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Le Sénat

Motion tendant à exhorter le gouvernement à invoquer la Convention sur le génocide afin d'obliger le Myanmar à respecter ses obligations et à trouver des solutions qui permettront de réparer les torts causés au peuple rohingya--Ajournement du débat

11 avril 2019


Conformément au préavis donné le 3 avril 2019, propose :

Que le Sénat demande sans plus tarder au gouvernement du Canada d’invoquer la Convention sur le génocide et de mobiliser en particulier les États animés des mêmes valeurs afin de porter l’affaire devant la Cour internationale de Justice pour obliger le Myanmar à respecter ses obligations et à trouver des solutions qui, à terme, permettront de réparer les torts causés au peuple rohingya;

Que le Sénat exhorte le gouvernement du Canada d’exercer des pressions sur le Myanmar pour libérer les journalistes de Reuters incarcérés, et de permettre aux observateurs indépendants d’accéder librement à l’État de Rakhine afin d’enquêter sur les crimes internationaux commis et assurer la protection des citoyens rohingyas qui s’y trouvent toujours;

Que le Sénat exhorte le gouvernement du Canada à maintenir son aide au gouvernement du Bangladesh dans le cadre de l’aide multilatérale pour répondre aux besoins en matière d’aide humanitaire des réfugiés rohingyas, plus particulièrement les femmes et les enfants, notamment en ce qui concerne l’éducation;

Qu’un message soit envoyé à la Chambre des communes pour lui demander de s’unir au Sénat dans ce but.

— Honorables sénatrices et sénateurs, je prends la parole pour parler de ma motion, qui demande au gouvernement du Canada d’invoquer la Convention sur le génocide dans le cas du génocide continu commis par le Myanmar contre le peuple rohingya et de porter cet enjeu devant la Cour internationale de justice. En qualité de membre de la communauté internationale, le Canada a une obligation de tenir le Myanmar responsable du crime de génocide commis contre le peuple rohingya.

Le mois d’avril est celui de la commémoration, de la condamnation et de la prévention des génocides. C’est un mois sous le signe du souvenir et de la réflexion. C’est un moment pour penser à la signification que nous attribuons aux mots « plus jamais ».

Aujourd’hui, je reconnais que nous nous trouvons sur le territoire ancestral non cédé de la nation algonquine. Sur ces terres, le gouvernement canadien a commis un génocide contre les peuples autochtones de l’île de la Tortue, ce qui a inclus l’envoi forcé des enfants dans des pensionnats autochtones.

Il y a quelques jours, le 7 avril, nous avons souligné la Journée nationale de réflexion sur la prévention du génocide. Les sénateurs Cormier et Andreychuk, ainsi que d’autres sénateurs, ont accueilli ici des représentants de la société civile et des parlementaires pour marquer le vingt-cinquième anniversaire du génocide au Rwanda.

En seulement 100 jours — d’avril à juillet 1994 —, près d’un million de Tutsis ont été massacrés, sans que la communauté internationale réagisse. Cette inaction a été décrite en détail par des Canadiens comme le sénateur à la retraite Roméo Dallaire et le Dr James Orbinski de Médecins Sans Frontières, qui ont refusé d’abandonner le Rwanda.

Chers collègues, n’oublions pas les mots « plus jamais » qui ont résonné après l’Holocauste de la Deuxième Guerre mondiale, lorsque des millions de juifs, ainsi que des personnes handicapées, des Roms et des homosexuels, ont été assassinés avec une efficacité odieuse, qui était fondée sur la haine.

À la suite de l’horreur des atrocités de masse, l’avocat juif Raphael Lemkin a inventé le mot « génocide », du mot grec ancien « genos », qui veut dire « race » ou « tribu », et du mot latin « cide », qui veut dire « tuer ». Il a contribué à rédiger l’ébauche de ce qui allait devenir le premier traité sur les droits de la personne des Nations Unies, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, qui n’entrera en vigueur qu’en 1951, après avoir été signée par 20 pays, dont le Canada.

Il y a quelques jours, des survivants du génocide au Rwanda nous ont rappelé, ici au Sénat du Canada, la façon dont le monde les avait laissés tomber en 1994. En fait, il est plus juste de dire « encore, encore, encore » que de dire « plus jamais », étant donné les nouvelles séries de massacres visant à détruire un peuple, que ce soit en Europe, en Afrique, ou maintenant — 25 ans après le Rwanda —, au Myanmar. Dans ce dernier cas, le monde assiste à l’opération de nettoyage menée par la Tatmadaw, les forces armées du Myanmar, qui a débuté en 2017. Depuis, on assiste à des viols collectifs coordonnés dans des centaines de villages et dans différents districts, ce qui n’est pas le fruit du hasard. Ces viols, qui ont mené à des grossesses forcées pour des milliers de femmes rohingyas, font partie de la stratégie de destruction des Rohingyas par l’État du Myanmar. Cette méthode fait partie des actes de génocide selon la définition qui en est faite dans la convention.

