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Le Code criminel

Projet de loi modificatif--Troisième lecture

29 février 2024


L’honorable Donald Neil Plett (leader de l’opposition) [ + ]

Honorables sénateurs, je prends la parole au sujet du projet de loi C-62, le deuxième projet de loi du gouvernement visant à proroger la disposition de caducité relative à l’interdiction de l’aide au suicide en cas de maladie mentale.

Chers collègues, avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aimerais prendre un moment pour souligner le travail accompli par tous les membres du Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir à l’égard du projet de loi dont nous sommes saisis ainsi que pour tout le travail qu’ils ont accompli depuis la création de ce comité. Le comité a fait son travail du mieux qu’il pouvait dans les circonstances difficiles créées par le gouvernement, et je tiens à remercier tous les députés, sénateurs, témoins experts ainsi que les centaines de Canadiens qui ont pris le temps de témoigner devant le comité ou de soumettre un mémoire. Tous ont joué un rôle crucial dans l’important travail parlementaire accompli par le comité mixte.

Pour commencer, je tiens à signaler à mes collègues que je n’emploierai pas le terme « aide médicale à mourir » et que je n’utiliserai pas non plus l’acronyme, AMM, au cours de mon intervention. Je n’utiliserai le terme et l’acronyme que lorsqu’il s’agira d’une citation directe. La raison, honorables collègues, c’est que, à mon avis, employer ces expressions pour désigner l’aide au suicide laisse entendre qu’il s’agit d’une procédure médicale. Or, on ne parle plus seulement d’accélérer la mort, mais de la donner à des personnes qui ne sont pas sur le point de mourir. L’utilisation d’une multitude d’acronymes pour désigner l’aide au suicide enlève toute humanité à la question. Cela dit, je respecte le choix de mes collègues de les employer, mais je ne peux pas le faire, par conviction personnelle.

Honorables collègues, après un an presque jour pour jour, nous devons de nouveau agir à la dernière minute pour protéger des Canadiens contre la proposition malavisée du gouvernement libéral d’offrir l’aide au suicide pour une maladie mentale. Comme il l’a fait l’an dernier avec le projet de loi C-39, le gouvernement nous force à adopter ce projet de loi rapidement. Comment en sommes-nous arrivés à devoir composer avec un gouvernement qui tient à imposer son idéologie, alors qu’initialement notre rôle était de répondre à une décision de la Cour suprême?

Depuis le dépôt du projet de loi C-14 en 2016, je participe activement au débat sur chaque mesure législative gouvernementale relative au suicide assisté. Que ce soit lors des réunions des comités pour les projets de loi C-14 et C-7 ou pendant les débats au Sénat, j’ai donné mon point de vue avec compassion et empathie pour toutes les personnes concernées. J’ai respecté les convictions de tous les sénateurs à l’époque, comme je respecte celles de tous les sénateurs aujourd’hui.

La vie et la mort sont des questions extrêmement personnelles pour tous les Canadiens, quel que soit leur point de vue. Les Canadiens débattent de cette question depuis de nombreuses décennies, et ils continueront de le faire pendant des dizaines d’années.

Même si le suicide a été décriminalisé en 1972, le débat sur le suicide assisté s’est poursuivi. De 1972 jusqu’à la légalisation du suicide assisté en 2016, le Canada a vu la Commission de réforme du droit du Canada recommander de ne pas légaliser ou décriminaliser l’euthanasie volontaire et active en 1983, les tribunaux rendre des décisions comme celle de la Cour suprême dans l’affaire Rodriguez c. Colombie-Britannique en 1993, et les députés présenter des projets de loi d’initiative parlementaire sur l’euthanasie, le premier datant de 1991. Dans notre propre assemblée, divers comités ont également étudié la question pendant cette période.

Ce qui nous amène ici, plus précisément, aujourd’hui, c’est l’arrêt Carter rendu par la Cour suprême en 2015. Cette décision a annulé l’interdiction d’administrer l’aide à mourir aux personnes sur le point de mourir et souffrant de problèmes de santé irrémédiables. Elle donnait au Parlement 12 mois pour proposer une nouvelle mesure législative. Par conséquent, après avoir obtenu une prolongation jusqu’en juin 2016, le gouvernement fédéral a présenté, en avril 2016, le projet de loi C-14, qui a reçu la sanction royale le 17 juin 2016.

J’étais opposé à toute forme de suicide assisté en 2016 et je le demeure aujourd’hui, huit ans plus tard, mais je comprends que nous avons dû nous engager dans cette voie à cause d’une décision rendue par la Cour suprême du Canada. J’acceptais ce fait à l’époque et je l’accepte toujours. Pendant les débats sur le projet de loi C-14, je poursuivais l’objectif que je poursuis encore maintenant : bien que je m’oppose au suicide assisté sous toutes ses formes, je veux me faire le porte-parole d’un meilleur accès à une vie vécue dans la dignité et d’un renforcement des mesures de sauvegarde que prévoit le système, et je tiens à défendre le caractère sacré de la vie.

Après l’adoption du projet de loi C-14, la nature des débats a changé. Alors qu’il fallait, au départ, agir pour respecter l’échéance imposée par la Cour suprême, le gouvernement libéral a ensuite commencé à accorder la priorité à une idéologie axée sur l’élargissement du régime d’aide médicale à mourir au détriment d’une médecine fondée sur des données probantes et du souci de la sécurité des patients. Certes, le gouvernement libéral n’avait pas d’autre choix que de respecter la décision de la Cour suprême, mais, dans le cas de la décision Truchon rendue par la Cour supérieure du Québec en 2019, il avait d’autres options. Il aurait pu porter en appel la décision du tribunal inférieur du Québec, ce qui aurait été une façon sensée de défendre sa propre loi. Au lieu de cela, il a fait le choix idéologique d’élargir le régime canadien de suicide assisté au-delà de ce qu’exigeait la décision Truchon.

Comme vous le savez probablement, dans le projet de loi C-7, le législateur a retiré les mesures de sauvegarde et introduit une deuxième voie au suicide assisté pour les personnes dont la mort n’est pas imminente. La première voie demeure toujours une possibilité lorsque la mort est raisonnablement prévisible; il permet aux patients d’obtenir le suicide assisté le jour même où ils en font la demande. Soit dit en passant, les patients peuvent se rendre eux-mêmes assez malades pour contourner les mesures de sauvegarde.

Dans sa forme initiale, le projet de loi C-7 excluait la possibilité de recourir au suicide assisté dans les cas de troubles mentaux. Cependant, une fois le projet de loi arrivé au Sénat, notre collègue le sénateur Kutcher a présenté un amendement prévoyant une disposition de caducité de 18 mois concernant l’interdiction de recourir au suicide assisté pour des raisons de maladie mentale.

Encore une fois, le ministre de la Justice et procureur général de l’époque, David Lametti, et le gouvernement libéral avaient le choix. Ils auraient pu facilement rejeter l’amendement proposé par le sénateur Kutcher, comme ils le font souvent dans le cas des amendements du Sénat, afin de défendre leur propre mesure législative. Au lieu de cela, sur les conseils de David Lametti, le gouvernement Trudeau a choisi de promouvoir l’élargissement du suicide assisté.

L’amendement initial du sénateur Kutcher proposait une disposition de caducité de 18 mois, mais le gouvernement a estimé qu’il allait avoir besoin de 24 mois. En bref, alors qu’il avait initialement exclu la possibilité de recourir au suicide assisté dans le cas des personnes souffrant de troubles mentaux, le gouvernement a ensuite décidé de prolonger cette exclusion de 24 mois, sans examen du Parlement ou d’un groupe d’experts. Il s’agissait — et il s’agit encore aujourd’hui — d’un délai arbitraire.

Au cours des deux années suivantes, le comité mixte s’est penché sur la question et a entendu des témoignages convaincants pendant qu’un groupe d’experts nommés par le gouvernement faisait la même chose de son côté. Des témoins experts qui ont comparu devant le comité mixte ont dit que les données étaient insuffisantes pour évaluer objectivement le caractère irrémédiable. Il n’est pas possible de le faire. Aucune donnée médicale ne permet d’établir la distinction entre des idées suicidaires et une demande de suicide assisté, pour autant qu’une telle distinction existe. Par exemple, le Centre de toxicomanie et de santé mentale a conclu ceci :

Il n’existe tout simplement pas suffisamment de preuves dans le domaine de la santé mentale en ce moment pour que les praticiens puissent vérifier si une personne en particulier souffre d’une maladie mentale insoignable.

La sénatrice Batters a évoqué la même chose quand elle a dit que les maladies mentales, selon elle, ne sont jamais irrémédiables. Je suis du même avis.

Le professeur Brian Mishara, directeur du Centre de recherche et d’interventions sur le suicide, Enjeux éthiques et pratiques de fin de vie à l’Université du Québec à Montréal, a dit ceci dans ses observations préliminaires :

S’il était possible de distinguer les très rares personnes atteintes d’une maladie mentale qui sont destinées à souffrir interminablement de celles qui peuvent être traitées, il serait inhumain de refuser l’aide médicale à mourir. Toutefois, quiconque essaierait de déterminer quelles personnes devraient avoir accès à l’aide médicale à mourir ferait un grand nombre d’erreurs, et des personnes qui verraient une amélioration de leurs symptômes et ne souhaiteraient plus mourir mourraient en ayant recours à l’aide médicale à mourir.

Même le groupe d’experts du gouvernement sur l’aide médicale à mourir et la maladie mentale a déclaré dans son rapport que les connaissances sur le pronostic à long terme de nombreuses maladies sont limitées et il est difficile, voire impossible, d’en prédire le caractère irrémédiable.

Je pourrais parler plus longuement de ce que le comité a entendu au cours des 24 mois, mais, chers collègues, vous voyez le tableau. Il n’y a aucune donnée permettant de justifier sans risque l’aide au suicide pour les troubles mentaux, et le groupe d’experts du gouvernement a confirmé la quasi-impossibilité de prédire le caractère irrémédiable de ces troubles. Le régime d’aide au suicide mis en place par le gouvernement repose sur le caractère irrémédiable de l’état du patient. Puisqu’il est impossible de prédire le caractère irrémédiable dans le cas des troubles mentaux, le gouvernement aurait certainement dû changer de cap.

David Lametti et le gouvernement Trudeau étaient toutefois d’un autre avis. On a prolongé d’un an la disposition de temporisation jusqu’au 17 mars 2024, avec l’adoption du projet de loi C-39 l’an dernier.

En octobre 2023, le comité mixte a été chargé d’évaluer l’état de préparation du Canada à administrer en toute sécurité l’aide au suicide aux personnes atteintes d’un trouble mental. Comme vous le savez, chers collègues, sur la base des témoignages d’experts entendus dans une course contre la montre, le comité mixte a déclaré que le Canada n’est pas prêt.

Au sujet de l’irrémédiabilité, la Dre Mona Gupta, présidente du groupe d’experts du gouvernement, a admis que rien n’avait changé depuis la publication du rapport de mai 2022, qui conclut que le caractère irrémédiable est toujours difficile, voire impossible, à prédire. Dr Tarek Rajji, médecin-chef du comité médical consultatif du Centre de toxicomanie et de santé mentale, abonde dans le même sens :

Il n’y a aucune preuve scientifique à l’appui. Nous ne pouvons toujours pas, à l’heure actuelle, déterminer à l’échelle individuelle si la personne a une maladie irrémédiable ou non.

En ce qui concerne les tendances suicidaires, le Dr Sareen, directeur de la Faculté de psychiatrie de l’Université du Manitoba et directeur des chaires universitaires, a souligné que, dans le cas des troubles mentaux, le suicide assisté pourrait contribuer à des décès inutiles et nuire à la prévention du suicide.

Le comité mixte a donc clairement indiqué que les questions touchant au caractère irrémédiable et aux idées suicidaires demeurent entières. En l’absence de consensus chez les professionnels, le comité mixte a conclu que le système médical canadien n’est pas prêt pour l’aide médicale à mourir lorsque le trouble mental est la seule condition médicale sous-jacente.

Malheureusement, certains psychiatres et médecins ici même au Sénat, pour lesquels j’ai beaucoup de respect, croient connaître la solution. Comme je l’ai dit, bien que je les respecte, je ne comprends pas pourquoi ils s’obstinent à ne pas respecter l’absence de consensus parmi leurs pairs professionnels.

Nous ne parlons pas de parvenir à l’unanimité, mais de parvenir à un consensus professionnel. À ce stade-ci, il y a un fait incontestable : on ne peut pas déterminer si un trouble mental a un caractère irrémédiable. Or cet aspect est au cœur du régime de suicide assisté au Canada.

Chers collègues, c’est la deuxième fois que le gouvernement libéral nous demande, à la dernière minute, d’empêcher le Canada de s’engager davantage sur la pente glissante de l’aide médicale à mourir. Au début, de nombreux opposants au suicide assisté ont mis en garde contre cette pente glissante avant de se rendre compte que le Canada se trouvait en fait au bord d’une falaise. On a fait fi de nos préoccupations dès le début, et encore plus depuis la présentation du projet de loi C-7. Même si les partisans du suicide assisté nous ont assuré que cette pratique serait limitée à un petit nombre de personnes, c’est, hélas, tout le contraire qui s’est produit.

Depuis 2019, le Canada constate une augmentation annuelle moyenne de 31,1 % du total des décès par suicide assisté, ce qui représente 4,1 % de tous les décès enregistrés en 2022. Or, depuis 2021, dans la foulée de l’adoption du projet de loi C-7, le Canada a enregistré 222 décès par suicide assisté dans des cas où la mort naturelle n’était pas raisonnablement prévisible, et 463 en 2022. Chers collègues, au rythme actuel, le rapport 2023 pourrait indiquer plus de 16 000 décès par suicide assisté, ce qui représenterait le total cumulatif de 2020 et 2021 pour une seule année. Le Canada est rapidement devenu le chef de file mondial en matière de suicide assisté, surpassant les autres pays qui ont adopté une loi similaire des dizaines d’années plus tôt.

