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Le Code criminel

Projet de loi modificatif--Troisième lecture--Débat

9 février 2021


Honorables sénateurs, c’est un privilège de prendre la parole au sujet du projet de loi C-7 à l’étape de la troisième lecture.

Comme de nombreux sénateurs, je suis profondément préoccupé par les inégalités aux chapitres de la santé et des droits de la personne que les discussions sur ce projet de loi ont une fois de plus mises en lumière. Bien que ce projet de loi, qui a une portée limitée — il modifie le Code criminel du Canada —, ne puisse pas traiter de manière adéquate ces questions importantes, j’espère que tous les sénateurs continueront de chercher activement des solutions efficaces à ces problèmes, comme améliorer la vie des personnes handicapées et investir dans de meilleurs soins pour les personnes atteintes d’une maladie mentale grave et persistante.

Mes remarques vont porter sur la disposition d’exclusion concernant la maladie mentale et je vais proposer un amendement à la fin de mon intervention. Je pense que l’application d’une disposition de caducité abrogeant la disposition d’exclusion 18 mois après la date de la sanction royale pour le projet de loi C-7 est nécessaire.

Je n’ai pas pris la décision de contester cette disposition à la légère. J’ai passé plus de 30 ans de ma vie à prendre soin de personnes atteintes de maladies mentales graves et persistantes, et à enseigner à des centaines d’autres comment soigner ce type de patient. J’en ai passé des nuits blanches à m’inquiéter pour mes patients et leur famille. Mes compétences m’ont amené à évaluer des milliers de personnes afin de déterminer leur capacité à prendre des décisions ou leur risque de se suicider. J’ai mené d’innombrables batailles contre des administrateurs, des médecins, des représentants gouvernementaux, des bailleurs de fonds et autres entités pour défendre le droit des personnes ayant une maladie mentale à être respectées, à lutter contre la discrimination à leur égard, et à promouvoir leur droit à un traitement égal à celui des patients ayant d’autres types de maladies. J’ai aussi ma propre histoire personnelle, avec ses joies et ses peines. Le fait que je sois discret sur cet aspect de ma vie ne signifie pas pour autant que j’en sois épargné.

Il y a deux raisons principales pour amender cette disposition, et je vais les aborder l’une après l’autre.

Premièrement, le projet de loi ne définit pas ce qu’on entend par maladie mentale. Par conséquent, cela entraînera des défis considérables sur les plans de la pratique et de la réglementation, y compris la menace de la responsabilité criminelle pour les fournisseurs de l’aide médicale à mourir.

Deuxièmement, la disposition excluant la maladie mentale est une forme de stigmatisation et elle est discriminatoire. Par conséquent, elle est probablement inconstitutionnelle.

Tout d’abord, la maladie mentale n’est pas définie dans le projet de loi, ce qui est inacceptable. Sans une définition claire et rationnelle de la maladie mentale, la disposition sera sujette à de multiples interprétations différentes, sera une source de confusion pour les cliniciens qui prodiguent l’aide médicale à mourir et compromettra la capacité des organismes de réglementation de la profession médicale à faire leur travail. En cas d’interprétations multiples, les patients qui cherchent à obtenir de l’aide médicale à mourir pourraient être contraints de se rendre dans des régions du Canada où l’interprétation utilisée par les fournisseurs correspond mieux à leurs besoins. Les patients atteints de la même affection dans une province ou un territoire pourraient être considérés comme admissibles ou inadmissibles en fonction de la définition de la maladie mentale de chaque praticien.

Les personnes atteintes de troubles neurocognitifs, tels que la démence, pourraient se voir refuser l’évaluation pour l’aide médicale à mourir. Selon les systèmes de diagnostic internationaux comme le Manuel diagnostic et statistique et la Classification internationale des maladies, il s’agit de troubles mentaux, et les personnes qui en sont atteintes sont fréquemment traitées par une équipe de professionnels de la santé dont le médecin principal est souvent un psychiatre. Il en va de même pour les patients ayant d’autres affections somatiques comme la fibromyalgie et les douleurs chroniques. En raison de cette disposition d’exclusion, les personnes atteintes de ces maladies et d’autres affections pourraient se voir refuser l’accès à une évaluation pour l’aide médicale à mourir.