Plus de 720 000 Rohingyas ont échappé au génocide dans l’État de Rakhine, au Myanmar. Ils ont fui les techniques génocidaires diaboliques, mais familières du meurtre, du viol, de la mutilation et de la destruction de villages entiers par le feu. Ils sont partis au Bangladesh, le pays voisin.

La motion conjointe des deux chambres du Parlement l’automne dernier a fait du Canada le premier pays à déclarer officiellement qu’il s’agit d’un génocide. Les gens qui sont demeurés au Myanmar font toujours l’objet d’attaques, car le gouvernement du Myanmar continue de persécuter les Rohingyas qui restent et, tout comme ce fut le cas durant l’Holocauste, les attaques se répandent à d’autres groupes ethniques, comme les minorités kachin, kayan, shan et chin du Myanmar.

Étant donné le volume et le rythme des vagues de réfugiés au Bangladesh, il s’agit de la crise qui connait la plus forte croissance au monde. La densité de la population à Cox’s Bazaar, un camp de réfugiés sur la côte du Bangladesh, est la plus élevée au monde. Toutefois, il y a quelques semaines seulement, le Bangladesh a informé le Conseil de sécurité des Nations Unies qu’il n’accueillera plus les réfugiés rohingyas du Myanmar.

Honorables sénateurs, pourquoi le Sénat du Canada devrait-il considérer une autre motion sur le génocide des Rohingyas? Pourquoi la motion dont nous sommes saisis porte-t-elle sur des mesures précises que prendrait le Canada en vertu de la Convention sur le génocide? Parce que le Canada a ratifié la Convention sur le génocide en 1951 et que le Myanmar l’a ratifiée en 1956. Les deux États adhèrent à ce texte du droit international. Toutefois, comme l’indique la motion à l’étude, le Myanmar continue de faire fi des normes internationales, notamment en emprisonnant des journalistes et en refusant l’entrée au Rapporteur spécial des Nations Unies.

Comme l’a récemment fait remarquer le professeur John Packer, un expert en droits internationaux de la personne, l’objectif principal de la Convention sur le génocide est la prévention — l’appel répété à ne plus jamais permettre qu’une telle chose se reproduise. La prévention suppose des obligations positives. La Commission du droit international a précisé clairement que tous les États intéressés, et non simplement ceux qui sont directement touchés, peuvent se pencher sur des enjeux comme le génocide. L’incapacité des États parties à la Convention sur le génocide d’agir pour prévenir un génocide ou, si un génocide est en cours, leur incapacité d’agir pour prévenir d’autres actes génocidaires constitue donc une violation de la Convention sur le génocide.

Comme l’a ajouté le professeur Packer, à cet égard, il est essentiel de comprendre que la Convention sur le génocide est avant tout une question d’obligation pour les États. En effet, toute violation à la convention met en cause la responsabilité des États et leurs lois afférentes.

Chers collègues, en novembre 2017, je faisais partie de la délégation parlementaire au Bangladesh qui été mise au courant de la situation par l’honorable Bob Rae le soir même où il est revenu du camp de réfugiés rohingyas de Cox’s Bazar. Je connais Bob depuis la faculté de droit, et, comme en conviendront probablement de nombreux autres sénateurs qui le connaissent bien, il est imperturbable, même dans les situations les plus tendues.

Toutefois, ce ne fut pas le cas ce soir-là, ni en juin dernier, lorsqu’il a témoigné devant le Comité sénatorial des droits de la personne, alors que son mandat en tant qu’envoyé spécial du premier ministre tirait à sa fin. Submergé par l’émotion, il a déclaré ce qui suit aux sénateurs :

[...] les camps sont pleins de jeunes. Ce que j’ai ressenti, comme père et grand-père, c’est que ce ne sont que des enfants.

En septembre 2018, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a publié le rapport de la mission internationale et indépendante d’établissement des faits sur le Myanmar. Selon ce document, la Tatmadaw, les forces armées qui dirigent le Myanmar, continue de se servir du viol et de la violence sexuelle dans le cadre d’une :

[...] stratégie délibérée visant à intimider, terroriser et punir la population civile. Les forces armées s’en servent comme tactique de guerre.

Dans le rapport, l’ONU demande aussi que les hauts généraux de l’armée du Myanmar fassent l’objet d’une enquête et qu’ils soient poursuivis pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre devant un tribunal pénal international.

Toujours en septembre 2018, le Parlement du Canada a adopté à l’unanimité la motion du député Andrew Leslie et reconnu que les crimes commis par le Myanmar contre les Rohingyas constituent un génocide. Comme nous le savons, la sénatrice Omidvar nous a présenté cette motion et, par conséquent, les deux Chambres du Parlement canadien ont déclaré que le massacre perpétré par le Myanmar constitue un génocide, une déclaration dont nous pouvons être fiers.

