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Le Sénat

Motion tendant à exhorter le gouvernement à adopter l'antiracisme en tant que sixième pilier de la Loi canadienne sur la santé--Suite du débat

30 novembre 2021


Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de ma motion, la motion no 11, qui demande que le Sénat du Canada exhorte le gouvernement fédéral à adopter l’antiracisme en tant que sixième pilier de la Loi canadienne sur la santé.

Cette demande pour le sixième pilier provient de plusieurs sources au Canada, et je parle en leur nom. Cet appel a été porté à mon attention pour la première fois par une lettre ouverte adressée à de nombreuses personnes, dont moi, par Josée G. Lavoie, professeure à l’Université du Manitoba; Mary Jane Logan McCallum, professeure à l’Université de Winnipeg; Annette J. Browne, professeure à l’Université de la Colombie-Britannique; et Emily Hill, avocate-conseil principale chez Aboriginal Legal Services.

Le Groupe de travail Brian Sinclair était dirigé par le Dr Barry Lavallee et comprenait les personnes susmentionnées. Ce groupe a été formé en réponse au décès de Brian Sinclair dans la salle d’urgence d’un hôpital de Winnipeg et aux questions que cela a soulevées au sujet du système de santé, du système de justice, des populations autochtones et de la province du Manitoba. On peut lire ceci à la page 1 du livre de Mary Jane Logan McCallum et d’Adele Perry intitulé Structures of Indifference: An Indigenous Life and Death in a Canadian City :

Au cœur de cette histoire, il y a 34 heures qui se sont écoulées en septembre 2008. Pendant ce jour et demi, Brian Sinclair, un Anishinaabeg non inscrit d’âge moyen, résidant à Winnipeg, la capitale du Manitoba, s’est rendu en fauteuil roulant aux urgences du Centre des sciences de la santé, le principal hôpital du centre-ville. Il n’a reçu aucune aide et aucun soins, et il est finalement décédé d’une infection qui aurait été facile à traiter. Selon nous, la situation reflète une structure particulière d’indifférence créée et entretenue par le colonialisme, qui peut être mieux comprise en mettant la vie et le décès de cet Anishinaabeg dans leur contexte historique.

On peut ensuite lire ce qui suit :

[...] ces archives reflètent la situation précaire des populations autochtones en matière de soins de santé et de justice au Canada, et montrent combien la situation est problématique pour le traitement des cas de décès prématurés des Autochtones [...] nous constatons que l’enquête a servi à masquer la violence du colonialisme [...]

Chers collègues, pour ceux qui sont victimes de racisme, il est épuisant de répéter sans cesse que le racisme existe au Canada. Pour les Canadiens qui n’ont jamais été victimes de racisme, que ce soit du racisme systémique ou à cause d’une attaque personnelle, il est facile de nier son existence. Par conséquent, le racisme peut être difficile à comprendre pour certains. Pour d’autres, il s’agit d’un phénomène courant dans leur vie, comme le démontrent les cas de Brian Sinclair et de Joyce Echaquan.

Pour les Autochtones et les gens de couleur, la menace du racisme est toujours présente. En préparant une présentation sur le racisme que j’allais donner à des étudiants de la Faculté de droit de l’Université du Manitoba, je me suis rendu compte qu’à aucun moment de ma vie je n’ai arrêté de penser au racisme. Aujourd’hui, serai-je victime de racisme dans la rue, au magasin, dans l’avion, à l’hôpital ou au Sénat? Vais-je le deviner dans les yeux ou le langage corporel d’une personne, ou sur sa bouche? Parfois, nous nous disons que nous y avons échappé en sachant que, même si nous n’avons pas été victimes de racisme cette journée-là, de nombreux autres membres des Premières Nations, des Métis, des Inuits et des gens de couleur l’ont été. C’est scandaleux quand quelqu’un sait que c’est sa journée, mais qu’il ignore si le racisme dont il est victime entraînera sa mort.

Il est inadmissible que certaines personnes estiment avoir le droit d’enlever la vie à un Autochtone ou à une personne de couleur, et ce, ouvertement et sans craindre de répercussions, uniquement à cause de la couleur de sa peau.

