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La Loi de l'impôt sur le revenu

Projet de loi modificatif--Troisième lecture--Débat

22 juin 2021


L’honorable Jane Cordy [ - ]

Honorables sénateurs, j’aimerais tout d’abord souligner que je prends la parole depuis Mi’kma’ki, le territoire ancestral des Mi’kmaqs.

Chers collègues, j’interviens à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-208, Loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu concernant le transfert d’une petite entreprise ou d’une société agricole ou de pêche familiale.

J’appuie l’objet du projet de loi C-208, et je reconnais que, dans sa forme actuelle, la Loi de l’impôt sur le revenu pénalise financièrement et injustement les propriétaires de petites entreprises et de sociétés agricoles ou de pêche familiales qui transfèrent leur entreprise à leurs enfants, au lieu de la transférer à une tierce partie.

Honorables sénateurs, je ne remets pas en question les objectifs du projet de loi. Je crois que les intentions du député Larry Maguire, qui a présenté le projet de loi, étaient louables.

Beaucoup de propriétaires de petites entreprises et de sociétés agricoles ou de pêche familiales espèrent pouvoir transférer leur entreprise à leurs enfants. Ils ne devraient pas en être pénalisés puisqu’il s’agit de leur héritage familial. Même le premier ministre a reconnu que la situation est problématique. C’est pourquoi il a ordonné à la ministre des Finances de « collaborer avec la ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire à l’établissement de mesures fiscales visant à favoriser le transfert intergénérationnel de fermes ».

Bien que je souscrive au principe qui sous-tend le projet de loi C-208, je crains qu’il ne comporte pas de mesures de protection adéquates pour assurer que le transfert soit bel et bien réel et pas seulement sur papier. En fait, rien ne garantit que l’entreprise ne serait pas vendue uniquement sur papier pour bénéficier des allégements fiscaux prévus dans le projet de loi C-208. Une telle situation irait carrément à l’encontre de l’esprit du projet de loi.

Lorsque j’ai pris connaissance du projet de loi C-208, je me suis notamment demandé si cette mesure n’avantagerait pas davantage les Canadiens bien nantis. Les projets de loi comme celui-ci doivent être examinés très attentivement. Nous avons entendu dire qu’il donnerait des avantages fiscaux non seulement aux petites entreprises, aux fermes familiales et aux entreprises de pêche familiales, mais aussi à plus de 1,6 million d’entreprises de toutes sortes, dont seulement une petite proportion sont des sociétés familiales, notamment dans le secteur des pêches. Le sénateur Woo a très clairement expliqué cela dans son discours sur le projet de loi C-208 lorsqu’il a fait mention du rapport du directeur parlementaire du budget sur un projet de loi identique présenté lors d’une législature précédente.

Les données qui suivent sont tirées du rapport du directeur parlementaire du budget, intitulé Estimation des coûts du projet de loi C-274, publié le 30 mars 2017. À titre de rappel, voici un extrait du discours du sénateur Woo :

[C]e projet de loi ne vise pas seulement les entreprises agricoles ou de pêche, mais bien toutes les entreprises admissibles. Selon le directeur parlementaire du budget, il y avait 1 674 310 entreprises admissibles en 2014, dont 50 000 étaient des entreprises agricoles et 4 000 des entreprises de pêche [...]

Quand on examine les chiffres, chers collègues, on constate que les sociétés agricoles ou de pêche ne représentent que 3 % des entreprises admissibles. Je suis aussi d’accord avec le sénateur Woo : ce pourcentage est probablement exagéré.

Honorables sénateurs, comme je l’ai mentionné, bien qu’il soit bien intentionné, le projet de loi soulève des préoccupations parce qu’il ne prévoit pas de mesures de sauvegarde pour garantir l’authenticité du transfert intergénérationnel. L’enfant peut « acheter » l’entreprise ou l’exploitation agricole, mais il n’a pas du tout à s’occuper de sa gestion. Les parents n’ont pas à céder le contrôle de l’entreprise qui a été vendue à leur enfant, mais ils évitent de payer de l’impôt. Comme le sénateur Gold l’a indiqué brièvement :

[...] il permettrait au parent de vendre des actions à la société de portefeuille d’un enfant puis d’acheter cette société de portefeuille, ce qui veut dire que l’enfant ne détiendrait aucun intérêt dans l’entreprise.