Seuls les tribunaux peuvent fournir une définition officielle d’un terme qui n’est pas explicitement défini dans la loi. Il s’agit d’un processus qui prend du temps, qui est très coûteux et qui favorise les gens qui disposent des ressources nécessaires pour intenter un procès. C’est injuste.

Enfin, en ce qui concerne la définition, en l’absence de clarté, les cliniciens portent un fardeau exceptionnellement lourd et risquent d’être tenus criminellement responsables de toute mauvaise décision, bien qu’ils n’aient aucune idée de ce qui constitue une mauvaise décision. Les collèges provinciaux et territoriaux ne sauront également pas quelle définition utiliser pour encadrer l’aide médicale à mourir et imposer des mesures disciplinaires, ce qui pourrait affaiblir les normes professionnelles et les mesures de sauvegarde qui ont été mises en place. Tout cela aurait pour effet de travestir l’esprit de la loi.

Deuxièmement, la disposition sur l’exclusion de la maladie mentale est stigmatisante, discriminatoire et, ainsi, fort probablement inconstitutionnelle.

Alors que l’on supprimerait la mort raisonnablement prévisible comme critère d’admissibilité pour les personnes dont les souffrances aiguës découlent d’une maladie physique ou d’une combinaison de maladies physiques et mentales, ce serait discriminatoire et, donc, inconstitutionnel d’exclure les personnes dont les souffrances intenses et constantes découlent uniquement d’une maladie mentale.

Voici ce qu’en dit l’Association des psychiatres du Canada dans son mémoire de novembre 2020 :

[Cette disposition] a pour effet de répandre une fausse distinction entre la santé mentale et la santé physique. Elle entraînera des répercussions comme une stigmatisation accrue de ceux qui vivent avec des maladies mentales.

Le mémoire de l’Association des psychiatres du Canada poursuit en qualifiant cette disposition de « vague, arbitraire et exagérée » et évoque une violation de l’article 7 de la Charte. L’Association des médecins psychiatres du Québec affirme que la disposition n’avait aucune justification clinique et attire l’attention sur une vérité qui dérange, à savoir que ce projet de loi accorde l’aide médicale à mourir à ceux qui ont une maladie mentale en plus d’une autre maladie, par exemple, la dépression et la maladie de Parkinson, tandis qu’il refuse cette aide aux personnes qui souffrent seulement d’une maladie mentale. En l’absence d’une justification pouvant être démontrée, cela nous amène à penser que cette disposition ne satisfera pas le critère de l’article 1 de la Charte.

L’aide médicale à mourir ne doit pas être liée au diagnostic que la personne a reçu. Elle est conçue et mise en œuvre pour permettre aux Canadiens d’exercer leur autonomie lorsqu’ils décident de mettre fin aux souffrances intolérables qui résultent d’un problème de santé parce qu’ils n’en peuvent plus et lorsque tous les critères juridiques pour obtenir cette aide sont respectés.

La souffrance intolérable est une expérience personnelle subjective qu’on ne peut nier ou contester avec une simple évaluation, peu importe la personne qui la réalise, et cela comprend les fournisseurs de soins de santé.

Soyons très clairs. Ce qui constitue une souffrance irrémédiable et intolérable peut varier selon la personne. Il s’agit donc forcément d’un critère subjectif qu’on ne peut pas établir uniquement en posant un diagnostic.

Même si elles sont liées à une maladie mentale, les souffrances intolérables ne sont pas moins importantes pour autant. Elles doivent être prises au sérieux au même titre que les souffrances des personnes qui demandent l’aide médicale à mourir en raison de tout autre problème de santé.

Dans sa déclaration de principes publiée en février 2020, l’Association des psychiatres du Canada affirme ceci :

Les patients souffrant d’une maladie psychiatrique ne devraient pas faire l’objet de discrimination uniquement en fonction de leur incapacité et devraient disposer des mêmes options liées à [l’aide médicale à mourir] dont tous les patients peuvent se prévaloir.

