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Projet de loi sur le commissaire à l’enfance et à la jeunesse du Canada

Deuxième lecture--Suite du débat

8 juin 2021


Honorables sénateurs, je prends la parole à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi S-210, Loi constituant le Bureau du commissaire à l’enfance et à la jeunesse du Canada. Je tiens à remercier la sénatrice Moodie du travail qu’elle a accompli pour présenter ce projet de loi.

J’ai examiné le projet de loi sous l’angle de la décolonisation, comme je le fais avec tous les projets de loi qui touchent les Autochtones. Comme l’indiquent les appels à la justice formulés dans le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, l’approche de décolonisation est :

[...] une façon d’agir différemment; elle remet en question l’influence coloniale dans nos vies en accordant de la place aux perspectives autochtones marginalisées [...]

Ces perspectives sont souvent mises de côté. Pour décrire l’approche de décolonisation, le rapport indique qu’elle :

[...] nécessite la reconnaissance des droits inhérents selon le principe d’autonomie gouvernementale des peuples autochtones en ce qui concerne les enjeux propres à leurs communautés et les questions qui font partie intégrante de leurs cultures, de leur identité, de leurs traditions, de leurs langues et de leurs institutions particulières, ainsi qu’à l’égard de leur relation particulière avec [...]

Cette approche reconnaît aussi la relation particulière qu’entretiennent les Autochtones avec le territoire.

Cette approche fait honneur aux valeurs, aux philosophies et aux systèmes de connaissances autochtones, et elle les respecte. Il s’agit d’une démarche fondée sur les forces, et qui met l’accent sur la résilience et l’expertise des personnes et des communautés.

On ajoute ceci :

Nous exigeons un monde au sein duquel les familles inuites, métisses et des Premières Nations peuvent élever leurs enfants avec la même sécurité et les mêmes droits de la personne que les familles non autochtones. Nous exigeons le respect absolu des droits des Autochtones et des droits de la personne au nom des familles inuites, métisses et des Premières Nations.

Honorables collègues, l’information suivante provient en grande partie de diverses rencontres que j’ai organisées entre la sénatrice Moodie, des représentants de l’Assemblée des chefs du Manitoba et des sénateurs du Manitoba. Ces rencontres ont eu lieu les 22 avril, 5 octobre et 15 octobre 2020.

L’un des plus grands enjeux relatifs à ce projet de loi est la question omniprésente des champs de compétence. Dans un article de 2007 sur le Canada publié par la Law Library of Congress des États-Unis, on peut lire ce qui suit :

Puisque les diverses lois constitutionnelles du Canada n’assignent le dossier des enfants ni à l’un ni à l’autre ordre de gouvernement, les questions relatives aux enfants sont réparties selon les champs de compétence désignés à chacun des ordres de gouvernement.

Les auteurs ajoutent :

Puisqu’en vertu des lois constitutionnelles canadiennes le gouvernement fédéral ne peut pas adopter des lois qui touchent les questions relevant des champs de compétence des provinces, même quand il s’agit d’appliquer des accords internationaux, le Canada émet de sérieuses réserves si la mise en œuvre requiert la coopération des provinces.

L’article dit encore ceci :

Les lois fédérales n’ont généralement pas préséance sur les lois provinciales. Chaque ordre de gouvernement s’occupe de légiférer sur les aspects de l’emploi qui relève de leurs champs de compétence respectifs.

Honorables sénateurs, les questions relatives aux enfants comprennent la santé et l’aide à l’enfance, l’éducation, le travail et l’exploitation des enfants, la maltraitance et la traite des enfants, la justice pour les mineurs et les enfants pris en charge, qui relèvent de la compétence des provinces. Les enfants et les adolescents qui ont des droits issus de traités sont continuellement pris dans le conflit de compétences entre les provinces et le gouvernement fédéral, ce qui a entraîné la mort de Jordan Anderson, un jeune enfant qui avait le statut prévu dans un traité, mais qui est décédé pendant un différend entre la province et le Canada au sujet de sa prise en charge. Ce n’est qu’après sa mort qu’ils se sont entendus sur un processus, le principe de Jordan, mais la plupart des sénateurs le savent déjà.

Vous comprenez certainement ma réserve à l’égard de tout projet de loi fédéral qui tente d’aborder des questions de compétence provinciale. Pourtant, le projet de loi qui nous occupe ne fait aucune mention du rôle et des relations entre le Canada et les provinces et les territoires.

Bien que le libellé oblige le commissaire à collaborer avec les Premières Nations, il ne l’oblige pas à collaborer avec les provinces et les territoires pour régler certains problèmes systémiques qui nuisent au bien-être des enfants. Si le Canada veut améliorer le niveau de vie des enfants et des jeunes, les deux ordres de gouvernement doivent s’engager à faire respecter les droits de l’enfant.