Selon une analyse du Investigative Journalism Bureau et du Toronto Star, au cours des deux dernières années seulement, un plus grand nombre de personnes sont décédées dans le cadre du régime canadien d’aide médicale à mourir que dans tout autre pays. Le Dr Sonu Gaind, chef du Département de psychiatrie de l’Hôpital Sunnybrook, a déclaré que nous sommes sur une trajectoire qu’aucun autre pays sur la planète n’a empruntée et qu’il est impossible d’en connaître toutes les répercussions.

En ce moment, chers collègues, personne ne sait quel sera l’impact réel. Dans ses projections, le gouvernement Trudeau sous‑estime constamment le nombre de décès par suicide assisté. En effet, selon les projections publiées par Santé Canada en 2018, les décès attribuables au suicide assisté pourraient atteindre un taux constant de 2,05 % du total des décès dans notre pays. Il y a pire, chers collègues.

Dans la mise à jour concernant le Règlement sur la surveillance des suicides assistés présentée en mai 2022 dans la Gazette du Canada, Santé Canada avait prévu que le nombre de décès liés au suicide assisté connaîtrait une croissance stable pour atteindre 4 % d’ici 2033.

Chers collègues, nous avons devancé d’une bonne décennie les prévisions de Santé Canada, car nous avons atteint 4,1 % en 2022. Comment pouvons-nous croire le gouvernement Trudeau et le ministre de la Santé lorsqu’ils affirment que le suicide assisté lié aux troubles mentaux ne touchera qu’un petit nombre de personnes? Les portes sont grandes ouvertes, et plutôt que de redoubler d’efforts pour les fermer, le gouvernement se cantonne dans son idéologie, qui vise à les ouvrir davantage.

Sous le gouvernement actuel, le Canada est passé de l’obligation d’instaurer un régime de suicide assisté à la suite d’une décision de la Cour suprême à la volonté d’élargir l’accès au régime pour des motifs idéologiques. La majorité des provinces et des territoires ont demandé une pause d’une durée indéterminée. Parmi les professionnels, il n’y a aucun consensus permettant d’établir une distinction exacte entre des idées suicidaires et une demande de suicide assisté, et la majorité des sondages indiquent que les Canadiens sont contre le suicide assisté pour des motifs de troubles mentaux. Selon le plus récent sondage de la firme Léger, publié le 13 février, une majorité de Canadiens sont soit contre l’idée d’offrir le suicide assisté lorsque les troubles mentaux sont l’unique raison ou l’une des raisons invoquées, soit indécis.

Permettez-moi d’être clair, chers collègues. Les débats que nous avons eus sur le projet de loi C-14 ont été les débats sur une question controversée les plus empreints de compassion et de respect que j’ai vus depuis que je siège au Sénat. Même si nous avions des opinions différentes, nous étions tous animés par la compassion, l’empathie et la compréhension. Moi aussi, j’ai autant de compassion pour les gens qui souffrent d’une maladie physique que pour ceux qui souffrent d’une maladie mentale. Je le pense sincèrement, chers collègues. Trop souvent, on a dit des gens qui s’opposent au suicide assisté pour les personnes souffrant de troubles mentaux qu’ils sont dépourvus de compassion. Nous l’avons entendu encore une fois ici au cours de la dernière semaine.

Si je m’oppose au suicide assisté pour les personnes souffrant de troubles mentaux, ce n’est pas parce que je crois qu’une personne qui souffre d’une maladie mentale est inférieure à une personne qui souffre d’une maladie physique. Mon opposition est fondée sur un manque de données probantes à cet égard et le manque d’assurance quant à l’absence de risque que pose un tel élargissement de l’admissibilité, ainsi que sur la conviction profonde que le gouvernement devrait déployer plus d’efforts pour offrir des services de meilleure qualité en matière de santé mentale.

Le gouvernement fédéral devrait aider les psychiatres et tous les professionnels de la santé mentale à améliorer les services afin d’aider les Canadiens qui souffrent au lieu de faciliter le suicide.

Chers collègues, j’ai, tout comme vous, des amis et des parents qui ne seraient pas ici aujourd’hui s’ils avaient eu le choix, un jour de dépression, que prévoient certaines mesures législatives que nous proposons. Ces amis et parents mènent aujourd’hui une vie productive.

Les médecins de l’organisme Canadian Physicians for Life sont du même avis et ont déclaré ce qui suit au sujet du manque de ressources dans leur mémoire au comité mixte :

Compte tenu de la grave pénurie de ressources humaines, financières et matérielles dans le domaine des soins et des services en santé mentale, il semble contre-productif de consacrer ces ressources à élargir l’AMM pour que soient incluses les personnes dont la seule condition est la maladie mentale. Nous avons constaté qu’un nombre important de ressources ont été consacrées au système de la santé afin de permettre aux personnes en fin de vie d’accéder à l’AMM. D’autres ressources ont été ajoutées pour élargir l’AMM aux personnes qui ne sont pas en train de mourir. Cela créera une dissonance cognitive dans le système de la santé qui devra dépenser plus de ressources pour gérer des systèmes parallèles de prévention du suicide et de suicide assisté.

En 2022, Statistique Canada a signalé que plus de 5 millions de Canadiens âgés de 15 ans et plus répondaient aux critères diagnostiques d’un trouble de l’humeur, d’un trouble anxieux ou d’un trouble lié à l’usage d’une substance au cours des 12 mois précédents. La même enquête a révélé que plus d’un Canadien sur trois souffrant d’un trouble de l’humeur, d’un trouble anxieux ou d’un trouble lié à l’usage d’une substance a déclaré que ses besoins en matière de soins de santé et de soins de santé mentale étaient partiellement ou totalement non satisfaits. Enfin, l’enquête conclut ceci :

L’augmentation du nombre de prestataires de soins de santé qui se spécialisent en santé mentale et ayant une formation propre à ce domaine est l’une des nombreuses solutions possibles pour améliorer l’accès aux soins de santé mentale au Canada. Toutefois, il faudra également aborder les disparités en matière de protection de l’assurance maladie pour les médicaments et les services de counseling.

En outre, selon un sondage publié en septembre 2023 par l’Institut Angus Reid, une vaste majorité de Canadiens s’inquiète de la disponibilité des ressources en santé mentale offertes au Canada et de l’état de santé mentale des Canadiens en général. En réponse à l’énoncé que l’admissibilité à l’aide médicale à mourir ne devrait pas être élargie sans que le Canada améliore d’abord l’accès aux soins de santé mentale, 82 % des répondants estiment qu’il faut d’abord améliorer les soins de santé mentale avant d’élargir l’admissibilité à l’aide médicale à mourir. Enfin, la moitié des Canadiens craignent que le traitement des problèmes de santé mentale ne soit pas une priorité si l’admissibilité à l’aide médicale à mourir est élargie.

Chers collègues, en comité plénier, j’ai été très déçu d’entendre le ministre de la Santé parler sans cesse de la nécessité de former un nombre croissant d’infirmiers et de psychiatres afin qu’ils puissent évaluer si un patient atteint de troubles mentaux est admissible au suicide assisté.

Les Canadiens disent exactement le contraire : il faut plus de formation et de ressources pour aider les patients atteints de troubles mentaux à se rétablir et à bien vivre, et non pour déterminer s’ils sont admissibles à l’aide médicale à mourir. Ils préféreraient que le gouvernement fédéral consacre plus d’efforts à l’amélioration des services de santé mentale au lieu de s’efforcer d’élargir l’accès au suicide assisté.

Le public canadien est clair : il faut en faire davantage pour améliorer les services en santé mentale au Canada. Tant que les Canadiens n’auront pas le même accès à des services abordables et de qualité dans le domaine de la santé physique et mentale et tant que nous n’aurons pas des données expliquant comment déterminer médicalement et avec précision — advenant qu’il soit possible de le faire — si une personne sera à tout jamais incapable de se remettre d’une maladie mentale, nous ne pourrons pas légiférer sur l’accès à la mort pour cause de maladie mentale. Bien que je m’oppose au suicide assisté en général, je vois bien qu’il est là pour de bon. Cependant, le suicide assisté au Canada a beau être là pour de bon, le gouvernement Trudeau ne peut pas pour autant continuer d’imposer aux Canadiens l’élargissement de l’admissibilité à ce régime aux personnes souffrant de troubles mentaux, étant donné que les professionnels et les Canadiens ne s’entendent en général pas sur cette question.

Par exemple, le Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir a reçu des centaines de mémoires pendant ses audiences. Voici quelques extraits de mémoires provenant de différentes associations dont j’aimerais vous faire part.

L’ARCH Disability Law Centre a déposé un mémoire, et j’aimerais vous en lire deux passages :

Depuis l’entrée en vigueur du projet de loi C-7, les personnes handicapées ont recours à l’aide médicale à mourir parce qu’elles n’ont pas d’autres options viables pour vivre dans la dignité au sein de la communauté. Les médias se sont fait l’écho de certaines des histoires à ce sujet.

Leurs préoccupations ne s’arrêtent pas là :

L’ARCH Disability Law Centre est profondément préoccupé à l’idée que l’élargissement de l’aide médicale à mourir aux cas où le seul problème de santé invoqué est un trouble mental pousse encore plus de personnes handicapées — y compris des personnes atteintes de troubles mentaux et psychosociaux — à envisager, demander et obtenir l’aide médicale à mourir en raison de souffrances socioéconomiques.

L’Association canadienne pour la prévention du suicide a présenté la recommandation suivante :

Accorder des fonds supplémentaires pour les soins de santé afin de s’assurer que des traitements sont offerts aux patients afin que le manque d’accès aux traitements ne fasse pas en sorte que la condition soit jugée irrémédiable.

En outre, l’Alliance évangélique du Canada considère également que le suicide assisté ne doit pas devenir une solution et encore moins la solution la plus accessible, alors que les soins en santé mentale ne sont peut-être pas accessibles ou abordables ou que les traitements et le soutien ne sont pas offerts. Voici ce que l’alliance a dit :

L’alliance s’oppose à l’aide médicale à mourir parce qu’elle considère qu’il s’agit d’une atteinte à la valeur de la vie humaine et d’une normalisation du suicide. Nous nous inquiétons de la possibilité que l’aide médicale à mourir dans les cas de maladie mentale ait un impact disproportionné sur les Canadiens marginalisés. Si le Parlement élargit l’accès à l’aide médicale à mourir aux personnes atteintes de maladie mentale, il est essentiel que les mesures de sauvegarde les plus strictes possible soient mises en place pour protéger les Canadiens dans les moments de vulnérabilité avant que l’élargissement se fasse.

Chers collègues, j’appuie sans réserve cette position. Le projet de loi C-7 a éliminé d’importantes mesures de sauvegarde et nous avons entendu parler de situations où l’aide médicale à mourir a été offerte prématurément ou offerte à des personnes inadmissibles même avec les mesures qui sont en place.

Par exemple, en août dernier, un article du Globe and Mail racontait l’histoire d’une femme de Vancouver qui s’était rendue à l’hôpital pour des pensées suicidaires. La personne en question souffre de dépression chronique et présente des tendances suicidaires. Se sentant particulièrement vulnérable, elle s’est rendue à l’hôpital général de Vancouver pour obtenir une aide psychiatrique. Au lieu de cela, un clinicien lui a dit que l’attente serait longue pour voir un psychiatre et que le système de santé est défaillant. On lui a alors demandé si elle avait pensé à l’aide médicale à mourir.

Il est totalement inacceptable que l’on parle du recours au suicide assisté avec une patiente qui cherche à obtenir de l’aide parce qu’elle a des pensées suicidaires. Heureusement, on a appris que la patiente devait voir un psychiatre l’automne dernier. J’espère sincèrement qu’elle a pu recevoir l’aide nécessaire.

Néanmoins, les cas comme ceux-là, ou comme celui d’un employé du ministère des Anciens Combattants qui a suggéré le recours au suicide assisté à plusieurs vétérans, ou d’une femme de l’Ontario souffrant d’une grave sensibilité aux produits chimiques qui a choisi de demander le suicide assisté après avoir tenté en vain de trouver un logement adéquat et dont la demande a été approuvée, sont trop nombreux pour que l’on n’en tienne pas compte. Je ne cherche pas à généraliser en disant que ces histoires représentent l’ensemble du régime d’aide au suicide, mais elles se multiplient à un rythme alarmant. Elles font partie de l’équation, sans compter que ce ne sont-là que les histoires que nous lisons dans les journaux. Ce n’est pas tout le monde qui se sent à l’aise de raconter publiquement une histoire profondément personnelle.

Je suis déçu de constater que le ton de nos échanges a changé depuis la présentation du projet de loi C-7. Comme je l’ai dit à maintes reprises, y compris deux fois déjà aujourd’hui, les débats sur le projet de loi C-14 ont été parmi les plus respectueux auxquels j’ai participé dans cette enceinte. Le sénateur Harder en a parlé hier. Bien que le sénateur Joyal et moi-même ne soyons pas d’accord sur de nombreux points, y compris le suicide assisté, je me souviens avec émotion de la façon dont mon ami et collègue — qui est maintenant parti à la retraite — a traversé le parquet pour me remercier de mon discours parce qu’il savait qu’il venait du cœur. Il était reconnaissant de ma participation au débat, tout comme j’étais reconnaissant de sa contribution. Je respectais grandement son point de vue.

Malheureusement, on observe maintenant moins souvent ce niveau de professionnalisme et de respect lors des débats. De plus en plus, les Canadiens, les experts et les politiciens qui s’opposent au suicide assisté pour les personnes atteintes de maladies mentales sont injustement dépeints comme des gens manquant de compassion. On discrédite leur travail, et on les insulte parce qu’ils ont des croyances différentes. Au lieu d’avoir un débat et une conversation sur le suicide assisté pour les personnes atteintes de maladies mentales, on catégorise automatiquement les gens qui expriment des objections comme des détracteurs dénués de compassion.