Dans son livre intitulé The Skin We’re In: A Year of Black Resistance and Power, Desmond Cole dit ce qui suit :

J’ai mis la majeure partie de ma vie seulement pour comprendre le lien qui existe entre mon combat en tant que Canadien noir et le combat des Autochtones sur ces territoires volés.

Il ajoute :

L’impérialisme britannique, qui a mené à la colonisation du Canada et de la Sierra Leone, m’a aussi fait naître et a nourri les récits que je vais partager avec vous. Ainsi, lorsque je parle de la solidarité noire et autochtone comme étant nécessaires à notre survie future...

 — et celle du monde entier —

... je ne parle pas en métaphores. Je nous demande à tous d’honorer l’histoire et les combats de nos ancêtres alors que nous composons avec les séquelles.

Pour bon nombre d’entre nous, c’est-à-dire l’ensemble des Noirs et des Autochtones, il nous a fallu la majeure partie de notre vie adulte pour embrasser la couleur de notre peau, nos origines et la lutte contre le racisme.

Honorables sénateurs, lorsqu’une société est raciste, les personnes racistes peuvent s’arroger un pouvoir qui, dans une société juste, ne leur appartiendrait pas. Les victimes du racisme y reconnaissent une pathologie claire — bien que cette clarté n’ait jamais suffi par le passé. Les petits enfants qui se sont échappés des pensionnats le savaient. Les mères qui se sont fait arracher leurs enfants des bras le savaient. Les jeunes hommes savaient que le système jouait contre eux quand des policiers les ont envoyés marcher, en pleine nuit, le long d’autoroutes glacées. Brian Sinclair le savait tandis qu’il attendait patiemment dans la salle d’attente de l’urgence, où on l’a oublié encore et encore jusqu’à son décès.

Qu’en est-il de toutes les femmes portées disparues ou assassinées, si nombreuses? Ne sont-elles pas des femmes au même titre que nous, mesdames? Ne méritent-elles pas d’être protégées? Combien d’entre elles auraient pu être sauvées si nos institutions s’étaient montrées accueillantes, ouvertes et conscientes de leurs difficultés?

S’il y a une chose que nous savons, c’est que le racisme traverse toutes les institutions canadiennes. Dans son livre intitulé Racial and Ethnic Policies in Canada, l’auteur Gurcharn S. Basran dit :

Le gouvernement canadien et la population en général pratiquent systématiquement le racisme depuis le tout début de l’histoire du Canada [...] Ce racisme s’est institutionnalisé au cours de notre histoire. Il cible principalement les populations du Canada qui ne sont pas blanches.

Il dit ensuite, à la page 11 :

Le racisme n’est pas un comportement exceptionnel qui se manifeste spontanément chez certaines personnes en particulier. Il se développe, se répand et s’utilise de façon systématique pour répondre aux besoins et aux intérêts de certains groupes de la société canadienne. Le racisme institutionnel est un aspect important de l’histoire canadienne, et il est intimement lié à notre système de production, de distribution et de contrôle des ressources économiques. Autrement dit, le racisme est une composante importante de notre structure économique et de notre réalité politique.

Honorables sénateurs, dans le rapport final de 2019 intitulé Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics : écoute, réconciliation et progrès, le commissaire Jacques Viens indique qu’il est « impossible de nier la discrimination systémique dont sont victimes » les peuples autochtones au Québec « dans leurs relations avec les services publics ». Il ajoute que, pour bien tenir compte de l’histoire des Premières Nations et des Inuits de la province, des améliorations doivent être apportées dans toutes les sphères de la vie publique, dont les services policiers, sociaux et correctionnels, la justice, la protection de la jeunesse, la santé mentale et l’éducation.

Le premier ministre du Québec, François Legault, a déclaré ceci à propos du rapport :

Il y a effectivement beaucoup de choses inquiétantes dans le rapport, et il faut changer la façon dont on donne les services aux Autochtones du Québec.

Même si ce rapport traite de la situation au Québec, ses constatations peuvent très certainement s’appliquer au reste du Canada.