Chers collègues, le projet de loi C-208 créera trop d’échappatoires dans la Loi de l’impôt sur le revenu s’il est adopté sans amendement. Il a aussi le potentiel bien réel de réduire les recettes fiscales fédérales, ce qui nuirait à la capacité du gouvernement à fournir les programmes et les mesures de soutien nécessaires alors que nous sortons de la pandémie et que nous relançons l’économie. Dans son rapport, le directeur parlementaire du budget a estimé que les dispositions de ce projet de loi se chiffraient à 457 millions de dollars pour l’année 2018. Honorables sénateurs, j’hésite à vous faire part de mes observations, mais je m’en voudrais de ne pas le faire : je pense que le projet de loi C-208 dans sa forme actuelle crée un précédent dans la façon dont nous exécutons nos travaux. À mon avis, il est très inhabituel que le parrain du projet de loi assume la présidence du comité qui examine le projet de loi. À ma souvenance, il n’y a aucun autre exemple où cette situation s’est produite pour l’un ou l’autre des comités du Sénat auxquels j’ai siégé au fil des ans. Le Comité du Règlement voudra peut-être se pencher sur cette question à l’automne.

Je me demande aussi pourquoi un projet de loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu a été soumis au Comité de l’agriculture et des forêts au lieu du Comité des finances ou du Comité des banques. Ces derniers sont beaucoup plus expérimentés pour comprendre les répercussions financières liées à la Loi de l’impôt sur le revenu.

Honorables sénateurs, le gouvernement a fait part de son soutien envers l’équité fiscale pour le transfert des exploitations agricoles familiales. Nous ne sommes pas en présence de divergences idéologiques : nous nous entendons tous sur le fait qu’il faut améliorer les choses. La question est de savoir comment bien faire les choses.

J’appuie entièrement les efforts déployés par le député Larry Maguire pour corriger une lacune dans le cadre fiscal du Canada. Cependant, dans sa forme actuelle, le projet de loi risque d’entraîner trop de conséquences nuisibles. Malheureusement, je ne peux pas appuyer ce projet de loi avant qu’il ne soit amendé.

Merci, chers collègues.

L’honorable Terry M. Mercer [ - ]

Honorables sénateurs, je tiens d’abord à souligner que je m’adresse au Sénat depuis le territoire ancestral et non cédé des Mi’kmaqs.

Je prends la parole au sujet du projet de loi C-208, Loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu, transfert d’une petite entreprise ou d’une société agricole ou de pêche familiale.

Je félicite le parrain, Larry McGuire, député de Brandon—Souris, au Manitoba, et la sénatrice de l’Île-du-Prince-Édouard Diane Griffin de leurs bonnes intentions et de leur promotion enthousiaste du projet de loi. Je crains toutefois que l’opportunisme et les conséquences imprévues de ce projet de loi réduisent à néant ses bonnes intentions.

Je suis tout à fait d’accord pour aider les pêcheurs et les agriculteurs à garder leur entreprise au sein de leur famille, un point c’est tout. J’appuie entièrement cette intention du projet de loi, mais les entreprises agricoles et de pêche ne sont pas les seules qui seraient admissibles. Comme l’ont fait remarquer les fonctionnaires du ministère des Finances, le projet de loi s’appliquerait à toutes les petites entreprises, ce qui en étendrait la portée et le coût. Le projet de loi pourrait créer une échappatoire sans garantie de transfert intergénérationnel authentique. Voilà ce qui m’inquiète.

D’ailleurs, nous pouvons nous demander s’il existe des moyens d’aider davantage les pêcheurs et les agriculteurs canadiens sans exposer le régime fiscal à des abus majeurs.

Le rapport d’Innovation, Sciences et Développement économique Canada, intitulé Principales statistiques relatives aux petites entreprises — 2020, définit une petite et moyenne entreprise comme un établissement commercial comptant entre 1 et 499 employés rémunérés. Plus précisément, une petite entreprise compte de 1 à 99 employés rémunérés, une moyenne entreprise, de 100 à 499 et une grande entreprise, 500 ou plus.

Le rapport poursuit en disant qu’en décembre 2019, l’économie canadienne comptait au total 1,23 million d’entreprises avec employés.