Les partisans du suicide assisté en cas de maladie mentale ont adopté une approche conflictuelle en dénigrant nos croyances et en discréditant notre position, même si celle-ci est fondée sur des faits. Chers collègues, nous ne sommes pas dans une logique de confrontation. La question de la vie et de la mort est beaucoup trop importante pour qu’on en fasse une confrontation. Il faut plutôt saisir l’occasion d’en débattre dans le plus grand respect de la position et des convictions de chacun.

À mon avis, lundi, au cours du débat à l’étape de la deuxième lecture, on a dépassé les bornes. Manifestement frustrée par le fait que les choses n’évoluent pas assez rapidement à son goût, la sénatrice Simons s’en est prise à toutes les personnes au Canada dont les opinions sont différentes des siennes. Elle a dit que nous étions dans une « guerre culturelle » et que la « campagne d’opposition » au suicide assisté « s’apparente à la guerre contre le choix en matière de reproduction et à celle contre les soins médicaux d’affirmation du genre ». Elle a qualifié de fondamentalistes religieux et de misogynes ceux qui ont un point de vue différent du sien à l’égard de ces questions.

Chers collègues, ce genre d’accusations et de discours polarisé ne conviennent pas à ce débat. La question est déjà assez controversée sans qu’il soit nécessaire d’enflammer le discours davantage en sombrant dans l’excès.

La sénatrice a peut-être oublié tous les bouleversements sociaux qui ont eu lieu au Canada au cours des 50 dernières années. Elle ne comprend peut-être pas l’angoisse qu’éprouvent ceux qui sont profondément déchirés par les aspects moraux de ces questions en raison de leurs convictions religieuses ou morales. Elle ignore peut-être qu’il ne s’agit pas de préférences capricieuses pour les gens qui sont troublés par l’abîme dans lequel nous plongeons par rapport à des questions de conscience.

Ces prises de position sont enracinées dans nos valeurs, nos croyances et notre vision du monde. Pour nous, ce ne sont pas des questions anodines; elles nous empêchent de dormir la nuit, non pas parce que nous voulons dicter aux autres comment vivre leur vie, mais parce que nous pleurons l’avenir qui attend les futures générations si nous continuons à nier le caractère sacré de la vie et à éroder les mesures qui la protègent.

Je reconnais que ceux d’entre nous, au Canada, qui continuent de défendre le caractère sacré de la vie, de la conception à la mort naturelle, sont minoritaires au Canada. C’est évident. Il faut cependant comprendre que nous ne demandons pas à imposer ces croyances ou les conséquences qui en découlent à tous les Canadiens. Nous demandons tout simplement le droit de nous faire entendre. Nous tenons simplement à ce que nos droits soient aussi respectés, y compris le droit de défendre nos convictions, le droit d’en parler ouvertement, le droit de participer au débat et de se faire entendre ainsi que le droit de tenter d’exercer une influence sur les politiques publiques.

Cela n’a rien d’extrême. C’est ce qui nous a menés là où nous en sommes actuellement. Ce sont ces mêmes droits qui ont permis au Canada de mettre de côté les valeurs sociétales qui me tiennent à cœur, mais je serais le dernier à laisser entendre que cela signifie que ces droits devraient être limités.

Pourtant, c’est exactement ce qu’on laisse entendre par le ton qui est employé et les idées fausses qui ont été mises de l’avant par la sénatrice Simons lundi soir, lorsqu’elle a laissé entendre que les gens qui ne sont pas d’accord avec elle devraient être humiliés et réduits au silence. C’est une manière d’étouffer leurs voix et de leur dire qu’ils peuvent avoir leurs croyances, mais qu’ils ne doivent tout simplement pas en parler en public.

Chers collègues, il faut faire mieux. Nous devons faire mieux. Le débat qui nous occupe aujourd’hui est trop important et il mérite mieux que ce que nous avons vu et entendu lundi soir. Il est blessant d’être caractérisé ainsi, et ce n’est pas justifié.

Je rappellerai simplement à mes collègues qu’en ce qui concerne la question importante de la vie et de la mort, les Canadiens méritent mieux. Tant pour les Canadiens qui veulent un accès au suicide assisté pour les personnes atteintes de troubles mentaux que pour ceux qui expriment des réserves quant à un tel élargissement de l’accès à cette pratique, le débat doit être ramené dans un contexte de respect, de compassion et de compréhension. Il est temps de redéfinir le ton du débat sur le suicide assisté au Parlement et dans la société canadienne.

Comme l’a écrit le Dr Sonu Gaind dans son mémoire au comité mixte :

Il ne devrait pas s’agir d’une question partisane; les mises en garde au sujet de l’administration de l’[aide médicale à mourir] pour cause de maladie mentale ne sont pas de nature politique ou idéologique, mais malheureusement, dans ce débat polarisé, ces mises en garde ont été écartées comme étant « simplement l’envers de la médaille ». Rien n’est plus faux. De telles affirmations écartent à tort des préoccupations légitimes dans ce débat complexe.

Le Dr Gaind a tout à fait raison. Le débat sur le suicide assisté pour les personnes atteintes de troubles mentaux ne doit pas se limiter à entendre ceux qui y sont favorables; il doit aussi inclure ceux qui ont des réserves. Nous devons entendre les récits des personnes qui continuent à vivre et à lutter pour obtenir de meilleurs soins — les récits de gens comme ma propre mère.

À 96 ans, Ruby Plett souffre d’une arthrite invalidante et sa qualité de vie est loin d’être idéale. Elle désire toujours vivre parce qu’elle veut continuer de prier pour ses enfants et ses petits-enfants et de profiter de leurs visites.

Grâce aux soins physiques de qualité auxquels elle a accès, ma mère peut continuer de vivre et de voir ses enfants et ses petits‑enfants. Elle a cette chance, une chance que plus de Canadiens mériteraient d’avoir, qu’ils aient des problèmes physiques ou des problèmes de santé mentale. Malheureusement, étant donné la situation des soins en santé mentale au Canada, les patients souffrant d’une maladie mentale n’ont pas accès à autant de soins qu’une personne souffrant d’une maladie physique.

Ne vous y trompez pas, chers collègues. Ma mère éprouve souvent le désir de partir, d’aller rejoindre son mari et son fils, qui est décédé avant elle. Si quelqu’un créait une liste de possibles candidats au suicide assisté, le nom de ma mère figurerait tout au haut de la liste. Elle serait toutefois horrifiée si quelqu’un lui suggérait cette idée. Elle serait horrifiée de penser qu’une personne autre que Dieu puisse avoir le droit de mettre un terme à sa vie. Elle prie donc pour pouvoir partir, puis nous lui rendons visite et elle est heureuse d’être encore ici.

Même si l’état des soins au Canada demeure un défi, nous avons, partout au pays, plusieurs groupes et centres qui se surpassent. HavenGroup, au Manitoba, est un exemple d’excellence dans la prestation de soins exceptionnels à ses résidents. Ce foyer a été fondé il y a près de 80 ans par des membres de diverses églises de la région. Aujourd’hui encore, il est administré par huit églises locales. Il y a quelques années, une toute nouvelle maison, Rest Haven, a été construite pour accueillir 130 résidents. Ma mère était la personne la plus heureuse au monde. Elle était la personne la plus âgée à y emménager et elle a pu choisir sa chambre. Elle fut la première résidante, avant même que la construction ne soit terminée, alors elle pensait réellement qu’elle était dans la salle d’attente du paradis. Elle se sent un peu différente maintenant. Elle pense qu’elle pourrait peut-être quitter sa chambre et passer à autre chose.

Néanmoins, ces églises continuent de gérer HavenGroup et Rest Haven. Elles se sont engagées à fournir aux résidents des soins de longue durée dans un environnement chrétien, en mettant l’accent sur une approche holistique des soins, peu importe l’âge, la race ou la religion des bénéficiaires, y compris ceux qui souffrent d’une maladie physique ou mentale, de démence ou de la maladie d’Alzheimer.

Je n’ai pas assez d’éloges pour le personnel exceptionnel de HavenGroup et son engagement indéfectible à prodiguer des soins physiques, émotionnels, sociaux, spirituels et intellectuels d’un niveau exemplaire. Grâce à l’amour et à la bienveillance, les résidents se font rappeler chaque jour que leur vie vaut la peine d’être vécue et qu’ils sont précieux.

Je n’ai mentionné que quelques groupes et organisations qui méritent des éloges. Je suis sûr qu’il y en a bien d’autres. On entend parler de nombreuses personnes, partout au pays, qui offrent des services de premier ordre aux Canadiens qui veulent vivre pleinement leur vie. Leur voix doit aussi se faire entendre dans ce débat. Tous les Canadiens doivent être entendus, au nom de la pluralité et de la diversité.

Malheureusement, ce ne sont pas tous les groupes qui ont la liberté de faire de l’objection de conscience par rapport au suicide assisté. Même si les gens de HavenGroup peuvent offrir des soins à leurs patients conformément à leurs valeurs et refuser de fournir l’aide au suicide dans leurs murs, la loi les oblige à diriger les patients qui demandent l’aide médicale à mourir vers un endroit qui offre ce service, même si cela va à l’encontre de leurs convictions.

La Delta Hospice Society en Colombie-Britannique n’a même pas eu droit à ce traitement. Le 25 février 2020, le gouvernement provincial a décidé de mettre fin à l’entente de service avec la Delta Hospice Society en raison du refus de celle-ci d’offrir le suicide assisté à ses patients. Même si le suicide assisté était offert dans un autre édifice situé tout près, la Delta Hospice Society a perdu son édifice financé par des fonds privés, et les Canadiens qui ne veulent pas se faire offrir le suicide assisté ont perdu un espace sûr. Les Canadiens qui ne veulent rien savoir du suicide assisté n’ont nulle part où se réfugier.

Selon Ramona Coelho, qui a écrit un article publié dans la revue de l’Institut Macdonald-Laurier, l’approche de l’objection de conscience qui figure dans le modèle de norme de pratique en matière d’aide médicale à mourir produit en 2023 par Santé Canada est troublante. Tel qu’indiqué à la partie 5 de la norme, les professionnels de la santé qui refusent de participer au suicide assisté, même dans des cas spécifiques, sont considérés comme des objecteurs de conscience. Que doivent faire ces médecins? Ils doivent simplement diriger le patient ailleurs pour qu’il puisse obtenir le suicide assisté.

Chers collègues, comme la Dre Coelho le démontre dans son article, du fait que les patients peuvent être réorientés, le système actuel, au lieu d’arrêter le processus de suicide assisté, dirige les patients vers la mort. Par conséquent, un Canadien qui souhaite demander le suicide assisté peut effectivement chercher un médecin qui l’aidera. Il est effrayant de constater que notre système de santé comporte un mécanisme permettant de conduire les Canadiens vers la mort.

Jusqu’où nous sommes-nous écartés du projet de loi C-14? Le monde entier a les yeux rivés sur le Canada, se demandant ce qui se passe, tandis que divers experts tirent la sonnette d’alarme : le régime doit être amélioré, non élargi.

Chers collègues, quand il est question de la vie et de la mort, l’opinion de chaque Canadien et de chaque sénateur compte. C’est parce que notre cœur bat que cet enjeu de vie ou de mort nous touche profondément. Que l’on soit médecin, avocat, propriétaire d’entreprise ou personne de métier — comme moi —, tout le monde a un point de vue différent parce que le sujet de la vie ou de la mort est une question profondément personnelle. Ce point de vue s’appuie sur nos expériences de vie et sur le milieu d’où nous venons. Je constate la compassion du sénateur Ravalia et son tourment par rapport à cet enjeu. Sa compassion est indéniable en raison de ce qu’il a vu et vécu. J’éprouve de l’empathie et de la compréhension à son égard et pour tous les Canadiens qu’il représente dans ce dossier. J’espère seulement que la même empathie et la même compréhension peuvent être offertes à ceux qui, comme moi, veulent en faire davantage pour améliorer l’accès à des moyens de mieux vivre dans la dignité au lieu de faciliter davantage l’accès au suicide assisté.

J’ai toujours dit que le suicide assisté est une question très personnelle et très émotive sur laquelle des gens raisonnables peuvent être en désaccord. La vie et la mort sont le lien le plus universel qui nous unit. Peu importe votre carrière ou vos origines, votre cœur bat lorsque vous venez au monde et vous quittez ce monde lorsque votre cœur cesse de battre.

Même si je suis contre le suicide assisté et l’euthanasie sous toutes leurs formes, cela ne veut pas du tout dire que je n’éprouve pas une profonde sympathie pour les personnes qui endurent des souffrances intolérables, qu’elles découlent d’une maladie physique ou mentale. Je ne prétends pas qu’une personne qui souffre devrait être obligée de vivre dans l’angoisse. Je ne souhaite pas que les patients atteints de maladie mentale souffrent davantage ou plus longtemps, et je ne pense pas qu’ils souffrent moins ou différemment que ceux qui souffrent d’une maladie physique.

Mon but, c’est que tous ceux qui souffrent puissent jouir d’un meilleur accès à la vie plutôt que d’un accès plus facile à la mort. Dans un pays aussi riche que le Canada, je ne peux m’empêcher de penser que nous renonçons un peu à la vie en continuant constamment dans cette voie au lieu de chercher à améliorer l’accès à la vie. Nous n’avons aucune idée des effets à long terme, et, comme il s’agit d’une question de vie ou de mort, l’inconnu pourrait avoir de graves conséquences, ce que je ne souhaite pas pour notre pays.

Mon objectif ici, aujourd’hui, n’est pas de vous faire changer d’idée au sujet du suicide assisté. Nous sommes soit pour, soit contre le suicide assisté selon nos croyances et nos propres expériences de vie, et c’est bien ainsi. Je respecte les opinions et les croyances de tout un chacun dans ce dossier. Ce que j’espère, c’est de porter à votre attention l’autre aspect du débat, qu’on écarte constamment. Chers collègues, encore quelques minutes et j’aurai terminé.

