. Une grande partie des députés territoriaux et des ministres sont Inuits, tout comme la ministre des Services à l’enfance et à la famille.

Rien n’indique que la Nunavut Tunngavik, la grande organisation inuite active au Nunavut, souhaite prendre la responsabilité de ce dossier.

Par ailleurs, le gouvernement du Nunavut a élaboré avec soin une Loi sur les services à l’enfance et à la famille qui reflète, selon moi, les particularités démographiques et le contexte du territoire.

Tout cela n’est pas une tâche facile, notamment parce que le Nunavut est aux prises avec beaucoup d’indicateurs sociaux et d’indicateurs de santé qui sont négatifs.

Le gouvernement du Nunavut déploie des efforts considérables afin de former et d’embaucher des travailleurs sociaux inuits, mais c’est tout un défi étant donné l’étendue des liens familiaux qui unissent notre population peu nombreuse. Dans le contexte du projet de loi C-92, l’enjeu consiste à protéger la compétence du gouvernement du Nunavut. En effet, certaines dispositions de la Loi sur les services à l’enfance et à la famille du Nunavut vont au-delà des normes minimales prévues par le projet de loi C-92.

Je dirais, en fait, qu’elles « semblent » aller au-delà de ces normes, puisqu’on ne sait pas avec certitude si le projet de loi établit effectivement des normes minimales. S’il le fait, il faudra voir comment procéder lorsque des normes provinciales ou territoriales vont au-delà des critères prévus dans le projet de loi.

L’honorable Elisapee Sheutiapik, ministre des Services à la famille et leader du gouvernement à la Chambre pour le gouvernement du Nunavut, a témoigné devant le comité le 30 avril dernier. Elle a exprimé la crainte que le projet de loi C-92 saperait les efforts investis pour créer méticuleusement des lois spécifiquement adaptées au Nunavut.

Au cours de son témoignage devant le comité, elle a expliqué :

[...] lorsqu’il y a un conflit entre la Loi du Nunavut sur les services à l’enfance et à la famille et le projet de loi — même si le conflit découle du fait que les dispositions territoriales respectent ou dépassent ce qu’exige le projet de loi —, les dispositions de la loi du Nunavut seront remplacées par le projet de loi C-92. En effet, même si, dans le titre de l’article 4 du projet de loi, il est question de « normes minimales », le libellé de l’article 4 en tant que tel — une disposition qui a force exécutoire — n’en parle pas.

Je vais vous donner un exemple pour illustrer à quel point tout ça est problématique. Pensons au recours à des accords de planification des soins en vertu de la Loi sur les services à l’enfance et à la famille. Ce sont des accords axés sur la collaboration entre les familles et le gouvernement qui visent à assurer la sécurité et le bien-être des enfants. Les dispositions de ces accords pourraient être en conflit avec la liste de priorités strictes en matière de placement du paragraphe 16(1) du projet de loi C-92. On pourrait faire valoir que l’approche axée sur la collaboration des accords de planification des soins est une bonne ou une meilleure méthode pour assurer l’intérêt supérieur de l’enfant. Cependant, même si cette méthode respecte ou dépasse les normes minimales du projet de loi C-92, au bout du compte, les dispositions de placement du projet de loi C-92 pourraient l’emporter sur les accords de planification des soins prévus dans la Loi sur les services à l’enfance et à la famille.

Je crois qu’il serait utile d’apporter des amendements au projet de loi tel qu’il est actuellement rédigé pour répondre aux préoccupations de la ministre et éviter les problèmes liés aux compétences ou d’ordre constitutionnel.

De plus, sur la question des consultations avec les provinces, les territoires et les groupes autochtones, certains témoins ont tout à fait remis en question la validité des consultations avec les gouvernements provinciaux et territoriaux et les groupes autochtones.

Selon le mémoire présenté au comité par l’organisme Chiefs of Ontario :

Le gouvernement fédéral prétend que le projet de loi C-92 a été « élaboré conjointement ». Nous ne sommes pas d’accord. Le projet de loi C-92 n’a pas été élaboré conjointement au vrai sens du terme.

L’étape initiale a été les « séances de mobilisation » organisées avec divers représentants des Premières Nations au cours de l’été et de l’automne 2018. Il s’agissait d’une piètre forme de consultation, ou à tout le moins d’une consultation de routine. Des observations générales ont été recueillies, mais le Canada a pris toutes les décisions finales.

L’étape de rédaction, de décembre 2018 à février 2019, s’est déroulée de façon exclusive, précipitée et secrète. Chiefs of Ontario a fait partie du groupe de travail législatif mis sur pied à ce moment par le gouvernement du Canada, mais a été exclu de l’étape de rédaction. Nos représentants ont eu la possibilité d’examiner et de commenter une ébauche, dans un laps de temps extrêmement court, en janvier dernier. Lorsque le projet de loi a ensuite été soumis le 28 février, nous avons constaté que nos commentaires avaient en grande partie été ignorés.

Si l’un ou l’autre des membres de nos Premières Nations prétendaient avoir « élaboré conjointement » un document avec le gouvernement de cette façon, le gouvernement serait assurément en désaccord.

L’expression « élaboré conjointement » laisse entendre un partenariat égal et un consentement. Avant d’utiliser un tel langage ou d’appuyer son utilisation, il est nécessaire de s’entendre sur le processus et ses résultats.