Écoutez bien ces statistiques et ce que représentent les entreprises. De ce total de 1,23 million d’entreprises avec employés, 1,2 million — soit 97,9 % — étaient des petites entreprises, 22 905 — soit 1,9 % — étaient des entreprises de taille moyenne et 2 978 — soit 0,2 % — étaient des grandes entreprises. En 2019, les petites entreprises employaient 8,4 millions de personnes au Canada, soit 68,8 % de l’ensemble de la main-d’œuvre du secteur privé. À titre de comparaison, les moyennes entreprises employaient 2,4 millions de personnes — soit 19,7 % de la main-d’œuvre du secteur privé — et les grandes entreprises, 1,4 million — soit 11,5 %.

Le projet de loi ne s’appliquerait pas seulement aux pêcheurs et aux agriculteurs; il s’appliquerait aux médecins, aux dentistes, aux électriciens, aux avocats, aux agents immobiliers, aux constructeurs, aux magasins de détail, aux comptables, aux courtiers d’assurance, et j’en passe.

Les petites entreprises sont essentielles à l’économie canadienne, et je suis tout à fait d’accord pour les aider à prospérer. Cependant, une modification financière aussi importante des lois fiscales devrait être promulguée par un projet de loi du gouvernement et non par un projet de loi d’initiative parlementaire. Une telle mesure législative devrait faire l’objet d’une étude approfondie pour veiller à ce qu’elle reflète fidèlement l’intention des législateurs.

Pour protéger l’intégrité du régime fiscal, des dispositions sont mises en place afin de prévenir les abus. Je pense que le projet de loi pourrait compromettre cette intégrité. Le parrain du projet de loi a dit qu’il y a une mesure de sauvegarde : une période d’attente de cinq ans pour garantir que la transaction est légitime. En cas de vente entre un parent et son enfant, la période d’attente de cinq ans vise à garantir la légitimité de la transaction. L’enfant doit rester le seul propriétaire de l’entreprise et ne pas la retransférer au parent, ce qui serait la façon d’en tirer un avantage fiscal injuste. Si des actions sont vendues par l’enfant dans les cinq ans, l’impôt s’applique. Cette période d’attente de cinq ans est-elle suffisante?

Honorables sénateurs, il est possible d’envisager des mesures de sauvegarde supplémentaires qui existent déjà dans d’autres administrations.

En 2016, le Québec a modifié sa Loi sur les impôts, en vue de faciliter le transfert de sociétés familiales des secteurs primaire et manufacturier à des membres de la famille. Un des fonctionnaires des Finances a indiqué ce qui suit au Comité de l’agriculture et des forêts à propos du projet de loi C-208 :

Il serait possible d’améliorer considérablement le projet de loi en imposant des conditions pour vérifier s’il y a bien eu un transfert d’entreprise. Les règles au Québec peuvent servir de modèle à cet égard. Une règle semblable existe sur les transferts intergénérationnels dans cette province, mais on exige la participation des parents dans l’entreprise avant le transfert — une participation significative —, une renonciation au contrôle de l’entreprise dans le cadre du transfert, et un certain niveau de participation de l’enfant au sein de l’entreprise.

De telles mesures de protection ne se retrouvent pas dans ce projet de loi.

Honorables sénateurs, comme on l’a fait remarquer lors de la dernière réunion du comité, personne ne se dirait opposé au projet de loi, à l’exception, bien sûr, des fonctionnaires du ministère des Finances. Pourquoi y serait-on opposé? Qui voudrait protester contre un projet de loi qui pourrait représenter des centaines de millions de dollars d’économies d’impôts? Personne, en effet. Les efforts visant à uniformiser les règles du jeu pour les pêcheurs et les agriculteurs seraient ainsi anéantis par les entreprises prospères qui en profiteraient. De cette façon, les riches deviendraient encore plus riches.

En 2017, le directeur parlementaire du budget a publié une estimation du coût d’un projet de loi antérieur semblable. Les recettes fiscales perdues auraient été de l’ordre de 163 à 273 millions de dollars en 2017, et de 178 à 279 millions de dollars en 2018. Ce rapport date toutefois de quatre ans et ne préjuge pas du comportement des Canadiens.