S’appuyant sur des témoignages d’experts, le comité mixte a clairement indiqué que les experts n’arrivent pas à s’entendre sur la définition du caractère irrémédiable ou de l’intention suicidaire et a laissé entendre que le Canada n’est pas prêt.

Les chiffres sont alarmants au Canada en comparaison avec le reste du monde. Les projections de Santé Canada ont sous-estimé les résultats, et le taux de décès par suicide assisté au Canada est le plus élevé au monde. Ces chiffres confirment clairement que le Canada s’engage sur une pente glissante en matière de suicide assisté. Cela m’attriste parce que c’est la vie de Canadiens qui est en jeu.

La plupart des provinces ont demandé une pause d’une durée indéterminée. Plus important encore, les Canadiens ne veulent pas de suicide assisté pour les personnes atteintes d’une maladie mentale. Ils préféreraient qu’on améliore les services de santé mentale.

À une époque où nous sommes davantage sensibilisés à la santé mentale, où nous encourageons les Canadiens à demander de l’aide et où nous leur disons qu’il est acceptable de parler lorsque les temps sont difficiles et que personne ne doit souffrir seul, et où on se défait de la stigmatisation et des obstacles, profitons de cet élan. Il faudra du temps et des efforts pour que l’accès à des services de santé mentale de qualité arrive au même niveau que l’accès aux services de santé physique. Ce ne sera pas facile, mais je demeure convaincu que, avec toute la compassion que suscite ce débat et avec un leadership politique et médical fort, nous pouvons relever les défis en matière de soins de santé mentale au pays et améliorer la santé mentale de tous les Canadiens. Je demeure fermement convaincu que nous pouvons et devons faire mieux.

Chers collègues, divers experts ont participé à l’étude du comité mixte et des centaines de Canadiens ont eux aussi pris le temps de raconter leurs histoires au comité. Par respect pour le temps qu’ils ont pris pour nous écrire, je vais vous faire part de quelques-unes d’entre elles.

Christine Aalbers, de Lloydminster, en Alberta, a dit ceci au comité mixte :

Je vous remercie de prendre le temps de lire mon message. Je vous suis reconnaissante d’avoir épargné, cette année, des membres de ma famille, des amis et d’innombrables Canadiennes et Canadiens qui souffrent de dépression et d’autres problèmes de santé mentale. Toutefois, nous nous retrouvons à nouveau à la croisée des chemins. Si nous n’agissons pas, la mort sera présentée comme étant une solution au lieu de la vie et du soutien. La mort est définitive, et l’offrir en guise de traitement normalisera l’idée de mettre fin aux jours d’une personne. Je crains que nous ne soyons pas prêts à faire face aux changements qu’apportera l’élargissement de l’AMM pour inclure les personnes dont les problèmes de santé mentale sont la seule condition médicale invoquée. Les experts affirmaient que nous n’étions pas prêts pour ces changements l’an dernier. Or rien n’a changé depuis, et la vie est de nouveau en jeu.

En outre, un groupe de 30 Canadiens ont soumis un mémoire conjoint. Il s’agit d’un groupe formé de personnes handicapées ou de membres de la famille et d’amis de personnes handicapées et atteintes de troubles mentaux qui sont directement menacées par l’adoption imminente du suicide assisté pour les personnes atteintes de maladie mentale. Ces personnes ne s’opposent pas au suicide assisté pour les personnes souffrant de douleurs extrêmes quand leur vie approche de sa fin naturelle, mais elles s’y opposent pour les personnes qui ne sont pas mourantes.

Voici quelques extraits de leur mémoire :

Nous savons qu’un délai de 90 jours pour l’AMM-MDSUC n’est pas une mesure de protection sérieuse. Certains de nos êtres chers ont « fait semblant » de suivre leur traitement pendant de plus longues périodes. Les personnes atteintes de troubles mentaux sont tout à fait capables d’établir et d’entretenir des plans autodestructeurs pendant des années.

Le mémoire se poursuit :

Le Canada ne devrait pas mettre en œuvre cette loi dangereuse tant et aussi longtemps que les systèmes de soutien social ne seront pas pleinement et généreusement opérationnels et que les déterminants sociaux de la santé ne seront pas traités de façon adéquate et démontrable dans chaque province et chaque territoire.

Le mémoire ajoute :

Nous parlons plus précisément ici de logements sécuritaires et abordables et d’un soutien financier adéquat. Ce n’est pas tous les gens qui sont atteints d’un handicap ou d’un trouble mental qui peuvent tirer un revenu d’un emploi. Nos êtres chers qui ne peuvent pas travailler ne devraient pas être pénalisés en raison de leur invalidité.

Chers collègues, même si j’appuie le projet de loi C-62, on ne doit pas en déduire que je suis favorable à l’aide au suicide, sous quelque forme que ce soit. Je préférerais mettre cette idée de côté indéfiniment. Entretemps, chers collègues, j’accepterai le délai de trois ans dans l’espoir que le gouvernement fédéral finira par écouter les Canadiens et les experts et qu’il fera ce qui s’impose. Merci de votre temps, chers collègues.

L’honorable Chantal Petitclerc [ + ]

Chers collègues, depuis mon arrivée au Sénat en 2016, j’appuie le droit de mourir dans la dignité et l’importance du droit à l’autodétermination.

D’ailleurs, mon premier discours au Sénat visait à appuyer le projet de loi C-14. Plus tard, j’ai été marraine du projet de loi C-7. Chers collègues, je l’ai déjà dit et je le répète : le débat sur l’aide médicale à mourir n’est pas facile et il ne le sera jamais.

Nous étudions actuellement le projet de loi C-62. On nous demande d’appuyer une attente de trois ans de plus avant d’accepter l’admissibilité à l’aide médicale à mourir (AMM) pour les personnes dont la seule condition médicale est une maladie mentale. Cet élargissement à l’AMM nous avait été proposé par le sénateur Kutcher lors de l’étude du projet de loi C-7 au moyen d’un amendement qui avait obtenu une forte majorité.

Il était clair pour moi à l’époque, et c’est toujours le cas, que la souffrance des personnes atteintes de maladie mentale est réelle, qu’elle est documentée, qu’elle est mesurable et qu’elle peut devenir insupportable. De toute évidence, que ce soit dans les affaires Carter, E. F. v. Canada, Truchon ou Gladue, la position des tribunaux est elle aussi claire : personne ne doit être discriminé en raison de la nature de sa souffrance. J’appuie ce principe de justice sociale.

Dans le cadre de l’aide médicale à mourir, il est essentiel d’avoir cet équilibre entre le respect du droit à l’autodétermination et, d’un autre côté, des mesures de sauvegarde adéquates pour protéger les individus en situation de vulnérabilité. C’est pour cette raison que je m’étais abstenue de prendre position en 2021 sur l’amendement du sénateur Kutcher. J’avais des réserves à l’époque, car je me demandais si les mesures de sauvegarde de la voie 2 étaient assez solides pour inclure sans risque la maladie mentale comme seule source de souffrance. Le temps s’est écoulé, et des progrès ont été notés de part et d’autre.

Cependant, prendre position sur cet élargissement de l’AMM demeure complexe. Nous nous retrouvons dans une situation où nous sommes forcés d’agir, dans un contexte qui est loin d’être optimal. Plusieurs aspects de la question me posent toujours problème.

D’abord, en ce qui concerne les travaux récents du Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir, la lecture de son troisième rapport m’a laissée avec plus de questions que de réponses, tant sur le fond que sur la forme.

Même si le comité s’est concentré — comme le voulait son mandat — sur l’état de préparation du système de santé, nous nous sommes rapidement rendu compte qu’il avait aussi décidé de se pencher de nouveau sur l’accès à l’aide médicale à mourir et ses principes déjà reconnus, ce qui ne faisait pas partie de son mandat. De plus, nous ne pouvons pas faire abstraction du fait que quatre des cinq sénateurs siégeant au comité ont ressenti le besoin d’exprimer leurs réserves dans des rapports dissidents. Qui plus est, ces avis dissidents viennent de certains de nos collègues qui ont énormément travaillé sur ce dossier particulier au fil des ans et pour qui j’ai le plus grand respect. Il m’est impossible de faire fi de ces avis dissidents et de ce qu’ils impliquent.

J’aurais aimé aussi avoir plus d’assurance sur la solidité des mesures de sauvegarde de la voie 2. Ces mesures, je les considère comme tout à fait adéquates quand il s’agit de personnes dont la mort n’est pas raisonnablement prévisible; toutefois, le sont-elles quand il s’agit d’individus dont la souffrance vient uniquement d’une maladie mentale?

Le rapport final de 2022 du Groupe d’experts sur l’AMM et la maladie mentale semble nous dire que oui, quoiqu’il reconnaisse certaines singularités. J’ai posé une question à ce sujet au ministre de la Santé à l’occasion du comité plénier sans obtenir de réponse précise.

À mon avis, il aurait été souhaitable, afin d’éviter tout potentiel de dérapage — comme je l’avais mentionné avant mon vote sur l’amendement du sénateur Kutcher à l’époque — que le Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir creuse davantage le sujet, afin de s’assurer que les mesures actuelles de la voie 2 sont adéquates et tout aussi solides et sécuritaires pour ce groupe spécifique de personnes souffrant de maladie mentale. C’est d’autant plus important dans le contexte actuel, quand on sait que notre système de soins de santé a plusieurs failles et faiblesses.

Cela m’amène, incidemment, à un problème auquel beaucoup d’entre nous sont confrontés, je crois, à savoir qu’il est difficile de distinguer le niveau de préparation des évaluateurs et des fournisseurs, d’une part, de celui des services de santé, d’autre part. À mon avis, ces derniers sont pas optimaux pour les cas dont il est question.

Il est vrai que la plupart des experts nous disent que les protocoles d’évaluation sont prêts, mais cet état de préparation ne peut pas exister strictement sur papier. Il devra se manifester concrètement sur le terrain, partout au Canada.

Nous savons que le système de santé est débordé. Certes, il est déjà possible d’accéder en toute sécurité à l’aide médicale à mourir. Cependant, les maladies mentales présentent des particularités et, à mon avis, il n’a pas été clairement établi que les lacunes du système de santé ne se répercuteront pas davantage sur l’accès sûr des personnes vivant avec une maladie mentale à l’aide médicale à mourir. À mes yeux, c’est un point essentiel.

Vous direz qu’il s’agit de deux choses différentes, et c’est vrai sur le plan conceptuel, car tout ceci est interrelié. C’est une chose d’avoir la formation et les systèmes adéquats pour les évaluateurs, mais que se passe-t-il lorsqu’il y a des listes d’attente interminables, des spécialistes surchargés et des services ou des traitements qui ne sont pas accessibles partout et pour tous? Il me semble qu’il y a une déconnexion entre ce que les experts nous disent et ce qui existe comme réalité dans nos communautés, et cela pourrait créer des vulnérabilités potentielles.

J’insiste sur ce point parce que le Code criminel prévoit que les praticiens doivent, pour les personnes dont la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible, s’assurer qu’elles connaissent, et je cite :

[…] les moyens disponibles et appropriés pouvant soulager ses souffrances, y compris les services de counseling, les services de soutien en santé mentale et en invalidité, les services communautaires et les soins palliatifs, et elle doit se voir offrir des consultations avec des professionnels qui fournissent de tels services.

Les évaluateurs doivent également avoir discuté des moyens raisonnables qui sont disponibles pour soulager la souffrance de la personne et convenir que cette dernière a sérieusement envisagé ces moyens.

Il serait ironique que, d’une part, on respecte le droit d’un individu à l’aide médicale à mourir, mais qu’en pratique, nous n’ayons pas les capacités de lui offrir ces services adéquats; procéder aux évaluations correctement deviendra donc un grand défi. C’est encore pire si l’on demande à un individu d’explorer sérieusement tous les traitements possibles, mais que ces traitements ne sont pas disponibles dans des délais raisonnables. Que dire des intervenants en santé qui pourraient se retrouver dans des situations très difficiles? Dans tous les cas, il faut être bien conscient que ce sont les individus concernés qui seront les perdants.

Comment s’assurer que, d’un côté, on met en pratique le droit de choisir sa fin de vie pour une personne qui vit avec une maladie mentale et dont la souffrance est intolérable, tout en s’assurant qu’elle sera accompagnée de façon respectueuse, efficace et bienveillante?

Je crains que tous se retrouvent dans une situation de compromis si le 17 mars prochain marque le début de cette nouvelle phase de l’aide médicale à mourir.

C’est là mon dernier point, qui sera court. Lors de l’étude du projet de loi C-7, je m’étais abstenue de voter sur l’amendement du sénateur Kutcher, par principe de précaution, en étant sûre que ce serait temporaire. Nous voilà, aujourd’hui encore, à demander au petit nombre de personnes concernées d’attendre. Ces travaux, j’en suis consciente, sont complexes et rien ne doit être pris à la légère. Cependant, je demeure perplexe. Cela me désole de voir que, malgré les décisions Carter et Truchon, l’amendement du sénateur Kutcher, les études et les rapports, on se retrouve dans une situation où le gouvernement n’a pas été en mesure de régler cette question en trois ans et qu’on doive ajouter trois ans de plus. Pourquoi trois ans, d’ailleurs? Je reste sceptique, malgré les réponses fournies par les ministres de la Santé et de la Justice à l’occasion de la tenue du comité plénier ou par le sénateur Gold dans cette Chambre.

Dans un récent article du Hill Times, Daphne Gilbert, professeure de droit pénal à l’Université d’Ottawa, rappelle, de manière intéressante, que les tribunaux accordent un délai au Parlement lorsqu’ils déclarent une loi inconstitutionnelle.

Elle a écrit ceci :

Lorsque la Cour suprême déclare qu’une loi est inconstitutionnelle, elle doit déterminer le délai qu’il convient d’accorder aux gouvernements pour rectifier le tir. Après tout, la violation inconstitutionnelle des droits se continue tant et aussi longtemps que la situation n’est pas corrigée.