De plus, le projet de loi semble renforcer le statu quo à l’échelle provinciale. Voici ce que stipule l’alinéa 11(1)j) :

Le commissaire a pour mandat [...] de collaborer et de coopérer, à l’échelle pancanadienne, avec les instances qui œuvrent à la promotion, à la défense ou au service des enfants et des jeunes afin d’harmoniser les politiques et les pratiques et de prévenir les conflits dans la gestion des affaires qui relèvent d’une compétence partagée [...]

Les instances en question relèvent des provinces. Si une province s’est toujours montrée réfractaire à l’idée de changer ses façons de faire, le désir de prévenir les conflits, comme on le dit dans le paragraphe ci-dessus, aura pour effet de perpétuer la menace qui plane sur les enfants des Premières Nations.

Dans la même optique, selon l’alinéa 17(5)a) :

Le commissaire peut [...] pénétrer dans tout lieu de garde ou de résidence pour enfants ou jeunes qui est contrôlé ou exploité par le gouvernement du Canada [...]

Beaucoup de centres et de résidences pour les jeunes relèvent des provinces. Comment le commissaire devra-t-il procéder dans ce cas?

Chers collègues, dans la foulée de ces frictions touchant les champs de compétence, il faut aussi se demander à quels enfants profiterait ce projet de loi. On ne sait pas vraiment comment le commissaire pourrait travailler avec des enfants qui ne relèvent pas de la compétence fédérale. Le projet de loi mentionne les Premières Nations, les Inuits et les Métis dans 7 des 11 paragraphes du préambule. De plus, le paragraphe 17(1) dit ceci :

Le commissaire peut [...] effectuer une enquête sur toute question [...] relevant de la compétence fédérale qui touche les droits des enfants et des jeunes.

Les peuples des Premières Nations sont les seuls à avoir été ciblés intentionnellement par des lois canadiennes et provinciales et les seuls à être opprimés par les systèmes tant fédéraux que provinciaux. Les multiples champs de compétences entourant les services à l’enfance et à la famille n’ont jamais fonctionné efficacement pour les enfants et les jeunes des Premières Nations.

Comme il s’agit d’un projet de loi fédéral, sa portée se limitera aux territoires et aux champs de compétence fédéraux. Parmi les enfants qui appartiennent à cette catégorie, il y a les enfants des Premières Nations vivant dans une réserve, ainsi que les enfants immigrants ou réfugiés sous la responsabilité de l’Agence des services frontaliers du Canada. Notons que le projet de loi ne mentionne pas du tout les enfants immigrants ou réfugiés.

Comme je l’ai dit, honorables sénateurs, le projet de loi mentionne les enfants et les jeunes des Premières Nations et des peuples inuits et métis, notamment aux paragraphes 21b) et 29(5) sous les rubriques « Rapports » et « Examen », et, ce qui est encore plus intéressant, à l’article 16, intitulé « Axe privilégié », il est indiqué qu’un éventuel commissaire adjoint serait affecté « aux questions qui concernent en particulier les enfants et les jeunes inuits, métis et des Premières Nations. »

Lorsque l’on a demandé si le commissaire principal, plutôt que son adjoint, pouvait remplir ce rôle, aucune réponse n’a été obtenue. J’ai l’impression que les questions entourant les enfants et les jeunes inuits, métis et des Premières Nations sont largement utilisées pour justifier l’établissement du commissariat.

Cora Morgan, défenseure des droits des enfants au sein de l’Assemblée des chefs du Manitoba, a déclaré :

Cela diluerait les enjeux importants pour les Premières Nations. Puisque le Canada a des antécédents de vols d’enfants des Premières nations, nous devons avoir notre propre commissaire. Les problèmes et les réalités des enfants des Premières Nations sont uniques et complexes. Ils ne peuvent pas être adéquatement traités par un commissaire pancanadien. En l’absence de consultations préalables et adéquates, nous allons de nouveau nous trouver dans une situation où d’autres personnes parlent au nom de nos enfants.

Elle poursuit ainsi :

L’Assemblée des chefs du Manitoba a toujours milité en faveur de solutions uniques aux enjeux qui soient dirigées par les Premières Nations. Pendant plus de 150 ans, le Canada a élaboré des lois qui portaient spécifiquement sur les Premières Nations sans les consulter. Les pratiques, les politiques et les lois générales établies par le Canada sont inefficaces quand il s’agit des Premières Nations. Les normes établies unilatéralement par le gouvernement ne tiennent pas compte des besoins et des réalités de nos nations.

Le manque de consultation à propos de ce projet de loi nous mène directement à la question du processus de nomination puisque, selon le paragraphe 5(1), il faut consulter le leader ou le facilitateur de chacun des partis reconnus avant de nommer un commissaire. Les dirigeants des Premières Nations sont toutefois exclus de ce groupe de décideurs.