J’ai eu l’occasion d’examiner un rapport de recherche intéressant que l’on a porté à mon attention et qui s’intitule : L’influence des facteurs fiscaux sur les transferts de PME québécoises et canadiennes. Il a été publié en décembre 2020 par l’Institut de recherche sur les PME avec la participation des personnes suivantes : Marc Duhamel, Ph. D., Département de finances et économique et Louise Cadieux, Département de Management, tous deux de l’École de gestion de l’Université du Québec à Trois-Rivières; et François Brouard, Comptabilité et fiscalité, de l’école de commerce Sprott de l’Université Carleton. Les conclusions de ce rapport sont fascinantes. J’aimerais passer en revue certains faits. Le rapport est très détaillé, et je vous invite à le lire au complet. Voici ce qu’on peut y lire au sujet de la contribution économique du gain en capital généré par les transferts de PME :

Au Québec seulement, les gains en capital qui seraient réalisés par l’ensemble des intentions de transferts de PME pourraient atteindre jusqu’à 15,7 milliards $ sur une période de cinq ans (2017-2022). [...] Parallèlement, on observe que les transferts de PME dans les autres provinces canadiennes représentent annuellement un peu plus de 41 milliards $ de gains en capital sur une période de cinq ans [...] À l’échelle canadienne, la valeur des gains en capital anticipés des intentions de transferts de PME équivaut à un peu plus 11,4 milliards $ annuellement.

Ce n’est pas ce qu’on pourrait qualifier de petit poste budgétaire, honorables sénateurs. On peut aussi lire ceci dans le rapport :

Nos résultats suggèrent que la population des propriétaires de PME québécoises favorisant des repreneurs familiaux entre 2017 et 2022, pourrait épargner entre 245,6 millions $ et jusqu’à un peu plus de 1,04 milliard $, si elle était éligible à la même déduction du gain en capital que la population des propriétaires de PME québécoises qui pense à transférer à des repreneurs externes.

Ce projet de loi traite les transferts familiaux comme s’il s’agissait de transferts externes. Ces données ne concernent que le Québec, pas l’ensemble du pays. Je le répète, on ne peut pas dire qu’il s’agit d’un petit poste budgétaire, honorables sénateurs. On parle ici de 1 milliard de dollars. Quelle somme cela pourrait-il représenter pour le reste du pays?

Nous apprécions tous le fait que nos impôts financent nos programmes, c’est pourquoi ce coup dur potentiel à notre assiette fiscale est quelque peu inquiétant. Pourquoi allons-nous de l’avant avec ce projet de loi au lieu de nous assurer d’établir une méthode efficiente pour réduire les impôts des agriculteurs et des pêcheurs pour de tels transferts, et ce, sans nuire au Trésor public? Pourquoi n’avons-nous pas examiné comment nous pourrions améliorer le système fiscal pour toutes les petites entreprises sans porter un coup dur au budget?

Après avoir entendu le témoignage des représentants du ministère des Finances — qui ont avancé que le projet de loi pourrait ouvrir la voie à un évitement fiscal abusif —, j’ai demandé à ce que nous entendions un plus grand nombre de témoins. J’avais l’intention d’examiner le modèle québécois déjà mentionné, qui contribuerait à atténuer certaines conséquences involontaires de ce projet de loi. J’ai aussi essayé de joindre une observation au projet de loi : une simple recommandation qu’un comité parlementaire procède à un examen des conséquences du projet de loi après la première année pour produire un rapport avec des recommandations, le cas échéant. Cela me semble aller de soi. Ce serait une manière raisonnable de procéder. Malheureusement, ces idées n’ont pas été retenues. Certains nous ont suggéré que le gouvernement, des organismes ou des hauts fonctionnaires procèdent à un examen, ce que je trouve bizarre. Comment savoir s’ils le feraient vraiment?

En conclusion, je suis d’avis que la plupart des gens ne comprennent pas les conséquences de ce projet de loi. Le droit fiscal est extrêmement complexe. Ce fut assurément un apprentissage pour moi. Le projet de loi peut sembler simple, mais, comme on dit, tout est dans les détails. Alors, honorables sénateurs, quelle est notre position? Voulons-nous que les riches s’enrichissent ou voulons-nous mettre en place un système adéquat pour aider les pêcheurs et les agriculteurs sans exposer le régime fiscal à des abus majeurs?