L’Association des médecins psychiatres du Québec et l’Ordre des psychologues du Québec concluent que les personnes dont la seule affection sous-jacente est une maladie mentale devraient être admissibles à l’aide médicale à mourir, de la même façon que les personnes qui éprouvent des souffrances persistantes et intolérables à cause d’une maladie physique ou d’une comorbidité physique associée à une maladie mentale, à condition qu’elles répondent à tous les critères prévus dans la loi.

Exposons clairement cette situation discriminatoire fondée sur des préjugés. Selon l’exception prévue dans le projet de loi C-7, une personne atteinte à la fois d’une maladie physique et d’une maladie mentale qui est aux prises avec des souffrances intolérables, mais qui pourrait vivre encore plusieurs années, pourrait demander l’aide médicale à mourir, tandis qu’une personne dans la même situation, mais qui est atteinte d’une maladie mentale seulement, ne pourrait même pas demander à ce qu’on abrège ses souffrances.

Selon la grande majorité des constitutionnalistes que nous avons entendus, l’exception prévue à l’égard de la maladie mentale est inconstitutionnelle. Elle va à l’encontre des articles 7 et 15 de la Charte, et elle ne peut être justifiée en invoquant l’article 1. Ces experts font valoir que l’arrêt Carter n’empêche pas les personnes dont la seule affection sous-jacente est une maladie mentale d’avoir accès à l’aide médicale à mourir, et l’arrêt de la Cour suprême du Canada a été suivi d’autres causes dans lesquelles les tribunaux sont arrivés à la même conclusion et ont ainsi confirmé la décision.

Je sais que le Sénat ne doit pas présumer de ce que diront les tribunaux, mais selon moi, il ne doit pas non plus adopter consciemment une mesure législative qui forcera les Canadiens à s’adresser de nouveau aux tribunaux parce qu’il n’a pas suffisamment tenu compte de la Charte et qu’il a fait fi de la jurisprudence. L’exclusion pour des motifs de maladie mentale a été abordée dans le cadre de l’affaire Carter, et la Cour suprême s’est prononcée contre. Cette dernière a aussi avalisé la compétence des médecins en la matière :

[...] il est possible pour les médecins de bien évaluer la capacité décisionnelle avec la diligence requise et en portant attention à la gravité de la décision à prendre.

Dans l’affaire E.F., il a été avancé que les personnes ayant des problèmes psychiatriques étaient expressément exclues de l’aide médicale à mourir, mais la Cour d’appel de l’Alberta a rejeté cet argument. C’est aussi ce qui est arrivé dans l’affaire Truchon. Aucune de ces causes ne s’est rendue jusqu’en Cour suprême. Pourtant, le gouvernement essaie encore, cette fois-ci par l’entremise du projet de loi C-7, d’aller à l’encontre de tous les jugements des tribunaux et d’exclure la maladie mentale comme seul problème médical invoqué.

Hier, le sénateur Woo a affirmé que le Sénat ne peut préjuger de rien et qu’il a besoin de données pour prendre une décision. Eh bien, nous avons déjà des jugements rigoureux et une preuve abondante ayant résisté à l’examen des tribunaux. Nous sommes loin d’avancer en terrain inconnu.

Chers collègues, de nombreux sénateurs estiment qu’il est de notre devoir de réviser et de corriger les mesures législatives que nous estimons contraires à la Charte, surtout quand cette opinion est corroborée par les faits.

Je vais maintenant aborder la disposition de caducité. La période de 18 mois permet la prise d’un certain nombre de mesures nécessaires. Comme il a été soulevé pendant l’étude du projet de loi C-7, il est devenu évident que les données recueillies en ce moment par Santé Canada sur l’aide médicale à mourir doivent être grandement améliorées. Comme l’a fait valoir la sénatrice Jaffer, il faut notamment recueillir des données qui permettent les analyses fondées sur la race. Santé Canada doit mener des consultations auprès de participants de diverses communautés, disciplines, cultures et régions, ainsi qu’auprès d’experts dans les méthodes qualitatives et quantitatives. La période de 18 mois serait suffisante pour permettre de telles consultations.