C’est dommage que le gouvernement semble ne pas vraiment vouloir collaborer avec les groupes autochtones ni en écouter les représentants. Ce n’est pas la première fois que nous entendons ce genre de commentaire.

Honorables sénateurs, je suis également déçu que le gouvernement ait attendu aussi tard dans la session pour présenter ce projet de loi. La Chambre des communes a eu très peu de temps pour l’étudier avec toute la rigueur et l’attention qu’il aurait méritées. Le Comité des affaires autochtones et du Nord de l’autre endroit a eu à peine quelques semaines.

Les enfants autochtones du pays méritent mieux que cela, et un projet de loi aussi important n’aurait pas dû être présenté à la dernière minute. Comme le disait Cindy Blackstock :

[...] nous ne sommes pas ici pour avoir raison, mais pour faire ce qui s’impose.

Les enfants autochtones devraient avoir les mêmes droits et les mêmes chances de réussite que les autres enfants du Canada et ils devraient avoir accès aux mêmes services qu’eux.

Le projet de loi C-92 est important et il est très prometteur. J’espère que nous pourrons en faire encore plus pour les enfants autochtones en l’amendant et en l’améliorant. Je vous remercie.

L’honorable Lillian Eva Dyck [ + ]

L’honorable sénateur accepterait-il de répondre à une question?

Le sénateur Patterson [ + ]

Oui.

La sénatrice Dyck [ + ]

Merci beaucoup de votre discours, sénateur Patterson. Vous vous êtes acquitté de votre tâche de porte-parole avec une grande rigueur. J’aimerais vous poser deux questions. La première porte sur le financement et la deuxième concerne l’Assemblée des chefs du Manitoba.

Vous avez beaucoup parlé du financement, mais le projet de loi n’en garantit aucun. Je me demande si vous parlez de la version initiale ou amendée du projet de loi.

Au départ, sous l’intertitre « Accord de coordination », on pouvait lire ceci dans le projet de loi :

[...] des arrangements fiscaux liés à un exercice efficace de la compétence législative [...]

Il s’agissait là des accords entre l’organisation ou le corps dirigeant autochtone et le gouvernement fédéral, ce qui était plutôt vague.

Cette partie a été modifiée ainsi à la Chambre des communes :

[...] des arrangements fiscaux concernant la fourniture de services à l’enfance et à la famille par le corps dirigeant autochtone qui soient durables, fondés sur les besoins et conformes au principe de l’égalité réelle afin d’atteindre des résultats qui sont positifs à long terme pour les enfants, les familles et les collectivités autochtones et de soutenir la capacité du groupe, de la collectivité ou du peuple autochtones d’exercer efficacement la compétence législative [...]

Ma question est la suivante : affirmez-vous que la version amendée demeure inadéquate?

Le sénateur Patterson [ + ]

Il faut de solides principes en ce qui concerne le financement, comme l’ont demandé de nombreux témoins. Je pense que l’amendement dont vous parlez est une amélioration à cet égard.

La sénatrice Dyck [ + ]

Ma deuxième question porte sur les préoccupations soulevées par l’Assemblée des chefs du Manitoba. Vous en avez peut-être parlé. J’ai peut-être manqué cette partie de votre intervention.

On nous a dit que l’Assemblée des chefs du Manitoba est très préoccupée par le fait qu’elle négociait avec la province du Manitoba depuis un certain temps sans avoir réussi ou bien à entrer en négociation elle, ou bien à parvenir à un accord. Le comité a recommandé qu’une disposition clarifie que, lorsqu’un corps dirigeant autochtone tente déjà de collaborer avec le gouvernement provincial ou territorial, cette période de négociation doit être prise en compte. Le corps dirigeant autochtone ne devrait pas avoir à recommencer du début et à attendre une autre année.

Proposez-vous un amendement qui remédierait aux préoccupations de l’Assemblée des chefs du Manitoba?

Le sénateur Patterson [ + ]

Je remercie la sénatrice de la question. Oui, lorsque l’Assemblée des chefs du Manitoba a signalé le problème, nous avons tous convenu que, lorsqu’un corps dirigeant autochtone a déjà amorcé de bonne foi la négociation d’un accord et que celle-ci progresse bien, il faut en tenir compte dans le projet de loi, car il ne devrait pas avoir à tout recommencer.

Je n’en ai pas parlé dans mon discours, mais je crois qu’il faudra examiner la question au comité. J’irais même jusqu’à dire que les membres du comité étaient très réceptifs à la position que les chefs du Manitoba nous ont présentée.

Ils ont une longueur d’avance. Ils ont fait des progrès à l’égard d’un système mis au point et dirigé par les Autochtones conformément à un accord de bonne foi conclu avec le Canada. Ils ne doivent pas être désavantagés. Je suis d’accord. Nous devons tenter de corriger cela.

Son Honneur le Président [ + ]

Les honorables sénateurs sont-ils prêts à se prononcer?

Son Honneur le Président [ + ]

L’honorable sénatrice LaBoucane-Benson, avec l’appui de l’honorable sénatrice Simons, propose que le projet de loi soit lu pour la deuxième fois.

Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?

Des voix : D’accord.

Une voix : Avec dissidence.

(La motion est adoptée et le projet de loi est lu pour la deuxième fois, avec dissidence.)

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