Plus récemment, honorables sénateurs, les événements qui se sont conclus par la mort de Joyce Echaquan le 28 septembre 2020 n’ont hélas rien de nouveau. Mme Echaquan était une Autochtone de la bande atikamekw de Manawan, elle avait sept enfants et elle est morte sanglée à son lit d’hôpital, sous les quolibets racistes des infirmières qui, au lieu de lui fournir l’aide qu’elle les suppliait de lui donner, riaient d’elle. C’est déjà assez que de telles atrocités et de telles manifestations de racisme se produisent dans notre pays, il faut en plus qu’elles aient lieu précisément dans un établissement qui a pour mission de guérir les gens, pas de les tuer. C’est consternant.

Mme Echaquan a été victime de violence interpersonnelle. Elle est morte en suppliant des travailleurs de la santé canadiens de faire ce qu’ils étaient formés et payés pour faire. Je dirais en fait qu’elle est morte de violence systémique. Elle est morte entre les mains d’employés d’un endroit où de tels comportements pouvaient continuer impunément.

Malgré le racisme, on ne peut pas aller ailleurs. Les hôpitaux demeurent des hôpitaux malgré les gens racistes qui y travaillent. Les hommes, les femmes et les enfants autochtones s’y rendent pour obtenir de l’aide, sachant très bien que ces établissements ne les ont pas en haute estime. Joyce Echaquan s’est rendue à l’hôpital en sachant qu’elle n’y serait pas bien traitée. D’après sa famille, elle y est allée une dernière fois en disant à quel point on y était horrible avec elle. « Un jour, ils vont me tuer », a-t-elle dit.

Chers collègues, la Loi canadienne sur la santé énumère les conditions que les régimes d’assurance-maladie provinciaux et territoriaux doivent respecter pour recevoir une contribution financière du fédéral. Les cinq conditions applicables aux services de santé assurés sont la gestion publique, l’accessibilité, l’intégralité, l’universalité et la transférabilité.

Au sens large, l’intégralité comprend les services médicalement nécessaires « pour le maintien de la santé, la prévention des maladies, ou le diagnostic ou le traitement des blessures, maladies ou invalidités ». Comment l’intégralité et le racisme peuvent-ils coexister?

L’universalité signifie que les régimes provinciaux et territoriaux d’assurance-maladie doivent assurer les Canadiens pour tous les services médicaux et hospitaliers médicalement nécessaires. Y aurait-il deux types d’universalité? Un traitement pour un groupe et un moins bon traitement pour d’autres? La responsabilité publique concernant les fonds dépensés pour les services assurés tient-elle compte du fait que le traitement est inégal et varie d’un groupe à un autre? Comment peut-on affirmer que les soins de santé sont accessibles lorsque les gens ont peur de se rendre aux centres de santé en raison du racisme?

Afin de réparer ces injustices commises au nom de la Loi canadienne sur la santé, il faut s’attaquer au racisme institutionnel. Au lieu de voir la couleur de la peau comme un désavantage, les Canadiens doivent tenir compte des histoires, des réalités et des difficultés propres aux Autochtones, aux Noirs et aux gens de couleur afin qu’ils ne soient plus exclus des systèmes dominants, que ce soit par rapport à la santé, à la justice, à l’éducation, à l’économie ou à tout autre aspect.

Honorables sénateurs, une action concertée dans les plus hautes sphères d’influence et de pouvoir au pays s’impose pour mettre fin au racisme dans le système de santé canadien. En tant que sénateurs, nous avons l’obligation morale et légale de prendre la parole et d’agir pour soutenir la lutte contre le racisme.

Pensons à Joyce Echaquan qui, aux prises avec d’immenses souffrances, a trouvé la force d’utiliser son téléphone. Qu’essayait-elle de communiquer au moyen de son téléphone? Elle a refusé d’être une victime. Elle était attachée au lit, mais son esprit et son âme s’élevaient fièrement. Elle a été un catalyseur de changement. Elle ne voulait pas que d’autres subissent le même sort qu’elle. Je suis certaine que, en tant que femme, ses dernières pensées étaient tournées vers sa famille, plus particulièrement vers ses enfants. Les femmes ont toujours lutté pour un avenir meilleur pour leurs enfants. Elle ne faisait pas exception. Elle a tracé la voie à suivre.

Chers collègues, je vous exhorte à faire comme moi et à appuyer cette motion. Merci.

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