Je suis tout à fait favorable à des mesures visant à uniformiser les règles du jeu pour les pêcheurs et les agriculteurs. En effet, j’appuierais tout à fait un projet de loi en ce sens. Mais je ne peux pas appuyer le projet de loi s’il crée une échappatoire qui menace l’intégrité du système. Avant de décider comment voter, je vous prie de prendre en considération certaines de ces questions et préoccupations, ainsi que les répercussions auxquelles le projet de loi exposerait le régime fiscal.

Son Honneur le Président [ - ]

Sénateur Mercer, le sénateur Loffreda a une question. Acceptez-vous d’y répondre?

Le sénateur Mercer [ - ]

Oui, s’il me reste du temps.

J’avais la main levée pour poser une question à la sénatrice Cordy, mais merci à tous les deux pour vos discours convaincants.

Personne ne veut d’échappatoires fiscales. Le problème de ce projet de loi, c’est que, pour commencer, il prévoit de dépouiller les gains aux taux d’imposition des gains en capital. Je reconnais que ce n’est pas un projet de loi parfait, mais êtes-vous d’accord avec moi — l’impôt intergénérationnel est de 48 %, si l’entreprise est achetée par une société canadienne, il est de 26 % et si elle est achetée par un non-résident, il est de 13 %.

Je crains que, s’il y a un amendement, ce projet de loi n’aille pas de l’avant. Nous attendons depuis si longtemps de corriger cette injustice. Vous citez des chiffres sur cinq ans, sénateur Mercer, et cela coûte de 178 à 300 millions de dollars par an, mais le projet de loi pourrait être amendé. Nous pourrions éventuellement modifier le projet de loi sur le budget, et l’Agence du revenu du Canada pourrait faire des interprétations pour la communauté comptable. Il y a des façons d’autoriser ce projet de loi, de l’approuver et de le corriger au fur et à mesure. J’ai toujours dit que ce n’est jamais statique, mais dynamique.

Pouvez-vous convenir qu’on a attendu beaucoup trop longtemps avant de corriger ces injustices et que, maintenant que nous avons l’occasion de le faire, nous devrions les corriger, puis veiller à ce qu’il n’y ait pas d’échappatoires? Cela n’a rien à voir avec les plus riches. En 2016, l’âge moyen des agriculteurs était de 55 ans. Environ 75 % des propriétaires de petite entreprise avaient déjà l’intention de quitter leur entreprise entre 2018 et 2028. Dans 50 % des cas, les propriétaires veulent transmettre leur entreprise à un membre de leur famille. De plus, l’Agence du revenu du Canada a dit que, selon ces propositions, le contribuable devra lui fournir une évaluation indépendante de la juste valeur marchande des parts visées ainsi qu’un affidavit signé par les parties.

Croyez-vous que le taux d’imposition actuel est juste, et ne croyez-vous pas que nous devrions l’ajuster maintenant et amender rapidement ce projet de loi pendant que nous en avons l’occasion, au lieu de courir le risque que les rumeurs d’élections se confirment et que le projet de loi meure au Feuilleton, ce qui nous obligerait à attendre encore trois, quatre ou cinq ans? Voilà ce qui m’inquiète.

Le sénateur Mercer [ - ]

Non, je ne pense pas que nous devrions attendre aussi longtemps.

Son Honneur le Président [ - ]

Je suis désolé, sénateur Mercer, mais votre temps de parole est écoulé.

Le sénateur Mercer [ - ]

Eh bien, j’ai bien aimé le discours du sénateur Loffreda.

L’honorable Pierre J. Dalphond [ - ]

Honorables sénateurs, d’entrée de jeu, je déclare que je partage l’opposition à ce projet de loi qu’a très éloquemment exprimée le sénateur Woo jeudi dernier. Je ne vais pas répéter ce qu’il a dit et je vais plutôt me concentrer sur quelques points qui, à mon avis, n’ont pas encore été abordés dans le cadre du présent débat.

Premièrement, le projet de loi C-208 ne s’appliquera pas à tous les transferts de petites entreprises, notamment des secteurs agricole et de la pêche. Cette mesure législative vise à créer une exception à une règle contre l’évitement fiscal qui s’applique uniquement au cas très précis que voici : l’entreprise familiale est constituée en société, mais n’appartient pas directement aux parents qui l’exploitent. Le vendeur vend les actions de cette entreprise, mais non les actifs. L’acheteur est une société et non un particulier et la société acquéreuse est dirigée par un enfant ou un petit-enfant du vendeur. Voilà le seul cas qui est envisagé dans le projet de loi.