Les Canadiens se soucient de la situation. Ils cherchent des moyens de faire évoluer les choses pour le mieux à l’échelle locale, nationale et internationale. Par exemple, des conseillers municipaux de partout au Canada, y compris les métropoles que sont Montréal et Toronto, prévoient présenter ce mois-ci des motions exigeant la fin du génocide des Rohingyas au Myanmar.

Lors du Forum sur les questions relatives aux minorités des Nations Unies, en novembre 2018, Nurul Islam, le président de l’Organisation nationale des Rohingyas de l’Arakan, a présenté une déclaration au nom des Rohingyas, demandant à la communauté internationale d’invoquer la convention sur les génocides contre le Myanmar.

Les centres de recherche universitaires canadiens sur les droits de la personne, comme l’Institut montréalais d’études sur le génocide et les droits de la personne de l’Université Concordia, l’Institut Raoul Wallenberg des droits de la personne et du droit humanitaire affilié à l’Université McGill et le Centre de recherche et d’enseignement sur les droits de la personne à l’Université d’Ottawa, ont aussi exhorté le Canada de donner suite à sa motion parlementaire conjointe en prenant des mesures pour invoquer la convention sur les génocides, ce que nous pouvons faire en tant qu’État partie.

Cette mesure serait conforme à la motion qui a déjà été acceptée par les deux Chambres du Parlement, et c’est cette mesure qui est au cœur même de la motion dont nous sommes saisis.

Comme Canadiens, nous sommes fiers d’être un chef de file au chapitre des droits de la personne. Cependant, notre engagement à défendre les droits de la personne n’est pas défini uniquement par les discours que nous prononçons au Parlement ou aux Nations Unies, ni même par l’argent que nous versons au développement international. Notre engagement envers les droits de la personne se définit par ce que nous disons et ce que nous faisons pour répondre aux violations flagrantes des droits de la personne, y compris le crime de génocide.

En ce Mois de la commémoration, de la condamnation et de la prévention des génocides, rappelons-nous, honorables sénateurs, les millions de vies qui ont été perdues. Pensons à l’Holodomor, à l’Holocauste et aux génocides en Arménie, au Rwanda, à Srebrenica, au Cambodge et au Darfour.

Reconnaissons-les en prenant d’autres mesures pour les centaines de milliers de Rohingyas qui ont été arrachés à leur terre. Par cette motion, nous pouvons faire davantage que simplement nous rappeler. Nous pouvons prendre des mesures conformes à nos obligations en vertu du droit international en matière de droits de la personne afin de rendre le gouvernement du Myanmar responsable du génocide actuellement perpétré contre les Rohingyas, les Kachins, les Karans, et les groupes minoritaires shans et chins.

Soixante-huit ans après la ratification, par le Canada, de la Convention sur le génocide, assurons-nous que les mots « plus jamais » ne soient plus prononcés trop tard. Je vous invite à étudier et à appuyer cette motion qui, si elle est adoptée, sera renvoyée à l’autre endroit où un député l’attend.

Merci. Meegwetch.

L’honorable Josée Forest-Niesing [ + ]

J’ai une question à poser à la sénatrice.

Son Honneur le Président [ + ]

Votre temps de parole est presque écoulé, sénatrice McPhedran. Voulez-vous demander quelques minutes de plus pour répondre à une question?

Oui.

La sénatrice Forest-Niesing [ + ]

Merci, honorable sénatrice, d’avoir fait ressortir l’importance de cette motion. Vous avez parfaitement raison, les Canadiens se soucient de la situation. En tout cas, cela me touche, je suis très inquiète et j’éprouve le besoin de faire quelque chose.

Toutefois, étant donné que le Myanmar n’a pas collaboré aux autres démarches internationales, notamment en refusant l’accès au rapporteur spécial de l’ONU, je me demande s’il consentira au processus si le Canada saisit la Cour internationale de justice.

Par conséquent, si le Sénat accepte votre motion tendant à exhorter le gouvernement à invoquer la Convention sur le génocide, quelles sont les chances que le Myanmar doive répondre de ses actes devant la Cour internationale de justice?

Je remercie grandement l’honorable sénatrice de sa question très bonne et très difficile. Comme la sénatrice l’a signalé, il est vrai que le Myanmar n’a pas accepté la compétence obligatoire de la cour définie au paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour internationale de justice. Toutefois, le Myanmar et le Canada sont tous les deux des États parties à la Convention sur le génocide, ce qui permet au Canada d’invoquer l’article 9 de la convention. Cet article prévoit que les différends entre les parties contractantes quant à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide, peuvent être soumis à la Cour internationale de justice par un État partie.

Le Myanmar n’a pas demandé à être exempté des dispositions de l’article 9 de la Convention sur le génocide. Par conséquent, en tant qu’État partie, il sera tenu par cette convention de comparaître devant la Cour internationale de justice. Bien sûr, avant de procéder à une intervention, militaire ou autre, nous devons épuiser les ressources qui nous sont offertes par le droit international en matière de droits de la personne, et la motion à l’étude renforce cette approche. La Cour internationale de justice existe pour intervenir dans ce type de situations. Merci.

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