Pendant l’étude au comité, on a soulevé quelques préoccupations au sujet des processus d’évaluation. Pourtant, des experts psychiatres et des sommités nationales en matière d’éducation, comme la Dre Donna Stewart et la Dre Justine Dembo, qui effectuent des évaluations de l’aide médicale à mourir, se sont opposés avec véhémence à ce point de vue en s’appuyant sur leur expérience. En tant qu’ancien examinateur du Collège royal, je peux affirmer avec confiance que les psychiatres qui mènent les évaluations de l’aide médicale à mourir sont sans contredit en mesure d’évaluer la capacité décisionnelle et la suicidalité des personnes atteintes de troubles mentaux qui demandent cette procédure. Comme l’Association des médecins psychiatres du Québec l’a précisé :

L’évaluation de la capacité et du risque de suicide fait partie des aptitudes cliniques fondamentales de tous les psychiatres. Il ne s’agit pas d’une question d’opinion.

C’est plutôt une question de fait. L’évaluation de la capacité décisionnelle et de la suicidalité fait partie des exigences de formation du Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada pour tous les psychiatres. On ne peut pas devenir psychiatre sans détenir ces compétences.

Toutefois, les Canadiens aimeraient que tous les évaluateurs de demandes d’aide médicale à mourir maîtrisent mieux ces compétences. Ils peuvent y parvenir en suivant un programme agréé de perfectionnement professionnel. Une disposition de caducité de 18 mois donnerait suffisamment de temps pour élaborer un tel programme, l’agréer et le rendre largement accessible. Cela permettrait de normaliser l’évaluation des demandes d’aide médicale à mourir et la prestation de l’aide médicale à mourir à l’échelle du pays.

Je suis heureux de pouvoir informer mes collègues qu’on est déjà en train d’organiser un programme national de formation sur l’aide médicale à mourir, qui sera agréé par le Collège royal des médecins et chirurgiens et le Collège des médecins de famille du Canada. Je crois comprendre qu’il s’inspirera des meilleures données disponibles sur tous les aspects de l’évaluation des demandes d’aide médicale à mourir et de la prestation de l’aide médicale à mourir, qu’il attirera l’attention sur les questions liées aux demandes où la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée, qu’il tiendra compte des perspectives et des pratiques autochtones et qu’il sera sûr et adapté au contexte culturel. On a invité l’organisme-cadre national de réglementation de la profession médicale à participer au programme.

En outre, puisque le Code criminel du Canada n’est pas l’outil approprié pour réglementer la prestation des soins de santé, cette disposition donnerait aux gouvernements provinciaux et territoriaux le temps nécessaire en vue d’entreprendre, d’après le projet de loi C-7, l’élaboration des normes professionnelles et des mesures de sauvegarde pour l’évaluation des demandes d’aide médicale à mourir et la prestation de l’aide médicale à mourir. Par exemple, au Québec, l’Association des médecins-psychiatres du Québec a déjà proposé des mesures de sauvegarde supplémentaires. La disposition nous donnerait aussi le temps de procéder à l’examen parlementaire promis par le gouvernement. Il ne faudrait pas négliger de respecter les droits des personnes atteintes de maladie mentale, qui sont garantis par la Charte, parce que mener à terme un examen parlementaire prend du temps et pose des défis sur le plan politique. Ce fardeau incombe au Parlement, et non aux particuliers. La disposition de caducité confie au Parlement, à juste titre, la responsabilité d’achever l’examen parlementaire dans les délais appropriés.

En résumé, nous pouvons reconnaître les inquiétudes exprimées. Nous pouvons y répondre en adoptant des mesures efficaces qui ne relèvent pas du Code criminel, mais de la compétence des provinces et des territoires, comme l’exige la Constitution, et cette assemblée peut éviter de donner du poids à la disposition sur l’exclusion de la maladie mentale, qui est stigmatisante et discriminatoire.

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