Si la ferme familiale ou l’entreprise de pêche familiale qui fait l’objet de la vente n’est pas constituée en société, le traitement fiscal sera toujours le même que l’acheteur soit un enfant, un petit-enfant ou une tierce partie. Si l’entreprise est constituée en société et que les actions en sont vendues directement à une entité non constituée en société que ce soit un enfant, un petit-enfant ou une tierce partie sans lien de parenté, le traitement fiscal sera encore une fois exactement le même.

Selon le Recensement de l’agriculture de 2016 de Statistique Canada, à peine 25 % des fermes familiales étaient constituées en société. Et, 20 ans auparavant, cette proportion était de 12 %. En 2016, ce 25 % correspondait à environ 48 600 exploitations agricoles constituées en société d’un bout à l’autre du Canada. Le sénateur Woo a expliqué ce que cela représente pour l’ensemble des petites entreprises. Ce n’est que la pointe de l’iceberg puisque moins de 3 % des petites entreprises sont visées par cette mesure.

Deuxièmement, environ un tiers des propriétaires d’exploitations agricoles non constituées en société souhaitent vendre à leurs enfants ou petits-enfants.

La question du transfert des entreprises familiales a fait l’objet d’un rapport complet et fort intéressant publié en 2020 par l’Institut de recherche sur les PME de l’Université du Québec à Trois-Rivières, rapport que mon collègue, le sénateur Mercer, a mentionné brièvement.

Ces professeurs n’ont pas été appelés comme témoins devant le Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts, malgré la grande pertinence de leurs travaux.

Dans ce rapport, les professeurs ont indiqué, après avoir mené des études, des analyses et des entrevues, que 70 % des propriétaires d’entreprise familiale souhaitaient vendre à des tiers et non à leurs enfants ou petits-enfants pour toutes sortes de raisons qui ne sont pas nécessairement liées à la fiscalité.

Loin de moi l’idée de prétendre que l’aspect fiscal ne peut pas être important dans leur décision, mais là encore, il faut faire attention. En effet, ces professeurs ont établi que la grande majorité des entreprises familiales vendues donnent lieu à un gain en capital d’environ 100 000 $ — pas des millions de dollars, 100 000 $. L’impact fiscal du scénario que j’ai décrit plus haut se situe donc entre 0 $ et 53 000 $, tout dépendant du taux d’imposition du vendeur.

Aucun de ces chiffres n’a été mentionné au Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts. En d’autres mots, dans la majorité des entreprises familiales, même celles qui sont incorporées, la décision de vendre à un tiers plutôt qu’à la famille représente une perte pour le vendeur, variant de 0 $ à un maximum de 53 000 $. Le rapport de ces professeurs — qui ont consulté les statistiques de l’Agence du revenu du Canada, les données du recensement et conduit des entrevues — rapporte qu’en moyenne, on parle ici d’une perte fiscale de 29 000 $. Peut-on alors parler de compromettre le fonds de retraite de ces vendeurs avec un montant de 29 000 $? Je concède que j’aimerais mieux avoir le montant que de ne pas l’avoir, mais de dire que pour cette raison, la relève n’est pas possible et que le régime de retraite n’est plus possible, j’en doute.

Troisièmement, comme l’a mentionné le sénateur Woo jeudi dernier, les sociétés agricoles ou de pêche ne représenteraient que 3 % des petites entreprises qui pourraient bénéficier de ce projet de loi. Autrement dit, le projet de loi ne cible pas le transfert des sociétés agricoles ou de pêches familiales situées à la campagne ou dans les collectivités éloignées, mais plutôt celui d’entreprises familiales situées n’importe où au Canada, et principalement en milieu urbain. Par exemple, dans le mémoire qu’elle a soumis à l’appui de ce projet de loi, l’Association des courtiers d’assurances du Canada déclare que, au Québec et en Ontario, 25 % de ses sociétés de courtage membres sont des entreprises familiales. Ces types d’entreprises, qui feront l’objet principal des manchettes concernant l’élimination proposée des règles visant à prévenir l’évitement fiscal, sont celles qui tireront avantage de ce relâchement proposé dans le projet de loi C-208.