Habituellement, les tribunaux accordent un délai de 12 à 18 mois. Laisseraient-ils six ans pour mettre en place des protocoles destinés à un petit groupe de bénéficiaires de l’aide médicale à mourir? Une telle éventualité est inconcevable.

Trois ans, c’est long. Soyons honnêtes : rien ne nous dit que les mêmes arguments ne nous seront pas encore servis en 2027. Nous n’avons aucune garantie que les efforts nécessaires seront effectués. De plus, nous pouvons penser que le système de santé, partout au Canada, continuera d’avoir ses carences.

Comment se fait-il que nous n’ayons pas encore trouvé de solution adéquate? Avons-nous fait tout ce qu’il fallait faire? La politique s’est-elle immiscée dans le dossier? Qui n’a pas pris ses responsabilités? Qu’allons-nous faire maintenant?

Une chose est sûre : pendant que des décideurs politiques disent ne pas être prêts, plusieurs personnes ayant des troubles mentaux continuent de souffrir de façon intolérable, et leurs droits continuent d’être bafoués.

Il y a dans cette situation une grande injustice. De plus, soyons clairs : personne ici ne serait surpris que les tribunaux soient encore saisis de la question. Ce débat va nous revenir plus tôt que tard.

Pour conclure, et je l’ai déjà dit, je trouve que ce délai de trois ans est trop long. Un droit accordé par la Charte est trop précieux pour être suspendu pendant une telle durée. La cacophonie actuelle aurait pu nous être épargnée. Malgré toutes ces lacunes, nous avons une décision à prendre. Les enjeux sont d’une telle gravité qu’on ne peut se permettre de prendre des risques. Je garde en tête ma responsabilité, qui est d’assumer pleinement mon rôle de protection des personnes vulnérables. C’est ce que je ferai en adoptant le principe de précaution et en votant, sans grand enthousiasme, pour l’adoption de ce projet de loi. Merci.

L’honorable Brent Cotter [ + ]

Honorables sénateurs, je prends la parole au sujet du projet de loi C-62. Je commencerai par formuler quelques observations contextuelles, puis je présenterai cinq ou six différentes façons d’aborder le projet de loi. Cette approche m’a aidé dans mon examen du projet de loi C-62.

Je ferai de mon mieux pour ne pas donner l’impression de présenter un cours magistral, mais j’ai une petite tendance en ce sens. Je m’en excuse à l’avance.

Commençons donc par quelques observations contextuelles. Tout d’abord, il faut se rappeler que le projet de loi C-7 visait à apporter des modifications au Code criminel, c’est-à-dire au droit pénal. C’est aussi ce que nous cherchons maintenant à faire avec le projet de loi C-62. Plus précisément, le projet de loi C-7, qui a jeté les bases de l’aide médicale à mourir, a fait en sorte que le fait d’accéder à ce régime ne constitue plus une infraction criminelle. Une fois cette infraction retirée du droit pénal, la question relève presque exclusivement du domaine de la santé, et la santé relève presque exclusivement des gouvernements provinciaux. Cela donne une plus grande légitimité aux points de vue des provinces que ce qui serait normalement le cas avec une mesure législative fédérale.

Ensuite, il faut également se rappeler que nous devons donner suite à ce projet de loi dès maintenant. Un peu plus tôt, le sénateur Dalphond a expliqué clairement ce qui arrivera si nous dépassons la date du 17 mars. Il faudrait alors retirer rétroactivement les droits qui auraient alors été accordés, ce qui serait profondément troublant, surtout quand il est question de droit pénal. C’est quelque chose qu’il faut éviter.

Passons maintenant aux différentes façons d’aborder le projet de loi.

La perspective personnelle : il peut s’agir de votre point de vue religieux, spirituel ou moral, de votre préoccupation pour les souffrances des personnes qui ne peuvent actuellement pas recourir à l’aide médicale à mourir, pour les personnes qui pourraient devenir plus vulnérables si le recours à l’aide médicale à mourir était autorisé, ou de votre point de vue sur le rapport entre l’autonomie des citoyens et les limites appropriées de l’intervention gouvernementale pour restreindre cette autonomie.

Chacun d’entre nous aura son propre cadre, mais sur ce sujet, je penche personnellement en faveur des arguments relatifs à l’autonomie. Cela dit, je suis continuellement affligé, comme je l’ai été lors de l’examen du projet de loi C-7 — et je me fais ici l’écho des observations de la sénatrice Petitclerc — lorsque je vois que nos gouvernements n’en ont pas fait assez et n’en font toujours pas assez pour soutenir les populations vulnérables afin que l’exercice de l’autonomie pour demander l’aide médicale à mourir soit bien réel et non imposé par les circonstances.

L’état de préparation : il s’agit d’une question plus controversée. D’autres personnes plus informées que moi ont longuement débattu de cette question, y compris dans cette enceinte cet après-midi. Après avoir lu une bonne partie des documents et suivi le débat, je vais vous faire part de mes conclusions sur les deux aspects de l’état de préparation.

Bref, en ce qui concerne l’état de préparation des professionnels, j’abonde dans le même sens que les experts chargés d’établir des normes et des critères de formation, dont les plus crédibles affirment que nous sommes suffisamment prêts. Je partage ce point de vue.

En ce qui concerne l’état de préparation du système de santé en général, et notamment la disponibilité d’un nombre suffisant de professionnels qualifiés, je dirais, sous réserve de mes observations au sujet du point de vue des provinces, qu’il y a des préoccupations légitimes, comme nous l’avons entendu et comme l’ont noté les provinces et les territoires, au sujet de l’absence d’une disponibilité généralisée de ces services. Je souligne cependant, comme l’a fait le sénateur Kutcher — et comme la sénatrice McBean l’a judicieusement demandé aux fonctionnaires lors de notre séance d’information technique — que nous n’avons pas posé cette question concernant le système de santé lorsque nous avons adopté le projet de loi C-7 sur l’accès à l’aide médicale à mourir pour les candidats de ce qu’on appelle la voie 2.

Je vais maintenant parler plus en détail des droits des minorités et des enjeux constitutionnels.

Le projet de loi C-62 aborde les droits des minorités dans un contexte constitutionnel. Il s’agit de questions très importantes et il est extrêmement problématique que le Parlement, qu’il s’agisse du Sénat ou de l’autre endroit, adopte des lois qui risquent fort d’être inconstitutionnelles. La prise en compte et la protection de ces droits est donc une question fondamentale pour chacun d’entre nous. C’est certainement le cas pour moi. Et ce n’est pas seulement une question pour les juristes. Puisque chacun d’entre nous, en tant que parlementaire, doit prendre une décision sur cette question, nous devons tous réfléchir au meilleur de nos capacités à la question de savoir si adopter ce projet de loi ou le rejeter serait un choix inconstitutionnel.

Je voudrais vous présenter mon point de vue sur les questions constitutionnelles qui se posent relativement à l’aide médicale à mourir pour les personnes dont le seul problème de santé invoqué est un trouble mental. Je vais le faire en parlant des deux dispositions de la Charte des droits et libertés qui sont en cause ainsi que du point de vue du gouvernement concernant ces droits et leur restriction. J’aborderai le sujet un peu plus en détail que ne l’a fait le sénateur Gold, et sous un angle légèrement différent.

Les préoccupations entourant les articles 15 et 7 de la Charte des droits et libertés relèvent du droit fondamental. Commençons par l’article 15, la disposition relative à l’égalité. Cette préoccupation concerne principalement l’égalité devant la loi et en vertu de celle‑ci. La question est de savoir si reporter de nouveau de trois ans l’accès à l’aide médicale à mourir pour les personnes atteintes de troubles mentaux constitue une violation de la disposition relative à l’égalité étant donné que, ce faisant, on refuserait l’aide médicale à mourir à une communauté d’intérêts qui est nommément désignée à l’article 15 comme méritant d’être protégée, à savoir, les personnes atteintes d’un handicap physique ou mental. J’ai dit qu’on leur refuserait l’aide médicale à mourir, mais à tout le moins, on reporterait le moment où ces personnes pourront y accéder.

Si j’ai bien compris, le gouvernement est d’avis que refuser complètement l’accès à l’aide médicale à mourir aux personnes atteintes de troubles mentaux constituerait une violation inconstitutionnelle de l’article 15. D’ailleurs, c’est la raison fondamentale pour laquelle l’autre endroit a accepté l’amendement du Sénat au projet de loi C-7 en 2021.

L’autre disposition de la Charte mise en cause est l’article 7, qui protège le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. Comme je l’ai dit, le gouvernement a accepté notre amendement au projet de loi C-7, car il a reconnu que refuser complètement l’accès à l’aide médicale à mourir à ces personnes constituerait une violation de l’article 7. Cependant, il faut se rappeler de l’intégralité de cet article. Comme l’a fait remarquer le sénateur Gold, il est important, sur le plan constitutionnel, de souligner qu’il y a seulement violation de l’article 7 si la loi que nous adoptons prive les gens de leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne d’une manière qui n’est pas conforme avec les principes de justice fondamentale.

Permettez-moi de vous donner un petit exemple qui n’est pas vraiment pertinent, mais qui vous permettra de comprendre où je veux en venir. Si vous êtes reconnus coupables d’un crime grave et condamnés à une peine d’emprisonnement, il est évident que vous êtes privés de votre liberté, mais cela se fait dans le respect des principes de justice fondamentale : un procès criminel, la preuve de la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable, les règles de la preuve, et ainsi de suite.

Les tribunaux ont établi des critères pour examiner la signification de l’expression « principes de justice fondamentale ». Essentiellement, les violations ne peuvent pas être arbitraires, elles ne peuvent pas avoir une portée excessive, et elles ne peuvent pas être exagérément disproportionnées. La question est donc de savoir si le retard dans l’élargissement de l’aide médicale à mourir aux personnes atteintes de troubles mentaux est arbitraire, excessif ou exagérément disproportionné. Si c’est le cas, cette mesure législative constitue une violation de l’article 7.

Il faut toutefois comprendre que, même en cas d’atteintes à l’article 15, la disposition sur l’égalité, ou à l’article 7, la disposition sur la vie, la liberté et la sécurité de la personne, le gouvernement a le droit de justifier les atteintes aux droits constitutionnels s’il respecte les critères établis à l’article 1 de la Charte, communément appelé la disposition sur les « limites raisonnables ». Des limites peuvent être appliquées à certains droits constitutionnels. Ces droits peuvent être restreints par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. C’est le libellé de l’article 1.

Dès 1986, la Cour suprême du Canada a établi les éléments essentiels de ces limites raisonnables dans un langage un peu plus facile à comprendre, et ces principes sont toujours respectés aujourd’hui. Les critères sont les suivants : la loi qui limite des droits doit avoir un objectif urgent et réel. Elle doit aussi être proportionnée, c’est-à-dire que les limites doivent avoir un lien rationnel avec l’objectif. De plus, elle doit être de nature à porter le moins possible atteinte aux droits en question. Enfin, il doit y avoir un juste équilibre entre les effets préjudiciables et bénéfiques de la loi.

Essentiellement, le gouvernement cherche à justifier la limitation de l’accès au motif qu’un report est justifié pour atteindre un état de préparation. Comme je l’ai dit, un lien rationnel doit être démontré. La loi doit être de nature à porter le moins possible atteinte aux droits en question. Le moyen choisi doit aussi établir un juste équilibre.

J’attire votre attention sur l’avis dissident du sénateur Dalphond dans le rapport du comité mixte, plus précisément sur l’idée que la recommandation de la majorité d’appliquer un report pour une durée indéterminée serait inconstitutionnelle. Je pense que cette évaluation est judicieuse. Il semble que le gouvernement a entendu cet avis — il a plutôt prévu un report de trois ans — et que le sénateur appuiera la version amendée ou adoptée. Comment pourrait-il faire autrement si c’était son idée?

Le gouvernement a également proposé une option d’équilibre des choix politiques, c’est-à-dire qu’il existe un éventail de choix politiques possibles à cet égard. Je pense qu’il s’agit d’un argument faible qui ne me plaît guère dans le cadre de cette justification des choix politiques. Je pense que le meilleur argument, c’est la question de savoir si les limites établies à l’article 1 sont justifiables à l’égard des droits constitutionnels en cause.

Mes principales préoccupations sont, premièrement, de savoir s’il existe une option moins intrusive, comme l’ont suggéré certains opposants au projet de loi C-62, et deuxièmement, si le délai de trois ans constitue une limite acceptable sur le plan constitutionnel. Une interdiction à long terme de l’accès à l’aide médicale à mourir pour les personnes aux prises avec des troubles mentaux serait inconstitutionnelle, quoique le long terme lui-même soit composé d’une série de courts termes. Par conséquent, la série de courts termes totalisant six ans constitue-t-elle une atteinte injustifiée aux droits constitutionnels?

Je suis d’avis que, s’il est adopté, le projet de loi C-62 fera certainement l’objet d’un litige et qu’il existe une possibilité raisonnable — mais nullement garantie — qu’il soit jugé inconstitutionnel. Pour moi, ce risque d’inconstitutionnalité devrait être plus élevé avant que je ne sois prêt à jouer la carte de l’inconstitutionnalité au Sénat pour empêcher la sanction.

J’ai mentionné deux autres thèmes. L’un d’eux est la position des provinces. Comme vous le savez, au moins sept provinces et trois territoires ont écrit pour faire savoir qu’ils ne sont pas encore prêts. J’estime que les sénateurs ont le devoir d’être attentifs aux intérêts provinciaux dans le cadre de leurs fonctions au Sénat. Il ne faut pas forcément partager ou respecter le point de vue des gouvernements provinciaux, mais il est juste de dire que les gouvernements ont eux-mêmes un rôle particulier à jouer lorsqu’il s’agit d’exprimer des points de vue. Leur contribution est probablement d’autant plus importante lorsque ces points de vue ont un lien avec leurs responsabilités, comme c’est le cas ici.