Honorables sénateurs, un autre point me préoccupe grandement à propos de ce projet de loi, c’est qu’il n’est assorti d’aucun financement puisqu’il s’agit d’un projet de loi sénatorial d’intérêt privé. Je sais qu’on espère que, s’il bénéficie d’un solide appui, le gouvernement se sentira forcé de le financer un jour, mais ce n’est pas garanti. Comme l’a souligné l’Assemblée des chefs du Manitoba, en l’absence de financement pour créer le bureau en question, l’objectif du projet de loi est désormais nul et non avenu.

Honorables sénateurs, il est grand temps de décoloniser l’approche suivie par le Canada à l’égard des Premières Nations, mais c’est une tâche ardue. Le rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées demande qu’il y ait des commissaires à l’enfance dans chaque province et à l’échelle nationale. Voici ce qu’on peut lire dans l’introduction :

Les mesures visant à mettre un terme à ce génocide et à redresser la situation doivent être aussi importantes que l’ensemble des systèmes et des actions qui ont contribué à perpétuer la violence coloniale pendant des générations.

Sous la rubrique « Principes de changement », on peut lire ceci :

[…] toute action et toute mesure corrective destinée à s’attaquer aux causes profondes de la violence doivent être fondées sur les droits de la personne et les droits des Autochtones et […] mettre l’accent sur l’atteinte de l’égalité réelle pour les peuples autochtones.

Le principe juridique d’égalité réelle fait référence à l’atteinte d’une véritable égalité dans les faits. Elle est requise pour corriger les désavantages historiques, les traumatismes intergénérationnels et la discrimination subis par une personne afin de réduire l’écart lié aux inégalités vécues par cette dernière en vue d’améliorer son bien-être général.

Honorables sénateurs, une autre partie du projet de loi que j’aimerais examiner est la définition d’un enfant ou jeune. Dans la section des définitions, on peut lire ceci : « Personne âgée de moins de 18 ans. » Cependant, cette définition varie selon les provinces et les territoires. En Colombie-Britannique, par exemple, la Child, Family and Community Service Act définit un enfant comme une personne âgée de moins de 19 ans et un jeune comme une personne d’au moins 16 ans, mais de moins de 19 ans. Par conséquent, les jeunes de 18 ans et plus, qui sont pris en charge, pourraient ne pas pouvoir profiter du travail du commissaire.

Par ailleurs, la définition des termes « enfant » et « jeune » qui figure dans le projet de loi S-210 ne tient pas compte des enfants et des jeunes qui arrivent à l’âge où ils ne sont plus pris en charge. C’est un problème considérable au Canada, en particulier au Manitoba, où ces jeunes vivent de nombreuses difficultés en recevant peu d’aide, voire aucune. Les recherches montrent que les systèmes provinciaux d’aide à l’enfance ne préparent pas suffisamment les jeunes à la vie après la prise en charge. Les enfants pris en charge par ce système sont moins susceptibles de décrocher leur diplôme d’études secondaires et plus susceptibles d’être pris en charge par le système de justice pénale pour les adolescents.

Il est à noter que, au sein de cette cohorte, les filles autochtones et les jeunes de la communauté 2ELGBTQQIA vivent des difficultés particulières en ce qui concerne leur sécurité personnelle au sein du système d’aide à l’enfance. Lors de l’enquête, des témoins ont parlé d’adolescents et de jeunes adultes des communautés autochtones et de la communauté 2ELGBTQQIA dont la mort ou la disparition a eu lieu alors qu’ils quittaient le système ou qu’ils y étaient pris en charge.

Il y a peu de données sur le nombre de Canadiens qui s’identifient comme membres de la communauté 2ELGBTQQIA. Les enquêtes de Statistique Canada ne comprennent toujours pas de questions sur l’identité de genre. Il n’y a par ailleurs aucune donnée sur les personnes handicapées.

Autre aspect crucial à souligner, le projet de loi ne prévoit pas de processus, de procédure ou de résultat escompté par rapport à la collecte de données désagrégées. Ces données seraient essentielles pour aider et orienter le commissaire et lui donner une idée des personnes qu’il devrait servir.

Honorables sénateurs, dans le cadre des rencontres qui ont eu lieu sur ce projet de loi, l’Assemblée des chefs du Manitoba a fait les recommandations suivantes. Premièrement, il faut retirer du projet de loi toute mention des Premières Nations. Deuxièmement, il faut collaborer avec les autres nations autochtones du pays en vue de nommer un commissaire national qui s’occuperait expressément des inégalités qui touchent les enfants des Premières Nations et d’améliorer les conditions de vie des enfants et des adolescents autochtones. Troisièmement, les deux ordres de gouvernement, soit le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial, doivent assurer le bien-être des enfants et des adolescents autochtones.

Honorables sénateurs, j’espère qu’on pourra répondre à ces questions et à bien d’autres lorsque ce projet de loi sera étudié en comité. Merci.

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