Quatrièmement, pour justifier l’adoption rapide de ce projet de loi, nous avons entendu à maintes occasions qu’il s’agit de la quatrième version de ce projet de loi à être déposée au Parlement et que tous les partis de la Chambre des communes l’appuient. Cette affirmation m’oblige à exprimer plusieurs réserves importantes.

Chers collègues, la première version de ce projet de loi a été présentée le 26 mars 2015 par la députée néo-démocrate Francine Raynault. Son étude n’a jamais franchi l’étape de la deuxième lecture à la Chambre des communes et, surtout, la mesure ciblait uniquement les sociétés agricoles ou de pêche familiales, et non l’ensemble des petites entreprises.

Le deuxième projet de loi a été présenté par le député libéral Emmanuel Dubourg le 11 juin 2015. Le projet de loi a seulement été présenté et lu une fois à la Chambre des communes. Fait intéressant, il comportait un long préambule concernant ses objectifs et exigeait de l’acheteur qu’il garde le contrôle de l’entreprise achetée pendant seulement 24 mois.

Le troisième projet de loi a été présenté le 19 mai 2016 par le député du NPD Guy Caron. Ce projet de loi ne comprenait pas de préambule indiquant aux autorités fiscales et à la cour de l’impôt la façon d’interpréter l’intention réelle du Parlement. Il a été défait à l’étape de la deuxième lecture à la Chambre des communes lorsque l’ensemble du caucus libéral et 1 député indépendant ont voté contre son adoption.

Ce qui nous amène au projet de loi C-208, qui est identique à celui qui avait été présenté et rejeté en 2016. Il a été adopté à l’étape de la deuxième lecture à la Chambre des communes par 178 voies contre 146, dont 145 députés libéraux et 1 député indépendant.

À l’étape de la troisième lecture, le 12 mai 2021, il y a à peine un mois, le projet de loi a été adopté par 199 voies contre 128, dont 127 députés libéraux, y compris l’ensemble du Cabinet, et 1 députée indépendante.

Les membres du Cabinet ont voté non même si les lettres de mandat du premier ministre adressées à la ministre des Finances et à la ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire leur demandaient de trouver une solution pour corriger l’iniquité fiscale dont vient de parler le sénateur Loffreda, surtout pour ceux qui ont des actifs substantiels de plus de 1 ou 2 millions de dollars selon le scénario que j’ai évoqué tout à l’heure.

Comme l’a expliqué la ministre de l’Agriculture au Congrès annuel de la Fédération de la relève agricole du Québec, qui s’est tenu le 5 mars 2021, le gouvernement est déterminé à corriger l’iniquité conformément à ce que j’ai indiqué au début de mon discours, mais il s’oppose au projet de loi C-208 parce qu’il n’est pas bien conçu.

Quelles sont les lacunes dans sa conception?

Chers collègues, quand on exploite soi-même une entreprise agricole ou de pêche, on produit une déclaration de revenus chaque année, qui comprend toutes les recettes provenant de l’entreprise, recettes dont sont déduites les dépenses afin d’obtenir le revenu net imposable cette année-là, selon notre niveau d’imposition, qui pourrait varier de 0 à 53 %.

Cependant, si vous créez une société pour exploiter l’entreprise, le revenu appartiendra à la société. Cette dernière utilisera le revenu net pour vous verser un salaire ou un salaire et des dividendes. Soit dit en passant, les dividendes sont imposés à un taux inférieur à celui du salaire. Les sociétés ont également la possibilité de garder les surplus d’exploitation dans un compte bancaire — d’où l’expression « surplus d’exploitation ». À la retraite, si le propriétaire veut vendre des actions à un tiers, le prix de vente ne sera pas calculé selon le montant des liquidités dans le compte bancaire. Le tiers acceptera de payer un prix qui correspond aux actifs de la société. En effet, un acheteur rationnel n’empruntera pas de l’argent à la banque pour acheter de l’argent au vendeur; cela n’aurait aucun sens. Ainsi, avant la transaction, le vendeur s’assurera que la société rachète certaines de ses actions ou qu’elle lui verse des dividendes pour qu’il puisse retirer les surplus d’exploitation accumulés à la banque. L’argent retiré sera imposé comme cela aurait été le cas s’il avait été retiré auparavant. Le propriétaire qui vend aura donc reporté l’impôt, mais il finira par devoir le payer.