Il est vrai que cette opposition est motivée en partie par l’opposition à l’aide médicale à mourir en général, et c’est aussi vrai dans ma propre province, mais cela ne diminue en rien leur droit d’exprimer leurs préoccupations et notre obligation de prendre cette position en considération comme il se doit. C’est ce que j’ai tenté de faire dans mes conversations.

Enfin, pour ce qui est du rôle que nous devons jouer en tant que sénateurs, il va sans dire que, lorsqu’il s’agit d’exercer des pouvoirs législatifs, dans le respect de certaines limites, nous avons le pouvoir de coordonner les efforts avec l’autre endroit. C’est un pouvoir réel.

Voici une métaphore. Il y a une vieille histoire qui parle de trois arbitres au baseball qui discutent ensemble des balles et des prises. L’arbitre débutant dit : « Quand j’observe un lancer et que je pense que c’est une prise, je dis que c’est une prise. » Le deuxième arbitre, qui a un peu plus d’expérience, est plus catégorique : « Si je dis que c’est une prise, c’est une prise. » Le troisième arbitre, plus âgé, plus sage et plus grincheux, rétorque : « Un lancer ne vaut rien tant que je n’ai pas dit si c’est une balle ou une prise. » Il en va de même, du moins en principe, pour les projets de loi : ils ne valent rien tant que le Sénat ne s’est pas prononcé.

Aucun d’entre nous n’a été élu, cela dit. Nous exerçons notre autorité de manière indépendante dans le cadre d’une réalité politique et constitutionnelle. Si je puis m’exprimer ainsi, nous avons une légitimité démocratique limitée par rapport aux députés élus de l’autre endroit. Parfois, il peut être justifié d’affirmer cette autorité de façon coordonnée jusqu’à sa limite, et il y a des circonstances — pour moi, en tout cas — où cela s’applique. Il appartient à chacun d’entre nous de déterminer si l’opposition au projet de loi C-62 s’inscrit dans ces circonstances, compte tenu du soutien quasi unanime manifesté à l’autre endroit et des messages quasi unanimes des gouvernements qui hériteront de la responsabilité dans le domaine de la santé.

Ma conclusion est donc presque identique à celle de la sénatrice Petitclerc : je n’aime pas le choix politique de retarder l’accès de trois ans, mais le seuil de constitutionnalité est atteint, la voix des provinces a de l’importance, et l’énorme appui accordé à ce projet de loi à l’autre endroit mérite d’être respecté. Je voterai en faveur du projet de loi C-62, malgré mon peu d’enthousiasme. Merci.

L’honorable Yuen Pau Woo [ + ]

Honorables sénateurs, nous nous apprêtons à tenir un autre vote d’importance monumentale à propos de l’aide médicale à mourir. Je n’avais pas l’intention d’intervenir, mais je ferai de brèves observations pour qu’elles soient consignées.

S’il y a une chose dont nous pouvons être sûrs, c’est que peu importe l’issue du vote, ce dossier sera contesté devant les tribunaux. Nous pouvons aussi être sûrs que ce même débat recommencera, et ce, avant que les trois ans se soient écoulés, puisqu’un comité mixte spécial sera probablement formé pour examiner la question du degré de préparation.

En ce qui concerne la possible contestation judiciaire, le consensus semble indiquer qu’on ne peut pas en prévoir le résultat, bien que certaines personnes formées en droit disent croire que la décision ira dans telle ou telle direction. Personnellement, je crois que pour une personne qui n’a pas de formation en droit, la meilleure approche consiste à n’avoir aucune opinion quant à la décision que le tribunal pourrait rendre. Je préfère vraiment me concentrer sur le choix de politique dont nous débattons et faire part, en toute humilité, aux juges qui pourraient entendre cette affaire des réflexions des législateurs sur cette politique. Je dis, encore une fois, que nous ne devons pas jouer le rôle d’un juge de la Cour suprême, mais plutôt jouer le rôle qui est effectivement le nôtre.

Si jamais les tribunaux sont appelés à rendre un jugement sur la constitutionnalité — ou l’interdiction — de l’aide médicale à mourir lorsque la maladie mentale est le seul problème de santé invoqué, une des principales questions qu’ils devront se poser, c’est si ce correctif ponctuel que nous examinons aujourd’hui est approprié et proportionné. Pour bon nombre d’entre nous, et peut-être aussi pour les juges, la question centrale consistera à déterminer, et ce, avant même que nous devions étudier la question, si le critère de la préparation a été respecté.

On a présenté au Sénat deux définitions de l’état de préparation. L’une est fondée sur le point de vue des évaluateurs et des organismes de réglementation. Ils estiment que l’état de préparation est adéquat. L’autre définition est fondée sur ce qu’on pourrait appeler le point de vue du système de santé, que partagent plusieurs provinces et territoires, mais aussi l’infrastructure ou l’écosystème des personnes qui œuvrent auprès des personnes handicapées, des personnes souffrant de troubles mentaux, des toxicomanes, etc.

Dans trois ans — ou plus tôt, car il y aura un comité mixte —, on reprendra le même débat : l’état de préparation est-il suffisant? Une fois de plus, nous nous pencherons sur la distinction entre l’opinion des évaluateurs et des organismes de réglementation et celle du système de santé en général. Je comprends le sénateur Kutcher lorsqu’il déplore le fait qu’aucun critère approprié n’a été fixé quant à la définition de l’état de préparation et du dilemme dans lequel nous nous trouverons lorsque nous devrons réexaminer la question. Toutefois, étant donné que la Cour suprême pourrait bien — et va probablement — examiner la question avant que les trois ans se soient écoulés, je veux proposer quelques réflexions sur la façon d’envisager la question de l’état de préparation.

Je ne pense pas qu’on puisse répondre correctement à la question de l’état de préparation sans aborder le facteur fondamental — le déclencheur du régime d’aide médicale à mourir — qu’est le caractère irrémédiable. En l’absence d’un large consensus sur le caractère irrémédiable d’une maladie mentale lorsqu’elle est le seul problème de santé invoqué, il me semble que l’on ne peut pas répondre correctement à la question de l’état de préparation. Je vais expliquer pourquoi. Dans un monde où il existe un profond désaccord sur le caractère irrémédiable d’une maladie mentale donnée — ou d’un cas particulier —, un patient demandant l’aide médicale à mourir pour cette maladie serait vraisemblablement en mesure de trouver un ensemble d’évaluateurs qui estimeraient que le cas de cette personne est irrémédiable.

Maintenant, je veux être prudent. Cela ne signifie pas que cette personne pourrait recourir à l’aide médicale à mourir, car les lignes directrices, je l’espère, seront suffisamment strictes pour que le franchissement de ce seuil soit insuffisant pour atteindre le stade final. Néanmoins, c’est, à mon avis, un résultat très probable parce que, par définition, les évaluateurs de l’aide médicale à mourir auront accepté la prémisse, ou la proposition, selon laquelle certaines maladies mentales sont irrémédiables.

Par conséquent, je pense que si un patient est confié aux soins d’un ensemble de médecins hautement qualifiés qui estiment qu’il existe d’autres options et que sa maladie est guérissable, il est concevable que sa demande soit refusée. Ce patient pourra peut-être trouver un autre groupe d’évaluateurs et de médecins prêts à appuyer sa demande.

C’est pourquoi, chers collègues, j’espère qu’au bout de trois ans, en supposant que les tribunaux ne court-circuitent pas ce délai, nous serons finalement prêts dans tous les sens du terme. J’espère que la profession médicale et le système de santé dans son ensemble pourront se faire une tête sur l’état de préparation, et les balises seront catégoriques et approuvées, et elles protégeront les personnes vulnérables. Cependant, je ne sais pas si nous pourrons atteindre cet objectif. Si nous n’y parvenons pas, si nous sommes de retour dans cette enceinte pour débattre de l’état de préparation, et que la Cour suprême se penche sur la constitutionnalité et réfléchit à la façon dont l’état de préparation est lié au caractère irrémédiable, à ce moment-là, je dirais qu’on ne peut pas dissocier ces deux concepts.

Je nous invite tous à réfléchir plus longuement à ce sujet. Nous avons jusqu’à trois ans pour y réfléchir et voir s’il y a un moyen de garantir que, lorsqu’un trouble mental est le seul problème de santé invoqué, les patients qui pourraient encore être guéris ne puissent pas recourir à l’aide médicale à mourir simplement parce que certains professionnels de la médecine sont prêts à leur donner cette option.

Merci beaucoup.

Honorables sénateurs, je prends la parole à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-62. Je remercie tous ceux qui ont participé à ce débat de manière respectueuse et réfléchie. Il ne s’agit pas d’une question simple, et elle exige une analyse critique et une compréhension des nuances.

Permettez-moi tout d’abord de citer la recommandation no 3 du rapport de février 2016 du Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir :

Que l’on ne juge pas inadmissibles à l’aide médicale à mourir les personnes atteintes d’une maladie psychiatrique en raison de la nature de leur maladie.

Pourtant, voilà où nous en sommes huit ans plus tard.

J’ai passé toute ma vie professionnelle à me battre pour les droits des personnes atteintes de troubles mentaux — le droit à un accès égal à des soins de santé de qualité et le droit à un traitement égal devant la loi —, et c’est pour cette raison que je ne peux pas appuyer le projet de loi. Il est discriminatoire envers les personnes atteintes de troubles mentaux. Il caractérise une personne comme un diagnostic.

À toutes les personnes qui souffrent et qui attendent, sachez que, même si je ne parle pas en votre nom, je vous ai entendu. Je veux que mes collègues sachent que vous avez votre propre voix. Je vous ai entendu quand vous avez dit que bon nombre de ceux qui affirment parler en votre nom, en fait, se trompent. Vous avez dit que certains d’entre eux semblent ne pas faire la distinction entre les besoins en matière de services de santé mentale et votre réalité. Vous avez eu accès à tous les services et à tous les traitements pendant des décennies, sans être soulagés de vos souffrances. Vous avez épuisé tous les traitements offerts, sans aucun soulagement. Comme dans le cas d’un patient atteint du cancer qui a épuisé toutes les possibilités de traitement, vous voulez avoir accès aux mêmes options.

Récemment, on nous a dit que l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement retarde l’entrée en vigueur de cette mesure, c’est l’inquiétude à propos de ce qui arriverait à ceux qui ont présenté une demande et qui ont été jugés inadmissibles. Permettez-moi de dire ceci au gouvernement. Où est votre inquiétude pour les personnes qui doivent attendre encore trois ans, ou — en raison des lacunes de ce projet de loi — peut-être indéfiniment? Vous souciez‑vous du fait que ces personnes n’ont d’autre choix que de mettre fin à leurs jours dans la solitude, le désespoir et la peur en se suicidant au lieu d’avoir la possibilité de mourir dans la paix et la dignité, entourées de leur famille et de leurs amis?

Certains disent qu’il y a un manque de préparation, mais les organismes de réglementation et les prestataires que nous avons entendus disent le contraire. Beaucoup sont prêts et, chers collègues, ils savent si le système est prêt parce qu’ils sont le système. Nous n’avons entendu aucun argument valable au sujet de la nature arbitraire de la prolongation de trois ans, et il n’existe aucun renseignement sur les critères qui pourraient être utilisés pour déterminer l’état de préparation après cette période. Alors, dire simplement « nous ne sommes pas prêts », est-ce dire que nous ne sommes pas prêts? Ce projet de loi général bloque l’accès à l’aide médicale à mourir lorsqu’un trouble mental est le seul problème de santé sous-jacent dans les provinces ou territoires qui sont prêts parce que certaines personnes prétendent qu’ils ne le sont pas. L’égalité ne peut pas dépendre de la volonté d’autrui à l’accepter. Comme l’a écrit George Orwell, « tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres ».

Même si, en comité plénier, les ministres n’ont pas défini de critères liés à l’état de préparation, ils ont mis en évidence trois questions auxquelles ils semblent avoir réfléchi, à savoir le consensus, le caractère irrémédiable et les tendances suicidaires. Ils n’ont jamais dit que ces questions serviraient à créer des critères de disponibilité opérationnelle, et aucun comité n’a jamais étudié ces questions en profondeur. En médecine, il n’y a pas de consensus médical nécessaire pour permettre aux gens de demander l’accès à des soins. Lorsque l’aide médicale à mourir a été instaurée au Canada, il n’y avait pas de consensus chez les médecins, mais les choses ont quand même avancé. En effet, encore aujourd’hui, il n’y a pas de consensus chez les médecins au sujet de l’aide médicale à mourir. Alors, pourquoi refuser l’accès à l’aide médicale à mourir aux personnes atteintes d’un trouble mental parce que certains médecins ne sont pas d’accord? Cette justification discriminatoire bloque l’accès égal aux soins de santé en raison d’un diagnostic.

La question du caractère irrémédiable est un enjeu dans toutes les sphères de la médecine. Le caractère irrémédiable des troubles mentaux doit être abordé de la même manière que dans les autres aspects de la médecine — il n’y a pas de raison que les seuils soient différents, c’est ce qui importe. Certains soutiennent que le caractère irrémédiable est impossible à établir pour les troubles mentaux, mais ni la Chambre ni le Sénat n’ont étudié cette question de façon approfondie, notamment en comparaison avec d’autres maladies.

C’est ici qu’intervient la question de l’égalité : traitons-nous l’enjeu du caractère irrémédiable de la même manière lorsqu’il est question de maladie mentale que lorsqu’il est question d’autres maladies? Au contraire. De nombreux fournisseurs d’aide médicale à mourir expérimentés nous ont dit qu’ils pouvaient se mettre d’accord sur le caractère irrémédiable. Nous ne les avons pas entendus. Chers collègues, dans tous les cas de voie 2, deux cliniciens ayant évalué indépendamment le demandeur doivent s’accorder sur le caractère irrémédiable, faute de quoi la demande est rejetée. Soyons clairs : il ne s’agit pas d’une évaluation ponctuelle; elle se poursuit pendant au moins 90 jours.