Par contre, si le propriétaire possède une société et qu’il la vend à un acheteur amical, il lui est possible de s’organiser pour encaisser l’argent libre d’impôt en le transformant en avoir réalisé. Les transactions papillon sont des opérations complexes que j’avais l’habitude de faire lorsque j’étais un avocat de société avant d’être juge.

Voilà ce qu’il est possible de faire, mais on transfère alors des gains non imposés qui deviendront imposables. Cette règle contre l’évitement fiscal a été adoptée afin d’empêcher ce genre de choses, car on sait que la tierce partie ne paiera pas comptant normalement, mais qu’un acheteur amical — un fils ou un petit-fils, par exemple — pourrait être disposé à le faire. Il vous remettra un billet à ordre, puis utilisera l’argent de la société pour vous rembourser le billet à ordre et vous remettre le million de dollars — ou peu importe le montant — qui était à la banque et sur lequel aucun impôt n’avait été payé. Voilà ce que prévient la règle que nous souhaitons éliminer aujourd’hui. Ce sont les raisons pour lesquelles elle a été adoptée.

Nous devrions faire preuve de prudence avant de procéder au changement prévu dans le projet de loi. Bien franchement, il s’agit d’une mesure budgétaire qui devrait être du ressort du gouvernement.

Finalement, j’aimerais parler d’une autre lacune du projet de loi, soit son manque d’harmonisation avec le régime québécois. Comme l’ont dit les spécialistes et les experts qui ont témoigné au comité, le seul autre gouvernement au Canada qui a légiféré pour corriger l’iniquité fiscale est le Québec. Au Québec, cette mesure a été présentée dans le budget de 2015 et est entrée en vigueur le 17 mars 2016. Personne n’a été pris par surprise. Revenu Québec a pu rédiger des bulletins d’interprétation, créer des formulaires et mettre en place un système adapté.

Au moment de l’annonce, en 2015, la mesure visait uniquement les actions du capital-actions d’une société agricole familiale, d’une société de pêche familiale et des petites entreprises des secteurs primaire et manufacturier.

Dans le budget de 2016, en réponse aux critiques, on a annoncé que l’admissibilité à la mesure serait élargie à tous les secteurs d’activité. Le régime actuellement en place au Québec comprend sept exigences précises qui ne figurent pas dans le projet de loi C-208. En adoptant le projet de loi, nous aurons donc un régime non harmonisé et plus susceptible de subir des abus que le régime qui prévaut au Québec. Pourtant, comme l’ont indiqué les professeurs dans le rapport de l’Institut de recherche sur les PME auquel j’ai fait plus tôt référence, ainsi que certains fiscalistes du Québec, en cette matière, l’uniformité est des plus souhaitables.

Ce manque d’harmonie va créer des difficultés pour les contribuables québécois et pour Revenu Québec, qui devra expliquer que la transaction ne satisfait pas aux exigences québécoises et qu’elle est refusée, même si elle satisfait aux exigences fédérales.

En réalité, au lieu de viser l’harmonisation, ce projet de loi mettra de la pression sur le gouvernement du Québec pour qu’il change son approche fiscale. Voilà qui est tout à fait contraire aux principes du fédéralisme coopératif.

Contrairement au cadre québécois, l’absence de mesures de protection appropriées rend encore plus préoccupante l’entrée en vigueur du projet de loi C-208 dès la sanction royale. Autrement dit, il n’y aura aucune période de transition pour permettre à l’Agence du revenu du Canada de s’adapter à la nouvelle réalité et d’émettre les formulaires nécessaires ou de former ses employés en conséquence.

En conclusion, même si je crois que le Sénat dispose d’un système juste et transparent pour traiter les projets de loi d’initiative parlementaire, je suis aussi d’avis qu’il devrait conserver les mêmes normes de qualité élevées que lorsqu’il examine les projets de loi gouvernementaux, surtout lorsqu’il s’agit, comme dans le cas présent, d’une mesure budgétaire. À mon avis, ces normes élevées que les Canadiens ont le droit d’attendre de la part du Sénat n’ont pas été respectées dans le cas du projet de loi C-208. Nous devrions à tout le moins amender ce projet de loi pour cette raison. En l’absence d’un amendement raisonnable, je propose que nous rejetions ce projet de loi.

Merci. Meegwetch.

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