La littérature scientifique montre également que des psychiatres peuvent s’accorder sur le caractère irrémédiable, comme le montre un article publié par un groupe d’experts néerlandais et belges dans La Revue canadienne de psychiatrie en octobre 2022. Cet article a été publié six mois après le rapport du groupe d’experts. On ne disposait donc pas de cette information. Or, cet article n’est jamais mentionné par les personnes qui parlent de « caractère irrémédiable ».

La Cour d’appel de l’Alberta, dans l’affaire Canada (Attorney General) v E.F. a reconnu que certains troubles mentaux sont irrémédiables et, lors de leur comparution devant nous, les ministres ont reconnu qu’il y avait des troubles mentaux irrémédiables.

Le concept juridique du caractère irrémédiable traduit dans la pratique médicale, c’est la question du pronostic, c’est-à-dire la capacité de prédire un résultat particulier pour un patient donné sur une période donnée. Chers collègues, mes amis médecins ici présents savent qu’il est impossible de prédire à 100 % le résultat pour un patient donné dans quelque domaine de la médecine qui soit. Alors, pourquoi l’exiger uniquement pour les personnes souffrant de troubles mentaux?

Contrairement à certaines des observations que nous avons entendues, la capacité à établir un pronostic en psychiatrie n’est pas très différente de celle du reste du milieu médical. Selon un examen récent de la question, le pronostic clinique des résultats dans les cas de dépression réfractaire au traitement est fiable dans environ 75 % des cas. Ce chiffre est comparable à une variété de prévisions de résultats pour les patients atteints de divers cancers, en soins palliatifs ou aux soins intensifs.

Certains ont fait valoir que, étant donné qu’une rémission peut occasionnellement être obtenue pour certains troubles mentaux graves, c’est un motif pour refuser l’accès à l’aide médicale à mourir. Or, chers collègues, une rémission peut également être obtenue spontanément pour plusieurs types de cancers. Nous ne refusons pas aux patients atteints de cancer l’accès à l’aide médicale à mourir parce qu’ils pourraient obtenir une rémission spontanée à un moment donné. Pourquoi le faisons-nous pour les personnes atteintes de troubles mentaux?

Nous avons entendu un tsunami de propos alarmistes sur l’aide médicale à mourir et le suicide : on a assimilé les deux ou soutenu qu’un psychiatre hautement qualifié est incapable de faire la distinction entre des idées suicidaires et une décision éclairée de choisir l’aide médicale à mourir. On nous a dit que l’idéation suicidaire n’était une préoccupation que dans les cas de troubles mentaux. C’est faux.

Par exemple, l’idéation suicidaire est fréquente dans les cas de cancer. Selon certaines études, plus de 40 % des patients atteints de cancer ont des idées suicidaires. Une étude récente a noté que le taux de suicide chez les patients atteints de cancer était deux fois plus élevé que dans la population générale, mais personne ne soutient que les patients atteints de cancer ne doivent pas avoir accès à l’aide médicale à mourir. Personne ne dit qu’un psychiatre ne peut pas déterminer si un patient cancéreux souhaitant faire une demande d’aide médicale à mourir a des idées suicidaires.

On fait appel régulièrement à des psychiatres spécialisés, appelés psychiatres de consultation-liaison, pour déterminer si un patient qui est atteint d’une maladie physique et qui refuse de se faire traiter a pris cette décision parce qu’il est suicidaire. Ces psychiatres de consultation savent comment faire la distinction entre la décision d’une personne apte de renoncer à se faire traiter et un suicide. Chers collègues, cela fait effectivement partie de l’évaluation actuelle des demandes d’accès à l’aide médicale à mourir, un point c’est tout.

Si on soutient qu’un psychiatre dont la pratique est axée sur des personnes atteintes de maladies physiques graves ou qui a été bien formé à évaluer les demandes d’aide médicale à mourir est incapable de faire la distinction entre un suicide et une demande objective d’aide médicale à mourir, cela revient à soutenir qu’un chirurgien abdominal n’est pas apte à pratiquer une appendicectomie.

Les tribunaux ont également étudié cette affirmation et ont rejeté les preuves présentées par ses partisans, y compris de nombreuses personnes qui ont été citées au Sénat et qui ont témoigné devant le tribunal. L’arrêt Truchon se lit comme suit :

Le Tribunal retient [...] la preuve [...] qui démontre que l’aide médicale à mourir et le suicide constituent deux phénomènes distincts qui appartiennent à deux réalités différentes, bien qu’il puisse exister certains points en commun, comme celui manifeste de mener, dans un cas comme dans l’autre, à la mort volontaire d’une personne.

L’argument selon lequel le suicide et l’aide médicale à mourir sont identiques est également erroné d’un point de vue logique.

En fait, il y a un certain nombre d’erreurs de logique qui sont fréquemment moussées par cet argument. Je ne vous ennuierai pas avec chacune d’entre elles; je me pencherai seulement sur une, appelée l’« erreur de fausse équivalence ». Selon cette idée, puisque l’aide médicale à mourir et le suicide présentent des similitudes, ils sont donc identiques. Or, chers collègues, la convergence de certaines similitudes ne suffit pas à rendre les choses identiques, c’est la combinaison de toutes les similitudes et de toutes les différences qui les rend identiques. Par exemple, un bâton de hockey et un bâton de golf présentent bien des similitudes, mais ils sont différents. Sénateur Plett, vous pourriez frapper plus loin avec un bâton de hockey que moi avec un bâton de golf, mais, encore une fois, ils ne sont pas les mêmes.

En effet, les médecins savent depuis longtemps que toutes les formes de mort volontaire ne sont pas identiques et qu’elles sont nombreuses, comme refuser de recevoir un traitement, refuser de manger et de boire et refuser d’être réanimé. L’aide médicale à mourir est un autre exemple de mort volontaire.

On sait aussi depuis longtemps que le suicide peut prendre différentes formes. Depuis 1897, pour être précis — oui, depuis 1897 — on le sait. Tout le monde peut s’informer là-dessus. Il suffit de taper « formes de suicide » dans Google.

Les psychiatres, les bioéthiciens et d’autres spécialistes savent depuis plus d’un siècle qu’il existe bien des formes de suicide et de mort volontaire. Pourquoi certains de ces experts nous embrouillent-ils en faisant la promotion du récit erroné selon lequel l’aide médicale à mourir est un suicide?

Honorables collègues, j’ai aussi des préoccupations liées à la Charte. Étant donné que ce domaine va bien au-delà de mon champ d’expertise, j’ai demandé l’avis de spécialistes, et s’il y a une chose que j’ai apprise, c’est qu’il semble y avoir la même absence de consensus chez les juristes qu’au sein de la profession médicale.

Ils ont soulevé les questions suivantes.

En ce qui concerne l’article 7, la portée est-elle trop vaste, et la portée générale de cette prolongation a-t-elle pour effet de limiter des droits plus qu’il n’est nécessaire? Le gouvernement aurait pu prévoir la possibilité d’accorder une exemption par décret, mais il a choisi de ne pas le faire.

Va-t-on à l’encontre de l’article 15 de la Charte en excluant une catégorie de personnes atteintes d’un certain type de maladie et en leur refusant un service offert à tous? Les préoccupations exprimées par le gouvernement ont trait à l’aide médicale à mourir offerte à tous, et non seulement aux personnes atteintes de troubles mentaux.

Comment le gouvernement peut-il justifier une exclusion générale à l’échelle nationale? Elle empêche des Canadiens d’avoir accès à une intervention médicale même s’ils vivent dans une province ou un territoire qui est prêt à offrir l’intervention, simplement parce qu’un autre ordre de gouvernement peut décider, sans preuve à l’appui, que la province ou le territoire n’est pas prêt.

A-t-on démontré qu’il est justifié de prolonger l’exclusion? Le gouvernement a-t-il prouvé qu’il a bien soupesé les avantages et les inconvénients du projet de loi?

Selon ces experts, la réponse à toutes ces questions est non.

Ils s’inquiétaient aussi du fait que le projet de loi viole les articles 7 et 15 et qu’on ne puisse pas invoquer l’article 1. Ils ont déclaré que le gouvernement n’avait pas démontré que les violations sont justifiables. Le lourd fardeau de la preuve n’a pas été atteint. Le critère de la preuve convaincante n’a pas été respecté.

Le gouvernement n’a pas démontré qu’il existe un lien entre la mesure contestée et l’objectif. Le délai de trois ans est arbitraire. Le gouvernement n’a présenté aucune preuve pour étayer le fait que ces trois années sont nécessaires, pas plus qu’il n’a pu démontrer qu’elles seront suffisantes.

Le gouvernement doit démontrer que les limites ne sont pas minimales et que l’équilibre entre les arguments favorables et défavorables au sujet de ce report général est proportionné.

Comme bon nombre d’entre vous le savent, afin de régler les questions relatives à la Charte, j’avais envisagé d’amender le projet de loi au moyen d’une disposition d’exemption. Toutefois, à la suite de l’abondante contribution de nombreux collègues sur les obstacles procéduraux, et puisque je suis bien conscient que le gouvernement n’accepterait pas un tel amendement, j’ai décidé de ne pas aller de l’avant.

Chers collègues, comme nous l’avons entendu, les arguments présentés pour refuser l’aide médicale à mourir à une personne dont la seule condition médicale sous-jacente est un trouble mental ne viennent pas des personnes touchées. En effet, les personnes les plus touchées avec lesquelles je me suis entretenu n’appuient pas ce projet de loi. Par ailleurs, elles ont précisé que ceux qui veulent refuser l’accès ne seront jamais satisfaits et qu’ils vont tenter d’éliminer la voie 2 de l’aide médicale à mourir et l’aide médicale à mourir en général.

On nous a parlé de retenue avec beaucoup d’éloquence. Je suis d’accord pour dire que nous devons examiner attentivement notre rôle et que la retenue fait partie de cet exercice. Toutefois, ce n’est pas la seule considération. Dans la situation actuelle, se peut-il que la déférence automatique à l’égard de la Chambre ne doive pas être qualifiée de retenue? Il peut arriver que notre rôle soit d’être en désaccord avec la Chambre; par exemple, quand il est question d’exclusion arbitraire. En fait, j’ai appris de mes amis avocats que l’exclusion arbitraire avait été prise en compte dans la décision de la Cour suprême de 1998 dans l’affaire Vriend c. Alberta. Cette décision mérite d’être lue :

[...] on ne peut demander à des groupes qui sont depuis longtemps victimes de discrimination d’attendre patiemment que les gouvernements en viennent, étape par étape, à protéger leur dignité et leur droit à l’égalité. Si on tolère que les atteintes aux droits et aux libertés de ces groupes se poursuivent pendant que les gouvernements négligent de prendre des mesures diligentes pour réaliser l’égalité, les garanties inscrites dans la Charte ne seront guère plus que des vœux pieux.

Peut-on dire qu’il y a un risque d’exclusion arbitraire si nous adoptons ce projet de loi? Je ne suis qu’un médecin, pas un avocat. Je ne connais pas avec certitude la réponse à cette question, mais elle me donne matière à réflexion.

En terminant, j’aimerais citer un ami qui a vécu avec une maladie mentale grave et qui est mort dans la solitude et la souffrance, en laissant sa famille et ses amis dans l’angoisse :

Je suis une personne. Je ne suis pas un diagnostic. J’ai les mêmes droits et les mêmes responsabilités que tout le monde.

Notre tâche consiste maintenant à évaluer le bien-fondé du projet de loi. Le projet de loi repose-t-il sur des bases solides ou sur des sables mouvants? Est-il équitable? Est-il juste? À mon avis, il est discriminatoire à l’égard des personnes...

Son Honneur la Présidente [ + ]

Sénateur Kutcher, votre temps de parole est écoulé.

Pourrais-je avoir 20 secondes de plus?

Son Honneur la Présidente [ + ]

Le consentement est-il accordé?

Merci, chers collègues.

Ce projet de loi est-il équitable? Est-il juste? À mon avis, il est discriminatoire parce que la fenêtre de trois ans est arbitraire. Aucun argument valide n’a été fourni pour justifier un report de trois ans plutôt que de trois mois, d’un an ou d’un an et un jour. De plus, le projet de loi a une portée trop large. Il refuse l’accès à une intervention médicale aux Canadiens qui vivent dans telle ou telle province simplement parce que telle ou telle autre dit ne pas être prête à la fournir. Ajoutons que, comme l’a souligné le sénateur Woo, le projet de loi ne fournit pas de critères valides ou vérifiables pour évaluer le degré de préparation, de sorte qu’il est impossible de contester un état de préparation prétendument insuffisant, avec pour conséquence que l’aide médicale à mourir ne sera jamais élargie.

Je ne peux donc pas, en mon âme et conscience, voter en faveur de ce projet de loi, car ce serait contraire au travail que je fais depuis toujours pour que les personnes atteintes de troubles mentaux soient traitées de façon équitable dans tous les aspects de leur vie. Je vous demande de bien réfléchir à ce que vous allez faire. Merci.

L’honorable Yonah Martin (leader adjointe de l’opposition) [ + ]

Honorables sénateurs, à titre de porte-parole de l’opposition au Sénat, je prends encore une fois la parole au sujet du projet de loi C-62, Loi no 2 modifiant la Loi modifiant le Code criminel en ce qui concerne l’aide médicale à mourir.

Comme je l’ai dit à plusieurs reprises, l’aide médicale à mourir demeure l’un des enjeux les plus complexes et les plus profondément intimes pour les gens et les familles, surtout lorsqu’il est question de maladie mentale. L’élargissement de l’aide médicale à mourir aux personnes atteintes d’une maladie mentale touche aussi à mes convictions les plus intimes, comme c’est le cas, je le sais, pour un grand nombre de nos collègues.

Nous avons commencé par le projet de loi C-14 avant de passer au projet de loi C-7, avec un amendement et une disposition de caducité de 18 mois relativement à l’interdiction du suicide assisté aux personnes atteintes d’une maladie mentale. C’est ainsi qu’a commencé le débat sur la maladie mentale dans le contexte de l’aide médicale à mourir qui nous a menés là où nous en sommes aujourd’hui. Au lieu de se pencher sur ce qui s’impose, le gouvernement a déposé deux autres mesures législatives, les projets de loi C-39 et C-62, pour tenter de repousser temporairement le problème que pose la disposition de caducité.

En tant que pays, nous devrions avant tout nous concentrer sur l’amélioration des soins de santé mentale. Les services de santé mentale au Canada sont insuffisants et inégaux, c’est indéniable. Selon le Centre de toxicomanie et de santé mentale, seule la moitié des Canadiens qui connaissent un épisode dépressif grave reçoivent des « soins potentiellement adéquats ». Un tiers des Canadiens âgés de 15 ans ou plus qui déclarent avoir besoin de soins de santé mentale disent que ces besoins n’ont pas été satisfaits. Soixante-quinze pour cent des enfants souffrant de troubles mentaux n’ont pas accès à des services de traitement spécialisés. Les jeunes Autochtones sont de cinq à six fois plus susceptibles de se suicider que les autres jeunes. Le taux de suicide chez les jeunes Inuits est l’un des plus élevés au monde; il est 11 fois supérieur à la moyenne nationale.

De nouvelles données de l’Institut Angus Reid, un organisme à but non lucratif, confirment la gravité de la situation au chapitre de la maladie mentale et des soins de santé mentale au Canada : 80 % des Canadiens sont préoccupés par la pénurie de ressources en matière santé mentale au Canada et 81 %, par l’état de santé mentale des Canadiens en général. Les données indiquent en outre que :

Cette préoccupation est plus forte chez ceux qui ont eu recours au système de santé mentale du pays au cours de l’année précédente. Dans l’ensemble, 1 Canadien sur 5 (19 %) déclare avoir cherché des soins professionnels pour un problème de santé mentale au cours des 12 derniers mois. Parmi ce groupe, 1 personne sur 5 dit avoir rencontré des obstacles pour recevoir le traitement souhaité [...]

Rendre l’aide médicale à mourir accessible aux personnes dont le seul problème médical invoqué est une maladie mentale équivaut à offrir la mort assistée à ces gens. Nous devrions leur offrir les ressources, l’information et les soins dont ils ont besoin, pas l’aide médicale à mourir. Comment pouvons-nous avoir l’assurance que nous présentons un choix juste et honnête aux personnes atteintes de maladie mentale et que nous ne rendons pas la ligne entre suicide et aide à mourir encore plus floue? Comment pouvons-nous être certains que les idées suicidaires associées à une maladie mentale n’entrent pas en ligne de compte dans une demande d’aide médicale à mourir?

Un autre des thèmes récurrents des débats sur les projets de loi C-39 et C-62 au Sénat et dans les réunions du comité mixte spécial veut qu’il soit toujours impossible de prédire avec certitude le caractère irrémédiable de la maladie mentale. Pour être admissible à l’aide médicale à mourir aux termes du Code criminel, une personne doit être « affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables », c’est-à-dire qu’elle doit être « atteinte d’une maladie, d’une affection ou d’un handicap graves et incurables » caractérisés par « un déclin avancé et irréversible » ainsi que des souffrances intolérables.

Le gouvernement a mis sur pied un groupe d’experts pour étudier l’aide médicale à mourir lorsqu’un trouble mental est le seul problème médical invoqué. Cependant, ce groupe d’experts a été créé après l’adoption de la disposition de caducité. De plus, les députés n’ont pas été appelés à déterminer si le Canada est prêt, s’il est possible d’appliquer cette mesure en toute sécurité ou s’il y a un consensus scientifique pour justifier cet élargissement. Le groupe d’experts a été chargé de présenter des recommandations uniquement sur la mise en œuvre, et ses conclusions ne devraient pas être interprétées comme un consensus d’experts. En fait, même dans son rapport final, le groupe d’experts a indiqué qu’il serait difficile, voire impossible, de prédire le caractère irrémédiable d’un trouble mental.

Le Modèle de norme de pratique en matière d’aide médicale à mourir fournit les définitions qui suivent pour les termes « incurable » et « irréversible ». À la section 9.5.2, on peut lire ce qui suit :

« Incurable » signifie qu’il n’y a plus de traitements raisonnables. Le caractère raisonnable est déterminé par la clinicienne ou le clinicien et la personne qui explorent ensemble les traitements reconnus, disponibles et potentiellement efficaces à la lumière de l’état de santé général de la personne, de ses croyances, de ses valeurs et de ses objectifs de soins.

À la section 9.6.4, on peut lire ce qui suit :

« Irréversible » signifie qu’il n’y a plus d’interventions raisonnables. Le caractère raisonnable est déterminé par la clinicienne ou le clinicien et la personne qui explorent ensemble les interventions reconnues, disponibles et potentiellement efficaces à la lumière de l’état de santé général de la personne, de ses croyances, de ses valeurs et de ses objectifs de soins.

Le paragraphe 241.2(1) du Code criminel définit le caractère irrémédiable d’un problème de santé comme étant une affection incurable qui « se caractérise par un déclin avancé et irréversible ». Autrement dit, pour qu’une personne soit admissible, un évaluateur de l’aide médicale à mourir doit être convaincu que son état ne s’améliorera pas.

Dans son rapport de mai 2022, le Groupe d’experts sur l’aide médicale à mourir et la maladie mentale du gouvernement a reconnu la difficulté de déterminer le caractère irrémédiable d’un trouble mental :

L’évolution de nombreux troubles mentaux, comme d’autres problèmes de santé chroniques, est difficile à prévoir pour un individu donné. Les connaissances sur le pronostic à long terme de nombreuses maladies sont limitées et il est difficile, voire impossible, pour les cliniciens de formuler des prévisions précises sur l’avenir d’un patient donné.

Le comité mixte spécial a également appris qu’il est difficile, voire impossible, de prédire avec exactitude le pronostic à long terme d’une personne atteinte d’un trouble mental. Le Dr Gaind a dit au comité que la formation que reçoivent les médecins pour évaluer les tendances suicidaires ne leur donne pas les outils nécessaires pour distinguer les idéations suicidaires d’une demande d’aide médicale à mourir légitime. Il a dit :

L’AMM est offerte aux personnes atteintes de problèmes de santé irrémédiables dont on peut prévoir qu’ils ne s’amélioreront pas. Or, les données produites un peu partout dans le monde démontrent que le caractère irrémédiable ne peut pas être prédit dans le cas des maladies mentales. Autrement dit, la première mesure de sauvegarde de l’AMM serait déjà court-circuitée selon les données qui révèlent que les prédictions sont erronées dans plus de la moitié des cas.

Les données scientifiques démontrent l’impossibilité de distinguer entre les idéations suicidaires causées par la maladie mentale et les conditions qui conduisent à faire une demande d’AMM pour des motifs psychiatriques. Les caractéristiques en commun dans les deux situations laissent entendre qu’il n’y a peut-être aucune distinction à établir.

Le Dr Sareen, parlant au nom de neuf directeurs de départements de psychiatrie d’écoles de médecine de partout au Canada, a déclaré ce qui suit :

Nous recommandons instamment de suspendre durablement l’élargissement de l’aide médicale à mourir aux troubles mentaux comme seul problème médical invoqué au Canada [...]

En réponse à des questions sur le fait que les psychiatres sont formés pour distinguer les idées suicidaires des demandes d’aide médicale à mourir psychiatrique, le Dr Sareen a dit :

[...] il n’y a pas de définition opérationnelle claire qui permette de faire la différence entre quelqu’un qui demande l’AMM et quelqu’un qui veut se suicider alors qu’il n’est pas mourant. C’est ce qui fait la différence à l’échelle internationale. Si quelqu’un est mourant, on peut considérer qu’il s’agit d’une demande d’AMM. Si ce n’est pas le cas, on parle de suicide. C’est très difficile, et il n’y a pas de définition opérationnelle.

Le Dr Rajji a dit :

Il n’y a pas de moyen évident de cerner les idées suicidaires ou une intention suicidaire dans les demandes d’aide médicale à mourir. Il faut donc tenir des discussions pour parvenir à un consensus et à un accord, entre professionnels, au sujet de la partie de l’histoire d’une personne atteinte d’une maladie qui permettrait de distinguer les deux cas.

Ce n’est pas simple.

Le Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir a indiqué dans son rapport final que de nombreux psychiatres ne sont pas favorables à la pratique de l’aide médicale à mourir lorsqu’un trouble mental est le seul problème de santé invoqué.

La Dre Alison Freeland, la représentante de l’Association des psychiatres du Canada, n’a pas pu confirmer qu’il existe un consensus lorsqu’on lui a demandé si les psychiatres s’entendaient sur la question de l’aide médicale à mourir lorsqu’un trouble mental est le seul problème de santé invoqué. Le Dr Sareen a fait remarquer que la plupart des sondages ont montré que la majorité des psychiatres s’opposent à l’aide médicale à mourir pour les personnes atteintes de maladie mentale.

Le comité a également entendu des points de vue divergents sur la question de savoir s’il y a suffisamment de praticiens qualifiés, en particulier des psychiatres, pour fournir l’aide médicale à mourir lorsqu’un trouble mental est le seul problème médical invoqué, en toute sécurité et de façon adéquate.

Une autre préoccupation qui a été soulevée au comité mixte et qui fait partie du rapport final est la distinction entre une demande d’aide médicale à mourir et une intention suicidaire. Certains témoins ont informé le comité qu’il n’y avait pas moyen de faire la différence entre les deux.

L’Association canadienne pour la prévention du suicide a abordé les préoccupations suivantes liées au suicide dans le contexte de l’élargissement de l’aide médicale à mourir aux personnes qui ne sont pas en fin de vie :

[...] bien que notre mission principale se concentre toujours sur la prévention du suicide, nous croyons qu’il ne suffit pas qu’une organisation de prévention du suicide empêche simplement les gens de mourir — il est impératif que les Canadiens investissent pour trouver d’autres moyens de soulager la souffrance et de soutenir les gens à se connecter à une vie qui vaut la peine d’être vécue. L’aide médicale à mourir, telle qu’elle existe actuellement au Canada, n’est pas en conflit avec cette approche puisqu’elle est utilisée pour remédier aux décès douloureux. Cependant, l’élargissement de l’aide médicale à mourir pour inclure ceux qui ne sont pas en fin de vie suppose que certaines vies ne valent pas la peine d’être vécues et ne peuvent pas l’être [...].

L’association ajoute :

[...] trouver l’espoir et les raisons de vivre sont un aspect essentiel des soins cliniques dans les troubles mentaux. Avoir l’[aide médicale à mourir] comme option de traitement est en conflit fondamental avec cette approche, est susceptible d’avoir un impact négatif sur l’efficacité de certaines interventions thérapeutiques et peut conduire le patient et le prestataire de services à abandonner prématurément les soins.

Honorables sénateurs, vous l’avez entendu, le rapport final sur l’aide médicale à mourir conclut que le système de santé canadien n’est pas prêt pour l’élargissement de l’aide médicale à mourir aux cas où un trouble mental est la seule condition médicale invoquée. Le comité a fait les recommandations suivantes :

a. Que [l’aide médicale à mourir lorsqu’un trouble mental est la seule condition médicale invoquée] ne soit pas disponible au Canada tant que le ministre de la Santé et le ministre de la Justice ne seront pas d’avis, sur la base des recommandations de leurs ministères respectifs et en consultation avec leur homologues provinciaux et territoriaux et avec les peuples autochtones, qu’elle peut être administrée de manière sécuritaire et adéquate; et

b. Qu’un an avant la date où l’on prévoit que [l’aide médicale à mourir lorsqu’un trouble mental est la seule condition médicale invoquée] sera permise, conformément à l’alinéa (a), la Chambre des communes et le Sénat rétablissent le Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir afin de vérifier le degré de préparation atteint pour une application sûre et adéquate de [l’aide médicale à mourir lorsqu’un trouble mental est la seule condition médicale invoquée].

Le projet de loi C-62 prolonge l’exclusion de l’admissibilité à l’aide médicale à mourir dans les cas où la seule condition médicale invoquée pour la demande d’aide médicale à mourir est une maladie mentale jusqu’au 17 mars 2027.

J’appuierai le projet de loi C-62 parce que, sans lui, l’aide médicale à mourir pour les personnes dont le seul problème de santé sous-jacent est une maladie mentale deviendra légale le 17 mars 2024. Cependant, j’exhorte le gouvernement à examiner de près la question de l’irrémédiabilité et de la suicidalité en ce qui concerne l’aide médicale à mourir lorsque la maladie mentale est le seul problème de santé sous-jacent. Un sursis de trois ans ne réglera pas ce problème.

La Commission canadienne des droits de la personne a déclaré :

Alors que le gouvernement jette un regard critique sur l’élargissement de l’aide médicale à mourir, la Commission l’encourage à profiter de cette occasion pour procéder à un examen approfondi de ce qui s’est passé depuis l’entrée en vigueur de la loi existante. Cela devrait inclure la collecte des preuves et des témoignages nécessaires pour comprendre clairement qui accède à l’aide médicale à mourir et pourquoi, afin d’identifier et de mettre en place les garanties nécessaires pour remédier aux violations des droits de la personne subies par des groupes déjà marginalisés.

Honorables sénateurs, le gouvernement doit procéder avec prudence avant toute nouvelle expansion du régime d’aide médicale à mourir au Canada et doit s’assurer qu’il se concentre également sur la santé mentale et qu’il en fait une priorité.

Nous devons faire mieux pour protéger les personnes les plus vulnérables.

Son Honneur la Présidente [ + ]

Les honorables sénateurs sont-ils prêts à se prononcer?

Son Honneur la Présidente [ + ]

Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?

Des voix : D’accord.

Une voix : Avec dissidence.

(La motion est adoptée et le projet de loi, lu pour la troisième fois, est adopté, avec dissidence.)

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